« L’arbre des rues », Une autre approche du rapport nature culture à Mexico

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« L’ARBRE DES RUES » Nora Itri

Sous la direction de : Equipe enseignante du séminaire « Repenser la métropolisation, construire un monde en transition » : Julie Ambal, Aurélie Couture, Xavier Guillot, Fabien Reix, Omar Rais, Delphine Willis.

Une autre approche du rapport nature culture à Mexico Mémoire de master Ecole Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Bordeaux Juin 2020
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Mémoire de master Ecole Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Bordeaux Juin 2020

Nora Itri

«

L’ARBRE DES RUES

»

Une autre approche du rapport

nature culture à Mexico

Sous la direction de : Equipe enseignante du séminaire « Repenser la métropolisation, construire un monde en transition » : Julie Ambal, Aurélie Couture, Xavier Guillot, Fabien Reix, Omar Rais, Delphine Willis.

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REMERCIEMENTS

Je tiens tout d’abord à remercier l’ensemble de l’équipe enseignante du séminaire « Repenser la métropolisation », et plus particulièrement Xavier Guillot pour son accompagnement malgré une suite de situations qui nous a maintenus à distance, pendant ma mobilité au Mexique, puis pendant ce confinement particulier. Je le remercie pour sa confiance tout au long de la formulation de mon sujet et pour nos échanges toujours riches en références. Je remercie également Fabien Reix pour ses conseils avisés en matière de présentation visuelle, j’espère qu’il sera satisfait du travail que j’ai mené sur ce point.

Je remercie le directeur de la SEDUVI, Raul Hernandez, pour le temps qu’il a accepté de me consacrer et pour l’entretien très intéressant que nous avons eu ensemble. Je remercie également son sous-directeur Pablo Merchant pour m’avoir fait patienter plus d’une heure dans son bureau, m’offrant par la même occasion une discussion très enrichissante et pour m’avoir mis en contact avec la docteure en urbanisme Auribel Villa que j’ai eu le plaisir de rencontrer et qui m’a également confié des informations très intéressantes pour mon travail.

Mes remerciements vont également à toutes les autres personnes qui ont croisé ma route dans cette aventure mexicaine. Tout d’abord à Ada, pour m’avoir tellement appris sur son pays, pour sa patience dans les explications et m’avoir conviée à participer à une sortie de sa classe de Psychologie Environnementale. Et à Jesus, gérant d’une auberge de jeunesse à Mexico, pour m’avoir accompagnée dans mon enquête de terrain dans le quartier peu recommandé d’Iztapalapa.

Je tiens également à saluer mon enseignant de projet à Guanajuato, pour sa compréhension dans mon investissement envers ce travail de recherche, et son indulgence face à mes nombreux déplacements.

Enfin, je tiens à remercier l’ensemble de mes proches, famille et amis, pour leur soutien et leur patience face à l’emballement qui m’a accompagnée tout au long de ce travail. Je pense particulièrement à ma mère et à ma grand-mère, fidèles alliées qui n’ont cessé de m’encourager au quotidien, à ma tante Ghislaine pour ses relectures avisées et ses commentaires toujours pertinents et à mon amie Thais pour ses conseils toujours de raisons et son aide précieuse dans la relecture de ce mémoire.

Je remercie tout ceux qui se sont intéressés à mon sujet et qui ont contribué d’une manière ou d’une autre, à alimenter ma réflexion, et à aller toujours plus en avant dans ce travail passionnant.

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1. LA PLACE DE L’ARBRE AUPRÈS DE L’HOMME

Nous les Arbres

L’universalité de la relation entre l’homme et l’arbre

L’homme et la nature, un dualisme occidental

Considération de l’homme hors nature

Mexico, rencontre avec la ville-forêt

Clair-obscur, une première impression

L’idée d’une résilience du milieu naturel dans la ville

2. L’ARBRE DE LA RUE, CARNET EXPLORATOIRE : LE CAS DE LA MÉGAPOLE DE MEXICO

L’arbre symbole : entre vénération et héritage

Relations de l’homme urbain à l’arbre dans les rues de Mexico L’arbre,

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TABLE DES
La Nature cette Culture
La ville artificielle et l’arbre naturel De l’intégration à l’interaction des mexicains
l’arbre
avec
un être résilient
Diversité des existences Les arbres en mouvement L’arbre médiateur plein-vide Centro Historico Roma Norte INTRODUCTION 9 17 19 37 83 95 107 119 41 49 57 75 81 148 154 145
?

3. L’ARBRE PARTENAIRE ABSOLU DE LA VI(LL)E

De la ville enracinée à la ville élaguée, bouleversement du milieu de l’arbre à mexico

La rupture avec la conception de l’altepetl aztèque et l’apparition du risque urbain à Mexico De la mutation du sol naturel au sol foncier : le foyer de l’arbre bouleversé À la recherche de la fin de la ville et du suelo de conservación

Vers un changement de paradigme, les limites de la technicisation des villes

La ville autocentrée : les techniques comme moyens d’émancipation de la nature

L’illusion de l’homme démiurge, vers une posture collaborative Quand la ville devient l’évènement à risque

L’arbre, un régulateur naturel Du dualisme à l’utilitarisme

Rompre avec toutes formes de supériorité

CONCLUSION

MÉTHODOLOGIE

TABLE DES FIGURES

BIBLIOGRAPHIE

ANNEXES

Encadré 1. Le Bosque Educativo de Guadalajara

Encadré 2. Torre Mitikah

Encadré 3. Le droit au sol dans la périphérie de Mexico

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MATIÈRES
Retrouver le chemin de la cohabitation avec l’arbre
163 161 171 181 193 197 201 207 213 219 229 238 242
240 244

INTRODUCTION

Les prémices de ce travail de recherche trouvent leurs origines dans la rencontre avec Mexico, monde urbain dans lequel s’affrontent deux gigantismes, celui de la mégapole, bruyante et écrasante, et celui du monde végétal, discret et enveloppant, mais foncièrement présent. Face à l’impitoyable régularité de l’une, l’autre semble s’être frayé le chemin d’une existence lente et silencieuse, de celle que l’on ne remarque que lorsque l’on s’y retrouve ainsi plongé. Puissance tranquille dans une présence incroyable, ces arbres qui ornent les rues de Mexico s’affirment très vite pour moi comme un univers à explorer. Presque immédiatement, c’est l’idée d’une image parallèle qui advient, celle d’une vie qui se déroule à côté de la ville. Cet espace, emprunt de nouveautés, s’offre à mes premières déambulations en s’affirmant très vite comme un véritable lieu des contraires. De la découverte de la rue à l’apprentissage du grand paysage urbain, Mexico laisse apparaître à toutes les échelles des situations de confrontation. Dans ce ballet des paradoxes, les pluies diluviennes s’abattent pendant que les habitants font face à des difficultés d’approvisionnement en eau potable, le climat étouffant du quotidien s’oppose aux exigences d’uniformité de l’urbain, et le terrain géographique, d’une implacable complexité, refuse de se laisser ensevelir par la mégapole bétonnée. Dans ce courant, l’arbre qui surgit dans la rue est un spectacle. Cette ville énigmatique laisse alors apparaître une scène toute aussi surprenante : malgré l’ampleur de leur présence, les arbres des rues semblent des êtres invisibles. Si à priori les hommes les remarquent, l’image d’un gobelet coincé entre les troncs se répète, et la vue des câbles qui viennent frotter leur intensité électrique sur les branches laisse penser que les habitants de ces rues ne les voient pas, pas en tant qu’être réellement vivant. C’est alors cette nuance dans la relation entre l’homme et l’arbre des rues qui me convainc d’entamer ce travail de recherche. Cette réciprocité non-admise du vivant, qui fait penser à l’homme que l’arbre n’est qu’un objet, utile ou inutile, anime une volonté d’en démontrer le versant délaissé.

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1 9 millions d’habitants pour Mexico District Féderal, ces chiffres varient selon l’aire prise en compte, ainsi la ville s’étend hors de ses frontières administratives et au plus haut on compte 20 millions d’habitants.

2 235 267,873 Ha (2 352 km2) de superficie urbaine en 2017, selon ONU HABITAT 1 485 km2 dans les limites du District Federal selon l’INEGI

Le lieu de cette étude est un terrain d’une forte singularité, l’existence de cette ville-monde, ceinturée par les montagnes et les volcans qui culminent à plus de 5 000 mètres d’altitude, offre à tous le paradoxe de sa densité. Seulement 6 480 habitants à l’hectare (2018), bien moins que Paris et ses plus de 20 000 habitants (2019) et pourtant, sur le podium des mégapoles accueillant l’une des populations urbaines les plus nombreuses au monde1. La capitale du Mexique se présente comme un immense laboratoire urbain, étendu au-delà de ses limites administratives sur plus de 2 300 km2 et érigée sur d’anciens lacs asséchés situés en plein cœur des terres à 2 000 mètres d’altitude. En parcourant cette immense masse urbaine, on découvre des atmosphères de forêts profondes, oscillant entre la raideur de ce gigantisme urbain et l’émancipation offerte pour un instant, pour une rue, par la protection de ces grands arbres feuillus. Si la cime étoffée protège d’un ciel dur et pesant, à la base du tronc, les premières racines défoncent rapidement les sols, partant à la reconquête de l’espace que l’homme ne leur a pas laissé pour exister. Se tordant en tout sens pour se faire une place au soleil, on ne tarde pas à lire dans ces mouvements, la discrète histoire de la survie de l’arbre des rues à Mexico.

C’est face à ces imperceptibles démonstrations de force et d’adaptation, qu’émergent les premiers questionnements sur l’idée d’une résilience de la nature face à un milieu durement transformé par l’homme. Les villes, avant d’être des assemblages de matériaux plus ou moins artificialisés, sont les premières formes d’habitats en communauté pour l’homme. Ainsi, l’humanité a commencé à transformer le territoire, à l’adapter à ses critères pour atteindre les plus ultimes formes de commodités. Ce  faisant, elle a souvent considéré le terrain naturel comme un produit, duquel on tire les fruits jusqu’à l’épuisement. À Mexico, l’immense plateau lacustre qui a précédé l’actuelle mégapole a été réduit à un support quelconque, prêt à accueillir l’environnement prédéfini de la vie citadine des hommes. Or, la découverte d’un tel patrimoine végétal dans la géante capitale mexicaine interpelle quant à la position de la ville dans son environnement. Dans une ère où l’on aborde plutôt ce sujet en sens inverse, questionnant la place de la nature dans la ville, on oublie volontiers laquelle a précédé l’autre.

Cette évocation résonne avec les questionnements nombreux et variés portés sur l’avenir de nos villes, par une communauté d’acteurs et de penseurs rassemblant architectes, urbanistes et paysagistes, mais aussi sociologues, philosophes et scientifiques. Ceux-ci trouvent un écho commun sur l’existence de nos mondes urbains et sur une pérennité qui semble devenir de plus en plus hypothétique si l’on ne renouvelle pas la manière de voir et de concevoir la ville. Ce débat s’inscrit aussi dans la prise en compte, ces vingts dernières années d’un état d’urgence face à la gestion de nos ressources naturelles et à notre rapport avec le climat. Initiées par le premier sommet de Stockholm en 1972, les préoccupations sur l’environnement ont fait l’objet d’un grand sommet international à Rio de Janeiro en 1992, suivi en France par le Grenelle Environnement

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annoncé en 2007 puis la COP 21 et d’autres manifestations jusqu’au dernier sommet pour le climat porté par l’ONU3 en 2019. L’enjeu « nature » est alors réel à toutes les échelles, internationale, nationale mais aussi locale. Et c’est bien de nos villes, de nos rues, de nos habitats dont il est question. C’est cette autre considération du naturel, plus proche de nous, qui est traitée dans ce travail de recherche. C’est la présence la plus directe, la plus en relation avec nos individualités dont il est question dans le choix de ce travail. D’ailleurs, ce rapport entre l’homme et l’arbre est largement questionné par des personnalités actives sur le sujet, comme par exemple le botaniste français Francis Hallé. Son travail met en lumière la question de la méprise ou de la méconnaissance des éléments naturels en milieu urbain, des arbres surtout et de leur rôle bénéfique pour ne pas dire nécessaire à notre communauté humaine4. C’est sans cesse un rappel à l’individu et à son interaction avec son environnement naturel dont le botaniste fait état. Mais pour l’introduire plus largement, l’étude de ce sujet pose aussi la question de notre rapport entier à ce qui est nature ou naturel, et au sens même que l’on accorde à ces termes. L’ouvrage composé par Catherine et Raphaël Larrère5 apporte un éclairage à ce sujet, élargissant la considération portée à la question géographique et humaine, il fait état d’une position particulière de l’occident envers le naturel qui permet d’énoncer le cadre théorique qui définit les bases de la séparation entre l’homme et la nature.

Fondé sur des postures croisées, l’objet de mon travail s’inscrit dans un débat plus large qui pose la question de la survie de l’homme dans son environnement urbain sans un réel regain de considération pour le territoire géographique sur et dans lequel il évolue. Peut-on encore penser le rapport humain à la ville totalement déconnecté du rapport humain à son milieu naturel ? C’est à travers une première sensation, une première admiration, celle de l’infatigable existence de l’arbre, que j’ai plongé dans ce travail de questionnements. L’homme urbain peut-il se saisir de cet enjeu majeur et reprendre connaissance de son environnement naturel pour recréer avec lui des liens du vernaculaire ? Comment déterminer les conditions d’une possible co-existence ? De l’espace de la rue, à l’existence urbaine sur le grand territoire, quelle attitude la ville doitelle adopter pour ne plus se poser en confrontation avec sa situation géographique, voire biologique ? C’est la prédominance de ces questions qui a guidé mon observation, à l’échelle décuplée de la mégapole de Mexico et qui fait émerger l’idée d’une résilience géographique qui prend la forme d’une résurgence de la nature, dans l’une des expansions urbaines les plus peuplées du monde.

Pour construire cette réflexion, il s’est agit de faire confiance à l’intuition portée par la découverte des rues de Mexico. L’arbre, qui partout surgit pour faire don de sa présence, s’est posé comme le sujet défini de mon attention. C’est le temps de l’initiation, celui d’une plongée dans la capitale mexicaine, au cœur de la démesure et pourtant déjà si proche d’une certaine forme de poésie. Les premiers outils mobilisés sont alors ceux liés à la simple condition humaine : la particularité d’une émotion

3 New York, le 23 septembre 2019

4 HALLÉ, Francis, Du bon usage des arbres, Un plaidoyer à l’attention des élus et des énarques, Arles, Actes Sud, 2011

5 LARRÈRE, Catherine, LARRÈRE, Raphael, Penser et agir avec la nature, Une enquête philosophique, Paris, Éditions La Découverte, 2018

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et la réflexion suscitée par une sensation façonnent la construction d’un regard animé sur les arbres. C’est ainsi par la marche, l’observation, l’appréhension par les sens, par le bruit et par la lumière, que le travail a débuté. Puis, c’est rapidement le temps de l’information et de la recherche, un temps effréné, presque boulimique, qui alimente durant un semestre d’échange avec une université mexicaine, d’insatiables envies d’en savoir plus, de connaître mieux, d’aller plus loin dans l’exploration. Cette étape importante constitue également celle des premières objectivations, celle de la construction des premières hypothèses. La ville sans limite de Mexico est une fabrique urbaine monumentale, qui laisse s’engouffrer en elle les plus infinies curiosités. Ce temps de l’excitation et de la formulation des idées prend fin au retour sous des latitudes plus mesurées, et vient alors le dernier temps, celui de la mise en propos du sujet, déjà esquissé.

Mais c’est avant tout le temps second que je souhaite développer, car, comme je viens de l’évoquer, il constitue le temps de la concrétisation des données récoltées et ressenties. Pour mener à bien cette phase constituante du travail, plusieurs éléments de méthode ont été mis en œuvre. Si on les retrouve de manière plus détaillée et complète dans un volet méthodologie à la fin de ce travail, en voici les lignes directrices. Les observations qui ont été menées dans la ville de Mexico l’ont été sur une période de 5 mois, de manière ponctuelle. Ces investigations se sont déroulées sur 10 périodes allant de 2 à 5 jours (majoritairement des fins de semaines), formant au total une observation d’une période d’environ un mois. Il est important de préciser que les observations effectuées n’ont pu l’être d’une ampleur égale. En effet, la ville de Mexico est un système complexe de quartiers, de la délégation à la colonia, lesquels, pluriels et étendus, présentent des caractéristiques d’accès différentes, liées au développement des transports en commun, mais également, et pour beaucoup, à la sécurité. Malgré la complexité de cette manifestation urbaine, j’ai pu me plonger et étudier, par ordre d’intensité, les délégations de la Roma (norte), du Centro Historico, de Coyoacán (norte), de Xochimilco (sur) et de Iztapalapa (Cerro de las Estrellas). Afin de mieux rendre compte de la teneur des rues et axes étudiés dans les différents quartiers, les outils de l’architecte ont été mobilisés : plans, coupes, relevés de façades à l’aide de croquis d’abord, puis de mesures plus précises afin de les retranscrire en documents objectifs, permettant une lecture claire de la présence et des modes de manifestation de l’arbre des rues de Mexico. L’usage de la photographie a également permis ce travail, d’une part en offrant aux lecteurs la possibilité d’entrevoir ces ambiances particulières ; et d’autre part dans un usage plus utilitaire et descriptif notamment pour évoquer la question du mouvement de l’arbre. En parallèle de ce travail de terrain, des recherches de données sur l’impact et la teneur réelle de ces éléments naturels dans la mégapole ont été collectées et recoupées. Les taxis ont souvent été les meilleures sources d’informations sur les ressentis de la population. J’ai toutefois effectué des prises de contact plus approfondie : un micro-trottoir réparti dans le temps et l’espace de la ville, un entretien avec le Directeur de

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l’urbanisme de Mexico, ainsi que deux discussions informelles avec le sous-directeur de la même institution et une docteure en architecture, enseignante à la UNAM6, m’ont permis sur la fin de ce temps second de mettre en lumière certains aspects du fonctionnement urbain d’une ville d’une telle ampleur et d’éclairer des espaces encore flous dans ma recherche. Par ailleurs, ces différentes prises de contact avec des acteurs variés, m’ont encouragée à édulcorer une vision qu’il paraît impossible d’appréhender dans sa globalité, tant l’existence de cette ville semble incontrôlée ou incontrôlable ...

Finalement, c’est de retour en France qu’une réelle prise de recul a lieu. Elle me permet d’entreprendre la construction d’une première partie destinée à nourrir le lecteur en dessinant un fil conducteur au milieu des diverses considérations de l’arbre. Il s’agit alors pour moi d’engager un travail de compilation qui se veut sélectif, proposant de définir les termes de la relation entre la ville et l’arbre, telle qu’elle m’est apparue. Du principe d’une fascination universelle pour cet être de la nature, au dualisme ancré dans la pensée occidentale, c’est ici le récit progressif d’une admiration pour l’arbre face à un monde qui semble bercé de contradictions à son égard. Cette existence parallèle de l’urbain et de l’arbre, me permet de poursuivre par l’énoncé d’une certaine idée de résilience du milieu géographique dans la ville comme un phénomène naturel à l’œuvre dans un rythme qui lui est propre. La seconde partie s’attèle à restituer une expérience plus pratique, plus empirique, en se penchant en détail sur le comportement presque biologique de l’arbre des rues de Mexico, mais en prenant soin d’énoncer en amont ce qu’il représente dans l’imaginaire mexicain. La volonté ici est de déceler la teneur de leur présence dans l’immense mégapole et de révéler leur insaisissable mais continuel mouvement d’adaptation à ce milieu. À la suite de cette démonstration, je suggère une autre forme d’observation qui considère cette fois les arbres comme des éléments constituants de la ville, souvent entendue comme une seule composition de pleins et de vides. Enfin, dans le troisième temps, mon intérêt se porte sur la compréhension de cette hybridité du milieu qui caractérise historiquement Mexico, et sur le bouleversement de l’utilisation des sols, foyers de cette nature qui surgit dans les rues. Il est alors question de la progressive technicisation des villes jusqu’à devenir cette entité hermétique à son milieu mais pourtant contrainte de relayer les éléments naturels par la mise en œuvre de systèmes artificiels. La ville in-réactive posée sur son territoire réduit en surface de construction, devient alors l’évènement à risque. Dans ce nouveau cycle qui mêle les techniques humaines aux éléments bouleversés, il me paraît essentiel de révéler les qualités indéniables de l’arbre pour lutter contre un risque urbain continuellement aggravé par la persistance des principes sociétaux - fondés sur l’automobile et la prédominance des intérêts financiers. L’arbre des rues est alors la solution compensatoire naturelle, celle qui assainit l’air, dépollue les sols et favorise le cycle de l’eau, sans que l’on lui ai demandé.

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6 Université Nationale Autonome du Mexique

C’est par ce dernier propos que l’intuition de départ se renforce. Tout au long de ce travail, il m’est apparu nécessaire que la ville rompe ce développement qui la maintient comme entité stérile et imperméable à son environnement pour renouveler sa considération envers l’arbre des rues. Longuement observé, celui-ci semble ouvrir un champ des possibles extraordinaires pour le monde citadin et les risques qu’il s’est créé. Cette dernière réflexion me permet de remettre en question le dualisme occidental vu au début du raisonnement, et d’anticiper l’utilitarisme que l’on voit poindre à l’horizon : accepter la nature si elle nous est utile. En effet, mon travail s’appuie sur l’hypothèse que nous pouvons nous associer dans cette vie commune sans attendre des arbres qu’ils nous rendent ces services. Les conditions d’une coexistence pacifique et harmonieuse ne devraient pas attendre, pour se reformuler, de susciter les termes d’un contrat qui engage l’une des parties, les arbres, à contribuer au bien-être de l’humanité. C’est alors qu’à mon sens un autre débat doit émerger : dans une cohabitation aux termes renouvelés, la ville contemporaine peut-elle seulement s’imaginer en acceptant ces représentants de la nature sans s’engager dans une relation sous conditions ? Dans un monde au mouvement soudainement accéléré, peut-elle encore s’édifier sans reconsidérer en profondeur, les liens qui l’unissent à son milieu naturel ?

L’arbre des rues s’apparente alors pour moi à cet être vivant qu’on a oublié, délaissé dans un environnement qui lui est hostile, mais qui par ses propres moyens, trouve les ressources nécessaires à sa survivance. L’arbre des rues est alors une autre forme d’existence que la ville a rejetée et dont elle n’a pas réussi à trouver un lieu, une place pour qu’il cohabite avec l’ensemble de la communauté qu’elle forme. L’arbre des rues, condamné à ce milieu urbain inhospitalier, rejoint alors la grande famille des vivants, tout règne confondu, qui ont dû se faire une place dans un monde urbain qui ne les a pas accueilli. C’est par ce fil conducteur que je construis ce travail, entre le Mexique et la France. C’est cette hypothèse fondatrice qui tente de tenir en relation le raisonnement qui va suivre, ancré dans l’idée que l’arbre est bien vivant, et que la ville aussi, est son habitat.

Calle Querétaro, Roma Norte, Mexico La végétation haute de ce quartier du centre de la capitale forme un véritable jeu d’ombre et de lumière sur les façades colorées.

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El Árbol del Tule à Santa Maria de Tule, dans l’Etat de Oaxaca. Ce cyprès des marais est l’arbre national du Mexique, aussi appelé « cyprès de Montézuma » ce spécimen est l’un des plus grand arbre du monde.

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PARTIE 1 LA PLACE DE L’ARBRE AUPRÈS DE L’HOMME

Dans l’intention d’explorer la position de l’arbre dans un contexte adapté à l’homme, et de faire ressortir le caractère universel de leur relation, je propose d’entamer ce travail par l’exploration d’une sorte de bulle des interactions, me permettant d’évoquer le versant culturel par lequel l’arbre se décline à travers le monde entier. Cet aspect, dans lequel se mêle subtilement l’homme et l’arbre, m’apparaît essentiel pour appréhender l’ampleur de l’existence de l’arbre et la singularité de la place qu’il occupe auprès de l’homme partout dans le monde.

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CHAPITRE I

La Nature cette Culture

NOUS, LES ARBRES

Présentée à la Fondation Cartier à Paris à l’été 2019, dans un temps qui concorde avec les tous premiers instants passés au Mexique pour un semestre d’échange, l’exposition Nous les Arbres m’interpelle d’outre Atlantique. Je la découvre à mon retour, bénéficiant de sa prolongation, conséquence de son succès auprès du grand public. Je choisis alors de l’intégrer à mon travail, car il me semble que la valeur qu’elle défend permet d’introduire naturellement ma première hypothèse. Préparée et nourrie par un grand nombre d’artistes, philosophes, botanistes, architectes et d’autres encore, Nous les Arbres, est une exposition manifeste pour l’homme, par l’homme. Elle reflète l’écho du monde des arbres, raconté par les humains. Elle offre, dans un répertoire vaste qui ne pourrait être exhaustif, le panorama du rapport du vivant avec l’autre vivant, du mouvement humain activé avec la lenteur certifiée du végétal. Pour piloter cette grande présentation, Bruce Albert, anthropologue et ethnologue français, fait partie des commissaires de l’exposition. Reconnu pour son engagement dans la préservation du peuple brésilien Yanomanis, il coordonne l’articulation de nombreuses œuvres d’artistes, mais également des restitutions de travaux graphiques et scientifiques issus d’acteurs variés.

Cette initiative de grande ampleur permet alors de découvrir de manière originale et contextuelle, les récits qui rythment la grande histoire qui unit ou désunit l’arbre et l’homme. Pour appuyer cette hypothèse que l’universalité est la qualité qui nous tient ensemble et qui produit sur nous une aventure commune, cette exposition est restituée de manière sélective et de façon à questionner sur l’infinité des sensibilités éprouvées. Ainsi, un discours se crée entre la richesse du propos du philosophe Emanuele Coccia, sur les fondements du rapport humain à l’arbre et le botaniste Francis Hallé qui fait pour l’occasion don de ses multiples dessins, offrant une représentation généreuse de la pluralité de l’existence des arbres. Ces apports s’articulent avec le travail de l’association Archivio Architetto Cesare Leonardi, garante de l’intégrité de l’œuvre L’architecture des Arbres dont les précieux dessins ont été préservés, et

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plusieurs architectes italiens. Mais la variété des éléments présentés est telle, que l’on peut aussi citer Stefano Mancuso, biologiste italien, qui partage ses connaissances sur l’intelligence des arbres après en avoir longuement étudié le comportement et qui propose dans cette exposition de s’intéresser au plus près de leurs facultés biologiques. La pluralité des intervenants renforce l’objectivité de cette première énonciation : il y a quelque chose de l’ordre du commun dans le monde que les hommes partagent avec les arbres, une sorte de fascination qui balaie tous les champs, de curiosité scientifique à l’inspiration poétique et philosophique.

Cette exposition dépasse à mon sens la générosité des esthétismes présentés, car rassemblés dans un même lieu et dans une même énergie ; ce qui m’apparaît ce sont les témoignages d’hommes et de femmes qui ont un jour, rencontré l’existence de l’arbre. Par un intérêt certain, et par le hasard parfois, par l’application de cultures ancestrales ou par simple croyance populaire, le comportement de l’homme qui est restitué ici ne semble pas compter les raisons qui le poussent à côtoyer, à admirer et à respecter l’arbre. Or, c’est bien parce qu’une rupture dans cette relation a eu lieu, quelque part ou en plusieurs endroits ; parce que la bienveillance à leur égard s’est quelque peu érodée, pour atteindre parfois des seuils critiques, que le thème de cette exposition est actuel. La déforestation qui détruit de nombreux hectares d’écosystèmes parfois préservés à travers le monde, la plantation de culture intensive qui appauvrit drastiquement les sols, les immenses surfaces de vie végétale et animale rasées chaque jour pour laisser s’étendre un peu plus la ville, cette exposition donne l’impression d’un cri d’alerte face à la dégénérescence du monde naturel. Elle laisse alors résonner son titre dans toute sa complexité, face aux rapports que l’homme engage envers l’arbre, pour sa préservation ou sa destruction, comment comprendre qui est vraiment le sujet ? C’est alors une interprétation personnelle que je propose, mais qui me permet encore d’avancer dans la progression des questionnements préétablis. Dans cette formulation portée par l’exposition Nous les Arbres, ce ne sont pas les arbres qui sont seuls sujets, mais bien le Nous évoquant alors un mélange de matière, vivante et spirituelle, une rencontre des Nous, des êtres battant de pulsions si différentes et si similaires à la fois. C’est le titre piégeux qui laisse à chacun le choix : celui d’entendre l’appel inclusif de ce pronom pluriel et de plonger alors pleinement dans ce grand bal exaltant, décidant de faire partie du tout ; ou celui qui littéralement, semble évoquer la parole sage des arbres du monde en tant que communauté propre, laissant ainsi de côté, l’humain écarté. Ajoutant encore à cette subtilité, Nous les Arbres semble évoquer plus que tout le mélange, la combinaison et la fusion des corps et des esprits. Dans cette idée, les corps sont les manifestations physiques des arbres, les esprits, les interprétations plurielles des hommes, et, c’est de cet ensemble qu’émerge un symbolisme dans lequel tous se retrouvent. C’est peut-être ainsi, qu’il faut lire le Nous et commencer à mesurer l’ampleur du lien si singulier qui relie l’arbre avec l’humain. Peut-être faut-il réaliser que dans cette relation, il est toujours question d’un choix. Cette exposition de la

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Cette exposition de la Fondation Cartier montre ici comment le choix inclusif peut transcender l’humain, l’entraînant avec fascination dans la grande aventure du vivant. Nous les Arbres résonne pour moi comme une invitation pour chacun à basculer doucement du côté de la considération et de l’admiration, démontrant de mille façons, le respect que certains hommes ont déjà acquis dans ce partage des existences et de la vie.

La richesse de cette exposition réside dans la variété infinie des propositions graphiques et intellectuelles qui y sont proposées. Ainsi, l’impression qui en ressort est celle de l’incroyable diversité de ce monde, des situations du vivant et de l’expression biologique qui s’y attache. Par l’immersion, l’observation, l’étude scientifique, l’attrait populaire ou l’attirance pure et simple de ce que l’on trouve beau, Nous les Arbres s’est constitué comme un fantastique lieu des restitutions. Pour Francis Hallé, cette dernière valeur est presque la première à entendre, il le dit alors, « je me demande si le rapport premier aux arbres n’est pas d’abord esthétique, avant même d’être scientifique. Quand on rencontre un bel arbre, c’est tout simplement extraordinaire7». À partir de là, photographies, prises de sons, vidéos, croquis, peintures, encres, feuilles séchées, scannées, imprimées, retravaillées, l’inventivité des hommes rend hommage à la diversité des expressions de l’arbre. C’est un laboratoire qui offre à tous les échantillons d’une existence aussi immense qu’elle est insoupçonnée. Mêlant croyances et connaissances, légendes et faits historiques, propositions esthétiques et reconstitutions scientifiques, toutes les couleurs, toutes les formes et toutes les histoires se sont rassemblées ici pour offrir dans un espace concis, toute la splendeur de ces êtres secrets. C’est par cette complexité et cette variété qu’intervient l’universalité qui aide à poser les bases d’un travail d’esprit français et de pratique mexicaine. C’est de ce tour d’horizon, cet échange des flux de pensées, de pré-existence des idées et de fascination différenciée, que relève finalement toute la teneur de l’hypothèse énoncée. Quel regard un individu choisi porte-t-il sur une situation donnée, comment s’est construit ce regard, quelle culture dans l’inconscient l’a nourri ? Que découvre le visiteur arrivant à la Fondation Cartier, toujours bien ancrée dans la ville parisienne, présentée en langue française et réagissant à la culture occidentale, que se passe-t-il quand l’individu rencontre les peintures de l’artiste brésilien Luiz Zerbini et ses toiles foisonnantes de formes et de couleurs ? (fig.1) Quelle réflexion emporte l’esprit occidental face à ces feuilles rondes et dessinées, face au trouble d’une perception embrouillée par tant de vivacité dans les couleurs ? Quelle est l’échelle de ces espaces imaginés, dont les toiles atteignent sans timidité plus de trois à quatre mètres de côté ? (fig.2) Pourquoi cette richesse imagée se saisit-elle alors de l’esprit, emplissant sans répit tout l’espace des pensées, installant le visiteur dans la position d’une extrême curiosité ? Si s’en extirper n’est pas aisé, la scénographie ajoute au théâtral de cette étrange canopée. Une table centrale, carré  percé, se propose comme un atelier, un étrange mélange entre des casiers d’enfants, où les objets colorés sont éparpillés et un jardin des curiosités, entreposant bouts de matière et échantillons d’une nature pas toujours identifiable, le tout formant tout de même une composition bariolée. (fig.3)

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7 Nous les arbres, Catalogue de l’exposition, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 2019, p.201

Mais dans ma posture occidentale et par la visite de cet espace transformé, j’imagine que l’on est peu habitué à tant de débordement coloré. Heureusement à côté, un mur de dessins monochromes s’offre comme un refuge, et d’ailleurs, le monde s’y presse. Esteban Klassen et Marco Ortiz sont des artistes originaires du Paraguay et leurs encres sur papier m’apparaissent trompeuses à l’œil mais subtiles à l’esprit. Elles questionnent par leur composition, le travail des plans, des successions d’intensités graphiques issues de la force de la main des artistes, engagés à restituer leurs visions de la forêt profonde (fig.4 et 5). Après l’excitation et le foisonnement des formes et des couleurs, l’arrivée au niveau inférieur fait prendre à ma visite une teinte plus mystique, plus secrète, plus grave aussi. Bien à la verticale, dans une simplicité absolue, les silhouettes des grands arbres dactylographiés de l’artiste colombienne Johanna Calle attendent dans une transparence qui trouble face à leur dimension. Cette première œuvre m’évoque tout de suite une certaine vulnérabilité des êtres présentés : couchés sur le papier, ceux-ci semblent pouvoir se déchirer à tout instant, brisant l’imposante structure qui les tient dressés (fig.6). C’est en effet cette double lecture qui ne cesse d’être proposée dans le travail de cette artiste. Plus loin, l’effacement progressif de la matière au cours de l’assèchement normal des feuilles de l’arbre de sangregado en est une autre proposition (fig.7). À l’extrémité de cet espace d’exposition, un autre artiste brésilien, Cássio Vasconcellos, propose des tirages de représentation de la jungle brésilienne dans lesquels le vert sombre et terne de l’encre, contraste avec les tableaux flamboyants aperçus au début. L’idée me vient qu’il y a peut-être ici, audelà du travail pictural, le présage d’un souvenir à venir, d’une altération qui quelque part, est déjà en marche (fig.8). Les photographies aériennes de George Leary Love alimentent cette impression d’un présent déjà passé, et les tirages chromogènes qui révèlent l’altération de l’immense jungle amazonienne troublent, perturbent, paralysent l’esprit (fig.9). Mieux vaut alors revenir à la beauté de l’arbre plutôt qu’observer sa destruction par l’entremise humaine. Francis Hallé offre sa contribution à cette exposition en proposant un grand nombre d’extraits de ses carnets de croquis, dévoilant alors l’incroyable beauté du végétal et l’immense patience, dont il faut faire preuve pour s’en saisir. (fig.10)

Enfin, la restitution de cette expérience s’achève sur la présentation, saisissante de détails, de la diversité de l’arbre dans sa représentation la plus simple. Les dessins d’architecture restituent avec clarté la structure des arbres qui leur donne ces allures familières qui rythment nos saisons. La silhouette d’un arbre comme évocation dans chaque esprit, fait me semble-t-il, partie des bases communes de l’inconscience collective. L’homme connaît l’arbre, ne serait-ce parce qu’il sait se le représenter, il connaît cette image mentale, qui à elle seule, ne le différencie nullement d’aucune culture. (fig.12)

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Liste des figures présentées : (extraites du catalogue de l’exposition Nous les arbres, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 2019)

1 - Luiz Zerbini, Mamao Manilha, 2012, acrylique sur toile, 295 x 295 cm

2 - Luiz Zerbini, Coisas do Mundo, 2018, acrylique sur toile, 250 x 361 cm

3 - Luiz Zerbini, Naturaleza Espiritual da Realidade, 2009-2019, table en bois, vitraux colorisés et objets collectés par l’artiste, 432 x 432 x 86 cm

4 - Esteban Klaussen, Sans titre, non daté et 2017, encre sur papier 21,5 x 27 cm et 21 x 29 cm

5 - Marco Ortiz, Sans titre, 2018 et 2017, encre sur papier, 21 x 29 cm (chaque)

6 - Johanna Calle, Sangregado, série Perimetros 2014 Texte dactylographié sur papier notarial ancien, 332 x 332 cm

7 - Johanna Calle, Herbario, 2006, extrait d’une série de 44 feuilles séchées de sangregado, prélevées pendant 28 jours jusqu’à ce que l’arbre soit complétement dépourvu de ses feuilles, 30 x 26,5 cm (chaque)

8 - Cássio Vasconcellos, Série A Picturesque Voyage Through Brazil, #37, 2015, Tirage jet d’encre sur papier coton, 75 x 112 cm

9 - George Leary Love, Amazonia, 1969-1978, tirage chromogènes, 42 x 60 cm (chaque)

10 - Francis Hallé, Base d’un arbre indéterminé, forêt de Pakitza, Amazonie péruvienne, 2012, Moabi vu du Béli, Bailonella toxisperma Pierre, Langoué, Gabon, 2012, crayon et encre sur papier, 30 x 42 cm (chaque)

11 - Francis Hallé, Moabi, Bailonella toxisperma Pierre, Langoué, Gabon, 2012, crayon et encre sur papier, 42 x 30 cm

12 - Cesare Leonardi et Franca Stagi, Carpinus betulus L., dessins originaux

Figure 1 - Luiz Zerbini, Mamao Manilha, 2012 Acrylique sur toile, 295 x 295 cm
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Figure 2 - Luiz Zerbini, Coisas do Mundo, 2018 Acrylique sur toile, 250 x 361 cm (au fond à droite) Figure 3 - Luiz Zerbini, Naturaleza Espiritual da Realidade, 2009-2019 Table en bois, vitraux colorisés et objets collectés par l’artiste, 432 x 432 x 86 cm
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Figure 4 - Esteban Klaussen, Sans titre, non daté et 2017 Encre sur papier 21,5 x 27 cm et 21 x 29 cm
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Figure 5 - Marco Ortiz, Sans titre, 2018 et 2017 Encre sur papier, 21 x 29 cm (chaque)
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Figure 6 - Johanna Calle, Sangregado, série Perimetros 2014 Texte dactylographié sur papier notarial ancien, 332 x 332 cm
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Figure 7 - Johanna Calle, Herbario, 2006 Extrait d’une série de 44 feuilles séchées de sangregado, prélevées pendant 28 jours jusqu’à ce que l’arbre soit complétement dépourvu de ses feuilles, 30 x 26,5 cm (chaque)
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Figure 8 - Cássio Vasconcellos, Série A Picturesque Voyage Through Brazil, #37, 2015, Tirage jet d’encre sur papier coton, 75 x 112 cm
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Figure 9 - George Leary Love, Amazonia, 1969-1978 Tirage chromogènes, 42 x 60 cm (chaque)
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Figure 10 - Francis Hallé, Base d’un arbre indéterminé, forêt de Pakitza, Amazonie péruvienne, 2012 Moabi vu du Béli, Bailonella toxisperma Pierre, Langoué, Gabon, 2012 Crayon et encre sur papier, 30 x 42 cm (chaque)
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Figure 11 - Francis Hallé, Moabi, Bailonella toxisperma Pierre, Langoué, Gabon, 2012 Crayon et encre sur papier, 42 x 30 cm Figure 12 - Cesare Leonardi et Franca Stagi, Carpinus betulus L., dessins originaux réalisés à l’échelle 1/100, 1963-1982 Encre de Chine sur papier calque

L’UNIVERSALITÉ DE LA RELATION ENTRE L’HOMME ET L’ARBRE

Ce premier tour d’horizon proposé par l’exposition Nous les Arbres, a permis de présenter un échantillon des inspirations de l’homme lors de ses rencontres avec l’arbre. En évoquant la variété de ces travaux, il s’agit d’introduire cette richesse des expressions qui semble habiter la relation avec le végétal. C’est l’essence de cette relation qui m’intéresse ici, pour mieux comprendre comment l’homme et l’arbre sont liés, d’une manière qui semble presque inconsciente. Dès les premiers instants dans les rues de Mexico, j’éprouve la présence de ces arbres d’une façon qui m’interroge : que partageons-nous, nous êtres humains, dans notre existence avec eux, les arbres ? Aussi, le philosophe Emanuele Coccia l’exprime en ces termes « quant à moi, la botanique m’a confirmé que je ne m’étais pas trompé : le monde commence par les arbres. Ce n’est pas juste une image déformée par ma mémoire d’enfant. Ce n’est pas seulement mon expérience qui a commencé par eux. C’est l’expérience de chacun et chacune8 ». Cette évocation d’une base qui serait commune à chaque individu, renforce l’idée qu’une relation inaltérable existe. Ici, c’est l’hypothèse d’une forme d’universalité qui est formulée : l’idée que quelque chose nous tient ensemble dans une histoire commune et qui embrasse tous les aspects de nos vies. Pour être entendue, cette sensation doit être objectivée : c’est donc ici par l’historicité et la pluralité des formes de rencontres que la démonstration prend forme.

L’arbre, un élément omniprésent dans notre quotidien

Un premier constat laisse déjà entendre cette universalité pressentie : tout le monde a vécu une expérience avec l’arbre. Il n’apparaît pas nécessaire de s’en rendre compte, mais chaque personne entretient indirectement une relation constante et quotidienne avec l’arbre. Comme l’exprime Emanuele Coccia « notre expérience de vie commence toujours par les plantes et les arbres qui nous entourent : nous ne sommes pas seulement accompagnés par eux, ils prennent soin de nous et nous façonnent9 ». Cette expression se rapporte à un genre de don d’ubiquité de l’arbre dans la vie des hommes. De fait, ils sont présents, autour de chacun d’entre nous, dans des formes multiples qui les font plus encore pénétrer notre vie. Ainsi il poursuit, « l’arbre est la chaise sur laquelle nous

8 Nous les arbres, Catalogue de l’exposition, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 2019, p.29

9 ibid. p.29

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nous asseyons, la table que nous utilisons pour écrire, il est nos armoires, nos meubles mais aussi nos outils les plus ordinaires. Il est chaque page d’un ouvrage que nous lisons et il est dans la plupart de nos assiettes10 ». C’est alors qu’on réalise que l’arbre, par la matière de son être, structure notre quotidien. On peut ajouter qu’il est également un matériau de construction et une matière première exploitable pour se chauffer ou cuisiner. Il s’agit alors plutôt ici de l’arbre transformé, utilisé. C’est l’arbre en tant que matière qui force dans un premier temps l’intérêt humain. Mais la réflexion pousse à aller plus loin et à entendre le dialogue physique qui entre en jeu. Ce premier axe de la relation tient dans la rencontre des corps, celui de l’arbre et celui de l’homme. Qu’il s’agisse d’un travail manuel par l’application de la main de l’homme sur la matière arbre, ou d’une situation moins évidente qui fait se confronter en continu ces deux être vivants, on peut supposer que l’arbre, dans sa substance, accompagne le quotidien des hommes.

Mais cette relation s’écrit aussi d’une manière plus cérébrale, se référant aux connaissances que l’homme peut tirer de l’étude de l’arbre. Pour les communautés scientifiques il s’agit d’intellectualiser leur comportement, de déceler les évènements qui produisent cette forme de vie. La rencontre de la science des plantes et des autres champs d’études a permis de révéler une autre façon de concevoir les systèmes vivants. Ainsi, « aux côtés de la botanique, d’autres pratiques et disciplines ont permis de reconnaître à quel point les arbres, et plus généralement les végétaux, définissent une manière particulière de faire monde et de faire communauté11 » explique Emanuele Coccia. Les découvertes sont nombreuses, elles rythment la vie de l’humanité, marquant de ces avancées les grands progrès sur les thèmes de la santé et du confort d’habitat. Pour certains bâtisseurs, c’est en extrapolant les qualités de ces êtres qu’on s’en inspire pour penser des « tour-forêts » comme l’architecte Stefano Boeri ou de copier les capacités structurelles des arbres en façonnant des éléments de construction à cet effet comme les arbres artificiels de Singapour. Du plus infime savoir qui nourrit notre quotidien, aux plus grandes innovations, l’arbre apparaît comme une science qui enseigne les fondements de la vie aux hommes.

Parallèlement à ces connaissances pures, on peut citer un autre genre de relation, plus subtile, et plus subjective, qui fait appel à l’esprit et à l’appropriation de toutes les dimensions de cet être végétal. Cette idée fait écho avec l’exposition précédemment présentée et met en perspective la diversité des restitutions qui la compose. Cette variété de l’expression liée à l’arbre, exprime à mon sens la pluralité des inspirations qu’il peut susciter. D’après l’observation de ces œuvres, il me semble que quelles que soient les cultures et les traditions, les arbres ont été et sont l’objet de nombreuses fascinations. Pour leur aspect esthétique ou leur capacité biologique, les croyances qui y sont attachées et les mythes populaires qui les encouragent, les placent au cœur des histoires ici transmises. La relation de l’homme avec l’arbre dégage alors quelque chose d’impalpable, une brume indéfinie de sensations que l’un peut ressentir pour l’autre. On se demande alors, comme le dit Francis Hallé

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11 ibid. p.27 10 ibid. p.29

« si le rapport premier aux arbres n’est pas d’abord esthétique avant même d’être scientifique. Quand on rencontre un bel arbre, c’est tout simplement extraordinaire12 ». Cela signifie que l’homme est sensible à la présence de l’arbre, que son organisme est en capacité de percevoir la forme et la couleur de l’arbre, et de susciter une réaction. Cette réponse est alors une sensation, une curiosité ou une indifférence. La rencontre entre un homme et un arbre semble alors se construire dans ce rapport physique et esthétique d’abord, puis mental et psychique ensuite, posant les fondements d’une sensibilité qui est propre à chacun. L’arbre, dans sa symbolique, accompagne l’esprit des hommes.

L’homme et l’arbre dans un environnement lié Enfin, et c’est par là peut-être que ce sentiment d’universalité prend le plus solidement corps, l’homme et l’arbre entretiennent une relation biologique, qui les fait exister ensemble dans la même constitution du vivant. Ils se partagent un environnement commun et des composantes naturelles qui les maintiennent tout deux en vie. L’eau, la terre et la lumière solaire fondent un monde sur lequel la vie peut se déployer. Dans ce grand bal des existences, les arbres se détachent, selon Emanuele Coccia, car « ils ont une fonction véritablement cosmogonique : ils engendrent notre monde minute après minute, ils sécrètent la matière qui circule discrètement de corps en corps, d’individu en individu, d’espèce en espèce. Cette nourriture universelle n’est que la lumière solaire couvée à l’intérieur de la matière terrestre13 ». Ils sont alors des moteurs biologiques, qui par leurs cycles de vie propres, permettent aux autres existences de se développer. Et parmi ces autres, les hommes sont cités. En effet, l’arbre qui vit met en œuvre tout un système biologique : il sort de terre en quête d’une lumière vitale, déploie une matière constituée des nutriments puisés dans le sol et se perpétue en absorbant « l’atome de carbone, C, dont il nous débarrasse, et il nous restitue l’oxygène, O2, indispensable à notre respiration14 » explique Francis Hallé. L’arbre apparaît alors comme un entremetteur indispensable à la vie humaine. Après tout, n’est-ce pas habituel d’entendre parler de « poumon vert » lorsque l’on évoque des bosquets ou des forêts salvatrices pour notre environnement ? La relation qui tient l’homme et l’arbre ensemble prend alors une autre teneur, plus essentielle. Elle se détache des questions d’utilité matérielle ou de symbolique culturelle, elle devient tout simplement indispensable. Le monde du vivant ne semble tout à coup plus du tout dominé par l’homme, d’ailleurs, pour Emanuele Coccia « notre vie est un corps-àcorps constant et sans solution de continuité avec la matière végétale que ces êtres si différents construisent jour après jour, ère après ère. Nous vivons de leur existence à tout moment [...] Il suffit de respirer : l’oxygène qui est contenu dans l’air que nous inhalons à chaque instant n’est qu’un sous-produit de leur métabolisme, mais sans ce résidu de leur existence nous ne serions pas en vie15 ». L’universalité est alors au moins sur ce point démontrée, car c’est l’arbre, dans sa biologie, qui fait vivre l’homme.

12 ibid. p.201

13 ibid. p.29

14 HALLÉ, Francis, Du bon usage des arbres, Un plaidoyer à l’attention des élus et des énarques, Arles, Actes Sud, 2011, p.41

15 Nous les arbres, Catalogue de l’exposition, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 2019, p.28

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Pourtant, elle est aussi largement remise en question par un aveuglement, peut-être involontaire, mais issu d’une culture largement partagée qui n’a pas appris à considérer l’arbre comme un essentiel de la vie. Pour beaucoup, l’arbre ne semble pas être perçu comme un être vivant, mais seulement comme un être utile. C’est le sentiment qui prédomine lorsque l’on pense aux pays développés économiquement. En effet, selon Emanuele Coccia, « pour la plupart d’entre nous, et dans la presque totalité des villes contemporaines, les arbres sont des trous noirs de la perception urbaine, des taches vertes dont la seule fonction est la variation chromatique. Nous apercevons à peine leur nature, leur individualité. Nous ne leur reconnaissons jamais une véritable personnalité. Nous nous efforçons tout juste d’en distinguer l’espèce. Cette cécité n’a rien de naturel : c’est le résultat d’une éducation active, inaugurée dès la petite enfance16 ». Cette culture appliquée dans une large partie du monde n’est pas forcément synonyme d’une aversion pour l’arbre : il s’agit plutôt d’une indifférence envers l’être vivant qu’il représente. C’est dans cet oubli pour la qualité vivante de l’arbre que se place la problématique de mon étude, n’est-il pas temps de mettre un terme à cette séparation mortifère pour l’homme ? Si l’on admet le caractère universel qui tient chaque homme lié à l’existence toute entière des arbres, peut-on encore douter de la nécessité de transcender notre considération pour eux ? Il apparaît ainsi une sorte de dissonance entre la société que l’homme a construit pour lui, face au monde dans lequel l’arbre lui permet d’exister. Car l’on peut maintenant persister dans l’idée que l’homme vit par l’arbre. De façon multiple et d’intensité variée, mais continuellement dans son existence, il est depuis toujours dans une relation manifeste, fusionnelle et indiscutable, avec son homologue végétal. Une fois encore, Emanuele Coccia l’exprime avec la force d’une conviction : « reconnaitre leur existence n’a rien à voir avec une conscience écologique ou l’amour de la nature. [...] Il suffit de se tourner vers soi. La relation aux arbres est inscrite dans la structure du moi et dans la relation du moi au monde17 ». L’enjeu ici est de comprendre ce monde actuel qui éloigne tant l’humain de cet être végétal. Pourquoi, alors qu’indéniablement, l’arbre est le partenaire unilatéral de l’homme, ce dernier a-t-il choisi de bâtir sa vie en communauté loin de ses bienfaits ? Quand les considérations à son égard sont devenues largement rythmées par une économie mondialisée, étouffant le simple rapport de bienveillance envers une autre forme d’existence, quel enseignement en tirer ? Comment l’arbre-allié est finalement devenu l’arbre-produit ? Quand avons-nous oublié que l’arbre aussi vit ?

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ibid. p.28 17 ibid. p.28

CHAPITRE II

L’homme et la nature, un dualisme occidental

CONSIDÉRATION DE L’HOMME HORS NATURE

La démonstration d’une certaine forme d’universalité n’empêche pas à l’homme de se situer dans une forme de confrontation avec la nature. La perception de ce qui est nature, est un vaste champ dont une étude rapide est proposée ici pour aborder l’objet de ce travail que sont les arbres de Mexico. Plus précisément, il s’agit de comprendre ce qui anime mon regard exploratoire et en quoi consiste les fondements de ma perception de la nature. Ce fond, je le puise inconsciemment dans la culture occidentale dans laquelle j’évolue : il forme une première éducation qui me permet de reconnaître ce qui est nature. Et la découverte de l’arbre des rues de Mexico est la confrontation qui me permets de ré-interroger ces fondements. Presque à la manière d’une introspection, il s’agit ici de prendre le chemin du développement de la pensée occidentale vers une forme de reconnaissance mondiale appliquée à la nature pour en éprouver les fondements comme les limites.

C’est d’abord un principe fondateur qui conditionne le choix d’une bifurcation dans le rapport de l’homme avec la nature, celui de déterminer la place qu’occupe l’un par rapport à l’autre. On peut évoquer des communautés d’hommes ayant choisi de ne pas opérer ce détachement. Trouvant l’origine de leur organisation dans une cohabitation respectueuse de la nature, le peuple brésilien des Yanomanis évoqué plus haut en est un exemple, et les indiens Lacandons des forêts du sud du Mexique en est un autre. Ces communautés d’hommes perpétuent une tradition de vie qui les gardent en communion avec l’environnement naturel qui les abrite. Ils en connaissent alors les moindres détails, savent citer les noms et les caractéristiques de chaque plante et de chaque animal. Cet homme là est nature, et ne saurait se considérer autrement que comme faisant pleinement partie d’une vaste existence biologique, du large écosystème vivant qui forme son habitat. Cette position évince la question d’un éventuel rapport entre les hommes et les arbres puisque l’homme est ici nature et que le rapport n’existe que lorsque l’on prend acte d’une séparation. L’homme étant compris dans la nature, alors la

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suite n’existe pas. C’est donc parce que l’homme a décidé qu’il devait s’en dissocier, et plus encore, jouer un rôle pour sa régularité, sa préservation, voire sa protection, que le dualisme apparaît et qu’une première rupture se crée.

Dès lors, on peut citer l’ouvrage de Catherine et Raphaël Larrère18, qui, en compilant les écrits de plusieurs auteurs comme Philippe Descola, Michel Serres, Gilles Clément, mais aussi en intégrant la pensée de Spinoza ou de Sartre, explore le rapport de l’humain à ce qui est nature. Ainsi, il permet de déceler cette ambivalence qui pèse sur l’intégration de la nature à notre conception de l’humain. Il faut alors présenter les deux formes de pensées qui s’affrontent sur la question avec d’une part Baird Callicott, qui pense que « tout est nature, et que l’homme est un être naturel » et d’autre part William Cronon qui à l’inverse défend l’idée que « tout est culture, que la nature est une construction sociale19 ». Callicott explique que cette vision de l’homme nature est mise à mal par la culture occidentale, qui marque une division des conceptions. Selon lui, la pensée de la nature chez l’homme occidental s’est construite autour de trois influences : « l’héritage de la philosophie gréco-romaine (où seuls les hommes sont doués de raison), la tradition judéo-chrétienne (l’homme y est un être de grâce et non de nature), et la modernité scientifique (Galilée, Descartes, Newton et Kant : séparation du sujet et de l’objet, affirmation de l’autonomie morale)20 ». La force de son raisonnement réside dans le fait que l’apparition conjointe des êtres naturels desquels l’homme fait partie, est antérieure aux développements de ces différentes idéologies. L’argument qui place l’homme au-dessus de la nature est alors pour lui rendu caduque. Ainsi, dans la pensée occidentale, il est admis pour l’homme que si la nature est partout, qu’elle est son environnement, luimême n’en fait pas partie, ou pas tout à fait. Il se dégage alors une forme de supériorité de l’être humain sur les êtres naturels qui l’entourent, et les arbres n’échappent pas à cette division de la pensée.

De la difficulté d’un positionnement de l’homme dans la nature ...

Ce qui permet de comprendre cette autorité ainsi proclamée de l’humain sur tout ce qui est nature, c’est l’analyse du sens du terme wilderness et sa confrontation avec l’homme. D’après ce travail de synthèse de Catherine et Raphaël Larrère, la wilderness est définie « comme ‘‘quintessence’’ du naturel : une nature qui, parce qu’elle est sauvage, contient en elle-même les raisons de la protéger21 ». À travers ce terme, c’est donc la formalisation la plus forte et la plus pure qui est attachée à la nature. Selon les auteurs, l’homme s’octroie face à elle un devoir de préservation. Il fourni dès lors, le premier acte foncièrement dual de sa relation à la nature car pour Callicott, « toute intervention humaine dans la nature ne peut que l’altérer, si bien que la seule façon de protéger la nature est de la tenir à l’écart des intrusions humaines22 ». Ainsi, par le simple fait d’établir cette qualité du sauvage, l’homme marque les conditions selon lesquelles il devra intervenir auprès de la nature et garantir sa préservation. Mais, pour Catherine et Raphaël Larrère,

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ibid. p.42 21 ibid. p.33 22 ibid. p.43
18 LARRÈRE, Catherine, LARRÈRE, Raphael, Penser et agir avec la nature, Une enquête philosophique, Paris, éditions La découverte, 2018
19 ibid. p.46 20
Indien lacandon, Naja 1977 Photographie de Gertrude Duby Blom Rio Lacanja 1975 Photographie de Gertrude Duby Blom

protéger la nature ne fait que révéler un paradoxe. C’est celui-ci qui est énoncé, empruntant la pensée de François Terrasson « un défenseur français de l’idée de sauvage comme qualité naturelle », car selon lui, « c’est le sauvage qui définit la nature [...]. Mais une telle définition contient en elle-même sa propre difficulté : ‘‘le problème c’est que la Nature n’est la Nature que quand il n’y a personne dedans.’’ Comment protéger la nature sans y être ? L’entreprise semble autodestructrice23 ». Si l’homme intervient, il détériore la condition essentielle de cette nature définie, et le sauvage est ébranlé. Sa seule voie est donc la protection, il faut s’assurer que rien ne vienne troubler la qualité du naturel. Or, même cet acte de sauvegarde, si pacifique soit-il, représente une action de l’homme sur la nature, et vérifie la dualité qui les fait ainsi exister séparément. C’est parce que cette nature sauvage s’est tout à coup constituée comme un élément à part entière, et que les origines religieuses, spirituelles et populaires de l’homme occidental se sont affinées, que le dualisme s’est installé dans la culture de l’occident, diffusée dans le monde entier. C’est le sens donné par ces hommes à la nature, dans le but de la désigner, qui a initié la séparation d’une existence globale et affirmé la position détachée de l’homme face à la nature. C’est cette posture anthropocentrée qui marque, dans nos sociétés, le rapport de dualité de l’homme avec la nature qui l’entoure.

Cependant, si la notion de wilderness permet ici de comprendre les fondements du rapport de l’homme occidental à la nature, Catherine et Raphaël Larrère explorent aussi l’autre versant de cette relation, dans lequel l’homme est une égale composante de la nature. En effet, « la réponse la plus simple est de passer du dualisme au monisme. Puisque le problème vient de ce que l’on a mis l’homme hors de la nature [...] et qu’il s’est cru, pour cette raison, autorisé à y faire n’importe quoi, la solution serait de remettre l’homme dans la nature, en considérant qu’il en fait partie24 ». Le monisme s’entend alors dans son sens philosophique qui considère « l’ensemble des choses comme réductible à l’unité » mais aussi en appui des travaux scientifiques qui déterminent les hommes comme des « produits de l’évolution, [...] apparentés à tous les autres êtres vivants25 ». Basculer du dualisme au monisme revient alors à admettre, sans aucune complexité, que l’homme est nature. Mais, pour Catherine et Raphaël Larrère ce positionnement révèle ses limites car il ne prend pas en compte « la responsabilité particulière des hommes visà-vis du reste de la nature » car pour cela, il ne faudrait pas « les envisager uniquement comme des êtres naturels parmi d’autres26 ». De fait, penser que l’homme est pleinement nature revient à oublier l’action de l’homme sur celle-ci, à la nier complètement.

... À l’apparition de la notion intéractive de biodiversité

Il faut alors trouver un moyen de considérer les relations que les hommes entretiennent avec la nature pour se sortir d’un monisme limité. Selon les auteurs, il faut « à la fois mettre en cause la séparation entre l’homme et la nature, et la conserver pour qualifier les façons dont ils se comportent

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23 ibid. p.37 24 ibid. p.59 25 ibid. p.59 26 ibid. p.60

envers les non-humains27 ». Puisque c’est de l’application de l’homme sur la nature dont fait état l’ensemble de cette réflexion, il est question d’« évaluer les actions qu’ils entreprennent » et « notamment leurs résultats28 » sur ce qui est défini comme nature. Aussi, il faut situer l’homme sur deux plans simultanément : le premier tend à l’inclure sans dissociation dans la vaste existence des êtres naturels et le second à le replacer dans la réalité de ses interactions avec le reste des composantes de la nature. Il s’agit alors pour ce second point de rétablir cette responsabilité des actes de l’homme sur la nature en reconnaissant l’influence sur ce monde naturel initialement à protéger. Ainsi, réaliser l’action de l’homme sur la nature revient à introduire l’existence d’une autre perception des relations qui les unissent.

Cette relation, c’est celle qui admet l’interaction des deux parties et qui est entendue dans la notion de « réserve de biodiversité29 ». Elle vient ainsi se poser en alternative à la wilderness qui écarte toute interférence avec l’homme pour conserver sa qualité de nature. Pour Catherine et Raphaël Larrère, « il ne s’agit pas tant d’abandonner la distinction entre nature et culture que d’en recomposer les rapports, en les concevant comme des rapports de participation, non d’exclusion30 ». Le champ de la biodiversité devient alors l’espace de la rencontre entre la continuité des éléments naturels, et l’action humaine volontaire ou involontaire. Ce terme renouvelé permet d’englober l’entièreté des milieux, qu’ils soient « naturels » ou « humains » car sa définition rassemble les interactions de tous les êtres naturels : entre eux et avec leurs environnements. La pensée occidentale admet alors la rencontre entre ces deux entités qu’elle avait d’abord différenciées, mais sous-tend toujours le rôle prédominant de l’homme sur la gestion de cette ressource, considérée tantôt comme une richesse à préserver ou à exploiter. La biodiversité se pose alors en médiation entre ces deux formes de pensées opposées : ne niant pas le dualisme qui régit la relation homme nature, mais introduisant l’idée d’une interaction, rendue impossible par le monisme pur.

L’impossibilité d’une définition commune de la nature

On peut alors imaginer l’impact de la rencontre entre ces différentes manières de penser la nature. Si le monisme - cette considération unilatérale qui tient l’homme avec le reste du vivant sans différenciation - semble difficilement trouver les conditions de sa réalisation, il existe des exemples de populations31, qui ont appris à vivre auprès de cette nature et non pas contre elle. Mais des décennies de colonisation engagées par l’Europe ont amené les uns et les autres à hybrider leur perception de la nature. L’homme moniste a découvert la valeur de l’exploitation du bois et l’homme dualiste la croyance attachée à certaines essences. En effet, les grandes conquêtes des Européens ont véhiculé aux populations assujetties leur idée de la nature, et de la suprématie de l’homme sur celle-ci. Pour Philippe Descola, considérer qu’il faut protéger la nature résonne comme une injonction incomprise auprès des populations qui depuis toujours évoluent avec elle, et « la

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29 ibid. p.44 30 ibid. p.61
27 ibid. p.60 28 ibid. p.60
31 On peut une fois de plus faire référence aux peuples des forêts du Brésil, les Yanomani et du Mexique, les Lacandons

transforme alors en défense des cultures menacées32 ». Il se pose alors une autre forme de confrontation, car « la globalisation des questions environnementales conduit à chercher la façon dont différentes cultures qui ne partagent pas la même conception de la nature (ou n’en ont pas) peuvent s’entendre pour protéger un environnement qu’elles valorisent, même si elles le font différemment33 ». Ainsi, apparaît l’idée que cette diffusion du dualisme occidental sur la perception de la nature « revient à exporter une forme de domination culturelle, tout en détruisant les cultures ainsi transformées en nature34 ». De fait, la nature et la culture se retrouvent d’autant plus étroitement liées qu’elles se confondent. En effet, l’indétermination d’une définition commune de la nature entraîne la confusion entre ce qui est de l’ordre de l’une ou de l’autre. Dès lors que l’homme occidental a décidé de protéger la nature, en lui conférant une définition unilatérale, il en a complexifié les contours, si bien qu’il est devenu difficile de distinguer nature (ce qui est exclusivement du fait naturel) et culture (ce qui mêle au fait naturel, le fait de l’homme).

Aujourd’hui, face à la mondialisation des problématiques environnementales, on se demande comment protéger unanimement une nature dont la définition commune ne semble pas pouvoir exister. Pour certains l’idée d’une nature à part ne fait pas sens : la nature est, et l’homme ne doit pas s’en dissocier. Pour d’autres, la multiplicité des définitions appliquées à ce qui est nature a rendu la lecture complexe et opaque. Mais surtout, pour chacune des individualités, il me semble que la définition de la nature est héritée d’un subtil mélange, qui s’altère et se colore au fil de la vie. La perception de la nature devient intimement liée à l’esprit qui la développe. Par ailleurs, la réflexion autour de cette pensée divisée entre dualisme et monisme a nourri la définition de l’anthropologie chez Philippe Descola, et elle s’entend alors comme la « science des médiations entre la nature et la culture35 ». Il ne s’agit donc plus de « décrire la façon dont les hommes s’arrachent à la nature, pour constituer une société qui n’a plus de rapport qu’à elle-même36 » mais d’étudier les relations complexes et plurielles qui les tiennent liés. Ainsi, la dualité préalablement établie devient seulement l’une des relations possibles, et l’approche anthropologique permet d’en déterminer d’autres. Elle permet alors d’entrevoir sous quel prisme j’ai voulu aborder ce travail : en permettant à une autre forme de relation de se tisser entre l’homme et l’arbre et en s’émancipant d’un déterminisme déjà fortement inscrit dans la perception que nous avons de la nature. En effet, la découverte et l’observation de l’arbre des rues à Mexico a, me semble-t-il, permis d’interroger d’autres formes de cohabitation, d’expérimenter une autre conception, que celle qui admet la domination de l’homme sur celui-ci.

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32 ibid. p.70 35 ibid. p.66 36 ibid. p.66 32 ibid. p.71 34 ibid. p.70
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LA VILLE ARTIFICIELLE ET L’ARBRE NATUREL

Face à une mégapole de l’ampleur de Mexico, la découverte d’un autre rapport possible avec l’arbre des rues prend la forme du spectaculaire et de l’inattendu. Par ses dimensions d’abord, et par son abondance ensuite, l’arbre qui croît lentement, à contre-sens du rythme effréné de la ville, est une autre démonstration de la nature dans le monde anthropisé. Mon attention se porte alors sur cette présence qui prend l’aspect d’une véritable résurgence de la nature en ville. Jaillissant ça et là, l’arbre des rues de Mexico est l’indéterminable dans un univers résolument organisé. Il évoque, pour moi, la figure de l’émancipation dans ce système ordonné. Dans cette réflexion, la ville est entendue comme un ensemble artificiel, décrit et renseigné par Catherine et Raphaël Larrère dans l’ouvrage précité, et auquel on attache un sens à deux mesures.

La ville, un monde de substituts pour l’homme

D’abord, elle est artificielle par sa définition propre : la ville est le produit d’actions humaines conjointes, le résultat d’un processus dans lequel la nature en elle-même n’intervient pas, ou pas volontairement. Mais la ville est également une formation artificielle par son inspiration initiale des choses de la nature et de leur développement. Autrement dit, elle puise ses fondements dans l’analyse de ces phénomènes, et plus encore, elle lui emprunte ses schémas de fonctionnement. Aussi, pour déterminer la place de l’arbre dans la ville, les auteurs empruntent la pensée d’Aristote et présentent cette « distinction entre le naturel (physis) et l’artificiel (technè), entre ce qui contient en soi-même son principe d’existence et de changement et ce qui ne le contient pas37 ». Dès lors que l’on pointe cette différenciation, un positionnement s’esquisse. Les hommes ont bâti des villes pour se rassembler et se protéger des menaces de la nature, qu’elles soient liées au climat ou aux autres formes de l’existence naturelle38. Pour ce faire, ils ont exploité leur capacité à décrypter la nature, ils ont décelé l’utilité du matériau pour sa résistance structurelle et ils ont découvert que du mélange de certains éléments résultaient des substances exploitables pour l’amélioration de leur vie quotidienne. En somme, l’homme a observé et appris, dans une relation constante avec la nature, dans le but de s’en émanciper, de s’en séparer. Or, « qu’elle l’imite, la complète, ou la supplée, la technique est postérieure à la nature, sur laquelle elle se règle39 » et l’homme, s’inspirant ainsi, crée un monde de substituts qui répond prioritairement à ses besoins considérant que dans ce rapport entre nature et humanité, l’une doit servir l’autre.

La ville est alors une composition engagée dans un principe qui ne gravite qu’autour du bien-être de l’homme. Pourtant, en créant ainsi les conditions de son habitat, l’homme s’est enfermé dans un univers fictif car « privé du statut ontologique des êtres naturels (qui ont leur principe en eux-mêmes), les artefacts n’ont pour ainsi dire pas d’existence propre. Ce ne sont que des assemblages, des ajustements réciproques d’une matière (qui vient de la nature) et d’une forme (qui vient de l’esprit du

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37 ibid. p.189 38 ibid. p.91 39 ibid. p.190

fabricant) qui ne trouvent pas d’unité interne, à la différence des êtres naturels40. » La mégapole de Mexico, comme toute ville, répond à cette définition : elle est une composition physique et matérielle produite par l’homme, grâce à ses connaissances et ses capacités de manipulation des éléments naturels. Trottoirs, chaussées, esplanades, constructions, cette large bétonnisation des sols vise à « aménager » l’espace en vue d’y accueillir l’humain et ses activités. C’est le premier acte de la transformation des milieux, le plus fort aussi, car c’est celui qui sous un tapis de bitume, enfouit pour toujours la nature biologique qui lui préexistait. Alors la ville peu à peu se bâtit pour finir par ne répondre qu’à elle-même, à son rythme et à sa nouvelle constitution physique. Ainsi, l’inspiration que l’homme avait trouvée dans la nature est devenue le biais par lequel il s’en émancipe, il « s’est tellement ‘‘libéré de la nature’’, que celle-ci est complètement hors de son champ. L’artefact [...] n’est plus l’intermédiaire qui met en rapport l’homme et la nature, mais ce qui met la nature à distance41 ».

Dès lors que l’humain s’est créé de nouvelles conditions de vie, il fait face aux limites de sa fausse réalité : l’artificiel déséquilibre le cycle naturel établi. L’insalubrité et autres causes qui avaient poussé à assainir les agglomérations en aseptisant les milieux font place à de nouvelles contraintes, à de nouvelles problématiques. C’est l’apparition du risque urbain, résultante de la confrontation entre le nouvel environnement construit par l’homme et le milieu naturel qui lui préexistait, qui marque la rupture. Dans la constitution de leur nouvel habitat, les hommes ont relégué les éléments naturels non utiles hors de la ville, constituant ainsi des ensembles écartés des milieux naturels. La ville, comme nouvel espace pour l’homme, dans laquelle « tout a été fait pour que l’artificialisation du milieu mette la nature hors de la ville » favorisant ainsi, la persistance de « la dualité de la ville et de la nature42 ». Dès lors, la ville devient la représentation de la pensée dualiste de l’homme, nouveau milieu qui s’émancipe de l’environnement naturel qui l’accueille, soit, du tout dont elle fait partie.

Orchestrer le retour de la nature dans la ville maîtrisée Alors, la ville, ici la ville mondiale de Mexico, réorganise l’apparition de la nature depuis l’intérieur : elle théâtralise le retour de la nature, à travers des parcs et jardins aux contours et contenus bien délimités. L’organisation spatiale de la ville n’admet pas la nature à une échelle soutenue, elle la contrôle et la tempère par des mouvements sobres et mesurés. Il existe toute une planification qui régit la réapparition de la nature en ville, si l’on peut parler ici de nature. Car l’intégration d’une nature maîtrisée43 (arbres sélectionnés, plantés et taillés), dont l’orientation est régie par les lois urbaines, semble bien éloignée à la fois de l’idée de « quintessence » de la nature évoquée par la wilderness mais aussi de l’idée d’une rencontre des milieux entendus par la biodiversité. Le pari fait par les villes, de renouer le lien avec la nature, en prévoyant les termes de sa restitution au travers de l’espace urbain, apparaît comme

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40 ibid. p.190 41 ibid. p.211 42 ibid. p.91
43 À Mexico c’est la SEDEMA qui est en charge de la gestion des espaces verts (Secretaria Del Medio Ambiente Secrétariat de l’environnement)

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