Repenser les lieux de sépulture dans les villes en mutation.

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Enseignants référents : Aurélie Couture, Julie Ambal, Xavier Guillot et Fabien Reix

Séminaire de Master « Repenser la métropolisation, construire un monde en transition »

REPENSER LES LIEUX DE SÉPULTURE

DANS LES VILLES EN MUTATION

Étude des évolutions impactant la spatialité des espaces mortuaires

Constance Lasserre Année universitaire 2020-2021

Les mutations urbaines et la densification des métropoles aboutissent à une saturation foncière. Se pose alors la question de l’accueil des populations : des projets de logements de plus en plus denses et compacts émergent au cœur des métropoles. Mais qu’en est-il pour l’hébergement des morts ? Les cimetières urbains saturent et les terrains disponibles sont peu souvent alloués aux programmations mortuaires. Ce dossier propose d’étudier les rapports qu’entretiennent les sites mortuaires avec la ville dans un tissu urbain en constante évolution. Les croyances changent, les pratiques évoluent, et de nouvelles approches de la spatialité du deuil émergent ; l’ensemble des mutations sociales et technologiques donnent de nouvelles dimensions à l’espace construit et paysager de la mort, permettant ainsi d’envisager l’avenir spatial des vies passées.

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Image
MOTS CLEFS : SÉPULTURES, RITES, ESPACES MORTUAIRES, SOUVENIRS, ARCHITECTURE, URBANISATION, MUTATIONS SOCIALES, ACCEPTABILITÉ.
de couverture : Photographie personnelle du cimetière de Montjuic à Barcelone, en Espagne. Janvier 2016.
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Je tiens à remercier tout particulièrement Aurélie Couture, Julie Ambal, Xavier Guillot et Fabien Reix pour le suivi et l’encadrement de ce mémoire.

Ils ont su m’accorder du temps et de l’intérêt. Ils m’ont conseillée et m’ont accompagnée avec beaucoup de bienveillance et de pédagogie. Je leur en suis très reconnaissante : j’ai eu un grand plaisir à travailler sur ce mémoire tout le long du master, et cette expérience me fut extrêmement enrichissante.

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INTRODUCTION GLOSSAIRE

I- L a re L ation urbaine et architecturée entre L es vivants et L es morts .

1.1 La naissance des pratiques funéraires

A. Définition

B. L’image dans la construction du souvenir

C. Culte des morts et religion

1.2 Traditions et évolution de la sépulture : le rapport à la ville

A. Évolution du rapport entre ville et sépulture à travers l’Histoire

B. Cadre normatif en France : conception et gestion

C. Établissement de typologies urbaines et architecturale s

ii – évoLution spatiaLe, intégration urbaine et sociaLe : un nouveau type d’espace

2.1 Le renouveau de l’architecture mortuaire et son rapport à la ville

A. Le renouveau des nécropoles

B. Vers une évolution et extension des cimetières traditionnels

C. Prise de conscience environnementale : Cimetières écologiques et jardins de mémoire

6 SOMMAIRE
Figure 1 : Le cimetière de San Cataldo à Modène en Italie

2.2 Intégration urbaine et sociale : l’influence de l’usage

A. Lieu de mémoire

B. Lieu de visite/promenade

C. Usages divergents

iii - r éf L exions sur L es nouve LL es approches de L a spatia L ité du deui L

3.1 Virtualisation et autres conceptions de l’espace de la mort

A. Laïcité et mutation des pratiques : la question de l’acceptabilité sociale

B. Les technologies numériques accompagant le deuil

C. Du mémoire virtuel au cimetière virtuel

3.2 Quel avenir pour la spatialité du deuil dans les métropoles de demain ?

A. Saturation du sol : une nouvelle forme d’intégration urbaine pour les espaces mortuaires

B. Une intégration des cimetières au cœur et des villes et de la vie quotidienne

C. Vers une immatérialité de la mort, du deuil et du souvenir

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE

TABLE DES FIGURES

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Figure 2 : La cimetière de Recoleta à Buenos Aires, en Argentine.

INTRODUCTION

« Il y a trois morts : la première est quand le corps cesse de fonctionner. La deuxième est quand le corps est enterré. La troisième est ce moment, à un moment dans le futur, lorsque votre nom est prononcé pour la dernière fois » [1]

La crise sanitaire que nous traversons, dont on ne peut à ce jour seulement entrapercevoir les conséquences sociales, économiques, politiques et géopolitiques, nous oblige, comme l’a dit le président de la République le 12 mars dernier, à « interroger notre modèle de développement » [2]. Elle a mis en lumière les fragilités, les vulnérabilités et les failles de ce modèle. Au-delà de la gestion immédiate de la crise, qui concentre légitimement l’attention à ce jour, l’enjeu est en effet de penser un nouveau modèle soutenable, notamment à partir des différentes vulnérabilités que l’épidémie a révélées. Cela suppose de définir un horizon pour l’après : préparer un redémarrage qui tienne compte des erreurs du passé pour ne pas les reproduire, réévaluer nos priorités et nos besoins, avec le souci du long terme, dans le respect de nos engagements environnementaux, de nos libertés publiques, et de nos droits sociaux. L’épidémie du Coronavirus progresse de jour en jour sur la planète et impose au niveau international de nouvelles mesures sanitaires aux entreprises de pompes funèbres, entraînant de lourdes conséquences sur les traditions et rites mortuaires, sur la tenue des funérailles, et sur la gestion des cadavres. Si, notamment à partir du XIIIe siècle, les mesures sanitaires déployées pour lutter contre les grandes pandémies ont fortement contribué à dessiner l’urbanisme, la crise sanitaire que nous vivons aujourd’hui interroge la gestion des espaces mortuaires, de leur spatialité et de leur rapport à la ville.

La représentation physique de l’absence est un besoin anthropologique. Tous les peuples, de tout temps et en tous lieux, ont établi un rapport spécifique à leurs morts. La visite d’un site mortuaire permet d’approcher et de découvrir une ville à travers les hommes et les familles qui ont marqué son histoire, mais elle révèle également la place réservée aux morts selon les coutumes dont la diversité est particulièrement éloquente. Par ailleurs, la présence des défunts au sein de la cité a été souvent remise en question au cours de l’Histoire : la mort et la ville semblent avoir eu des relations conflictuelles. De tout temps et en accord avec les usages, les croyances d’une époque, les implications sociologiques, politiques et métaphysiques que cela entraîne, la sépulture apparait toujours comme une dernière demeure, une demeure d’éternité, et le cimetière comme un double idéalisé de la ville. [3]

[1] EAGLEMAN David, Sum-Fourty Tales from the Afterlives, Pantheon Books, 2009

[2] MACRON Emmanuel, président de la République, Adresse aux Français, le 12 mars 2020

[3] RAGON Michel, L’espace de la Mort (Essai sur l’architecture, la décoration, et l’urbanisme funéraire), Albin Michel, 1981

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Dans une époque d’accroissement exponentielle de la population, la question de l’hébergement de nos morts est une question prépondérante, bien que toujours taboue. La question de l’accueil des défunts est une problématique qui touche déjà certaines métropoles. [1] Les cimetières et autres lieux de sépultures sont au bord de la saturation et l’espace foncier disponible est insuffisant pour créer de nouveaux espaces dédiés. De plus, l’augmentation du nombre de naissances induit évidemment une augmentation du nombre de décès, et donc, un plus grand nombre de morts à accueillir dans les lieux de sépulture. D’autre part, les sociétés se transforment : les rites funéraires évoluent, intimement liés à la question religieuse et à celle des croyances, elles aussi en mouvement. En effet, dans la dynamique de la ville compacte, de la densification, parfois repensée pour lutter contre l’étalement urbain, il convient aujourd’hui de s’interroger sur la place de ces espaces, leur intégration dans un tissu urbain renouvelé et leur fonction au regard des évolutions sociétales. Les technologies numériques ont profondément transformé nos modes de vie, et ont acquis une place prépondérante nos quotidiens. Le rapport que l’Homme entretient avec l’espace et le temps évolue, et certains projets semblent déjà montrer que les considérations profanes liées à l’ère du numérique s’immiscent dans l’espace sacré de la mort [2]

La logistique funéraire liée aux questions sanitaires et urbaines reste avec la question du deuil et de la mémoire, le socle anthropologique commun à toutes les nécropoles [3]. Malgré la fonction commune aux cimetières dans le monde, des différenciations notables permettent néanmoins de les catégoriser. Ces spécificités culturelles ou spatiales, se traduisant par le traitement paysager ou la disposition des tombes, correspondent à une gestion particulière des corps. Il semble nécessaire de consacrer une partie de ce rapport aux différents modes d’inhumer afin de comprendre quels facteurs influencent leurs mises en œuvre spécifiques. Parfois induites par des particularités urbaines, découlant d’une tradition ou bien encore de contraintes de nature des sols, les formes et paysages des cimetières sont intimement liées à leurs sites et aux hommes qui y reposent [4]

Dans un contexte de métropolisation, de mondialisation et d’harmonisation des pratiques, il s’agit ici de voir le cimetière comme un objet urbain en mutation, et d’étudier comment des croyances, une société et un contexte urbain influent sur les pratiques et donc sur la forme d’un édifice mortuaire et son insertion dans la ville. Dans les sociétés contemporaines, le cimetière urbain est un paradoxe : à l’intérieur et parfois au cœur de la cité, il est pourtant exclu de la vie quotidienne des citadins. Enclave dans la ville, il fait pourtant partie intégrante de celle-ci. Dans quelle mesure les évolutions sociales, technologiques et métropolitaines influent sur la spatialité et les conditions d’intégration urbaine des sépultures ?

[1] THIOLLIÈRE Pascaline, L’urbain et la mort : ambiances d’une relation, Grenoble : Université Grenoble Alpes Architecture, aménagement de l’espace, 2016.

[2] AUZELLE, Robert, «Dernières demeures : conception, composition, réalisation du cimetière contemporain, Edition Auzelle, 1965,.

[3] ALBERT Jean-Pierre, Les rites funéraires. Approches anthropologiques. Les cahiers de la faculté de théologie, 1999.

[4] BUSSIÈRES Luc, Évolution des rites funéraires et du rapport à la mort dans la perspective des sciences humaines et sociales, Thèse présentée pour répondre à l’une des exigences du doctorat en sciences humaines, 2009.

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Dans cette étude, il s’agit d’analyser l’évolution des espaces mortuaires ainsi que les éléments qui structurent et conditionnent leurs avenirs spatiaux. Cette investigation est menée à travers un travail de recherche documentaire et littéraire. La recherche littéraire vise principalement à acquérir des connaissances théoriques sur un sujet, tandis que la recherche documentaire est utilisée pour recueillir des données factuelles et existantes pour répondre à des questions de recherche. L’ensemble des travaux parcourus ont ainsi permis de réaliser un corpus complet et instructif, et établir une base de connaissances. L’étude d’autres travaux ou la lecture d’articles, de livres, le visionnage de documentaires, a permis d’évoquer des réponses à certaines hypothèses et d’en affiner de nouvelles, et, ainsi, structurer une pensée qui permet d’évoquer certaines solutions aux problèmes posés.

L’ensemble de ces recherches et la problématique de ce mémoire, nous mènent, dans un premier temps, à étudier la relation urbaine et architecturée entre les vivants et les morts, en s’intéressant tout d’abord à la naissance des rites funéraires, puis, en étudiant la relation historique entre espace urbain des vivants et celui des morts. Nous nous intéressons par la suite aux évolutions spatiales, urbaines et sociales qui mènent à la création d’un type d’espace sans précédent, en étudiant tout d’abord les nouveautés architecturales et le rapport inédit qu’elles créent avec la ville, puis en analysant le rapport entre l’appropriation, les usages, l’intégration urbaine des espaces mortuaires. Enfin, nous aborderons les nouvelles approches de la spatialité du deuil, en étudiant tout d’abord la virtualisation et les nouvelles conceptions de l’espaces de la mort, puis les évolutions architecturales, technologiques et sociétales pouvant-être appliquées au domaine mortuaire et, ainsi, en passant du projet utopique au réel ; envisager les lieux de sépulture de demain.

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Figure 3 : Partie externe du cimetière Juif de Jérusalem, en Israël.

Caveau : ouvrage, généralement en béton, installé dans une fosse creusée à cet usage sur l’emplacement d’une sépulture. Il isole le cercueil de la terre. La législation permet aussi d’inhumer une urne dans le caveau familial, ou encore de la sceller sur une sépulture.

Cendres : restes d’un défunt après crémation. Elles sont rendues à la famille dans une urne.

Cercueil : boîte en bois ou en carton dans laquelle on place la dépouille avant l’inhumation ou la crémation. En France, il est obligatoire. Syn. : bière.

Cérémonie funèbre ou funéraire : ensemble de gestes et de paroles (et dans certains pays de danses) effectués pour l’adieu au mort avant sa crémation ou son inhumation. Voir aussi Obsèques.

Chambre funéraire : lieu géré par une société de pompes funèbres où peut être accueilli le défunt jusqu’à la date de la cérémonie. Un funérarium est composé d’un ensemble de chambres funéraires. Syn. : Salon funéraire.

Columbarium : construction ou monument composé de niches destinées à recevoir les urnes funéraires.

Crémation : technique funéraire visant à brûler et à réduire en cendres le corps d’un être humain.

Crématorium : lieu où l’on crématise les défunts.

Dispersion des cendres : après une crémation, les cendres du défunt sont rendues aux proches et peuvent être dispersées en suivant les directives encadrées par la loi.

Enfeu : niche dans les murs des églises, des chapelles ou des cimetières, ou construction dans laquelle se situe une tombe.

Enterrement : l’enterrement est le fait de mettre en terre un défunt. Par extension, le mot sert à désigner des obsèques (« aller à un enterrement »). Syn. : Inhumation.

Épitaphe : inscription à la mémoire du défunt, écrite ou gravée sur une dalle ou un monument.

Exhumation : l’exhumation est le fait de sortir un corps de sa sépulture quand on souhaite que la dépouille change de cimetière ou de concession, ou à des fins judiciaires Une autorisation est nécessaire.

Incinération : souvent utilisé pour désigner la crémation (voir à ce mot), ce terme est impropre puisqu’il désigne en principe le fait de brûler des ordures ménagères.

Inhumation : voir Enterrement.

Jardin du Souvenir : dans les cimetières ou les crématoriums, site spécialement aménagé, destiné à la dispersion des cendres.

Nécropole : Groupe de sépultures, datant de la Préhistoire ou de l’Antiquité, à caractère plus ou moins monumental et rassemblées comme les édifices et les maisons d’une cité / Grand cimetière présentant des monuments funéraires.

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GLOSSAIRE

Monument funéraire : ouvrage destiné à matérialiser l’emplacement d’une sépulture pour en perpétuer le souvenir. Il n’est pas obligatoire.

Obsèques : ce mot désigne l’ensemble des actions nécessaires, matérielles et symboliques, menant à l’inhumation ou à la crémation du défunt. Syn. : Funérailles.

Opérateur funéraire : société qui se charge des obsèques (pompes funèbres) et par extension, agent des pompes funèbres.»

Pierre tombale : dalle de pierre recouvrant en partie ou totalement la partie supérieure de la sépulture.

Réduction : cette opération consiste à rassembler les ossements d’un défunt et à les disposer dans une boîte à ossements (reliquaire) pour récupérer de la place dans les sépultures.

Reliquaire : boîte à ossements utilisée pour la réduction des corps (voir aussi Réduction).

Sépulture : fosse creusée dans le sol où est enseveli un mort.

Service entretien de sépulture : service (jamais obligatoire) proposé par des entreprises de prestations funéraires ou des services d’entretien d’espaces verts privés.

Site cinéraire : parc paysager, au sein du cimetière, où sont proposées diverses formes d’emplacements pouvant recevoir les cendres, appelées mémorialisations : columbarium, caveau à urnes, dispersion des cendres dans le sol, au pied d’un arbre ou autre végétal.

Stèle : pierre dressée. Par extension, la partie verticale d’un monument funéraire.

Thanatopraxie : synonyme de soins de conservation.

Thanatomorphose : dégradation du corps.

Tombe : dalle de pierre dont on recouvre la fosse qui contient un mort. Par extension, synonyme de sépulture : c’est le lieu où est inhumé un défunt.

Urne funéraire : contenant ayant pour vocation de recueillir les cendres du défunt après une crémation. Syn. : Urne cinéraire, vase cinéraire ou funéraire.

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Figure 4 : Scène de «Prothésis», toilette et exposition du défunt, vers 560 av.JC, exposée au Louvre, à Paris.

a re L ation urbaine et architecturée entre L es vivants et L es morts .

1.1 La naissance des pratiques funéraires

A. Définition

La mort a connu un traitement inégal dans l’histoire des sciences humaines et sociales. Tour à tour absente, sujet tabou, jugé hors d’atteinte de nos modes de connaissance, la mort impose l’humilité. Elle se situe au cœur même de la vie sociale : à la fois comme questionnement ultime sur le sens de la vie, comme symbole de notre finitude et de nos limites à la fois individuelles et sociales, comme source de nos croyances, de nos incroyances, de nos angoisses et de nos souffrances, comme acte fondateur de la socialité, comme passage d’un état connu à un état ambigu et incertain [1].

Le culte des morts désigne un ensemble de pratiques rituelles, destinées à accompagner l’agonie, puis la mort d’un être. Pour les anthropologues, la naissance de ces rites marque l’un des fondements du passage à la civilisation. C’est une caractéristique propre à l’Homme, commune à toutes les cultures, bien que chacune dispose de ses propres pratiques. Ces rites évoluent également en fonction du statut social de l’individu, de ses croyances, des normes de la société dans lequel il a vécu, des conditions de la mort mais également selon les volontés du défunt.

Les humains semblent avoir besoin de marquer des repères pour situer sa vie dans l’espace infini du temps. Le décès d’un individu pointe l’ultime marqueur de l’existence terrestre de cet être et, souligne ainsi le point d’orgue de cette construction permanente de repères. Ces rites et ces repères ont été, pendant très longtemps, régis la sorcellerie, puis par les croyances spirituelles : « comme les défunts ont une existence, il faut s’en occuper, au moins pour sa propre tranquillité et rendre des cultes funéraires par des rites funéraires autour du mort et de sa sépulture. » nous dit Alain Burtscher [2] qui étudie la sémantique du rite.

On peut tout d’abord tenter de comprendre les pratiques en référence à la mort, c’est-àdire à l’évènement que constitue la disparition d’une personne. L’importance du fait en luimême, sa coloration affective, la durée de ses répercussions varient, nous pouvons aisément le constater, en fonction de nombreux paramètres : l’identité sociale du défunt, son âge, les conditions de sa mort, la nature de ses liens avec ceux qui honorent sa mémoire, etc.

[1]

[2]

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ALBERT Jean-Pierre, Les rites funéraires. Approches anthropologiques. Les cahiers de la faculté de théologie, 1999, p.20-24. BURTSCHER, Alain. « La sémantique de la mort et des funérailles en legs symbolique de nos ancêtres », Études sur la mort, vol. 140, no. 2, 2011, pp. 41-54.

Outre ces différences, observables à un moment ou en un lieu particulier, on peut faire état de variations systématiquement liées à une ère culturelle ou un moment historique. Ainsi, s’agissant de l’histoire européenne, Philippe Ariès a tenté de mettre en évidence des étapes caractéristiques dans ce vécu collectif de la mort des autres ou de l’anticipation de sa propre mort, chacune marquée par un développement spécifique de la ritualité [1]. Il distingue ainsi quatre modèles (mort apprivoisée, mort de soi, mort de toi, mort interdite)qui se succèdent. La question est de savoir s’il ne s’agit pas là autant d’une typologie que d’une chronologie. Michel Vovelle, en effet, observant lui aussi l’évolution des attitudes à l’égard de la mort en Occident (des attitudes religieuses, en particulier) à travers l’étude des dispositions testamentaires ou le style des sépultures [2], parvient à une périodisation moins rigoureuse. L’histoire de la mort est selon lui marquée par une alternance de périodes d’équilibre et de crises, ces dernières associant à des thèmes nouveaux le retour de formules un temps disparues.

Dans leur très grande majorité, des sociétés par ailleurs très différentes manifestent à ce propos des comportements et des croyances étrangement similaires. L’idée dominante est celle d’un processus en deux temps : pendant une première période, de durée variable mais souvent indexée sur la disparition des parties molles du cadavre, le mort demeure à proximité des vivants et il peut venir perturber leur existence ; ensuite, il entre dans la catégorie des «ancêtres» et est désormais neutre et abstraite. Il arrive souvent qu’un rituel de «seconde sépulture» vienne marquer ce passage, tout en mettant fin, du coté des vivants, aux signes et tabous du deuil [3].

B. L’image et la matérialité dans la construction du souvenir

Le travail de deuil inonde l’esprit des vivants d’une collection de souvenirs. Comment s’y accrocher, de quelle manière fixer notre mémoire volatile, par quels moyens les conserver à notre portée ? Il s’agit de transposer l’image mentale en image visuelle, tangible, inaltérable : de cet enjeu naissent les premières représentations humaines. « C’est un constat banal que l’art naît funéraire » assène Régis Debray [4] au détour du texte « la naissance par la mort ». En effet, ces images originelles prennent la forme artistique de peintures rupestres, puis de sculptures.

La racine même du mot image est liée au culte funéraire. Étymologiquement, le terme découle du latin imago qui désignait le masque mortuaire moulé en cire à partir du visage des

[1] ARIES Ph., L’homme devant la mort, Paris, Eds du Seuil, 1979.

[2] VOVELLE Michel, Voir La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983 et plusieurs articles du recueil Histoires figurales. Des monstres médiévaux à Wonderwoman, Eds. Usher, 1989.

[3] Robert HERTZ, «Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort»(1907) repris dans Sociologie religieuse et folklore, Paris, PUF, 1970, pp. 1-83.

[4] DEBRAY Régis, Vie et mort de l’aime : Une histoire du regard en Occident. Saint-Amand : Gallimard, Folio essais

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morts. Sous la Rome antique, les imagenes prenaient une part importante dans les funérailles des familles patriciennes. Le moulage est alors l’image la plus fidèle que l’on puisse obtenir d’un individu. Une personnification de l’être aimé disparu s’opère ainsi par le truchement d’un objet artistique sur lequel on peut déplacer ses sentiments. Façonner une image du défunt est un acte subjectif : pour le survivant ce peut être une manière de traduire les traits de caractères dont il se remémore et dont il tient à se rappeler [1]. C’est une façon de donner vie à une représentation inanimée. L’image produite est une conséquence de choix, conscients ou inconscients, qui sont déterminants dans la construction du souvenir.

Le cimetière a toujours eu pour principale fonction celle du souvenir et de la mémoire. Car depuis que le monde est monde, mais surtout depuis que l’homme a accédé à la civilisation, il a instauré des rites auxquels le deuil n’échappe pas et dans lesquels les lieux de sépultures, leur matérialité et leur grandeur, occupe une place primordiale, si l’on en croit par exemple les enterrements de « première classe » réservés aux Pharaons.

Nos cimetières sont également, depuis le Moyen-Age en France, le reflet de la condition sociale des défunts. Simples tombes, monuments funéraires ou chapelles particulières, chaque famille enterre ses morts en fonction de ses moyens financiers et de l’hommage qu’elle souhaite rendre [2]. Régulièrement visités, les cimetières sont encore aujourd’hui un lieu familier pour les vivants qui, dans la plupart des cas, se les approprient, les entretiennent, les fleurissent, les habitent. Un autre lien matériel et palpable s’instaure entre le monde des vivants et celui des morts. Les familles en deuil y recherchent alors une certaine intimité, un sanctuaire pour protéger ce qui leur reste de l’être décédé qu’ils aiment.

Mais ces dernières décennies, avec l’essor de l’urbanisation, la multiplication des séparations et des divorces, l’augmentation de la mobilité professionnelle, la fonction du cimetière a progressivement évolué pour finalement se modifier en profondeur. Reclus à la périphérie des grandes villes, le cimetière prend l’apparence d’un lieu socialement anonyme, organisé de façon fonctionnelle mais sans âme. La disparition programmée des concessions perpétuelles a ajouté au désarroi des familles, conscientes du « déplacement » inéluctable, à plus ou moins brève échéance, de leur défunt, induisant une représentation pénible supplémentaire à sa disparition, même ancienne [3]. De plus, le mauvais entretien, voire l’abandon de certaines tombes pour des raison financière ou d’indifférence, donne le sentiment que les cimetières se dégradent, renforçant par là même le malaise croissant de la société à l’égard de l’institution du cimetière et à la matérialité du deuil.

[1] DEBRAY Régis, Vie et mort de l’aime : Une histoire du regard en Occident. Saint-Amand : Gallimard, Folio essais

[2] RAGON Michel, L’espace de la Mort (Essai sur l’architecture, la décoration, et l’urbanisme funéraire), Albin Michel, 1981

[3] THIOLLIÈRE Pascaline, L’urbain et la mort : ambiances d’une relation, Grenoble : Université Grenoble Alpes Architecture, aménagement de l’espace, 2016.

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C. Culte des morts et religion

La transcendance de la vie sur la mort est non seulement le fondement des pratiques rituelles funéraires, mais aussi plus largement celui des religions elles-mêmes ; le culte religieux semble indissociable de celui des morts. Étant établie la croyance en forme de vie post-mortem comme origine du culte funéraire, Frédéric Lenoir écrit : « c’est désormais, avec certitude, que les premières traces d’apparition du sentiment religieux sont liées au rituel de la mort » [1]. La transcendance de la vie sur la mort est donc non seulement le fondement des pratiques et des rituels funéraires, mais aussi plus largement celui des religions elle-même ; le culte religieux est indissociable de celui des morts. Un dogme religieux est bien souvent une croyance dans un au-delà, l’espérance d’une vie après la mort, pour les autres et pour soi-même, quel que soit la nature : réincarnation, résurgence de revenant, mais surtout une notion de paradis est d’enfer conditionné par une dualité morale entre le bien et le mal.

Le décès d’un autre être humain a obligé l’homme à faire face à sa propre mortalité. Cette prise de conscience l’a renvoyé à une quête de spiritualité, traduite par l’adhésion à un système de croyances. À travers celui-ci, porté collectivement, l’individu a intégré une communauté : le sentiment de faire partie d’un tout, de quelque chose de plus grand que soi, ce qui peut apporter réconfort est donner sens à la vie. Autrement dit la confrontation de l’homme à sa mort a engendré des questionnements métaphysiques, dont la religion a su devenir le support tangible et codifié.

Plusieurs questions existentielles qui hantent l’être humain depuis toujours sont reliées à la mort et à la religion. Chaque religion dispose de croyances sur la mort et ce qu’il se passe après cette dernière : bien souvent ces croyances conditionnent l’existence des croyants et définissent des rites et des pratiques mortuaires bien particulières. Pour comprendre d’avantage ces pratiques il parait intéressant de s’intéresser rapidement aux croyances des religions monothéistes les plus pratiquées.

Le christianisme considère la mort comme le fruit des limites de l’homme et de son péché. C’est seulement parce que le Christ est passé à travers la mort et en est ressorti vivant (la résurrection) que l’homme peut à son tour en être libéré. Même quand le chrétien est tenté d’adopter une conception de l’âme spirituelle héritée de Platon, il maintient, contrairement à ce philosophe, que l’immortalité n’est pas naturelle à l’homme et ne peut être qu’un don de Dieu. C’est ce Dieu qui donne à l’être humain le commencement de son existence et celui-ci n’existe qu’aussi longtemps que Dieu veut qu’il existe.

Pour l’islam, Dieu est la source et la destination de toute chose. L’homme est sur terre pour adorer son Créateur en se mettant à son service, en faisant le bien, il doit prouver qu’il mérite de retourner à Dieu après sa mort. La mort n’est pas une punition, c’est le destin

[1] LENOIR, Frédéric. Petit traité d’histoire des religions. Plon, 2008.

[2] La seule définition donnée par Platon est celle-ci : l’âme est « un mouvement qui se meut soi-même », elle ressemble aux Idées, aux Formes idéales, au divin.

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inévitable de tous les êtres humains, elle est une étape transitoire menant à une autre vie, après la résurrection et le jugement dernier. L’étape la plus importante de ce jugement est la pesée des actes sur une balance, chacun se verra attribuer la récompense ou la punition méritée selon ses actes. Une fois ses péchés expiés, le croyant pourra profiter d’une vie éternelle en présence de Dieu.

Dans le judaïsme, la mort n’est pas monstrueuse, elle fait partie intégrante de l’expérience humaine; elle est acceptée comme naturelle et voulue par Dieu. La mort n’est pas la fin de la vie, si le corps revient à la poussière, l’âme retourne à son Créateur. L’audelà occupe peu de place dans le judaïsme. Cette sobriété entourant la mort témoigne de l’espérance en une vie future qui s’inscrit dans la vie ici-bas. Les enseignements parlent d’une résurrection qui doit intervenir à la fin des temps inaugurée par la venue du messie promis. La mort n’est donc qu’une étape transitoire de la vie, l’âme allant rejoindre les âmes des ancêtres.

L’ensemble de ces croyances conditionnent des pratiques et des rapport spécifiques à la mort. Ces rites déterminent également la place et la forme des espaces mortuaires au sein des espaces urbain. Au cours de l’Histoire, ces rapports n’ont cessé d’évoluer.

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Figure 5 : Wadi-us-Salaam, cimetière islamique situé dans la ville sainte chiite de Najaf, en Irak. [1] LENOIR, Frédéric. Petit traité d’histoire des religions. Plon, 2008, 378p.

1.2 Traditions et évolution de la sépulture : le rapport à la ville

A. Évolution du rapport entre ville et sépulture à travers l’Histoire

La représentation physique de l’absence est un besoin anthropologique. Tous les peuples, de tout temps et en tous lieux, ont établi un rapport spécifique à leurs morts [1]. Une brève rétrospective nous permet de mettre en lumière ce rapport qui a profondément influencé la forme des sépultures et nécropoles, et la place qui leur était consacrée dans la ville. Espaces du souvenir et lieux sacrés, les lieux de sépulture constituent une mémoire collective et individuelle qui ont été de tout temps le reflet des mœurs, des croyances des religions et des civilisations. Par ailleurs, la présence des défunts au sein de la cité a été souvent remis en question au cours de l’Histoire : la mort et la ville semblent avoir eu des relations conflictuelles.

Les hommes préhistoriques ont initié les tombes collectives. Au temps de Neandertal, les Hommes sédentarisés se rassemblent et construisent des villes. Ils gardent une proximité avec leurs défunts en les plaçant dans des fosses et grottes à côté des foyers. La crémation est aussi une pratique courante à l’âge de métal. Les cendres étaient conservées dans des poteries ensevelies dans des champs d’urnes à proximité des lieux d’habitation. Enfin, certains personnages importants du néolithique ont été inhumés individuellement sous des monuments mégalithiques, tumulus ou cairns, placés généralement au cœur du village [2]. Ces premières formes de sépulture démontrent une volonté du vivant de rester proche du cadavre, et une acceptation de la mort.

L’incompréhension de ce changement d’état qu’est la mort et la peur de la contamination ont poussé les hommes à éloigner les défunts de leurs lieux de vie. Les égyptiens dans leurs croyances et leur cosmologie choisissent le Nil (éléments le plus important de leur culture et de leur mode de vie) comme une matérialisation de la délimitation entre le monde des morts et celui des vivants. Chaque égyptien accorde une grande importance à son lieu de sépulture et apporte beaucoup de soin à le préparer de son vivant [3]. Est créée pour cela un autre monde, une ville pour les morts en marge de celle des vivants : les nécropoles. Celles-ci se développent à l’ouest du Nil, qui agit comme une barrière entre les villes des défunts, et celles des vivants. Tel est l’exemple de Memphis et de sa nécropole Saqqarah, ou de Thèbes et de sa nécropole Louxor (Figure 6). Bien que la vie après la mort soit un élément important des croyances égyptiennes, la séparation entre ville et sépultures montre bien la volonté des égyptiens de s’éloigner de leurs défunts.

[3]

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[1] RAGON Michel, L’espace de la Mort (Essai sur l’architecture, la décoration, et l’urbanisme funéraire), Albin Michel, 1981 [2] THIOLLIÈRE Pascaline, L’urbain et la mort : ambiances d’une relation, Grenoble : Université Grenoble Alpes Architecture, aménagement de l’espace, 2016. ARIES Ph., L’homme devant la mort, Paris, Eds du Seuil, 1979.
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Figure 6 : Temple d’Hatchepsout, nécropole de Deir El Bahari, sur la rive ouest du Louxor, en Egypte.

En -450, la loi des Douze Tables du droit romain proscrit d’inhumer ou de brûler l’homme mort dans la ville et les dépenses pour les funérailles et les offrandes sont régulées. Les nécropoles romaines sont alors installées le long des voies d’accès aux villes. Les personnages les plus importants ont des monuments funéraires richement sculptés et personnalisés près de la route pour être admirés par ceux qui arrivaient ou qui partaient des bourgs. Les premiers chrétiens romains pratiquent l’inhumation dans des combes (ravins à l’extérieur des cités), qui évolueront pour former les catacombes. Les défunts sont placés dans des niches souterraines appelées loculus ou des chambres funéraires dénommées hypogées [1]. Les romains déplacent eux aussi les défunts et la mort en dehors de la cité, y laissant seulement place aux vivants.

Au début de l’ère chrétienne, il était de rigueur que les individus soient enterrés ad sanctos, au plus près des tombes ou des reliques de saints, ce qui a entraîné la création de lieux de sépultures autour des chapelles et des églises paroissiales [2]. Les cimetières étaient situés au centre des villages, des bourgs et des villes. Au début des années 1880, pour des raisons d’hygiène, leur construction dut obligatoirement se réaliser en-dehors de l’enceinte des villes et de fait se tenir à la périphérie. Cependant, au cours des deux siècles derniers, les questions d’hygiène ont été résolues et l’urbanisation, notamment dans les grandes villes, a largement rattrapé les cimetières. Ceux-ci sont devenus désormais des éléments du tissu urbain, et ne sont plus systématiquement reliés à des édifices religieux. C’est le cas du cimetière de la Chartreuse à Bordeaux (Figure 7), créé à l’origine pour déplacer les restes du corps ou reliquae des paroisses au cœur des bourgs telle que Saint Seurin. Au fil du temps, la croissance urbaine de Bordeaux a rattrapé le cimetière, le plaçant désormais dans le centre intra-boulevard de la belle endormie [3].

Il est complexe d’exposer ici de manière exhaustive les innombrables formes de sépulture et leurs histoires. Il apparait seulement important de prendre conscience de leur

[1] BURTSCHER Alain, La sémantique de la mort et des funérailles en legs symbolique de nos ancêtres, Études sur la mort, vol. 140, no. 2, 2011

[2] DEBRAY Régis, Vie et mort de l’aime : Une histoire du regard en Occident. Saint-Amand : Gallimard, Folio essais

[3] CALLAIS Chantal JEANMONOD Thierry, Bordeaux, patrimoine mondial - Tome 1, Geste Edition 2012, 624p

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Figure 7 :Le cimetière de la Chartreuse dans le tissu urbain bordelais, en France.

diversité et de leur application à des coutumes. Les cimetières italiens abritent des tombes qui rivalisent de taille et de splendeur, alors que les cimetières américains ressemblent souvent à des jardins semés de croix ou de pierres, seulement distinctes par le nom gravé dessus. Les alignements du cimetière d’Arlington à Washington ont peu de points communs avec les tombes du cimetière municipal de Milan en Italie. En Amérique du Sud, les cimetières sont des lieux vivants et colorés où les gens se rassemblent pour organiser des fêtes et des célébrations. Au Danemark, les cimetières sont intégrés dans de grands parcs à l’exemple du cimetière Assistens de Copenhague. En Corse, l’emplacement des cimetières correspond le plus souvent au plus beau point de vue qu’offre le village sur les paysages environnants. Au Japon, les cimetières, qui sont ouverts sur la ville et traversés par des rues, se visitent de plus en plus [1]. Toutefois, aujourd’hui de par la mondialisation et l’harmonisation de certaines pratiques et visions, la sépulture tend vers de nouvelles formes, d’avantage universelles.

L’installation des sépultures dans le monde des vivants est toujours tributaire de tendances contradictoires entre besoin de proximité et besoin de distance, besoin de se souvenir et besoin d’oublier. Jean Fourastié explique que lorsque le cimetière se trouvait au centre du village, c’est à dire dans et autour de l’église, la mort et ses rites se trouvaient au centre de la vie [2]. L’expulsion des morts de l’enceinte de l’agglomération a en effet précédé l’expulsion des morts de notre vie quotidienne. Jean Didier Urbain, quant à lui, précise que de haut lieu spiritualiste, lorsqu’il était indissolublement lié à l’église, le cimetière laïcisé est devenu un lieu d’actualisation de la rationalité administrative [3]. Lorsqu’une couche de la société acquiert le droit à la maison, elle s’approprie aussi le droit à la tombe. Dans une sorte de conquête démocratique, le cimetière citadin s’édifie en parallèle de la revendication du droit à la ville.

B. Cadre normatif en France : conception et gestion

Les études de cas développées ultérieurement sont situées dans diverses parties du globe, ce qui semblait particulièrement important pour explorer la multiplicité des modes de sépultures, des traditions et des rapports à la ville. Il semble également intéressant de se pencher sur la législation et le cadre normatif des cimetières. Ne pouvant pas étudier les lois qui régissent les cimetières dans le monde entier, nous nous limiterons ici aux normes françaises. Les cimetière reflètent la culture des sociétés et des civilisations ; leur histoire nous montre comment ils ont été créés, comment ils sont utilisés et comment ils disparaissent. L’étude du cadre législatif est d’autant plus important qu’il conditionne directement le modèle spatial et paysager de la majorité des cimetières français actuels.

[1] YORIFUJI Yorifuji,« Le catalogue de la mort », éd.B42, Septembre 2019 - 160 p.

[2] FOURASTIÉ Jean, Les trentes Glorieuses, FAYARD, 1979.

[3] URBAIN Jean-Didié, L’Archipel des morts. Le sentiment de la mort et les dérives de la mémoire dans les cimetières d’Occident, 1990, tome 30 n°114. pp. 179-181.

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La gestion d’un cimetière relève de la compétence communale. Afin d’aborder spécifiquement l’étude des cimetières à l’échelle de la métropole, il semble nécessaire d’aborder juridiquement les obligations communales en matière d’inhumation. La mise à disposition d’un terrain commun, la technicité des fosses ou la capacité de disposer d’un ossuaire font partie des éléments que la commune doit maîtriser pour mener à bien sa mission de service public. Ce préambule juridique permet également d’éclaircir certains points comme la législation funéraire liée aux cendres issues de la crémation du corps, ou encore la question des carrés confessionnels.

Aujourd’hui, on dénombre environ 43500 cimetières en France métropolitaine. La gestion des cimetières français est régie par un cadre juridique : le Code Général des Collectivités Territoriales (CGCT) [1]. Ce code a pour but de confier au maire une police de l’esthétique des cimetières et des sites cinéraires dans le cadre d’un plan de mise en valeur architecturale et paysagère élaboré par le conseil municipal. Le cadre juridique du droit funéraire est organisé autour de quatre principes : la liberté des funérailles (les funérailles doivent se dérouler conformément aux vœux du défunt), le principe de neutralité des cimetières (qui sont des lieux publics civils, où toute marque de reconnaissance des différentes confessions est prohibée dans les parties communes) et la règle de la gestion communale des cimetières et l’interdiction des cimetières privés.

La gestion des cimetières comprend la réglementation et l’entretien des clôtures et espaces verts, la surveillance du bon entretien des sépultures par les concessionnaires et leur ayant- droits, le respect des règles d’hygiène, de sécurité, de salubrité et de tranquillité publiques, le suivi du plan d’aménagement et de gestion des concessions. La commune ne peut faire construire ou apposer aucun signe religieux dans les parties publiques communes. L’entretien des signes religieux présents dans ces espaces avant 1905 est cependant à la charge de la commune. Le maire peut s’opposer aux signes et emblèmes religieux sur les sépultures pour des raisons d’ordre public et au nom de la préservation de la neutralité générale du lieu.

Cependant, le maire peut, dans le cadre de ses pouvoirs de police des cimetières (L.2213-9 du CGCT), déterminer l’emplacement affecté à chaque tombe et donc rassembler les sépultures de personnes de même confession, sous réserve que les principes de neutralité des parties publiques du cimetière et de liberté de choix de sépulture de la famille soient respectés [2]. Les maires ont donc été incités à créer des regroupements des sépultures des personnes de même confession. En revanche, la loi de 1905 de séparation des églises et de l’État qui impose le principe de neutralité du cimetière, est source de conflit d’intérêt. Afin de pallier cet écueil, des carrés confessionnels sont créés dans les communes à la demande des responsables religieux locaux. Il permettent de pratiquer les funérailles dans le respect de la religion. Cependant, la construction d’un mur séparant un carré confessionnel du reste du cimetière est interdit. Exception qui confirme la règle, la création de cimetières

[1] Les fondamentaux sur la laïcité et les collectivités territoriales. (s. d.). Consulté le en octobre 2020, à l’adresse https://www.yumpu.com/ fr/document/view/55556207/les-fondamentaux-sur-la-laicite-et-les-collectivites-territoriales

[2] Le funéraire | Collectivités locales. (s. d.). Consulté le 28 novembre 2020, à l’adresse https://www.collectivites-locales.gouv.fr/funeraire-0

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confessionnels est toujours autorisée en Alsace-Moselle, conformément au concordat signé entre la France et le Saint-Siège sous Napoléon Bonaparte, toujours en vigueur aujourd’hui et accordant un statut particulier à la région.

La création de regroupements confessionnels ne règle pas toutes les questions liées aux prescriptions rituelles en matière d’inhumation et d’exhumation qui peuvent se heurter aux règles applicables. L’inhumation à même la terre est contraire aux dispositions de l’article R 2213-15 du code général des collectivités territoriales qui prévoit l’obligation de mise en bière du corps d’une personne décédée, pour des raisons d’hygiène et de salubrité. Pour l’incinération, pendant longtemps, le droit funéraire n’a pas réglementé clairement le dépôt des urnes cinéraires au sein des cimetières [1]. Ce faisant, de nombreux sites privés, souvent commerciaux, se sont multipliés et certaines urnes étaient conservées à l’intérieur même des domiciles privés. Le régime actuel, réglé par la loi du 19 décembre 2008 relative à la législation funéraire, vient normaliser le régime des cendres par rapport au droit commun. Le caractère public des sites cinéraires est confirmé avec l’interdiction des sites cinéraires privés. Les cendres sont désormais assimilées aux dépouilles. La crémation est autorisée sauf en cas d’opposition « connue, attestée ou présumée ».

La gestion du cimetière, c’est-à-dire ce qui a trait à sa création, à son entretien, à son aménagement, à son agrandissement, à sa suppression, relève donc des attributions du conseil municipal. Ces règles, à caractère général, paraissent accommodantes pour chacune des religions pratiquées sur le territoire français. Peut-on supposer que les règles juridiques, ainsi que la culture plurielle française, ont abouti à l’émergence d’une typologie de cimetière ?

C. Établissement d’une typologie urbaine et architecturale ?

Il s’agit ici de passer en revue les caractéristiques architecturales et urbaines constitutives des cimetières en France, pour déterminer si une typologie de métropole existe ou du moins d’en déceler les constantes de conception.

Le cimetière français est généralement ceint d’un mur, réalisé en moellons de pierre. Ce mur d’enceinte est érigé à une hauteur qui ne laisse pas passer la vue, par obligation légale. Il joue le rôle de seuil, de filtre entre la ville et l’espace de la mort. En un point précis, souvent lié à une artère urbaine, la paroi s’interrompt et le mur se change en porte. Le nombre d’entrées varie, et le caractère de la nécropole avec lui : un cimetière à accès unique constitue une enclave urbaine, tandis qu’un cimetière ouvert en plusieurs endroits devient franchissable et peut se transformer en chemin de promenade [2].

[1] Gestion des cimetières et législation funéraire. (s. d.). Consulté le 7 janvier 2021, à l’adresse https://www.echodescommunes.fr/ actualite_1972_la-gestion-des-cimetiares-et-la-lagislation-funaraire.html

[2] FUNESCOPE 2019, les Français et les obsèques, 5e baromètre CSNAF-CREDOC.

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Il existe une diversité de types de cimetières pour des raisons différentes qui peuvent être historiques, anthropologiques ou culturelles. En France, le modèle dominant est celui du cimetière dit classique. Au XVIIIe siècle, ces derniers, alors installés dans l’enceinte des églises sont progressivement désaffectés. De nouveaux sont créés, aux porte de la ville ou des villages. Progressivement, le cimetière n’est plus administré par l’Église et le pouvoir religieux, mais pas l’autorité municipale. Tel est le cas en France aux environs de 1770 où, sur les conseils de la Faculté, les autorité décident de les déplacer à l’extérieur des villes, de les entourer de murs, d’interdire le creusage de puits pour des raison de salubrité publique [1]. A cette époque, le système de concessions voit le jour.

Ces cimetières se situent principalement en tissu urbain constitué, et ont une densité de sépulture très élevée. La présence du végétale est faible en dehors du fleurissement des tombes. Le modèle développé sous l’ère napoléonienne et les règles qui régissent les dimensions et les durées des concessions font toujours foi aujourd’hui. L’église catholique a largement soutenu ce principe, soucieuse de marquer les territoires d’un modèle unique. Aujourd’hui, ce modèle s’érode sous l’effet de la banalisation du paysage funéraire monopolisé par les acteurs commerciaux. L’idée de reposer au sein d’un cimetière classique, dans un site dénué de caractère et de nature est une conception à laquelle de moins en moins de personnes adhèrent. [1] Gestion des cimetières et législation funéraire. (s. d.). Consulté le 7 janvier 2021, à l’adresse https://www.echodescommunes.fr/ actualite_1972_la-gestion-des-cimetiares-et-la-lagislation-funaraire.html

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Figure 8 :Le cimetière du Père Lachaise dans le tissu urbain Parisien, en France.
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Figure 9 : Les allées du cimetière de Montjuic à Barcelone, en Espagne, sont desservies par les transports publics. Figure 10 : Le cimetière de Montjuic sur les hauteurs de Barcelone, en Espagne. Figure 11 : Le cimetière de Montjuic dans le tissu urbain de Barcelone, en Espagne.

vo L ution spatia L e , intégration urbaine et socia L e

: un nouveau type d ’ espace

2.1 Le renouveau de l’architecture mortuaire et de leur rapport à la ville

A. Le renouveau des nécropoles ?

S’apparentant aux cimetières classiques issus du XVIIIe siècle, les cimetières modernes traitent la question de l’insertion dans le paysage et la qualité du lieu en tant que tel. Le cimetière n’est plus uniquement considéré comme un lieu enclavé de recueillement, mais comme un morceau de ville, avec une esthétique et un paysage singulier de qualité. Des cimetières se développent alors en tissu urbain constitué de grandes villes ou dans les petits villages. Les XIXème et XXème siècle ont été le support de bouleversements d’un point de vue économique, social, culturel mais aussi architectural. Prônant la méthode « tabula rasa » en urbanisme les Modernes s’abstraient du passé pour tenter de dessiner un monde nouveau. Le programme du cimetière devient alors un projet architectural et urbain en soi, et les espaces mortuaires sont conçus comme une ville pour les morts : on assiste à une nouvelle forme de nécropoles [1].

Au XIXème siècle, face à la croissance démographique de Barcelone, on assiste à une saturation des cimetières du centre-ville, sans possibilités d’agrandissement. Pour pallier à ce manque de place, et également affirmer le rayonnement de la ville de Barcelone, la construction d’un cimetière de grande ampleur est décidée. La réalisation de l’œuvre fut à la charge de Leandre Albareda, célèbre architecte de l’époque, qui dessine le plan du nouveau cimetière de Montjuic et les éléments architecturaux disposant de plusieurs concessions. Les grandes fortunes de l’époque font eux-mêmes appel à des architectes ou à des artistes pour se faire construire leurs propres tombes, caveaux et mausolées impressionnants[2].

Inauguré en 1883 le Cimetière de Montjuïc se situe sur la façade maritime de la montagne éponyme aux portes de Barcelone. Ici reposent de nombreux personnages qui ont joué un rôle essentiel dans l’histoire de la ville, tel que l’ancien président de la Generalitat, Francesc Macià, le musicien Isaac Albéniz et des artistes comme Ramon Casas, Santiago Rusiñol et Joan Miró. Avec des agrandissements réguliers, le Cimetière de Montjuïc ne devint comme tel qu’en 1960 quand le cimetière eut atteint la limite géographique qui incombait [2]. Aujourd’hui, sur 56 hectares, ce cimetière regroupe plus de 150 000 sépultures, dont une majorité se présente sous la forme de compartiments superposés sur plusieurs niveaux

[1] THIOLLIÈRE Pascaline, L’urbain et la mort : ambiances d’une relation, Grenoble : Université Grenoble Alpes Architecture, aménagement de l’espace, 2016.

[2] MONTANER Josep-Maria, Barcelone: La ville et son architecture, Taschen, 1997.

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afin de réduire l’emprise au sol. L’organisation de la conception ce cimetière peut rappeler les méthodes appliquées aujourd’hui pour aménager des morceaux de ville. Cette espace pourrait être considéré comme une Zone d’Aménagement Concerté dont Leandre Albareda serait l’architecte coordinateur.

Des murs d’empilement de tombaux sont constitués de niches où se glissent les cercueils, et donc, un certain nombre de concessions. L’organisation, l’aspect et la structure s’apparentent à ceux d’immeubles de logements, où cohabitent des individus dans de petits espaces, empilés au sein d’une structure verticale. Dans cette immensité, la circulation se fait à pied, en bus ou à vélo, dans une rue contenue par ces édifices mortuaires. Ces voies permettent aux visiteurs de traverser le cimetière, mais également de le desservir. Une grande partie bourgeoise et aristocratique », dispose quant à elle de concessions et d’entités bâties individuelles, designées en amont par des architecte ou des artistes choisis par leurs soins. Cela donne naissance à des tombeaux plus extravagants et originaux. Vient ensuite la partie des « classes moyennes », une partie pour les indigents et enfin la partie nommée « El Fossar de la Pedrera » où étaient déposés les opposants au Franquisme [1]. Ce cimetière est donc constitué de différents secteurs, organisés selon les critères socio-économiques des vivants, comme des quartiers de logements plus ou moins accessibles financièrement et socialement pour certains individus.

Ce lieu réutilise des codes et des manières de faire la ville, utilisés depuis des siècles. Pourtant basé sur les traditions du cimetière espagnol catholique traditionnel, le cimetière de Montjuic propose dès le XIXème siècle une nouvelle forme architecturale et urbaine de la sépulture. Leandre Albareda envisage le cimetière comme un nouveau morceau de ville, constitué lui aussi d’espaces publics, de places, de voiries et de bâtiments, d’immeubles : les murs de cercueils. On assiste alors à un nouveau moyen d’intégrer le cimetière dans la cité, en utilisant ce dernier comme moyen de faire la ville, et comme envers de cette dernière. Le schéma traditionnel métropolitain se retrouve aussi bien dans une partie de l’architecture que dans une partie de la composition urbaine du site. Le cimetière apparait alors ici comme l’envers de la ville, comme une cité mortuaire.

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[1] MONTANER Josep-Maria, Barcelone: La ville et son architecture, Taschen, 1997. Figure 12 : Le cimetière de Montjuic : Rapport entre les anciennes et nouvelles édifications du cimetière à Barcelone, en Espagne.

B. Vers une évolution et extension des cimetières traditionnels

La saturation des espaces mortuaires établis dans les métropoles entraine la nécessité de les étendre. Se pose alors la question de la forme architecturale et de la mise en cohérence avec les éléments architecturaux préexistants. Le cimetière de San Cataldo semble être un cas pertinent pour évoquer les extensions modernes de cimetière traditionnels.

Le cimetière de San Cataldo se situe en périphérie de Modène en Italie. La partie historique, sortie de terre entre 1858 et 1876, est un ouvrage de style néoclassique réalisé par l’architecte César Costa. En 1971, Aldo Rossi (1931-1997), devient le lauréat du concours prévoyant l’extension du cimetière [1].

Employant des conventions de perspective développées au XVe siècle, Rossi utilise une vue aérienne pour donner une idée du cimetière à la fois en plan et en élévation (voir Figure15)

[2]. On pénètre dans cet espace clos de murs en faisant face à ce qui semble être une maison, une structure cubique dans laquelle se trouve le sanctuaire des victimes de guerre et l’ossuaire. Au fur et

[1] SVEIVEN, M. (2020, 12 mai). AD Classics : San

https://www. archdaily.com/95400/ad-classics-san-cataldo-cemetery-aldo-rossi

[2] ONANER Can,

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Cataldo Cemetery / Aldo Rossi. Consulté le 7 janvier 2020, à l’adresse Aldo Rossi architecte du suspens - En quête du temps propre de l’architecture, Métis Presses, 2016. Figure 13 : L’extension du cimetière de San Cataldo à Modène, en Italie, pensée par Aldo Rossi.

à mesure que l’on avance le long de l’axe central, on traverse des structures rectangulaires successives, qui s’élèvent en hauteur à mesure qu’ils diminuent en longueur et qui s’inscrivent dans un triangle. A l’autre extrémité, on trouve un cône sous lequel se trouve la fosse commune. De ce projet inachevé, on constate que la forme ne suit plus la fonction. Le point focal du projet est un bâtiment carré central qui a été créé pour illustrer nombre de concepts abstraits. Ce cube en terre cuite rouge est percé de fenêtres régulières taillées dans les murs, sans huisseries sans toiture ni plancher. C’est un édifice destiné à ceux qui n’ont plus besoin de la protection d’un abri : une maison pour les morts où la vie et la mort existent comme un continuum dans la mémoire collective [1]. Le percement atténue le caractère imposant de l’édifice, éclaire l’ossuaire et rompt la solennité du lieu. La vie côtoie la mort comme le cimetière côtoie la ville des vivants. La monumentalité du cube en fait aussi un lieu sacré.

Les portiques pour pénétrer dans l’enceinte sont alignés selon un parcours rectiligne, ce sont comme des rues couvertes de caractère urbain. S’offre au visiteur une promenade architecturale faite de pleins, de vides et de trajectoires parallèles. Rossi crée une véritable cité dans laquelle les visiteurs peuvent venir se recueillir et communiquer avec leurs proches. Les formes utilisées par Rossi, tels que le cube, le triangle, le cône sont soumises à l’abstraction, thème cher chez l’architecte. C’est une manière de faire le vide en mettant sous silence le désir et l’anxiété face à la mort. Si les formes sont simples, abstraites et élémentaires, la structure sera elle fragmentée et complexe. Rossi a d’ailleurs utilisé les proportions, les axes et la géométrie du bâtiment de Costa pour dessiner son projet [2]. Pour Rossi, il n’est pas envisageable d’avoir une totalité cohérente ni d’écrire une narration complète car la ruine et l’oubli sont inhérents à la mémoire de l’architecte comme à la mémoire collective de la ville.

Si ce cimetière se démarque par ses formes audacieuses, ses couleurs (rose, rouge, bleu) et les matériaux utilisés (terre et bétons), Rossi s’est appuyé sur le cimetière existant pour créer des codes contemporains et pour proposer un parcours métaphysique et spirituel sur la mort [3]. Ces moyens traditionnels ajoutés à de nouvelles techniques de constructions et à de nouveaux canons esthétiques, donnent naissance à de nouvelles formes de sépultures. La ville a ici un rapport direct avec le cimetière, puisque ce dernier en reprend parfois ses traits.

L’extension de cimetières traditionnels donnent naissance à des espaces mortuaires d’une grande singularité. Ces projets, modernes ou plus contemporains se heurtent aujourd’hui à de nombreuses problématiques, notamment celle du poids environnemental de la mort.

[1] ONANER Can, Aldo Rossi architecte du suspens - En quête du temps propre de l’architecture, Métis Presses, 2016.

[2] Mairs, J. (2017, 16 janvier). Postmodern architecture : San Cataldo Cemetery by Aldo Rossi. Consulté le 7 janvier 2021, à l’adresse https:// www.dezeen.com/2015/07/30/san-cataldo-cemetery-modena-italy-aldo-rossi-postmodernism/

[3] SVEIVEN, M. (2020, 12 mai). AD Classics : San Cataldo Cemetery / Aldo Rossi. Consulté le 7 janvier 2020, à l’adresse https://www. archdaily.com/95400/ad-classics-san-cataldo-cemetery-aldo-rossi

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Figure 14 : Extension du cimetière de San Cataldo par Aldo Rossi à Modène, en Italie. Figure 15 : Plan du cimetière de Modène, en Italie. par Aldo Rossi Figure 16 : Contiguïté de l’ancien et du nouveau cimetière de San Cataldo dans le tissu urbain de la ville de Modène, en Italie.

C. Prise de conscience environnementale : la naissance des cimetières écologiques et jardins de mémoire

Le respect de l’environnement est aujourd’hui une préoccupation mondiale que l’univers du funéraire commence à prendre en compte : les techniques funéraires classiques (inhumations et crémations) ont un impact important sur l’environnement. Suite à une prise de conscience écologique, une nouvelle méthode de gestion des cimetières émerge. Ainsi, l’aménagement de végétation et la réduction de l’utilisation des pesticides dans ces zones ont permis la création de « cimetières naturels ». Ils deviennent de véritables espaces verts, qui sont des lieux souvent impossibles à créer au sein de zones urbaines denses et qui jouent un rôle important dans la trame verte des villes. Ils peuvent notamment constituer des corridors écologiques lorsqu’ils sont proches d’espaces plus naturels (comme des bois ou parcs), ou de zones refuges, très importantes pour la préservation de la biodiversité.

Un cimetière naturel est un lieu où le corps et les cendres sont rendus le plus naturellement à la terre. Déposé dans un cercueil simple ou dans une urne en matériaux biodégradables, le défunt ne reçoit pas de soins de conservation. La pierre tombale traditionnelle est remplacée par des stèles discrètes pour l’identification de la personne, et, les tombes qui sont matérialisées sont fleuries avec des plantes vivaces en pleine terre. Des espaces de dispersion des cendres sont mis à la disposition des familles. Le plus souvent, il s’agit d’un secteur de grande qualité paysagère pour favoriser le travail de deuil et honorer les défunts [1]. Ces espaces se trouvent généralement à l’extérieur des centres villes, du fait de leur nouvelleté et du manque de foncier disponible au cœur des métropoles, et aussi, du fait de leurs dimensions importantes.

Certaines villes ont déjà changé radicalement la gestion de leurs cimetières (Ex : Paris, Niort etc…). À Ivry-sur-Seine en Île-de-France, il est désormais possible de se faire inhumer de façon écologique et respectueuse de l’environnement. « Nous avons eu des demandes de personnes souhaitant ne pas avoir d’impact sur la planète après leur mort. C’est ce qui nous a donné envie de nous lancer », détaille dans les colonnes du Parisien Pénélope Komitès (PS), adjointe à la maire de Paris chargée des espaces verts [2]. Ainsi, 1 500 m², soit l’espace possible pour 157 emplacements, sont désormais réservés aux personnes souhaitant être enterrées de manière écologique.

L’idée est que tout soit biodégradable (le cercueil, l’urne, etc.) et qu’il n’y ait pas de pierre tombale. « Le premier avantage de cet espace funéraire est la possibilité de laisser une empreinte écologique la plus faible possible », explique Sylvain Ecole, chef de service des cimetières de la Ville de Paris [2]. L’inhumation se fait en pleine terre afin de limiter la consommation énergétique, et dans des cercueils ou des urnes en carton ou en bois local (essences françaises ou issues de forêts franciliennes : acacia, châtaignier, chêne…) sans

[1]AUZELLE, Robert, « Dernières demeures : conception, composition, réalisation du cimetière contemporain », Edition Auzelle, 1965, 461 p.

[2] Le premier cimetière écologique parisien a vu le jour. (s. d.). Consulté le 24 octobre 2020, à l’adresse https://www.paris.fr/pages/unespace-funeraire-ecologique-au-cimetiere-d-ivry-7143

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vernis. Aucun élément minéral n’est prévu. Les familles s’engagent également, lors de la signature obligatoire d’une charte, à ne pas avoir reçu d’intervention de thanatopraxie ou encore à ce que les vêtements du défunt soient les plus naturels possible (fibre naturelle). Aucun produit chimique pour la préparation et la conservation des corps n’est accepté.

Par ailleurs, le coût de la concession écologique devrait être moins cher que celle dite « classique ». Il passera de 376 euros à 294 euros pour dix ans. Il n’est pour l’heure pas possible de réserver un emplacement dans ce carré écologique. Il reviendra donc à la famille d’indiquer cette volonté au moment du décès de la personne.

Parallèlement aux cimetières écologiques, on assiste au développement de sites cinéraires qui sont des espaces naturels réservés à la pratique de la crémation et de la dispersion des cendres, et qui pousse le concept de cimetière à son paroxysme : pas de stèles, c’est un arbre qui figure le lieu de sépulture [1].

Cette pratique, répandue en Allemagne depuis une vingtaine d’années, est nouvelle en France. Il est désormais possible d’enterrer les cendres de ses défunts au pied d’un arbre. C’est en Haute-Garonne, dans la commune d’Arbas, que la première forêt cinéraire française a vu le jour. Une forêt cinéraire est une forêt dédiée au développement d’obsèques durables. Comme dans un cimetière traditionnel, la famille doit, dans un premier temps, acheter une

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Figure 17 : Le cimetière écologique d’Ivry-Sur-Seine, en France. [1]AUZELLE, Robert, « Dernières demeures : conception, composition, réalisation du cimetière contemporain », Edition Auzelle, 1965, 461 p.

concession auprès de la mairie à laquelle est rattachée la forêt. Dans un deuxième temps, elle choisit l’arbre au pied duquel seront inhumés les cendres du défunt. L’urne funéraire biodégradable qui renferme les cendres sera alors enterrée au pied de l’arbre désigné [1]. Une étiquette en bois, sur laquelle sont inscrits les nom, prénom, ainsi que les date de naissance et de décès du défunt, sera ensuite accrochée sur une cordelette et placée autour du tronc de l’arbre en guise de stèle.

Face au manque de place dans les cimetières et à la volonté de plus en plus de personnes de s’inscrire dans une démarche écoresponsable, même après leur mort, les forêts cinéraires semblent être une bonne alternative. Ce projet présente également un autre avantage écologique : il permet aux forêts concernées par ce projet d’être protégées de toute exploitation forestière. Au-delà de la dimension écologique se trouve aussi une dimension spirituelle : une forêt est un cadre paisible et invite les proches du défunt au recueillement. Les cendres contribuent à nourrir un arbre et pour les personnes qui font ce choix, ce qui peut être perçu une façon de prolonger la vie [2].

Les préoccupations environnementales font émerger de nouvelles pratiques et créent ainsi de nouveaux modes de sépulture. Les cimetières écologiques et les jardins de mémoire, proposent alors des espaces qui s’affranchissent de l’architecture en laissant une place prépondérante aux espaces naturels. Ces espaces-là deviennent alors des poumons verts dans des zones urbaines denses. Ces nouvelles conceptions peuvent alors amener de nouveaux usages, modifiant alors la perception que nous avons de ces espaces.

[1]Arbas – Cime’Tree. (s. d.). Consulté le 20-12-20, à l’adresse http://cime-tree.fr/les-forets-cimetree/arbas/

[2] AUZELLE, Robert, « Dernières demeures : conception, composition, réalisation du cimetière contemporain », Edition

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Auzelle, 1965, 461 p. Figure 18 : Proposition des emplacements disponible dans la forêt cinéraire d’Arbas, en France.

2.2 Intégration urbaine et sociale : l’influence de l’usage

A. Les lieux de mémoire

Les cimetières sont bien souvent des lieux collectifs de mémoire individuelle. Il existe pourtant des cimetières qui sont des espaces de commémoration et de deuil collectif. Ces espaces sont pourvus d’une dimension solennelle, et leurs architectures et leurs intégrations à la ville sont fortement impactés par les enjeux de la mémoire collective.

Le maintien des sites physiques, géographiques et historiques de la sociabilité des vivants et des morts sont importants. Certains cimetières et mémoriaux apparaissent comme des lieux de mémoire collective, rassemblant en leur sein, tant de grands personnages de l’Histoire politique ou culturelle, tant des anonymes morts pour la patrie. Les traverser permet d’appréhender l’Histoire et les traditions locales [1].

L’ossuaire de Douaumont est une monument commémoratif contenant les restes squelettiques des soldats morts français et allemands sur le champ de bataille pendant la bataille de Verdun pendant la Première Guerre Mondiale. Il est situé à Douaumont, sur la commune de Verdun, à l’emplacement du champ de bataille. Il a été construit à l’initiative de l’évêque de Verdun [2]. En 1919, une baraque en planches fait office d’ossuaire provisoire. Une association privée est créée et un comité présidé par l’évêque se met à la recherche de

[1] THIOLLIÈRE Pascaline, L’urbain et la mort : ambiances d’une relation, Grenoble : Université Grenoble Alpes Architecture, aménagement de l’espace, 2016.

[2] L’ossuaire. (2019, 30 octobre). Consulté le 17 octobre 2020, à l’adresse https://www.verdun-douaumont.com/lossuaire

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Figure 19 : L’Ossuaire de Douaumont dans la forêt de Verdun, en France.

de financements nécessaires à l’édification du monument définitif. Un concours d’architecture est organisé pour imaginer le futur monument. Il est remporté en 1923 par un trio d’architectes : Léon Azéma (Premier Grand Prix de Rome 1921), Max Edrei et Jacques Hardy.

L’ossuaire consiste en un bâtiment horizontal de plus de 130 mètres de long, avec au milieu une tour haute de 46 mètres, qui offre une vue panoramique sur la nécropole et les champs de batailles avec une table d’orientation. Pour certains, le bâtiment de l’ossuaire représente la poignée d’une épée fichée dans le sol jusqu’à la garde, pour d’autres, la tour est un obus. Une carte d’appel de fonds pour sa construction présente le bâtiment comme le symbole de la Digue que les héroïques Défenseurs de Verdun ont opposé avec leurs poitrines à l’avance de l’ennemi. Le corps principal de l’ossuaire est constitué d’un cloître long de 137 mètres. Il est bordé de 18 alvéoles contenants chacune deux tombeaux en granit rouge de Perros-Guirec, et se termine par deux absides contenant cinq tombeaux chacune. Il y a donc au total 46 tombeaux correspondant à 46 secteurs du champ de bataille. Mais chaque tombeau des absides contient des ossements recueillis dans deux secteurs les plus éloignés, ce qui fait que les 52 secteurs sont représentés [1].

Dans chaque alvéole, des verrières projettent sur les tombeaux une lumière rouge, symbole du sacrifice. Chaque tombeau surplombe une fosse de 14 m3 et à chaque extrémité du cloître, un caveau de 350 m3 accueille les surplus des secteurs les plus chargés. Au total, 130 000 soldats inconnus, français et allemands, reposent en ce lieu. Les os sont visibles à travers des vitres depuis l’extérieur. Au milieu de l’ossuaire, une chapelle de 25 mètres de long sur 14 m de large a été construite perpendiculairement au cloître avec les dons des catholiques français et étrangers.

Aussi appelée « La Lanterne des morts », la tour de l’Ossuaire, haute de 46 mètres, offre une vue imprenable sur le Champ de Bataille. Offerte par les américains, elle a été une des premières parties du monument à avoir été bâtie avec la chapelle. A mi-parcours de sa montée, quelques vitrines avec de l’équipement et des scénettes mettent en relief des soldats de chaque camp [2]. Enfin, au sommet de la tour, en plus du point de vue et des tables directionnelles, se trouvent deux symboles du moment : le phare et la cloche. Le phare, éclaire chaque nuit le Champ de Bataille de ses feux blancs et rouges. Il se voit à des dizaines de kilomètres à la ronde.

La dimension monumentale et l’architecture du bâtiment restituent parfaitement la gravité de l’événement qu’il commémore. Son emplacement symbolique sur le lieu de bataille permet également une mise à distance de la ville de Verdun permettant de rentrer dans une retraite commémorative, dans un lieu de mémoire collective. Ce lieu devient alors également un lieu d’haute affluence touristique ce qui peut modifier la perception de ce bâtiment, et le rapport qu’il entretient avec la ville et ses habitants.

[1] Ossuaire de douaumont. (2020, 15 mai). Consulté le 17 octobre 2020, à l’adresse https://www.tourisme-lorraine.fr/memoire-militaire/ centenaire-14-18/sites-et-monuments/939001655-ossuaire-de-douaumont-douaumont-vaux

[2] L’ossuaire. (2019, 30 octobre). Consulté le 17 octobre 2020, à l’adresse https://www.verdun-douaumont.com/lossuaire

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Figure 20 : Les alvéoles de l’Ossuaire Figure 21 : L’Ossuaire de Duaumont, à Verdun, en France.

B. Lieu de visite/promenade

Bien que la majorité des individus se rendent au cimetière à des fins de recueillement, d’autres raisons peut y mener le visiteur, qu’elles soient d’ordre touristique, patrimonial ou de simples flâneries. Les visiteurs peuvent alors percevoir le lieu en dehors des rites ou de souvenirs personnels. Certains cimetières sont très célèbres et ont une renommée mondiale de par leur architecture, leur forme urbaine ou les célébrités qui y sont inhumées. Cette réputation engendre alors une forte attractivité touristique qui conditionne un nouveau rapport que le cimetière entretient avec la ville et ses habitants.

Une des destinations les plus courues par les touristes lors de leur passage à Buenos Aires, en Argentine, est sans aucun doute le cimetière de Recoleta, situé dans le quartier éponyme. On peut facilement expliquer cet engouement par deux points, d’une part la richesse et même l’originalité de certains tombeaux, et d’autre part la célébrité des personnes y reposant.

C’est au XVIIIe siècle que les pères récollets (ordre mendiant) arrivent à Buenos Aires. En 1732, ils construisirent un couvent et l’église de la Virgen del Pilar. Au début du XIXe siècle, La Recoleta était toujours à l’extérieur de la ville et la zone comptait quelques grandes demeures agricoles. Il faut attendre 1822 pour que l’État expulse les récollets et prenne en charge le cimetière, construit à l’emplacement du jardin des moines. Le gouvernement de la province de Buenos Aires charge deux architectes français de mener à bien sa création, Prosper Catelin et Pierre Benoit. C’est le premier cimetière appartenant à la Nation. Jusqu’alors à Buenos Aires, ces derniers appartenaient à des congrégations religieuses et à des paroisses [1]. On enterrait souvent les personnalités, les nobles et les ecclésiastiques dans les églises alors que le peuple avait sa place à l’extérieur.

Toutes les grandes familles acquirent immédiatement des concessions car il était de bon ton de reposer en ce lieu, et non avec les pauvres dans les cimetières de l’église. Nouvelle bourgeoisie porteña, commerçants, notables estancieros, et émigrés ayant fait fortune, hommes de guerre, politiques, administrateurs, tous devaient trouver leur dernière demeure entre les murs de ce nouveau cimetière [2]. Il fallut même repousser ces murs à deux reprises car on manquait d’espace. L’enceinte actuelle tout comme le principal porche d’entrée datent de 1881. Trois dates sont inscrites sur ce porche : 1822, l’année de création du cimetière ; 1881, l’année de son extension ; et 2003, l’année de sa dernière restauration.

La tombe la plus visitée aujourd’hui est sans conteste celle d’Evita Perón, la Grace Kelly argentine, été la première dame d’Argentine, seconde femme du président Juan Perón.. Pendant la dictature, les militaires avaient volé le corps et ce n’est qu’après plusieurs sombres années que le cercueil d’Evita a retrouvé sa place. Le caveau est simple et situé dans une des nombreuses allées étroites du cimetière. Par contre, d’autres

[1] CEMENTERIO DE LA RECOLETA. (s. d.). Consulté le 24 novembre 2020, à l’adresse http://www.cementeriorecoleta.com.ar

[2] BERNAND Carmen, Histoire de Buenos Aires, Fayard, 1997, 432p

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Figure 22 : Le cimetière de Recoleta au cœur du tissu urbain dense de Buenos Aires Figure 23 : L’alignement des monuments cinéraires créent des voies dans le cimetière.

tombes, pour ne pas dire des mausolées, sont impressionnantes par leurs dimensions et leur architecture. Les plus beaux exemples sont les mausolées du Général Carlos María de Alvear, de Pablo Ricchieri, de Guillermo Brown, ou encore celui de Luis Federico Leloir.

Une rotonde centrale contient une sculpture du Christ réalisée en 1914 par Pedro Zonza Briano ; de cette rotonde partent de véritables avenues. Elles sont bordées de près de 5000 édifices, dont 90 sont déclarés monuments historiques. Les styles architecturaux sont très variés et vont de l’Art déco, Art Nouveau, Baroque, au néogothique. L’entrée, de style grec, est majestueuse ; elle contient de nombreux messages allégoriques comme une bobine de fil et des ciseaux, symbole de la fragilité de la vie qui peut à tout instant être interrompue [1].

En 2011, la BBC l’a nommé comme étant l’un des plus beaux cimetières au monde, et, en 2013, CNN l’a classé parmi les 10 plus beaux cimetières. Avec une superficie de 5,5 hectares, le site contient 4691 tombes, toutes au-dessus du sol, 94 d’entre elles ont été déclarées monuments historiques nationaux par le gouvernement argentin. L’accès principal au cimetière se fait via une entrée néo-classique avec de grandes colonnes doriques grecques. Le cimetière contient plusieurs mausolées en marbre élaboré, ornées de statues, dans une grande variété de styles architecturaux tels qu’Art déco, Art Nouveau, Baroque, et néogothique. La plupart des matériaux utilisés entre 1880 et 1930 dans la construction des tombes ont été importés de Paris et de Milan [2].

Les dimensions monumentale et touristique de ce cimetière a pris le dessus sur celle du recueillement. Aujourd’hui par manque de place, très rares sont les personnes qui réussissent à y acheter des concessions. Les porteños [3] ne s’y rendent quasiment jamais, lassés par le flot de touristes. La dimension touristique a établi un nouveau rapport entre le cimetière, la ville et ses habitants. La mémoire historique et architecturale prend le pas sur la mémoire. On observe alors des dissidences entre programmation, usages et mutations sociétale.

[1] CEMENTERIO DE LA RECOLETA. (s. d.). Consulté le 24 novembre 2020, à l’adresse http://www.cementeriorecoleta.com.ar

[2]Guide touristique de Recoleta, Buenos Aires. (s. d.). Consulté le 22 décembre 2020, à l’adresse http://www.sibaires.com/francais/guide_ buenos_aires/guide_recoleta.html

[3] Porteño (au féminin porteña) est une expression courante en Amérique du Sud désignant les habitants de certaines villes portuaires, lle désigne notamment les habitants de Puerto de Nuestra Señora de los Buenos Aires (en français : Port de Notre Dame des Vents favorables).

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Figure 24 : Mausolée de Luis Federcio Lenoir, dans le cimetière de Recoleta, à Buenos Aires, en Argentine.

C. Usages divergents

Selon les religions, les cimetières peuvent se transformer en espaces festifs pour de grandes fêtes religieuses, comme en Europe de l’Est pour Pâques, ou comme à la Toussaint au Mexique. Par ailleurs, la croissance démographique, la précarisation des populations et le manque d’espaces disponibles dans les métropoles mènent à la réappropriation des espaces mortuaires par les populations défavorisées. Aujourd’hui, au Caire, pour des raisons financières, certaines familles habitent depuis plusieurs générations dans des tombeaux situés dans un cimetière vieux d’un millier d’années près de la mosquée Al-Azhar [1]. Certains habitants officient comme gardiens, creusant les fosses et entretenant les tombes, tandis que d’autres travaillent comme vendeurs, offrant différents services. En 2008, l’agence égyptienne de statistiques a déclaré qu’1,5 million de personnes vivaient dans les cimetières du Caire.

Il en est de même à Navotas, une des villes satellites de Manille aux Philippines, où en 2010, 600 familles ont trouvé refuge dans le cimetière municipal et s’entassent dans des

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[1] lefigaro.fr. (s. d.). Visite de la Cité des morts, une ville installée dans le cimetière du Caire. Consulté le 24 octobre 2020, à l’adresse https://immobilier.lefigaro.fr/article/visite-de-la-cite-des-morts-une-ville-installee-dans-le-cimetiere-du-caire_acda50c4-b5e4-11e5-b54c409612a8e20b/ Figure 25 :Tombeaux habités par des populations défavorisées dans le cimetière d’ Al-Azhar au Caire.

baraques brinquebalantes adossées aux sépultures [1]. Les cimetières-bidonvilles révèlent les problèmes de densification et de manque de place dans les grandes villes du XXIème siècle.

Comme un certain nombre de ses voisins asiatiques, les Philippines ont connu une forte croissance économique lors de ces deux dernières décennies. Après une longue période d’autoritarisme, les fermiers des provinces du pays ont émigré dans la capitale, Manille, à la recherche d’un meilleur niveau de vie. Malgré leur déménagement, ces populations n’ont pas réussi à prospérer et continuent à vivre en marge de la société dans de gigantesques bidonvilles. Là, parmi les tombes, les os et les déchets, vivent actuellement 6 000 hommes, femmes et enfants [2].

Ce lieu généralement destiné au repos des morts est ici bien différent. Dès l’entrée, on tombe sur un village improvisé et dense. La vie quotidienne s’y déroule manifestement comme dans n’importe quel autre quartier de Manille, et des dizaines d’enfants jouent entre les pierres tombales blanches et les mausolées gravés de patronymes espagnols.

Cette jeunesse crée dans le cimetière une atmosphère joyeuse, et les enfants montrent fièrement leur maison. Le long de l’allée principale, par petits groupes, ils jouent tranquillement aux cartes ou observent, étonnés, les visiteurs. Le cimetière possède sa grand-place, véritable carrefour où quelques habitants se rassemblent pour passer le temps. Plus loin, le stand de glaces est très apprécié. On trouve aussi un petit magasin, un billard très fréquenté et même un terrain de basket, entouré de niches funéraires qui servent de gradins, sur lequel les équipes se relayent en permanence [3]. L’espace commence à manquer, et une vingtaine de familles ont construit leur maison en étage sur les mausolées. Les cimetièresbidonvilles révèlent les problèmes de densification et de manque de place dans les grandes villes du XXIème siècle.

Le rapport entre la sépulture et la ville est complexe. L’exil des morts disparaît pour laisser peu à peu le cimetière s’intégrer dans le tissu urbain. Dans les villes, les vastes sites mortuaires posent un problème au regard de l’accroissement de la population et donc du nombre de morts. Cette relation urbaine et architecturée mêlée à ces mutations sociétales et au manque de place dans les métropoles révèle les limites des modèles les plus courants de sépulture. Il semble alors intéressant et urgent de repenser la spatialité du deuil et son rapport à la ville.

[1] Urbain. (2016, 2 février). Manille, exemple de réinterprétation de l’ ; aménagement urbain. Consulté le 7 janvier 2020, à l’adresse https:// www.demainlaville.com/manille-habiter-limpossible/

[2]Habitat. Philippines : des sans-logis contraints de vivre dans un cimetière. (2012, 16 octobre). Consulté le 17 novembre 2020, à l’adresse https://www.courrierinternational.com/article/2012/10/16/philippines-des-sans-logis-contraints-de-vivre-dans-un-cimetiere

[3] Alessandro Molatore. (2017, 11 mai). The Cemetery People (Navotas, Philippines - 2008) [Fichier vidéo]. Consulté à l’adresse https://www. youtube.com/watch?v=aulFb_4tTGo

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Figure 26 : Des enfants dorment dans les tombeaux du cimetière de Navotas, à Manille, aux Philippines. Figure 27 : Terrain de basket au cœur du cimetière de Navotas, à Manille, aux Philippines. Figure 28 : Habitation de fortune dans les sépultures, à Manille, aux Philippines.
48 Figure 29
:
Projet de MOLT Studio pour mettre en place le procédés de compostage humain dans le district de Washington, aux USA.

r éf L exions sur L es nouve LL es approches de L a spatia L ité du deui L

3.1 Virtualisation et autres conceptions de l’espace de la mort

A. Laïcité et mutation des pratiques : la question de l’acceptabilité sociale

Les pratiques liées à la sépulture n’ont cessé d’évoluer et se sont considérablement transformées durant le siècle dernier, notamment avec une augmentation des crémations au dépend de l’inhumation, un désintérêt des pratiques religieuses et une désacralisation de la liturgie. Dans quelle mesure ces évolutions ouvrent-elles des perspectives à la réalisation de nouvelles typologies architecturales dans le domaine funéraire ?

Parmi les attentes sociétales en lien avec le funéraire, on observe la progression du souhait de « retour à la nature » que l’on peut inclure dans les nouvelles quêtes du sacré, ou l’élaboration de nouveaux rites. Si les consciences et les modes de vie ont beaucoup évolué ces cinquante dernières années, le sens et la trace laissés après sa mort et le lieu où elle prend place, restent des préoccupations d’ordre métaphysique. L’autre avantage de ces cimetières écologiques repose sur leur intégration au reste de la ville, ce qui aurait le bénéfice de contribuer à en faire des lieux plus acceptés, voir plébiscités. Contrairement au modèle moderne du XXe siècle, les cimetières naturels disposent d’une fonction non plus simplement nécrologique. Ils deviennent des îlots de nature, des lieux permettant le refuge de nombreuses espèces animales et végétales. Ainsi, le relatif isolement des cimetières du reste de la ville, qu’il relève de la géographie ou de la perception des habitants peut évoluer par l’apparition d’autres usages [1]. En continuité d’un maillage vert urbain, ces espaces peuvent devenir des lieux de promenades, de loisirs extérieurs (et calme), de protection des espèces ou de passage à travers la ville où les opportunités foncières sont faibles pour générer de tels espaces.

Face à ces préoccupations environnementales, de nouvelles alternatives à l’inhumation et à la gestion des cendres émergent. Il existe de nouvelles méthodes d’élimination des restes humain, telles que l’hydrolyse alcaline ou l’aquamation, qui consistent à dissoudre les chairs dans de l’eau et une solution à base de sel, sorte de « crémation à l’eau » moins polluante [2].

Légalisée dans 15 états des Etats-Unis et du Canada, cette pratique est encore assez peu répandue. Pour des questions d’acceptabilité, de questions énergétiques et de gestion des

[1] THIOLLIÈRE Pascaline, L’urbain et la mort : ambiances d’une relation, Grenoble : Université Grenoble Alpes Architecture, aménagement de l’espace, 2016.

[2] YORIFUJI Bunpei,« Le catalogue de la mort », éd.B42, Septembre 2019 - 160 p.

49 iii -

eaux en résultant, cette technique n’est pas encore légiférée en Europe. Quand à l’humusation ou compostage humain, cette technique repose sur la dégradation des corps par des microorganismes en plaçant le corps du défunt au cœur d’une litière végétale. Il s’agit d’un procédé ayant de nombreux avantages puisque aucun gaz, ni d’effluents ne sont émis. Il suffit d’un an pour que le corps soit réduit à l’état d’un «super-compost» remis ensuite aux familles si elles le souhaitent et dont l’usage est libre. Le fait que le compostage humain soit à l’ordre du jour législatif dans l’état de Wahsington aux états-unis est en grande partie due à la designer et entrepreneur Katrina Spade. Spade est la fondatrice et PDG de Recompose, une entreprise de compostage humain, et elle a passé des années à la promouvoir comme une alternative plus verte aux pratiques de mort standard [1]. Dans le processus mis au point par Recompose, le corps est placé dans un récipient contenant des copeaux de bois, de la luzerne et de la paille, qui agissent pour décomposer le corps (voir figure 29).

La deuxième partie du XXe siècle est marquée par une évolution sans précédent des mœurs, des technologies de la télécommunication et des mobilités. La liberté de culte et le détachement du fait religieux amènent de nouvelles conceptions dans la manière d’appréhender pour chacun, les contours des rites funéraires. Néanmoins cela n’a pas profondément modifié la manière d’aménager et d’organiser les cimetières si ce n’est l’augmentation du recours à la crémation qui crée un autre champ d’expression funéraire avec le columbarium et la dispersion des cendres [2].

Ces quelques exemples de types de cimetières permettent de saisir la diversité de ces « modes d’inhumer » inhérents aux spécificités locales ou à la structuration des acteurs locaux du funéraire. Etant donné l’évolution des consciences et l’importance des nouvelles préoccupations écologiques des vingt dernières années, on constate l’apparition de signaux faibles concernant un souhait de repenser le modèle funéraire en lien avec des formes de développement urbain plus durables et qui intègrent mieux les différences culturelles, sociales et cultuelles.

La place grandissante du développement personnel et de l’introspection vient quant à elle remettre en avant le recours à des méthodes alternatives pour réduire leurs corps. Aujourd’hui si l’espace de l’équipement servant du cimetière reste une enceinte dont le rôle et le sens ne semblent pas être remis en question, on perçoit que les codes éthiques, esthétiques ainsi que les usages de ces espaces sont questionnés par certains. Ces bouleversements comme la crémation et les spécificités qu’elle amène avec la gestion des cendres ont déjà fait bouger les lignes de composition traditionnelle de l’aménagement physique des cimetières français classiques. Il ne faut pas douter que les prochaines décennies verront émerger d’autres changements qui viendront, à leur tour, diversifier le modèle classique et commun que nous connaissons à ce jour.

[1] Solly, M. (2019, 23 mai). Washington Becomes First State to Allow ‘ ; Human Composting’ ; as a Burial Method. Consulté le 2 janvier 2021, à l’adresse https://www.smithsonianmag.com/smart-news/washington-first-state-allow-burial-method-human-composting-180972020/

[2] BLAISE Francis, Architectures pour une dernière demeure, Paris : J-M Place, 2005.

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