ISIS MORIN MÉMOIRE DE FIN D'ÉTUDES JANVIER
L’OCCUPATION TRANSITOIRE
UN POTENTIEL D’HOSPITALITÉ POUR LA MÉTROPOLE BORDELAISE
ISIS MORIN MÉMOIRE DE FIN D'ÉTUDES
JANVIER 2020
L’OCCUPATION TRANSITOIRE
UN POTENTIEL D’HOSPITALITÉ POUR LA MÉTROPOLE BORDELAISE
Isis Morin Mémoire de fin d’études - janvier 2020
Sous la direction de Julie Ambal, Aurélie Couture et Xavier Guillot Séminaire Repenser la métropolisation
REMERCIEMENTS
Je tiens tout d’abord à remercier l’équipe enseignante du séminaire « Repenser la métropolisation », et plus particulièrement Julie Ambal, Aurélie Couture et Xavier Guillot, qui m’ont accompagnée tout au long de mon mémoire. Leur disponibilité et leurs conseils judicieux ont contribué à alimenter ma réflexion et je leur en suis reconnaissante. Je remercie également Fabien Reix qui m’a appuyée et aiguillée dans le choix de ce sujet.
Je souhaite remercier toutes les personnes que j’ai rencontrées qui ont participé à l’élaboration de ce mémoire directement ou indirectement et qui ont pris le temps de répondre à mes multiples questionnements. Ces échanges ont élargi mon point de vue et mes connaissances sur un sujet complexe qui suscite mon intérêt et qui façonne ma vision de l’aménagement et de l’architecture.
Mes remerciements vont tout d’abord aux acteurs des services de l’État et des collectivités qui participent quotidiennement à la lutte contre les exclusions : à Marie-Christine Darmian au Conseil Départemental pour la pertinence de son regard sur le sujet, à la fois positif et lucide, et l’aide qu’elle m’a apportée dans la compréhension des enjeux et des actions possibles ; à Maëva Sirio, au département, pour les informations précises qu’elle m’a confiées sur l’accompagnement des mineurs isolés en Gironde ; à Vincent Legrain, à la DDCS, pour m’avoir éclairée sur les enjeux et les rôles de chacun dans les réflexions sur la cohésion sociale ; à Guy Hengen, à la mairie de Bordeaux, pour m’avoir fait comprendre les ressorts de tolérance et d’accompagnement possibles en alternative aux expulsions sans solution ; à Frédéric Kozimor, pour son accompagnement et son aide dans la réflexion de mes recherches.
Je remercie Marie-Laure Cuvelier, co-fondatrice de la Coopérative des Tiers Lieux, d’avoir pris le temps de partager sa vision et son approche : elle m’a permis de mieux comprendre certains enjeux que posaient mon étude.
Je souhaite remercier les personnes de l’Université de Bordeaux avec qui j’ai pu échanger : Antoine de Daruvar pour son accueil chaleureux et son approche instructive sur le plan humain, dépassant une démarche purement administrative ; Jean Dubourg pour sa disponibilité et son aide précieuse dans l’orientation de mes recherches. Mes remerciements vont aussi au Diaconat de Bordeaux : à Philippe Rix, son directeur, pour le partage de sa vision et de ses actions qui ont alimenté mes réflexions ; à Jérôme Labelle pour m’avoir gentiment accompagnée sur les lieux du village mobile de Lamartine et pour ses précieux renseignements sur le projet.
Je remercie les membres du Squid qui ont accepté d’échanger avec moi sur leurs démarches ; Nicolas et Fred, pour m’avoir éclairée sur la naissance et le fonctionnement du collectif ; Adama pour m’avoir raconté la vie dans le centre d’hébergement du Fort Life. Merci à Elodie et Emma, de la revue Traversanne, pour les discussions que nous avons eues sur le Squid et plus généralement sur les structures de l’accueil et de la solidarité dans le quartier Saint Michel.
Je tiens à exprimer ma reconnaissance envers mes deux parents pour leur accompagnement inestimable, leur confiance, leur exigence et notre complicité. Merci à Daniel pour son soutien au quotidien et sa bienveillance. Je les remercie tous les trois d’être inconditionnellement là pour moi, dans les moments forts, et ce mémoire en fait partie, comme dans les plus ordinaires.
Je remercie enfin les personnes qui ont suivi ce mémoire, de près ou de loin, et qui m’ont exprimé leurs encouragements ; mes deux sœurs et mes amies.
CHAPITRE 1. VILLE HOSPITALIÈRE, VILLE INCLUANTE, VILLE FRIENDLY : QUELLES SONT LES DYNAMIQUES D'ACCUEIL EN MILIEU URBAIN ?
CHAPITRE 2. LES ESPACES DE LA VILLE HOSPITALIÈRE
PUBLICS, LIEUX HOSPITALIERS PAR ESSENCE
CHAPITRE 3. LES INTERSTICES SPATIOTEMPORELS DE LA VILLE : DE L'URGENCE À LA RÉGÉNÉRATION URBAINE
LE SQUAT DE NÉCESSITÉ : UNE OCCUPATION ILLÉGALE POUR RÉPONDRE À DES BESOINS
ET VITAUX
LE SQUAT ARTISTIQUE : ENTRE NÉCESSITÉ, VOLONTÉ ET MILITANTISME
UN
CHAPITRE 1. ENTRE HOSTILITÉ ET TOLÉRANCE : UNE AMBIGUÏTÉ DANS LES DISCOURS DES POUVOIRS PUBLICS
LE SQUAT, UNE OCCUPATION ILLÉGALE ET SOURCE D'HOSTILITÉ
CHAPITRE 1. L'URBANISME TRANSITOIRE, UN OUTIL QUI ENRICHIT LES PROCESSUS D'AMÉNAGEMENT
CHAPITRE 2. LE SQUID, CENTRE SOCIAL AUTOGÉRÉ ET ACTEUR DE L'ACCUEIL
À BORDEAUX UN ACCUEIL INCONDITIONNEL DANS UN CADRE RÉGLEMENTÉ
CHAPITRE 2. L'UNIVERSITÉ DE BORDEAUX, PARTENAIRE DE LA MÉTROPOLE INCLUANTE ?
L'UNIVERSITÉ DE BORDEAUX, PLUS GRAND PROPRIÉTAIRE FONCIER DE LA MÉTROPOLE BORDELAISE UN ACTEUR PUBLIC SUSCEPTIBLE DE CONTRIBUER AUX ENJEUX
CHAPITRE 3. LA NORMALISATION DES OCCUPATIONS TEMPORAIRES : LE CONCEPT D'URBANISME TRANSITOIRE
VALORISER LES DÉLAISSÉS URBAINS, UN INTÉRÊT POUR LE TERRITOIRE
DES ACTEURS PROFESSIONNELS DE L’OCCUPATION
CHAPITRE 3. L'ORGANISATION ET LA NORMALISATION DE L'OCCUPATION TRANSITOIRE À DES FINS D'HOSPITALITÉ
UNE RESPONSABILITÉ PARTAGÉE PAR TOUS
TABLE DES SIGNES
ALUR : Accès au Logement et un Urbanisme Rénové
CADA : Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile
CAF : Caisse d’Allocations Familiales
CCAS : Centre Communal d’Action Sociale
CERLIS : CEntre de Recherche sur les LIens Sociaux
CHU : Centre d’Hébergement d’Urgence
CHRS : Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale
CHS : Centre d’Hébergement et de Stabilisation
CNFPT : Centre National de la Fonction Publique Territoriale
DALO : Droit Au Logement Opposable
DDCS : Direction Départementale de la Cohésion Sociale
DDTM : Direction Départementale des Territoires et de la Mer
DIHAL : Délégation Interministérielle pour l’Hébergement et l’Accès au Logement
ESS : Économie Sociale et Solidaire
EHPAD : Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes
EPCI : Établissement Public de Coopération Intercommunale
ETI : Établissement Temporaire d’Insertion
GIP : Groupement d’Intérêt Public
LTI : Logement Temporaire d’Insertion
HLM : Habitation à Loyer Modéré
MJC : Maison des Jeunes et de la Culture
MNA : Mineur Non Accompagné
MSA : Mutualité Sociale Agricole
OFPRA : Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides
PCE : Permis de Construire Évolutif
PDALHPD : Plan Départemental d’Action pour le Logement et l’Hébergement des Personnes Défavorisées
SAMU : Service d’Aide Médicale Urgente
SNCF : Société Nationale de Chemin de Fer
SRU : Solidarité et Renouvellement Urbain
ZAC : Zone d’Aménagement Concerté
DÉFINITION DES NOTIONS
Occupation transitoire : une occupation transitoire peut être légale ou illégale et concerne à la fois l’espace et le temps correspondant à la transition, c’est-à-dire la phase intermédiaire entre l’obsolescence et la reconversion d’un espace. On parle alors d’interstices spatio-temporels engendrés par le renouvellement de la ville. Les occupants sont majoritairement des revendicateurs de droits, et font face à des situations d’urgence qui les poussent à occuper ces lieux.
Urbanisme transitoire : l’urbanisme transitoire désigne la forme institutionnalisée des occupations temporaires, définie par les acteurs de l’aménagement. Légale et normalisée, elle est à différencier de l’occupation transitoire qui peut être illégale. Les acteurs de l’urbanisme transitoire sont multiples (les propriétaires, les pouvoirs publics, des collectifs occupants, des associations, des entrepreneurs). Des structures dites professionnelles de la gestion temporaire de lieux se développent et agissent notamment comme intermédiaires entre les propriétaires ou les collectivités, et les occupants.
Normalisation : la normalisation est à comprendre dans les deux sens que ce terme évoque, à la fois le passage d’un état atypique, méconnu, à un état normal et accepté, mais aussi le fait de donner des normes, des règles.
Hospitalité : l’hospitalité est une valeur universelle qui s’adresse avant tout à l’étranger, l’inconnu, l’exclu. Les demandeurs d’asile en sont un exemple, en quête de lieux hospitaliers pour leurs besoins vitaux : dormir à l’abri, manger et être en sécurité. Cette posture d’accueil est un état passif d’ouverture à l’altérité, et doit être différenciée des notions d’inclusion et de solidarité qui s’adressent à des composantes de la société connues mais exclues de la ville.
Ville incluante : la notion de ville incluante, désignée par Jean Baradoux et Jean Frébault au sein du Club ville-aménagement, désigne une ville construite pour que toutes les composantes de la société puissent y trouver une place. Il n’existe pas de ville incluante dans l’absolu mais il s’agit plutôt de faire varier un curseur en faveur d’une meilleure inclusion et de l’intégration des publics les plus vulnérables dans la fabrication de la ville. Il s’agit donc moins d’un idéal de ville à atteindre que d’une démarche à entreprendre. Dans ce sens, de multiples publics exclus cherchent à trouver leur place dans la société, convoquant des valeurs d’hospitalité, d’inclusion et de solidarité.
INTRODUCTION
« Notre planète ne sera habitable qu’au prix d’une hospitalité universelle » René Schérer (2005)
Le terme d’ « hospitalité » serait apparu pour la première fois dans la langue française en 1206, désignant l’hébergement gratuit et l’attitude charitable qui consiste à l’accueil des indigents, des voyageurs dans les couvents, les hospices et les hôpitaux. Une autre définition, au XVIIe siècle, fait apparaître un « devoir réciproque que les hôtes se doivent les uns aux autres1 », en référence aux conventions d’hospitalité conclues entre les citoyens romains et les étrangers.
L’hôte désigne à la fois l’accueillant et l’accueilli : au-delà d’une dimension unilatérale des nantis envers les démunis, l’hospitalité engendre des apports réciproques porteurs d’un lien social équilibré entre les individus citoyens du monde. Il en résulte un enrichissement mutuel et un renforcement de la cohésion entre les membres d’une même société. L’hôte accueilli sera un jour à son tour accueillant : « ainsi circule le don de l’hospitalité qui fait de notre monde incertain un monde humain2 ».
Progressivement, la notion d’hospitalité s’est recentrée à l’échelle de l’individu, sous forme d’une affaire personnelle facultative, laissée à l’initiative des particuliers selon leurs valeurs et convictions.
Ce glissement n’est pas synonyme de renoncement dès lors que la sphère institutionnelle assume un rôle de protection et d’accueil à travers certaines dispositions du droit national et international. La forme charitable de l’hospitalité se concrétise par les dispositifs étatiques de redistribution des richesses envers les plus démunis. Sa forme contractuelle est principalement traduite par la mise en œuvre des conventions internationales en faveur de la libre circulation et du droit d’asile. L’hospitalité se trouve ainsi au cœur des enjeux de la société.
Cette prise en charge étatique reste toutefois dépendante des mobilisations individuelles. Elle met à contribution les initiatives citoyennes, individuelles ou associatives qui viennent compléter les dispositifs institutionnels.
L’organisation de la société autour de territoires urbanisés amène à se questionner sur la spatialisation de l’hospitalité et sur le rôle des villes en réponse à ces enjeux.
1 FURETIÈRE, Antoine, Dictionnaire universel : contenant généralement tous les mots françois, Reinier Leers, 1708, p. 176
2 Auteur inconnu, « Hospitalité », fiche 1 - sujet de débat, Musée national de l’histoire de l’immigration, p. 6
Dans notre société urbanisée, la ville est le lieu qui concentre les occupations humaines. Elle organise la répartition des activités et des usages dans leurs différentes composantes. L’espace public joue un rôle particulier dans l’interaction de ces activités, lieu de passage, de mise en commun, d’échange, de vie collective et de rassemblement. A travers ces espaces publics, la ville reste un espace d’échanges, d’arrivée et de départ des individus. Est-elle pour autant un lieu d’accueil et d’hospitalité ?
L’organisation de la ville destinée à répondre à ses besoins intrinsèques peut conduire à une forme de fermeture et de repli sur l’entre-soi. Comment la ville peut-elle rester ouverte et accueillante, porteuse de ses valeurs d’hospitalité ?
Faire la ville accueillante procède de tout type d’intervention sur son territoire. Ainsi chaque opération d’aménagement, quelles que soient la commande initiale et la destination finale, peut contribuer à ce rôle d’accueil et de cohésion.
En premier lieu, il s’agit de veiller à préserver le caractère hospitalier par les espaces publics. Le rôle théorique des aménageurs consisterait à rester vigilants sur les évolutions qui tendent à des formes de privatisation et de restriction d’usages sur l’espace public3. Les aménageurs devraient aussi éviter des effets négatifs de leurs interventions en terme de ségrégation et de relégation, conduisant à des formes d’exclusion.
Dans une démarche plus active, les acteurs de l’aménagement peuvent participer au développement d’une ville plus accueillante. En effet, malgré les minima imposés par les institutions, la ville doit assumer un certain nombre de besoins restés inassouvis, soit inhérents à la société (pauvreté, précarisation) soit externes (flux migratoires). Le constat de ces insuffisances conduit certains aménageurs, encore minoritaires, à saisir chaque opportunité pour y intégrer une dimension sociale dans leurs projets.
Dans un contexte de régénération de la ville sur elle-même, des occupations obsolètes cèdent la place à de nouvelles activités en ménageant un temps de vacance intercalaire. L’urbanisation s’est longtemps développée par extension, grignotant le territoire au-delà des limites de la ville. Aujourd’hui, un étalement urbain trop important et peu respectueux de l’environnement et de ses paysages est constaté. Des alternatives visant à redensifier l’existant sont envisagés, s’intéressant à tous les espaces disponibles dans la ville déjà constituée.
Chaque site accueille un certain usage jusqu’à son obsolescence et dans l’attente d’une nouvelle affectation, une transition s’instaure, révélant des espaces bâtis et non bâtis inoccupés et désaffectés. Cette transition concerne des lieux et une
3 BAZARD, Éric, « Au travail ! », in BADAROUX, Jean, FRÉBAULT, Jean, MÉNARD, François, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p. 8
phase temporelle particuliers, donnant lieu à un questionnement par les acteurs du territoire sur le devenir du site. Ces interstices spatiaux de la ville, parce qu’ils ne sont pas encore pris en charge, qu’ils n’ont pas de fonctions pré-établies, sont des espaces potentiellement hospitaliers. Ils constituent une opportunité au regard des enjeux d’hospitalité et d’inclusion de la ville.
En référence aux insuffisances des réponses institutionnelles aux droits et aux enjeux d’hospitalité, et face à l’urgence des situations de certains publics, des occupations spontanées se développent dans les années 1970. Autour de valeurs sociales, culturelles et artistiques, elles s’opposent à la logique d’un urbanisme économique piloté uniquement par les propriétaires privés, les décideurs politiques et leurs experts.
L’exploitation des interstices spatiaux et temporaires des projets urbains à des fins sociales semble d’autant plus pertinente que ce sont ces mêmes lieux qui sont investis spontanément par les publics les plus vulnérables. Dans ce sens, la démarche de projet urbain pourrait trouver avantage à intégrer une logique d’accueil plutôt que de seulement s’opposer aux occupations illégales.
L’objet de ma recherche est de caractériser l’apport de la dynamique créée par les occupations transitoires comme réponse aux enjeux d’hospitalité de la ville. Cette approche m’a rapidement conduite à constater l’impasse juridique dans laquelle se placent les occupations spontanées. Elles ne constituent ainsi pas une solution légitime mais justifient que soient recherchée l’intégration de leurs objectifs dans une démarche cadrée. Quels peuvent alors être les effets produits de cette institutionnalisation ?
Une première forme d’institutionnalisation des occupations temporaires s’est opérée par l’accompagnement des municipalités, conscientes des problèmes d’ordre social à résoudre. Cet accompagnement s’est traduit par la mise en place de conventions d’occupations et de subventions de certaines activités. Les municipalités ont ainsi montré une certaine tolérance vis à vis de ces pratiques informelles en facilitant leur officialisation partielle.
Par ailleurs, certaines de ces occupations temporaires spontanées ont occasionné une régénération par l’usage de secteurs délaissés, en cohérence avec le développement d’approches participatives, et ont pu séduire les autorités soucieuses de valoriser leur patrimoine et de faciliter leur reconversion.
Dans une autre forme d’institutionnalisation, les grands propriétaires fonciers se saisissent des opportunités que peuvent offrir les occupations temporaires et ont ainsi manifesté un intérêt pour les occupations initialement illégales ou partiellement normalisées. Dans une logique économique basée sur la rentabilité, les propriétaires cherchent ainsi à optimiser les phases transitoires des projets urbains au regard de quatre principaux intérêts : la mise en visibilité des sites jusque-là infréquentés par la mise en place d’événements attractifs, l’évitement
des coûts de gestion des espaces vacants, la valorisation de l’image de l’entreprise et la publicité donnée à sa politique immobilière. Ainsi, le squat urbain trouve peu à peu une légitimité sous une forme institutionnalisée d’urbanisme transitoire.
Les occupations transitoires, réfléchies de plus en plus sous l’unique angle de la rentabilité économique, semblent reléguer les valeurs d’hospitalité et d’inclusion sociale à l’arrière plan.
Concilier un urbanisme transitoire normalisé et l'intégration durable des valeurs d’hospitalité, d’inclusion et de solidarité dans la fabrication de la ville soulève deux paradoxes apparents.
Un premier paradoxe existe entre le caractère transitoire d'une occupation et la durabilité de son intégration dans la fabrication de la ville : cette intégration durable est à comprendre surtout dans la mise en réseau des interstices spatiotemporels et moins dans la pérennisation de chacune de ces occupations ponctuelles, pouvant se révéler contraire à la destination finale du lieu intéressé. Il s’agit d’étudier la capacité de la ville à préserver un potentiel d’hospitalité à travers l’occupation transitoire de multiples lieux successivement offerts par la ville circulaire.
Un second paradoxe réside entre l’instauration d’un cadre, de règles et de normes, et l’enjeu d’hospitalité qui suppose de rester ouvert à l’inconnu, et requiert une grande souplesse et une adaptabilité aux situations imprévues.
Au terme de leurs évolutions, les occupations transitoires se sont normalisées, jusqu’à devenir une composante incontournable dans la fabrique de la ville : exploiter les phases transitoires d’un projet urbain à la lente inertie semble constituer un interstice spatio-temporel propice aux expérimentations d’usage, aux préfigurations d’un projet futur et à la valorisation d’un quartier.
Comment concilier un urbanisme transitoire normalisé et la fabrication d’une ville hospitalière ? Plus particulièrement dans le contexte spécifique bordelais, les occupations transitoires jouent-elles un rôle déterminant dans l’élaboration d’une métropole plus incluante ?
Pour répondre à cette problématique, plusieurs hypothèses de recherche sont explorées dans ma recherche.
La première concerne la poursuite des aspirations à la solidarité et à l’hospitalité, lentement mises en œuvre par les acteurs du territoire. Résorber les occupations spontanées par l’accompagnement et la recherche d’alternatives à l’expulsion sèche est un défi majeur en faveur de l’intégration des publics fragilisées dans un processus normalisé.
La deuxième hypothèse s’intéresse à interroger la capacité de l’urbanisme transitoire à mettre au profit de valeurs sociales et hospitalières les plus-value apportées par des dispositifs innovants. Se limitant bien souvent au lien social, c’est-à-dire à la partie communément acceptée des enjeux de solidarité, l’objet
de la recherche est de comprendre les leviers valorisation par l’urbanisme transitoire avec comme première priorité l’inclusion sociale et l’hospitalité.
Enfin, la dernière hypothèse porte sur le développement d’un réseau d’occupations transitoires normalisées et hospitalières, qui permettrait l’intégration durable de ces enjeux dans la gouvernance de la ville.
Afin de tester ces hypothèses de travail, nous avons étudié plusieurs cas situés dans le territoire métropolitain de Bordeaux, confrontant les notions de ville incluante et d’occupations transitoires au contexte spécifique bordelais. Chacun des cas d’études constituent une réponse à une partie de la problématique par le biais de thématiques et de temporalités d’actions particulières.
D’abord, l’étude approfondie du Squid, centre social autogéré en plein centre de Bordeaux et opérant un accueil de plusieurs catégories de publics sur différents sites, permettra de comprendre les leviers d’actions d’une occupation informelle dans sa participation à l’inclusion de publics en difficulté, ses rapports avec la municipalité et avec les porteurs des futurs projets sur les sites occupés.
Nous nous intéresserons également aux sites désaffectés de l’Université de Bordeaux en tant que propriétaire foncier disposant d’interstices spatiaux temporairement vacants et potentiellement propices au développement d’une ville incluante. En effet, un squat s’est créé en novembre 2018 sur une partie de son foncier sur la commune de Talence et a été évacué en mai 2019 par les forces de l’ordre, après une demande d’expulsion de la part de l’Université de Bordeaux. Si le propriétaire du foncier ne fait pas ici preuve de tolérance envers cette occupation informelle, il cherche à trouver une solution plus pérenne et formalisée en réponse à des besoins ressentis. A la fois dans une démarche de formalisation et de volonté d’inclusion, ce cas d’étude pourra apporter à la problématique des réponses sur ces rapports entre ville informelle et ville formelle prenant en compte les besoins revendiqués par des occupations spontanées. La restructuration régulière d’espaces au sein de l’important foncier de l’Université de Bordeaux est susceptible de générer un grand nombre d’interstices à étudier, ouvrant le champ à une mise en réseau des interstices à l’échelle métropolitaine.
Pour l’analyse de ces deux cas d’étude, les multiples rencontres avec des acteurs impliqués, aussi bien ceux issus de la sphère institutionnelle que les principaux concernés (usagers, bénévoles, occupants) ont été la principale source méthodologique utilisée. Le croisement des regards entre ces différents acteurs (institutions départementales et municipales, services de l’État, associations, occupants informels) m'a notamment permis de mettre en évidence une convergence de certains objectifs malgré des approches et des méthodes différentes selon les points de vue. Par ailleurs, certaines rencontres réalisées sur le terrain m'ont permis de mieux appréhender la concrétisation des actions mises en œuvre dans chacun des deux cas d'étude. Enfin, une troisuème méthode consiste en l'exploitation de ressources bibliographiques et en particulier une
importante revue de presse à la faveur de l'actualité produite en Gironde pendant le temps de mon étude.
L'enjeu de ce mémoire est donc d'explorer le potentiel des occupations transitoires, s'inscrivant dans les interstices vacants de la ville circulaire, à contribuer aux défis actuels d'hospitalité et d'inclusion sociale.
Dans un premier temps, nous retracerons l'histoire et l'importance de la lutte contre les exclusions. Nous définirons aussi la nature des interstices spatiaux et temporels de la ville, pour ensuite en analyser ensuite leur potentiel hospitalier.
Dans une deuxième partie, nous étudierons les différentes formes d'institutionnalisation de l'occupation transitoire et les effets produits par ces évolutions. L'étude approfondie du Squid apportera un regard plus précis sur les occupations spontanées et leurs contributions aux questions d'ordre social, afin de comprendre les leviers d'une intégration dans une gouvernance plus responsable qu'un cadre illégal.
Enfin, dans une troisième partie, nous verrons quels sont les leviers d'une conciliation entre organisation et normalisation des occupations transitoires et réponse aux défis actuels d'hospitalité. À travers des exemples de démarches concrets, notamment le cas de l'Université de Bordeaux et son village mobile temporaire, l'issue de la réflexion nous amènera à proposer des pistes de réponses à la problématique posée.
PARTIE 1
Le potentiel d’hospitalité des interstices spatio-temporels de la ville
CHAPITRE 1. VILLE HOSPITALIÈRE, VILLE INCLUANTE, VILLE
FRIENDLY : QUELLES SONT LES DYNAMIQUES D'ACCUEIL EN MILIEU URBAIN ?
L'exclusion urbaine, une réalité
La notion d’exclusion prend place dans le débat public dans les années 1970, de manière floue et ciblant les « inadaptés sociaux » : les prostituées, les anciens détenus et les malades notamment4. Le journaliste de la Gorce élargit cette notion d’exclusion aux populations touchées par la pauvreté et la misère sociale, il décrit une « autre France », constituée de « vaincus de la prospérité » et représentant des « ombres de la France riche », et explique au grand public qu’une partie de la population parisienne habite dans des bidonvilles tout près de la capitale5
Exclusion, pauvreté et inadaptation sont très rapidement confondues, l’exclusion décrivant pour certains auteurs la pure marginalité ; pour d’autres uniquement les populations connues mais exclues par rapport à d’autres groupes sociaux (comme ceux touchés par une extrême pauvreté, les migrants et les handicapés). Le terme d’exclusion est ainsi remis en question pour être finalement adopté comme « notion passe-partout6 » dans les années 1980, avec des contours très vagues. Cette généralisation permet ainsi d’englober une grande variété de populations, aux problèmes sociaux de toute nature. Critiquée par certains auteurs, qui la décrivent comme une notion « saturée de sens, de non-sens et de contresens7 », la notion d’exclusion consiste en fait à opérer une opposition entre les exclus et les inclus de la société et convoque une représentation duale de la société. Pour Julien Damon, une catégorie intermédiaire, les « vulnérables », en constante mutation et menacés par leur environnement social, sont aussi à considérer dans les dynamiques d’exclusion8. Selon lui, le découpage de la population soulève moins la caractérisation ou le décompte des exclus que des « relations d’interdépendance et des actions [...] engagées en matière de lutte contre les exclusions9 ». Ainsi, sont exclues les personnes qui sont potentiellement éligibles aux dispositifs de lutte contre les exclusions. Cette nouvelle définition de la notion nous amène à identifier des populations concernées par cette lutte contre les exclusions, qui révèlent des revendications de droits spécifiques à chaque public. La société admet un certain nombre d’inégalités, entraînant la constitution de certaines classes sociales qui peuvent ressentir des sentiments d’exclusion.
4 DAMON, Julien, L’exclusion, Paris, Presses Universitaires de France, 2008
5 DE LA GORCE, Paul-Marie, La France pauvre, Paris, Grasset, 1965
6 DAMON, Julien, L’exclusion, Paris, Presses Universitaires de France, 2008, p.13
7 FREUND, Julien, Préface, in Les théories de l’exclusion, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1993
8 DAMON, Julien, L’exclusion, Paris, Presses Universitaires de France, 2008
9 ibid., p.18
Il est ainsi important de distinguer un simple ressentiment d’exclusion par un groupe social plus ou moins défavorisé, et une exclusion réelle du corps social associée à la rupture des liens sociaux ou à la perte d’accès aux fondamentaux (logement, emploi, reconnaissance sociale).
Aujourd’hui, des populations sont sujettes à l’exclusion du fait de situations variées : handicap, âge, pauvreté et extrême pauvreté, genre, origine ethnique, religion, culture, orientation sexuelle, etc10
Parmi ces situations, nous proposons de regrouper ces situations selon trois sources d’exclusion notables dans la ville : la marginalité, la précarité économique et l’extranéité.
D’abord, la marginalité concerne la mise à l’écart d’individus qui ne correspondent pas à la normalité sociale ou aux conventions morales ou religieuses d’une certaine époque, alors victimes de discrimination, de relégation et d’isolement. La discrimination consiste en un traitement de manière moins favorable qu’une autre personne dans une situation comparable, sur le fondement d’un certain nombre de critères précisés par la loi11. Les raisons de cette discrimination sont très diversifiées et comprennent notamment certains handicaps, l’homosexualité, la culture et l’origine ethnique. Or pour le sociologue Thomas Kirszbaum, « toute discrimination se traduit par une forme d’exclusion12 ».
Ensuite, les populations en grande précarité économique sont fragilisées par leurs faibles ressources, ce qui les contraint à rester à l’écart de certains groupes sociaux et d’être en rupture de lien social. La société accepte un certain niveau d'inégalités économiques mais il existe un seuil d’inacceptabilité de la pauvreté. Cette forme d’exclusion, contrairement à la marginalité, présente une dimension relative et non absolue : les indicateurs officiels se réfèrent à des seuils de pauvreté, reflétant ainsi une société où « chacun a son idée et son appréciation de ce qu’est le dénuement inacceptable13 » en fonction du lieu et de l’époque.
Cette deuxième source est cumulable avec les autres formes et constitue le principal facteur d’exclusion, directement ou indirectement en aggravant toute situation de vulnérabilité. En effet, les faibles ressources économiques provoquent des difficultés d’assouvissement des besoins vitaux : le logement, l’alimentation, la santé, la sécurité, la mobilité, et l’accès à l’emploi. Ainsi, l‘Union Européenne quantifie l’exclusion sociale au travers d’indicateurs primaires et secondaires, mettant au premier rang les indicateurs de pauvreté, confirmant
10 BERGER, Mathieu, « Ville inclusive, ville hospitalière, ville friendly : quelques distinctions », in BADAROUX, Jean, FRÉBAULT, Jean, MÉNARD, François, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p. 31
11 Loi n° 2008-496 du 27 mai 2008
12 KIRSZBAUM, Thomas, « Lutter contre les discriminations ethno-raciales : quelle approche territoriale ? », in BADAROUX, Jean, FRÉBAULT, Jean, MÉNARD, François, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p. 56
13 DAMON, Julien, L’exclusion, Paris, Presses Universitaires de France, 2008, p. 31
leur prédominance dans les critères d’exclusion. Toutefois, ces indicateurs sont complétés par des indicateurs secondaires sur l’accès à l’emploi, le logement, l’éducation, la santé et le bien-être14.
En 2018, 8,8 millions de français se situent sous le seuil de pauvreté, soit 14% de la population totale selon les chiffres de l’Insee. Cette pauvreté ne cesse d’augmenter : « plus d’un million de personnes ont basculé sous le seuil de pauvreté en dix ans (de 2004 à 2014) dans notre pays15 ».
Au-delà du paramètre purement économique, certains auteurs mesurent cette forme d’exclusion sociale à partir de quatre dimensions de la participation à la société : « la consommation (la capacité d’acheter), la production (l’implication dans des activités productives), l’engagement politique et les interactions sociales (le niveau d’intégration dans les réseaux familiaux, amicaux et communautaires16) ».
Enfin, la troisième forme d’exclusion est une exclusion territoriale et concerne le rapport à l’extranéité, à l’étranger, et consiste à repousser les tentatives d’individus en quête d’intégration dans la société. Les migrants, demandeurs d’asile ou réfugiés, mais aussi les gens du voyage, sont les principaux concernés par cette forme d’exclusion. Depuis 2014, selon le porte-parole du gouvernement sous la présidence de François Hollande, l’Europe connaît une nette augmentation d’arrivées de migrants sur le territoire de l’espace Schengen : « au cours du seul mois de juillet 2015, plus de 100 000 entrées irrégulières ont été constatées17 ».
La crise migratoire désigne cette arrivée massive d’hommes, femmes et enfants qui souhaitent entrer dans le système européen en passant par la mer Méditerranée la plupart du temps, au risque de mourir au cours de leur parcours. Ce mouvement a pour causes principales « l’instabilité, la guerre et le terrorisme [...] en Syrie et en Irak18 », mais aussi la fuite de régimes dictatoriaux et des raisons économiques. La plupart de ces migrants viennent en Europe pour déposer une demande d’asile et atterrissent en Allemagne dans un premier temps, du fait de sa position géographique qui favorise la convergence des flux migratoires. Les barrières de langues, ou la connaissance de proches qui y résident, poussent certains migrants à continuer leur parcours jusqu’en France. Si la France ne connaît pas d’aussi nette crise migratoire qu’à l’échelle européenne, les demandes d’asile s’élèvent à 122 743 selon l’OFPRA, « en hausse de près de 22% par rapport à 201719 ».
14 Étude économique du Sénat, « La mesure de la pauvreté et de l’exclusion social : quels indicateurs ? »
15 BRETEAU, Pierre, « Comprendre les chiffres sur les seuils de pauvreté en France », Le Monde, 2016
16 HILLS, John, LE GRAND, Julian, PIACHAUD, David, Understanding Social Exclusion, Oxford, Oxford University Press, 2002
17 Porte-parole de François Hollande, « La France à l’action face à la crise migratoire », site internet du gouvernement
18 ibid
19 Site internet de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides
En France, l’arrivée de mineurs isolés est à prendre en charge par chaque département et présente une hausse notable ces dernières années : de 8 000 en 2016, ils sont passés à 15 000 en 2017 puis, selon les derniers chiffres de la protection judiciaire de la jeunesse, presque 18 000 en 201820. S’agissant majoritairement de garçons originaires d’Afrique subsaharienne, le territoire girondin compte 800 arrivés en 2017, dont moins de 300 pris en charge par le département21 : 500 mineurs se retrouvent donc exclus du système en place.
Les exclus territoriaux sont victimes de « tentatives d’éloignement du regard des inclus22 ». Aux migrants s’ajoutent les sans domicile fixe (SDF), les sans-papiers, les gens du voyage, travailleurs saisonniers et divers marginaux qui subissent aussi une injustice spatiale ou une exclusion territoriale.
Ces trois formes d’exclusion sont donc distinguables mais aussi cumulables et bien souvent, les publics exclus subissent plusieurs formes d’exclusion à la fois (racisme envers migrants, précarité économique liée à un parcours migratoire difficile, restrictions d’accès à l’emploi à cause de discriminations, etc).
20 LANNUZEL, Margaux, LEGRAND, Salomé, TRIOMPHE, Chloé, « La France débordée par l’explosion du nombre de mineurs isolés étrangers », Europe 1, 2019
21 CASTÉRA, Isabelle, « A Bordeaux, les mineurs isolés se multiplient, des enfants dorment dans la rue », Sud Ouest, 2017
22 DUBASQUE, Didier, « Écrire pour et sur le travail social »
L’exclusion territoriale est notamment la plus stigmatisée, accompagnée de l’exclusion économique pour la majorité des cas23.
La lutte contre les exclusions nécessite d’avoir défini et catégorisé ces différentes matérialisations d’exclusion et ces publics exclus, et constitue un enjeu important en matière de justice sociale et de cohésion de la société.
Inscrite dans la loi, cette lutte se manifeste aussi par des valeurs, en partie applicables sur le plan urbain, visant à « repenser et modifier dans son ensemble la structuration socio-spatiale d’une ville24 ». Si nous détaillerons les lois et l’accès aux droits des publics exclus par la suite, la lutte contre les exclusions constitue d’abord un ensemble de valeurs qui contribue à la fabrication d’une ville plus incluante.
La notion de ville incluante, désignée par Jean Baradoux et Jean Frébault au sein du Club ville-aménagement25, désigne une ville construite pour que toutes les composantes de la société puissent y trouver une place. Elle va au-delà de la notion de mixité sociale invoquant un quota minimum à respecter en termes de logements sociaux, et vise à développer des projets où plusieurs catégories sociales peuvent coexister dans un quartier. Au-delà de cette juxtaposition de groupes hétérogènes, une ville incluante crée un véritable lien social, une interaction bienveillante et un mélange de cultures entre les habitants26. Il n’existe pas de ville incluante dans l’absolu mais il s’agit plutôt de faire varier un curseur en faveur d’une meilleure inclusion et intégration des publics les plus vulnérables dans la fabrication de la ville. Il s’agit donc moins d’un idéal de ville à atteindre que d’une démarche à entreprendre.
Dans ce sens, de multiples publics exclus cherchent à trouver leur place dans la société, convoquant des valeurs d’hospitalité, d’inclusion et de solidarité.
L’hospitalité est une valeur universelle qui s’adresse avant tout à l’étranger, l’inconnu, l’exclu. Parallèlement, les notions d’inclusion et de solidarité s’adressent à des composantes de la société connues mais exclues de la ville. Elles sont ainsi à différencier de celle d’hospitalité. En effet, si l’hospitalité est une posture d’accueil, un état passif d’ouverture à l’altérité, les notions d’inclusion et de solidarité relèvent d’une démarche active, supposant des actions précises en faveur de problématiques connues. L’auteur Mathieu Berger développe l’espace sémantique des politiques de cohésion socio-urbaine : l’hospitalité se situe plus du côté de l’altérité et d’un état passif, celui de « recevoir » ; à l’inverse, l’inclusion
23 DUBASQUE, op. cit.
24 BERGER, Mathieu, « Ville inclusive, ville hospitalière, ville friendly : quelques distinctions », in BADAROUX, Jean, FRÉBAULT, Jean, MÉNARD, François, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p. 30
25 BADAROUX, Jean, FRÉBAULT, Jean, MÉNARD, François, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018
26 ibid
s’attaque aux inégalités connues de la ville, dans une démarche active de « modifier »27.
Ainsi le terme d’inclusion renvoie à un acte volontaire, celui qui inclut est un véritable acteur visant à modifier la situation socio-spatiale existante qui présente des inégalités entre les différents groupes sociaux.
En passant de l’hospitalité à la solidarité, on perd l’étranger, l’autre ; on restreint l’action au bénéfice des seuls membres d’une société constituée : selon Anne Gotman, directrice de recherche du CERLIS (centre de recherche sur les liens sociaux), « le problème de la solidarité est qu’elle est valable pour les membres de la société28 » ; cette distinction entre hospitalité, solidarité et inclusion est donc importante pour comprendre l’exclusion, au sens d’être non inclus mais aussi d’être externe à la société.
Les chiffres alarmants évoqués précédemment témoignent d’une insuffisante prise en charge par les autorités. Pourtant, en fonction des publics précédemment décrits comme exclus, des lois de lutte contre les exclusions existent, basées sur la dignité et la décence notamment.
La lutte contre les exclusions, une gouvernance partagée
La lutte contre les exclusions comprend deux visées structurantes : l’accès aux droits et l’insertion. Les exclus ne sont plus envisagés comme des inadaptés sociaux mais « comme des citoyens dotés de droits économiques, civiques et sociaux, qu’il convient de faire valoir29 ». L’accès aux droits renvoie à l’idée que chaque citoyen est titulaire de droits qu’il peut revendiquer, alors que l’insertion est une méthode qui vise à aider les exclus par des indemnisations, des compensations et de l’accompagnement. Les droits, pouvant être opposables, sont effectifs et doivent être respectés tels qu’ils sont énoncés dans les lois. A l’inverse, l’insertion fait l’objet d’une obligation de moyens et non de résultats. La lutte contre les exclusions touche plusieurs domaines majeurs : l’aide et l’action sociales (prestations assurant un minimum de ressources aux plus défavorisés), le logement (de l’hébergement au logement pérenne), la ville (homogénéité des quartiers, accès à la centralité), l’insertion économique (contrats adaptés, accompagnement) et la santé. Les dispositifs mis en place pour la gestion de l’exclusion dans ces principaux domaines se réfèrent à des lois précises, auxquelles le citoyen fait référence pour revendiquer ses droits.
27 BERGER, op. cit., p. 31
28 GOTMAN, Anne, Entretien réalisé par RAYNAL, Marie, « Le principe d’hospitalité », Diversité, 2008
29 DAMON, Julien, L’exclusion, Paris, Presses Universitaires de France, 2008, p. 44
Le XXème siècle a connu la montée en puissance de l’État-providence, c’est à dire une organisation qui confère à l’État la gestion d’un large ensemble de compétences sociales, à travers la protection de la santé (création de la Sécurité Sociale, couverture maladie universelle, etc.), des mesures en faveur des revenus (salaire minimum, revenu minimum d’insertion, revenu de solidarité active, etc.) et l’accès aux loisirs (congés payés).
A partir des années 1980, les lois de décentralisation ont transféré aux collectivités locales une grande partie des compétences de l’État. Dans ce contexte, toutes les institutions de la République participent collectivement à la gestion des différents droits (État, régions, départements, collectivités locales et associations). Parmi elles, le département est devenu l’acteur majeur en matière d’action sociale30
Pour répondre à l’exclusion économique, des allocations et aides aux ménages défavorisés sont mises en place, d’abord sous forme du revenu minimum d’insertion instauré par la loi de 1988, qui oblige en contrepartie le bénéficiaire à « s’engager dans des démarches d’insertion31 » mais qui reste indépendant des « conditions liées à une activité professionnelle antérieure ou à une situation familiale32 ». Il est ensuite remplacé par le Revenu de solidarité active en 2007, qui met en œuvre à la fois une aide économique et un accompagnement favorisant le retour à l’emploi et au logement. Ces aides économiques sont gérées par les conseils départementaux, et versés par la caisses d’allocations familiales (CAF) et la mutualité sociale agricole (MSA).
En matière d’accès au logement, les situations d’exclusion sont multiples et concernent aujourd’hui 4 millions de personnes non logées ou très mal logées33
Ce mal-logement est défini selon trois registres : l’absence de logement personnel (qui conduit à un habitat dans une structure collective, dans des bidonvilles, dans des squats, etc.), le fait d’habiter dans un logement de « mauvaise qualité34 » (dépourvu des éléments fondamentaux de confort, surpeuplé ou insalubre) et enfin le fait d’être fragilisé par rapport à son habitat (effort financier au dessus de ses moyens). Le nombre croissant de situations de mal-logement témoigne de « l’enracinement du mal-logement dans notre pays35 ».
Une première réponse institutionnelle s’attache à résoudre la pénurie de logements, en particulier par la politique en faveur de la création de logements abordables et sociaux. Ainsi, la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU) en 2000 et la loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové
30 CNFPT, Lutte contre les exclusions, étude métiers, étude sectorielle n°2, 2019
31 DAMON, Julien, L’exclusion, Paris, Presses Universitaires de France, 2008, p.52
32 ibid
33 Rapport annuel 2019 de la fondation Abbé Pierre
34 VANONI, Didier, « L’enracinement durable du mal-logement en France : une responsabilité partagée », in BADAROUX, Jean, FRÉBAULT, Jean, MÉNARD, François, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p. 43
35 ibid
(ALUR) en 2014, fixent un objectif d’intégration de 25% de logements sociaux dans les communes de plus de 3500 habitants (1500 pour l’Île de France) faisant partie d’une aire urbaine comportant au moins une commune de plus de 15 000 habitants36. Les communes et leurs groupements (communautés d’agglomération, métropoles) participent à la mise en œuvre de ces objectifs à travers leurs compétences en matière d’urbanisme, sous le contrôle du préfet.
Au-delà de cette action sur l’offre de logements, un autre dispositif intéresse les publics les plus défavorisés. Dès les années 1970, des premiers collectifs ont milité pour la reconnaissance du droit au logement37. Créé beaucoup plus tard,
36 Site internet de l’Administration française
37 GONI MAZZITELLI, Adriana, traduction par SANDER , Agnès, « Rome : l’immigration au secours de la ville éternelle », Métropolitiques, 2012
en 2007, le droit au logement opposable (DALO) permet aux citoyens français ou ayant un titre de séjour valable, n’étant « pas en mesure d’accéder à un logement décent ou de s’y maintenir38 », de saisir le tribunal administratif si la préfecture ne propose pas de solutions dans les 3 mois suivant la demande (six mois en Ile de France).
Le DALO crée une obligation de résultats dont l’État est le garant ; les métropoles peuvent se voir déléguer cette compétence.
En Gironde, l’étude de la recevabilité des recours au DALO est effectuée par la direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) sous l’autorité du préfet.
La DDCS prépare la « commission qui reconnaît ou pas le DALO et son caractère prioritaire39 » pour ensuite orienter la demande vers les bailleurs sociaux qui auront la responsabilité de loger les personnes.
Si ces deux solutions sont pérennes, elles ne sont pas immédiates : même si le parc locatif social est en augmentation constante, il présente encore un déficit important. Pour pallier cette limite, des solutions dites d’urgence sont parallèlement mises en place et sont gérées par les services de l’État, en lien avec les collectivités.
La DDCS pilote le dispositif d’accueil d’hébergement et de réinsertion au moyen de la plateforme de coordination du 115 dans le département girondin. Les différents services de veille sociale proposent aussi des accueils de jours et des SAMU sociaux à destination des plus défavorisés et des sans-abri. La métropole maîtrise l’urbanisme de son territoire et peut se voir déléguer certaines attributions de la part de l’État notamment en matière d’accompagnement et de veille sociale.
Ces hébergements d’urgence présentent une logique inconditionnelle et s’adressent aussi à d’autres publics, en particulier les migrants qui ne sont pas encore reconnus comme demandeurs d’asile. Ces derniers sont notamment dans l’attente d’un hébergement spécifique ou un centre d’accueil pour demandeurs d’asile40
Sur le sol français, les étrangers disposent du droit d’hospitalité, décliné en deux principaux droits : le droit de circulation et le droit d’asile. En effet, « le droit d’hospitalité est le droit, pour tout homme, d’entrer sur le territoire d’un État étranger (autrement dit, le droit de circuler librement sur toute la surface de la terre) et, pour les réfugiés, le droit d’asile41 ». Le droit d’asile est inscrit dans la Constitution de 1958 : « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République42 », aussi reconnu
38 DAMON, Julien, L’exclusion, Paris, Presses Universitaires de France, 2008, p.55
39 Entretien réalisé avec M. Legrain, DDCS de la Gironde
40 ibid
41 Auteur inconnu, « Hospitalité », fiche 1 - sujet de débat, Musée national de l’histoire de l’immigration, p. 10
42 ibid
par la convention de Genève ; l’État accorde la protection à un étranger dans l’incapacité d’en bénéficier dans son État d’origine.
Les exclus peuvent donc faire référence à de multiples droits, en fonction de leur statut, qui assurent les besoins fondamentaux que sont les minimums de ressources économiques et un abri. D’autres droits complètent ces dispositifs.
Par exemple, le droit à l’emploi est inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946 auquel fait référence la Constitution actuelle selon laquelle « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi ». Ce droit, contrairement au DALO, ne s’entend cependant pas comme « une obligation de résultat mais comme une obligation de moyens43 ».
Des collectifs d'artistes militants, dénonçant le manque d’espaces de création, revendiquent aussi un « droit à l’atelier »44
Globalement, les individus sont porteurs d’un certain nombre d’aspirations, voire de besoins, dont la satisfaction est nécessaire à leur intégration complète dans la société.
La ville doit être démocratique, au sens où chaque citadin participe à son élaboration et son évolution.
43 Site internet de Vie Publique, « Au coeur du débat public »
44 DUMONT, Manon, VIVANT, Elsa, « Du squat au marché public. Trajectoire de professionnalisation des opérateurs de lieux artistiques off », Réseaux, 2016
La ville pour tous est en effet avant tout un droit ouvert à l’ensemble de la société. Défini et décrit par le philosophe et sociologue Henri Lefebvre, le droit à la ville est une « forme supérieure de droits45 » et concerne l’accès à la ville, à l’urbain, aux équipements et aux centralités par tous les citoyens. L’auteur développe une vision utopique d’un monde meilleur où les ambitions démocratiques sont mises en pratique et où les propriétés privées ne contredisent pas la volonté d’une ville inclusive.
Henri Lefebvre défend l’idée d’une ville fondée sur l’inclusion et la cohésion sociétale qui fait écho aux enjeux actuels de l’urbanisation. En effet, depuis les années 2000, les mouvements citoyens, les associations et même les institutions se sont approprié le terme et le concept de droit à la ville, donnant lieu à de nombreuses significations plus ou moins basées sur la théorie d’origine46
Ce droit à la ville, au-delà d’être un droit d’accéder à la centralité et ses équipements, est aussi un droit de « faire centre47 », de participer à la fondation d’une centralité48. De ce point de vue, fabriquer une ville incluante consisterait à accepter les marges pour leur « aptitude à se transformer, à s’ériger comme leur propre centre49 ». S’adressant principalement aux citoyens français, le droit à la ville, selon Henri Lefebvre, va toutefois au-delà des dispositions purement réglementaires et invite à une posture d’hospitalité et d’inclusion qui semble pouvoir s’étendre aux étrangers.
Tous ces droits relèvent de valeurs de solidarité et d’hospitalité. Réciproquement, l’hospitalité ne peut pas être résumée à une série de droits délimités : la notion même d’hospitalité dépasse les codes, laissant une place à l’étranger et à l’imprévu. L’hospitalité suppose d’aller au-delà de ce qui est dû, faisant appel aux notions de don et de gratuité50, remettant quelque peu en question le seul recours aux droits reconnus. Pour Anne Gotman, l’hospitalité est à la fois « cadre et sacrifice », et représente « une série de codes auxquels il faut se conformer et toujours plus que ça : leur transgression - sans quoi ce n’est pas de l’hospitalité51 ».
45 LEFEBVRE, Henri, Le Droit à la Ville, Paris, Anthropos, 1968, p. 140
46 DEMAZIÈRE, Christophe, ERDI, Gülçin, GALHARDO, Jacques, GAUDIN, Olivier, « 50 ans après : actualités du droit à la ville d’Henri Lefebvre », Métropolitiques, 2018
47 MÉNARD, François « Ce que la ville informelle dit aux aménageurs », in BADAROUX, Jean, FRÉBAULT, Jean, MÉNARD, François, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p. 93
48 ibid
49 ibid
50 GOTMAN, Anne, Entretien réalisé par RAYNAL, Marie, « Le principe d’hospitalité », Diversité, 2008
51 ibid
L'hospitalité, valeur au coeur des enjeux de l'aménagement
Toute opération d’aménagement vise à valoriser un territoire. D’abord, cette valorisation peut s’attacher à donner accès à certaines aménités manquantes ou de mauvaise qualité, et dont le plus grand nombre est bénéficiaire. En renouvelant l’offre de logements abordables ou sociaux, elle s’adresse aux ménages plus modestes ; elle peut aussi permettre de rendre accessibles de multiples équipements de la ville aux personnes les plus vulnérables. Ces opérations d’aménagement peuvent par ailleurs permettre aux futurs occupants ou aux riverains de prendre part à l’élaboration du projet.
L’aménageur participe à rendre la ville plus incluante à partir de deux leviers : d’une part, en travaillant des aménagements et des équipements accessibles au plus grand nombre, y compris les plus vulnérables, et d’autre part, en évitant et réparant les formes urbaines excluantes. En effet, l’exclusion urbaine se manifeste par des dynamiques et des dispositifs volontaires ou non qui mettent à l’écart un certain nombre d’individus à la marge de la société. Des phénomènes de relégation et de discrimination peuvent être la conséquence directe de certaines formes spatiales. D’ailleurs, la politique de la ville s’occupe de « zones urbaines défavorisées » : cette appellation témoigne de l’importance du lieu et de sa construction dans les phénomènes d’exclusion socio-urbaine52. Nicolas Binet, directeur du GIP Marseille Rénovation urbaine, considère que la « ville brassée, ouverte et souple que nous tenons pour modèle53 » est menacée. Il distingue plusieurs territoires sur lesquels ces phénomènes sont notables : les grands ensembles de logements, les copropriétés dégradées, les squats et les centresvilles ou anciens faubourgs dépréciés. Ces espaces abritent les plus pauvres, les plus vulnérables, mais paradoxalement, ce sont des lieux « où ne sont pas les aménageurs54 ». L’aménageur, ne choisissant pas les lieux où il doit intervenir, voit se dessiner un renouvellement du métier, « à la fois réparateur de la ville cassée et philosophe d’inclusion sociale55 ».
La double responsabilité de l’aménageur, celle de créer des espaces inclusifs et hospitaliers, et celle de réparer les formes urbaines anciennes qui participent à une forme d’exclusion, s’explique par son double rôle. L’aménageur a d’une part la capacité d‘éclairer sur les conséquences des décisions politiques, et d’autre part celle de trouver des alternatives aux mécanismes d’exclusion générés par les opérations précédentes56
52 DONZELOT, Jacques, « L’exclusion urbaine, refaire la ville sur place ou remettre les gens en mouvement », Débat organisé par le Centre de Ressources Politique de la Ville en Essonne « Faire société : la politique de la Ville aux États-Unis et en France », 2013 53 D’ABOVILLE, Gwenaëlle, « Réparer la ville : un métier d’aménageur », in Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p. 133
54 ibid
55 ibid
56 BADAROUX, Jean, FRÉBAULT, Jean, MÉNARD, François, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018
Même si leur fonction n’est pas d’endosser la responsabilité des choix politiques de départ, les aménageurs prennent donc part aux mécanismes d’inclusion de la ville et nous pouvons distinguer trois figures d’aménageurs : l’aménageur responsable, l’aménageur opportuniste et l’aménageur qui prend soin57.
D’abord, l’aménageur responsable travaille sur la réelle mise en œuvre de l’inclusion sociale dans une opération : il agit en connaissance de cause, ou plutôt « en connaissance des conséquences58 », et alerte les décideurs des véritables impacts sociaux du projet. Par exemple, des quartiers nouvellement gentrifiés peuvent faire apparaître une certaine mixité sociale sans dimension réellement inclusive, contenant même les germes de l’exclusion des classes populaires préétablies. Face à ces limites de la définition du terme de mixité sociale, le rôle des aménageurs est d’alerter sur le sens réel des opérations d’aménagement en fonction du territoire donné.
Cette première figure d’aménageur conduit donc à se poser la question du bénéficiaire : pour qui est le projet ? Sur le projet des Ardoines à Vitry, Jacques Touchefeu, directeur général de l’établissement public d’aménagement d’OrlyRungis-Seine Amont, livre ainsi la complexité d’une posture portant une dimension inclusive : « Il y avait deux parties de moi. D’un côté, « l’aménageur » qui veut que le projet avance et qui craint de complexifier quelque chose qui l’est déjà fortement. De l’autre, « le porteur » de l’intérêt public [...], la question du bénéficiaire59 ».
Ensuite, l’aménageur opportuniste est celui qui profite de chaque occasion favorable pour faire place à l’inclusion et à l’hospitalité. Dépassant son rôle principal de répondre à une commande, cette deuxième figure se saisit de la marge de manœuvre dont il dispose, des imprécisions du cahier des charges, pour introduire une approche intuitive et incluante qui prend diverses formes : ateliers participatifs, occupations éphémères, hôtel à projets, etc.
Par exemple, Sophie Ricard, architecte héritière des leçons et des méthodes de Patrick Bouchain, se réjouit d’avoir trouvé du sens à son activité par le travail sur l’inclusion, sur « la transformation d’un lieu par des publics qui en ont besoin60 ».
Avec son hôtel à projet Pasteur à Rennes, cette architecte remet en cause les codes classiques du projet urbain et architectural, et tente d’ouvrir des espaces à toutes les composantes de la société : elle démontre ainsi que l’architecte peut aussi avoir un rôle important à jouer dans l’élaboration d’une ville plus incluante.
57 BADAROUX, FRÉBAULT, MÉNARD, D’ABOVILLE, op. cit.
58 MÉNARD, François, « Portrait de l’aménageur en « responsable », socialement responsable » in Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p. 28
59 TOUCHEFEU, Jacques, cité par D’ABOVILLE, Gwenaëlle, « Le Grand projet des Ardoines à Vitry : pour qui ? », in BADAROUX, Jean, FRÉBAULT, Jean, MÉNARD, François, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p. 35
60 D’ABOVILLE, Gwenaëlle, « A Rennes, le tiers-lieu Pasteur réivente tout » , in BADAROUX, Jean, FRÉBAULT, Jean, MÉNARD, François, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p.73
Enfin, la dernière figure est l’aménageur qui prend soin : contrairement aux deux premières formes, c’est moins par obligation ou par tactique qu’il agit que par attention61. La question de l’inclusion sociale ne peut pas se limiter à une offre, mais doit inclure des demandes, des aspirations, des idées, potentiellement émises en réponse à des sollicitations actives de l’aménageur, pour aller chercher, jusque chez les plus vulnérables, des aspirations pouvant rendre le projet plus hospitalier.
Cette dernière figure d’aménageur est celle qui s’approprie le mieux la notion d’hospitalité. En référence à la loi SRU, la mixité sociale s’exprime par la diversification de l’offre de logements dans les programmes immobiliers. Cependant, juxtaposant des groupes sociaux hétérogènes à l’échelle géographique d’un même quartier voire d’une même commune, elle ne peut suffire à répondre aux défis de la ville incluante et du vivre-ensemble : elle ne dit rien du lien entre les différents groupes, de la vie sociale au sein de ce quartier62. Pour Jean Frébault, il faut défendre cette question de mixité sociale mais la compléter avec la notion d’hospitalité : dans une société où coexistent des inclus et des exclus, il est important de remettre au cœur des enjeux de l’aménagement des valeurs humanistes essentielles telles que l’hospitalité, la tolérance sociale et l’esprit de solidarité.
L’hospitalité, distinguée précédemment de l’inclusion et de la solidarité, ne constitue pas seulement une utopie : elle est mise en œuvre par plusieurs exemples souvent discrets.
Si aucune notion ne décrit parfaitement toutes les composantes d’une ville incluante, la problématique de l’hospitalité est transversale et ouvre des pistes intéressantes pour les aménageurs, les urbanistes et les architectes.
61 MÉNARD, François, « Prendre soin, jardiner : l’aménagemnt comme art de l’attention » in Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p. 106
62 FRÉBAUT, Jean, « De la mixité sociale à l’hospitalité » in BADAROUX, Jean, FRÉBAULT, Jean, MÉNARD, François, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p. 139
CHAPITRE 2. LES ESPACES DE LA VILLE HOSPITALIÈRE
Les espaces publics, lieux hospitaliers par essence
La question de l’hospitalité est donc au cœur des enjeux de l’aménagement de la ville, à la fois en termes d’habitat, de réhabilitation des quartiers sensibles et de traitement de l’espace public.
L’espace public est un ensemble de biens appartenant à tout le monde. Il a naturellement vocation à accueillir de multiples publics, favorisant le cosmopolitisme, la diversité d’usages et représentant la démocratie. C’est un « rouleau compresseur de sociabilité63 » qu’il convient de laisser en partie libre d’appropriation.
Pour Isaac Joseph, philosophe et sociologue, l’hospitalité dans les espaces publics se traduit notamment par un droit de circulation ou un droit de visite : « l’espace public se présente comme un espace qui peut tolérer un intrus64 ». Vu comme le premier des biens publics, l’espace public porte des valeurs d’hospitalité, d’urbanité, de pluralité et d’ouverture à l’étranger, à l’inverse de l’espace privé qui se caractérise par l’intimité et l’hospitalité limitée et choisie.
Soigner l’espace public et en préserver ses valeurs sont des enjeux importants pour les aménageurs, les urbanistes et les architectes, qui peuvent aussi dans certains cas augmenter cette hospitalité, l’élargir à des possibilités d’appropriation. Les espaces publics ne sont pas uniquement des vides ménagés par l’architecture, mais sont partie intégrante de l’organisation de la ville : l’exemple de la réhabilitation de la place de la République à Paris, réalisée par l’agence d’architecture et d’urbanisme TVK, montre que le travail sur l’espace public est un projet d’architecture à part entière, et qu’il ne doit pas être vu comme le simple résidu des constructions qui l’entourent.
Pour ce projet, les associés de l’agence avaient une commande large : créer un espace pour tous. Cette demande a poussé les architectes à travailler sur tous les détails de la place pour qu’elle puisse accueillir, simultanément ou successivement, des usages de nature et d’ampleur très diverses. Toute la conception de la place, autant en matière de nivellement de sol, de dimensions du dallage que des matérialités, en passant par les équipements présents sur la place, a été pensée pour garantir une liberté d’usages et d’appropriation. Favorisant la mixité sociale et les regroupements, les dimensions généreuses de la place permettent également de garder ses distances, de conserver une sorte d’intimité, et de s’approprier certains espaces de la place sans compromettre
63 PÉNOT, Gérard, cité par BADAROUX, Jean, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p. 154
64 JOSEPH, Isaac, L’Athlète moral et l’enquêteur modeste, Paris, Editions Economica, 2007, p. 221
d’autres usages de nature différente (coexistence de skaters et de personnes qui souhaitent se reposer par exemple).
De la même manière, la place Pey Berland à Bordeaux, réhabilitée en 2004 par l’agence d’architecture King Kong, répond à ces défis de multiplicité d’usages dont la ville a besoin. Entre sapin de Noël l’hiver (voire patinoire pour certaines années) et jardin arboré lors des canicules estivales, la place abrite une multiplicité d’équipements et de fonctions, parfois source de conflits d’usages, mais avant tout preuve d’un espace public libre et hospitalier. A l’inverse des bancs et mobiliers urbains volontairement exclusifs, que la fondation Abbé Pierre dénonce par le biais d’une cartographie nationale de recensement et du hashtag #SoyonsHumains65, la place Pey Berland a misé sur des bancs d’une largeur et d’une longueur généreuses, permettant là aussi plusieurs appropriations selon les usagers et les temporalités. Par ailleurs, la volonté de minéralisation de la place, et d’un dallage précisément réfléchi, traduit l’idée que le sol ne doit pas contraindre les usages : l’absence d’obstacles garantit la neutralité de l’espace et la liberté des fonctions.
Les espaces publics accueillent l’étranger, l’exclu, l’intrus, de manière inconditionnelle : l’aménageur doit rester vigilant face au risque de privatisation ou de régulation trop normative de l’espace public pour en préserver ses valeurs66
L’espace public est indispensable pour garantir une certaine cohésion dans la société, mais il n’est pas suffisant pour que la ville soit entièrement incluante : ouvert uniquement au passage du public et ne sont donc pas sujets à une réelle
65 Site internet de #SoyonsHumains
66 BADAROUX, Jean, FRÉBAULT, Jean, MÉNARD, François, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018
appropriation durable par l’usager. La préservation des valeurs de l’espace public est donc une condition nécessaire au droit à la ville, mais pas suffisante : l’ensemble des besoins des populations vulnérables, décrits précédemment, ne peuvent pas être assouvis uniquement par la conception intelligente et inclusive de l’espace public et nécessitent aussi des lieux appropriables durablement, des équipements et des structures adaptés.
Des aménagements conçus comme lieux inclusifs
Le fait de coexister sur un territoire ne conduit pas forcément à un réel lien entre les différents groupes sociaux. Le lien se crée avant tout par l’activité et le faire ensemble, organisés par exemple sous forme d’ateliers, de jardins partagés ou encore de lieux conçus pour favoriser ce partage.
Promouvoir la dimension participative et la diversité sociale dans les aménités de la ville concerne, d’une certaine manière, l’aménagement : le travail sur la programmation, la partition de l’architecture et la manière de concevoir ont des conséquences directes sur la façon dont va être perçu et utilisé l’équipement. Cette démarche peut concerner des équipements socio-éducatifs (maison des jeunes et de la culture (MJC), maison de quartier, médiathèque, etc.), sportifs ou hybrides et polyvalents.
La Maison pour tous de la rue Mouffetard, à Paris, symbolise l’idée d’une MJC élargie à un public plus diversifié que les jeunes ; favorisant la convivialité, le partage et la mixité sociale, culturelle et générationnelle. Créée en 1923, cette maison est à la fois une MJC et un centre social et, à la Libération, elle poursuit ses actions dans ce secteur encore populaire de la capitale en y intégrant des cours de théâtre, des services sociaux, etc. La Mouffe, telle qu’elle est nommée par de nombreux directeurs, représente rapidement une référence par les usages qu’elle offre, jouant également le rôle de refuge « pour de nombreux artistes [...] qui trouvaient à la Mouffe non seulement une scène, mais aussi parfois gîte et couvert, dans un environnement familial67 ». Le deuxième attrait de cette maison tient à la pratique de l’action communautaire dans le quartier, visant à favoriser toute initiative locale. Touchant une population plus large que les MJC classiques, et mêlant les différentes générations pour partager des espaces et des activités, cet exemple montre la capacité de ce type d’équipement à offrir des usages pluriels, propices au développement d’une réelle vie de quartier, et constitue une référence en matière d’usages et de valeurs inclusives.
Dans la ville de Bordeaux, le réseau Paul Bert est un centre social et culturel qui gère des équipements de proximité ouverts à tous les habitants qui peuvent y trouver toutes sortes d’activités et de services. Cette démarche participe à créer
du lien social entre des groupes sociaux hétérogènes qui se côtoient autour d’activités diversifiée (culture, loisirs, gym, vernissages, conférences...).
Au-delà des lieux qui s’attachent à encourager la mixité sociale et générationnelle par les usages et l’architecture, plusieurs espaces et équipements, dédiés aux personnes les plus fragilisées, semblent encore indispensables dans la ville incluante. Moins axés sur le lien social entre les exclus et les inclus, ces espaces sont néanmoins nécessaires pour assouvir un certain nombre de besoins vitaux : la mise à l’abri, la sécurité et l’accompagnement notamment ; ils agissent sur le court et le long terme.
D’abord, l’accueil en hébergement est temporaire et destiné aux personnes sans domicile ou contraints de le quitter en urgence pour cause d’accident ou de précarité68. Parmi ces structures d’hébergement figurent les centres d’hébergement d’urgence (CHU), les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) et les centres d’hébergement et de stabilisation (CHS). Financés par l’État par le biais du service de la DDCS, ils sont gérés par des associations telles que le Diaconat de Bordeaux pour le territoire girondin. L’hébergement d’urgence est le seul dispositif en place respectant le principe d’inconditionnalité : toute personne en détresse et en faisant la demande est susceptible d’être hébergée dans une structure pour une durée provisoire.
Le service du numéro gratuit 115 regroupe les informations sur les disponibilités d’hébergement d’urgence, d’accueil de jour, de distribution de repas et sur les structures de soin et les services sociaux du département.
Cette plateforme est donc, au-delà de l’hébergement d’urgence, liée à de multiples structures de l’économie sociale et solidaire (ESS) qui proposent aux bénéficiaires des boutiques, des distributions de repas ou encore des services d’accompagnement spécialisés. A Bordeaux, à proximité de la place Ravezies, un centre de 2 000 m² a été créé en 2015, géré par trois associations de l’ESS : Halte 33 qui gère la halte de jour, les Restos du Cœur qui apportent des produits alimentaires et assurent une centaine de repas par jour pour les bénéficiaires, et le Diaconat de Bordeaux qui s’occupe de la halte de nuit. Ce regroupement d’associations permet une mutualisation de certains espaces en fonction de la temporalité : un espace principal et ouvert, situé au centre des locaux propres à chaque association, abrite l’accueil de jour toute la matinée et l’après-midi, assuré par Halte 33, et la salle à manger pour les midis, dont les repas sont proposés par les Restos du Cœur. Cette mutualisation, au-delà de permettre aux associations de partager des tels espaces ou encore les sanitaires, réduit l’errance perpétuelle des personnes qui, autrement, doivent parcourir la ville pour aller d’association en association afin d’assouvir chacun de leurs besoins.
Malgré tout, ces structures sont souvent saturées dès 8 heures du matin, autant pour le nombre de repas proposés que pour le nombre de places disponibles au dortoir pour la nuit.
En plus des hébergements d’urgence, les logements d’urgence et les services d’accompagnement social complètent l’accueil d’urgence pour les personnes vulnérables, en particulier sans domicile fixe et en grande précarité. Ces structures concernent un temps plus long que l’hébergement qui sous-entend le provisoire.
Des structures spécialisées participent aussi à l’accueil de publics vulnérables, et concernent par exemple la prise en charge des mineurs non accompagnés (MNA) par les services du département, ou encore des demandeurs d’asile et des réfugiés par les services de l’État (centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) notamment). Ce deuxième type de structure, bien qu’il ne respecte pas l’inconditonnalité, relève aussi des mêmes dispositifs de temps long et temps court et concerne à la fois l’hébergement, le logement pérenne et l’accompagnement.
Les délaissés urbains : des interstices de liberté
Délaissés, friches, terrains vacants : de multiples termes désignent des lieux en attente d’une affectation, en déshérence, constituant dans la ville des vides spatiaux et temporels : spatiaux parce qu’ils ne concernent qu’un fragment de la ville sujet à une reconversion, et temporels en ce qu’ils n’intéressent qu’un moment circonscrit de l’histoire de ce lieu.
Ces vides spatiaux et temporels sont en grande partie l’héritage du déclin des activités industrielles depuis les années 197069, mais sont aussi le résultat de désaffectations d’espaces militaires, de centres commerciaux et d’habitat liées à l’urbanisation massive. Romain Paris, docteur en urbanisme en Ile de France, propose une catégorisation de ces espaces résiduels70. Selon lui, ils constituent les friches économiques, d’origine majoritairement industrielle, les installations obsolètes tels que les bases militaires ou les gares de marchandises, les sites en déshérence à proximité des infrastructures, les opérations de zone d’aménagement concerté (ZAC) en difficulté, et enfin les franges des grands ensembles. Résultant d’un processus complexe, ces espaces sont à étudier dans un contexte large : « entre l’histoire longue de l’urbanisation, marquée par la mainmise de l’État puis par son désengagement, l’histoire, plus longue encore, de la mutation économique post-industrielle, et celle, plus courte, des crises
69 DUMESNIL, France, OUELLET, Claudie, « La réhabilitation des friches industrielles : un pas vers la ville viable? », Dossier La Ville et L’environnement, VertigO, 2002, Volume 3, n°2 70 PARIS, Romain, « La valeur du vide », La forêt des délaissés. Catalogue de l’exposition de l’Institut français d’Architecture, 2000, pp.19-29
immobilières, les sols urbains ont été soumis à des tensions de forces et de directions inégales71 ».
En plus de ces phénomènes à large échelle et à grande inertie, la mutation perpétuelle de la ville contribue au contexte d’émergence de ces biens ou sites vacants. L’urbanisation se développe par extension, mais renouvelle aussi la ville continuellement et de manière circulaire. Chaque site accueille un certain usage jusqu’à son obsolescence. Les multiples phases en amont du chantier, résultant d’une démarche complexe et longue nécessaire à la conception d’un projet, sont conditionnées par des délais décisionnaires successifs. Avant la nouvelle affectation, une transition s’instaure, révélant des espaces bâtis et non bâtis inoccupés et désaffectés. Elle concerne donc des lieux et une phase temporelle particuliers, donnant lieu à un questionnement par les acteurs du territoire sur le devenir du site.
Si le terme de friche industrielle est souvent employé pour définir l’ensemble de ces espaces vacants, la notion d’interstices spatio-temporels semble mieux englober le phénomène de vacation d’espaces en attente d’une reconversion urbaine. En effet, l’interstice évoque à la fois le rapport au temps et à l’espace physique, et représente un « intervalle » qui sépare deux entités72. Concernant les délaissés urbains, cet intervalle correspond à la transition évoquée précédemment, comprise dans un espace et un temps particuliers dans le renouvellement de l’espace urbain.
Les délaissés sont engendrés par une inadéquation entre la demande et les fonctions d’un espace. Les besoins sociaux et économiques évoluent en effet plus rapidement que le temps de l’urbanisation73 : cette inadéquation multiplie les espaces vacants dans le territoire, devenant à part entière une composante du décor urbain.
Les interstices spatiaux de la ville, parce qu’ils ne sont pas encore pris en charge, qu’ils n’ont pas encore de fonctions, sont des espaces en devenir potentiellement hospitaliers : « une ville, presque malgré elle, et parce qu’elle n’est pas encore entièrement investie, saturée, rentabilisée, laisse vacants des espaces interstitiels de toutes sortes qui la rendent au fond hospitalière à des marginaux74 ». De la même manière, nous considérons que les interstices spatio-temporels produits par la ville circulaire, qui recycle ses espaces urbains obsolètes, complètent ce potentiel d’accueil, et peuvent participer à l’élaboration d’une ville plus incluante. Ils constituent des espaces de liberté à ménager par les acteurs du territoire, propices au développement de projets urbains hospitaliers et inclusifs.
71 PARIS, op. cit.
72 Site internet du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales
73 Agence d’urbanisme de Caen Normandie Métropole, « Les friches : entre contrainte et potentiel de renouvellement urbain », Observatoire Foncier, 2016
74 GOTMAN, Anne, Entretien réalisé par RAYNAL, Marie, « Le principe d’hospitalité », Diversité, 2008
L’absence de programme défini et de cahier des charges pré-établi, conférée par le caractère même du projet se trouvant en phase d’attente, laisse des marges de manœuvres à l’aménageur qui peut exploiter cette phase transitoire au bénéfice de l’inclusion sociale et de l’hospitalité75. Souvent sources d’occupations illégales pour répondre à des besoins ou pallier l’absence de réponse satisfaisante à des revendications de droits, ces espaces vacants constituent d’autant plus des opportunités au développement d’aménagements hospitaliers.
75 FRÉBAUT, Jean, « De la mixité sociale à l’hospitalité » in BADAROUX, Jean, FRÉBAULT, Jean, MÉNARD, François, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p. 140
CHAPITRE 3. LES INTERSTICES SPATIO-TEMPORELS DE LA VILLE : DE L'URGENCE À LA RÉGÉNÉRATION URBAINE
Le squat de nécessité : une occupation illégale pour répondre à des besoins urgents et vitaux
Différents publics vulnérables, qu’ils soient des exclus économiques, marginaux ou territoriaux, se voient contraints de vivre dans des conditions désastreuses ou, pour certains, de trouver des solutions d’urgence parfois illégales. Dans ce sens, des occupations spontanées se développent pour tenter de combler certains de ces besoins vitaux dont les principaux sont l’hébergement, la sécurité et l’alimentation.
Ces occupations prennent principalement la forme de bidonvilles, de squats et de camps informels. Les occupants, investissant ces lieux de manière illégale, doivent souvent faire face à l’hostilité des propriétaires, des voisins et des pouvoirs publics qui les menacent d’expulsion. Ce phénomène perdure aujourd’hui, par manque de structures adaptées pour ces publics aux demandes et statuts différents, difficiles à inclure dans l’aménagement classique de la ville. Le squat tire ses origines de la société industrielle où les ouvriers, pour économiser le peu de ressources qu’ils percevaient, habitaient de manière informelle sur les chantiers ou dans des maisons abandonnées. Déjà outil de résistance et d’entraide, le squat s’est imposé comme solution pour soutenir la cause des ouvriers. Le développement de ces réseaux solidaires, progressivement transformés en associations, marque les débuts de la lutte contre les expulsions de squats.
À partir des années 1970, des mouvements contestataires, notamment de lutte pour le droit au logement, se sont largement développés et diffusés sur tout le territoire européen. Ces mouvements ont fait émerger des collectifs engagés politiquement pour défendre la situation précaire présente dans les squats. De ce fait, les militants organisent la transformation d’édifices vacants en logements, participant d’une certaine manière à la production de l’espace urbain76. Une méthode est alors mise en place pour faciliter l’ouverture des squats : d’abord un recensement des espaces vacants, puis une hiérarchisation de ces espaces en fonction de leur nature plus ou moins propice à un usage résidentiel, et enfin, potentiellement, des négociations ou accords avec les propriétaires.
Les squats de nécessité, occupations illégales pour répondre à des besoins vitaux, sont principalement gérés par des individus indépendants ou des collectifs militants qui sont organisés en plusieurs pôles (ouverture du squat,
gestion quotidienne, coordination et relations externes, etc.). Ces collectifs ne sont pas ou plus forcément eux-mêmes en situation de fragilité ; ils peuvent aussi agir par conviction personnelle, pour la défense d’une cause qui leur est propre. L’emplacement de l’occupation est caractéristique de la nature du squat. Les Roms, tolérés temporairement s’ils sont suffisamment éloignés des zones de centralité, s’installent en périphérie des centres urbains ; il en est de même pour les squatteurs les plus démunis, agissant individuellement et ayant peu de leviers d’action. Au contraire, les collectifs militants, agissant à plusieurs, réquisitionnent volontairement des locaux en plein centre ville. Du fait d’une telle localisation, les squatteurs bénéficient des ressources et des aménités publiques ; leur grande visibilité facilite par ailleurs la dénonciation des effets ségrégatifs des politiques urbaines et l’interpellation des pouvoirs publics sur leurs revendications77.
Pour Florence Bouillon, chercheuse en sociologie, le squat n’est pas une catégorie isolée des autres formes d’habitat précaire : « les formes précaires du logement forment un continuum. Le squat s’inscrit dans cette chaîne78 ». Il s’inscrit dans le parcours résidentiel d’un individu qui a potentiellement habité avant ou après le squat dans une résidence collective, chez des amis, etc. L’absence de toute forme de contrat est la principale singularité de la forme du squat ; pour autant,
77 BOUILLON, Florence, « Le Squat », Regards croisés sur l’économie, 2011, p.75-84
78 ibid
toutes les formes d’habitat précaire sous-entendent « insécurité, inconfort et disqualification79 ».
En ce sens, le squat de nécessité n’est pas à pérenniser tel qu’il existe aujourd’hui80 ; il s’agit plus de diagnostiquer et analyser les multiples besoins et revendications ainsi que les différents publics squatteurs afin de trouver des solutions, à la fois provisoires telles des tremplins d’intégration, et pérennes pour garantir un habitat décent et durable81
L’analyse de ces habitats spontanés, au-delà de leur statut juridique instable, témoigne de certaines qualités d’aménagement et d’usage pouvant nourrir la réflexion sur l’urbanisme formel d’une ville où ces divers publics auraient leur place. François Ménard, chargé de mission de recherche à l’agence d’élaboration du Plan Urbanisme Construction Architecture, analyse la ville informelle produite par des publics en grande précarité, et met en évidence ce que peuvent en apprendre les professionnels de l’aménagement. L’aménagement traditionnel se séquence par « on aménage, on construit puis on loge », alors que l’occupation spontanée suit une logique de « on habite, on construit puis on aménage »82. Cette inversion, bien qu’elle « donne un résultat insatisfaisant » pour la protection de ses occupants, montre que l’informel n’est pas synonyme de déstructuré, de nonurbanisé. Au contraire, « il n’y a pas plus structuré que cette ville dite informelle même si celle-ci n’emprunte par la voie des infrastructures qui organisent les agencements des villes de la modernité83 ». Il ajoute qu’une diversité d’espaces peut être mise en place, tels que des espaces communs, partagés par le foyer, et intimes, générant une véritable organisation de l’espace.
L’organisation d’une occupation informelle est ainsi à prendre en compte pour l’aménagement d’équipements accueillants.
Comme le souligne Cyrille Hannappe, architecte et enseignant investi dans les questions de bidonvilles français, la proposition de camp en containers chauffés sur le lieu de la jungle de Calais a été très mal perçue par les habitants de la jungle84. En effet, le plus grand bidonville français, accueillant jusqu’à 10 000 habitants en 2016, s’est progressivement organisé par les habitants, qui ont eux mêmes créé des zones d’habitat, de jardins, de boutiques solidaires, etc.
L’instauration d’un camp de containers « réglé au millimètre85 », dans lequel
79 BOUILLON, op.cit.
80 Entretien réalisé avec M. Legrain, DDCS de la Gironde
81 Entretien réalisé avec M. Hengen, Direction du développement social et urbain (service municipal de la commune de Bordeaux)
82 MÉNARD, François « Ce que la ville informelle dit aux aménageurs », in BADAROUX, Jean, FRÉBAULT, Jean, MÉNARD, François, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p. 92
83 ibid., p 91
84 HANAPPE, Cyrille, « Les deux faces de la ville », in BADAROUX, Jean, FRÉBAULT, Jean, MÉNARD, François, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p. 94
85 ibid
toute forme d’appropriation est interdite, ne correspond pas aux modes de vie développés dans la jungle. L’architecte explique que penser la ville accueillante ne relève pas des mêmes leviers que la fabrication de logements classiques :
« la quasi-totalité des migrants préféraient vivre dans cette ville autoconstruite plutôt que dans un camp correspondant aux dernières normes françaises de construction86 ».
Cet exemple témoigne de l’importance de l’analyse fine de la structure et des composantes singulières de chaque occupation informelle pour créer une ville plus incluante.
Le squat artistique : entre nécessité, volonté et militantisme
Les interstices spatio-temporels sont aussi logiquement investis par des travailleurs précaires et des collectifs d’artistes ne trouvant pas d’atelier ou de lieu dans lequel exercer leurs activités. Ne répondant plus à des besoins essentiels et vitaux, dont le squat de nécessité est une conséquence directe, ce type de squat diffère par les objectifs des squatteurs et donc leurs revendications.
Le fait de recourir au squat se trouve « à la croisée de revendications politiques et de l’expression d’un besoin d’espaces de travail87 ».
86 HANAPPE, op. cit.
87 DUMONT, Manon, VIVANT, Elsa, « Du squat au marché public. Trajectoire de professionnalisation des opérateurs de lieux artistiques off », Réseaux, 2016, 6,
La multiplication des squats en Europe dans les années 1980 témoigne de la popularité croissante des mouvements contestataires. Les squats, à partir de cette période, se sont élargis à un public plus large que les plus vulnérables et les plus exclus, revendiquant un droit à l’activité ou se déclarant comme une solution à la démolition de la ville, et non plus systématiquement le droit au logement pour les plus précaires. A cette image, les krakers, squatteurs en néerlandais, ont « contribué à l’annulation du passage de l’autoroute en pleine ville et sauvé de la démolition de nombreux bâtiments à valeur patrimoniale88 ».
Ainsi, au sein de la diversité des occupations spontanées, Florence Bouillon distingue des squats de nécessité les squats « dont la fonction première est de fournir un espace d’activités, que celles-ci soient d’ordre culturel, politique ou récréatif89 ». Développant des activités artistiques ou militantes, les occupants de cette deuxième catégorie de squats sont plutôt jeunes, et bénéficient souvent d’un certain capital culturel.
Même si le collectif n’existe pas obligatoirement dès le départ, le regroupement de plusieurs artistes dans un même squat conduit souvent à une forme de gouvernance commune pour la gestion du site : « c’est toujours l’ouverture d’un lieu par quelques « activistes » qui attire les uns et les autres, [...] ce regroupement débouche sur un engagement collectif, ou sur la simple fédération d’artistes partageant un espace de travail90 ». L’avantage de former un collectif est la potentielle mutualisation d’espaces, d’équipements, de matériels et de missions organisationnelles : rapidement, des règles de fonctionnement internes se mettent en place pour gérer la vie dans le squat et les relations avec les propriétaires.
L’émergence de ces collectifs artistiques squatteurs a ouvert de nouveaux champs d’exploration dans le domaine artistique et urbain, restant en marge des institutions et du monde marchand91. En portant un regard nouveau sur les interstices spatio-temporels de la ville, ces collectifs développent de nouveaux modes de vie et de création artistique, exploitant ces espaces dans un objectif d’expérimentation.
Certains revendiquent ainsi des modes de vie différents, évoquant le squat comme le lieu d’habitat qui correspond le mieux à leurs aspirations : « la présence d’un jardin, la possibilité de pouvoir y préparer des concerts, le lieu d’une nouvelle socialité92 ». Cette deuxième catégorie de squat peut donc résulter d’un choix
88 GUISLAIN, Margot, « Urbanisme transitoire », AMC, 2018, n°268
89 BOUILLON, Florence, « Le Squat », Regards croisés sur l’économie, 2011, p.75-84
90 DESTREMAU, Emmanuelle, « Les squats d’artistes parisiens », Mouvements, 2001, n°13, p. 70
91 DUMONT, Manon, VIVANT, Elsa, « Du squat au marché public. Trajectoire de professionnalisation des opérateurs de lieux artistiques off », Réseaux, 2016, 6, n°200
92 DUPREZ, Dominique, Les revendications à vivre autrement. Déclassements, paupérisation, marginalité et nouveaux rapports à l’espace, Contradictions, 1984
plus que d’une nécessité, à la différence de la première forme qui s’attache à répondre à l’urgence vitale.
Les squats artistiques font émerger une vie collective, qui constitue alors « un impératif, non seulement pour assurer la survie d’un lieu hors-la-loi, mais aussi pour faciliter la reconnaissance des artistes93 ». C’est notamment le cas à la Miroiterie, squat investi par un collectif libertaire sur le lieu d’anciens ateliers miroitiers. Ce squat est progressivement devenu un « incontournable de la scène musicale underground parisienne94 ». Dans les squats comme la Miroiterie, les lieux sont ouverts quotidiennement et les artistes se relaient pour accueillir le public qui peut déambuler librement dans les ateliers et découvrir le travail des artistes. Rue de Rivoli à Paris, le collectif Chez Robert est particulièrement représentatif de l’ouverture sur la ville et du développement de l’art pour tous95 : y sont proposés des spectacles et des expositions régulièrement renouvelés, des cours de danse et bien d’autres activités.
Ces squats artistiques « ne sont pas seulement des lieux de création, mais jouent un rôle de diffusion96 » et peuvent, dans certains cas, réveiller la ville. Les œuvres des artistes se retrouvent alors sur la devanture des boutiques ou des cafés, et certains squats semblent entièrement intégrés au quartier. Pour autant, les artistes ne revendiquent pas nécessairement le droit à s’installer définitivement
93 DESTREMAU, Emmanuelle, « Les squats d’artistes parisiens », Mouvements, 2001, n°13, p. 71
94 CORREIA, Mickaël, « L’envers des friches culturelles. Quand l’attelage public-privé fabrique la gentrification », Revue du Crieur, 2018, 3, n° 11, p. 54
95 DESTREMAU, Emmanuelle, « Les squats d’artistes parisiens », Mouvements, 2001, n°13, p. 71
96 ibid
dans ces lieux ; ils cherchent plutôt à « légitimer une démarche d’occupation temporaire des lieux inoccupés97 ». Ils prônent la mobilité, la précarité et la fusion, revendiquant plutôt un droit d’occuper les interstices spatio-temporels urbains et questionnant le droit à la propriété dans le temps court de la transition.
Les occupations temporaires, un vecteur de régénération urbaine ?
Les occupations temporaires, même illégales, peuvent être le support d’une certaine réactivation d’un lieu, d’un quartier voire d’une ville. Les squats de nécessité, ou toute autre forme d’occupation spontanée, sont des vecteurs potentiels d’une valorisation urbaine et sociale. Les squats artistiques constituent même les prémisses des friches culturelles et artistiques en vogue aujourd’hui.
Si les relations sont parfois d’ordre conflictuel voire violent dans les squats, une partie importante de ces occupations informelles produit du lien social, et des formes de solidarité s’y développent. D’abord, les groupes de squatteurs « mettent en place des systèmes d’entraide, de partage et de ressources98 » : au sein du squat, les habitants se rendent mutuellement service pour le bricolage, la garde ponctuelle d’enfants, l’échange de savoirs, etc. Le voisinage participe aussi à ce réseau d’entraide, en particulier pour les squats de petite taille et diffus dans le territoire. Les riverains, majoritairement motivés par des convictions personnelles, peuvent ainsi venir en aide aux collectifs squatteurs, par l’apport de matériel, de vêtements, de nourriture et de soutien moral principalement. Enfin, les associations humanitaires et solidaires accompagnent de manière inconditionnelle les habitants des squats99, développant tout un réseau d’aide sociale comprenant la distribution de repas, des cours et ateliers, un diagnostic social et médical, etc.
Ce système d’entraide unit et donne vie à un lieu pourtant illégalement occupé. Certains squats revendiquent et développent ainsi des valeurs fondamentales telles que l’hospitalité, la solidarité et la convivialité. Souvent autogérées, les occupations doivent faire face aux risques inhérents au squat, concernant aussi bien les institutions que les occupants eux-mêmes, et développer leurs propres moyens de gestion.
Par exemple, au centre de la ville de Copenhague, le squat d’une ancienne friche militaire est devenu le quartier Christiana, territoire « autonome, autogéré, doté de sa propre monnaie et autofinancé par la contribution des entreprises et des habitants100 ». Le concept de liberté est érigé depuis 45 ans en tant qu’art de vivre
97 DESTREMAU, op. cit.
98 BOUILLON, Florence, « Le Squat », Regards croisés sur l’économie, 2011, p.75-84
99 Entretien réalisé avec M. Hengen, Direction du développement social et urbain (service municipal de la commune de Bordeaux)
100 GUISLAIN, Margot, « Urbanisme transitoire », AMC, 2018, n°268, p. 56
et valeur fondamentale défendue au sein de ce squat. Cafés, bars et salles de concert, aux architectures colorées et agrémentées de street art, confèrent par ailleurs à ce quartier une importante vie culturelle.
Cet exemple danois illustre la vision de François Ménard : la ville informelle peut témoigner « d’une vitalité, d’une inventivité et d’une convivialité pour un coût et un impact environnemental dérisoires101 ».
L’hospitalité et la solidarité, à l’instar de la liberté à Christiana, sont mises au premier plan à Metropoliz. Situé au centre-ville de Rome, Metropoliz est un squat initié par des travailleurs précaires du quartier et déployé sur le site d’une ancienne usine de charcuterie, où migrants et habitants précaires se sont réunis
101 MÉNARD, François « Ce que la ville informelle dit aux aménageurs », in BADAROUX, Jean, FRÉBAULT, Jean, MÉNARD, François, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p. 92
pour créer un véritable nouveau quartier intégré à la ville. En effet, leurs activités ont généré une réelle « réactivation urbaine, sociale et culturelle102 ».
L’auto-organisation et la liberté d’usages ont fait émerger des activités spontanées telles qu’un marché, des événements et des animations en cohérence avec les compétences et les besoins des habitants du squat. Ces expérimentations d’usage ont réussi à évincer une grande partie des préjugés que les riverains pouvaient ressentir envers le squat. L’acceptation d’un quartier spontané comme Metropoliz peut donner lieu à une intégration mieux comprise des exclus dans la ville. Bien qu’étant une installation illégale, cet exemple témoigne de l’importance d’une expertise d’usage, au sens d’une régénération urbaine par les activités et les usages développés dans un espace. Cette occupation informelle démontre la capacité des collectifs à apporter une valeur ajoutée tout en luttant contre les discriminations et les ségrégations sociales.
Ces expériences informelles, développées sur des espaces vacants, doivent ainsi être prises en compte dans les réflexions urbanistiques. Sans omettre les multiples facettes négatives des squats, notamment sujets aux trafics, à la délinquance et à la violence, il est nécessaire de distinguer les formes d’occupation « non gérées » et celles « autogérées ».
Chaque squat est singulier et il n’existe pas de caractéristiques valables pour l’ensemble des squats qui permettraient de dégager des généralités sur ces occupations. L’analyse de ces occupations spontanées et leur apport potentiel pour un urbanisme plus conventionnel sont une composante essentielle du travail des aménageurs souhaitant rendre la ville plus incluante103. En effet, même si la compréhension de la ville informelle peut nourrir la réflexion des aménageurs, la normalisation de ces occupations semble indispensable à l’intégration durable des enjeux d’inclusion dans l’aménagement des villes.
Par ailleurs, certains squats (notamment des squats artistiques) aboutissent à une forme de reconnaissance de la part des habitants de la ville, des propriétaires et des acteurs institutionnels. Progressivement, les collectifs d’artistes intéressent les acteurs de la ville pour leur capacité à réactiver les sites qu’ils occupent. Entre adaptation, professionnalisation et résistance, la normalisation de ces pratiques ont des répercussions directes sur la nature des occupations transitoires et sur les collectifs eux-mêmes.
102 GONI MAZZITELLI, Adriana, traduction par SANDER , Agnès, « Rome : l’immigration au secours de la ville éternelle », Métropolitiques, 2012
103 MÉNARD, François « Ce que la ville informelle dit aux aménageurs », in BADAROUX, Jean, FRÉBAULT, Jean, MÉNARD, François, D’ABOVILLE, Gwenaëlle, Aménager sans exclure, faire la ville incluante, Paris, Editions Le Moniteur, 2018, p. 92