Comment la mobilité a transformé l’espace public ? De la cité médiévale à la métropole contemporaine Barbetta Chiara L'espace public a toujours été fortement influencé par les caractéristiques de la ville dans laquelle il est inscrit. Son articulation, en termes de forme et d'usage, dépend de la conformation au contexte dans lequel les principales interactions sociales entre individus se déroulent. Dans un contexte métropolitain et polycentrique, l’espace est marqué par la mobilité, ce qui permet d’atteindre les services qui composent le réseau. Par conséquent, si l’espace public avait à l’origine un aspect plus simple en termes d’utilisation, l’urbanisation massive a été accompagnée d’une augmentation de la mobilité urbaine. L'évolution de la mobilité correspond à la complexification de la ville et, par conséquent, au changement de l'espace public. Pour mieux comprendre le thème, il semble utile de faire un excursus historique, même si d'une manière générale, à partir des exemples de deux villes italiennes médiévales, jusqu'à Bordeaux: cette dernière ville semble intéressante pour le développement de la question, comme exemple de métropole sujette à des changements importants dus à la mobilité. Les éléments historiques cités sont des exemples pour voir les transformations de l’espace public en fonction de la mobilité. Celles-ci apparaissent comme des références dans les différentes parties du texte avec une disposition utile pour être des soutiens pour les concepts abordés et développés dans l’article. Dans la ville traditionnelle, l'espace public se matérialise à travers des rues piétonnes étroites et sinueuses qui conduisent à la place centrale, où la vie urbaine a lieu. On peut penser à la Piazza del Campo à Sienne, construite à l'intersection des trois routes principales, pour accueillir toute la communauté et célébrer les fêtes et célébrations publiques et civiles. Un autre exemple d'espace public médiéval est la Piazza del Comune à Bologne, aujourd'hui appelée Piazza Maggiore, construite en 1200 comme symbole du pouvoir municipal et lieu utile pour réunir toutes les activités commerciales et de loisirs des citoyens (Fleury, 2007). Au Moyen Âge, par conséquent, la route elle-même est un élément de convivialité, non seulement utile pour atteindre des places principales, mais également un lieu où se développent les relations humaines (Gardelles, 1989). En effet, en 1274, un règlement d’urbanisme définit le domaine public et il comprend l'ensemble du réseau viarie, en favorisant l'usage publique des ces espaces (Callais et Jeanmonod, 2014).
On retrouve des exemples des rues médiévales encore aujourd’hui à Bordeaux comme la rue de la Vache, étroites et fréquentées par les piétons (Galy, 1987). Ce n'est pas un anodin si le nom de cette dernière provient du fait qu'elle était si étroite qu'une seule vache à la fois pouvait passer. En fait, à cette époque, on se déplace principalement à pied et les principaux moyens de transport sont les charrettes à deux ou quatre roues, tirées par des ânes, des bœufs mais surtout des chevaux. Les charrettes ont pour fonction d'accueillir plus de personnes ou de marchandises. Les échanges interpersonnels se développent dans le même chariot, on en monte et en descend, on interagit avec les gens en chemin. Ce n'est pas pour rien si les magasins des bâtiments médiévaux sont situés au rez-dechaussée, le long de la route. À partir de ce moment, la route est considérée au fil du temps comme un espace public, un lieu où des relations sociales sont générées entre les individus qui vivent dans la ville.
Au fil du temps, les villes se développent et changent, le nombre de rues et de places se multiplie, ainsi que leur nombre des usagers. À partir du XIXe siècle, le concept de moyens de transport en commun se répand dans des villes de plus en plus complexes. En 1830, apparaît le premier tramway de l'histoire de la ville de Bordeaux, tiré par des chevaux. En 1890, la banlieue bordelaise établit le premier tramway électrique de la ville desservant la banlieue. Les routes sont élargies et modifiées pour construire les rails de ce nouveau moyen de transport. Les interactions sociales ont lieu non seulement entre les piétons mais aussi dans les transports en commun, sous une forme plus complexe que celle du moyen âge, mais selon des critères similaires. Un moment de fort changement survient avec l’introduction de la voiture. Ce symbole du progrès technique et de la vitesse, sous l'impulsion de l'industrie automobile, s'est étendu vers le milieu du XXème siècle, dans la période de l'après-guerre. Le concept de la "Ville automobile” apparaît, caractérisée par la possibilité d'un "aller plus vit", c'est-à-dire de se déplacer d'un lieu à un autre beaucoup plus rapidement que par le passé, pour gagner du temps (Wiel, 2002). Les compagnies pétrolières deviennent de plus en plus puissantes aux dépens des compagnies électriques et, en 1948, le maire de Bordeaux supprime le tram et le remplace par des bus : on passe du rail à la route (Pech et Lafon, 2013). La circulation douce des piétons est remplacée progressivement par un type de circulation plus rapide et plus imposant du point de vue spatial (Wiel, 2004). La rue est redessinée en fonction de la circulation d'un grand nombre de véhicules, les transports en commun perdent leur importance dans la dynamique urbaine e le nombre de personnes propriétaires de leurs propres moyens de transport, voyageant souvent seuls, est de plus en plus important (Callais et Jeanmonod, 2014).
L'interaction entre les personnes le long de la route est remplacée par une interaction entre les voitures : la ville se transforme en fonction du sens de la circulation. Les routes sont élargies et il est nécessaire de créer de nouvelles surfaces pour accueillir les véhicules quand ils s’arrêtent. De nombreuses places sont transformées en grands parkings collectifs : c’est le cas de différentes places bordelaises, comme les places Fernand Lafargue ou Jean-Jaurès, ou encore la place Camille Jullian, fondée en 1935, sous laquelle, en 1989 a été conçu un parking pour les voitures (Callais et Jeanmonod, 2014). A ce moment, la concurrence entre la ville "piétonne" traditionnelle et celle dominée par les voitures est accentuée; la seconde gagne sur la première, aidée par l'effondrement des coûts de la mobilité, facteur important pour cette transformation urbaine (Wiel, 2002). La favorisation de la mobilité implique une dévaluation sociale, en termes de relations et de partage de l’espace. Le désir d'interaction sociale se transforme en désir de passer rapidement d'un quartier à l'autre de la ville (Wiel, 1999). La crise pétrolière de 1973, la prise de conscience de la pollution par le pétrole et le besoin de confort des transports en commun ont conduit à repenser de nouvelles formes de moyens de circulation urbains plus avancés. Une décennie plus tard, l’idée du tram apparaît à nouveau, sous une forme plus moderne. Dans les années 1990, l'idée de "Ville durable" se répand, prenant en compte les effets du smog sur l'environnement, en commençant à évaluer l'idée de moyens alternatifs. En 1995, le maire de Bordeaux a mis en œuvre une amélioration du réseau de transport ferroviaire : la ville est repensée pour favoriser la circulation piétonnière et cyclable. Dans les années 2000, la loi “Solidarité et renouvellement urbains” prévoit la réhabilitation des espaces publics en limitant l'espace dédié au stationnement des voitures (Callais et Jeanmonod, 2014). Cette loi est fondamentale car elle symbolise la tentative de retour à une ville plus conviviale et plus agréable.
La place Camille Jullian mentionnée précédemment, par exemple, est restaurée pour servir de lieu de réunion et de divertissement : autour d'un espace central où se trouve une statue, il y a des bancs et des éléments pour le temps libre ; dans les rues piétonnes qui partent de la place, il y a des magasins et des restaurants qui rassemblent chaque jour un grand nombre de personnes. On revient à la notion de place de plus en plus similaire à celle du moyen-âge, dans laquelle, cependant, les interactions se sont complexifiées, car on doit prendre en compte des usages de plus en plus variés qui doivent être régulés pour la coexistence générale. Par exemple, dans la ville de Bordeaux, la construction du pont Chaban-Delmas, qui a débuté en 2009 et relie les quartiers de Bacalan et de Bastide, permet de détourner le trafic en dehors du centre-ville. Ici, la route redevient progressivement un lieu de relations sociales, bien qu’elle soit plus complexe et plus imposante du point de vue spatial que celle du Moyen Age, car elle doit accueillir de multiples moyens de transport et des activités en expansion. Cette inversion de tendance a rendu nécessaire le réaménagement d'espaces publics transformés au rythme de la mobilité. Donc, pour revenir au concept original de lieu public, mis en crise par les abus de la voiture au fil des ans, il faut commencer par changer la circulation. C'est le cas de nombreuses places parisiennes, comme la Place de la République : elle est redessinée en fonction de la circulation en douceur et devient en 2013 un lieu populaire ouvert à l'usage des citoyens. Le secteur nord est en effet fermé au trafic automobile et le grand rond-point, qui existait auparavant, devient un vaste espace de rencontres et d’échanges (Delarc, 2016). On pourrait aussi citer les 2,3 km de piétonisation des berges de la rive gauche de la Seine, qui passe d’un lieu de passage de voiture à un lieu moins pollué, où on peut faire de longues promenades pendant le temps libre. Une action similaire a également lieu à Bordeaux, où le Pont de Pierre est fermé aux voitures en 2018, pour encourager la réduction du trafic automobile (Marjorie et Pech, 2017). En plus d’un choix durable, ce changement sert à concevoir ce pont comme un lieu d’échanges dans lequel on peut se promener en toute quiétude en admirant le fleuve. Dans le contexte métropolitain actuel, orienté vers 2050, la notion de ville durable est plus fort : elle se caractérise par une interaction entre urbanisme et transports et prend davantage en compte l'impact de ces transports sur l'environnement. Les espaces publics, en particulier les rues et les places, sont de plus en plus traversés par des moyens alternatifs : la préférence est donnée aux véhicules électriques et de masse (tramways), où il est possible d’interagir avec un grand nombre de personnes, contrairement à la voiture. Ou bien avec des vélos, des scooters et voitures électriques, à pied. On se dirige donc vers un redimensionnement du concept d’espace public à taille humaine ; les rues du centre ne sont plus seulement fonctionnelles pour faire une voyage solitaire en voiture, mais sont de plus en plus considérées comme des espaces de loisirs (Dutrait et Duperrex, 2015). On va dans la rue pour rencontrer des gens, pour regarder les vitrines des magasins, pour se promener, pour se sentir membres de la communauté, comme dans la ville traditionnelle. Ce retour au concept traditionnel de ville doit cependant être confronté à une société beaucoup plus complexe du passé: en effet, au Moyen Âge, les règles qui régissaient le développement de la ville étaient très peu nombreuses, parce que le contexte était plutôt simple. Dans la métropole contemporaine, la situation est plus complexe car le nombre et la nature des flux sont beaucoup plus élevés et la polycentricité du contexte rend nécessaire une mobilité efficace. Le problème de la régulation des rues et des places pour garantir l’ordre et la bonne interaction entre les différents moyens de transport et les piétons se pose. Comment concilier intérêts de vitesse, relations sociales et villes durables?
Comment remédier aux aspects négatifs de la transition urbaine sans renoncer aux avantages en termes d'accessibilité apportés par l'effondrement des coûts de la mobilité? Si le concept d’espace public évolue constamment, parallèlement au progrès, comment faire cohabiter le concept traditionnel d’espace public avec les nouvelles frontières de la modernité? A un stade ultérieur, à l’avenir, il semble intéressant d'aborder cette question en approfondissant le parallélisme, mentionné dans la première partie du texte, entre une ville italienne traditionnelle comme Bologne et une métropole française comme Bordeaux. En fait, en plus de montrer comment l’espace public est également transformé en fonction du différent contexte historique, géographique et social dans lequel il se développe, il nous permettrait, peut-être, de trouver un moyen de réconcilier tradition et modernité.
Bibliographie - GALY, Roger, “Rues de Bordeaux”, Bordeaux, Les éditions de l’orée, 1987, 245 p. - GARDELLES, Jacques, “Bordeaux cité médiévale”, Bordeaux, L’Horizon Chimérique, 1989, 221 p. - WIEL, Marc, “Mobilité, système d’interactions sociales et dynamiques territoriales”, Espace population sociétés, 1999/2, pp.187-194 , URL: https://www.persee.fr/doc/ espos_0755-7809_1999_num_17_2_1884) - WIEL, Marc, “Ville et automobile”, Les urbanités, Descartes et Cie, 2002, 140 p. - WIEL, Marc, “Ville et mobilité: un couple infernal?”, Lille, L’aube intervention, 2004, 91 p. - FLEURY, Antoine, “Les espaces publics dans les politiques métropolitaines. Réflexion au croisement de trois expériences: de Paris aux quartiers centraux de Berlin et Istanbul”, thèse en Géographie, Université Panthéon-Sorbonne, Paris, 2007. URL: https://tel.archives-ouvertes.fr/tel00259957/document. - PECH Oliver et LAFON Cathy, “1830–1958 : L’ancien tram de Bordeaux, Un tramway nommé souvenir” , Sud Ouest, 2013, URL: https://www.sudouest.fr - CALLAIS Chantal, JEANMONOD Thierry, “Bordeaux patrimoine mondial”, Bordeaux, Geste éditions, 2014/1, 612 p. - DUTRAIT Claire, DUPERREX Matthieu, “Urbain, trop urbain”, Toulouse, “Espace public espace politique”, BAOBAB Dealer d’Espaces, 2015, pp 68-69. - DELARC Morgan, « Quelle prise en compte des « usages » dans la conception des espaces publics urbains ?. Le cas de la place de la République à Paris », Métropolitiques, 2016, URL : https://www.metropolitiques.eu/Quelle-prise-en-compte-des-usages.html - MARJORIE Michel et PECH Olivier, “Bordeaux: la grande histoire du pont de Pierre”, Sud Ouest, 2017, URL: https://www.sudouest.fr/2017/08/01/la-grande-histoire-du-pont-depierre-3635992-2780.php