« L’impact du tourisme urbain ou comment le tourisme change les villes »

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L’impact du tourisme urbain ou comment le tourisme change les villes Duprat Lucie

Mots clés : Tourisme, ville, pression résidentielle, tourisme urbain, tourisme de masse, logement

La littérature scientifique sur l’impact du tourisme urbain sur les villes et leur politique de logement n’est pas encore très fournie. À ce jour seulement quelques textes tentent de traiter de ce phénomène encore très récent. Cet article se veut être une amorce, une tentative pour essayer de comprendre ce phénomène complexe qui participe au changement des villes.

Le tourisme de masse a modifié bien des paysages depuis son apparition à la fin des années 1930 à la suite de l’apparition des congés payés, et il continue aujourd’hui de modifier nos villes. Le tourisme, depuis sa création, est une activité économique porteuse. Jusque dans les années 1970-80 la ville était un émetteur de flux touristiques de masse vers les stations balnéaires et de sport d’hiver. Mais aujourd’hui la ville prend un nouveau rôle dans le tourisme : « C’est la ville post-moderne et postindustrielle qui se crée et qui devient un pôle récepteur des flux touristiques internes et externes » (KADRI, PILETTE, 2017 : 19). La ville se transforme et se développe face au tourisme en plein essor. Il s’agit d’un nouveau mode de tourisme qui touche la ville : le « tourisme urbain ». Caractérisé souvent par de courts séjours, ce mode de tourisme doit son développement à plusieurs facteurs dont l’hyper-connexion des grandes métropoles à l’échelle internationale et l’apparition du low-cost (bas coûts) notamment dans les transports et les hébergements (souvent chez l’habitant grâce à Couchsurfing et Airbnb par exemple), permettant des séjours moins couteux et abordables pour la « classe moyenne ». L’explosion ces dernières années des offres de location de logements dans les grandes villes du monde sur la plate-forme Airbnb est une illustration de la pression qu’impose le tourisme dans les métropoles. En effet, les centres villes sont de plus en plus « habités » par les touristes. À Bordeaux, en 2018, presque 10 000 logements entiers sont proposés à la location sur le site Airbnb, une augmentation de 146% depuis 2016.1 Quel effet a le tourisme urbain de masse sur le développement des villes et leurs logements ? Il nous faudra tenter de comprendre comment une ville « devient » touristique et les conséquences de cette transformation sur celle-ci et ses habitants.

« Mise en tourisme » des villes, définition d’un processus encore flou Kadri et Pilette, dans leur livre « le tourisme urbain renouvelé » (2017), tentent de définir le concept de « mise en tourisme » ou « touristification » en s’appuyant sur les écrits de plusieurs auteurs. Si le concept reste encore flou, certains auteurs ont tenté d’en donner une définition. Il faut savoir que la mise en tourisme est le nom donné à l’ensemble des processus de transformation de la ville dans son image (valorisation, mise en scène, etc.) et dans son aménagement (création de nouveaux espaces et équipements).

Selon Cazes et Potier (1998) il s’agit d’un processus en trois étapes : la croissance soit l’apparition de flux importants dans la ville ; puis la diversification-complexification qu’engendre la nouvelle diversité des pratiques dans la ville, des équipements, des interventions politiques, etc ; et enfin la reconnaissance et la compétition. Dewailly (2004) définit le processus de mise en tourisme de manière sensiblement différente. Il identifie trois « moments clés ». Le phénomène commence par la « cristallisation » qui consiste en la valorisation du cœur historique de la ville par « son image renouvelée ». Mais cette cristallisation engendre un engorgement des centres dans 1

source : « Bordeaux : + 146% de logements Airbnb », America Lopez, 13/04/2018, France 3 région 1


certaines villes, d’où le deuxième moment qu’est la « diffusion ». Elle consiste en l’aménagement d’espaces en dehors du centre historique pour réduire l’encombrement de celui-ci. Enfin le troisième moment qu’est la « mise en réseaux » permet de mettre en évidence la valorisation d’une plus large partie de la ville créant une offre diversifiée.

Néanmoins, d’autres concepts doivent être mobilisés pour comprendre le développement du tourisme urbain tel que le « marketing urbain » ou la « muséification » des villes. La relation entre la ville et le tourisme reste complexe et ne peut pas se résumer en une simple « mise en spectacle des lieux » comme le souligne Kadri et Pilette (2017).

La ville se transforme face au développement souvent très important du tourisme, le but étant de rendre la ville la plus attractive possible pour les touristes et les futurs habitants. Une compétition nationale et internationale se lance entre les grandes métropoles pour savoir laquelle accueillera le plus de touristes.

Mais parfois cette « mise en tourisme » est plus subie que désirée. Que ce soit les élus qui se retrouvent dépassés par la « prise de pouvoir » d’Airbnb qui refuse toute restriction par exemple ou les habitants qui sont « chassés » de leur quartier à cause de la forte présence de touristes, la mise en tourisme ne fait pas que des heureux. Selon Callot la mise en tourisme devrait être la résultante d’un effort convergent de la part de tous les acteurs du territoire (habitants, commerçants, hôteliers, élus, etc.) pour « créer un tourisme urbain varié, riche, humain, concerté, durable » (2006 : 101) qui aurait du sens pour toutes les parties prenantes sans qu’une se retrouve sur la touche (souvent les habitants aujourd’hui).

Il faut néanmoins garder en tête que les transformations de la ville ne se font pas que sous la pression du tourisme grandissant. Beaucoup d’autres processus de transformation sont à l’œuvre dans la ville.

Marketing territorial, ou la course à la compétitivité Dans une optique d’attractivité et de compétitivité, car c’est aujourd’hui ce qui régit toutes les opérations d’urbanisme et les grands projets urbains, les collectivités mettent en place des stratégies qui relèvent du « marketing territorial ». Le marketing territorial ou « branding territorial » est un concept qui fait débat. En effet, l’idée revient à voir un territoire, donc un espace qui appartient à tous, comme un « objet », un produit qui peut, doit être « vendu ». Pour ce faire, le marketing territorial nécessite plusieurs types d’interventions : des mesures d’aménagement du territoire, des mesures organisationnelles et des mesures promotionnelles, le tout dans le but de contrôler l’image de la ville et d’ajouter du sens et de la valeur au territoire. Pourtant le territoire comme objet de marketing est très complexe puisqu’il intègre, au-delà de sa dimension physique, des acteurs sociaux et institutionnels et une dimension identitaire que sont le patrimoine et l’histoire, le nom, les représentations collectives, etc. Moine affirme que « le territoire est avant tout un processus d’appropriation, conditionné à la fois par la nature d’un espace géographique, par un système de représentations de cet espace, et par un système d’acteurs qui agissent dans cet espace » (2006).2

Pour les uns, le marketing territorial est subi par les populations et « appliqué de manière descendante, sans prendre en considération les citoyens » (ESHUIS, KLIJN ; 2014 : 154). Pour les autres, il peut être perçu plutôt comme un processus qui participerait à harmoniser la ville : « Le marketing territorial peut donc être défini comme un processus itératif et piloté de transformation accélérée du territoire visant à accroître l’attractivité et l’hospitalité de ce dernier en vue de poursuivre un développement territorial harmonieux aux yeux de l’ensemble des parties prenantes » (CHAMARD, SCHLENKER ; 2017 : 45).

2 Citation tirée de : Chamard Camille, Schlenker Lee, « La place du marketing territorial dans le processus de

transformation territoriale », Gestion et management public, 2017/3 (Volume 6 / n° 1), p. 41-57. 2


L’ubérisation au service de l’insécurité

Le terme d’ubérisation, qui a fait son apparition il y a peu de temps, est un concept tirant son nom de la société de chauffeur urbain Uber. À l’image de la compagnie, il s’agit de la mise en place d’un modèle économique basé sur les nouvelles technologies, en concurrence avec le modèle économique classique, visant à mettre en relation directement le client et le prestataire. On peut aussi parler de désintermédiation. En effet, le fonctionnement de ces plateformes reposent principalement sur les utilisateurs (Airbnb avec les « loueurs », Uber avec les chauffeurs, Deliveroo avec les livreurs, etc.).3 Ce genre de plateforme crée de l’insécurité autant pour les auto-entrepreneurs autant dans le cas de Uber que pour les hôteliers et les habitants des quartiers touristiques dans le cas d’Airbnb.

La plateforme Airbnb a connu un essor considérable depuis sa mise en service en 2008. À la création du site la ligne de conduite était claire : louer son logement à des touristes pour arrondir ses fins de mois. Mais aujourd’hui elle a quelque peu changé. Rapidement des professionnels (auto-entrepreneurs, entreprise de location de vacances, campings, etc.) se sont emparés de la plateforme. Beaucoup de professionnels achètent des logements pour ensuite les louer sur Airbnb car la location saisonnière est bien plus rentable qu’une location classique. Certains loueurs particuliers font même appel à des entreprises qui vont s’occuper de mettre en ligne une annonce accrocheuse, de donner les clés, etc. Mais comment expliquer l’essor aussi spectaculaire d’Airbnb ? En premier lieu grâce à ses prix souvent bien en dessous des nuitées hôtelières. Mais nous pouvons supposer que d’autres facteurs entrent en ligne de compte comme l’indépendance que procure la location d’un appartement, l’authenticité de vivre chez l’habitant comme une expérience à part en entière, expérimenter la ville comme « l’autochtone ». D’ailleurs le slogan de la société, « Bienvenue à la maison », résume très bien cette recherche de l’expérience « comme si on y vivait ».

Dans la société mondialisée d’aujourd’hui les individus recherchent l’unique, la différenciation, l’authenticité autant dans leur développement personnel que dans les objets qu’ils achètent, les expériences qu’ils louent, etc. L’objectif est de sortir des standards, de ne pas être comme tout le monde mais cette recherche de différenciation généralisée ne fait qu’uniformiser les pratiques d’une grande partie de la population mondiale. On voit également cette tendance dans la pratique touristique (urbaine). On cherche un dépaysement tout en fréquentant le même type de lieu un peu « branché » et « unique » que dans la ville d’où l’on vient. On assiste à une uniformisation des pratiques autant dans la ville que dans le logement. En effet, lorsque l’on se ballade de ville en ville sur Airbnb beaucoup de logements se ressemblent : murs clairs de couleur neutre, mobilier design, aucune personnalisation, etc. Sur internet on peut même trouver des guides pour bien louer son appartement sur Airbnb avec certains critères comme « créer un espace neutre ». Certains parlent d’une « airbnbisation » des villes, mais que cela veut-il dire réellement ?

L’uniformisation des logements en location saisonnière tend à participer à une uniformisation des centre-villes dans le monde, où que l’on aille, on recherche le même confort. Mais ce nivellement de la location touristique n’agit-il pas sur l’uniformisation des logement des centre-villes? Tout comme la gentrification, le tourisme crée des logements avec un certain standard de confort, un quartier avec un certain standard d’équipement et une ville aux standards de la ville attractive.

Le tourisme urbain générateur de pression résidentielle Dans cette deuxième partie il s’agit de se questionner sur les conséquences de ce tourisme urbain de masse sur la ville.

Le touriste qui réserve un airbnb ou une chambre d’hôtel, loue plus qu’un hébergement, il loue une expérience dans la ville et la ville touristique se doit de répondre à cette envie d’une expérience unique. Comment la ville est-elle façonnée par la présence des touristes ? Il ne s’agit 3

source : Lechien Renan, Tinel Louis, « Ubérisation : définition, impacts et perspectives », travail de fin d’étude, Université Catholique de Louvain, 2016 3


encore que d’un questionnement auquel nous ne donnerons pas de réponse précise mais plutôt des pistes de réflexions et des hypothèses. Comme on a pu le voir précédemment avec le concept de « mise en tourisme », la ville se transforme pour accueillir les touristes. Mais au-delà de transformer la ville dans sa forme, dans son urbanisme ; le tourisme transforme également ses usages. On peut émettre l’hypothèse que dans un quartier très touristique les habitudes, les usages des habitants changent. On parle alors de gentrification par le tourisme (GOTHAM, 2005). Peut-on voir l’action du tourisme sous le même prisme que les caractéristiques qui régissent le processus de gentrification (GLASS ; DONZELOT) ? Peut-être partiellement car les enjeux ne sont pas les mêmes, pour le touriste, il ne s’agit que d’une courte visite alors que pour le gentrifieur il s’agit de s’installer durablement. Néanmoins, la présence des touristes crée une pression évidente sur les « autochtones ».

Un quartier prisé touristiquement, avec des musées, des activités culturelles, des bars et restaurants, des parcs, etc. est très vite envahi par les touristes qui louent à prix d’or en comparaison de la location classique. La part de locations saisonnières augmentant dans le quartier rend rare le produit de location classique ce qui fait augmenter son prix autant à l’achat qu’à la location. Les populations les moins aisées s’en retrouvent alors chassées ou en insécurité à cause du prix toujours en augmentation. Au-delà de la pression financière, les nuisances dues aux touristes sont également un facteur de cette pression résidentielle.

Cette forte présence touristique au-delà de modifier la ville et ses usages, crée une pression résidentielle sur les habitants qui sont forcés de quitter les centre-villes qui se vident peu à peu de leurs « autochtones ».

On observe alors un paradoxe dans ces quartiers touristiques. En effet, les prix des loyers augmentent mais les nuisances causées par les touristes éloignent les populations plus aisées qui recherchent une certaine tranquillité. Ce qui nous conduit à nous demander, finalement, qui habite dans ces centres-villes prisés par les touristes ?

Pour conclure cet article, le tourisme urbain, au-delà de ces effets vertueux sur l’économie de la ville, engendre beaucoup de conséquences négatives sur la vie des « autochtones ». Mais certaines questions se posent encore.

L’uniformisation des désirs, des pratiques et des espaces ne crée-t-elle pas une nouvelle classe sociale qu’on pourrait qualifier de « mondialisée » ? Cette « génération easy-jet », toujours en demande d’une expérience unique, pense-t-elle appartenir à un sorte de « classe moyenne mondialisée » ? L’uniformisation des villes touristiques permettrait-elle à cette « classe » de se sentir chez elle partout ?

La suite du sujet pourrait être traitée autant du point de vue des « autochtones » que des touristes, ou en confrontant les deux. Malgré toutes ces questions l’angle de développement du mémoire reste encore flou et pourrait être éclaircie par une enquête de terrain sur Bordeaux et d’autres villes touristiques.

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Bibliographie

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• ESHIU J., KLIJN E.-H., BRAUN E., « Marketing territorial et participation citoyenne : le branding, un moyen de faire face à la dimension émotionnelle de l'élaboration des politiques ? », Revue Internationale des Sciences Administratives, 2014/1 (Vol. 80), p. 153-174. URL : https:// www.cairn.info/revue-internationale-des-sciences-administratives-2014-1-page-153.htm

• GOTHAM K. F., « Evaluation et approfondissement du concept de gentrification touristique », Via [En ligne], 13 | 2018, mis en ligne le 01 septembre 2018. URL : http://journals.openedition.org/ viatourism/2199

• GOTHAM K. F., « Tourism Gentrification: The Case of New Orleans' Vieux Carre (French Quarter) », Urban Studies, 2005 / 7 (Vol.42), p. 1099-1121. URL : https://doi.org/ 10.1080/00420980500120881

• KADRI B., PILETTE D., Le tourisme métropolitain renouvelé, Presses de l’université du Québec, 2017.

• LECHIEN R., TINEL L., « Ubérisation : définition, impacts et perspectives », travail de fin d’étude, Université Catholique de Louvain, 2016. URL : http://www.ipdigit.eu/wp-content/uploads/ 2016/09/TFE_Renan_Lechien_et_Louis_Tinel.pdf

• SERFATY-GARZON P., « Muséification des centres urbains et sociabilité publique », Aménager l’urbain de Montreal à San-Francisco politiques et design urbains, 1987, Edition du Méridien, URL : http://www.perlaserfaty.net/texte12.htm

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