Le décor métropolitain comme théâtre de nouvelles expériences urbaines : revisite d’une utopie de la société post-moderne Nora ITRI / 07.01.19 Le développement récent de lieux, dits alternatifs mais que l’on retrouve sous différents termes : lieux intermédiaires, tiers-lieux ou friches culturelles, dans les grandes métropoles européennes au cours de ces 20 dernières années a révélé une nouvelle vision de la pratique et de la conception de l’urbain. De l’Ecosystème Darwin à Bordeaux au LxFactory à Lisbonne, en passant par le Matadero de Madrid, ces centres associatifs et culturels nichés au sein d’anciens ensembles industriels sont le symbole d'une nouvelle vision du développement urbain de ces délaissés, situés dans les quartiers de friches de nos grandes métropoles. On peut se demander pourquoi ces lieux sont aujourd’hui si emblématiques à la fois de la condition de leur ville, métropoles européennes, et d’une nouvelle façon d’y participer. Que nous disent ces espaces qui semblent parler de la même chose, à savoir qu’ils proposent au départ de toute initiative : un lieu délaissé mais pas sans histoire dans un « décor métropolitain », révélant des pratiques partagées où le citoyen peut alors être acteur du processus de création urbaine. La situation particulière de ces tiers-lieux permet de ré-examiner certaines théories de l’urbain qui ont permis de mettre en lumière le rôle du citoyen, de l’habitant, de l’humain qui habite et vit ces lieux. Il parait intéressant de replonger dans les théories critiques de l’urbanisme fonctionnaliste, encore à l’oeuvre aujourd’hui, afin de remettre en lumière les apports du mouvement de l’Internationale Situationniste (1956) qui s’attachent à défendre la possibilité de l’existence d’une société façonnée par l’expérience humaine mais aussi ceux du théoricien Henri Lefebvre (1968), qui dénoncent la suprématie d’un urbanisme marchand. En partant du postulat que ces centres urbains alternatifs sont aussi des micro laboratoires de l’urbain, voyons ce que ces petits morceaux de villes en éprouvette révèlent de la façon de faire la ville en ce début de XXIe siècle.
Urbanisme fonctionnel et critique théorique : le double héritage du mouvement moderne Dans son manifeste urbain publié en 1968, « Le droit à la ville », Henri Lefebvre, sociologue et philosophe marxiste théorise sur la mutation de l’espace public et plus largement sur l’urbanisme de l’après-guerre. Dans cette période de post-industrialisation, les préoccupations liées à la production se déplacent sur les questions plus quotidiennes du logement et de l’habitat. Il dénonce la perte d’échelle humaine au profit d’une échelle moderne, prônant une logique fonctionnaliste et un manque de pensée urbanistique dans la construction de logement (Le droit à la ville, p16). Lefebvre défend à ce titre la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange1 et fait la critique d’une nouvelle planification urbanistique basée sur les valeurs du fonctionnalisme et du consumérisme. Dans le même temps, le mouvement situationniste se fait connaitre à Paris et en France comme revendicateur d’une nouvelle façon de faire société, dénonçant la société consumériste et l’appauvrissement causé par les théories fonctionnalistes du mouvement moderne. Les situationnistes comme Debord, Bernstein et Jorn font alors la critique d’un urbanisme marchand et rejoignent ainsi Henri Lefebvre sur la notion de valeur d’usage qui devrait être prépondérante dans la façon de penser les espaces urbains. Plus encore qu’une simple critique du fonctionnalisme, les situationnistes défendent une nouvelle façon de ressentir la ville, d’en faire l’expérience. Malgré des dissonances au sein même du mouvement, ils s’accordent sur l’importance de l’accumulation de situations vécues dans la ville et développent ainsi la notion de dérive (Debord, 1956) qui fait référence à l’état physique et psychique de l’homme en perpétuel mouvement au travers de sa ville, comparable à un genre de flânerie décuplé par la prédominance des sens en éveil. Les tierslieux qui voient le jour depuis une dizaine d’année permettent de replacer au centre de leur existence la valeur humaine, sociale et solidaire. Ce recentrage de la création urbaine par le facteur humain nous permet alors de ré-interroger ces théories des années soixante qui semble être plus actuelles que jamais. 1
LEFEBVRE, Henri, Le droit à la ville, 1968, p16
Métropoles du XXIe siècle ou la résilience du New Babylon de Constant Cette expérimentation humaine de l’urbain dont il est question dans le développement des tiers lieux et que l’on retrouve chez les situationnistes pourrait être rendu possible par la présence d’une certaine esthétique du montage, développé l’un des membres fondateur du mouvement, Guy Debord, dans un ouvrage dédié à « La société du spectacle ». Le citoyen ressent alors chaque situation comme on serait sensible à un décor de cinéma grandeur nature, perceptible de manière différente selon la lumière, l’heure et la fréquentation. Mais ce qui parait être essentiel dans cette théorie de l’expérience c’est bien l’accumulation des ces situations urbaines. Nos métropoles répondent, dans leur composition plastique, à cette logique du « décor », où l’on peut aisément lire ces situations de « montage ». Ces juxtapositions de milieux et de matières semblent alors être les lieux propices à la dérive théorisée par le mouvement situationniste : ils s’émancipent de toute logique fonctionnaliste et s’offrent comme des espaces suffisamment riches d’existence physique pour générer sensations et poésie.
LxFactory à Lisbonne, une fabrique à expériences (lxfactory.com) (photo personnelle)
On semble retrouver chez les situationnistes un ensemble d’éléments qui décrit ce genre de ville propice à la dérive : c’est le cas de New Babylon, ville mobile de Constant Nieuwenhuys (1956-1974). Il théorise une ville continue, où se rassemble les notions de ville bâtie (pour le logement), de ville sociale (pour l’interaction) et de circulations (rapides, au sol)2 et dans laquelle les habitants sont capables de créer leurs ambiances de vie. Ce modele de ville imaginée par Constant est fondé sur cette action de l’homme sur la ville à grande échelle. Les situationnistes souhaitaient par cet archétype urbain permettre un processus permanent de création de la part WARK, McKenzie, New Babylon ou le monde des communs, L’actualité intemporelle du projet d’architecture utopique de Constant, association Multitudes, 2010/2 n°41, p114-125 2
des habitants, basés sur l’expérience de la ville. Le mouvement voulait ainsi croire que la ville post-moderne serait façonnée par les situations provoquées par les habitants. Aujourd’hui, à travers les initiatives conjointes des collectifs et des citoyens dans ces tiers-lieux, ne peut-on pas lire une nouvelle forme d’existence de ces fameuses situations ?
Darwin, LxFactory, Matadero : des lieux urbains alternatifs nés de quelle volonté ? A l’observation, ces nouveaux centres urbains que sont les friches en vogue comme Darwin, LxFactory et Matadero, semblent être nés d’un besoin de rassemblement et d’une recherche de solidarité et de proximité des habitants et collectifs d’un même quartier. A l’étude, ces lieux présentent des similitudes dans leur composition physique, spatiale, esthétique, mais également dans leur mode d’administration. En effet, ces nouveaux espaces sont développés dans des friches urbaines, composées de corps de bâtiment à forte identité architecturale, en raison principalement de leur fonction historique. Il peut être intéressant d’observer la manière dont ces lieux, indissociables de leur contexte, sont appréhendés.
Darwin, Bordeaux, séance de cinéma en plein air (Bordeaux tourisme)
Darwin, Matadero et LxFactory voient le jour respectivement en 2005, 2006 et 2008, les trois corps de bâtiment sont composés d’anciens bâtiments militaires sur le rive droite de Bordeaux, des anciens grands abattoirs de la ville de Madrid et d’une usine textile abandonnée dans le quartier de l’Alcantara à Lisbonne. Leur mutation tient à un positionnement de la politique urbaine de la ville dans les quartiers concernés : tous des quartiers délaissés, en périphérie de la grande ville du début du XXIe siècle. Ces lieux sont doublement impacté par leur contexte : d’une part les indicateurs socio-économiques de la vie du quartier traduisent la situation humaine et urbaine de ce morceau de ville ; d’autre part, ces espaces sont marqués par une identité plastique forte. Or, on réalise que cet univers urbain post-industriel est d’une certaine manière « cultivé ». On remarque alors que des termes comme ceux énoncés par le mouvement situationniste, de juxtaposition, de décor ou de montage, semblent trouver ici un certain sens du concret. Et c’est bien l’existence prééminente de ce déjà-là qui est exploité dans ces nouveaux lieux alternatifs : mélange apparent d’ordre et de désordre.
Exposition au Matadero, Madrid, avril 2017 (photo personnelle) Ces nouveaux centres urbains s’appellent alors fabrique à expérience3 , centre de création contemporain4 , et misent tout sur leur richesse historique dans la projection d’un lieu propice à la création, à la fabrication et la valorisation de la culture urbaine métropolitaine. Seul le centre d’art contemporain Matadero, dont le caractère esthétique plus tenu interpelle, voit le jour sous l’impulsion de la mairie de Madrid. Les lieux que sont Darwin et le LxFactory sont en revanche construit sur un modèle plus identique. Grace à l’octroi d’un droit à l’occupation temporaire délivré par la ville, des associations de quartier ont pu commencer à investir les lieux et à participer au développement de véritables écosystèmes. Et c’est bien cette organisation de structures autour de valeurs humaines et solidaires qu’il est intéressant de noter ici : le fonctionnement en écosystème permet le travail conjoint d’associations locales et des autres travailleurs du secteur. Le frottement entre ces différentes activités semble générer de nouveaux usages, et provoquer un phénomène propice au renforcement des liens entre les habitants et les collectifs présents sur place.
Le besoin d’une alternative à l’urbanisme traditionnel : fabrique d’espaces partagés Mais peut-on réellement rapprocher les théories d’Henri Lefebvre et du mouvement situationnistes à ces espaces d’un nouveau genre urbain ? Ces tiers-lieux sont nés d’un contexte métropolitain marqué par des éléments forts : quartiers délaissés dans le grand mouvement de la métropolisation, superposition de caractères urbains différents, coexistence humaine et sociale dans ces espaces dépouillés de leur fonction initiale. Si le résultat obtenu peut s’apparenter à un désordre plus ou moins organisé, les Darwin, LxFactory et Matadero s’offrent aux villes comme de nouveaux endroits du possible guidé par l’interaction humaine. Il ne s’agit pas ici de respecter le schéma traditionnel à l’oeuvre qui prévoit de générer du lien social en favorisant la mixité 3
http://www.lxfactory.com/PT/lxfactory/
4
http://www.mataderomadrid.org/que-es-matadero.html
programmatique dans des quartiers tout droit sorti de terre, sans identité ni pré-existence. L’enjeu de ce nouvel urbanisme est de faire émerger cette culture de l’underground qui se sert du déjà-là comme source d’inspiration et de développement. La nouveauté c’est le caractère inédit de ces espaces alternatifs. Et l’inédit, c’est que ce ne sont plus seulement les urbanistes et les pouvoirs de la ville qui développent ces futurs espaces à vocation publique. « Les gens font de l’espace à leur usage, ils en font une valeur d’usage alors que l’urbanisme et les administrateurs en fait une valeur d’échange. » (Lefebvre, 1972). C’est cette émancipation du mécanisme de fabrication de l’espace urbain actuel qu’il est intéressant de pointer. Les situationnistes aussi dénonçaient cette invention déshumanisée des espaces : l’urbanisme devait trouver ses fondements dans la préexistence du lieu et l’expérience de la ville faite par le citoyen et tenter ainsi de retrouver l’essence de la vie en milieu urbain.
Quelle existence réelle de ces lieux au coeur de la ville administrée Si ces espaces sont devenus des possibles urbains c’est parce qu’ils ont été mis à disposition dans l’attente d’une requalification. Ce temps de flottement administratif traduit les différents rythmes de développement des quartiers de ces métropoles en croissance. Ces lieux s’affirment alors comme des terrains de jeux privilégiés pour tous les acteurs de la ville, s’appropriant les espaces comme aire d’expérimentation comme le relate Lukasz Stanek dans un ouvrage consacré à la pensée d’Henri Lefebvre. « Le quotidien serait ainsi un terrain propice à l’installation d’actes et d’espaces permettant la liberté de l’individu dans sa pratique de la ville, jouant littéralement avec elle »5. L’existence même de ces tiers lieux semble donc être fortement corrélée au double contexte politique et temporel. Si le lieu n’avait pas bénéficié de cette involontaire souplesse législative, aurait-il développé les mêmes types d’activités ? On peut se demander si cet espace de flottement administratif et juridique n’est pas finalement un nécessaire préambule au développement de tels lieux ; pour leur permettre de s’éveiller dans une certaine liberté, affranchi de contraintes trop rigides qui les pousseraient dès le départ à adopter une stratégie de développement d’un lieu plus normé, moins spontané, et à fortiori, moins novateur en terme de nouvelle façon de penser l’urbanisme de nos métropoles. Mais que ce passe-t’il une fois que ces espaces-temps à la fois dans et hors des villes se retrouvent à nouveau ancrés dans le réel ? Les qualités intrinsèques du lieu sont-elles remises en question ? N’est-ce pas à ce moment que la valeur d’échange non souhaitable selon Lefebvre semble réapparaître ? La monétisation de tels espaces semble pourtant déjà à l’oeuvre aujourd’hui. On parle de « nouveau modèle d’équipement pour le XXIe siècle »6, ces centres urbains alternatifs ont-ils vocation à se muer en institution urbaine ? On reconnait aujourd’hui le développement d’un certain effet de marque, par l’application d’un certain nombre d’éléments, mobilier en palette, terrasse éphémère, performances artistiques ouvertes à tous, développé par des collectifs comme La Lune rousse à Paris qui se charge de redonner vie à des bâtiments ou friches délaissées actuellement et propriété de la SNCF7 . Cet urbanisme temporaire qui accompagne ces lieux en transition ne met-il pas en péril cette notion de valeur d’usage qui semblait être génératrice de tels lieux, pour la transformer irrémédiablement en valeur d’échange et perdre ainsi, l’essence même de la définition des tiers-lieux ?
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STANEK, Lukasz, Henri Lefebvre on Space, Architecture, Urban Research, and the Production of Theory, 2011
Les tiers-lieux culturels : un nouveau modèle d'équipement pour le XXIème siècle ? Gaité Lyrique Paris, Débat Dauphine Culture 2019 #1, 2019 6
CORREIA Mickael, « L’envers des friches culturelles », Mediapart, 23 décembre 2018,
https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/231218/l-envers-des-friches-culturelles?page_article=2 7
LxFactory, Lisbonne, mars 2018 (photo personnelle) Bibliographie : ANTONIOLI, Manola, « Les incertitudes de l’espace et du lieu », Metropolitiques, 5 octobre 2012, https://www.metropolitiques.eu/Les-incertitudes-de-l-espace-et-du.html BESSON, Raphael, « De la critique théorique au « faire » : la transformation du droit à la ville à travers les communs madrilènes », Metropolitiques, 14 mai 2018 https://www.metropolitiques.eu/De-la-critique-theorique-au-faire-la-transformation-du-droit-a-la-ville-a.html BUSQUETS, Grégory, « Henri Lefebvre à l’usage des architectes », Metropolitiques, 10 juillet 2013, https://www.metropolitiques.eu/Henri-Lefebvre-a-l-usage-des.html CHARDRONNET, Ewen, « Mai 1968, que reste-t-il de l’urbanisme unitaire ? », Makery, 2 mai 2018, http://www.makery.info/2018/05/02/mai-1968-que-reste-t-il-de-lurbanisme-unitaire/ CORREIA, Mickael, « L’envers des friches culturelles », Mediapart, 23 décembre 2018,
https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/231218/l-envers-des-friches-culturelles?page_article=2
DEBORD, Guy, La société du spectacle, Paris, éd. Gallimard, 1992, Folio. Essais, n° 644
KRAUZ, Adrien, « Les villes en transition, l’ambition d’une alternative urbaine », Metropolitiques, 1 décembre 2014, https://www.metropolitiques.eu/Les-villes-en-transition-l.html LEFEBVRE, Henri, Le droit à la ville, 3e édition, Paris, éd. Economica, Anthropos, 2009
LUBINEAU, Johanna, « Le droit à la ville, une théorie portée par tous ? », Université de Lyon, 2018, https://popsciences.universite-lyon.fr/ressources/le-droit-a-la-ville-une-theorie-portee-a-tous/#_ftn4 MARCOLINI, Patrick, Le mouvement situationniste, une histoire intellectuelle, 2e édition, Montreuil, L’échappée, 2013 SIMEOFORIDIS, Yorgos, « Du paysage et des espaces libres », Architecture & Comportement volume 9, 1993, n°3, https://lasur.epfl.ch/wp-content/uploads/2018/05/SIMEOFORIDIS.pdf Entretien avec Henri Lefèbvre, (34′ 25 »), Michel Régnier, 1972, Montréal, dans la série Urbanose.