Du squat au marketing des friches urbaines : trajectoire des acteurs et des valeurs de la reconversion Isis Morin
Les squats urbains se développent dans les années 1970 autour de valeurs sociales, culturelles et artistiques et s’opposent à la logique d’un urbanisme économique piloté uniquement par les propriétaires privés, les décideurs politiques et leurs experts. Les collectifs occupants ont revitalisé des lieux abandonnés et créé du lien urbain avec les quartiers environnants. Metropoliz, un squat formé dans le centre de Rome par des migrants et des personnes en situation précaire, est un bon exemple de solidarité et de lutte contre l’exclusion et les ségrégations sociales, qui perdure aujourd’hui en accueillant une large mixité d’usagers (Goni Mazzitelli, 2012). Cette régénération par l’usage de secteurs délaissés, en cohérence avec le développement d’approches participatives, a pu séduire les autorités soucieuses de valoriser leur patrimoine et de faciliter leur reconversion. Ainsi, le squat urbain trouve peu à peu une légitimité sous une forme institutionnalisée d’urbanisme transitoire. Il s’agit alors pour les décideurs d’organiser une occupation de lieux désaffectés dans l’attente d’un projet urbain (Guislain, 2018). Cette occupation temporaire répond à une logique de solidarité par l’accueil de différents publics en difficulté, en quête de lieux pour travailler, s’exprimer ou habiter. Ces formes d’occupation élaborent aussi une véritable expertise d’usage, levier d’adaptation du programme urbain.
Un nouveau modèle d’urbanisme basé sur la normalisation des squats L’institutionnalisation de ces pratiques informelles s’est opérée par l’action combinée des décideurs, des collectifs initiaux, puis de nouveaux acteurs qui se sont imposés comme organisateurs professionnels de l’occupation temporaire. D’abord, les grands propriétaires ont manifesté une certaine bienveillance envers les occupations temporaires initialement illégales jusqu’à les susciter et les organiser, au regard de quatre principaux intérêts : la mise en visibilité des sites jusque-là infréquentés par la mise en place d’événements attractifs, l’évitement des coûts de gestion des espaces vacants, la valorisation de l’image de l’entreprise et la publicité donnée à sa politique immobilière (Adisson, 2017). Les municipalités accompagnent « un projet qui devient d’intérêt général en termes de soutien à la création et d’animation des quartiers » (Dumont, Vivant, 2016 : 13). Cet accompagnement se traduit par la mise en place de conventions d’occupations, de subventions de certaines activités, ce qui leur procure une certaine maîtrise de ces pratiques. Les pouvoirs publics sont ainsi passés d’une logique de « laisser faire » à une logique de commande par appels d’offre et appels à manifestation d’intérêt. Les collectifs d’artistes, s’inscrivant dans la continuité des squatteurs des années 1970, revendiquaient au départ des occupations spontanées et créatives dans une logique
d’autogestion et de partage de matériel, de connaissances et de responsabilité. Ils ont progressivement évolué dans leur positionnement et leurs structures vers une professionnalisation de leurs pratiques, pour passer d’un statut illégal, toujours en crainte d’expulsion, à celui d’occupant titré et bénéficiant d’une meilleure visibilité sur son activité. L’aspiration à d’éventuelles subventions des municipalités les incite à s’inscrire dans des relations apaisées et privilégiées avec les municipalités, et pour cela endosser l’image d’un « bon squatteur » (Coutant, 2000, cité par Dumont, Vivant, 2016 : 14). Le passage au statut d’association leur permet d’acquérir une personnalité juridique, s’inscrivant dans une démarche de régularisation et de légitimation du collectif (Dumont, Vivant, 2016). Ainsi, le collectif AlphArt s’est transformé en association pour signer des conventions et obtenir des subventions ; il a parallèlement professionnalisé certaines fonctions au sein de sa structure notamment en termes de sécurité et de gestion comptable. Pour ce collectif, le squat n’est pas une fin en soi mais un moyen, et l’entrée dans ce système institutionnel est plus un soulagement qu’une contrainte. Ces transformations sont accompagnées de nouvelles règles de fonctionnement internes, permettant au collectif de gagner en crédibilité et en confiance.
La récupération au service d’un marketing territorial Parallèlement, de nouveaux acteurs se sont positionnés comme intermédiaires entre une puissance publique qui formalise sa commande d’un urbanisme transitoire, et des occupants susceptibles de répondre à la demande de la valorisation du site vacant. Ces professionnels de la gestion temporaire de lieux délaissés entrent en concurrence avec les associations issues des collectifs authentiques dans le cadre des appels d’offres, sans toutefois en porter l’ensemble des valeurs fondatrices. Cette professionnalisation de l’urbanisme transitoire a créé un nouveau marché de l’intermédiation et a modifié considérablement la nature des activités et des valeurs au sein de ces espaces en attente (Pinard, Vivant, 2017). Les nouveaux intermédiaires, entreprises de jeunes acteurs impliqués dans l’immobilier ou l’événementiel, s’emparent alors des lieux en devenir pour y reproduire les codes qui ont caractérisé l’intervention des collectifs. Ce phénomène de récupération s’opère au détriment des valeurs défendues par ses pionniers, écartant authenticité, créativité et solidarité (Correia, 2018). Loin de l’esprit du squat revendicatif, ne restent que son imaginaire et son esthétique devenue tendance. Mickaël Correira prend notamment l’exemple de La Bellevilloise, une société dirigée par Renaud Barillet, ayant réinvesti le site de La Miroiterie après l’expulsion de ses occupants pionniers, et récupérant ses codes esthétiques sans partager ses valeurs. Pour dénoncer cette récupération et cette démarche spéculative, d’anciens occupants de La Miroiterie ont créé le collectif « Droit à la (Belle)Ville », dont Quentin qui explique : « on assiste à une sorte de standardisation qui annihile toute créativité : tout espace en friche se voit devenir un lieu éphémère avec un bar et des transats. La créativité s’arrête dès qu’il y a une tireuse à bière artisanale » (cité par Correira, 2018 : 16). La dimension solidaire a disparu dès lors que les occupants ne sont plus des collectifs dans des conditions précaires mais des associations normalisées, répondant à une commande des propriétaires : « ces tiers lieux excluent symboliquement les habitants les plus précaires du quartier » (Correia, 2018 : 11). Les entrepreneurs se sont ainsi approprié le nom de tiers lieu devenu à la mode pour caractériser des lieux éphémères et hybrides, aspirant à la fois à des logiques artistico-festives mais surtout marchandes, favorisant les bénéfices privés par l’exploitation des espaces publics.
Parmi ces intervenants, La Lune Rousse, société organisatrice d’événementiels, a créé Ground Control, une agence spécialisée dans l’occupation provisoire. Le succès de ses interventions l’a fait choisir par le groupe SNCF pour la valorisation de ses friches. Ainsi depuis 2013, de nombreux sites ferroviaires ont été réinvestis par la société, servant d’outil marketing majeur de la politique immobilière de la SNCF (Dhoquois, 2017). La métropole parisienne s’inscrit aussi dans cette démarche marketing en considérant les tiers lieux culturels comme un outil de promotion de l’image de la ville. La Bellevilloise évoquée précédemment y contribue, avec le développement et la diffusion de ses interventions.
Solidaire et créatif ou déclencheur de gentrification ? Au terme de ces évolutions et de sa professionnalisation, l’urbanisme transitoire est devenu une composante incontournable dans la fabrique de la ville : quelles sont les plus-values de la démarche, et les valeurs d’origine y sont-elles préservées ? Le réinvestissement des sites désaffectés est d’abord un levier essentiel pour inscrire la politique de la ville dans un urbanisme durable, favorisant la régénération des liens urbains en alternative à l’étalement urbain. L’urbanisme transitoire enrichit cette démarche en apportant attractivité et visibilité à ces lieux et à leur histoire sans les défigurer, en valorisant le patrimoine urbain et architectural et en préfigurant une certaine mixité d’usages. Pour résister à l’arrivée des nouveaux acteurs du marketing de l’urbanisme transitoire, certains collectifs pionniers comme AlphArt ont cependant dû renoncer à certaines des valeurs qui fondaient leurs interventions initiales : autogestion, spontanéité et liberté d’action : « participer à un marché public allait, pour les uns, à l’encontre des fondamentaux autogestionnaires du collectif » (Dumont, Vivant, 2016 : 23). Les réfractaires, « nostalgiques de l’époque squats », regrettent aussi dans cette évolution un essoufflement du volontarisme individuel et de la créativité, « préférant la débrouille et le bricolage à la commercialisation de leur lieu » (Dumont, Vivant, 2016 : 25). La perte de créativité artistique est inéluctablement liée au passage de manifestations spontanées à la réponse à une commande publique orientée. Finalement, l’urbanisme transitoire est devenu pour certains auteurs tels que Mickaël Correia, le déclencheur de la gentrification systématique, évinçant les pionniers après avoir récupéré leurs codes et leur esthétique, afin d’attirer des classes plus aisées dans le cadre d’un marketing territorial. Ces pertes de valeurs sont-elles irrémédiables ou peut-on imaginer un urbanisme transitoire qui allie plus-value de ces occupations éphémères et réappropriation de valeurs plus créatives, sociales et solidaires, voire utopistes ? Les prochains projets pourraient être le socle d’expérimentations en réinterrogeant les fondamentaux de l’urbanisme transitoire. Par exemple, la Bellevilloise a récemment adopté une stratégie de diffusion du modèle en dehors de la métropole parisienne, notamment à Bordeaux où deux antennes sont prévues pour 2020, dans les quartiers Brazza et Belcier. Deux grands projets urbains actuels dans lesquels
l’urbanisme transitoire semble être incontournable : cette diffusion ne sera-t-elle qu’une duplication exacte et banalisée ou sera-t-elle l’occasion d’une réflexion locale approfondie pour servir de laboratoire d’un nouveau modèle d’urbanisme transitoire ?
Bibliographie Adisson F., « Choisir ses occupants. Quand les grands propriétaires adoptent des collectifs pour la gestion transitoire des friches urbaines », Métropolitiques, 6 janvier 2017. URL : http://www.metropolitiques.eu/Choisir-ses-occupants.html. Correia M., « L’envers des friches culturelles. Quand l’attelage public-privé fabrique la gentrification », Revue du Crieur, 2018/3 (N° 11), p. 52-67. Dhoquois A., « Urbanisme transitoire by SNCF Immobilier. Accueillir pour révéler », brochure, Les Ateliers Henry Dougier, Paris, mars 2017. Dumont A., Vivant E., « Du squat au marché public. Trajectoire de professionnalisation des opérateurs de lieux artistiques off », Réseaux, 2016/6 (n°200), p. 181-208. Goni Mazzitelli A., traduit par Agnès Sander, « Rome : l’immigration au secours de la ville éternelle », Métropolitiques, 25 juin 2012. URL : http://www.metropolitiques.eu/Romelimmigration-au-secours-de.html Guislain M., « Urbanisme transitoire », AMC, 2018/4 (N°268), p. 55-63. Pinard J., Vivant E., « La mise en évènement de l’occupation temporaire : quand les lieux artistiques off inspirent les opérateurs in de la production urbaine », L'Observatoire, 2017/2 (N° 50), p. 29-32.