Les villes face à l’enjeu migratoire : deux paradigmes en confrontation

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Les villes face à l'enjeu migratoire : deux paradigmes en confrontation Hassina Rahguzar Khusrawy

Depuis ces dernières décennies, les villes européennes se trouvent confrontées à une crise migratoire d’individus issus pour une grande majorité de pays en conflit, avec une augmentation de 24% des personnes ayant déposées une première demande d’asile en 2015 par rapport à 2014 en France 1. Ainsi en mai 2005, dans une déclaration, le réseau Eurocities, qui rassemble 140 villes européennes, appelle de ses vœux à l’instauration d’« une politique d’immigration qui reconnaisse les défis auxquels sont confrontées les villes » 2. L’initiative de ces villes est aussi de dénoncer la lenteur avec laquelle les États membres s’acquittent de leur engagement depuis 2015 et de pointer aussi le manque de volonté et de capacité politique à l’échelle nationale, pour se positionner comme garantes de l’accueil. En effet, ces villes affirment leur rôle dans l’accueil et l’intégration des réfugiés, et se présentent de ce fait comme des « villes refuges » 3 (DERRIDA, 1997). Les villes se saisissent ainsi des réseaux et de leurs enjeux, ce qui n’est pas nouveau mais singulier par le facteur d’urgence face à tant de personnes en détresse. Ainsi, entre accueil et rejet, la ville est-elle le lieu le plus propice et profitable pour l’intégration des migrants ? Quelles politiques migratoires les villes mettent-elles en place pour faire face à cette urgence ?

La ville : un espace approprié et vécu par les migrants Lors de leur arrivée dans les pays européens, souvent après un long périple, les migrants s’installent dans un premier temps dans des lieux qu’ils espèrent occuper provisoirement dans l’attente d’être pris en charge ou comme une simple étape dans leur parcours en direction d’autres pays qu’ils cherchent à atteindre. Ces lieux informels sont donc associés à la fois à la transition et au temps long de l’attente. Dans leur parcours migratoire souvent incertain où la mobilité est sans cesse contrainte, ces campements et squats, qui initialement se forment dans l’urgence de personnes en situation transitoire, deviennent un monde en soi qui perdure. Malgré la précarité et l’insalubrité des installations, de nombreux usages et initiatives sont réalisés par les migrants. Temporairement, ces espaces habités deviennent donc des formes de stabilisation et d’appropriation qui peuvent être qualifiées de nouvelle forme d’hospitalité urbaine (AGIER, 2016). Les migrants cherchent ainsi à s’identifier à un espace dont le paysage leur est étranger. Que ce soit le campement avec les tentes (le campement de La Chapelle, le campement de Stalingrad par exemple) ou avec les cabanes fabriquées sur place (comme la Jungle de Calais), ou les bâtiments désaffectés qu’ils occupent (le lycée Jean-Quarré par exemple), une notion de « chez soi » se crée, et donc aussi d’un « dedans » et d’un « dehors » (BULLY, 2016). Au sein de ces camps, les espaces sont aussi des lieux de rencontres entre exilés : l’attribution de fonctions qu’ils donnent à l’espace occupé installe un cadre de vie quotidien. Ainsi, au-delà et malgré l’insalubrité, ces activités et ces structures participent à l’instauration d’une stabilité dans l’espace et dans le temps pour ces migrants, et constituent un lieu de vie et d’interactions.

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Ofpra, Rapports d’activité 2015, Fontenay-sous-Bois, mars 2016. Eurocities, « Déclaration sur l’asile dans les villes », 12 mai 2015. 3 La notion de « ville refuge » renvoie à celle promue par le « Parlement international des écrivains », fondé en 1993, qui devint ensuite le « Réseau international des villes refuges », actif jusqu’en 2005. Cette notion fait également écho à celle de « villes sanctuaires » dans les années 1980 aux Etats-Unis. Elle concernait les villes liées à l’institution américaine qui refusaient d’appliquer les lois fédérales répressives de contrôle migratoire. 2


Cependant, ces lieux sont aussi témoins de confrontations et de tensions entre les habitants du campement, mais aussi des migrants face aux pouvoirs publics et aux habitants du secteur. C’est notamment le cas lorsque la ville est actrice des politiques publiques migratoires dont certaines décisions œuvrent à l’encontre de l'existence des camps (politiques de démantèlement).

« Mettre à l’abri », signe de rejet ou d’accueil ? Si ces lieux informels existent, c’est aussi dû aux centres d’hébergement d’urgence saturés, à la fermeture de certains, et aux démantèlements d’autres campements informels auparavant. 4 Dans la majorité des cas, ces campements ne suscitent guère des réactions de la part des autorités publiques et des habitants : la visibilité d’un lieu informel n’est pas toujours mise en avant par son installation physique, mais bien souvent par l’attention que lui porte soudain l’intérêt général au travers des décisions politiques qui mettent en lumière ces occupations précaires. Dans la politique du démantèlement, dans un premier temps, c’est sans annonce au préalable que la ville « balaye » ces migrants pour laisser un terrain vide et protégé par des grillages. Ainsi, la visibilité qui fut précédemment créée n’existe plus. Ensuite, les migrants sont pris en charge différemment par l’État qui les redirige vers des centres d’hébergement chargés de les accueillir à la nuit, ou pour des durées très courtes, et parfois, les délaisse loin de leur ancien campement sans explication. Il en résulte que les abandonnés s’installent de nouveau dans la rue et créent alors un nouveau campement. À ce phénomène vient s’ajouter ceux qui préfèrent dormir dans la rue plutôt que de séjourner dans les centres d’hébergement d’urgence où l’insalubrité et la violence sont présents, notamment parce que ces centres regroupent une diversité de situations sanitaires, sociales et géographiques. Initialement, le démantèlement sert à mettre à l’abri et donc à protéger. Or, les actions et les dispositifs mis en œuvre à court terme par les pouvoirs publics conduisent à des situations de grande précarité pour les migrants. Les solutions d’hébergement proposées par l’État en parallèle du démantèlement ne sont donc pas à la mesure des enjeux.

L’urbanisme et ses politiques migratoires hostiles Dans d’autres cas, ce sont des décisions urbanistiques qui rendent l’usage de l’espace urbain impossible pour les migrants à la rue. Ces techniques de « prévention situationnelle » (CLARKE, 2018) modifient l’espace urbain là où les migrants sont regroupés collectivement. Cette politique se matérialise notamment par la présence de grillage, de grilles et de pierres qui se situent sur les trottoirs, sous les ponts ou dans des parcs. Ainsi l’accès et l’appropriation de ces lieux ne sont plus possibles pour les personnes précaires comme les migrants et les sans domiciles fixes. À ces grilles et pierres s’ajoutent l’installation de caméras et de dispositifs de surveillance dans l’espace public. Ces installations deviennent un outil au service du contrôle et de la surveillance dans une logique de prévention. Or, tous ces dispositifs qui servent à gérer les personnes qui dorment dans la rue et à filtrer l’accès à l’espace public sont une forme de « déni institutionnalisé » (AGIER, LE COURANT, 2018) en considérant la présence de migrants dans l’espace public comme indésirable. La question du mobilier urbain permet aussi à des élus locaux d’effacer le rôle des soutiens non institutionnels tels que les associations dont l’action, en plus d’apporter une aide aux migrants, tend à les rendre visibles 5. 4

La Jungle de Calais est un exemple de campement qui s’est constitué suite à la fermeture du centre d’accueil de Sangatte en 2002 et du démantèlement de plusieurs campements auto-installés dans le bois Dubrulle et dans le centreville de Calais. 5 Un banc peut constituer un lieu de rencontre entre les associations (qui distribuent de la nourriture, des besoins premiers) et les migrants.


La ville, entre la labellisation et l’action humanitaire En accueillant les migrants, certaines villes jouent sur l’image qu’elles peuvent dégager à l’international et aux regards des autres. Certaines rejoignent ainsi l’International Cities of Refuge Network (ICORN) : une organisation indépendante de villes et de régions qui abrite des écrivains, des journalistes et des artistes exposés au risque de persécution, faisant ainsi progresser la liberté d’expression. Ces villes accueillent donc des réfugiés « intellectuels » engagés, et se présentent au-delà de villes refuges, comme des villes gardiennes de valeurs (par exemple, « Paris, ville refuge pour la liberté de création » du nom de la politique menée par la mairie de Paris en 2016). Malgré les actions humanitaires des villes pour affirmer leur rôle face à la crise migratoire, ces actions ont surtout un but politique qui les expose comme des villes labellisées. L’image d’une « ville refuge » avec des valeurs est aussi une arme de conquête auprès de certains politiques, tandis qu’à l’inverse, la présence et l’hostilité à l’égard des migrants peut l’être pour d’autres (COUTANT, 2018).

Les villes et leur volonté d’accueil face à la politique hostile de l’État Face à la crise migratoire, certains pays européens refusent de s’investir dans l’accueil et l’intégration de migrants. Cette position tranche fortement avec celle adoptée par certaines villes (Barcelone en Espagne, Palerme en Sicile par exemple), pour lesquelles l’échelle d’action municipale est aujourd’hui la plus à même d’œuvrer dans le sens de changements politiques et sociaux (ZECHNER, 2016). C’est alors que des tensions se créent entre l’État et certaines de ces villes : entre la volonté d’accueillir (comme le « Volem acollir » prôné par la ville de Barcelone lors des manifestations en 2017) et celle du rejet de l’État. Certaines villes, et même certains villages, ont joué un rôle clé lors de la crise migratoire : ceux-ci se sont opposés à l’expulsion de réfugiés devenus partie intégrante de la communauté locale (Alberschwende et Kumberg en Autriche par exemple). Ces initiatives présentent ainsi la convivialité et l’hospitalité comme des forces majeures pour lutter contre des positions conservatrices. Le chemin vers la solidarité entre locaux envers les migrants n’est pas toujours évident. Cependant, certaines pratiques et expériences locales montrent qu’il est possible que des perspectives de construction d’une convivialité plurielle puissent exister.

Les citoyens et les collectifs face à la présence des migrants En plus de l’action de la ville et des associations, celle des citoyens n’est pas négligeable. Tout comme les villes, certains citoyens peuvent être opposés ou outrés face à la prise de position nationale et décident en tant que citoyens d’agir et d’aider les migrants. Au Danemark, cette volonté de soutien aux migrants a donné lieu à un mouvement citoyen : « Venligboerne » ce qui signifie « les habitants bienveillants ». Leurs trois grands principes sont de faire preuve de bienveillance dans la rencontre, de manifester de la curiosité vis-à-vis de ceux qui sont différents d’eux et de témoigner du respect à l’égard de cette tolérance. La « politique de la porte ouverte » (offrir une place chez soi) est également une des actions citoyennes possibles comme à Paris. Pour ces citoyens militants, c’est aussi l’occasion de transmettre l’image d’une société plus vivable, d’une nation qui accueille et d’un vivre ensemble qui se traduit aussi par une lutte commune. Néanmoins, certains hébergeurs restent sceptiques quant à la possibilité de transformer l’hébergement chez l’habitant en politique d’État : les orientations nationales restent de leur point de vue celles du confinement des étrangers aux marges de la société nationale. Face à ceux qui accueillent ou soutiennent les migrants dans leurs occupations informelles, il y a ceux qui se montrent hostiles à l’égard de leur présence. Cette hostilité ne s’exprime pas toujours publiquement en tant que collectif contrairement aux actions solidaires. Elle est néanmoins présente, et des notions péjoratives sont associées à leur présence et liées surtout à leur lieu d’occupation


(« insécurité » ; « saleté ») ; il existe cependant pour certains des « bons » squatteurs (COUTANT, 2000). Ces occupations peuvent parfois remettre en cause la légitimité de certaines personnes à résider dans le quartier occupé : issus d’immigration, ces personnes ont soudain la sensation que la présence de migrants peut remettre en cause leur présence bien qu’elles soient intégrées (COUTANT, 2018). Parfois, le déni par les citoyens de la présence des migrants peut se manifester par leur regroupement pour parler de projets urbains, dans lesquels ils ne mentionnent absolument pas les migrants qui peuvent occuper les lieux concernés : dans une phase de concertation de réaménagement d’une promenade urbaine sous le métro aérien, entre Stalingrad et Barbès, le « Civic Lab » 6 n’a pas pris la peine de mentionner les migrants qui occupaient les lieux. De ce fait, les migrants sont l’objet de rejet social et spatial par les citoyens.

Le territoire rural : une meilleure alternative pour l’accueil des migrants ?

La question de l’accueil ou du non-accueil ne se pose pas uniquement dans un environnement urbain, car c’est sans compter sur d’autres modèles qui répartissent les réfugiés sur leur territoire, notamment dans des milieux plus ruraux - pour des raisons démographiques, économiques voire politiques. Dans la perspective de l’arrivée d’un plus grand nombre d’immigrants en milieu rural, ces modèles décentralisent légitimement les programmes et les mesures afin que les chances de réussite dans le monde rural soient équivalentes à celles dont bénéficient la métropole et les milieux urbains. Aux efforts d’aiguillage de la population immigrante et à la décentralisation des programmes et des mesures doivent correspondre des mesures favorisant une intégration durable de ces immigrants. Cependant, à l’heure actuelle, la présence des migrants dans le rural est une question qui n’a pas été développée. Ainsi, dans mon mémoire, je souhaiterai orienter ma réflexion sur la question de l’accueil et de l’intégration des migrants dans le milieu rural. Je serai amenée à répondre à plusieurs questions : Qui s’occupe de l’accueil des migrants dans le milieu rural ? Est-ce les mêmes acteurs qu’en ville ? Quelles politiques d’accueil pour les migrants par les communes en milieu rural ? Quels sont les aspects positifs et négatifs pour les migrants et la commune qui accueille ? En quoi le milieu rural serait-il plus propice (ou non) à l’intégration des migrants ? Est-ce que la présence des migrants dans le milieu rural relève d’une vraie politique d’intégration ou d’une relégation des migrants par la ville ? Pour construire ma réflexion, il me faudra alors faire une étude de terrain et obtenir des entretiens avec des acteurs impliqués dans l’accueil et l’intégration des migrants dans le milieu rural (de préférence dans une commune dont le nombre d’habitant est inférieur à 2000, soit un village).

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Un pôle de concentration citoyenne mis en place dans le cadre d’une préfiguration d’une promenade urbaine, qui doit être réalisée sous le métro aérien entre les stations Stalingrad et Barbès Rochechouart.


Bibliographie AGIER M., Le couloir des exilés : être étranger dans un monde commun, Bellecombes-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2011, pp 53-113. AGIER M., L’hospitalité aujourd’hui. Une question anthropologique, urbaine et politique, colloque « Migrations, réfugiés, exil », Collège de France, Paris, 12-14 octobre 2016. AGIER M., LE COURANT S., Entre accueil et rejet : ce que les villes font aux migrants, Lyon, Éditions Le Passager Clandestin, 2018. BULLY E., « Habiter la jungle de Calais », Métropolitiques, 2 octobre 2017. URL : http://www.metropolitiques.eu/Habiter-la-jungle-de-Calais.html. CLARKE R. V., « The Theory and Practice of Situational Crime Prevention », Oxford University Press, Oxford, 2018. URL : https://badlandsmm.files.wordpress.com/2011/06/clarke_theory-andpractice-of-situational-crime-prevention.pdf COUTANT I., Les migrants en bas de chez soi, Paris, Éditions du Seuil, 2018. COUTANT I., « L’occupation du lycée Jean Quarré par des migrants : cause des réfugiés et cause d’un quartier », Métropolitiques, 13 novembre 2017. URL : http://www.metropolitiques.eu/Loccupation-du-lycee-Jean-Quarre-par-des-migrants-cause-desrefugies-et-cause.html. COUTANT I., Politiques du Squat, Paris, La Dispute/Snédit, 2000. DERRIDA J., Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !, Paris, Editions Galilée, 1997. GOREAU-PONCEAUD A., « La Chapelle : un quartier pour qui ? », Métropolitiques, 5 février 2018. URL : http://www.metropolitiques.eu/La-Chapelle-un-quartier-pour-qui.html. THOMAS O.« Les migrants et la mondialisation, un conte cruel », Métropolitiques, 24 mai 2013. URL : http://www.metropolitiques.eu/Les-migrants-et-la-mondialisation.html. ZECHNER M., « Let's play? Citizenship, subjectivity and becoming in municipalism », Transversal, septembre 2016. URL : https://transversal.at/transversal/0916/zechner/en.


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