Aubin Souday 03/02/2019
La densité urbaine, une histoire de contexte
Il est courant de dire que le terme densité ne fait pas l’unanimité dans l’opinion publique pour des raisons de représentations collectives, mais aussi par un suremploi du terme par certains politiques, promoteurs immobiliers ou autres spécialistes en marketing urbain. Cette tendance clivante peut s’expliquer par plusieurs facteurs, qu’ils soient sémantiques ou culturels, dans notre rapport à la ville. Cet article revient sur les origines de la perception actuelle de la densité urbaine tout en relevant que cette vision parfois stéréotypée peut-être inhérente à un territoire et une culture.
Les racines d’une densité mal perçue dans l’opinion publique en France et en Europe On observe depuis le XVIIIème siècle plusieurs périodes qui contribuent à dévaloriser l’idée de densité urbaine. Avec l’essor de la révolution industrielle, la maîtrise de l’urbanisation massive passe par de grandes planifications urbaines ou projections utopiques par de nombreux praticiens ou politiques (Clément et Guth,1995). Ces théories visent à pallier aux processus d’entassements qui facilitent la propagation de maladies et la planification de Paris ou de Barcelone en sont des exemples significatifs. Cette tendance est soutenue par le mouvement moderne durant la première moitié du XXème siècle, prolongeant les théories hygiénistes du siècle d’avant. Là encore, de nombreux liens avec l’insalubrité, la propagation de maladies, promiscuité, absence de soleil ont été faits pour expliquer la logique fonctionnaliste de cette tendance. Dans La Charte d’Athènes on retrouve un listage des différents maux liés au risque d’accumulation de logements que Le Corbusier résume par : « les fortes densités signifient le malaise et la maladie à l’état permanent ». (Le Corbusier, 1957 : 33-34). On peut ajouter à cela un certain nombre d’exemples historiques qui perpétuent un idéal de la maison individuelle dans les sociétés occidentales et plus particulièrement anglo-saxonnes, dans le nord de l’Europe. L’idéal de la maison individuelle en Amérique du Nord ou celui de la cité-jardin au Royaume-Uni sont deux exemples emblématiques de cette aspiration classique qui a façonné des pays entiers durant des décennies. On peut toutefois relever que les cultures des pays d’Europe du sud ou latino-américaines sont bien plus portées sur des modes de vie urbains en milieu dense.
Une notion floue différemment perçue selon les époques et les lieux La France se situe sur un schéma intermédiaire avec une adaptation à la vie en appartement proche de la vie urbaine (en lien avec gentrification et polarisation des compétences urbaines), tout en conservant une forte aspiration à l’habitat pavillonnaire. Deux facteurs
complémentaires renforcent une appréciation négative de la densité urbaine par un développement territorial combiné et un mode de vie traditionnel. La fin des Trente Glorieuses est une période connue pour être un contexte de désindustrialisation, de consommation de masse et de développement massif des aménagements routiers. La majeure partie des couches de la société poursuit son équipement matériel dans cette période parallèlement au développement des premiers grands axes autoroutiers et autres rocades. Cette facilité acquise dans les déplacements accompagne la valorisation de la maison avec le « mythe de la qualité de vie » (Dagnaud, 1978) par opposition aux grands ensembles qui voient leur population de classe moyenne se vider peu à peu. Ces quartiers qui autrefois étaient le premier pas pour acquérir un logement, vivent une dégradation de la qualité de vie et de leur réputation au sein de la société. Dès lors, les tours et barres d’immeubles de type HLM deviennent les symboles d’une densité stigmatisée. Ce genre de corrélation contribue à perpétrer une image encore négative de cette notion. (Moiroux et Namias, 2006) On peut ajouter à la volonté manifeste d’améliorer son cadre de vie et circuler plus aisément, une envie très française de devenir propriétaire d’une maison. Cette tendance actuelle se retrouve plus particulièrement dans une catégorie de population qui souhaite s’éloigner de certains quartiers urbains problématiques qui sont pourtant les derniers endroits où ils auraient les moyens de se loger. L’enquête de la TNS Sofres de 2007 illustre que 87% des français seraient plus aptes à vivre dans une maison individuelle tandis que 65% d’entre eux ont une perception négative de la « densité »1. Au-delà de cette profonde différence de perception actuelle, la densité est une caractérisation qui révèle de profondes fractures de notre société dans son rapport à la ville. Le retour des « classes créatives » (Florida, 2002) au cœur des villes illustre malgré tout le besoin de ville auquel aspirent des classes aisées et moyennes à fort patrimoine culturel. Cette double perception est en partie liée à un terme trop simple pour caractériser un maillage complexe de logements, commerces, services ou activités culturelles. D’un point de vue purement factuel, il est courant de comparer des densités de population similaires entre des grands ensembles et des îlots de maisons mitoyennes qui présentent un coefficient d’occupation des sols différent. Ces données de calculs mettent en lumière des notions complémentaires à celle de densité comme la compacité ou la coexistence. Sur d’autres caractéristiques plus sensibles, on peut y ajouter l’intensité, la mixité ou la polarité. Ces données plus difficilement quantifiables sont liées aux modes de vie, aux cultures inhérentes à des cités, des nations ou des continents bien spécifiques.
L’avant-gardisme du Vancouverism, témoin malgré lui d’un mode de vie marqué par la densité Vancouver est considéré comme la grande ville d’Amérique du Nord la plus récente. Son développement urbain atypique (le Vancouverism) est cité fréquemment en exemple dans sa capacité à mêler différentes fonctions sur des systèmes de socles et de tours. Ce schéma est
Voir TNS SOFRES, Sondage effectué par l’Observatoire de la ville du 10 au 12 janvier 2007 : « Enquête réalisée auprès d’un échantillon national de 1000 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, constitué selon la méthode des quotas (sexe, âge, profession du chef de ménage) avec stratification géographique (catégorie d’agglomération x région). » 1
apprécié dans sa capacité à mêler densification et viabilité dans un cadre ouvert sur les fronts de mer, les parcs, avec en fond de panorama les Rocheuses. Brent Toderian fut directeur de l'urbanisme de la ville de Vancouver de 2006 à 2012 et dirige aujourd'hui sa propre compagnie de service-conseil. Il réfute les visions qui mettent en cause la densité à l’échelle d’une grande tour. L’exemple de la plus grande ville de ColombieBritannique montre bien que le mélange de bâtiments d’une hauteur moyenne de huit étages se mêle bien aux gratte-ciels, laissant ainsi une expérience piétonne relativement agréable. L’urbaniste s’oppose par ailleurs aux discours qui se veulent discriminant sur la banlieue, voire qui envisagent même sa disparition. Pour réponse il porte sa stratégie sur le développement des moyens de transports alternatifs à la voiture (TODERIAN Brent, 2013). Ces dispositions concentrent les flux de passagers sur des voies plus restreintes comme le métro aérien le trolleybus ou les pistes cyclables. Ce rapport d’échelle qui se veut plus équilibré avec l’automobile est d’autant plus aisé à mettre en œuvre sur des voiries et des espaces américains généralement plus larges qu’en Europe. Néanmoins, ce phénomène rend les déplacements automobiles plus attractifs par la diminution des embouteillages qui en résultent. D’autres limites peuvent être apportées à ce modèle. Du fait de son double rôle de valorisation du mode de vie péri-urbain à celui de centre-ville, la cité perpétue certains schémas urbains nord-américains standards. Les tours du centre-ville accueillent de grands parkings dans leurs socles, signe que la majeure partie de l’agglomération continue de se déplacer en voiture. (Roehr, Soules et Burger, 2007). En effet, les trois quartiers les plus denses à savoir West End, Downtown et Downtwon Eastside réunissent 117 697 habitants quand le reste du Great Vancouver Area composé majoritairement de banlieue pavillonnaire compte 2 463 431 habitants. Ces trois quartiers réunis comprennent une densité de population moyenne de 17 002 habitants par km² quand le Greater Vancouver est à 854,6 habitants par km².
The Ritz Coal Harbour, Dumitru Onceanu, 2008
Vancouver, Corey Longeway, 2016
La volonté d’instaurer une plus grande proximité entre espace public et privé affiche certaines limites dans un idéal de plus grande mixité programmatique. Les tours résidentielles ont par deux facteurs tendance à se trouver relativement isolées de la rue ; par leur retrait par rapport au trottoir et la hauteur des socles. Cette composition permet certes de rapprocher différentes fonctions urbaines mais ne permet pas en contrepartie une relation plus intime au quartier comme on peut le voir en Europe. Ce zoning s’avère être plus une alternative intermédiaire dans un continent ou les séparations programmatiques urbaines demeurent très marquées. Vancouver compte une densité de population de 5 493 habitants par km² quand des villes de taille comparable ont une densité de 1 451 habitants par km² à Cincinnati, 2 001 habitants par km² à Pittsburgh ou quand Portland compte 1 551 habitants par km².
Des environnements révélateurs de pratiques et de perception de la densité urbaine Le creusement des écarts de richesse et de pratiques culturelles des sociétés occidentales se lit désormais dans la perception qu’a une population par rapport au mode de vie urbain. Le rapport à la densité, à l’urbanité d’un espace semble s’appréhender de façon toujours plus variée, ou du moins dualisé. Les nouvelles tendances d’urbanisation qui visent à densifier, augmenter la mixité programmatique se heurtent à des réalités sociologiques, foncières, bien plus profondes que celles de simples questions de formes d’îlots à bâtir. L’exemple de Vancouver relève les limites qu’observent des expérimentations urbaines dans un contexte culturel et géographique plus global. Cette métropole demeure malgré tout un exemple dans les dernières évolutions urbanistiques contemporaines, ce qui illustre bien la complexité de la mise en œuvre d’un schéma unique mondial. La tendance globale que l’on retrouve de la densification comme l’un des éléments nécessaires au développement durable est utile pour analyser les évolutions sociétales actuelles. On réalise cependant que derrière la notion de densité, de nombreux facteurs intéressants à étudier entrent en jeu pour l’approfondir, la remettre en cause ou la renforcer. Les domaines passent ainsi de la sémantique qui complète la définition de « densité », à l’analyse géographique territoriale en se portant également sur des questions socio-culturelles de pratiques de l’espace urbain. Certains outils permettent d’avoir des avis plus précis par le biais d’entretiens semi-directifs appuyés par des photos. Ces données sont à compléter avec des statistiques (parfois internationales), sondages, articles ou ouvrages. Ces éléments mis en parallèle, permettraient d’apporter de nouvelles hypothèses sur les différences de perceptions urbaines inhérentes à des réalités territoriales uniques.
Bibliographie
CLEMENT P., et GUTH S. 1995. « De la densité qui tue à la densité qui paye », In Les Annales de la recherche urbaine, Vol. 67, Juin 1995, p. 73-83. LE CORBUSIER, La Charte d’Athènes, Editions de Minuit, 1957, collection « Points Essais », p. 33-34. DAGNAUD Monique, Le Mythe de la qualité de la vie et la politique urbaine en France – Enquête sur l’idéologie urbaine de l’élite technocratique (1945-1975), Walter de Gruyter GmbH, 1978, collection « La Recherche Urbaine ». MOIROUX Françoise, NAMIAS Olivier « De la ville dense à la ville intense », D’A. D’Architectures, 2006/10 n°158, p. 45. TODERIAN Brent, « Densification des banlieues, l'exemple de Vancouver » [V.O.A. s.t. Fr.], vivvreenville.org, URL : https://vivreenville.org/notre-travail/videos/reportages/densificationdes-banlieues-l-exemple-de-vancouver-[voa-st-fr]/, 2013/5 ROEHR Daniel, SOULES Matthew, BURGER Don, « Mirage Metropolis: Vancouver’s Surburban Urbanism », City Strategies, Topos: European landscape magazine, 2007/3 n°58, p. 77.