Carnets de Syntone n°IMAGE/MAGIE juin 2015

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les carnets de série FICTION numéro IMAGE / MAGIE



En guise de... On oppose souvent le son à l'image. À l'art muet, il manquait le son. À l'art aveugle, l'image faisait défaut. La télévision, combinant les deux, aurait dû supplanter la radio. Aujourd'hui, pour subsister dans ce monde médiatique de brutes, la radio doit, paraît-il, se faire voir sur écran. Pourtant, opposer image à son empêche de les penser indépendamment. Le langage nous joue des tours en entretenant la confusion entre « image visuelle » (ou « image rétinienne » – expression que le langage courant réduit à « image » tout court) et l'impression mentale née d'une sensation, qui peut être au départ visuelle, mais aussi sonore, tactile, olfactive ou gustative. Toutefois, en ce qui concerne la sensation auditive, plus qu'une autre elle semble douée d'un fort pouvoir de création d'images mentales, d'une capacité à convoquer

la mémoire de choses vues et à la transformer en sensations visuelles, plus ou moins définies, mais avec une qualité de conviction semblable à celle du rêve... Ça se passe dans le cerveau et on n'en sait pas grand chose. Alors le son demeure quelque chose de mystérieux, d'incontrôlable, de « magique ». Que se passe-t-il lorsqu'on accole ces deux mots : « image sonore » ? Dans quel nouveau territoire allons-nous lorsque du son se fait entendre dans le champ de l'art, traditionnellement conçu pour les yeux ? Quelles représentations visuelles peuton donner aux sensations auditives ? Pouvons-nous partager nos images d'écoute par écrit ? Ce sont quelquesunes des grandes questions qui nous ont traversé l'esprit lors de la composition de ce numéro IMAGE / MAGIE des Carnets de Syntone.

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Nacelle Je mets mon casque, car j'ai rendez-vous avec la machine. À taille humaine, elle a tout l'air d'avoir été construite de fil et de scotch, pourtant une aura bruyante l'entoure. Ils sont tous là, réunis autour d'elle. … Je me pose la question tout le temps. Qu'est ce que ça peut bien faire ? On est ici pour l'écouter, lui parler, mais c'est qu'une machine... Y se passe rien. Jamais rien. Ou des petites choses si brèves. Oui, peut-être, il se passe des trucs. Le soleil se lève à peine, et nous sommes là. j h h hhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh (… une sorte de bruit de frigo ravageur pour le moralll … ) hhhhhhh Elle a l'air d'être sympa avec ses petites pattes hhwooooooooooooo Elle émet soudain un signal : une sorte de tiraillement de fond d'estomac... comme un animal gigantesque. OK, cette machine possède donc un intérêt spatio-temporel... – Écartez-vous ! tulutulu tul La bouche métallique du tuyau à sons s'est ouverte : son souffle me rend muette. *

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Au début, j'étais un peu perplexe, car ce genre d'expériences avec des machines sont largement pratiquées de nos jours. Nous doutons d'ailleurs tous et voyons, dans le regain de l'intérêt public pour elles, une manière d'occuper les esprits à ne pas remarquer les bavures... Mais ce signal, à mon grand étonnement, m'a emportée et nous avons entendu des choses... incroyables. On peut y enregistrer sa voix. Cette machine la téléporte ailleurs, vers le futur, d'un lieu à un autre. Ce bricolage permet aussi de brusquer les mondes parallèles. Nous avons ainsi pu chacun « expériencer » plusieurs de nos « nous ». C'était étrange, et agréable à la fois. * Première expérience : J'enregistre la séance. Par cet acte, je crée un double de ce que je suis. J'étais, maintenant. Ce double prend possession de l'auditeur. Je deviens l'auditeur, le narrateur et ça parle à ma propre histoire. Cette histoire est peut-être issue de ma projection dans la tradition... Des doubles se créent quand j'écoute. Ça ouvre ma perception, je me rends compte qu'on se retrouve vite à plusieurs devant le microphone. La pièce en est même pleine à craquer. On se doit de remettre l'expérience à demain, et dans un espace plus grand, malgré les résonances

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qui pourraient nous y troubler. (Peut-être l'ancien champ de pierres derrière la ville. C'est un peu loin... mais... on pourrait largement y accueillir une centaine de personnes sans être dérangés par l'autoroute de la cité) *

Tentons de déplacer l'objet : c'est une étape un peu longue, lourde :

Quelqu'un m'a dit hier que cette machine est maître-carrefour. Un « sorcier », un garant de possibles : tantôt guide, et tantôt voix de notre perte, nous acheminant depuis notre monde intérieur vers les mondes extérieurs et extra-terrestres. Ce maître-carrefour boite. Il ne paye pas de mine. Il marche avec un pied dans ce monde-ci et un pied dans l'autre. Il erre, et ses pieds asymétriques, pleins d'erreurs, sont le vaisseau de notre voyage. Je me suis mise d'accord pour appeler la machine une Nacelle, et pour essayer de boiter, et mettre en route, par la même occasion, le moteur. * J'ai prévu tout le confort pour cette expérience, donc ça va. Plusieurs batteries, un goûter, de l'eau en poudre. La petite lumière du bout de la machine éclairera faiblement le champ de cailloux sur lequel elle sera posée. Il est d'un gris éclatant. La brume, au loin, sera magnétique. Objectif : je m'abandonnerai pour être possédée par les voix (un peu). Je me souviendrai devant, et des histoires vont servir à cet imaginaire de cartes des mondes invisibles pour voyager dans les maisons, les cités et les mondes extérieurs : celles de mon entourage, de moi, celles de l'altérité. Je vais, grâce à la machine, quitter mon immobilité. *

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r gr gr gr kk hhhhhhhhhhhhhhhhhh – Décollage ! Voilà, on est en route. Le bruit de décollage m'apparaît très beau. On arrive à le parcourir avec les autres. Il ressemble au chaos, mais on s'y retrouve bizarrement. Les choses s'ordonnent petit à petit. On parcourt à toute allure les kilomètres de nos maisons intérieures, de boîtes en boîtes via les petits cailloux et les indices. On est ici dans le Palais où des Djinns se terrent à l'intérieur de poissons colorés, on scrute là-bas des ciels où l'on aperçoit une tache lumineuse de la forme d'un cigare orange. C'est une multitude de témoignages qui viennent s'accrocher à la nacelle. Les cailloux s'éloignent et l'on rétrécit, la route devient longue. Notre véhicule sait reproduire les cris et les chants des quadrupèdes et des oiseaux de toutes sortes. On ne se gène pas pour les dire avec lui ! hum heu hum mhhh cht hj j on ralentit. Nous devons lester certaines de nos valises pour passer le mur du bruit. La machine se met a trembler. ouwouououwou (problème de résonance) hououououououououou – Qui est là ? Qui chante ? (bruit de mouettes, battement d'ailes en gants latex) – Je suis Sindbad le terrien – Qu'avez-vous à nous dire ? – La Machine que je désire n'écrit pas par avance l'Histoire... n'écrit pas le futur en parlant déjà en termes de passé. Ouais ça s'rait houwouhouou...

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– Comment pouvez-vous vouloir une Machine? – ...en faut ben une pour bouger dans l'espace intersidéral... Ça s'rait comme si on savait d'jà quel sens historique allait avoir notre présent. J'aimerais bien qu'avec elle on puisse avoir un point de vue sur... – Sur votre présent... ? D'où nous écoutez-vous ? – woouhouou... la constellation des histoires, de l'Histoire, poub.... – MAIS D'OÙ VENEZ-VOUS ? – … bruit blanc

signal

tulu tuluch Après ce cri, très long et sans réponse, j'ai malheureusement perdu la fréquence à 21h25. L'appareil remue, voilà maintenant que je survole l'étang des paroles gelées. Celles-ci sont tellement prises dans l'air, juste à la surface de l'étang, qu'on peut presque les toucher... Le terrain est dangereux. Il nous faut retrouver notre champ de cailloux gris. Les langues sont déliées, les murs se mettent à parler, et les poubelles de notre navire avec. Tout ce beau monde me raconte l'intersidéral, bavarde le vide qui est entre eux, le cristallisant en mots. Je me retrouve dans cet immense vaisseau, qui regorge de voix, de billes et qui ressemble maintenant plus à un sous-marin abritant une jungle d'objets crieurs.

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Le bras gigantesque d'un poulpe géant (octopus giganteus) nous arrête soudain... … des bulles, un courant d'air... … un cigare orange... Nous dévions vers un autre endroit. * Plus tard, un témoin racontera l'expérience qu'il a vécue la même nuit de la même année, à 21h42 * J'étais étudiante à l'époque. Mon ami était militaire. Je me souviendrais toujours de cette nuit-là, même si finalement quelque chose m'a toujours fait hésiter sur la nature des événements, je ne peux croire qu'il s'agisse seulement du fruit de mon imagination : il y a un avant, et un après. Nous rentrions d'une fête depuis la ville voisine... Et je n'avais rien dit à mes parents. Du trajet, je me rappelle que les herbes hautes brillaient au bord de la route à cause des lumières des phares. Du reste, la nuit était noire. J'écoutais seulement le bruit du moteur, et le dernier morceau à la mode qui passait en boucle à la radio... Quelque chose sur une histoire de train. Stephen, mon ami, s'est tout à coup arrêté de rouler. Il a éteint les phares, sans dire mot... Ses yeux, violents, scrutaient un point vers la gauche... Alors j'ai suivi son regard... Au loin, il y avait une sorte de bâtisse à plusieurs étages.

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Indescriptible. silencieuse. Elle semblait avancer... comme dans un cauchemar. Lui, il a ouvert la portière de mon côté et nous sommes descendus doucement dans le petit ravin. On avait les genoux dans la boue froide. Quand j'y repense... on s'est rien dit... comme si se cacher était un réflexe. ... et j'entendais la musique qui continuait depuis la voiture. La bâtisse s'est avancée vers nous, il y avait des sortes de fenêtres par lesquelles sortaient une lumière étrange, jaune... et c'est comme si ce qu'elle éclairait changeait de couleur. C'était si étrange, que j'arriverai jamais à bien décrire ça. Elle nous cherchait. Si près de nous... puis elle s'est éloignée, Stephen est remonté dans la voiture. Je me suis rendue compte alors que la musique s'était arrêtée toute seule ! Au loin, on a vu la chose disparaître vers le sud, là d'où elle était apparue. De loin, ça ressemblait à une sorte de cigare orange... immense. On s'est séparé.

J'en ai pas trop parlé. *

Grâce à l'idée de la poubelle numéro 1 (un génie), nous réussissons à retrouver le cap. Le champ de cailloux apparaît, point minuscule en bas. Je suis soulagée.

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Une fois sortis de la machine, on s'est arrêté un peu au pied des cités, laissant notre véhicule gardé par la vue de ces géantes verticales. Il était tard. Le mur 2 a proposé que nous dégustions la machine ensemble lors d'un repas. Nous nous sommes donnés rendez-vous demain. * Ici, je commence par ré-écouter le voyage de la veille. J'imagine les passagers dans la nacelle, les yeux fermés. C'est comme s'ils jouent d'eux-mêmes entre croyance et magie désamorcée – Wha on a l'impression d'être dans une baleine ! Mais on sait qu'on est chez nous sur le tapis Haaa – Ils boitent entre les deux, et c'est ainsi qu'ils avancent lors de l'écoute. Avec des arrêts, des ponctuations, des retours et des immersions totales. Les passagers sont en perpétuel changement, ils mutent, sans bouger parfois en marchant et les murs, immobiles, se racontent le monde qui les entoure. Cette expérience est intimement liée à la musique et au rythme tantôt individuel, tantôt collectivisé par la Nacelle. Moi-même je ne peux m'empêcher de me demander si c'est bien réel, et je sais, au fond, que regarder derrière moi durant l'écoute me couperait de cette possession, l'objet de mon fantasme, la fiction. *

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La machine est toujours ici. Devant moi comme devant vous et devant les passagers. Elle transmet. hhhh

hhhhh

hhhhhhhhh

Cette nacelle ne survole pas, il ne se passe rien d'ailleurs. Elle est toujours, toujours, posée sur le sol. … hh Les passagers se sont donc réunis autour de la machine en espérant voir « quelque chose » : un événement, une sensation, une apparition. Une fumée est sortie avec un grand bruit. Décevant.

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L'image sonore, le travail de la mémoire et le désir de l'écoute Daniel Deshays, dans votre ouvrage Entendre le cinéma (Klincksieck, 2010), vous discutez des notions d’image sonore et d’image visuelle. Qu’est-ce que l’image sonore ? L’image sonore est une expression très couramment employée par les preneurs de son. Elle a plusieurs sens. On emploie ce terme en prise de son de musique classique, quand on veut parler de la ressemblance entre le résultat de l’enregistrement et le corps sonore initial que l’on souhaite représenter. C’est la sensation auditive qui correspondrait le plus préci-

sément à l’image visuelle que l’on a des sources réparties devant le microphone : les violons à gauche, les contrebasses à droite, les percussions au centre, etc. À l’écoute seule, sans l’aide de la vision, ces éléments doivent être restitués dans la même représentation spatiale. Il est clair que l’auditeur n’aura jamais la précision que permet d’avoir l’œil, les sources ne seront pas localisées de manière extrêmement précise dans l’espace, mais en général on souhaite obtenir une image sans distorsion, sans tassement central, sans éclatement dans les deux enceintes latérales avec un trou central, etc.

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On dirait que vous évitez le mot « fidélité ». La fidélité, c’est plutôt un argument de vente, qui a d’ailleurs toujours existé. Même à l’arrivée du phonographe, on vendait l’appareil en indiquant à quel point l’enregistrement reproduit était fidèle, à quel point il faisait état de vérité. Cette idée de reproduction de la réalité du monde, c’est une approximation, une traduction pourrait-on dire. Disons que cela nous permet juste de retrouver un souvenir que l’on a eu. Écouter, c’est toujours se souvenir d’une situation que l’on a vécue. Donc cet élément qui vaut pour ce que je me souviens avoir vécu a plus ou moins de faculté de faire apparaître de la précision. Un autre sens donné à l’image sonore est cette faculté qu’a le son de produire des sensations de volume, de matière, d’espace, sans être par ailleurs forcément reconnaissable. Il peut produire une image synthétique ou qui ne représente rien d’existant. Le son a la faculté de fabriquer un objet qui fait image. Mais qu’est-ce que « faire image » ? C’est cette faculté de produire en soi la sensation d’un volume, d’une matérialité, d’une plasticité,

gistré, mais notre expérience de la réalité du monde, c’est aussi la mémoire que l’on en a, sinon on ne reconnaîtrait rien. Cette mémoire n’est pas une bibliothèque d’objets fixés qui seraient classés dans notre cerveau, mais c’est le renvoi à la variété innombrable d’expériences qu’on a pu vivre depuis notre naissance. Écouter, finalement, c’est plus que reconnaître en soi, c’est faire surgir en soi la mémoire de l’expérience. Et la force du sonore, c’est que l’on va individuellement fabriquer ce que l’on entend. Dans un groupe réuni qui écoute la même chose, il y aura autant d’expériences mnésiques que d’individus. Chacun s’approprie le son de manière extrêmement profonde parce que cela réfère à notre expérience privée... et, en même temps, collective, car si tel son peut représenter pour tout le monde une même chose, on n’en a pas tous la même expérience. Par exemple, on n’a pas tous la même expérience de la douleur psychique. Il y a des sons qui me font mal quand je les entends. Pour d’autres gens, ils n’éveilleront pas le moindre soupçon de violence... Pour moi, l’image sonore, ce n’est pas un objet froid, à plat, qui serait déposé

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par déplacement, par transfert d’une sensation d’un monde (tactile ou visuel) à un autre. Ce que l’on reçoit dans les oreilles fabrique une image plastique, imaginaire. Une image sonore peut-elle se décrire, s’étudier ? Le son n’est pas une chose, c’est un flux, une énergie, une matérialité qui possède une épaisseur, une densité, qui s’inscrit en proximité ou en éloignement par rapport à nous... autant de caractéristiques qu’on ne peut pas considérer en un instant donné, mais dans leur évolution c’est-à-dire dans un devenir hypothétique. On ne sait jamais ce que va être ou devenir le son. L’autre jour, on a écouté en groupe une pièce radiophonique à un volume trop bas. On ne pouvait pas dire qu’elle était trop bas, parce qu’on ne savait pas ce qu’elle allait devenir. Tant qu’on n’a pas expérimenté l’écoute jusqu’au bout, on ne peut rien dire. D’où le principe même du travail avec le son, c’est cette idée de l’aller-retour, d’aller jusqu’au bout et puis de revenir dessus, de réécouter dans la mémoire de l’expérience qu’on en a déjà eu. Cela vaut quand on travaille sur un élément enre-

là, qui ferait image dans le sens où on pourrait l’observer dans la stase, comme une image visuelle, photographique. S’il y a une image sonore, elle est fugitive, elle est évolutive et par ailleurs elle est affective, c’est-à-dire qu’elle passe tout le temps à travers l’expérience d’une situation vécue, et dans le même temps elle est en transformation, on n’en connaît pas la nature de l’achèvement. L’écoute, c’est de la mémoire au travail, même dans le cas d’un son inouï ? Quand on n’a jamais entendu un son, on va d’abord l’associer à quelque chose. Si on n’arrive pas à lui attribuer une représentation, il y a des paramètres qui nous aident à comprendre : on sait si c’est liquide, on se fait une idée de son poids, etc. Si l’on écoute un oiseau d’Amazonie, on n’en connaîtra pas la nature des couleurs, on peut estimer sa taille, mais on peut aussi totalement se tromper : ça peut être le cri d’un singe ! Parfois, on peut aussi se trouver dans une espèce de sidération, de stupéfaction et, à ce moment-là, le sonore travaille non pas en représentation, mais directement avec les réflexes de protection. Si on sent des éléments proches dont

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on ne connaît pas la nature, on va rester à l’écoute jusqu’à ce que l’on perçoive des éléments complémentaires qui vont nous permettre de comprendre un peu mieux. Au théâtre, on travaille beaucoup avec cela : l’idée est souvent d’amener des sons – clandestinement, parce que personne ne se rend compte que l’élément sonore est là – des sons dont les spectateurs ne pourront justement pas comprendre le sens, mais qui vont les engager dans l’écoute et qui vont les tenir. Dans le cas d’une pièce radiophonique, tout le travail consiste à faire en sorte que l’écoute se maintienne, c’est absolument fondamental. Si on comprend tout, tout de suite, tout le temps, si ça n’évolue pas, on s’ennuie. On a besoin de nouveauté, on a besoin de différence, on a besoin de rupture. Finalement, la question qui me paraît importante, c’est la coupure, la rupture que l’on opère sur l’objet que l’on donne à entendre et qui permet de le réintroduire d’une autre façon, à une autre distance, qui permet de faire retour sur le même objet mais avec des paramètres qui ont varié.

La pire des choses dans le travail du son, c’est ce que produisent le magnétophone et le microphone. Le premier fabrique artificiellement une continuité qui n’existe pas dans la vie – un bruit de porte, un rire... tout est discontinu. L’autre chose, c’est le fait que le microphone ne sélectionne pas : il entend tout, plus ou moins fort. Nous discutons ici dans un café, vous verrez que, dans votre magnéto, il va y avoir plein de sons qui vont complètement atténuer l’écoute que vous avez maintenant de moi qui, elle, évacue ce qui n’a pas d’importance : le bruit des tasses à café ou des cuillères là-bas, dont on sait qu’ils n’ont pas de sens pour nous, qu’ils ne présentent pas un danger. Par contre, le microphone ne le sait pas, donc il va donner tout en valeurs égales en fonction de la distance. Voilà l’enjeu de l’image sonore. Un enregistrement a d’autant plus de valeur qu’il est clair, précis, avec un pouvoir séparateur qui nous offre la possibilité de rentrer dans ce qu’il représente et d’aller en chercher un détail. La question de l’image sonore est liée à notre volonté incessante d’aller chercher ce détail qu’on désire écouter plus qu’un autre. Notre écoute n’est pas objective, elle est toujours subjective.

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On est incapable de tenir une écoute continue, « écarquillée », de tout ce qui nous entoure comme le fait le microphone. On peut tenir quelques secondes seulement, parce que tout de suite il y a une nouvelle chose qui surgit, qui va nous diriger sur elle et nous faire oublier tout le reste. Notre écoute est tout le temps une écoute désirante, localisée, extrêmement précise. C’est de la discontinuité et du réinvestissement de la volonté de comprendre l’objet suivant. Écouter, c’est désirer.

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La cécité voix :

Quand la porte était fermée, il n’y avait pas de lumière, il faisait très très noir, et c’est vrai, il n’y avait pas du tout de lumière,

et je me disais : « Faut », et je me raisonnais, je me disais : « Je n’ai pas de raison d’avoir peur », mais j’avais toujours peur,

début d’une vibration sourde et grave, à la surface flottante,

alors je partais des wc,

quand je tendais mon bras, je touchais les rideaux en plastique, tu vois ?

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le bruit en plastique, je n’aimais pas ce bruit, alors j’y allais à tâtons, et puis à gauche, il y avait le coin,

le coin, une fois que j’avais passé le coin, je n’avais fait même pas la moitié,

et après il y avait, après il y avait quoi ? ah le,

donc après il y avait le trou, ah oui,

toujours la vibration sourde, dans le lointain, sur la droite : marmonnements, vapeurs, mélodie en dents de scie, bris de voix,

et après le bois, alors pareil, je mettais mes doigts de chaque côté, tu sais le « diling-diling » du bois, tu te souviens ?

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le « diling-diling » j’aime bien, par contre, j’aimais bien le bruit du bois, quand les doigts le long du bois,

et ça se terminait donc, j’essayais de ne pas courir, et ça se terminait toujours pareil, je courais, je me dépêchais d’ouvrir la porte parce que j’avais vraiment trop peur, et je n’arrivais jamais, et je terminais toujours en courant, et en ouvrant la porte, et en me précipitant vers la lumière,

la vibration disparaît, début d’un brouhaha, d’une fête, de plus en plus proche, éclats de voix claires, rires, chants désordonnés, cordes et fer blanc en accompagnement,

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la lumière, ce, je me souviens du sentiment que j’avais de, quand j’ouvrais la porte, et que je voyais cette lumière, j’étais rassurée, je faisais : « Ah », ça allait beaucoup mieux.

montée du brouhaha, de plus en plus fort, les voix prennent le dessus, éclatantes, dernier chant, à plusieurs : « j’aimerai toujours… une plaie ouver-er-te », fin du brouhaha, reprise de la vibration, fondue dans le silence.

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Hors - champ Sur les chemins de la fiction sonore dans l’art contemporain S’aventurer sur les chemins de la fiction sonore dans le champ de l’art contemporain (1), c’est emprunter des voix multiples. Évoluant seules ou accompagnées de bruits et de silences, mais aussi parfois d’images et/ou d’objets, elles s’incarnent à travers un ensemble de dispositifs d’écoute allant de l’installation spatialisée à l’audioguide. Certaines nous bercent, nous accompagnent, d’autres nous emmènent ailleurs, lorsqu’elles ne nous font pas littéralement dériver. Qu’ils soient mentaux ou physiques, les déplacements qu’elles nous invitent à effectuer sont autant de manières de (re) mettre en circulation des récits intimistes, réalistes, fantastiques ou familiers et, plus simplement, des mots et des sons qui nous racontent des histoires qui, de près ou de loin, nous parlent. L’une des figures emblématiques de ce que l’on peut considérer comme relevant de la fiction sonore est le Français Dominique Petitgand (2). Virtuose du montage, il compose des pièces sonores qui assemblent une multitude de « sons-bruits » de nature diverse, enregistrés – et parfois émis – par l’artiste lui-même, produits par la voix humaine (paroles, murmures, soupirs, respirations, rires, cris, chants, sifflements,

(1) Nous nous pencherons ici sur des pratiques et œuvres impliquant une diffusion sonore à proprement parler, mettant ainsi de côté toutes celles qui reposent essentiellement sur une prise de parole « directe », relevant en cela davantage de la performance. (2) www.gbagency. fr/fr/14/DominiquePetitgand

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grondements, etc.), par des instruments de musique ou des objets de toutes sortes. Plus ou moins longs, les silences ont aussi leur mot à dire et sculptent ces récits fragmentaires, lacunaires, balbutiants et haletants en même temps qu’ils en aiguisent le potentiel fictionnel, voire « dramatique ». Éditées sur disque et/ou diffusées lors de séances d’écoute, ces pièces sonores s’exposent aussi au sein de lieux d’art contemporain dont l’architecture ne relève pas systématiquement, loin s’en faut, du fameux white cube (3). Chaque pièce de l’artiste, si elle peut être « montrée » à plusieurs reprises, se révèle être toujours unique en ce qu’elle épouse les contours des espaces qu’il investit, que ce soit d’un point de vue architectural ou acoustique (4). Répartis en différents points, des haut-parleurs se partagent et diffusent les sons qui constituent chaque œuvre et induisent ainsi le déplacement du public d’un point à un autre, au fil des liens invisibles que tissent les sons entre eux. « Les deux couches sonores se font entendre pour l’auditeur se déplaçant d’un espace à l’autre, chacune alternativement, à proximité ou à distance. L’une déclenchant, stoppant, répondant ou accompagnant l’autre », décrit Dominique Petitgand à propos de l’installation De l’électricité dans l’air, conçue pour dix-huit haut-parleurs et déployée sur deux niveaux au Centre International d’Art et du Paysage de Vassivière, lors de son exposition « Il y a les nuages qui avancent », en 2015. Si le travail de Dominique Petitgand, profondément sculptural, se caractérise par une utilisation (quasi) exclusive du son, celui de Marcelline Delbecq (5) fait dialoguer sons et images (projections diapositives, vidéo, tirages photographiques, etc.) au sein d’installations où la voix tient le premier rôle et incarne des textes écrits par l’artiste, insufflant la troublante présence, en creux, de leur narrateur ou narratrice respec-

(3) On pense notamment aux expositions personnelles d’envergure que Dominique Petitgand a réalisées à l’Abbaye de Maubuisson en 2009, et plus récemment en 2015, au Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière. (4) Chaque installation donne lieu à un croquis spécifique de l’artiste indiquant notamment le nombre et la disposition des hautparleurs dans le lieu d’exposition. (5) www. marcellinedelbecq.net

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tives. Grains de la voix et de l’image entrent alors en résonance et nous entraînent mentalement vers des espaces et des temps autres. Ayant fait l’objet d’une commande pour l’exposition « Airs de Paris » présentée au Centre Pompidou en 2007, l’œuvre Paradis associe une pièce sonore, interprétée par l’actrice Elina Löwensohn, et une photographie montrant cette dernière dans le décor Art nouveau du Grand Café, une brasserie située dans le quartier des Grands Boulevards à Paris. Sur le mode de la mise en abîme, elle raconte, à voix nue, l’histoire d’une actrice qui, en attendant un rendez-vous, erre autour des Grands Boulevards. Une déambulation sonore entre réalité et fiction où s’entremêlent bâtiments existants et personnages oubliés, en lien au théâtre, au cinéma et à l’histoire de la photographie. Associés à des fragments musicaux et sonores réalisés en collaboration avec le bruiteur Nicolas Becker et le musicien Benoît Delbecq, partant chacun d’une photographie et retraçant les investigations d’un écrivain en voyage à travers les États-Unis sur les traces de l’auteur Nathanaël West, les trois récits à deux voix – l’une féminine, la narratrice, l’autre masculine, le personnage de l’écrivain – qui constituent Trilogy (West IV, V, VI), nous font suivre le personnage et sa quête littéraire. Comme souvent dans son travail, Marcelline Delbecq installe un dispositif d’écoute intimiste (casque individuel) et statique (banc en vis-à-vis de l’image projetée en diapositive au mur) qui nous invite à un voyage mental. Bien que sur un tout autre mode, c’est également d’une véritable quête dont il s’agit dans la pièce de Tacita Dean, Trying to find the Spiral Jetty (1997), qui consiste en la transcription sonore du voyage de l’artiste en Utah pour tenter de retrouver, d’après les instructions faxées par l’Utah

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Arts Council (6), la Spiral Jetty de l’artiste Robert Smithson. S’apparentant à une jetée en forme de spirale, cette œuvre majeure du Land Art construite en 1970 à Rozel Point, au nord-ouest du Grand Lac Salé, a la particularité d’être régulièrement immergée, et donc de disparaître, compliquant ainsi l’ambitieuse entreprise des deux protagonistes, laquelle va d’ailleurs se clore par un échec. Si celle-ci s’ancre pleinement dans la réalité, elle opère ainsi une inéluctable dérive fictionnelle du fait de la nature changeante de l’œuvre de Smithson elle-même et du caractère non prémédité de l’œuvre. « J’étais au festival Sundance en Utah, explique Tacita Dean, et il se trouve que, par le plus grand des hasards, quelqu’un à New York a dit qu’il avait entendu que la Spiral Jetty de Smithson avait refait surface. (…) J’ai récupéré les instructions du Utah Arts Council et me mis simplement en route. À ce moment là, je n’étais pas dans une démarche artistique. (…) Mais pour une raison curieuse, inconsciente, (…) j’ai déclenché mon enregistreur à partir de la dixième instruction (…). J’ai réalisé par la suite que je devais en faire une pièce sonore, parce que quelque chose de si extraordinaire s’était révélé à propos de ce voyage. (…) il m’a donc fallu fabriquer les étapes 1 à 10. C’est pourquoi, d’une certaine manière, c’est devenue une fiction (7)». Si le médium de prédilection de Tacita Dean est le film dont la Spiral Jetty serait, de par sa forme, une possible métaphore, Trying to find the Spiral Jetty est un film dont on est, à partir de sa bande-son, invité à projeter les images. En 2007, l’artiste britannique Hannah Rickards part en Alaska et demande à une quarantaine de personnes ayant assisté à une aurore boréale de décrire le son – prétendu plus qu’entendu – produit par ce phénomène lumineux. Parallèlement à leur diffusion dans l’espace d’exposition au moyen de plusieurs haut-parleurs, leurs récits, retrans-

(6) On peut lire ces instructions ici (cocher « fax Utah Arts Council ») www. notonspaslesfleurs.net

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(7) Voir Tacita Dean, Phaidon, 2006 (traduction de l’auteure).


crits, sont donnés à lire dans l’installation … a legend, it, it sounds like a legend … (2007), sur trois moniteurs au fond respectivement rouge, vert et bleu (conformément à la triade RVB des points de couleur d’un écran télé) de sorte à créer, par tubes cathodiques interposés, des halos colorés feignant de rappeler à leur tour les aurores polaires, et venant en outre amplifier la dimension spectrale de ces vrais-faux « témoignages » participant, à défaut de preuve scientifique, d’une véritable construction fictionnelle, mythique – voire mystique. Dans une veine similaire, l’installation audiovisuelle de l’artiste américaine Susan Hiller Channels, exposée au centre d’art contemporain La Synagogue de Delme en 2013, se basait sur des témoignages, cette fois collectés sur Internet, de personnes « revenant » littéralement d’une expérience de mort imminente (EMI), diffusés par intermittence via un « mur » de téléviseurs faisant front au public, immergé par un flux de paroles signalisées par un oscillogramme vert, de vibrations lumineuses bleutées générées par les écrans cathodiques, de bourdons et autres grésillements hypnotiques (8). Nombre d’artistes contemporain·e·s intéressé·e·s par la perception, les états de conscience et les phénomènes paranormaux ont su exploiter, sinon leurs capacités techniques, du moins l’aura « médiumnique » des moyens de télécommunication, propices à toutes sortes d’apparitions (9). «(…) Au début je me suis intéressé au Feng Shui, puis j’ai rencontré un acteur chinois qui a commencé à me raconter des histoires de fantômes qui apparaissaient sur des lieux de tournage de cinéma. Que les tournages puissent être un réceptacle d’apparitions paranormales fut le point de départ de Radio Ghost », explique l’artiste Laurent Grasso (10), auteur de cette pièce consistant en une cabine radio dans laquelle sont (re) transmises des histoires de fantômes, et à travers laquelle on peut

(8) www.susanhiller. org/installations/ channels_more.html (9) Évoquons notamment le phénomène de voix électronique (EVP, Electronic Voice Phenomena) selon lequel des messages de provenance inconnue peuvent surgir du bruit blanc d’enregistrements audio, et la Transcommunication instrumentale (TCI), communication paranormale par le biais d’écrans et de moniteurs permettant, quant à elle, de voir apparaître l’image de personnes défuntes dans la « neige » de télévision. (10) Voir l’interview « My life in the bush of ghosts », Claire Staebler, Laurent Grasso, Christophe Kihm, in Laurent Grasso. Le Rayonnement du corps noir, Les presses du réel, 2009. www.lespressesdureel. com/PDF/1531.pdf

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visionner un film montrant le survol en hélicoptère, à une altitude habituellement impossible, d’une ville s’apparentant à une maquette. Le téléphone, qui, à l’instar du médium radiophonique, donne à entendre la voix tout en maintenant à distance, hors du champ de vision, le corps dont elle se trouve dissociée, est moins utilisé tel quel, à savoir pour ses vertus premières d’outil de transmission – on pense notamment aux « tableaux téléphonés » de Moholy-Nagy, et plus largement à l’exposition « Art by Telephone » présentée au Musée d’art contemporain de Chicago en 1969, dont le principe consiste alors à envoyer / communiquer une œuvre (ses instructions) par téléphone –, qu’employé en tant que diffuseur de sons, de voix et d’histoires. Avec Dial-a-Poem (1969), John Giorno met en place un réseau de téléphones basé à New York qui répondent aux appels en diffusant des enregistrements de poètes et d’artistes contemporains, de Laurie Anderson à John Cage, en passant par Vito Acconci et Patti Smith (11). C’est d’une façon « détournée » que Janet Cardiff et George Bures Miller utilisent l’objet téléphone dans la série Dreams (12), dans la mesure où l’appareil n’est plus connecté à quelque réseau que ce soit et devient en quelque sorte une machine à storytelling. Il suffit donc de décrocher (le combiné) pour se laisser embarquer par la voix de Janet Cardiff livrant, sur le mode de la confidence, le récit intimiste d’un rêve dont on imagine bien le potentiel narratif. Privilégiant une certaine expérience individualisée de l’écoute, le casque audio – souvent utilisé par ailleurs pour des besoins d’isolation phonique du fait de la présence d’autres éléments sonores concomitants – permet notamment de sortir du lieu d’exposition pour partir, hors les murs, à la découverte de l’espace urbain et/ou naturel lors d’une promenade

(11) Une partie du contenu de Dial-aPoem est désormais accessible sur le site du MoMA (Museum of Modern Art) de New York. www.moma. org/interactives/ exhibitions/2012/ ecstaticalphabets/diala-poem/ Voir aussi ubuweb. com/sound/gps.html (12) www. cardiffmiller.com/ artworks/smaller_ works/dreams_ telephone_series.html

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sonore (audio walk), genre par lequel se fait connaître, dès le début des années 1990, la même Janet Cardiff (13). « Sur le principe de l’audioguide, la voix de l’artiste (…) accompagne le participant, lui indiquant les directions à prendre et les embûches à éviter. Elle déploie une intrigue plus ou moins fragmentée à laquelle se superpose une multitude de sons, de bruits de pas ou de respiration plantant, selon les cas, une ambiance de film noir ou de science-fiction et dont l’origine (…) est parfois difficile à déterminer. (…) L’illusion des audio walks repose sur un décalage temporel permettant de “superposer une réalité à une autre” (14)». L’utilisation de sons binauraux (effet sonore 3D), de la caméra et, plus récemment, du smartphone et des systèmes de géolocalisation sont autant de techniques qui viennent accroître l’illusion d’une réalité augmentée en même temps qu’elles contribuent à fictionnaliser le réel.

(13) Voir les vingtcinq « Walks » répertoriées sur le site de l’artiste : www. cardiffmiller.com/ artworks/walks/index. html (14) Voir Raphaël Brunel, « Janet Cardiff & George Bures Miller. Sonorama », Volume – What You See Is What You Hear, n°6, 2013, pp. 24-31.

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Blind text Récit d'une écoute Disons qu’une fiction documente un monde qui existe pendant qu’on l’écoute et qui n’a pas de dimensions.

00'00'' : au commencement

Au commencement, le nom de Kalimán est prononcé et le monde de Kalimán se déploie dans toutes les directions depuis ces trois syllabes vociférées. Des ténèbres apparaissent pour que le nom brandi comme un flambeau, pour que ce brandon sonore puisse les illuminer.

« ¡KA… LI… MÁN! »

Le jeune Solín est interprété par Luis Alba, Brenda Ferguson est interprétée par Carmen Manzano, mais Kalimán est interprété par Kalimán. L’histoire est écrite par Victor Fox, mais d’après les mémoires de Kalimán. Ainsi tout est faux, mais Kalimán est réel ; et comme tout se déploie à partir de Kalimán, alors tout est vrai. Kalimán habite un monde qu’il contient luimême, enclos dans les syllabes de son nom.

« … e interpretando a Kalimán, el propio Kalimán. »

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(Sur les murs de Puerto Colombia, d’immenses fresques célèbrent les hauts faits de Kalimán : crocodiles hypnotisés, tigres tenus en respect, orphelins protégés, femmes portées saines et sauves sur l’autre rive. « Qui est-ce ? », demande-t-on aux habitants de cette rue. « C’est Kalimán. »)

00'23'' : la lumière et les ténèbres

Motif musical de Kalimán : deux notes redoublées à l’octave et répétées trois fois, fatales, verticales comme la foudre, alors que le motif de l’Araignée Noire est une évocation pittoresque et chaloupée des mystères de l’Orient. À chaque fois qu’un des protagonistes est cité, le motif reprend au début. Il ne s’agit pas de musique, mais d’un alphabet rudimentaire qui place les bornes d’un monde hétérogène, gnostique, simple comme un match de lucha libre : deux principes sonores qui ne peuvent coexister et passeront leur temps à lutter. Le son de l’esprit et le son du corps.

02'00" : la terre et les eaux

Cet antagonisme se retrouve dans la première image : la baie de Tanger, ténébreuse, nid de délinquants, porte de l’Afrique indomptable, sur laquelle veille le Rocher de Gibraltar qui semble une muraille formée de main d’homme. (Le rocher = Kalimán.)

« ¡Gibraltar... El Peñon! »

Kalimán entre sur un bateau comme Apollon sur son char. Il ne marche pas, il flotte au-dessus des eaux. On n’entendra jamais son corps, seulement sa voix et son rire ; pas un rire qui secoue le corps, un rire spirituel. Le corps de Kalimán est décrit comme un ornement en soi : imposant, vêtu à la mode hindoue,

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muni d’un poignard qui n’est qu’un accessoire et dont il ne se sert jamais. Ses seuls pouvoirs sont ceux de la parole et de l’esprit. Kalimán est un super-mentaliste, un maître du psychisme, le héros radiophonique par excellence. Mais cela va trop loin. Kalimán ne se contente pas d’habiter le monde, il est le monde ; sa voix ne résonne pas dans un espace, elle est l’espace.

« ¡Es Kalimán! »

Kalimán est l’ange, le porteur de lumière, Lucifer avant la chute. La tentation et le danger (qui sont une seule et même chose) rôdent autour de lui sous la forme d’un motif musical anxiogène qui vient perturber la rengaine paisible et monotone du paysage sonore. Premier dialogue (05'06'') : drogue, trafics, contrebandiers. Solín rit (il ne peut pas s’en empêcher). Il questionne Kalimán : n’a-t-il pas le goût de l’aventure ? La réponse de Kalimán est déceptive. Il botte en touche, parle des trois singes de la sagesse du monde oriental. Mépris de la faiblesse, mépris du corps, mépris du désir. Un aventurier qui méprise l’aventure, un démiurge qui méprise le monde.

07'51'' : la femme

Ève ou Lilith. Immédiatement ambivalente : lumineuse et en partie cachée (chapeau, éventail, fumée). Sensualité, concupiscence. Elle boit un café aromatique, fume une cigarette et regarde rêveusement Kalimán. Sa volonté est soumise à son corps. Ses mains bougent « mécaniquement. » Elle est vêtue de blanc et de noir, et restera jusqu'au bout un personnage ambigu dont l'appartenance est indécidable.

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« Un hombre cuya sola presencia es capaz de perturbar la razón. Un hombre que jamás se puede olvidar. Kalimán… Su nombre es tan misterioso como atractivo. »

12'20'' : le péché originel

Au bureau des passeports, contraste entre la voix sûre de Kalimán et les aboiements des « indigènes ». Ceux qui sont prisonniers du corps butent contre les aspérités du langage quand Kalimán les survole, planant dans la sphère de l'esprit. 11'11'' : Kalimán décide de prendre un taxi. On ne l'a pas entendu marcher. Kalimán ne se déplace que par translation de son corps immobile. La femme soudoie deux Arabes pour qu'ils aillent accueillir Kalimán « à la marocaine ». Ils résistent d'abord, mais cèdent à la vue de billets de banque. Leur faiblesse, déjà perceptible dans leur façon malhabile d'investir le langage (« es mucho dineros »), se manifeste encore dans leur vulnérabilité à la tentation.

« ¿Que sucede, amigos? ¿Desean algo? »

15'50'' : « Vous désirez quelque chose ? » demande ironiquement Kalimán quand Youssef et Habib s'approchent de lui. (Vous désirez ? Parce que moi, non.) En même temps qu'il se bat, Kalimán continue de dialoguer comme si de rien n'était. Il est sur les deux plans à la fois. Son corps « aux muscles de gladiateur » se bat aveuglément, comme un golem, à l'arrière-plan ; mais sa voix plane en surplomb, commente la situation du corps, s'en moque presque, rit de ce corps stupide qui s'acharne mécaniquement quand le vrai pouvoir appartient à l'esprit. Ensuite c'est de la femme qu'il rit, celle qui a tenté d'éprouver ce corps. Le corps de Kalimán suit le corps de Brenda dans les ruelles, mais ce sont ses pas à elle qui résonnent. Le bruit de ses talons signe sa condition de mortelle, prisonnière de la chair et des sens, alors que l'esprit de

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Kalimán flotte à nouveau au-dessus de ce corps vide qu'elle désire vainement. Le mépris de Kalimán-démiurge pour la faiblesse du corps est sans limite.

21'44'' : retour au néant

Le monde qu’habite Kalimán existe à peine. Il n’est qu’une ombre de monde, pauvre comme un jeu d’enfant. Dans ce monde, la mystérieuse Tanger n’est qu’une ambiance portuaire peuplée de deux sirènes et hantée par une misérable bossa nova qui se traîne d’un bout à l’autre du quai désert, s’en va déçue, et s’en revient, obstinée, déçue à nouveau. C’est une piètre imitation du Paradis, un monde sans rêve et sans désir, né d’un esprit malade, d’un ange boiteux, amputé de son inconscient. Après la chute, Kalimán se retrouve seul et ce monde se replie sur lui-même. Tout commence et finit par un nom qui tonne vainement dans le cosmos. Kalimán est un nom, ce nom est un monde, mais ce monde n’est qu’une voix et cette voix résonne dans le vide. Dans la lucha libre, le geste le plus violent est celui qui consiste à arracher le masque de l’adversaire, le montrant ainsi pour ce qu’il est : non pas un principe abstrait, mais un simple mortel. Si Kalimán se laissait déchoir, s’il ôtait son masque de soie et révélait sa propre faille, peut-être serait-on rassuré de voir enfin en lui un ange à visage humain.

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Visions initiatiques « Me voilà lasse de cet écran d’ordinateur prêt à me rendre aveugle et de cette souris qui me menace d’une tendinite, et de tout ces plug-ins d’instruments virtuels avec leurs paramètres automatiques. Bref, ma machine m’aliène ! » : cette citation, qui nous interpelle, nous l’avons extraite du dossier de présentation du projet de film La lucarne des rêves. Son auteure, Cendrine Robelin, est une jeune compositrice et réalisatrice d’aujourd’hui qui a éprouvé le besoin de partir à la rencontre de ses aîné·e·s : Bernard Parmegiani (qu’elle a pu filmer avant son décès en 2013), Lionel Marchetti et d’autres personnalités telle Beatriz Ferreyra – cette génération de compositeurs et compositrices pour qui le magnétophone à bandes fut l’outil primordial, pour qui le son est un matériau que l’on peut littéralement manipuler grâce au ruban magnétique, pour qui le toucher et le geste font partie de l’acte de création.

Avec ce projet de film pour le moment au stade du montage, Cendrine Robelin poursuit une sorte de quête, initiatique et créatrice. Mais pourquoi et comment donner une image à cette création sonore (cette musique pour haut-parleurs que l’on appelle tantôt « concrète » tantôt « acousmatique » ou encore « électro-acoustique ») qui est peut-être le genre musical le plus créateur d’images mentales ? D’une façon générale, quel est votre rapport à l’image ? Mes yeux ne sont pas excellents. Je suis censée porter des lunettes pour travailler ! Lorsque vous évoquez les raisons qui vous ont conduites à faire ce film, vous parlez de votre lassitude à utiliser un ordinateur, et notamment un écran, pour composer. C’est ce qui, paradoxalement, vous a poussée à vous saisir d’une caméra ?

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Le récit de ce film est porté par la découverte de la musique électroacoustique par une novice née à l’heure du numérique, une jeunesse déracinée qui vit dans un monde d’images au détriment de l’écoute. J’avais envie de partager cette expérience et d’aller au-delà, de faire des ponts entre les générations. Le film s’est imposé avec cette envie de partage. Et puis, au préalable, j’ai été formée à l’usage d’une caméra et de la prise de son, dans le cursus réalisation du Créadoc à Angoulême. Alors, me saisir d’une caméra a été une évidence. Je suis portée par l’envie de faire des films, du cinéma pour l’oreille et des créations audio-visuelles. J’ai toujours la sensation que l’image et le son ont des pouvoirs différents. L’image me montre ce qui est, l’apparence du monde extérieur, ce qui mobilise surtout mon mental. Le son rentre dans mon corps, il me fait vibrer. Et j’aime profondément jouer entre les pouvoirs de l’image et du son. Faire un film autour du son est dans ce sens un défi de taille : comment faire éprouver aux spectateurs une expérience qui se vit habituellement les yeux fermés ?

Dans certaines séquences, je cherche à plonger le spectateur dans l’écoute. Cela suppose un autre traitement de l’image, qui nous détache un temps de la narration et mobilise notre imaginaire. Pour ce faire, j’ai commencé par chercher autour de films expérimentaux, notamment ceux du Service de la Recherche de l’ORTF [*], pour établir différentes façons d’articuler images abstraites et musique concrète. Puis, il y a eu une phase d’essais, dans l’objectif de déterminer comment à partir d’images réelles passer dans le royaume de l’imaginaire et amener à l’écoute d’un extrait d’œuvre électro-acoustique. Dans cette optique, j’ai proposé à des jeunes artistes, des étudiants en cinéma d’animation, de travailler à partir d’extraits d’œuvres. Je dois encore expérimenter autour de ces temps d’écoute, travailler pour me déterminer définitivement. Pour les compositeurs que l’on voit travailler en manipulant la bande magnétique, le geste et le toucher sont primordiaux. Quel enseignement en tirez-vous pour vous-même, créatrice d’aujourd’hui qui, d’ailleurs, prenez part au film à ce titre ? Dans le film, je suis une jeune compositrice née à l’heure du numérique. J’observe

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Comment vous êtes-vous alors attaquée à la mise en images du son ? Dès le départ, il m’importait de m’adresser à tous, pas seulement aux personnes « du milieu » déjà convaincues par la richesse de l’écoute en général, par le travail sonore et par la musique concrète en particulier. Cela se complexifie avec l’envie de toucher comment cette musique peut mettre dans un état de conscience modifié… Alors, pour partager cette expérience avec le plus grand nombre, je crois qu’il est nécessaire d’être porté par un récit avec des personnages auxquels on s’attache. Et d’ouvrir nos oreilles, avec eux, dans des moments de vie liés au travail du compositeur ; au plus proche de ce que l’on peut ressentir quand on est à l’écoute, ou en train de transformer des sons, de composer. Dans la Lucarne des rêves, la rencontre avec des compositeurs d’autres générations, Bernard Parmegiani et Lionel Marchetti, me procure une nouvelle perception, m’amène peu à peu à me détacher de la vision pour faire exister le son tel un personnage. Le son s’installe comme le motif qui suscite le mouvement dans l’image.

Bernard Parmegiani, Lionel Marchetti, Beatriz Ferreyra et Michel Chion, leurs relations avec les machines analogiques. Ces moments de vie partagés me procurent l’envie de créer une pièce, confectionnée avec les bruits entendus pendant les tournages. Alors, je compose. Dans la Lucarne des rêves, on traverse ensemble les différentes étapes de l’acte de création, dans des allers-retours entre faire et écouter. En d’autres mots, chaque séquence me donne l’occasion de nourrir la pièce composée pendant le film. Dans toute création de musique électro-acoustique, il y a des allers retours entre l’intérieur et l’extérieur, entre le travail solitaire en studio et le monde extérieur. Il y a des moments de solitude, de recherche, une certaine errance, mais aussi des « tournages sonores ». Pendant ces tournages sonores, je me sens en osmose avec ce que j’entends, avec la vie dans le monde, et dans le même temps j’agis sur ce que j’entends par les mouvements du micro. Alors, je pratique un mouvement sensoriel, je bouge le micro en fonction de ce que je ressens à l’écoute.

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Peu à peu, au fil du film, je sens comment travailler avec mes gestes sur les machines, comment exprimer les mouvements du son ressentis dans le corps. Pour autant, je continue de travailler avec des outils numériques. Il n’est pas question dans ce film de nostalgie, d’une pensée du « c’était quand même mieux avant ! », mais de s’ancrer, faire du neuf en s’appuyant sur ce qui a déjà existé. Dans le film, j’apprends aussi à saisir la temporalité induite par les machines analogiques. Par exemple, rembobiner une bande prend un certain temps. Il y a un laps de temps qui permet de réfléchir, de retenir l’action un instant et de l’effectuer avec davantage de conscience. J’observe le même phénomène avec le cinéma. Avant, la bobine coûtait cher alors quand on déclenchait l’enregistrement, on savait qu’il fallait le faire maintenant, avec une certaine nécessité. Aujourd’hui, avec le numérique, il arrive souvent de tourner en se disant : « Cela pourra toujours servir, je ne sais pas ! ». Ce film m’a appris à appuyer sur le bouton « on » de mon

enregistreur sonore ou de ma caméra avec une plus grande intensité, avec la conscience qu’il se passe quelque chose de magique au présent. Note : Le service de recherche de la RTF, puis de l’ORTF, a été fondé et dirigé de 1960 à 1974 par le théoricien de la musique concrète et homme de radio Pierre Schaeffer. Il s’agissait d’un organe d’étude et d’expérimentation sur la radio et la télévision, dont la création la plus connue du grand public est la série d’animation des Shadoks. [*]

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Désannonce C'était IMAGE / MAGIE, juin 2015, le deuxième numéro de la série FICTION des Carnets de Syntone. Comme dans chaque numéro de la série FICTION, nous avons demandé à une auteure de fiction sonore un texte original d'autofiction. L'artiste et musicienne Marine Angé (marineange.com) s'est prêtée au jeu avec « Nacelle » (page 7). En page 19, nous nous entretenons avec Daniel Deshays, ingénieur du son, réalisateur sonore et enseignant (propos recueillis par Étienne Noiseau le 26 janvier 2015). Page 25, l'artiste Dominique Petitgand nous offre la transcription de « La cécité », une pièce sonore composée en 1997, éditée dans l'album Le bout de la langue (Ici d'ailleurs, 2006). Avec « Hors-champ », page 33, Anne-Lou Vicente nous guide sur les chemins de la fiction sonore dans l’art contemporain. En page 43, la rubrique « Blind Text » vous propose un jeu de mémoire ou de découverte. Pour notre invité Benjamin Abitan, réalisateur à France Culture, le défi a consisté à raconter l'écoute d'une pièce de son choix, issue du patrimoine radiophonique méconnu. L’archive audio sera révélée par après sur Syntone.fr. Enfin, page 51, « Visions initiatiques » synthétise une conversation tenue par courriel entre mars et avril 2015 entre la réalisatrice et compositrice Cendrine Robelin et Étienne Noiseau. La réalisation visuelle de chaque numéro des Carnets de Syntone est confiée à un·e artiste. Pour ce numéro : photographies argentiques de Christophe Modica (cmodica.net). Photomontages de Rosalie Peeters.

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Équipe de réalisation : Étienne Noiseau, Anaïs Morin et Rosalie Peeters. Maquette : Anaïs Morin (anaismorin.com). Imprimé en 160 exemplaires à l'imprimerie Autre Page à Prades, Pyrénées-Orientales. La publication « Les Carnets de Syntone » est un supplément trimestriel à « Syntone.fr ~ actualité et critique de l'art radiophonique, envoyé sur abonnement de soutien ». Il est édité par l'association Beau bruit, Prades, Pyrénées-Orientales. Beau bruit reçoit le soutien des lectrices et lecteurs de Syntone, de la Scam, de la DRAC Languedoc-Roussillon et de la SACD. Au quotidien, lisez syntone.fr !

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