La revue de l'Écoute n°13 | printemps 2018

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LA REVUE DE L' DE SYNTONE.FR

№ 13 • PRINTEMPS 2018

OLIVIER CADIOT, L’ÉCRIVAIN AUDIO-SENSIBLE FRANCO BIFO BERARDI : DÉSIRER POUR TRANSFORMER COMMENT J’AI RÉÉDUQUÉ MON OREILLE


Vous êtes ici dans la Revue de l'Écoute — une revue entièrement dédiée au son sous ses aspects sociaux et créatifs. Tous les trois mois, retrouvez des points de vue, des reportages, des entretiens et des histoires autour de la création sonore et radiophonique.

BONNE LECTURE

Pour écouter tous les sons auxquels nous faisons référence dans ce numéro, une seule destination :


À LA VOLÉE Laurent Choquel

À la volée Des voix devinées, Rires. De gauche à droite, Un oiseau centré. Des cris Se répondent. Un martinet traverse en silence, Comme une envolée. Piaillement, frottement, Aigu, claquement. Chat. Cris.


S

yntone a 10 ans ! Né discrètement en décembre 2008, le petit blog a évolué, passant à un format magazine sur le web en 2013, puis à un prolongement papier en 2015 : la Revue de l’Écoute (alias les Carnets de Syntone) que vous tenez entre vos mains. En 2018, pour rimer avec nos dix années, nous programmons dix rendez-vous un peu partout en France — et à Bruxelles — pour rencontrer nos lectrices, nos lecteurs et nos complices, et coproduire avec eux et avec elles des formes éditoriales originales (voir encart central). Résolument très spéciale, 2018 voit aussi la revue papier s’épanouir à travers un nouveau format et une nouvelle maquette, dont cet opus 13 est le premier bourgeon.

ÉDITO

Au programme de ce numéro de printemps, donc, plusieurs voyages dans le temps, quarante, cinquante et même quatre-vingt-dix ans en arrière : Paul Deharme nous intrigue par son exaltation pionnière d’un art radiophonique encore en germe ; l’auditeur-blogueur Fañch Langoët recolle ses souvenirs d’adolescent sous le monopole d’État de la radiodiffusion française ; Franco Berardi dit Bifo témoigne de l’aventure censurée de Radio Alice à Bologne et décrypte l’évolution du contrôle de la parole. Par contraste avec ces travaux de mémoire pourrait-on dire, on s’ancre aussi dans la présence de l’écoute « nature », l’actualité des podcasts pour la jeunesse ou encore la contemporanéité des fictions audio-sensibles d’Olivier Cadiot. En plus de nos rubriques habituelles et de la fiche pratique dorénavant incontournable, ce numéro 13 inaugure le parcours d’une personnalité du monde du son et un feuilleton littéraire signé par la réalisatrice et comédienne Laure Egoroff.

La Revue des Podcasts, c’est le podcast de Syntone. Une fois par mois environ, nous vous parlons d’un podcast que nous avons repéré sur le web. Pour écouter, rendez-vous sur http:// syntone.fr

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En un mot comme en sons, bonne revue de l’écoute !

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Juliette Volcler

POUR LES INGÉN ET LES RÊVEURS IEURES EN HERBES HAUTS COMME T ROIS POMMES

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près des décennies de délaissement radiophonique des petites oreilles, l’émergence des podcasts natifs (autrement dit, de productions sonores d’abord et avant tout réalisées pour le web) fait enfin évoluer la création sonore pour la jeunesse. Cette dernière, qui a toujours pu compter sur l’édition pour lui proposer livres audio et CD inventifs, commence à trouver également en ligne de quoi lui ouvrir de nouvelles perspectives auditives. Le monde anglophone, très riche en podcasts de toutes sortes, a quelques longueurs d’avance dans le domaine des programmes pour les enfants. Citons par exemple Story Pirates, des mises en scène par des adultes de scénarii conçus par des enfants, The Unexplainable Disappearance of Mars Patel, un feuilleton joué par des enfants, ou encore Tumble, une émission scientifique.

Fin 2017, est née au Québec la première plateforme francophone de documentaires s’adressant aux jeunes oreilles : La puce à l’oreille. On y entend parler de cinéma, de musique ou de science, mais aussi des femmes dans l’histoire des technologies, de la profession d’astronaute, de la dépression ou du sentiment amoureux, avec un beau travail de réalisation sonore.

Dans un style radicalement différent — et autant destiné aux adultes qu’aux plus jeunes — le Poste général, basé en France, présente Les interviews enfantins de Monsieur Barbarin : animés par une voix que l’on reconnaîtra comme celle de l’auteur musicien Vincent Malone alias « Le Roi des Papas », ce sont des entretiens avec des enfants, donc, remixés pour en relever la poésie, l’humour ou l’absurde.

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Le début de ce que l’on espère devenir une lignée foisonnante de podcasts jeunesse.

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OLIVIER CADIOT, L'ÉCRIVAIN AUDIO-SENSIBLE Pascal Mouneyres

Dans Providence, un homme vit dans une bulle de son. L'auteur Olivier Cadiot et le metteur en scène Ludovic Lagarde tirent les ficelles et déclenchent les bandes magnétiques, relayés par L’Atelier fiction de France Culture.

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livier Cadiot : nom d’une entreprise de travaux publics spécialisée dans la rénovation (de la langue) et le ravalement (du roman). Fournisseur d'un vaste chantier stylistique visant à saper les fondations de la littérature avec élégance. De Futur, ancien, fugitif (1993) à Histoire de la littérature récente (2017), chaque texte d’Oliver Cadiot est attendu comme on part visiter une maison d’architecte : un accès de modernité, aussitôt questionnée, raillée, promue, mais toujours motrice. L’ami du musicien Rodolphe Burger est avant tout le producteur d’une sensibilité nouvelle : on ne perçoit plus le réel comme avant quand on lit du Cadiot. On lit plus vite, son écriture du mouvement accélérant tous les rythmes. Le regard part en oblique, tant son incroyable sens du détail fait saillir des visions décalées et ultra-nettes, grossies au microscope d’une conscience fureteuse. La pensée, elle, a été contaminée par les raccourcis, les références arty, les comparaisons sidérantes. On n’entend pas non plus tout à fait pareil, suivant le degré d’altération que le son, un enjeu d’intensité variable suivant les livres, a subi en passant par son prisme. Son univers est saturé d'images mentales d’une redoutable acuité et d'échos distordus du monde : du pain béni pour un metteur en scène aussi réactif que Ludovic Lagarde, qui a donné corps à huit de ses textes.

Métamorphoses Dans Providence (2014), justement, le sonore est une source d’obsessions, voire d’angoisses. En 2015, Lagarde adapte le roman pour le théâtre, contribuant à faire du son autant un élément du décor qu'un vecteur dramatique : tout le long de la pièce, un flux discontinu accompagne ou impulse la parole. La captation réalisée en 2017 par France Culture, remixée en binaural pour une écoute plus immersive, accentue bien entendu l'évidence de son rôle. Pour Providence, donc, la station publique monte le son. On ne voit plus l'excellent acteur Laurent 5


Poitrenaux ni la scène où il émarge, seuls la voix et les bruits qui l'environnent attestent de leur présence. Dans sa version de cinquante-huit minutes diffusée le 28 novembre dernier, France Culture a raccourci la pièce, rendant moins lisible, par contrainte, le projet littéraire initial d’Oliver Cadiot de faire coexister par la voix-projecteur de son conteur quatre récits en un seul : un personnage de fiction abandonné par l’auteur ; un jeune homme se transformant d'un coup en vieille dame ; une jeune artiste perdant ses illusions en rencontrant des sœurs mécènes ultra snobs ; la tentative d’un vieil homme censée prouver, grâce à une conférence, qu'il a encore toute sa tête.

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Noblesse surannée Ce que l’on entend surtout dans cette version radio, c’est le soliloque dépressif d’un homme solitaire dans une maison vide, près d’un lac. Il est au bord de la déroute (« Il suffit d’un ou deux échecs pour inverser la courbe ») et cultive le champ de son désespoir en semant spéculations drolatiques, axiomes bancals et gloses existentielles. Légèrement blasée, la voix de Laurent Poitrenaux flotte dans le vide et se déplace d’un plan à l’autre, laissant de la place à une écoute aiguisée : chaque bruit, chaque note, fera l'effet d'un événement — un peu de compagnie. L’homme en question est le détenteur incongru d’une antiquité technologique : deux énormes magnétophones Revox à bande magnétique qui bornent son espace (mental). Les enceintes l’enceignent, son salon devient un lieu gigogne. « Quadriphonie ? Vous me dites “On n’a que deux oreilles” ? Je réponds que ce matériel est l’ancêtre du Dolby et du Surround et qu’il faut prendre en compte toutes les places que parcourt une paire d’oreilles dans l’espace X », commente-t-il. Ironiquement, ces machines d’une noblesse surannée ne lui servent à ne presque rien écouter, puisqu’il affirme ne posséder UNE DES CLÉS que deux disques — en fait deux bandes qu’il DE LA PIÈCE enclenche (bruits délicieux de la manette SE SITUE ICI, actionnée et du mécanisme qui ronronne) : un DANS CETTE Robert Ashley et une symphonie de Schubert. DUALITÉ ENTRE Voix miniatures répétitives grignotant l’ouïe LES STYLES, et profondeur des hautbois à la gravité LES ÉPOQUES, majestueuse déclenchées en simultané ou LES TONALITÉS, à contretemps. Une des clés de la pièce se ENTRE L’AIGU situe ici, dans cette dualité entre les styles, ET LE GRAVE, les époques, les tonalités, entre l’aigu et le LE FLUIDE ET grave, le fluide et le heurté, l’inspiration et la LE HEURTÉ, répétition. Pensées instables en mouvement L’INSPIRATION ET perpétuel, associations contre-nature (comme LA RÉPÉTITION. souvent chez Cadiot), mais d’où émerge une certaine beauté minimale (Schubert/Ashley, ça marche). De façon assez habile de la part des auteurs/ metteurs en scène, l’affirmation initiale « juste deux disques » se révélera un leurre. L’homme mixera aussi bien du Donizetti que du heavy metal (un opéra rock fabriqué à la maison ?) ou du Morton Feldman. Comme un glissement progressif, pourtant, le surgissement du son va devenir purement imaginaire. Des bribes de création sonore vont advenir et l’on comprend peu à peu être entré·e en connexion directe avec la psyché du narrateur : des battements sourds, des bruits de tubulures douces 7


pouvant évoquer le tintement des verres dans un café, des feulements électroniques, des remugles de dialogue cafardeux ou des brouillements vocaux lors de dîners, annoncent ou s’entremêlent aux moments de haute intensité du monologue. Des voix traumatisantes dans le passé remontent à la surface, sont rembobinées ou imitées — dont le gémissement continu de John Cage lors d’une performance, qui avec le recul, paraît grotesque. Ni simplement illustratives ni vraiment redondantes avec la parole, ces « apparitions » se perçoivent comme la résonance des souvenirs du narrateur. La trace du passage de fantômes mémoriels, filtrée par le tamis du temps.

Hyper-audition Au-delà de ce tissage assez léger et subtil (façonné avec ­l’IRCAM, comme pour Un mage en été, en 2010, des mêmes Cadiot/Lagarde), l’autre plaisir de Providence réside dans les références à la chose sonore qui émaillent le texte. L’acteur Laurent Poitrenaux (et, de fait chacune de ses incarnations) s'y révèle audio-sensible, attentif à ce qui tinte, vibre ou bruisse. Son écoute — ou son désir d'écoute — semble souvent liée à s on humeur saumâtre : il regrette ce qui n’est pas ou n’est plus, et en appelle à une dimension sensorielle supérieure. Il se désole ainsi que la musique savante ne FAISANT MONTRE soit pas « capable de refléter nos passions » DE VELLÉITÉS pour « s’occuper de nous et qui en saurait long DE DÉMIURGE, sur nos modes d’existence ». L'un ou l'autre IL FINIT POURTANT des caractères qu'il joue à tour de rôle rêve PAR RECULER, d'hyper-audition (« Mettez-moi dans une boîte, EFFRAYÉ PAR faites-moi entendre le bruit des martinets qui LES MAUVAISES foncent sur des insectes à un millimètre des ONDES RENVOYÉES façades. ») mais se révèle doté d’une sensiPAR LES CONVIVES bilité enviable (« Le petit espace prévu entre D'UN DÎNER. les deux rails pour accueillir la dilatation du métal l’été faisait un tic-tic-tic comme un friselis de caisses claires »). Faisant montre de velléités de démiurge — de créateur sonore ? — (« On peut aujourd’hui augmenter le son de n’importe quoi, le crépitement d’une éponge passée sur une table, un tremblement de jambes un raclement de chaises […] on obtiendrait une énorme symphonie »), il finit pourtant par reculer, effrayé par les mauvaises ondes renvoyées par les convives d'un dîner. Le faisceau des voix comme une menace, le bruit comme repoussoir (« Assez vite, on ne sait pas qui parle — on dirait une langue inconnue, un concours de souffles […] Comme si on leur avait fixé un pavillon sur la 8


bouche pour augmenter leurs cris »). Quelques exemples de la fibre audio d’une écriture qui souvent joue sur les variations de cadences, orchestre des accidents (lexicaux) et n’hésite pas à traduire en onomatopées ou interjections les chocs générés par cette langue hyper-active — encore que, de ce strict point de vue, Providence soit plus apaisé que Fairy Queen, Un mage en hiver, ou Retour définitif et durable de l’être aimé. On dira donc d’Olivier Cadiot qu’il donne son nom à une littérature de l'impact — comment le réel nous percute et quelles stratégies (stylistiques, poétiques, métaphysiques) nous déployons pour l'amortir. Avec ce roman, cette adaptation pour le théâtre et sa version radio, le son, cette force agissante (déclencheur de pensée, stimulant sensoriel, puissance d'évocation) et ses faces sombres (intrusif, facteur de discorde ou brouillant l'intelligible) ont trouvé leurs hommes providentiels.

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Providence d’Olivier Cadiot. Mise en scène de Ludovic Lagarde, réalisation de Sophie-Aude Picon. Avec Laurent Poitrenaux. L’Atelier fiction du 28 novembre 2017, France Culture.

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SIHAM MINEUR, COORDINATRICE DE RADIO ESCAPADES

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Mes matinées à la radio commencent toujours par un point avec l'équipe autour d'un café pour le planning de la journée. Ensuite, mes tâches sont très variées. Je peux avoir un rendez-vous avec un partenaire, par exemple les collèges du territoire où nous avons des clubs radio ou un évènement (festival de musique, forum emploi...) qui nous sollicite pour un plateau. J'anime aussi des émissions en studio ou en plateau extérieur pour des évènements sur notre territoire, des interviews. J'ai aussi à ma charge une partie administrative et je m'occupe des dossiers de subvention. Et bien sûr, tout au long de la journée, prendre un petit peu de temps avec les bénévoles qui viennent animer leur émission.

Avant Escapades, j'étais chargée de production pour une compagnie de théâtre. Je suis donc issue de ce monde où le son avait une place importante. C'était un théâtre qui mêlait réel et fiction. Nous avons passé dix ans à faire des allers-retours en Palestine, avec de la collecte de témoignages, une écriture, et de là naissait un spectacle. Si je devais tirer un fil rouge, ce serait celui de la pratique de l'interview et donc du son que je peux aujourd'hui plus approfondir en étant à la radio. C'est, en 2014, la rencontre de Floriane Pochon de Phaune Radio qui va me permettre une découverte de différents univers sonores. Nous nous sommes embarquées dans une aventure commune, la création du Bivouac Radio en partenariat avec le théâtre Albarède de Ganges. Chaque année, depuis 2014, nous proposons pendant deux jours au public la découverte de différentes formes qui font la création radiophonique d'aujourd'hui. Écoutes collectives, présence des auteurs ou ­réalisateurs, plateau radio sur scène, balade sonore, des performances, des ­installations dans le théâtre. Pour une radio associative comme la nôtre, c'est amener autre chose à notre public, une autre écoute !

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Radio Escapades, radio associative en Cévennes, 4 salarié·es, 10 membres du conseil d’administration, 45 bénévoles et 3 fréquences : 102.0 : Lasalle 103.3 : Ganges/Le Vigan 104.1 : St Hippolyte du Fort 10


PAUL DEHARME (1898-1934), « LE GOÛT ET LE SENS DU MERVEILLEUX »1 Guillaume Abgrall

1. Deharme est décrit après sa mort par Pierre Descaves comme un ­pionnier du théâtre radiophonique et un rénovateur de la publicité qui avaient dans ces deux domaines le « goût et le sens du merveilleux », Les nouvelles littéraires, 26 mai 1934, p. 7, cité par Pierre-Marie Héron dans « Convergences publicitaires : Salacrou, Deharme, Desnos », in Myriam Boucharenc et Laurence Guellec (dir.), Portrait de l’écrivain en publicitaire, Rennes, PUR, « La Licorne », à paraître début 2018. 2. La première émission de radio à destination du public a lieu en France en 1921. Il s'agit de la transmission d'un concert par Radio Tour Eiffel. Durant les années 1920, des postes d'émission se multiplient sur tout le territoire. Source : Wikipedia.fr 3. Paul Deharme, « Proposition d’un art radiophonique », La Nouvelle Revue Française, n° 174, Paris, mars 1928, p. 413.

Dès 1928, tandis que les premières stations de radio font leur apparition2, un certain Paul Deharme présente dans « Proposition d’un art radiophonique »3 les règles de base d’une expérimentation : comment s’adresser à l’inconscient des auditeurs et des ­auditrices en utilisant la puissance d’évocation du son ? Bien qu’elle reste méconnue du grand public, la vitalité de son travail de défrichage des « arts phoniques » (expression de l’époque) suscite toujours aujourd’hui l’étonnement et, plus encore, constitue une source d’in­spiration revigorante. Publicitaire, concepteur de programmes radiophoniques, réalisateur, entrepreneur, ce touche-à-tout décédé à 36 ans a laissé en une décennie un large héritage aux audiophiles.

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Penser la radio en tant qu’art L’article de mars 1928 expose, dans son chapitre Essai d’une technique, douze règles « pour ouvrir un chemin » — « L’expérience réfutera les unes, corrigera les autres », écrit Paul Deharme. Il souhaite pouvoir tester rapidement son « système théorique », et c’est ce qu’il fera avec sa première adaptation radiophonique, Un incident au Pont du Hibou, diffusée sur Radio Paris en mai 19284. Elle représente la plus ancienne archive de l’INA. Pierre-Marie Héron, professeur de littérature, précise : « Avec cette œuvre expérimentale, Deharme met donc à l’épreuve les règles d’écriture radiophonique qu’il recommande : identification de l’auditeur au héros, récit au vocatif et au présent, récitant neutre […], éléments de dialogue peu nombreux, masques vocaux, musique facile et expressive, etc. »5 En 1930, Paul Deharme approfondira sa vision dans un essai, Pour un art radiophonique6. En plus de critiquer le peu d’ambition et de qualité de la radio créative de son époque, il explique : « Le film radiophonique consistera en scénarios rédigés et lus selon certaines règles qui faciliteront à chaque auditeur en état de demi-sommeil l’adaptation automatique de ces scénarios à sa propre personnalité : il vivra un rêve dirigé. »7 Deharme, fortement marqué par la publication en France en 1927 des essais de psychanalyse de Sigmund Freud, prend ainsi le contre-pied de l’usage de l’inconscient fait par ses contemporains surréalistes : « Le rêve n’est plus l’origine de l’œuvre, il en est le but. »8

4. Pierre-Marie Héron, « Aux­origines de l’art radiophonique : Paul Deharme et la voix du subconscient », in Éclats de voix, Actes du colloque de Besançon réunis par Pascal Télécarte et Frédérique ToudoireSurlapierre, Éditions L’Improviste, 2005, p. 193-209. 5. Ibid., p. 193-209. 6. Paul Deharme, Pour un art radiophonique, Le rouge et le noir, 1930 (épuisé). 7. Ibid., p. 40. 8. Ibid., p. 41. 9. Ibid., p. 72. 10. Ibid., p. 85.

Deharme cherche à constituer un « vocabulaire radiophonique »9 basé sur l’étude phonétique des puissances d’évocation et de suggestion des mots, leurs pouvoirs métaphoriques et symboliques, au-delà de leur sens premier. Il veut édifier « une technique et un “outillage” nouveaux, fondés sur la relation du langage et de la sensibilité : répertoire d’associations, table des couleurs des mots, dictionnaire des noms propres et des images qu’ils éveillent. » Avec la découverte de la psychanalyse, Deharme entrevoit la promesse d’une civilisation transformée, « guérie ». Son utilisation uniquement à des fins d’inspiration artistique lui semble regrettable : « La poésie surréaliste […] c’est bien, mais c’est peu. »10 Aussi conclut-il son essai de 1930 par l’espoir que l’éducation des futures générations s’en trouvera transformée : « L’art radiophonique, tel que je le propose, peut, qui sait ! devenir le cadre d’un mode d’enseignement, d’une maïeutique nouvelle qui accoucherait le subconscient ? Il peut s’en dégager un solfège pour une prochaine harmonie humaine. »

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Paul Deharme, homme de son temps Les théories et expérimentations de Deharme se situent à la croisée de deux révolutions. D’un côté, l’introduction de la psychanalyse en France et de l’autre, l’apparition des « arts phoniques ». Le cinéma parlant fait ses premiers pas, bouleversant le monde du spectacle11. Et la TSF (Transmission sans fil), ancêtre de la radio, crée son auditoire. Selon Rémy Rieffel, « en France dans les années 1920 à 1930, le public se restreint à une minorité de passionnés et de bricoleurs capables de confectionner eux-mêmes leurs propres postes récepteurs »12. Néanmoins, les descriptions de Deharme, les premiers succès de la publicité radiophonique et l’abondance du courrier des auditrices et auditeurs donnent un autre éclairage sur le phénomène de société lié au « sans-filisme ». Les programmes se diversifient et le théâtre radiophonique fait son apparition. Deharme regrette le peu d’expérimentations menées : « Il faudrait en raison de son contenu conventionnel rayer le mot théâtre du vocabulaire radiophonique. »13 Les pièces se trouvent parfois tout simplement transmises en direct avec des commentaires censés pallier l’absence d’image. Deharme persifle : « Le cinéma a tâtonné tout sens : il ne s’est jamais permis d’enregistrer “Le tour du monde en 80 jours” sur la scène du Châtelet. »14 De son point de vue, de même que filmer du théâtre n’est pas faire du cinéma, retransmettre une pièce de théâtre à la radio n’est pas suffisant pour faire de la création radiophonique. Il reproche aux adaptations radiophoniques de l’époque d’être produites sans que les spécificités de ce nouveau média ne soient prises en compte. Les réalisateurs et réalisatrices faisant « appel à des comédiens professionnels sans leur demander de rien changer à leurs habitudes de scènes ».

11. Même si Deharme confie, lors de l’écriture en 1930 de Pour un art ­radiophonique, n'avoir vu que deux films sonores : Les nouvelles vierges et Le collier de la reine. 13. Pour un art radiophonique, p. 22. 12. Rémy Rieffel, Sociologie des médias, Ellipses, 2005, 223, p. 184. 14. Ibid., p. 19. 15. Deharme est marqué par la prouesse de la BBC en 1930. Le public, après avoir entendu le discours du Roi en direct, a pu recevoir la retransmission trois heures plus tard.

Précurseur, Paul Deharme fait également des propositions concernant le langage radiophonique, le reportage radio, la radio sur scène, et il entrevoit la possibilité du montage15 techniquement impossible à l’époque… Mais qui est-il pour se permettre tant de critiques et d’affirmations avant-gardistes ? Que s’est-il passé dans la trop courte vie de cet homme emporté par une pneumonie à l’âge de 36 ans ? Cocasse lesteur d’avion du fait de sa grande taille, vendeur de machines à écrire, il est repéré pour prendre progressivement la tête de la régie publicitaire Informations et publicité, filiale d’Havas, qui va s’attaquer au marché naissant de la TSF (Radio Paris, Radio Luxembourg). Marié à la poète Lise Deharme, il reçoit le ToutParis, fréquente les surréalistes, se lie d’amitié avec l’écrivain 13


Drieu La Rochelle, qui s’affiche alors comme un progressiste et pas encore un fasciste. Les années 1920 sont marquées par un intérêt pour les rêves, les sommeils artificiels, l’exploration du subconscient. Deharme conjugue alors son rôle d’entrepreneur et d’auteur avec son intérêt pour la psychanalyse16 en mettant en place, au sein d’Information et publicité, un service de production radiophonique qui lui survivra, les studios Foniric.

Foniric : expérimentation, inventivité et succès Le travail de l’universitaire Pierre-Marie Héron17 permet de mieux cerner ce qu’a pu être Foniric : « Foniric promeut une vision du médium radiophonique fièrement annoncée par son nom, en forme de calembour, qui associe le phonique et l’onirique, le son et le rêve. C’est la noble mission que donne en effet Deharme à la TSF : faire rêver l’auditeur. »18 La société fournit notamment à Radio Paris et Radio Luxembourg des campagnes publicitaires et des programmes de radio très élaborés sponsorisés par des marques comme Philips. La publicité se mue en exploration des possibilités de la radio. Une sorte de troupe de voix est constituée en faisant appel à divers talents : poètes (Desnos, Prévert), chanteurs, dramaturges et compositeurs. Par l’expérimentation se dégage une esthétique de la phonogénie, recherchant des voix agréables et séduisantes. L’écriture spécifiquement dédiée à la parole radiophonique est travaillée sous la forme du slogan et de l’adresse directe, le public se trouvant pris à partie. La voix s’adresse à chacun de ses membres en utilisant un vouvoiement courtois et en le guidant dans l’écoute. Deharme explique : « On s’applique à faire de la publicité radio qu’on n’ait pas besoin d’écouter pour entendre. »

16. Dès 1930, il commence une analyse avec le psychiatre et psychanalyste René Laforgue. 17. Pierre-Marie Héron, « Convergences publicitaires… », op. cit. 18. Ibid. 19. Pour un art radiophonique, p. 75.

Le désir d’expérimentation dépasse le cadre publicitaire. Dans Pour un art radiophonique, Deharme évoque l’idée d’un laboratoire qui réunirait poètes, psychologues, romancier·es et qui disposerait chaque semaine de trente minutes de diffusion en dehors des heures de grande écoute. De fait, il mettra progressivement en place ce laboratoire avec les studios Foniric, tout comme il avait mis en pratique dès 1928 les propositions qu’il avait d’abord développées par écrit. « Si l’on ne veut pas se fourvoyer à chaque instant, il faut chercher à établir des tests avec l’aide du public. »19 Sa création Le pont du hibou, diffusée sur Radio Paris, se voit précédée d’un appel à correspondance avec les auditeurs et auditrices. Le but est de tester la possibilité de suggérer les images. Les commentaires du public se 14


révèlent succulents. Deharme dans ses notes juxtapose les avis contradictoires, ceux qui l’encensent et ceux qui appellent à sa censure : « L’art spécifiquement radiophonique est né : pour ses débuts, il fait des coups de maître. R., Paris » ou « Mon impression est celle de beaucoup d’auditeurs qui ne vous le feront pas savoir : c’est idiot, archi-idiot, c’est bête, archi-bête. Un gras groupe bien gros de sans-filistes par bilieux. A.B.K.T.Z.L’A.E.O.U ». Si certaines personnes du public ont bel et bien complété le récit en recourant à leurs propres souvenirs, le test ne se montre pas concluant pour toutes et tous. « Un rêve ne peut pas naître d’une sensation parlée »20, écrit un auditeur. Au-delà du concept de rêve dirigé, il s’agit bien d’une tentative d’utilisation des potentialités de la radio, d’une adaptation faite et pensée pour ce médium. Dès la réalisation, Deharme met de côté certaines de ses propositions (redondance de voix en échos) et découvre de nouvelles manières de faire : apparition du chuchoté, du fondu enchaîné acoustique, du travail sur les plans sonores. Il manifeste une élasticité intellectuelle et artistique qui lui permet de rencontrer son public. Au bout du compte, les productions de Foniric s’écartent de la doctrine en s’inspirant progressivement de l’opérette21. L’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill, créé en 1928 et présenté à Paris en octobre 1930, a notamment marqué les esprits. Par ailleurs, Foniric s’affirme comme un lieu de collaboration et d’éclosion. Il en va ainsi de La grande complainte de Fantômas, en 1933. Dans le but de faire la promotion du nouveau roman de Marcel Allain, Deharme fait travailler ensemble le poète Robert Desnos, l’écrivain et musicologue Alejo Carpentier et le dramaturge Antonin Artaud sur une musique de Kurt Weill pour concocter une adaptation radiophonique. La soirée diffusée sur Radio Paris, Radio Luxembourg et cinq postes de province connaît un énorme succès. Difficile de dire quel fut le rôle précis de Deharme dans cette aventure. S’est-il contenté d’impulser une dynamique ou a-t-il pris part, sous une forme ou sous une autre, à la réalisation ?

Quatre-vingt-dix ans plus tard 20. Ibid., p. 119. 21. Cette évolution est mise en lumière par Pierre-Marie Héron, dans « Convergences publicitaires… », op. cit. 22. Pour un art radiophonique, p. 38.

« L’art radiophonique est et restera proprement le domaine des images éveillées par les mots, […] sa technique doit être de rendre ses images vivantes, de les maîtriser, de les manier. »22 nous écrit Deharme depuis les années 1930. Cette volonté de conduire l’auditeur ou l’auditrice dans un rêve éveillé reste encore aujourd’hui stimulante. « On rêve en dormant, soit : mais 15


encore ? Quand il fait nuit, quand on est seul, en écoutant de la musique, en entendant le bruit de la mer… Pourquoi ne rêverait-on pas en écoutant la T.S.F. ? »23 De ce parallèle, Deharme tire des recommandations sur le choix de durée des œuvres. Il s’agit de rester en dessous du quart d’heure, dans ce que peuvent, selon lui, supporter les auditrices et auditeurs dans cet état quasi second. Deharme établit également des recommandations d’écoute, en préférant le casque aux haut-parleurs d’invention récente. « Il est vital pour Deharme que l’auditeur accepte de se couper du monde extérieur et de s’isoler dans une sorte de tête-à-tête avec les ondes. »24 Il suggère une écoute non seulement confortable, permettant de se laisser emporter dans le rêve et dans l’intime, mais aussi solitaire, afin d’éviter l’influence du groupe, selon lui peu enclin à la nouveauté. « Les mots abstraits sont autant de boulets rouges […], ils ne s’adressent ni à la sensibilité ni à l’imagination, mais à la raison et donc alourdissent et freinent le développement et le jeu des images. »25 Le langage radiophonique proposé par Deharme se bâtit en réaction à des écueils à éviter, hier peut-être autant qu’aujourd’hui : « Nous pourchassons la diction dramatique, nous fuyons le dialogue, le mot rare, le style personnel, le rôle “composé” (nos personnages n’ont pas de figure ou plutôt ils en changent sans cesse) […] »26 Deharme fait un vibrant éloge à l’argot : « Seul langage parfaitement humain, merveilleusement poétique, argot, langue purement psychique, argot, langue orale, quand te fera-t-on enfin la place ? »27 Il critique la radio de pure captation, la radio réduite à la transmission des autres arts. Il explique le point de départ erroné de celles et ceux qui cherchent à « suppléer à l’absence de vision, au lieu de chercher à s’en servir ». Bouteille à la mer, à l’heure de la radiovision, des caméras dans les studios de radio ? Si l’utilisation à des fins publicitaires du langage radiophonique et de la psychanalyse pose évidemment question, force est de constater que le chemin ouvert par les propositions et les critiques de Deharme reste près d’un siècle plus tard d’une invitante actualité.

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23. Ibid., p. 39. 24. Pierre-Marie Héron, « Aux origines de l’art radiophonique », op. cit., pp. 193-209. 25. Pour un art radiophonique, p. 37. 26. « Veuillez entendre… Paul Deharme », entretien avec Karl Hamerlinck, Comoedia, 21 janvier 1933 in G. Robert dans Cahier ­d’Histoire de la Radiodiffusion, n° 80, avril-juin 2004, pp. 180-189. 27. Pour un art radiophonique, note 22.

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Niveau : de « Ça va de soi » à « Je ne m’en sortirai jamais »

N

ous nous sommes intéressé·e·s aux micros, aux câbles et à l’enregistrement, voici maintenant quelques remarques sur le « monitoring ». Derrière l’anglicisme se trouve l’idée d’une « écoute de contrôle » adaptée aux exigences d’un travail.

Ces quelques notes constituent (une fois de plus) la partie émergée d’un iceberg dont on n'atteint pas facilement le fond. Mais sans avoir l’ambition de devenir acousticien·ne, il est cependant souhaitable de prêter attention à la manière dont on écoute ses propres sons, non seulement pour son plaisir et sa santé, mais aussi et surtout pour maîtriser un peu mieux le passage d’un système d’écoute à un autre (ou de ses propres oreilles à celles de ses collaborateurs/trices ou de son public), et afin d’éviter les principales mauvaises surprises : niveau sonore ­inadapté ou mauvais équilibre du spectre. Il sera donc question de normes, de références et de réglages, mais on prendra également la peine de remarquer que les haut-parleurs (plus encore que les micros) semblent bien en peine d’atteindre la fameuse « fidélité » dont le marketing technologique ne cesse pourtant de nous rebattre les oreilles. On apprendra également que les lieux où nous écoutons et travaillons posent eux aussi bien des problèmes d’acoustique.

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Autant de raisons pour prendre un peu de recul et adopter quelques bonnes habitudes.

№ 5 : LE M ÉCOUTE A ONITORING ET SUR ENU CASQUE CEINTES 17



1968 : CE N’EST QU’UN DÉBUT… Fañch Langoët

Un bouleversement personnel

Fañch Langoët est l’auteur de l’incontournable blog Radio Fañch. Depuis la rentrée 2017, il a entrepris de faire revivre la charnière 1967-1968, semaine après semaine, à travers des archives radiophoniques piochées dans le fonds de l’Institut National de l’Audiovisuel. Un « radioscopage » qui crée du sens et de la profondeur au-delà des commémorations attendues. Pour Syntone et la Revue de l’Écoute, Fañch a bien voulu se raconter lui-même cinquante ans plus tôt.

J

e n’oublierai jamais que 68 a été mon passage de l’enfance à l’adolescence. Un télescopage brutal avec le monde des adultes. Un monde engoncé dans ses certitudes qui va prendre un sacré coup de jeune sans jamais l’avoir vu venir. Un vent de liberté propice à un idéal qu’on ne sait pas encore nommer. Cette année-là, je suis encore au collège. Sur un transistor dont j’ai oublié comment il m’est parvenu, je n’écoute déjà plus Salut les copains sur Europe n° 1. Cette musique yé-yé et ce rock « franchouillé », ce sera sans moi. Sans nous les jeunes qui rêvons déjà de beatniks et de hippies. D’un autre monde. Le Pop-Club de José Artur sur France Inter nous propulse en Californie, à Londres ou à Liverpool. On veut bien garder Brel, Barbara, Brassens, et Ferré. Le reste est enterré. The times they are a-changin' est notre hymne du moment même si on n'est pas foutu de prononcer correctement trois mots d’anglais. Dylan est bon pour nous. Pour nous démarquer définitivement du vieux monde en train de s’écrouler. France Inter ronronne. Plan-plan. Y a rien à se mettre « sous la dent » avant 22 heures. La Maison des Jeunes de Saint-Herblain (Loire-Atlantique) est l’unique planche de salut. On peut passer en boucle Messe pour le temps présent de Pierre Henry. Pour l’atelier danse ou pour l’atelier audiovisuel où l’on enregistre du son, fait de la photo, du montage et de la poésie. On n'imagine même pas qu’on pourrait faire de la radio. On n'y pense pas. Pas plus que nos aînés animateurs. La radio, c’est loin et compliqué. On est juste des apprentis bidouilleurs enregistrant des messages d’amour subliminaux pour la fille qu’on aime et à qui on n’ose l’avouer. Chez moi, aucun journal quotidien. Tout juste quand y a un peu d’argent, le magazine Elle. Pas de quoi éveiller les consciences 19


révolutionnaires. Quant aux infos de la radio, c’est insupportable de répétitions et de sujets surexploités à satiété. Le Vietnam, Israël/Palestine, De Gaulle régnant, Pompidou gouvernant. Quelques quarterons de vieilles barbes sentencieuses et sûres d’elles-mêmes se partagent le pouvoir, vénérant De Gaulle, persuadées de gérer la France en bons pères de famille. Le progrès en ligne de mire. Le machisme en sautoir. Et la réaction à tous les étages. Malraux, ministre de 1959 à 1969 fait exception. Il a une vision pour la culture et l’éducation. Après celle du Havre en 1961, il inaugure la Maison de la Culture de Grenoble en 1968, en pleine euphorie cocardière des Jeux Olympiques d’Hiver. La France va pouvoir rayonner sur les sommets des Alpes. Le phénomène médiatique n’échappe pas à notre prof de français et nous voilà tenus de réaliser un dossier sur le sujet. Il n’y en a plus que pour Killy, Goitschel, Mir, Famose et Périllat. Et comme le disait le slogan de l’époque, je suis « tout schuss » pour compiler, compiler, compiler. La radio s’attache aux résultats et pas à ce qui se passe autour. Yann Paranthoën, « l’inseigneur du son » n’a pas été du voyage1. Il aurait donné une autre forme à l’exploit sportif comme il a su le faire en 1981 pour le Paris-Roubaix remporté par Bernard Hinault. La France gagne et il n’est plus question que de médailles. L’élite et la compétition sanctifiées. L’histoire de la montagne et de ses habitants ce sera pour plus tard. L’Office de Radio et Télévision Française (ORTF) avec des moyens très lourds (mille hommes et femmes et des tonnes de matériel) fait le show, mobilisant notre attention à la télé et à la radio même si, pendant ce temps-là, la grogne universitaire ou ouvrière s’est amplifiée. Qui en parle ? Qui l’écrit ? Les Jeux, suprême moyen de diversion, vont tenir à l’écart du quotidien des foules sous le charme absolu de la neige… éternelle. Opium du peuple et tétanie généralisée sacrent Killy au panthéon de la gloire. Après douze jours d’émerveillement permanent, le gigantesque barnum se replie. À Grenoble de gérer les installations olympiques, aux Françaises et Français de retourner au turbin, aux étudiants d’étudier et aux élèves de tenter de s’élever à côté des modèles dominants de la réussite, de la gloire et de la célébrité. Pour être sûr de ne pas être trop vite distingués, le collège nous impose en alternance la blouse bleue et la blouse grise, et aux filles une date de début et de fin du port du pantalon correspondant grosso modo à la saison d’hiver. L’archaïsme est à son comble et la jeunesse née du baby-boom ne va plus s’en laisser conter.

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Fin mars ce sont les mots « Nanterre », « Cohn-Bendit », « étudiants » qui commencent à revenir souvent dans les journaux parlés2 et les flashs de la « radio d’État »3. Le torchon brûle. Mais sans TV, sans journaux et avec des parents dépolitisés, il est assez difficile pour moi de suivre le mouvement. Au sens propre comme au sens figuré. Deux petits grains de sable apparaissent à la radio quelques jours après le « 22 mars »4. Le 28, Campus sur Europe n° 15 remplace au pied levé l’émission yé-yé Dans le vent. Campus n’atteindra mes oreilles qu’à la rentrée scolaire 1969. Le 30, c'est TSF 68, sur France Inter, pour treize heures de programmes répartis sur l’antenne du samedi aprèsmidi au dimanche soir6. Chaque matin on confronte nos soirées radio : Campus ou Pop-Club et nos regrets sont éternels si l’un ou l’autre de nos potes n’a pas enregistré la « Spéciale Léo Ferré ».

1. Sa première création, Un chariot pour la Grande Ourse, date de 1967. Les suivantes attendront 1974. 2. C’est le nom donné aux journaux d’information de la radio publique. 3. Dénomination employée, entre autres, par les radios privées pour stigmatiser le contrôle de l’État sur les chaînes publiques de radio (France Inter, France Culture, France Musique) et plus particulièrement sur l’information. 4. « Le mouvement du 22 mars est un mouvement étudiant français, antiautoritaire et d'inspiration libertaire, fondé dans la nuit du vendredi 22 mars 1968 à la faculté de Nanterre. Il réunit des anarchistes, des situationnistes, des trotskistes et des futurs maospontex. Daniel Cohn-Bendit en est la personnalité la plus médiatisée. » (source Wikipédia) 5. Animée dès l’origine par François Jouffa, elle sera reprise trois semaines après et jusqu’à sa fin en 1972 par Michel Lancelot. 6. Inventé par Jean Garretto et Pierre Codou, chargés des opérations spéciales de l’ORTF, TSF 68 deviendra à la rentrée 1971 L’Oreille en coin et vivra jusqu’à la rentrée 1990. 7. Créée par Jacques Rouxel, initiée par le Service de la Recherche de l'ORTF (dirigé par Pierre Schaeffer), diffusée sur la Première chaîne de télévision à partir du 29 avril 1968. 8. Slogan de mai 1968.

Avec les potes on ne regarde pas ou si peu la TV, même si ça en vaudrait la peine pour les Shadoks7. Si je n’ai pas de souvenirs précis de l’assassinat de Martin Luther King (4 avril), je me souviens parfaitement de celui de Robert Kennedy (la nuit du 5 au 6 juin). En pleine boum chez moi (un jeudi, pas d’école), j’annonce aux danseurs enlacés la tragédie familiale qui se poursuit. Cinq ans auparavant, j’avais entendu en direct l’interruption des émissions de radio pour annoncer la mort de son frère John, président des États-Unis. Et là je ne me souviens plus comment, en pleine boum et en dansant, j’ai pu capter la radio. Ce temps libre inattendu, sans école, a dans mon souvenir duré environ six semaines, de façon discontinue, de début mai à mi-juin. Les grèves, la grève générale, la « chienlit » (mot de De Gaulle), nous auront permis de tester les boums, la drague, le corps à corps, proche et distant, et une immense timidité pour faire le premier pas. De tester la liberté. De sortir de l’enfance par la grande porte. Les temps changent et moi avec. En août, c’est l’invasion de Prague par les chars soviétiques qui commencera à structurer avec un petit noyau de copains notre conscience politique. L’enfance est derrière nous. Finie l’innocence de journées oisives à la plage. Nous venons d’entrer par effraction dans l’adolescence avec la rage instantanée de ne pas avaler les couleuvres que nos parents ont digérées. « Ce n’est qu’un début… continuons le combat ».8 Le 7 octobre, la nouvelle grille de France Inter, dépoussiérée par Roland Dhordain revenu aux affaires depuis juin, montre bien que la radio aussi a changé d’époque. Quand je ne suis ni au collège, ni à la MJC, je l'écoute tout le temps. C’est de là, pour la radio, que tout a vraiment commencé… et ce n’est que le début.

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« UN PROBLÈME DE RESPIRATION » CONVERSATION AVEC FRANCO BERARDI Anna Raimondo

Philosophe, média-activiste et agitateur culturel, Franco Berardi, dit Bifo, a toujours articulé une pensée critique de son époque. Issu du mouvement opéraïste italien [lire encadré], il fonde la revue « mao-­dadaïste » A/traverso en 1975 à Bologne et figure parmi les initiateurs et initiatrices de Radio Alice en 1976, la première station pirate libre en Italie. En 1977, recherché par la police pour incitation à l'insurrection par voie radiophonique, il se réfugie à Paris où il rencontre et travaille avec Félix Guattari. Il a ensuite vécu aux États-Unis, en Inde, en Amérique Latine, avant de retourner dans sa ville natale, Bologne, où il habite et travaille toujours aujourd’hui. Au cœur de notre rencontre et à partir de l'expérience de Radio Alice, nous questionnons avec lui les relations entre les technologies de communication, le langage et les luttes sociales. Radio Alice a représenté et porté un important mouvement social dont, aujourd’hui encore, certain·es se souviennent avec joie. Mais cela a aussi été une révolution du médium radiophonique en soi. Peux-tu nous dire comment et avec quelles intentions Radio Alice est née et comment cela répondait aux besoins du contexte politique italien de 1977 ? Comme les autres radios libres de l’époque, mais peut-être avec une conscience particulièrement aiguë, Radio Alice a su traduire en actes la mutation technologique rapide de cette époque, qui avait marqué la formation intellectuelle et technique du groupe 23


de jeunes gens qui ont démarré le projet. Les rédacteurs et animateurs de Radio Alice étaient des types qui possédaient aussi bien les compétences nécessaires à construire des émetteurs que les connaissances historiques ou littéraires classiques. Ils étaient la première génération passée par l’école publique qui s’était massivement formée à la connaissance de la technique.

démarche du mouvement de Bologne, de la revue A/traverso et de Radio Alice (du « mouvement autonome désirant », comment on le définissait parfois) est la conscience que le terrain du désir est fondamental dans l’histoire sociale et politique. Ce n’est pas l’idéologie, l’adhésion à des principes, qui comptent dans la lutte de classes. C’est le désir, c’est l’adhésion émotionnelle, c’est la perception que le mouvement peut nous donner un plaisir qu’on ne trouve pas dans les relations marchandes. La dynamique psychique qui, durant le vingtième siècle, avait été séparée de la dynamique sociale — marxisme d’un côté, freudisme de l’autre — devient au centre du discours politique, parce qu'on se rend compte tout d’un coup que la vieille séparation n’a plus de raison d’être. C'est le signe de la maturation du nouveau sujet

L'autre aspect que je rattache à Alice est la conscience que le langage n’est pas un instrument passif ou même seulement un moyen. Au contraire, le combat central dans la lutte des classes de l’ère postindustrielle s'est joué sur le terrain du langage. En outre, il faut souligner la relation entre le médium « broadcast », la diffusion à grande échelle (représentée par l’émetteur radio) et le médium rhizomatique : l’introduction du téléphone dans la communication radiophonique était une nouveauté presque absolue. En tout cas, nous nous sommes beaucoup appuyés sur le caractère horizontal du téléphone comme antidote au centralisme du « broadcast ». Tu te réfères souvent à Radio Alice comme à un espace-temps où l'on était en quête d'une « joie collective » et je pense à une citation de Maria Zambrano, philosophe espagnole résistante pendant la dictature de Franco : « Nous serons sérieux de la manière la plus joyeuse ». Selon toi, quand et comment la joie, l’ironie, l’absurde peuvent constituer des armes politiques pour créer une forme d’intelligence solidaire ? Oui, je vois, une phrase dont je me souviens est celle-ci : « la felicità è sovversiva quando si collettivizza »1 — mais on risque un peu de cultiver la légende de la communauté heureuse, bla bla bla… Non, ce qui est important dans la 1. « Le bonheur est subversif quand il est collectivisé », slogan de l'époque.

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social — le travail mental, cognitif2, qui ne peut pas se poser la question de la libération sociale s'il ne se pose pas la question de l’affection, du plaisir érotique, de l’amitié joyeuse.

rend compte du piège… C'était aussi de la flûte en direct à trois heures du matin, avec une lecture de Rimbaud dans le fond… Aujourd’hui cela n'est pas très impressionnant, mais à l’époque cette singularité faisait d’un côté scandale, et de l'autre provoquait de l'euphorie.

Notamment dans cette recherche de joie, tu as souvent remarqué d’un côté l’importance du langage et de l’autre la rencontre entre le ou la poète et l’ingénieur·e qui ont rendu possible l’expérience de Radio Alice. Aujourd'hui, dans ce moment historique où tu dénonces le vrai danger neuropsychique d'un cerveau à la fois hyper stimulé et hyper assisté, et sa potentielle atrophie, tu souhaites une même combinaison pour réveiller nos consciences, en insistant surtout sur le potentiel politique de la poésie.

Au milieu des années 1970 en Italie (comment en France d’ailleurs), on ne pouvait écouter que les radios d’État. Les radios libres ont brisé le monopole et c'était inévitable du fait de la commercialisation des technologies électroniques. La censure politique d’autrefois, l’interdiction d’émettre, l’arrestation des rédacteurs, cela existe encore (et comment !) dans des pays comme la Turquie, la Chine ou l’Égypte et bien d’autres. Mais cette censure n’est qu’un « retard », un signe d’arriération politique et culturelle. Aujourd'hui, les ondes sont saturées par d'innombrables flux de communication radio, télé, web, et cetera. Le contrôle sur l’opinion s’organise à travers l'excès, le bombardement permanent du cerveau social par la pub, par les écrans omniprésents, par le smartphone ubiquitaire. 
Ce qui a changé, c'est d’abord l’intensité. L’accélération des moyens, la multiplication des sources ont produit un effet d’intensification des stimuli neurosensoriels, et donc un effet de confusion émotionnelle qui rend presque impossible la critique rationnelle de l’information.

Cela a peut-être été le signe plus visible de la spécificité d'Alice : on n’était pas du tout une radio d’information. On se bornait un peu à lire les journaux (l’actualité sur la vie des étudiants et des jeunes ouvriers de la ville), on faisait de l’enquête, on se mélangeait beaucoup avec tout le monde, mais ce n’était pas de l’information dans le sens professionnel du terme. Cela nous intéressait jusqu’à un certain point. L'essentiel était plutôt de jouer poétiquement avec les événements sociaux, de créer des jeux de langage et de communication. Un jour, j’ai demandé au téléphone à parler au premier ministre Andreotti en disant que j’étais Umberto Agnelli, le « numéro 2 » de Fiat, un homme très important du monde économique et politique des années 1970. Il accepte, me répond, je lui dis des choses incroyables et, au début, il essaie de me répondre rationnellement, jusqu’au moment où j’exagère et où il se

Tu as travaillé sur le parallélisme entre finance et langage pour leurs immatérialités capables d'engendrer des choses très tangibles. J’ai par exemple beaucoup aimé le lien que tu as fait dans une interview entre le mot anglais « deregulation » (financière) et le mot français, promu par Rimbaud, de « dérèglement » (de sens). Comment le langage poétique peut opérer en tant qu'instrument politique pour contrer le néolibéralisme imprégné dans nos consciences ?

2. La notion de travail cognitif « renvoie à l’idée que les objectifs de production des entreprises ne peuvent plus être atteints par un travail commandé, direct et immédiat, mais demandent au contraire que les salariés prennent des ­initiatives, tâtonnent, inventent des solutions, bref, en passent par des objectifs et des activités ­intermédiaires qui sont les leurs afin de permettre l’ouverture, la ­poursuite ou le perfectionnement du processus de fabrication des produits. » Patrick Dieuaide, « Travail cognitif », Communications, vol. 88, n° 1, 2011, pp. 177-185.

C’est un problème de respiration, et Guattari en parle dans les pages sur le spasme 25


chaosmique3. On est rentré dans un spasme, dans une contraction qui nous empêche de respirer. La réduction de la vie sociale à la mathématique financière a presque paralysé la respiration sociale. Les cerveaux sont en perpétuelle connexion, mais les corps ne se rencontrent plus entre eux. C’est la précarité du travail cognitif qui a produit un effet asthmatique dans le corps social. Cela signifie aussi que les travailleurs cognitifs (que j’appelle « cognitarians ») doivent réactiver une communication entre innovation technologique et dimension émotionnelle. Le poète en interface avec l’ingénieur, cela signifie que le mouvement à venir sera un mouvement de réorganisation de notre manière de percevoir le monde, un mouvement de recomposition de la connaissance.

une pulsion sexuelle au niveau du langage. Le fondement de la civilisation bourgeoise et de notre modernité culturelle se trouve dans cette transformation de la pulsion en désir. Et cette transformation, on l’appelle courtoisie dès l’époque des troubadours et du dolce stil novo du Bas Moyen-Âge en Italie. Érotisme signifie : élaboration linguistique, ironique, consciente, de la pulsion sexuelle. La mutation numérique est en train d’effacer l’érotisme à cause de l’accélération de la communication, à cause de la virtualisation de l’expérience vécue du corps de l’autre. C’est la sensibilité, comme capacité d’interpréter les signes ambigus du désir, qui est en train de s’effacer, de plus en plus remplacée par l'exactitude de la connexion. Nous échangeons des millions d’informations, mais cela ne nous permet pas de sentir le corps de l’autre comme extension du nôtre. La raréfaction et la ­quasi-disparition de la compréhension sensible sont, à mon avis, l’origine principale de la vague de fascisme qui est en train de submerger l’héritage de courtoisie et de civilité.

À ce propos, j’aimerais que tu nous expliques à quoi tu penses quand tu parles de « compréhension érotique » et en particulier du rôle de l’écoute dans ce processus de proximité avec l’autre ?

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L’effet produit par la numérisation des communications se constate dans la dépression massive, dans la solitude érotique d’une génération qui est à la fois hyper connectée et de plus en plus mal dans sa peau. C’est la peau qui est en question dans la mutation connective, la sensibilité de l'épiderme social, et donc l’empathie. Tu sais, l’empathie n’est pas quelque chose qui concerne la dimension morale, cela relève de la peau, du plaisir et de la souffrance. J'ai l'impression que la vague de racisme et de fascisme qui est en train de monter dans le monde n’est pas tellement l'effet d'une idéologie ou d'une politique, mais c’est surtout un effet de la paralysie qui affecte notre dimension érotique. Je crois que nous sommes en train de vivre une transition anthropologique qui est marquée par la perte de la courtoisie, entendue comme la capacité d’élaborer 3. Félix Guattari, Chaosmose, Galilée, 1992.

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Radio Alice était une communauté d’artistes, poètes, hackers, auditrices et auditeurs. En 1976 à Bologne, dans le contexte du mouvement communiste opéraïste (« ouvriériste ») prônant le refus du travail pour lutter contre le capitalisme, un groupe de jeunes gens réalise le rêve de Bertolt Brecht : une radio horizontale, pas seulement adressée à des auditeurs et auditrices, mais construite par eux et elles-mêmes. La radio devenait un précurseur des réseaux sociaux numériques d’aujourd’hui : qui perdait son vélo demandait l’aide aux autres pour le retrouver dans les rues de la ville. Plus encore, le studio de Radio Alice était le quartier général d’où l’on luttait contre la police et aussi un lieu de construction collective de sens et d’expérimentation linguistique. Au lendemain de la mort d’un étudiant en médecine, Francesco Lorusso, pendant une importante manifestation des étudiant·es de la gauche non-parlementaire contre la police, le gouvernement ferme la radio de force le 12 mars 1977.

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ACOUFITNESS OU COMMENT J'AI RÉÉDUQUÉ MON OREILLE

D

ans la maison familiale où quatre générations se distribuaient sur trois niveaux, on pouvait entendre plusieurs langues : le russe de mes arrière-grands-parents, le serbo-croate de ma nounou, l’allemand que mon arrière-grand-père parlait avec ses neveux en visite… S’y ajoutaient les sonorités des langues que mon père potassait pour son plaisir — tchétchène, ingouche, hongrois, entre autres — et dont il livrait parfois un florilège à l’heure des repas. Par leur qualité gutturale et explosive, certains mots de ces langues s’avéraient en outre très utiles pour chasser du jardin les chats crotteurs, depuis la fenêtre du premier étage.

Laure Egoroff

Épisode 1

Cet environnement, à mon grand regret, ne m’a pas rendue polyglotte mais il nous a permis, à mon frère et à moi, de nous constituer une sorte de banque de sons dans laquelle nous allions puiser pour nos jeux. Durant les grandes vacances, notre arrière-grand-tante tenait à nous apprendre quelques rudiments de russe à l’occasion des repas. Nous nous régalions notamment du mot pain хлеб « khlieb », de son i mouillé et du kh qui caresse la gorge. Mais ces leçons estivales, trop souvent interrompues par notre impatience à aller jouer, n’ont pas suffi à me permettre de lire aujourd’hui Pouchkine ni même Oui-Oui (ou Da-Da) dans le texte. Bref, mon russe est resté tristement arrêté au stade du « passemoi le pain ». La langue étrangère n’était pas alors pour nous un outil de communication mais une succession de sons que, par jeu, il s’agissait de reproduire. Ces sons ont-ils souterrainement façonné notre oreille ? En tout cas, nous adorions les reproduire, les mettre dans la bouche des personnages dont nous peuplions nos histoires. Le plaisir de l’imitation s’est prolongé ensuite lorsque nous avons commencé à apprendre des langues étrangères à l’école. Une injonction familiale planait dans l’air : il fallait s’efforcer de ne pas avoir cet énorme 29


j’imitais Fiona Apple et Annie Di Franco. Chez nos cousins aussi, l’accent russe avait laissé son empreinte, s’amenuisant au fil des générations : très marqué chez la grand-mère (elle prononçait tous les « h » comme des « kh » russes), quasi imperceptible chez les parents (une trace que j’adorais sur le « o » de « coffee »), inexistant chez les enfants qui parlaient anglais comme de vrais New-Yorkais. À la moindre visite de notre vieille cousine à Paris, mon frère se faisait des gorges chaudes de ses : « you khave to eat before you go to veurk » et autres préconisations lourdement russisées qu’il ne se lassait pas d’imiter. À ce jeu, je dois admettre ne jamais avoir pu l’égaler. La famille avait arrêté une formule pour expliquer ce talent : « il a l’oreille musicale », établissant un lien définitif entre la sensibilité auditive de mon frère — qui affirmait depuis la petite enfance un goût pour la musique classique et étudiait le piano — et sa capacité à reproduire de manière crédible toutes sortes de sons et, partant, d’accents.

accent français qui vous fait repérer dès que vous ouvrez la bouche en voyage. Pas question de prononcer le the anglais « ze » ou le ich allemand « iche ». Cet accent qui, dans le monde entier, faisait le succès des Français, était considéré chez nous comme le signe de leur mauvaise volonté, de leur paresse à essayer de parler correctement la langue d’autrui. Dès l’école primaire, mon grand-père avait préparé le terrain avec des cassettes audio narrant les aventures d’un gros personnage jaune nommé Guzzy. Je crois qu’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours adoré écouter de l’anglais, dans presque toutes ses déclinaisons d’accents.

Je découvris un jour que la théorie familiale — ce lien établi entre percevoir finement et reproduire fidèlement — était en quelque sorte corroborée par les travaux d’un otorhinolaryngologiste de renom : Alfred Tomatis. Dès les années 1940, celui-ci avait établi que la voix ne pouvait reproduire que ce que l’oreille était capable d’entendre. Des chanteurs lyriques étaient venus le consulter car ils ne parvenaient plus à atteindre certaines notes. En leur faisant passer un audiogramme, Tomatis avait constaté une perte d’audition dans les mêmes fréquences que celles qui faisaient défaut dans le spectre de leur voix. Il en conclut que c’était parce que la perception de certains sons était altérée chez ces chanteurs qu’ils étaient devenus incapables de les reproduire. Pour soigner la voix, il fallait donc soigner l’oreille.

Nous avions des cousins russes aux ÉtatsUnis, je partis séjourner chez eux deux étés de l’adolescence. Je garde un souvenir merveilleux de cette immersion dans la langue anglaise. Je pépiais à la moindre occasion, avec n’importe qui et le reste du temps

En 1947, Alfred Tomatis conçut une machine appelée « l’oreille électronique ». Grâce à un 30


première fois la porte d’un centre de formation de langues proposant la méthode Tomatis.

casque diffusant des sons tantôt filtrés, tantôt pas, il s’agissait de soumettre l’oreille à une gymnastique, en la mettant alternativement au travail puis au repos, et de stimuler ainsi les muscles de l’étrier et du marteau. Cette rééducation de l’oreille donna des résultats sur des sujets atteints de troubles phonatoires de différentes natures, mais on découvrit aussi tout le profit qu’on pouvait tirer de cette technique pour l’apprentissage des langues.

La toute première étape est un entretien dans la langue choisie et un test d’écoute : on vous envoie des sons très ténus dans un casque afin de mesurer la précision de votre perception en conduction aérienne (via les oreilles) et en conduction osseuse (via les os). Le graphique restituant les résultats révéla, dans mon cas, des courbes « un peu plates ». D’une part, le tracé de ma perception en conduction aérienne ne se détachait pas suffisamment de celui de ma perception en conduction osseuse et, d’autre part, le pic n’était pas assez net dans les fréquences aiguës. Jessica, qui me faisait passer le test et allait par la suite superviser ma formation, établit un plan d’action : il allait falloir développer la perception des aigus — très utiles pour l’anglais dont les fréquences sont hautes — et mettre mon oreille droite au travail. En effet, celle-ci ne s’avérait pas assez « dominante » par rapport à la gauche. Or, pour l’apprentissage des langues, il est préférable que ce soit l’oreille droite qui soit l’oreille « directrice », cette dernière étant plus directement reliée à l’hémisphère gauche du cerveau, qui contrôle le langage. Les grandes lignes étaient jetées pour une véritable ­rééducation de l’oreille sur-mesure qui, dans mon cas, allait s’étaler sur un an.

C’est par un comédien allemand cherchant à gommer son accent en Français que j’ai entendu parler de la méthode Tomatis pour la première fois. La formation, m’avait-il dit, reposait sur des exercices d’écoute et de répétition, grâce à la fameuse oreille électronique et, dans son cas, cela avait porté ses fruits ! L’évocation de cette méthode de langue qui mettait le son au premier plan piqua immédiatement ma curiosité. J’eus envie d’en faire l’expérience, d’autant que mon anglais était resté trop longtemps en sommeil. J’espérais aussi, à travers cette méthode, répondre à des questions qui m’intéressaient depuis longtemps, mettant en relation l’écoute et la voix : Qu’est-ce qu’avoir l’oreille musicale ? Est-ce parce qu’on entend bien les notes qu’on chante juste ? Savoir placer sa voix, est-ce une question d’oreille ? Et cetera. Il y a un an donc, je poussai pour la

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À suivre…

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C’est ainsi que, petit à petit, le chœur des Crapauds accoucheurs se développe, depuis les derniers jours de mars jusqu’à la fin de l’été. Je le retrouve chaque année avec une même émotion.

L'ALYTE ENCHANTÉ Marc Namblard

D

ébut avril, dans la campagne meusienne, au nord de Commercy. C’est le temps des anémones et des violettes. Le temps où l’eau, le ciel, la terre s’emplissent de présages favorables, malgré le gel et la neige qui menacent encore.

Lorsque l’on évoque le chant des crapauds, l’oreille commune s’imagine par défaut des bavardages bien peu apaisants. Profonde erreur : plusieurs d’entre eux émettent de véritables caresses sonores pour se retrouver et s’accoupler. L’Alyte (l’autre nom du Crapaud accoucheur) fait partie de ceux-là.

Me voici dans la semi-obscurité d’une ancienne carrière calcaire, au crépuscule du soir. Alors que je me concentre pour m’extraire de la rumeur mouvante d’une route proche, deux Rouges-gorges, perchés dans des bouleaux encore nus, s’échangent leurs histoires. Une Grive musicienne drope ses bégaiements dans l’air un peu piquant de la nuit qui s’installe.

Il s’agit d’un petit animal nocturne, bien difficile à observer, qui se cache la plupart du temps dans des fissures de pierres ou au fond de petits terriers qu’il creuse dans le sol meuble. Ce crapaud n’a par ailleurs d’accoucheur que le nom : comme l’immense majorité des amphibiens, il est ovipare. Mais contrairement aux autres anoures européens, il ne s’accouple ni ne pond ses œufs dans l’eau : tout se passe à terre. À l’issue de l’amplexus (accouplement), le mâle récupère le chapelet d’œufs qu’il enroule autour de ses pattes postérieures. Il prendra ainsi soin de sa progéniture durant des semaines, jusqu’à l’éclosion des têtards qui s’effectuera lors d’un mouillage dans un point d’eau. Ces derniers perpétueront la musique stellaire propre à leur espèce seulement un à deux ans plus tard…

Soudain : la note que j’attendais. Tel un petit son de flûte étouffé, bref, mélancolique. Il me semble qu’elle s’échappe de la falaise, à plus de cinq mètres de hauteur. Puis une deuxième note, quelques semi-tons au-dessus. Puis une troisième… encore différente. D’abord hésitantes, toutes finiront par se répéter, de manière bien régulière, s’intercalant délicatement les unes entre les autres.

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Le chant du Crapaud accoucheur (à ne pas confondre avec celui du Sonneur à ventre jaune, ou du Petitduc Scops) est en écoute sur notre site.

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Illustration : Rosalie Peeters


C

’était la Revue de l’Écoute n°13, printemps 2018.

De la série « Poésie à vau-l’onde », Laurent 1 Choquel présente À la volée. Texte et dessin de l’auteur.

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L’édito, par Étienne Noiseau. À l’attention de nos « petites oreilles », Juliette Volcler 3 explore les podcasts pour les ingénieures en herbe et les rêveurs hauts comme trois pommes. Olivier Cadiot, l’écrivain audio-sensible est la 5 chronique signée Pascal Mouneyres de Providence d’Olivier Cadiot, une fiction diffusée par France Culture. Dessin de Bertrand Panier. Un parcours : Siham Mineur, coordinatrice de Radio Escapades. Des propos 10 recueillis par Étienne Noiseau en février 2018. Guillaume Abgrall nous invite à une nouveau chapitre de la « petite histoire » de la création radiophonique : Paul Deharme (1898-1934), « Le goût et le sens du merveilleux ». Nos remerciements vont à l’Atelier 11 de Création Sonore Radiophonique à Bruxelles pour la documentation, à Pierre-Marie Héron pour sa générosité et à Christophe Deleu pour sa complicité.

Le monitoring — écoute au casque et sur enceintes, une nouvelle fiche ­pratique conçue et ­réalisée par pali meursault. 17 Fañch Langoët propose 1968 : ce n’est que le début, avec19 en illustration des affiches anonymes de l’atelier populaire des Beaux-Arts. « Un problème de respiration » : une conversation avec Franco Bifo Berardi, 23 menée par Anna Raimondo en janvier 2018 et mise en dessins par Anaïs Morin. Laure Egoroff signe 29 Acoufitness ou comment j’ai rééduqué mon oreille, un feuilleton à suivre dans nos prochains numéros. Illustrations ­piochées dans Le Larousse médical illustré de 1924. L’Alyte enchanté est le conseil d’écoute « nature » de ce printemps signé Marc Namblard. Avec un dessin original32 de Rosalie Peeters. Coordination générale / Direction de la ­publication : Étienne Noiseau et Juliette Volcler. Image de ­couverture : Rosalie Peeters. Design­ ­graphique  : Catherine Staebler. Impression : quatre cents exemplaires par Sepec, Péronnas.

CE N O N Nlisez Syntone.fr ! DÉSotA idien, Au qu

La Revue de l’Écoute est le supplément imprimé ­trimestriel à Syntone.fr — actualité et critique de l’art radiophonique. Elle est éditée par l’association Beau bruit à Prades, Pyrénées-Orientales. Contact et abonnements : bienvenue@syntone.fr ISSN 2493-4623 Prix au numéro : 8 € Syntone reçoit le soutien de ses lectrices et de ses lecteurs ainsi que de la Scam et du FRADEL (Région Occitanie PyrénéesMéditerranée et Centre National du Livre).


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