Carnets de Syntone n°5 | mars-avril-mai 2016

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PETITE HISTOIRE

La Guerre des Mondes

les carnets de

SUR LE TERRAIN

Les migrants du foyer Bisson prennent la parole RENCONTRE

Cécile Liège, documentariste en région

revue de l’écoute

N° 5 MARS 2016




Pour tordre le cou au jargon, nous avons imaginé un petit lexique récréatif. Guettez les mots soulignés par une ondulation et rendez-vous page 51.


édito Bienvenue dans notre jeune revue de l’écoute. Depuis un an, les Carnets de Syntone s’adressent à celles et ceux qui écoutent – patiemment ou à l’occasion, nouvellement ou avec une certaine pratique – en général ou en particulier les arts du son et de la parole diffusés que l’on appelle création sonore et radiophonique. Les Carnets, c’est le supplément imprimé à la revue en ligne Syntone.fr, mais un supplément qui anticipe, puisqu’il vous livre en primeur des contenus qui seront développés sur le site quelques mois plus tard. D’une certaine façon, en achetant les Carnets, vous contribuez au processus de de création d’un chantier éditorial permanent qui nous passionne. Rappelons d’ailleurs que nous sommes régulièrement en recherche de nouvelles plumes : n’hésitez pas à nous écrire pour participer plus directement à l’aventure. L’équipe de Syntone vous donne rendez-vous dans ce n°5 pour des allers-retours dans l’espace et le temps, entre le mythe d’un patrimoine radiophonique qu’il reste à redécouvrir et l’ici et maintenant d’une transmission qui crée les liens dont, ces temps-ci, nous avons particulièrement besoin. Bonne lecture !

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rencontre « L’impression de toucher avec l’oreille » Elle écrit la vie avec des sons, elle invente son métier tous les jours, elle ne vit pas à Paris mais à Cholet dans le Maine-et-Loire : rencontre avec Cécile Liège, Sonographe. Je voulais te présenter comme documentariste sonore. Est-ce juste ? Oui, c’est à peu près comme ça que je nomme mon métier. Mais les ateliers que je mène depuis de nombreuses années m’ont amenée sur des territoires plus proches de la création, du Hörspiel on dirait à Syntone. Mais je crois que j’ai appris ce terme-là après en avoir fait ! Disons

que j’écris des formes avec des sons. Que c’est mon moyen d’expression et de médiation entre le monde et ce que j’en perçois. Et le « Sonographe », c’est un titre, une fonction, un pseudo ? Au départ, c’est un joli mot que j’ai trouvé avec la personne qui m’a suivie dans la création de mon activité. Un mélange

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entre biographie et sonore. Il y avait l’idée d’écrire la vie avec des sons. Dans ce sens, on peut dire que c’est un pseudo. Et puis, très vite, c’est devenu aussi le nom de mon métier, en enlevant la majuscule : celui que je mets sur la fiche d’information de mes enfants à l’école, en me disant que ça doit bien embêter les ordinateurs quand il s’agit de mettre les gens dans des cases ! La « biographie sonore » est justement une forme que tu pratiques ou que tu as pratiquée. De quoi s’agit-il au juste ? J’avais eu l’idée de faire ça en créant le Sonographe, il y a tout juste dix ans. Je trouvais important de donner la possibilité aux gens de transmettre par la voix leur histoire. Je m’adressais aussi bien aux personnes âgées qu’à leurs familles. Ce sont des réalisations à but privé. J’en ai réalisées une petite dizaine, je pense. Mais je ne l’ai pas plus développé car pour travailler correctement, ça demande du temps et ça finit par coûter

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cher à un particulier. Or je ne voulais pas m’adresser seulement aux familles argentées. En revanche, depuis cinq ou six ans, je travaille avec les Archives municipales de Rezé en Loire-Atlantique. Je réalise pour elles des enregistrements de récits de vie avec des habitants. J’aime beaucoup ça car on est ici dans un aller-retour permanent entre la mémoire personnelle et son empreinte collective. Comment le son est-il venu à toi ? Très tôt et très tard à la fois. Très tôt parce qu’à la maison, mes parents avaient toujours la radio allumée. Sur France Inter principalement. Ça faisait partie du quotidien, ça rythmait nos vies. Et puis, avec ma sœur, on a commencé à inventer notre radio sur cassette. On faisait des fausses émissions, des fausses infos. On y intégrait les copains, les cousins, les parents. Et petit à petit, j’ai enregistré des ambiances. Et alors là, ce n’était plus le jeu qui me plaisait, mais


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juste la sensation du son dans l’oreille. L’impression de toucher avec l’oreille. Et c’est encore ce que j’aime aujourd’hui dans le son. La matière, le grain de la voix, les bruits de la bouche... je ne sais pas, c’est physique ! Mais je n’avais jamais pensé en faire un métier. Jusqu’à ce que je veuille devenir journaliste radio. Pour finalement, à l’école de journalisme, me rendre compte que l’actu n’était pas du tout mon truc. J’en ai fait au début sur le réseau France Bleu. Et puis j’ai fait un peu de reportage pour les Ateliers de création de l’Est1 et je me suis rendue compte que c’était cette approche des gens qui me plaisait : un peu décalée, en dehors de toute nécessité liée à l’actualité. Grâce à un travail à la radio associative Alternantes FM (à Nantes), j’ai eu la chance de découvrir d’autres manières de raconter le réel avec des sons. J’animais les matinales et je devais chaque matin y diffuser un court reportage

1  Les ateliers de création de France Bleu sont des pôles décentralisés de production qui aujourd’hui ne fabriquent plus que des séries d’été de pastilles courtes sur des thématiques très « grand public ».

sur l’actu locale. Peu à peu, j’ai pu réaliser des formats de vingt minutes pour les cases documentaires. Avec les fameux programmes de l’EPRA2 : très bonne école pour les premières réalisations. Michel Sourget, mon « chef » à Alternantes, m’a appris à me servir du logiciel de montage, et c’était parti. Il écoutait toujours mes « EPRA »  avant de les envoyer, on en discutait. De cette période, je dis souvent qu’elle m’a déformatée de l’école de journalisme. Dans la relation aux personnes que tu enregistres, as-tu une méthode que tu respectes pour chaque projet ? Ce qu’il y a de commun à tous les projets, c’est la confiance mutuelle. Avant l’enregistrement, je fais en sorte que la personne sache vraiment où elle met les pieds avec moi. Qu’elle puisse se rétracter si elle veut quand elle ne le sent pas (ça ne m’est jamais arrivé, mais il faut le proposer). 2  De 1992 à 2013, date de sa liquidation par l’État, la banque de programmes EPRA (Échanges et Productions Radiophoniques), destinée aux radios associatives, constituait le seul moyen pour ces radios de produire du contenu élaboré en étant rétribuées pour le faire.

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Le travail d’approche sera donc déterminant. Pendant l’enregistrement, c’est un peu la même chose. J’ai l’habitude de dire : je me sens d’autant plus libre de vous poser toutes les questions que je veux, si vous vous sentez libre de ne pas y répondre. En revanche, sur le montage, je passe un contrat moral avec mes interlocuteurs : si vous me faites confiance, vous me faites confiance jusqu’au bout. C’est moi l’auteure, c’est moi qui maîtrise le montage. Je ne fais pas de réécoute pour valider. Sauf dans des cas plus délicats, comme celui des femmes victimes de violences conjugales sur le webdocumentaire En Prises, où elles avaient leur mot à dire sur ce qu’on diffusait (elles n’ont d’ailleurs demandé aucune modification). Si les personnes que je souhaite enregistrer n’acceptent pas ce principe, je préfère ne pas poursuivre mon travail avec elles. Mais là encore, ça ne m’est jamais arrivé.

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Travailles-tu, le plus souvent, sur des projets où le son est le seul médium ou bien sur des projets multimédia ? La plupart du temps, oui, le son est le seul médium. C’est même un aspect que je défends fortement. Je pense vraiment qu’on vit une expérience plus sensible, plus physique (on en revient à mes émotions d’enfant) avec un objet purement sonore. Et puis, c’est souvent une découverte pour le public de voir qu’on peut raconter et imaginer (imaginer surtout, imaginer !) tout un monde grâce aux sons. Pour autant, j’ai toujours travaillé avec des photographes. Il y a une dizaine d’années par exemple, pour une exposition photo et sonore, avec François Struzik sur le chantier naval de Gdansk. Et puis, avec le développement du multimédia, du diaporama sonore, du webdoc, les occasions se multiplient. J’ai réalisé en 2014 En Prises, sur des parcours de femmes victimes de violences conjugales, avec le photographe BenBen. Mais le webdoc est un genre qui me frustre car, pour ne pas rompre la force imagi-


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naire du son, il faut un travail énorme avec le photographe, des moyens conséquents pour une écriture web qui laisse la place à l’imagination. Il y a très peu de webdocs axés « son » que je trouve vraiment à la hauteur de ce que donne le son tout seul. À part le travail de Mehdi Ahoudig et Samuel Bollendorf, qui est incroyable ! Pour moi La Parade est un vrai bijou du genre.3 3  La Parade, webdocumentaire de Mehdi Ahoudig et Samuel Bollendorf sur les cultures populaires du Nord de la France : www.laparade.fr

Fais-tu ce travail à temps plein ? Est-ce que ça a toujours été le cas ? Est-ce que tu envisages que cela le soit autrement ? C’est mon seul métier. Je l’exerce à trois-quarts temps à peu près parce que... j’ai d’autres passions dans la vie ! Ça fait dix ans que j’ai créé le Sonographe, et c’est la troisième année que j’ai ce rythme. C’est un rythme qui me va, mais je trouve que je manque de temps pour des projets sonores personnels. Je travaille beaucoup à la comLes Carnets de Syntone - n°5 - mars 2016

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mande, en ateliers. Et encore, j’ai de la chance car tous les projets sont intéressants. Mais j’aimerais essayer des formes plus personnelles, notamment avec la scène, et je ne trouve pas assez de temps pour le faire.

bienveillant mais incrédule lorsque j’explique mon métier.

Est-ce que tu rencontres encore des difficultés à expliquer ta démarche sonore à des partenaires, des institutions, les gens que tu rencontres... ? Cela fait sept ans que mon activité est hébergée par une scop 4 et je crois que mes copains associés n’ont, pour beaucoup, toujours pas compris ce que je faisais. Donc oui, c’est compliqué d’expliquer que j’écris avec des sons. Je me heurte quasiment toujours à un sourire

J’essaie de partager avec des gens du monde du son, mais ce n’est pas facile. D’abord, géographiquement, je suis assez isolée. Cholet n’abrite pas beaucoup de créateurs sonores... Et puis, j’ai du mal à trouver ma place : je viens du journalisme mais je suis considérée comme une artiste par mes copains journalistes ; je crée de plus en plus avec les sons, mais de manière tellement empirique, sans venir du monde artistique, que je ne me sens pas artiste sonore.

4  Scop : En France, les sociétés coopératives et participatives se distinguent des autres types de société commerciale par le fait que les salarié·e·s détiennent le pouvoir de décision et la majorité du capital. Cécile Liège fait partie de la scop L’Ouvre-Boites 44 à Saint-Herblain.

Quelquefois, j’ai l’impression de ne trouver ma légitimité qu’auprès des personnes avec qui je travaille, sur des projets concrets. Et que je ne suis bien que lorsque

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Partages-tu tes expériences avec d’autres gens du monde du son ou plutôt avec des gens d’autres domaines ?


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Aujourd’hui et pour les prochaines années à venir, qu’est-ce que tu recherches, quels sont tes besoins et quelles sont tes envies ? Comme je le disais tout à l’heure, j’aimerais avoir plus de temps pour créer des formes plus personnelles. J’ai travaillé avec les compositrices et interprètes

De Cécile Liège, à écouter : En prises, un webdoc sur les violences conjugales : www.

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cile Liège, à outer : prises, un oc sur les s conjugales : www.

je ne me demande pas ce que je suis mais que je me contente de faire ce que j’entends dans ma tête. Avec des influences qui viennent du documentaire, de la création sonore pure, de la fiction, de la musique, des arts visuels...

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Ana Igluka et Delphine Coutant sur le spectacle Entre nos mains, autour de Simone de Beauvoir et des femmes au travail. C’est un mélange de chansons, de textes et de sons documentaires. Et ça fonctionne incroyablement bien. La place du documentaire est délicate à traiter sur scène car je veux garder la rencontre directe que provoque le son avec le public, finalement éviter le spectaculaire. Une effraction du réel dans la mécanique bien rodée de la mise en scène. J’aimerais creuser ça.

De Cécile Liège, à écouter : En prises, un webdoc sur les violences conjugales : www.parlonsdesviolences.fr Sur la route de nos rêves, un atelier mené avec des détenus de la Maison d’arrêt d’Angers : www.lesonographe.net/web/sur-la-route-de-nos-reves/ À l’école de la Piste, cinq épisodes sur l’enseignement du cirque : www.lesonographe.net/web/a-lecole-de-la-piste-chapitre-1/

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petite histoire Quand la radio trompe l'oreille : petite histoire des faux-semblants radiophoniques Épisode 2 : La Guerre des mondes En 1938, en mettant en scène en direct sur les ondes états-uniennes une invasion martienne, Orson Welles inventait le canular radiophonique et suscitait une panique générale.

Cette phrase vous est familière. Vous l’avez entendue cent fois. Elle est fausse, et quadruplement : Orson Welles en était à peine l’auteur, ce n’était pas un canular, ce n’était pas une première et la panique fut très relative. L’épisode, avec ses approximations et même grâce à elles, pose néanmoins le mythe fondateur de la radio comme média de masse et, tout autant, comme outil de création. Quand la fiction fait l’évènement en passant pour le réel : retour, sous forme de feuilleton, sur près d’un siècle de faux-semblants radiophoniques, en nous en tenant aux pièces qui ont une visée artistique et qui questionnent les formes médiatiques, pour écarter, quoique les frontières soient parfois poreuses, ce qui relève de la propagande ou de la blague.

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Le 19 janvier 1926, le New York Times rend compte du scandale suscité depuis trois jours en Grande-Bretagne par la diffusion sur la BBC de Broadcasting the Barricades, un reportage fictionnel où le révérend Ronald Knox avait mis en scène une émeute à Londres : « Nous sommes à l’abri de telles blagues » conclut le journal, catégorique1. C’était sans compter, douze ans plus tard, sur l’émission d’une troupe de théâtre fondée par Orson Welles et John Houseman, The Mercury Theatre On the Air, qui à partir de l’été 1938 propose chaque semaine pendant une heure sur le réseau commercial Columbia Broadcasting System (CBS) des adaptations de textes littéraires, comme Dracula ou Sherlock a pièce elle même Holmes. Pour la diffusion est précédée par du 30 octobre de cette une annonce année-là, soir d’Halloween et donc indiquant qu il traditionnelle occasion de s agit d une farces macabres, Orson fiction Welles veut mettre en scène un évènement dramatique surgissant en direct – « une façon radiophonique, pour le Mercury Theatre, d’enfiler un drap blanc et de surgir en criant “ Bouh’’ ! », comme il le résumera à la toute fin de l’émission. À l’instar de la satire de Knox, celle du Mercury Theatre est explicitement présentée en tant que telle : les rubriques radio des journaux mentionnent la mise en scène de La Guerre des mondes au programme de ce dimanche à 20h, et la pièce elle-même est précédée par une annonce indiquant qu’il s’agit d’une fiction, l’information étant répétée par deux fois à l’entracte, puis lors de l’allocution conclusive de Welles.

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1  « We Are Safe From Such Jesting », New York Times, 19 janvier 1926, cité par Paul Slade, « Holy terror: The first great radio hoax », non daté. À propos de Broadcasting the Barricades de Ronald Knox, lire le premier épisode de notre petite histoire des faux-semblants radiophoniques paru dans le précédent numéro et mis en ligne en mars 2016 sur Syntone.fr.

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Au cours d’un entretien avec son ami le réalisateur Peter Bogdanovich plus de trente ans après, Orson Welles cite Broadcasting the Barricades comme source d’inspiration : « C’est une émission de la BBC diffusée l’année d’avant [sic] qui m’avait donné l’idée. Un prêtre catholique avait raconté que des communistes avaient pris Londres et beaucoup de gens à Londres y avaient cru. Je me suis dit que ce serait amusant de le faire à grande échelle, et tant qu’à faire, que ça vienne de l’espace 2. » De fait, la construction des deux pièces est très proche : des bulletins d’information exceptionnels entrecoupent la retransmission d’un concert, les plages musicales permettant de faire progressivement monter la tension. Journaux parlés et mises en scène ne sont par ailleurs pas incompatibles à l’époque – depuis 1931, les actualités théâtralisées sont même une pratique instituée sur CBS : chaque semaine, sa très populaire émission The March of Time fait rejouer les évènements du moment par des comédien·ne·s, avec un accompagnement de musique et d’effets spéciaux. Dans le casting de l’émission, on trouve notamment plusieurs membres de la troupe du Mercury Theatre, Orson Welles lui-même ayant assuré divers rôles. Quant aux effets spéciaux, ils sont réalisés sous la houlette d’Ora Nichols, pionnière des bruitages radiophoniques, qui chapeaute également les ambiances des adaptations littéraires du Mercury Theatre On the Air. Autre source d’inspiration, quoique ni Welles ni Houseman n’y feront la moindre allusion : le 27 octobre 1938, soit quatre jours avant, sur CBS, l’émission The Columbia Workshop avait diffusé une fiction sous forme de fausses actualités. Dans Air Raid, Archibald McLeish avait ainsi mis en scène avec beaucoup de réalisme une attaque aérienne sur une petite ville d’Europe – avec, dans le rôle du présentateur, un acteur du Mercury Theatre : Ray Collins 3. 2  Orson Welles et Peter Bogdanovich, This is Orson Welles, HarperAudio, 1992, écoutable sur archive.org. Les entretiens ont été réalisés entre 1969 et 1972. 3 A. Brad Schwartz, Broadcast Hysteria: Orson Welles’s War of the Worlds and the Art of Fake News, Hill and Wang, New York, 2015, p. 52, ma traduction.

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Orson Welles, alors âgé de 23 ans, soumet son idée d’Halloween sonore à son comparse John Houseman et à l’acteur Paul Stewart, qui co-dirige l’émission. Après avoir passé en revue plusieurs romans de science-fiction susceptibles de se décliner en fausses alertes d’information, ils décident de s’arrêter sur celui publié par l’Anglais H. G. Wells en 1898, La Guerre des mondes, dont la mise en scène avait déjà ous ceux qui été envisagée quelques l entendirent semaines plus tôt. Sa s accordèrent sur trame (des Martiens envahissent la terre) est le fait que cette alors bien connue pour production était avoir déjà fait l’objet un désastre d’adaptations variées, notamment sous forme de complet bandes dessinées pour les enfants. Howard E. Koch, un autre membre de la troupe, est chargé d’en tirer un scénario radiophonique avec l’aide de son assistante Anne Froelick. Et Orson Welles s’en retourne à ce qui l’occupe alors pleinement : les répétitions de la nouvelle pièce de théâtre du Mercury Theatre, La Mort de Danton de Georg Büchner, dont la sortie est prévue la semaine suivante. La future pièce légendaire de l’histoire de la radio commence à se préparer sans grand enthousiasme : « Howard E. Koch fut peut-être le premier de la troupe du Mercury Theatre à lire La Guerre des mondes et il détesta immédiatement le livre, le trouvant terriblement ennuyeux et daté » 4.

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4  A. Brad Schwartz, « The Infamous «War of the Worlds» Radio Broadcast Was a Magnificent Fluke », Smithonian.com, 6 mai 2015, ma traduction.

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« Dans les répétitions de dernière minute, tout le monde commença à prendre La Guerre des mondes un peu plus au sérieux » 20

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Le 25 octobre, après plusieurs journées passées à tenter de produire des bulletins d’information modernes à partir de la prose victorienne, Koch dit à Houseman que le livre est décidément trop rébarbatif pour pouvoir se prêter à une telle prouesse. Mais le temps presse, et en l’absence de solution de rechange, Houseman insiste pour que les scénaristes retournent à leur corvée. Koch et Froelick finissent par arriver à un brouillon de script. Paul Stewart et quelques autres membres de la troupe enregistrent aussitôt une répétition, toujours en l’absence de Welles. La Guerre des mondes première version ne convainc pas franchement : « Tous ceux qui l’entendirent s’accordèrent sur le fait que cette production (…) était un désastre complet 5. » Après écoute et avant de retourner à La Mort de Danton, Welles suggère de renforcer le réalisme et le sentiment d’urgence, notamment en accordant une plus large place à la narration sous forme de bulletins d’information et en réduisant les monologues de la seconde partie. Houseman et Stewart retravaillent le script avec Koch et Froelick, insèrent de vrais noms de personnes et de localités, cadrent l’action sur une heure au lieu de plusieurs jours, et écrèment les parties dramatiques plus conventionnelles. Oubliée l’Angleterre du siècle passé, l’action se situe maintenant dans les États-Unis contemporains, le sort tombant plus précisément sur Grover’s Mill, dans la campagne de New York. Le 29 octobre, le scénario est soumis pour validation à la direction de CBS, qui pour se protéger d’éventuelles attaques juridiques demande que plusieurs noms propres retournent à la fiction : « L’hôtel Baltimore devient le Park Plaza, le Trans-American devient l’International, le président Roosevelt devient le ministre de l’Intérieur et Bernard Herrmann et l’orchestre de CBS deviennent Ramón Raquello et son orchestre. » Dans les dernières vingt-quatre heures avant la diffusion, Paul 5  Schwartz, « The Infamous… », op. cit..

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Stewart coordonne les ambiances avec Ora Nichols et l’équipe des effets spéciaux, qui peaufinent notamment « le son d’une foule de réfugié·e·s s’enfuyant sur des bateaux dans le port de New York, et celui du rayon laser des Martiens » 6. Il supervise également les séquences musicales assurées par Bernard Herrmann (qui composera plus tard la musique de Citizen Kane puis des films d’Hitchcock) et pparaît le l’orchestre de CBS. Quant à l’acteur Franck Readick, qui jouera le rôle du narrateur reporter dépêché sur le lieu de l’invasion, posant il se prépare en écoutant en boucle le la radio reportage d’Herbert Morrison sur la elle même catastrophe du Hindenburg le 6 mai 19377 : chargé de couvrir l’arrivée du comme un personnage dirigeable dans le New Jersey après sa de l’Atlantique, le journaliste, en central de traversée larmes, avait assisté en direct à l’accident l histoire lors de son atterrissage, au cours duquel trente-cinq personnes étaient décédées.

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Le dimanche en milieu d’après-midi, Welles finit par s’extraire de La Mort de Danton pour venir mettre la dernière touche à La Guerre des mondes. Pestant contre « le spectacle stupide » 8 que le Mercury Theatre on the Air s’apprête selon lui à jouer, il bouscule tout le monde avec des changements de dernière minute. Il « ralentit drastiquement le rythme des premières scènes pour les rendre ennuyeuses, ajoutant des dialogues et étirant les interludes musicaux entre les faux bulletins d’information. Houseman protesta vigoureusement mais Welles passa outre, persuadé que les auditeurs ne pourraient accepter l’incroyable rapidité de l’invasion

6  Martin Grams Jr., « The War of the Worlds Revisited: Another Perspective », non daté, The Original Old Time Radio, www.old-time.com/otrlogs2/wow_mg.html, ma traduction. 7  L’archive est écoutable sur http://chicagoradioandmedia.com 8  Dixit l’acteur du Mercury Theatre Richard Barr, cité par Grams Jr., op. cit..

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que si la pièce commençait lentement, pour s’accélérer progressivement. » Contournant les précautions juridiques de CBS, Welles suggère par ailleurs à Kenneth Delmar, qui doit jouer le rôle du ministre de l’Intérieur, de donner des accents présidentiels à son personnage – ce que Delmar pouvait d’autant mieux faire (et le public d’autant mieux accepter) qu’il avait déjà incarné Franklin Roosevelt pour les actualités théâtralisées de The March of Time. Et c’est ainsi que « dans les répétitions de dernière minute, tout le monde commença à prendre La Guerre des mondes un peu plus au sérieux »9. Il est 20h ce dimanche 30 octobre 1938. CBS lance son indicatif : « Le Columbia Broadcasting System et ses stations affiliées présentent Orson Welles et le Mercury Theatre on the Air dans La Guerre des mondes, de H. G. Wells »10. Apparaît ensuite le narrateur (joué par Orson Welles) qui plante brièvement le décor de la pièce, situant l’action en 1939, un an plus tard jour pour jour, et posant la radio elle-même comme un personnage central de l’histoire : « Ce soir du 30 octobre, les mesures d’audience évaluèrent que 32 millions de personnes étaient en train d’écouter la radio. » Fondu enchaîné sur la fin des prévisions météorologiques, qui cèdent bientôt leur place à de la musique de bal. Cette dernière est rapidement interrompue par un premier bulletin d’information indiquant d’un ton neutre que des éruptions gazeuses inhabituelles ont été observées sur la planète Mars par des astronomes. Sur l’antenne concurrente NBC, c’est l’heure de l’émission du ventriloque Edgar Bergen, The Chase and Sanborn Hour, dont la popularité éclipse très largement les adaptations littéraires proposées par CBS. D’aucun·e·s affirment que la soirée bascule aux alentours de 20h10, lorsque Nelson Eddy

9  Schwartz, « The Infamous… », op. cit.. 10  L’émission est notamment téléchargeable sur www.mercurytheatre.info et sous-titrée en français sur www.youtube.com/watch?v=ropw0pw8bE4.

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commence à chanter sur NBC : nombre de personnes (un million ou deux) auraient alors décidé de tourner la molette de leur poste en attendant le retour des sketches humoristiques, se trouvant ainsi propulsées au beau milieu de La Guerre des mondes, sans avoir entendu l’annonce initiale et l’introduction narrative11. Cette hypothèse, sur laquelle s’appuiera la légende de la panique générale, a été ensuite remise en question notamment par des sondages menés après la diffusion, indiquant que 12 % du public tout au plus était ainsi passé de NBC à CBS12. Des chercheurs signaleront aussi qu’il aurait fallu une évaluation semblable du nombre d’auditrices et auditeurs que « Ramón Raquello et son orchestre » avaient suffisamment ennuyé·e·s pour qu’elles et ils choisissent au contraire de passer sur NBC13. Toujours est-il que quelques minutes de concert plus tard, CBS annonce qu’une météorite est tombée dans une ferme à Grover’s Mill. Rien d’impossible, puisque quelques mois plus tôt, le 24 juin 1938, un fragment semblable, on ne peut plus véridique, s’était désintégré dans l’atmosphère non loin de Pittsburgh, certains éléments tombant sur une ferme des environs, ce qui avait occasionné quelques émotions14. Après un nouveau retour à l’orchestre, le reporter Carl Phillips (joué par Franck Readick) et l’éminent professeur Pierson (joué par Orson Welles) arrivent au cratère et y découvrent en fait un vaisseau spatial, d’où sortent bientôt des extraterrestres. Encore un peu de musique puis quarante morts sont annoncés à Grover’s Mill. Le vrai standard téléphonique de CBS ainsi 11  Cette hypothèse est notamment reprise par Grams Jr., ainsi que par un documentaire de PBS réalisé en 2013 dans sa série American Experience, et par l’émission Radiolab de NPR lors de sa mise en scène de la diffusion cette même année. Radiolab a néanmoins reconnu son erreur ultérieurement. 12  Schwartz, Broadcast Hysteria, op. cit., p. 68. 13  Jefferson Pooley et Michael Socolow, « Non, ‘’La Guerre des mondes’’ d’Orson Welles n’a pas paniqué les États-Unis », Slate, 31 octobre 2013. 14  J. Alan Veley, « Few recall ‘meteor that nearly destroyed Pittsburgh’ », The Pittsburgh Press, 19 juin 1988.

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que ceux des commissariats et des journaux voient leur nombre d’appels augmenter singulièrement. Le reporter est tué par le rayon laser des Martiens qui se mettent à progresser dans le pays, l’armée à leurs trousses. Le rooseveltien ministre de l’Intérieur fait une allocution à la nation. New York part en fumée. Le rôle de la radio comme personnage central de l’évènement est savamment mis en scène. D’abord à travers les constantes interruptions du programme et les allers-retours entre le studio et le terrain qu’elles impliquent. Ensuite, via les interviews réalisées à Grover’s Mill par Carl Phillips, la radio y étant régulièrement mentionnée – son bref échange avec un fermier accomplit l’exploit de l’évoquer quasiment à chaque phrase : « – Monsieur Wilmuth, pouvez-vous dire au public radiophonique tout ce dont vous vous souvenez à propos de ce visiteur plutôt étrange qui est tombé dans votre cour ?

– Eh bien, j’étais en train d’écouter la radio.

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– Parlez plus près du micro et plus fort s’il vous plaît. – Excusez-moi ! – Plus fort, s’il vous plaît, et plus près. – Oui Monsieur. Donc j’étais en train d’écouter la radio en somnolant, y avait ce type, là, le professeur, qui causait de Mars, et moi j’étais à moitié en train de dormir et à moitié…

– Oui, oui, monsieur Wilmuth. Et euh… que s’est-il passé ? – Eh bien comme je disais j’étais en train d’écouter la radio d’une oreille… – Oui, monsieur Wilmuth, et vous avez vu quelque chose ? » La présence des micros, au lieu d’être la plus transparente possible, est soulignée à plusieurs reprises – notamment lorsque le reporter insiste pour rapprocher le sien du « grattement étrange » provenant de l’intérieur du vaisseau, ou quand le professeur Pierson fait un larsen en prenant l’antenne à un ous avons autre moment. Les silences radio anéanti le sont par ailleurs dramatisés : les interruptions de diffusion dans divers monde devant endroits sont annoncées, les Martiens vos oreilles parvenant à couper les transmissions ébahies et à mesure de leur avancée dans le complètement pays. Et la mort de divers démoli intervenants occasionne autant de blancs à l’antenne : celle de Carl Phillips (six longues secondes de silence), de soldats, du présentateur de CBS réfugié sur le toit de la station (joué par Ray Collins), lequel avait dit quelques instants plus tôt « Ceci est peut-être notre dernière diffusion ». Finalement, les communications des militaires combattant au sol ou dans les airs sont transmises directement à l’antenne.

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Le premier acte se termine sur l’appel d’un radioamateur (de nouveau Franck Readick) à l’ensemble des opérateurs/trices (CQ) qui reste en suspens : « 2X2L, j’appelle CQ… 2X2L, j’appelle CQ… 2X2L, j’appelle CQ… New York. Est-ce que quelqu’un m’entend ? Est-ce que quelqu’un m’entend ? Est-ce qu’il y a quelqu’un ?… 2X2L… » 15 Effet collatéral de l’étoffement de la première partie de la pièce (les flashs d’information) au détriment de la seconde (l’errance métaphysique du narrateur) : l’émission ne fait pas la césure pour rappeler l’antenne et le titre du programme au bout d’une demi-heure, comme de coutume, mais après quarante minutes – ce qui renforce encore l’effet d’exception. Dans le dernier tiers de la diffusion, bien moins frénétique car essentiellement composé de longs monologues, le professeur Pierson narre les dévastations causées par l’invasion, dialogue avec un soldat isolé, puis témoigne du prompt décès des Martiens, anéantis par des bactéries terrestres contre lesquelles ils ne sont pas immunisés, juste à temps pour rendre l’antenne. Orson Welles reprend le micro, cette fois en tant que producteur de l’émission, pour annoncer que le Mercury Theatre venait là de fêter Halloween : « Comme nous manquions de temps pour savonner toutes vos fenêtres et voler tous vos portillons de jardin d’ici demain16, nous avons opté pour une autre solution. Nous avons anéanti le monde devant vos oreilles ébahies, et complètement démoli CBS. Vous serez soulagé·e ·s, j’espère, de savoir que nous ne pensions pas à mal, et que ces deux institutions sont toujours opérationnelles. » Dès la moitié de la pièce, CBS se trouve réellement en situation de crise : la direction est sur le qui-vive et tente de faire interrompre la diffusion, mais Houseman l’en empêche. 15 Script de La Guerre des mondes, http://jeff560.tripod.com/script.html, ma traduction. 16  Menues déprédations traditionnellement commises lors de la nuit d’Halloween.

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Les appels affluent, dont un menaçant de tuer Welles et un autre de faire exploser la station. Cette dernière se remplit progressivement de policiers, appelés pour protéger la troupe de théâtre, et de journalistes, appâté·e·s par les premières rumeurs de panique. Une fois la diffusion terminée, cela n’empêche pas Howard Koch, épuisé, de rentrer se coucher, ni Orson Welles, très occupé, de retourner à la répétition de La Mort de Danton. Lorsque les journaux paraissent, le lendemain matin, ils décrivent un pays mis à feu et à sang par l’invasion imaginaire : les routes encombrées d’exilé·e·s, des personnes se calfeutrant dans leur cave, des hommes tentant de rejoindre la mobilisation, une femme suicidée, un homme mort d’une crise cardiaque, des personnes incommodées par les gaz toxiques des Martiens, des prières collectives – un vieux fermier de Grover’s Mill aurait même tiré au fusil sur le château d’eau familier, le prenant tout à coup pour une machine de guerre extraterrestre. Le New York Times n’est pas le dernier à mettre en scène « l’hystérie collective », qui décrit les cas de panique un par un et va jusqu’à parler, dans un éditorial, de « terreur par la radio » 17.

17  « Radio Listeners in Panic, Taking War Drama as Fact », New York Times, 31 octobre 1938 ; Pooley et Socolow, op. cit..

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CBS demande à Orson Welles de tenir une conférence de presse exceptionnelle, où, mal rasé, la mine déconfite, il dit tomber des nues et promet davantage de prudence à l’avenir. Ses déclarations ultérieures varieront beaucoup au fil des ans, « allant de protestations d’innocence à des suggestions amusées qu’il savait parfaitement ce qu’il faisait » 18 – quant à la rumeur de panique, il choisira alternativement d’en jouer ou de la considérer comme montée de toutes pièces par la presse 19.

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Le scandale se poursuit u fil du temps la quelques jours, le sénateur pièce d rson elles démocrate de l’Iowa, Clyde a gagné en célébrité Herring, annonçant par exemple (sans tenir parole) et de plus en plus de qu’il déposerait une motion personnes ont au Congrès : « La radio n’a prétendu l avoir pas plus le droit de diffuser ce écoutée genre de programme que quelqu’un n’a celui de frapper à votre porte et de vous hurler à la figure  20. » Puis la fureur retombe. Mais en 1940, un chercheur de l’université de Princeton, Hadley Cantril, institutionnalise la rumeur. Il s’appuie dans son essai The Invasion from Mars: A Study in the Psychology of Panic sur un sondage mené par un institut six semaines (et plusieurs milliers d’articles sensationnalistes) après la diffusion. Et il délivre des chiffres tout aussi sensationnels : six millions de personnes auraient écouté l’émission, et parmi elles, plus d’un million aurait paniqué.

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18  Schwartz, « The Infamous… », op. cit.. 19  Welles et Bogdanovich, op. cit. : « La majeure partie du scandale [que la pièce a suscité] était le fait de la presse elle-même, parce que c’était une occasion en or pour attaquer la radio, qui lui prenait des publicités. La majorité du public a trouvé ça drôle. Bien sûr beaucoup de gens ont appelé en larmes, il y a eu quelques histoires de suicides et tout ça, mais dans l’ensemble le public a trouvé ça drôle. » 20  Grams Jr., op. cit..

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Dans les faits, La Guerre des mondes suscite certainement une émotion exceptionnelle, mais elle a été surévaluée à plusieurs titres. D’abord, les estimations connues sur le nombre d’auditrices/teurs habituel·le·s de l’émission s’élèvent à trois ou quatre millions – ce n’est déjà pas rien, mais on est loin de la légende d’une nation entière calée sur CBS : « Au fil du temps, la pièce d’Orson Welles a gagné en célébrité et de plus en plus de personnes ont prétendu l’avoir écoutée  21. » Une mesure d’audience effectuée le soir même de la diffusion par l’agence C. E. Hooper auprès de 5 000 foyers indique que le programme du Mercury Theatre on the Air ne semble pas avoir obtenu plus d’attention que d’habitude : « À la question “Quel programme êtes-vous en train d’écouter?’’, seuls 2 % des interrogé ·e ·s répondirent ''une pièce'', '' le programme d’Orson Welles'' ou quelque chose de similaire indiquant qu’ils étaient branchés sur CBS. D’après le résumé paru dans le magazine Broadcasting, personne ne répondit “ les informations’’. En d’autres termes, 98 % des personnes interrogées écoutaient soit un autre programme, soit rien du tout ce soir du 30 octobre 1938. » Ensuite, la méthode scientifique de Cantril était pour le moins originale, ce dernier choisissant de confondre dans ses calculs « les auditeurs “effrayés’’, “dérangés’’ ou “excités’’ par le programme avec les auditeurs 21  Pooley et Socolow, op. cit., d’où sont aussi extraites les autres citations de ce paragraphe.

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“paniqués’’ » : qu’on y ait vraiment cru ou non, l’important était semble-t-il d’avoir été emporté·e par l’histoire. Enfin, aucune mort ni aucune admission dans les hôpitaux n’a pu être confirmée. e suis l une des La plupart des rues, en ce dimanche soir milliers de personnes d’octobre, sont aussi qui ont entendu désertes qu’à l émission et n ont pas l’accoutumée : sauté par la fenêtre « Même parmi les personnes réellement effrayées, la panique fut l’exception et non la règle  22».

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Si elle a pu occasionner des craintes que les Nazis n’aient débarqué d’outre-Atlantique, des attroupements sporadiques, des montées sur les toits pour observer la progression des combats ou le port de masques à gaz rudimentaires sous forme de serviettes mouillées, la « panique » a essentiellement pris la forme d’un encombrement des lignes téléphoniques. « Beaucoup de celles et ceux qui ont eu peur au départ ont simplement regardé dehors, tourné la molette pour voir si une autre antenne reprenait les ‘’nouvelles’’, ou consulté le descriptif du programme radiophonique sur le journal  23. » Alors que l’instance de régulation des médias, la Federal Communications Commission (FCC), se saisit d’une enquête sur d’éventuels manquements de CBS, J. V. Yaukey, un auditeur d’Aberdeen, lui écrit le 1er novembre 1938 : « Je suis l’une des milliers de personnes qui ont entendu l’émission et n’ont pas sauté par la fenêtre, pas tenté de se suicider, pas cassé leur bras lors d’une fuite éperdue hors de chez elles, pas craint une mort horrible, pas entendu les Martiens “gratter à la porte de leur chambre’’, pas vu les monstres se 22  Schwartz, Broadcast Hysteria, op. cit., p. 82. 23  Lee Ann Potter, « «Jitterbugs» and «Crack-pots». Letters to the FCC about the «War of the Worlds» Broadcast », Prologue Magazine, automne 2003, vol. 35, n°3.

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poser avec tout leur apparat guerrier dans le parc de l’autre côté de la rue, mais qui étaient assises tranquillement pour profiter jusqu’au bout de la belle mise en scène d’une belle pièce. » Et de suggérer, « au cas où votre commission devait prendre des mesures à l’encontre de l’antenne », une rediffusion 24. Le courrier abondant reçu par les stations de radio ayant diffusé la pièce est majoritairement positif. La FCC ne conclut à aucune faute de Welles ou de CBS, et les diverses procédures judiciaires engagées contre le producteur et la radio – l’une pour « choc émotionnel » – n’aboutiront à rien. En somme, comme pour Broadcasting the Barricades douze ans plus tôt, « les journaux états-uniens avaient de bonnes raisons, commercialement parlant, de clouer la radio au pilori et de la définir comme irresponsable et indigne de confiance 25». Et si la rumeur perdure si complaisamment au XXIème siècle, c’est peut-être qu’« encore aujourd’hui, les médias doivent être à même de convaincre les annonceurs qu’ils gardent le contrôle sur leur public » 26. Orson Welles déclarera plus tard avoir voulu pointer (mais pas du tout de la même manière que les journaux) les dangers d’une trop grande puissance médiatique : « À l’époque, la radio n’était pas un bruit de fond permanent, transportable dans une poche – c’était la voix de l’autorité. Un peu trop à mon goût. Je me suis dit qu’il était temps de tourner un peu cette autorité en dérision 27. » Quoique Welles ait ensuite manifesté explicitement son intérêt pour cette question, d’aucun·e·s ont quelques doutes sur l’intention réelle, à ce moment précis, de critiquer la radio comme instrument de pouvoir : les revirements réguliers du producteur sur son état d’esprit ce soir-là ne plaident pas en ce 24  Office of the Executive Director, General Correspondence files, 1927—46, Records of the Federal Communications Commission, Record Group 173, National Archives at College Park, Maryland. 25  W. Joseph Campbell, Getting It Wrong. Ten of the Greatest Misreported Stories in American Journalism, University of California Press, Berkeley, 2010, p. 41. 26  Pooley et Socolow, op. cit. ; Welles et Bogdanovich, op. cit.. 27  Grams Jr., op. cit..

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sens – pas plus que les déclarations ultérieures de ses associé·e·s, qui nieront tout objectif de cet acabit. Lui-même reconnaîtra plus tard en riant (et en exagérant les conséquences des diffusions à l’étranger) : « Les gens qui ont imité [la pièce] au Chili, en France, en Équateur ou dans d’autres endroits lointains, ils ont tous été out ce jetés en prison après ça. Moi, tout ce qui m’est qui m est arrivé, c’est que j’ai été repéré par les soupes arrivé Campbell 28. » De fait, loin de la débouc est que lonner, l’épisode instituera la radio en tant j ai été que média de masse, potentiellement spectaculaire. La marque de soupes en repéré par conserve Campbell ne s’y trompe pas, les soupes qui décide effectivement de sponsoriser le ampbell Mercury Theatre on the Air peu de temps après : dès le 9 décembre 1938, l’émission devient Campbell Playhouse, passe sur l’horaire très appréciable du vendredi à 21h et se voit dotée d’un budget enfin confortable. Quant à Orson Welles, le scandale lance sa carrière : Hollywood lui ouvre grand les bras, un contrat étant signé avec l’importante société de production RKO dès 1939. Citizen Kane sort sur les écrans en 1941, qui met en scène sans complaisance la vie d’un magnat de la presse et, à travers lui, des journaux sensationnalistes et du pouvoir des médias – nul doute que l’expérience de La Guerre des mondes aura été instructive à cet égard.

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Des habitant·e·s de Quito en Équateur ont, une dizaine d’années plus tard, poussé très loin leur critique du pouvoir manipulateur de la radio. Lors d’une adaptation le 12 février 1949 de La Guerre des mondes version Mercury Theatre on the Air sur Radio Quito, la fiction occasionne, comme ailleurs, quelques sueurs froides – mais la petite panique se transforme 28  Welles et Bogdanovich, op. cit..

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en émeute autrement plus dangereuse lorsque Radio Quito, dépassée par l’effet de la pièce, interrompt sa diffusion au bout de vingt minutes pour appeler au calme. Les centaines de personnes descendues dans la rue, comprenant qu’elles ont été roulées, se dirigent vers le siège de la station, qui est aussi celui du journal propriétaire de l’antenne, El Comercio. Le bâtiment est caillassé puis incendié. Des journalistes sautent par les fenêtres – au moins cinq personnes meurent (six, sept ou vingt, disent d’autres sources) et le bâtiment est entièrement détruit. Plusieurs arrestations auront lieu, aussi bien parmi les émeutier·e·s que parmi le personnel de la radio. Radio Quito ne pourra recommencer à émettre que deux ans plus tard, en avril 195129. La pièce a connu de nombreuses autres mises en scène, avec parfois quelques remous sans conséquences dramatiques : en 1944 sur une antenne de Santiago du Chili, en 1950 et 1967 sur la BBC en Grande-Bretagne, en 1968 sur WKBW à Buffalo dans l’état de New York, en 1972 sur WUHN sous la forme innovante d’une attaque de zombies à Peoria dans l’Illinois, en 1988 sur NPR aux États-Unis et Radio Braga au Portugal, en 2013 et en 2015 sur France Culture – entre autres. L’écoute des émissions qui restent disponibles offre une intéressante perspective sur l’évolution des techniques, des parlers et des formats radiophoniques, chacune s’efforçant d’actualiser la pièce de la façon la plus réaliste possible, au plus près de l’époque et du contexte local. Les dernières versions relèvent clairement de l’hommage voire de la patrimonialisation, confirmant La Guerre des mondes du Mercury Theatre dans son statut de premier – et peut-être seul – grand classique radiophonique.

29  John Gosling, « War of the Worlds radio broadcast, Quito, Ecuador (1949) », non daté, www.war-ofthe-worlds.co.uk/war_worlds_quito.htm ; Henrik Klemetz, « The Tragedy of Radio Quito », Radio World Internacional, 28 mai 1997.

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échos d'écoutes L’écho de nos abonné·e·s Laure Buquet, rédactrice, Sainte-Terre (Gironde) Récemment, j’ai écouté La vie d’Aleth, 60 ans d’amour en cachette sur Arte Radio et j’ai trouvé ça formidable. Le sujet, la conduite des entretiens, le montage... tout m’a semblé très intelligent. Et ce que j’apprécie par dessus tout, c’est qu’il n’y a aucune volonté d’orienter l’avis de chacun. Le doc était neutre. Neutre mais tendre, doux, presque affectueux. En ce moment, je fais aussi beaucoup de veille pour réaliser des cartes postales sonores. J’écoute les autres (surtout du binaural) et bientôt je m’y mettrai... www.arteradio.com/son/616367/la_vie_d_aleth

e, à c ièg r : e eL bdo De l t e i u Céc éco un w ces , n ses ole : s pri s vi En ur le jugale . s e, à ces w. on c ièg ww iolen De ile L ter : esv d os Céc écou es, un r ons f en l s pri sur te d , un par En ebdoc nces rou rêves r la w iole s : Su es v gale

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A

écouter

L’écho de la rédac pali meursault, compositeur et collaborateur à Syntone

D e Cé c En é ile c L p o i su rises uter ège, à rl ,u : nw c es v o n jug iolen ebdo pa rl ce c a S on ww les s s rêv ur la desv w. : io es, r u out len n ate e de ces.f no r li e r me s né

Turmac est une œuvre majeure de Philippe Carson, compositeur interrompu dans sa recherche par la maladie à l’âge de 36 ans. Composée en 1962, elle est issue d’un travail qu’on qualifierait aujourd’hui de « fieldrecording » : enregistrements réalisés dans une usine de cigarettes et composition basée sur un travail de montage sans altération des sources originales. Une ambiance sonore d’un lieu de travail, qualifiée dans la compilation Traces One du GRM de « transposée, ennoblie, magnifiée »… mais qu’on peut aussi entendre rêche, implacable, et profondément autonome, signe d’une œuvre radicale et singulière à son époque. Le GRM en propose un long extrait en ligne.

www.fresques.ina.fr/artsonores taper « turmac » dans le moteur de recherche.

Helena De Groot, radio maker, Brussel / California, USA J’ai envie de vous parler d’un court-métrage radiophonique, Let’s Get It On, mis en images pour BBC Radio 4. L’histoire est aussi simple que courte : quelques années auparavant, dans le noir total d’une panne de courant, l’interviewé perd sa virginité. Il raconte avec une certaine distance, sans trop de détails, comme on répond à une question intime posé par un parfait inconnu. La magie est dans le contraste : entre la brutalité de son accent londonien, le sound design hyper-professionnel et l’animation minimaliste mais mignonne (on pense aux Teletubbies en version japonaise).

o pa ww es n rlo jug iolen ebdo pa . n r ce c a l s des Su onsd www les : s vi e r . r s o ê l v en es, la ro viole ce ut u n s n . fr ate e de ces.f lie no r r me s né

L’écho des pros

https://vimeo.com/66753680

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ĂŠlise.

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sur le terrain La Radio des Foyers : quand la parole fait collectif Portée par l’association culturelle Attention Chantier, La Radio des Foyers donne la parole aux habitants du foyer Bisson, une résidence de travailleurs migrants dans le 20e arrondissement de Paris. Une radio participative et citoyenne, imaginée comme un lieu de création et de débats, véritable laboratoire de « vivre ensemble ». Sortir la parole La trentaine et les yeux qui brillent, Élise est une engagée multi-casquette : animatrice bénévole à la Radio des Foyers, elle travaille en parallèle dans la communication pour des ONG, donne des cours à l’université de la Sorbonne et dans une école de commerce. Elle découvre le foyer Bisson en 2011, lors du Festival de cinéma des Foyers organisé par Attention Chantier et le Collectif de sans-papiers du 17ème : « Les foyers sont souvent des bâtiments très vétustes où vivent des centaines de personnes qui n’ont pas les mêmes droits que les autres locataires de France. C’est comme une prison enclavée dans la ville, qui

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n’a pas d’existence au-delà des murs » se souvient-elle. Construits dans les années 1950 pour accueillir provisoirement la main d’œuvre étrangère, les 700 foyers qui existent encore aujourd’hui – la moitié en Île-deFrance – comptent 140 000 résident·e·s officiel·le·s. L’envie de monter une radio, un média « simple et direct » émerge rapidement. « On s’est dit qu’il fallait faire sortir la parole de ces lieux clos. Les migrants sont jugés alors qu’ils n’ont aucun espace d’expression. C’est parce qu’on ne les entend pas qu’on les juge » explique Élise. « Avant d’être “migrant”, on est surtout un être humain, une personne qui a un droit d’expression à exercer. » La radio est alors l’espace idéal pour raconter une autre histoire que celle écrite par les médias. « Et puis c’est un moyen de

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communication très répandu en Afrique de l’Ouest d’où est originaire la majorité des habitants du foyer. La radio c’est comme un pote, tu donnes rendez-vous à l’auditeur et ça laisse la place à l’imaginaire ». La Radio des Foyers est lancée en 2013, soutenue par la région Île-de-France et la Fondation de France. Les émissions sont diffusées en direct et en podcast sur le web pour toucher un public au-delà des murs… et des frontières. « On a souvent des retours de nos familles ou d’amis qui écoutent en Afrique. Au départ quelquesuns pensaient qu’on était payé pour parler à la radio » s’amuse un des bénévoles. « Certains sont sans-papiers et galèrent encore après plusieurs années. Ils n’osent pas toujours parler de leur situation personnelle à leur famille. La radio ouvre alors


sur le terrain

Mamadou, Amadou et Seydou en rĂŠgie.

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un autre espace de parole » confie Élise. Elaborées en équipe, les émissions créent une dynamique collective et un lieu où il est plus facile de parler ensemble des situations vécues. Créer du collectif et du débat Sénégalais d’origine, Sekou est arrivé en France aux premiers pas de la radio : « Je passais souvent au foyer Bisson où vivaient des membres de ma famille mais je ne connaissais personne. » Il rejoint vite l’aventure : « C’était une manière de créer des rencontres, de pouvoir s’exprimer et partager ses expériences. Il y a aussi cette diversité, ce mélange : homme, femme, musulman, chrétien, noir ou blanc, la radio est ouverte à tout le monde… » Dès le départ, les émissions sont enregistrées en public et diffusées dans le foyer. Revues de presse, reportages, chroniques,

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débats et interviews, les bénévoles s’emparent avec brio de toutes les formes. « Plus de cent personnes ont assisté à la première émission ! Tout le monde pouvait prendre la parole en levant la main. Le micro pose un cadre de respect, ouvre à la discussion et crée une certaine égalité. Chacun existe à travers sa voix, hors des stéréotypes » confie Élise. En 2013, en plein débat sur le droit de vote des étranger·e·s, le sujet est rapidement choisi par les bénévoles pour réaliser une émission sur les droits et les devoirs des étranger·e·s. « On a écouté des paroles qu’on n’avait jamais entendues. Beaucoup de bénévoles n’étaient pas pour le droit de vote, ça a créé des débats, un espace de discussion, à la limite de l’éducation populaire. C’est un de mes plus beaux moments de radio » se rappelle Élise, « la maman de la radio », comme la surnomment


sur le terrain

affectueusement les bénévoles. Elle récuse le terme en souriant : « Cette radio, c’est avant tout une véritable aventure collective ». Partage et catharsis « C’est vrai qu’on construit les émissions tous ensemble, chacun amène son petit truc ! » remarque Sidy. Bénévole de la première heure, le micro fut presque une catharsis pour lui : « C’était le seul moyen d’avoir la parole. Grâce à la radio, j’ai pu me libérer de beaucoup de choses que je gardais à l’intérieur et qui me pesaient énormément. » Actualité, culture, solidarité, citoyenneté, les émissions de la Radio des Foyers abordent avec curiosité toutes les thématiques. C’est aussi l’occasion de parler des services souvent méconnus destinés aux travailleur·se·s migrant·e·s et d’évoquer les trajectoires singulières d’immigration. « Je voulais raconter ce qui

se passe quand on arrive en France : l’interdiction de travailler, les fouilles policières, la difficulté à trouver un logement, etc. Il faut que les jeunes qui sont en Afrique sachent cela. La situation n’est pas toute rose. Là-bas, quand on entend parler de la France, on dirait que tout est acquis » poursuit Sidy, régularisé il y a maintenant deux ans. Depuis le lancement de la radio, il a touché à tout : chroniqueur, animateur et « aussi un peu la technique ». « La radio m’a beaucoup apporté. j’ai appris énormément. Avant, je n’osais pas parler aux inconnus, c’est la radio qui m’a donné cette audace-là. » reconnaît-il. Animateur à la radio pendant plus de deux ans, Sekou ajoute : « Grâce à la radio, je me suis fait des amis, j’ai pu assister à des débats politiques, on a même rencontré Tiken Jah Fakoly pour la sortie de son album ! »

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Ouvrir vers l’extérieur En 2014, la radio élargit ses actions au-delà des foyers en gardant toujours le même objectif : donner la parole à des personnes invisibles et bien souvent inaudibles. Élise anime des ateliers d’expression et les conférences de rédaction. Sylvain, ingénieur du son et unique salarié à mi-temps, se charge de la coordination et des ateliers de montage et de prise de son. Les bénévoles se déplacent pour réaliser des émissions au centre social de Créteil, à la Maison des Métallos ou encore lors de la Nuit Blanche organisée par la Mairie de Paris. « Tout le matériel de la radio tient dans une malle. On peut faire une émission n’importe où dans le monde avec ça » lâche Élise. Au printemps, la radio organise des Open Street Mic’. Le concept : poser un mini-studio mobile dans la rue, juste devant le foyer et lancer une libre antenne, avec une boîte à questions pour les passants et quelques invités comme le chanteur Smod, fils d’Amadou et Mariam, ou les coiffeuses africaines en grève du quartier Château d’Eau. « Ça a très bien marché, on était dehors, ouvert sur le quartier. La radio permet de sortir les voix et les corps des murs du foyer » souligne Élise. Cette année-là, quatre bénévoles de la radio sont aussi formé·e·s au documentaire radiophonique par le collectif parisien La Fabrique documentaire, et en 2015 la Radio des Foyers est invitée à Brest au festival Longueur d’Ondes. « Cette année, le documentaire d’Adama Dao coréalisé avec Sidi, Ramadan une fête en exil a été sélectionné par le festival. C’est une certaine reconnaissance du milieu, on est super fiers » confie Élise.

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sur le terrain

Depuis trois ans, la radio parvient à mobiliser des résidents foyer, un défi qui n’est pas toujours évident avec les situations parfois complexes que les résidents gèrent au quotidien : travail fatiguant et mal rémunéré, renouvellement de droit de

séjour, allers-retours à la préfecture, etc. « Adama Dao, un des bénévoles historiques de la radio, a failli se faire expulser fin 2015 suite à des dénonciations. On ne vit pas tous et toutes les mêmes réalités » reconnait Élise.

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Soutenue aujourd’hui par la Mairie de Paris et par la DRAC, la Radio des Foyers imagine aujourd’hui la suite de l’aventure à l’approche de l’année électorale de 2017. « On ne pourra jamais vivre ensemble si on ne se parle pas » lance Élise. Elle rêve de réaliser des émissions, autorisées ou non par la préfecture, dans les rues du 16e arrondissement de Paris, peu connu

Sidi en studio.

pour sa mixité sociale et sa diversité culturelle. « La radio pousse à se réapproprier l’espace public et c’est aussi une forme de désobéissance civile pour créer du débat. » S’il n’existe pas d’autres modes de financement pour le moment, elle n’hésite pas à critiquer la

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sur le terrain

mécanique et la vocabulaire des subventions institutionnelles : « Les gens doivent rentrer dans des cases alors que ce que nous cherchons à faire, c’est de décloisonner au maximum. Aujourd’hui, le système de subventions est très violent pour les “bénéficiaires”. Dans la Radio des Foyers, qui sont les “bénéficiaires” ? Je le suis autant que les habitants du foyer : j’ai tellement appris ! » défend-elle. L’équipe de la radio va prochainement construire une émission autour du terme « migrants », une étiquette « relativement déshumanisante et utilisée à toutes les fins politiques » constate Elise. Les émissions à venir évoqueront aussi les conditions de vie des foyers, les arrestations et les contrôles arbitraires sous l’état d’urgence.

sommes toujours ouverts pour diffuser plus largement nos émissions. Peut-être qu’à l’avenir on pourrait partager une fréquence avec d’autres associations ? » imagine Élise. Pour Sekou, « il faut continuer à faire connaître la radio aux habitants des foyers pour qu’ils s’expriment et à tous les autres pour écouter d’autres réalités ensemble. » Dans un contexte de stigmatisation des personnes immigrées et de raccourcis médiatiques, la Radio des Foyers fait ainsi émerger d’autres voix, d’autres regards. Une nécessité plus que jamais politique.

Récemment, la radio associative parisienne Radio Aligre a approché La Radio des Foyers pour leur proposer un créneau hebdomadaire sur leurs ondes FM. « Nous

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petit lexique Ce « petit lexique récréatif de la création sonore et radiophonique » se rapporte aux mots soulignés par une ondulation au fil des articles.

Blanc : surgissement de l’incongru. « Cachez ce vide que je ne saurais entendre ! », bondit la direction. « Ma meilleure émission, gâchée à jamais ! », gémit le producteur. « Tiens ! Intéressant. », constate le public. Synonyme : silence radio. Anglicisme : dead air. Antonyme : playlist de grève. Bruitage : porte de l’imaginaire. Art de faire passer des vessies pour des lanternes, du plomb pour de l’or et un maigre bric-à-brac pour un royaume. Synonyme : effets sonores. Anglicisme : Foley. Antonyme : sound design.

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Les Carnets de Syntone - n°5 - mars 2016


Hörspiel : en Allemagne, création radiophonique. En France, fourre-tout sonore, qui ne serait ni du documentaire, ni de la fiction, ni de la musique. Sésame pour briller en société radiophonique : « Ce heurchpil est vraiment über ! ». Synonyme : hydre sonore. Antonyme : direct radio. Production : bail à durée déterminée sur un créneau d’antenne. Selon la station et le caractère de qui la dirige : choix original de thèmes et de traitements, ou animation la plus attendue possible jusqu’au créneau suivant. Synonyme : responsabilité d’une émission. Antonyme : plage de publicité. Réalisation : transformation d’idées en sons. Selon la station et le caractère de la personne qui produit l’émission : direction des ambiances, des musiques, des transitions, des coupes, du rythme, ou responsabilité des boutons de volume. Synonyme : mise en ondes. Antonyme : automate de diffusion.

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désannonce C’était le n°5 des Carnets de Syntone, mars 2016. Édito, par Étienne Noiseau.

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« L’impression de toucher avec l’oreille », un entretien avec la documentariste Cécile Liège par Étienne Noiseau. Dessins originaux de Lénon. Quand la radio trompe l’oreille : petite histoire des faux-semblants radiophoniques. Deuxième épisode : La Guerre des mondes (1938), par Juliette Volcler. Illustrations de Warwick Goble, créées en 1898 pour accompagner la première publication du roman d’H. G. Wells dans le Pearson’s Magazine (Londres). Une image : Voix-là, par Rosalie Peeters. Une création en feuilleton à retrouver dans les prochains numéros. Les échos de vos écoutes, par Laure Buquet, Helena De Groot et pali meursault.

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La Radio des Foyers : quand la parole fait collectif, par Clément Baudet. Photographies de Laurent Hazgui, avec son aimable autorisation. Petit lexique récréatif de la création sonore et radiophonique, par Juliette Volcler et Étienne Noiseau. Écrivez-nous pour partager vos propres définitions ! Coordination générale : Étienne Noiseau et Juliette Volcler. Équipe de réalisation : Étienne Noiseau et Rosalie Peeters. Maquette : Anaïs Morin (anaismorin. com). Imprimé en 300 exemplaires à l’imprimerie Autre Page à Prades. Couverture réalisée par Rosalie Peeters (rosaliepeeters-works.blogspot.fr) et sérigraphiée avec Antoine Fischer à l’Atelier Sérigrafisch à Riuferrer. La publication « Les Carnets de Syntone » est un supplément trimestriel à Syntone.fr ~ actualité et critique de l’art radiophonique. Il est édité par l’association Beau bruit, Prades, Pyrénées-Orientales. Prix au numéro : 8 €. ISSN et dépôt légal en cours. Syntone reçoit le soutien de ses lectrices et de ses lecteurs ainsi que de la Scam. Au quotidien, lisez syntone.fr !


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