Les Carnets de Syntone n°8 | dec2016 -jan-fev2017

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édito L’actualité ressemble de plus en plus à un docu-fiction, vous ne trouvez pas ? Entendons-nous bien : nous ne disons pas que le réel l’emporte sur la fiction, c’est un poncif, mais qu’il paraît depuis quelques temps s’ingénier à nous laisser dans le même état flottant, incertain, incrédule, que le docu-fiction. Nous mettons un moment à retourner au quotidien, comme suspendu·es dans l’interrogation. Ce huitième numéro de nos Carnets ne va pas apporter de réponses, soyez prévenu·es : il va creuser un peu plus loin dans le doute. Nous y écoutons une femme perdre lentement son langage et sa fille l’accompagner dans cette érosion de soi. Nous y observons les faux-semblants radiophoniques exploser les cadres de la narration. Nous y explorons la radio, non seulement comme écho, mais comme outil dans les luttes sociales et comme matière transformée par les mutations du monde. Les images d’un musicien parlant et celles d’une dessinatrice sonore nous y plongent dans les profondeurs de leur écoute. Bon voyage en instabilité.

Guettez les mots soulignés par une ondulation et rendez-vous page 56 dans le petit lexique (récréatif) de la création sonore et radiophonique.

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rencontre « Détourner la radio, cet outil magnifique. Lui redonner un usage social » Cheville ouvrière de radios temporaires, pédagogue, réalisateur sonore et reporter, voici l’infatigable Antoine Chao que nous rencontrons au « Bivouac radiophonique » de Radio Escapades et Phaune Radio à Ganges en octobre dernier. Notre conversation embraye sur le vif, après la diffusion d’un extrait de son reportage Comme un bruit qui court au Mexique, à Iguala1, dans lequel des villageois·es retrouvent, dans une fosse clandestine, des ossements de personnes disparues. L’écoute religieuse de cette séquence au Mexique, m’a été assez pénible. Moi, ici, dans mon petit confort, dans mon pays en paix. Eux, là-bas, dans l’arbitraire, la terreur... Et ce spectacle horrible que toi, le reporter, décris et commente. Oui, mais au-delà de l’aspect morbide qui peut déranger l’auditeur, c’est bien d’une libération qu’il s’agit. Le fait de retrouver les corps des disparus est, pour les familles, un grand 1. Le 26 septembre 2014, dans la ville d’Iguala au Mexique, quarante-trois étudiants de l’École Normale Rurale d’Ayotzinapa sont enlevés et disparaissent dans des circonstances floues qui impliquent des autorités locales et un groupe mafieux.

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soulagement et pour certaines l’aboutissement d’années de recherches et de deuil impossible. Par cette séquence, je voulais dénoncer la violence politique et sociale qui règne au Mexique et mettre en valeur le courage de ses citoyens qui décident de briser l’omerta, d’agir malgré la passivité voire la complicité de l’État en faisant les choses par eux-mêmes. C’est pour rendre hommage à ces femmes et hommes courageux qu’il me semble important de restituer ces moments. Tu nous rends témoin de la scène, mais aussi de ton ressenti. Finalement, le reporter est la personne à laquelle je peux le plus facilement m’identifier. Oui, c’est tout à fait ça, notre proposition est de faire partager à l’auditeur une situation spécifique qui peut, nous l’espérons aussi, éclairer plus largement une question politique ou sociale. Nous essayons de décrire au plus juste ce qui se passe sous nos yeux et nos micros avec, bien entendu, une connaissance préalable de la situation et de son contexte qui doit nous permettre de ne pas raconter trop de conneries. C’est l’école Là-bas si j’y suis. À quoi pense le reporter à ce moment-là ? Comment viennent les mots ? Faut-il remplir le silence ? On ne fait que réfléchir à comment retranscrire les choses, à ce qui est signifiant, à saisir tout ce qui peut devenir une clé de compréhension. Et on pense déjà au montage qui suivra, ce qui pourra manquer pour raconter et faire comprendre, car de retour au bureau il sera trop tard. Remplir le silence, non, nous ne sommes pas en direct. Le montage postérieur pourra donner cette impression, faute de temps d’antenne pour raconter des situations complexes.

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Le reporter témoigne, mais le reporter exhibe, ou il peut être parfois trop présent... Témoigner, oui, exhiber, non, pas en ce qui nous concerne, d’autres le font très bien. Être trop présent ? Oui, certainement et notamment dans ce reportage au Mexique ou je suis parti seul et ai traduit in situ les paroles et les émotions systématiquement. La question de la langue et de la traduction se pose et nous pose problème. Comment faire vivre des situations sans les raconter dans notre langue quand les mots échangés peuvent être incompris ? C’est une improvisation permanente, des choix pris sur le vif, parce que le reportage tel que nous l’envisageons n’est pas une science exacte, il se réinvente à chaque fois. Ton émission actuelle sur France Inter, que tu coproduis avec Giv Anquetil et Charlotte Perry, s’appelle Comme un bruit qui court. Comme le bruit, vous courez beaucoup, non ? Non, on ne court pas tant que ça. Nous sommes engagés par France Inter trois jours par semaine, ça nous laisse du temps pour flâner... Flâner ou participer à d’autres aventures radiophoniques – en ce qui me concerne, Radio Debout, Radio Uz, la Radio des Suds, Utopie Sonore, Creadoc et j’en oublie. Alors, parfois effectivement je cours un peu. Peux-tu rappeler dans quel état de crise est née Comme un bruit qui court ? Cela s’est joué le 25 juin 2014 quand nous avons appris que l’émission de Daniel Mermet Là-bas si j’y suis ne serait pas reconduite à la rentrée. Giv Anquetil, Charlotte Perry et moi, nous y travaillions depuis longtemps déjà comme pigistes et la nouvelle est tombée comme un couperet la veille de la dernière émission de la saison. Même si elle était prévisible, la décision unilatérale et sans appel de stopper Là-bas si j’y suis a été un choc pour toute l’équipe. Daniel a plaidé auprès de la direction pour que

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nous, les reporters précaires, puissions rester sur France Inter. Le projet d’émission de reportage que nous avons proposé, Charlotte, Giv et moi, les trois plus « anciens » de Là-bas, a été accepté et s’est construit rapidement. Aujourd’hui, l’équipe est solide et complémentaire, notre expérience commune de travail et d’engagement à Là-bas si j’y suis n’y est pas pour rien. Tout se fait de manière collégiale et avec plaisir, alors que nous n’avions jamais envisagé de faire une émission ensemble avant ce 25 juin 2014. Peux-tu expliquer la mécanique de Comme un bruit qui court ? Faire du reportage élaboré, autant que possible, voire de création. Se soucier du son, avec une attention particulière à la mise en ondes et, même si nous n’avons pas la prétention de faire du documentaire faute de temps, nous essayons d’en avoir l’exigence, dans le fond et dans la forme. Nous travaillons en synergie avec le réalisateur Jérôme Chélius qui nous a rejoints cette année. La formule a évolué au cours des deux premières saisons. Nous étions partis sur trois reportages par semaine, un chacun donc, plus un petit montage sonore à la fin de l’heure – « Le coin des bidouilleurs ». C’était ambitieux mais frustrant de devoir réduire et tasser nos sujets respectifs pour tout faire rentrer dans une heure d’émission. Nous sommes dorénavant sur une formule plus souple. Nous diffusons en général deux sujets que nous agençons et redimensionnons au fil de la réalisation finale de l’émission, le samedi, juste avant ou même pendant le direct. Celui d’entre nous trois qui ne diffuse pas de sujet est disponible pour avoir une vision globale de l’émission et préparer l’édito. Il ou elle endosse aussi le rôle d’oreille extérieure pendant la construction. L’émission se présente comme « Du son et du sens pour raconter les luttes d’hier et d’aujourd’hui ». Les conflits sociaux sont souvent des moments d’action plus que de réflexion. Lorsqu’on couvre des luttes à chaud, ne risque-t-on pas de manquer de recul et de devenir un simple porte-voix contestataire ?

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Les luttes ne tombent pas du ciel et même quand elles surprennent, comme a pu le faire Nuit Debout, elles sont ancrées dans un contexte et dans l’histoire longue du mouvement social. C’est ce que nous essayons de raconter en échangeant autant que possible avec les acteurs sur le terrain et en proposant aussi une analyse critique plus large, plus distanciée si nécessaire. On sent de l’extérieur que Radio France, et notamment France Inter, est beaucoup attaquée pour ne pas être assez critique de l’ordre établi. Mais tu veilles le plus souvent à défendre le service public. Oui, je défends le service public de la radio et pense que, malgré ce qu’« on sent de l’extérieur... », Radio France est moins sujette aux pressions des milieux politico-économiques que les groupes de radio privés. La critique de l’ordre établi ? France Inter n’est bien évidemment pas une radio d’extrême gauche (ni d’extrême droite d’ailleurs) mais la critique est présente notamment par le biais des humoristes, c’est une façon de faire.

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Mais en tant que « l’émission des luttes », ne vous sentez-vous pas comme la caution « gauchiste » de France Inter ? Non, nous ne le vivons pas comme ça, mais c’est effectivement une critique récurrente qui était déjà formulée à l’adresse de Là-bas si j’y suis. France Inter est une radio généraliste qui se doit de refléter une pluralité d’opinions, d’expressions et de sensibilités et nous participons activement à cette mission de service public. Nous avons effectivement l’ambition et le souci de donner la parole à ceux que l’on entend le moins et c’est par le reportage de terrain que nous rencontrons et tendons plus facilement le micro aux exclus de la parole autorisée. Lorsqu’on passe d’une lutte à une autre, comment ne pas être prévisible d’une semaine à l’autre ? Sur la forme, il faut être effectivement vigilant de ne pas user des mêmes ficelles et recettes « qui marchent » pour réaliser et mettre en ondes les émissions qui s’enchainent... C’est une gageure, nous y travaillons et faisons des réécoutes critiques. Sur le fond, nous avons chacun de nous trois des sujets de prédilection, sur lesquels nous avons acquis une certaine connaissance et restons attentifs. Il y a donc de la récurrence dans les sujets que nous traitons, c’est assumé. C’est l’esprit de suite pour éviter le one shot et le coup d’ardoise magique à la fin de chaque émission. Nous travaillons aussi sur plusieurs temporalités : sur l’actualité sociale de la semaine pour documenter et relayer à chaud des événements que nous jugeons importants et sur des sujets hors agenda politique ou social, comme récemment le portrait par Charlotte Perry de Camille Senon, une militante de 91 ans, ou le reportage de Giv Anquetil sur les Choolers, un groupe de rap formé de personnes porteuses de déficiences mentales et de personnes ordinaires. Alors, nous sommes certainement parfois prévisibles, mais l’histoire ne se répète pas et nous essayons d’en être quand cela nous semble important, à Sivens, à Béziers, à Calais, à Hayange, à Nuit Debout, au Mexique, en Islande, en Turquie,

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en Palestine, pour comprendre et raconter différemment, de l’intérieur, avec du son, de la mise en ondes et sur un format long. Il faudrait aussi parler de la Radio des Suds, de Radio Uz… Ce sont des projets que tu as créés avec des détenus, des jeunes en difficulté, ou des « personnes ordinaires », avant de travailler à France Inter, et que tu tiens toujours à poursuivre aujourd’hui. Oui, bien évidemment, ces projets nourrissent mon expérience et ma pratique, ils sont né de mes premiers pas dans la radio, quand j’ai pris conscience qu’il fallait détourner cet outil magnifique, lui redonner un usage social perverti par la vénalité de la FM commerciale triomphante. J’ai d’abord commencé à travailler un peu par hasard à Radio Latina en 1994 comme programmateur musical. Je rentrais d’une belle et longue tournée en Amérique Latine, comme trompettiste du groupe Mano Negra. Après l’épopée du rock alternatif français ont commencées les années MTV. La musique devenait une marchandise mondialisée et moins un « sport de combat » collectif comme je l’imaginais au début. J’ai créé l’association Fréquences Éphémères en 1995 et commencé à monter des expériences radiophoniques temporaires, en même temps qu’à Radio Latina j’apprenais tout le métier : la technique, l’utilisation des émetteurs, l’animation et le reportage. Ça a commencé à Nantes, avec « Radio Ciudad Habana » : deux jours de fiction radiophonique en direct pendant le festival off des Allumées, et à Uzeste avec « Radio Uz », le laboratoire d’improvisation radiophonique du festival Uzeste Musical, lieu de convergence de toutes ces improvisations entre musique, reportage, création radiophonique et théâtre de rue, qui continue chaque année. Puis il y a eu les débuts de la Radio des Suds en 2001. L’idée était de monter un atelier et une radio temporaire pendant le festival de musique du monde Les Suds à Arles, avec et pour les détenus de la Maison centrale. Faire en sorte que la musique, les rencontres et les conférences des Suds, un festival engagé sur le territoire social et géographique, soient accessibles aux détenus malgré les murs. Une belle histoire qui continue toujours aujourd’hui, même si après l’inondation et la longue fermeture de la prison,

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nous destinons maintenant la Radio des Suds à des jeunes Arlésiens en difficulté. C’est en quelque sorte une radio d’émancipation populaire pour tenter de comprendre le monde par ses musiques. Pratiquer la radio donne aussi des clefs pour décrypter les médias en général. Et voilà, de nouveaux auditeurs exigeants qui nous écoutent et créeront rapidement, je l’espère, des nouveaux médias pour prendre la parole. Et chaque samedi sur France Inter, on continue de mettre à profit, en pratique et à l’antenne, un savoir-faire hérité des grandes heures de Radio France. Ça nous fait vibrer toutes les semaines, on aime ça et on bataille pour que ça ne disparaisse pas des ondes nationales, quand toute une nouvelle génération de créateurs, reporters, documentaristes, réalisateurs, réinvestissent le son et l’art radiophonique sur le net.

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petite histoire Quand la radio trompe l’oreille : petite histoire des faux-semblants radiophoniques Épisode 5 : le faux-semblant comme genre (années 19701990). Quand la fiction fait l’évènement en passant pour le réel : retour, sous forme de feuilleton, sur près d’un siècle de faux-semblants radiophoniques, ces fictions qui se font passer pour le réel. Dans l’après Deuxième Guerre mondiale, en l’absence de panique médiatique notable, nous avions cru un instant qu’ils avaient disparu. En réalité, ils se transformaient. Nous atteignons maintenant la fin du 20 eme siècle : la mue s’achève, le fauxsemblant s’institue lentement comme genre reconnu.

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Dans les années 1970 et 1980, les faux-semblants s’enfouirent comme pour mieux préparer leur futur déchaînement. On note bien, ici ou là, quelques scandales locaux : un dimanche de février 1972, par exemple, une cinquantaine de personnes appelèrent les commissariats de Los Angeles pour requérir urgemment l’intervention de la police. L’Alaska, Tokyo, l’ouest des États-Unis et le Canada venaient de sombrer dans l’océan. La catastrophe, mise en ondes par la radio KPPC FM de Pasadena, était présentée comme la conséquence d’un essai nucléaire bien réel mené par les États-Unis dans l’île aléoutienne d’Amchitka le 6 novembre 1971. Cannikin, la bombe employée, disposait d’une ormis ces puissance 385 fois supérieure infimes tempêtes à celle d’Hiroshima, ce qui faisait de ce test la plus forte un grand calme explosion nucléaire jamais régnait sur déclenchée par le pays. Les le front des écologistes avaient alerté sur faux semblants la survenue possible de tsunamis ou de radiophoniques tremblements de terre. Seules des secousses modérées avaient finalement suivi, mais l’impact dévastateur de la déflagration avait été publiquement dénoncé : des milliers d’oiseaux, d’otaries et d’autres mammifères furent tués ; une crique disparut purement et simplement ; les prélèvements biologiques opérés quelques mois plus tard sur les habitants et habitantes d’une île voisine montrèrent des niveaux de radioactivité anormalement élevés, sans qu’aucun suivi médical ne fût pour autant institué par les États-Unis. Durant deux heures, KPPC FM avait rendu le cataclysme palpable de façon plus concrète pour le public californien. Celles et ceux qui manquèrent l’avertissement initial, rendu obligatoire par la Federal Communications

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Commission depuis l’épisode de La Guerre des mondes 1, connurent quelques sueurs froides 2. En mars 1980, au Canada cette fois, la radio CJAV de Port Alberni en Colombie-Britannique reconstitua avec réalisme, pendant 35 minutes, l’irruption d’un tsunami en 1964. Une coupure de courant généralisée ayant coïncidé, quoique très brièvement, avec la diffusion, quelques auditrices et auditeurs de la région entreprirent qui de garer son véhicule en hauteur, qui de quitter le travail pour rejoindre sa famille3. Dans les tous derniers jours de décembre 1985, enfin, des Finlandais et Finlandaises crurent, selon la presse, le troisième conflit mondial arrivé, une pièce étatsunienne intitulée The Next War (La prochaine guerre) ayant mis en scène, avec tous les préavis nécessaires quant au caractère fictionnel de la diffusion, une attaque nucléaire entre les États-Unis et l’URSS4. Hormis ces infimes tempêtes, un grand calme régnait sur le front des faux-semblants radiophoniques. Dans les années 1990, cependant, leur vague monta doucement. Elle déferlerait dans les années 2000. Pour l’instant, on observait l’institution de deux grandes catégories de simulacres radiophoniques : ceux qui faussaient l’histoire et ceux qui tournaient le présent en dérision. Ou, pour reprendre une typologie établie par le philosophe Jean-Marie Schaeffer, les « feintises sérieuses » et les « feintises ludiques », que Christophe Deleu, chercheur en histoire de la radio et lui-même auteur de divers docu-fictions, caractérise ainsi dans le champ de la 1. Voir le deuxième épisode de ce feuilleton, entièrement consacré à La Guerre des mondes, dans le Carnet de Syntone n°5 ou en ligne sur Syntone.fr 2. Non signé, « Radio Show Starts Panic », Gettysburg Times, 8 février 1972 ; Jeffrey St. Clair, « The Bomb That Cracked An Island », Counterpunch, 27 septembre 2013. 3. Non signé, « Radio Show On Tidal Wave Creates Panic », The Free-Lance Star, 29 mars 1980. 4. Non signé, « Listeners In Finland Panick At A-Attack On Radio », Toledo Blade, 30 décembre 1985.

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création radiophonique : « Le docufiction de type feintise sérieuse vise à tromper l’auditeur, à faire passer le faux pour le vrai. Au contraire, le docufiction de type feintise ludique ne cache pas son caractère hybride et vise à entraîner l’auditeur dans un espace indéterminé, aux frontières incertaines (la feintise est partagée, l’auditeur est prévenu du mélange des genres) 5 » Pour les secondes, évoquons d’emblée un programme qui connut un grand succès médiatique et reçut n tant que plusieurs récompenses en directeur Grande Bretagne : la série autoproclamé de People Like Us (Les gens l nstitut comme nous), écrite par John international de Morton et diffusée sur BBC recherche sur le Radio 4 de 1995 à 1997, avant se décliner à la télévision. cri il avait mené de L’émission jouait avec les un travail au sein codes du reportage, sa visée de la radio s’annonçant ouvertement mettant en place divertissante. Dans chaque une alle de cris épisode, le reporter Roy Mallard (joué par Chris et un uméro Langham) suivait, en alignant national du cri les gaffes et les absurdités, le quotidien d’un·e Britannique ordinaire au travail : fermier, agent immobilier, médecin, mère au foyer, photographe… Caricature du journalisme de proximité, People Like Us dressait un portrait caustique de la société britannique de la fin du 20ème siècle6.

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Pour rester dans les feintises explicites mais du côté cette fois de l’art radiophonique et non de la comédie (quoique cet art 5. Christophe Deleu dans « Dispositifs de feintise dans le docufiction radiophonique », Questions de communication, n° 23, 2013, pp. 293-318. Il s’appuie sur les concepts développés par Jean-Marie Schaeffer dans Pourquoi la fiction ?, Paris, Le Seuil, 1999. 6. J. B. Sumner, « People Like Us », Radiohaha (encyclopédie en ligne des comédies radiophoniques britanniques des années 1980 et 1990), non daté, http:// www.angelfire.com/pq/radiohaha/PLU.html.

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ne fût pas exempt d’humour, loin s’en faut), citons le travail de l’étatsunien Gregory Whitehead, producteur de « performances documentaires », selon ses propres termes. Whitehead, chez qui « il semble toujours y avoir quelque chose à deviner entre le non-sens et le non-dit »7, édifia dans les années 1990 plusieurs institutions imaginaires dans le domaine acoustique : l’Institut international de recherches sur le cri, l’Institut mémoriel Paul Broca pour le comportement schizophonique ou encore le Laboratoire d’innovation et de recherche acoustique. Le premier faisait partie d’une plus vaste supercherie : en tant que directeur autoproclamé dudit Institut, il avait mené un travail en résidence au sein de la radio publique australienne ABC, mettant en place une Salle de cris et un Numéro national du cri (sur le répondeur duquel les appelant·es pouvaient déposer leurs spécimens), et prenant part à diverses présentations officielles de ses expérimentations. À l’issue du projet, il avait produit la pièce Pressures of the Unspeakable (Pressions de l’indicible), Prix Italia en 1992, entremêlant les 7. Coraline Janvier, « Qui est vraiment Gregory Whitehead ? », Syntone, 20 janvier 2014, http://syntone.fr/qui-est-vraiment-gregory-whitehead/.

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vociférations, acclamations, lamentations et hurlements recueillis avec de savantes réflexions sur le cri formulées lors de ses interventions publiques. Quant au Laboratoire d’innovation et de recherche acoustique (en anglais le Laboratory for Innovation and Acoustic Research ou LIAR, « menteur/se »), il avait donné lieu à plusieurs pièces sur le réseau étatsunien NPR, sous forme de monologues in situ, mixés avec de discrètes compositions électroacoustiques. En 1997, Ice Music présentait ainsi très doctement une nouvelle technique de congélation des sons. Whitehead mena ensuite, sur BBC Radio 4, des « conversations imaginaires », échanges très sérieux sur des probématiques scientifiques fictionnelles, mais non moins subtiles, toujours entremêlés de thèmes musicaux. Questionnement poétique du langage, satire de l’expertise, invention littéraire, création radiophonique et musicale, l’œuvre de Whitehead bâtissait bien réellement, en brouillant les frontières conceptuelles et formelles, une étude scientifique et philosophique par des moyens artistiques. Le faux-semblant interrogeait ici non seulement les représentations médiatiques, les légitimités établies, les pratiques instituées, les catégories de vrai ou de faux, mais aussi, philosophiquement, le grand théâtre de l’existence. L’imposture artificielle, annoncée comme telle, venait se confronter à cette imposture majeure du monde en tant que tel : dans ce que nous acceptions comme la réalité, au fond, qu’y avait-il d’authentique ? « Selon Gregory Whitehead, la substance fondamentale de la radio, ce n’est pas le son (contrairement à la conception que l’on en a habituellement), mais c’est l’espace entre la transmission et l’audition. », écrit Coraline Janvier8. Le faux-semblant travaillait l’acte même d’émettre, rompait le flux constant d’assertions, ouvrait une brèche éphémère dans l’agglomérat du réel. Et il devenait un genre à part entière, décliné sous de multiples formes. Dans ces années 1990, en France, plusieurs feintises sérieuses 8. Ibid..

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virent le jour. Sérieuses, c’est-à-dire qu’elles ne s’annoncèrent pas comme telles, maintenant la mystification de l’indicatif de début à celui de fin. L’ambiguïté de la première fut telle, à vrai dire, qu’elle se refusait, même a posteriori, à dire si elle relevait ou non du docu-fiction. En 1991, les Nuits magnétiques diffusaient « Et Vermeer a marché », un documentaire de Simon Guibert et Alexandre Héraud9. Les deux producteurs s’y mettaient en scène, le premier entreprenant de vendre e public devait un tableau, potentiellement de Vermeer, à la demande de sa désormais grand-mère, et le second accepter de ne souhaitant acheter le tableau pas savoir de ne pour son père. La pièce se présentait comme un reportage pas se focaliser sur les classes dans les coulisses du marché de l’art ancien, de l’expertise du documentaire jusqu’aux enchères, où et de la fiction intervenaient plus ou moins c était du fortuitement des proches des moins ce qu on producteurs eux-mêmes. Une narration en voix off de Guibert attendait de lui et Héraud, très littéraire, faisait le liant entre les scènes enregistrées in situ, apportant des considérations personnelles sur la commercialisation des œuvres. Christophe Deleu conclut : « La mise en abyme fonctionne ici jusqu’à la fin de l’émission : de la même façon que les auteurs et les experts s’interrogent sur l’identité du peintre du tableau (est-ce un Vermeer ?), l’auditeur peut se demander s’il écoute une vraie émission documentaire (à qui appartient le tableau ? sa vente a-t-elle bien lieu ? ne sert-elle pas uniquement à explorer le monde des marchands de tableau ?)10. » Cela deviendrait plus tard une caractéristique fondamentale pour

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9. Simon Guibert (producteur), Alexandre Héraud (producteur), Mehdi El Hadj (réalisateur), Les Nuits magnétiques, « Et Vermeer a marché », France Culture, 7 mars 1991, fonds Ina. 10. Christophe Deleu, Le documentaire radiophonique, Paris, co-édition Harmattan Ina, 2013, p. 220. Les Carnets de Syntone - n°8

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toute une branche de faux-semblants : peu importait la véracité des situations, seules comptaient leur vraisemblance et, surtout, la qualité des réflexions qu’elle suscitaient. Le public devait désormais accepter de ne pas savoir, de ne pas se focaliser sur les classes du documentaire et de la fiction – c’était du moins ce qu’on attendait de lui. Il ne s’agirait plus pour les auditrices et auditeurs de déjouer un canular, pas davantage de se divertir d’une habile mise en scène, mais d’appréhender cette nouvelle représentation du réel comme une façon parmi d’autres – plus riche, plus pertinente, plus complexe – de transmettre des connaissances et des analyses. Le contrat d’écoute conventionnel, assignant le documentaire à l’authenticité et la fiction à l’imaginaire, se voyait profondément remis en question. Nul hasard si l’émission qui amenait cette petite révolution se trouvait être les Nuits magnétiques, créées en janvier 1978 par Alain Veinstein : on y revendiquait une approche subjective, tâtonnante, vivante de la parole, traitant pareillement l’intervenant·e anonyme et la personne célèbre ; on y travaillait une radio non de journaliste mais d’auteur et d’autrice, en faisant appel à des écrivains et écrivaines ; on y explorait de nouvelles formes, « où la réalisation devait jouer un rôle déterminant »11. Mehdi El Hadj, l’un de ses réalisateurs réguliers, y avait produit sous pseudonyme, en 1980, un documentaire en plusieurs parties autour des affabulations. « Des mensonges en hiver »12 proposait une foisonnante immersion dans les univers de faussaires, mythomanes, nègres littéraires, imposteurs et imposteuses, de l’adultère au mensonge d’État. Le cadre de diffusion de la seconde feintise sérieuse, le 11. Alain Veinstein dans le documentaire de Christophe Deleu et Anna Szmuc, « Nuits Magnétiques, bonsoir… », Sur les docks, France Culture, 3 sept. 2013. 12. Mehdi El Hadj (producteur), Jeanne Folly, Pamela Doussaud, Nuits Magnétiques, « Des mensonges en hiver », 25, 26, 27, 28 et 29 février 1980, fonds Ina.

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4 avril 1991, ne laissait pas suspecter la possibilité d’une fiction. L’émission Une vie une œuvre commençait sur France Culture et, comme à son habitude, elle prenait la forme d’un entretien en plateau entre son producteur, Noël Simsolo, et un spécialiste, autour de la biographie d’un grand homme ou d’une grande femme, le tout agrémenté d’archives historiques et d’interventions enregistrées d’autres expert·es13. Le grand homme, en l’occurrence, se nommait Aimé Honoré Fortuné Désiré de Vaugelaere et avait pratiqué, dans sa Belgique natale, divers arts, du théâtre à la peinture. Quoiqu’il parût avoir rencontré toute l’intelligentsia culturelle et scientifique de son époque (son carnet d’adresses ne comprenait pas moins de 3 784 entrées), on disposait de très peu d’informations à son propos et Une vie une œuvre offrait une discussion avec l’auteur d’un futur essai sur de Vaugelaere pour y remédier. Durant une heure et demie, des propos cultivés s’échangeaient ainsi, sur un ton tout à fait naturel. On s’extasiait sur les aphorismes de l’illustre inconnu (notamment son plus frappant, « Halte à l’immobilisme ! ») ; on passait des extraits de ses pièces de théâtre (jouées avec une outrance on ne peut plus réaliste) ; on rivalisait d’érudition et d’analyses percutantes (« Finis ton rouge avant qu’il vire au vert », avant de devenir un bon mot de bistrot, revêtait une signification picturale profonde, liée aux pigments de couleur). Nous étions trois jours après le 1er avril, de Vaugelaere n’avait jamais existé. Noël Simsolo et ses invités, Pierre Olivier, Cyril Robichez et Michel Cazenave, avaient réussi une belle performance, démontrant, si besoin était, que l’on pouvait sans mal forger une vie de toutes pièces au moyen d’archives mensongères, de faux entretiens et d’un cadre à même de légitimer l’ensemble. Des indices réguliers furent semés au fil des échanges sous forme de blagues raffinées, de subtilités burlesques, mais l’assurance des intervenants et la réputation de sérieux de l’émission l’emportaient sur les 13. Noël Simsolo (producteur), Jean Claude Loiseau (réalisateur), Une vie une œuvre, « Aimé de Vaugelaere », 4 avril 1991, France Culture, 4 avril 1991, fonds Ina.

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exagérations volontaires : la biographie factice se montrait tout à fait crédible. Elle jetait même, contre son gré, un trouble sur le dispositif habituel du programme, en faisant ressortir l’entre-soi mondain et la routine lettrée. On se divertissait entre esprits éclairés. Se posaient néanmoins là les bases de plusieurs autres faux-semblants qui émergeraient dans la grande vague des années 2000, injectant de la fiction non plus dans des reportages à rebondissement ou de trépidants flashs d’information, comme les pièces qui avaient fait scandale par le passé, mais sur des plateaux très pondérés et dans des documentaires diffusés en différé, qui avaient explicitement fait l’objet d’un méticuleux montage. La ls avaient mystification investissait des formats réussi une plus policés, moins susceptibles jusqu’ici de prendre ces libertés. belle

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performance En 1998, Sonia Kronlund proposait sur France Culture une série estivale démontrant intitulée Le corridor étoilé, qu’on ne que l on connaît actuellement qu’à travers un pouvait sans descriptif : « Cinq nuits propices au mal forger contact avec les subtils parfums du une vie de songe éveillé. Cinq nuits d’essais radiophoniques pendant lesquelles le toutes pièces récit et son cortège d’images sonores au moyen viendront se mêler aux formes d archives usuelles de la radio. Conversations mensongères d’utopies, conte en reportage, poème documentaire, enquête fiction ou entretiens monologues. » Bernard Treton réalisait «Une journée au bord du trou noir», le « conte en reportage »14. Un jour, dans « un village du Centre presqu’oublié », un trou noir

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14. Bernard Treton (réalisateur et producteur de l’émission), Sonia Kronlund (productrice de la série), Le Corridor étoilé : Une journée au bord du trou noir, France Culture, 24 août 1998, fonds Ina. Les citations sont extraites du descriptif de l’émission sur le site de l’Ina.

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sans fond s’était soudain creusé. Une fois la panique initiale passée et après la fuite d’une partie des habitanṫ·es, la mairie décidait de transformer le trou en attraction touristique. Dans « Je me souviens de Jim Box », Nicole Salerne menait quant à elle l’« enquête fiction » sur une amie imaginaire inventée par sa sœur dans son enfance 15. Dans une approche comparable, en 1999, les Nuits magnétiques diffusaient « Détective. Le métier à filer » de Michel Pomarède et Vincent Decque16. Pomarède introduisait l’émission en annonçant : « J’entame un nouveau chapitre. Mon roman se prolonge. Aujourd’hui, j’avance masqué pour mener l’enquête. L’enquête, c’est découvrir qui est l’autre, mon double. J’ai choisi trois personnages qui filent pour moi la métaphore d’une muse. Son nom est Pénélope. » La suite mêlait des entretiens bien réels et une investigation fictionnelle sur l’usurpation d’identité dont aurait alors été victime Camille Laurens. Cette dernière, autrice chez POL, et Éric Laurrent, auteur aux éditions de Minuit, évoquaient leur rapport à l’écriture et à l’imaginaire, se transformant parfois en protagonistes de la fiction radiophonique ; Jean-Jacques Parenti, détective lui-même, répondait à des questions sur son travail, tout en se prêtant au jeu de la fausse enquête. La fiction et le documentaire se croisaient en permanence, les séquences de la filature imaginaire incluant des moments d’interview ou de reportage conventionnels. En voix off, Michel Pomarède commentait l’évolution de l’intrigue autour de l’usurpation d’identité. Il tissait par ailleurs un niveau supplémentaire dans la narration : la quête, sous forme de micro-trottoirs, de Pénélope, personnification mythologique de la ruse et de l’esquive. La pièce proposait ainsi une réflexion sur les parallélismes entre littérature et investigation, mais jouait également sur le thème du double, « chaque protagoniste [semblant] à un moment ou à un autre prendre 15. Nicole Salerne (réalisatrice et productrice déléguée de l’émission), Sonia Kronlund (productrice de la série), Le Corridor étoilé : Je me souviens de Jim Box, France Culture, 10 août 1998, fonds Ina. 16. Michel Pomarède et Vincent Decque (producteurs), Colette Fellous (coordinatrice), Nuits magnétiques, « Détective. Le métier à filer », 17 février 1999, France Culture, fonds Ina.

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l’identité ou la profession de l’autre »17 : le producteur se faisait romancier, la romancière détective, et le détective réel, privé de fiction policière. Le public, de son côté, devait s’initier à l’écoute caméléon, adaptant sa perspective auditive en fonction des incessants changements de plan. Le faux-semblant gagnait en complexité, usant d’artifices inventifs et de détours volontairement déconcertants. Il ne se donnait plus pour objectif de construire le récit le plus réaliste possible, mais, au contraire, de faire éclater les cadres de la narration. À suivre…

couter àé

17. Deleu, Le documentaire radiophonique, op. cit., p. 224.

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ans les

oreilles

d’

Alessandro Bosetti C’est au tour d’Alessandro Bosetti de se prêter au Jeu de la rubrique « dans les oreilles de », dans laquelle une personnalité nous raconte son rapport au son, en utilisant tout ce qui peut s’inscrire dans une page (ou plus). Dans ce numéro, l’artiste italien, amoureux des langues et de leur musicalité, nous fait le cadeau de cinq planches de BD, où l’on retrouve son sens du jeu et de l’humour. couter àé

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elicéC à , eg è : retu nu ,sesi rus cod secnelo

d'écoutes L’écho de nos abonné∙e∙ s

Madina Bouhadjer, bibliothécaire, Vienne (Autriche)

Jonathan Frigeri, artiste sonore, fondateur de Radio Picnic, Bruxelles

L’écho de la rédac Jennifer Lavallé, monteuse et documentaliste, collaboratrice de Syntone, Montreuil Ce week-end, j’étais à la Fondation Cartier où j’ai visité l’installation sonore de Bernie Krause, Le Grand Orchestre des Animaux. Rentrée dans mes pénates, je me suis connectée au dispositif web interactif créé en marge de l’exposition. Je fermais les yeux et je ne voulais plus entendre quoi que ce soit d’autre que cette symphonie naturelle, ce concert étonnant des animaux marins, terrestres et célestes ! La biodiversité est en train de disparaître à une vitesse fulgurante. La bande sonore nous fait prendre conscience de cette destruction, et juxtapose les empreintes du même paysage, à quelques années d’intervalle... À écouter d’urgence !

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De Liè Céci le g é En cou e, à pr ter ise : s, u n

L’écho de nos abonné∙e∙s L’émission Transfert a une place particulière pour moi. C’est l’une des rares que j’écoute avec mon conjoint et qui provoque à chaque fois des discussions et des débats entre nous. J’aime beaucoup écouter ce micro tendu à des personnes racontant leurs histoires individuelles. Il y a du bizarre, de l’étrange, ou encore des choses honteuses et qui racontées, dénouées, laissent voir une vie normale. Un personnage nous parle d’un secret, d’un tabou de famille, de sa relation particulière avec un inconnu jusqu’au moment où il/elle a eu ce fameux déclic, cette révélation qui lui fait tourner la page et avancer dans sa vie. J’apprécie également beaucoup les introductions faites à chaque histoire, c’est toujours très mystérieux.

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les violences conjugales : www.

échos

échos d'écoutes

Le projet Calle Record s’occupe d’enregistrer et archiver des musiciens de rue. Les enregistrements sont faits directement sur place. Ils comportent donc le paysage sonore environnant, permettant d’une part de contextualiser l’événement et d’autre part de capter des compositions sonores inattendues, entre la musique et son environnement sonore. Le tout est consultable en ligne sur une carte interactive. On y trouve, entre autre, un contrepoint entre un oiseau et un accordéon à la porte du zoo de Berlin, un trompettiste sur du bruit de chantier dans les rues de Madrid ou un duo entre un shruti-box (l’harmonium indien) et un tram à Rome. À explorer !

L’écho des pros Thomas Baumgartner, rédacteur en chef de Radio Nova, Paris Deux écoutes. La première est un projet, une envie d’écoute. J’ai sur mon bureau le dernier disque du compositeur Sébastien Roux (Quatuor, label Brocoli), pas encore mis sur la platine. Je n’en ai entendu qu’un extrait en ligne. C’est une déconstruction électroacoustique du 10e quatuor à cordes de Beethoven. Référence, perspective et nouvelle création.

Deuxième oreille : E.V.A., de Jean-Jacques Perrey, pionnier électro, dont j’ai appris ce matin la disparition.

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œuvre ouverte Chronique d’une disparition enregistrée Chant d’amour filial pour une mère qui s’absente, journal intime d’un drame en cours, Les mots de ma mère s’est imposé comme un des documentaires les plus marquants de ces dernières années.

De l’ACSR de Bruxelles en 2015 à France Culture, en passant par le Prix Europa ou le récent concours Phonurgia Nova1, l’œuvre d’Aurélia Balboni a toujours suscité une adhésion doublée d’un respect souvent ému. D’évidence, cette capacité à inclure son public dans le secret d’une histoire douloureuse, sans tomber dans le voyeurisme ou la morbidité, requiert une maîtrise rare. On le pressent aux frissons que procure son écoute, on touche là à l’essence de la radio de création.

En suivant le fil de quelques mots-

clés, en voici une lecture subjective.

1. Les mots de ma mère a récolté de nombreuses récompenses : la “special commendation” du Prix Europa 2015, le premier prix Radio aux Premios Ondas 2015, le prix Scam France 2016 de l’œuvre radiophonique de l’année, le prix “Archives de la parole” au Concours Phonurgia Nova 2016.

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œuvre ouverte

Démence

Plasticienne et directrice d’un centre d’art contemporain récemment licenciée, Françoise Gibert souffre d’une perte de mémoire sémantique, une maladie neurodégénérative qui touche aux connaissances générales (le langage, les concepts). Elle oublie les mots, devient incontrôlable et capable de comportements burlesques (repeindre la voiture des autres en rouge, s’introduire dans une maison et confisquer les clés) ou dangereux (traverser les routes de campagne). Non consciente de son mal, elle perd le sens de la réalité. Aurélia Balboni, sa fille, ne dresse pas vraiment le constat clinique de la maladie, mais esquisse un quotidien qui se consume, et dont elle est aussi une protagoniste. Une tragi-comédie, vécue de l’intérieur. Rayures

« Ma mère s’est mise à peindre sur ses tableaux ». C’est l’histoire d’un basculement. Celui d’une femme en souffrance, certes, mais aussi de ses enfants : d’une époque à une autre, où plus rien ne sera comme avant. Un temps (le passé créatif) disparaît sous un autre (le présent destructeur, porteur d’un futur angoissant). L’insouciance de la jeunesse s’efface au profit du vieillissement, de l’inquiétude, des responsabilités. L’artiste en roue libre qui rajoute des couches de peinture (sacrilège !) recouvre une réalité par une autre. Elle raye son existence passée et brouille les repères de chacun∙e, badigeonnant de son ingénuité nouvelle les codes de la normalité. Dépossession

La vie de Madame Gibert est de plus en plus étriquée : on lui a retiré son permis de conduire, on l’a interdite de bus, des cadenas apparaissent sur certaines portes. Tandis que son

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champ sémantique s’amenuise, son espace vital se restreint, d’autant plus qu’elle est surveillée par tout le monde, dont la police. Par petites touches, Aurélia Balboni excelle à dépeindre le sentiment de perte, de dépossession. Elle suggère l’enfermement progressif par la répétition de certains motifs – au sens musical du terme. Du Vivaldi écouté en boucle et en solitaire, les grattements du fusain sur la toile, l’obsession pour la voiture et la liberté qu’elle procurait, les coups de téléphone qui dessinent un nouvel horizon relationnel (présence/absence, distances accrues). Les contours d’un univers psycho-géographique qui se réduit comme une peau de chagrin. Foi

Enregistrer les errements de sa propre mère, leur donner une forme radiophonique et les diffuser sur des stations publiques ou lors de festivals réputés dépasse l’idée même de courage – ou d’inconscience. Trouvant son point d’équilibre entre pudeur et impudeur, la démarche de la jeune autrice témoigne surtout d’une foi inébranlable dans la noblesse du média radio. Moins invasive et vorace en spectaculaire que l’image, la radio se nourrit de distance, de zones d’ombre et se montre capable de laisser l’imagination se substituer au silence. On devine dans Les mots de ma mère, en filigrane, cette idée que tout peut s’enregistrer si l’on trouve ensuite la formule juste et digne. Aurélia Balboni

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œuvre ouverte

semble aussi accorder une grande confiance dans la qualité de réception de celles et ceux qui, s’ils/elles écoutent, comprendront – sans doute – sa tentative. Métamorphose

Ni documentaire social, sociétal ou politique, Les mots de ma mère est un projet éminemment personnel, aux ressorts intimes. Le geste plutôt radical d’une autrice que rien n’appelait, aucune nécessité collective, aucun appel extérieur. Ce qu’il nous donne à entendre n’aurait pas dépassé la sphère du privé et n’existerait pas pour nous si la documentariste n’avait décidé de le consigner. C’est tout autant cette prise de risque que cette croyance dans l’effet cathartique de la création radiophonique qui en fait sa beauté. Comme si la métamorphose en objet sonore de ce drame familial allait automatiquement le rendre populaire, universellement écoutable. L’espoir d’Aurélia Balboni était visiblement de composer une œuvre à la fois dérangeante et pas si choquante, qui ferait reculer quelques tabous et barrières morales (la maladie n’est pas une honte) et avancer le savoir commun. Distance

Comment s’approcher d’une « démente sémantique », comment écouter un drame latent ? La question posée par Les mots de ma mère est celle du regard, donc de la distance. Et plus prosaïquement, de

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la distance par rapport au micro. Aurélia Balboni a choisi un dispositif de « radio-vérité », enregistrant telles quelles les scènes du quotidien, et s’incluant elle-même comme agent opérant. Montage et réalisation sonore sélectionnent et donnent du liant à l’ensemble. On entend donc beaucoup la voix de l’autrice au premier plan. Celle-ci donne leur impulsion aux conversations, avec bien sûr l’intention de faire perler, mot après mot, phrase après phrase, la source sonore qui va lui « parler ». Mais ce qui exsude de ces séquences – au moins telles qu’elles nous sont restituées –, c’est une douceur filiale infinie, une patience d’ange. Et surtout un respect qu’aucune faute du goût attentatoire à la dignité de la mère ne vient déflorer. La voix de Florence Gibert, elle, apparait plus insaisissable. Elle volette entre plusieurs plans, plusieurs pièces, s’approche et s’éloigne. L’empreinte sonore d’une instabilité, d’un bouillonnement intérieur. À plusieurs reprises, la mère désigne le micro et interroge : « C’est quoi ça ? », sans avoir conscience ou, peut-être, niant la finalité de cette présence. Un effet de réel – on ne vous cache rien, chers auditeurs, chères auditrices, vous êtes dans la vérité du moment – et une mise en abyme efficaces, avec lesquels Aurélia Balboni n’occulte pas la question du consentement final, et donc de la responsabilité. Une affaire de morale, donc, qu’elle laisse à l’appréciation de chacun∙e. L’acte de créer, semble-t-elle dire, demande parfois à jouer avec les convenances, à ne pas respecter toutes les règles. Sous peine d’être trop conforme ou même de ne pouvoir exister. Voix off

Pour inscrire son œuvre dans une réalité plus dense et variée, Aurélia Balboni multiplie, sans ostentation, les techniques radiophoniques. Lecture de courrier médical, conversations téléphoniques, gros plans sur le glissement

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œuvre ouverte

Répétition

d’un pinceau sur la toile, panorama plus large avec clocher et chants d’oiseau, dialogues entre sœurs et frère pris sur le vif, zones de silence… Une large palette qui lui offre la possibilité d’une composition soignée et d’une attention à la portée de chaque son. Mais le choix le plus marquant s’avère cette voix off avec laquelle l’autrice, sur un débit assez placide et sans émotion apparente, raconte des épisodes non enregistrés et relate la sévérité croissante de la maladie. Si son utilité narrative semble incontestable, on devine vite que cette voix joue le rôle d’un filtre face à la brutalité de l’histoire et à l’inconfort de sa relation à sa mère. Une pause, avec laquelle Aurélia prend de la hauteur et se met à l’abri : elle devient à ces instants-là « la conteuse », celle qui sait et se souvient.

Ne pas verser dans la sensiblerie, l’émotion facile. Deux séquences, parmi d’autres, bouleversent. Dans un renversement de l’ordre naturel, la fille réapprend le langage à sa mère, car il faut renommer les choses. « Là, c’est quoi ? – C’est un feutre. » Radiophoniquement très forte aussi, puisqu’elle passe à la fois par la langue et la sonorité, la lente mais inexorable désagrégation de la parole de Madame Gibert. Dans la première partie du documentaire, les mots sont légèrement flottants, soumis à l’impulsivité d’une logique impérieuse et désarçonnante. Puis la voix, peu à peu, change de modulation : plus aiguë, elle parait plus oppressée, plus heurtée. Elle se caractérise sur la fin par la répétition des derniers mots de chaque phrase : la pensée se heurte à son propre écho. De cet émouvant vortex sonore, on comprend qu’il permet à cette mère qui s’en va de lutter, par le surplus, contre l’impensé du documentaire : la disparition, le silence.

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une image

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sur le terrain Radio Revolten ou l’art d’émettre en relation « Salut Halle ! Salut le monde ! »1 Décontractée et chaleureuse, l’ouverture de la performance des Demo Dandies par le musicien électronique allemand Felix Kubin illustre ce que furent les 30 jours et nuits de Radio Revolten, à Halle-sur-Saale, en Allemagne. Tout fut mis en place pour instaurer une proximité et faciliter la rencontre. Car plus qu’un festival, cette deuxième édition de Radio Revolten proposa avant tout un espace d´échanges internationaux, où artistes et public se mélangèrent et se croisèrent sur dix- sept lieux. Au commencement était la Radia Que la déambulation eût lieu dans les couloirs de la Centrale, le bâtiment qui servit de quartier général au festival, sur les ondes ou en streaming, Radio Revolten confirma qu’il était possible d’émettre selon les règles de La Radia. Manifeste publié en 1933 par les futuristes italiens Marinetti et Masnata2, La Radia redéfinit les contours de la radio, à l’époque cantonnée à son rôle d’objet 1 Les traductions sont de l’auteure. Les échanges, entretiens et observations furent réalisés en octobre et novembre 2016 à Halle ou via Internet. 2 Le manifeste est à lire sur Syntone : http://syntone.fr/la-radia-1933/

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sur le terrain

transmetteur, et proposa d’en faire une actrice artistique à part entière, notamment en abolissant la frontière entre le public et l’émetteur, et en se démarquant du théâtre, du cinématographe et du livre. Pas étonnant, dès lors, de trouver dans l’équipe organisatrice de Radio Revolten des piliers du réseau international Radia, ainsi nommé en hommage au manifeste et qui fut créé en 2005 dans l’objectif de mutualiser des diffusions d’art radiophonique sur 26 antennes libres réparties dans 17 pays. Knut Aufermann, le directeur artistique du festival, en est l’un des membres. Il précise : « Nous ne nous étions plus réunis depuis 8 ans, certains se rencontraient pour la première fois. C’est cela qui était important », conclut-il, « de pouvoir établir le contact. »

Knut Aufermann, directeur artistique de Radio Revolten, sur sa station de travail.

Contrairement à la première édition en 2006, qui interrogeait le futur de la radio, Radio Revolten, deuxième du nom, mit une question au centre des rencontres : « Qu’est-ce que l’art radiophonique ? »3 « Il y a 10 ans, le festival était pleinement organisé

par Radio Corax » rappelle Knut Aufermann, « L’arrivée de la radio numérique, les questions de podcasts étaient alors au centre des préoccupations de cette radio libre [de Halle]. Pour ma part, j’y étais impliqué en tant que simple participant. L’idée d’une nouvelle édition me trottait dans la tête et c’est en 2013 que j’ai commencé à travailler sur le projet, avec Radio Corax mais aussi avec d’autres artistes. » D’où la présence d’un large spectre d’acteurs et actrices de l’art radiophonique contemporain, à travers une série de performances, conférences, expositions, ateliers et diffusions. « La radio en soi n’est pas synonyme d’art sonore » confie Lars Jung, l’un des historiques de Radio Corax. « Mais à Corax, c’était dès le départ une composante qui est finalement devenue la couleur de la radio. » Officiellement créée en 1996, Radio Corax est une ancienne radio pirate de l’après RDA, dont les studios sont installés au centre-ville de Halle et qui diffuse sur le 95.9 MHz dans les environs. Soutenue par des citoyen·nes, des amatrices et amateurs de radio et une association, elle permet l’émergence d’une parole libre et se voit désormais reconnue comme l’une des radios libres les plus importantes d’Allemagne. Depuis 20 ans, la création radiophonique et le militantisme se partagent la programmation à parts égales, ce qui permet à la radio de recenser plus d’une centaine d’émissions d’informations locales et internationales, musicales, communautaires, d’art sonore et de Hörspiel. « La création fait partie intégrante de de la radio. Il n’y a pas de peurs : on n’hésite pas à casser les formats, à ne pas se prendre au sérieux dans les magazines d’infos, à avoir du répondant face à l’invité, à être critique vis-à-vis du media. », poursuit Lars Jung. « Aujourd’hui comme hier, le passage par l’anarchie permet l’éclosion de la création. Ralf Wendt [co-fondateur de Corax] est ainsi passé, en 20 ans, du bruitisme à l’art sonore radiophonique ». Et Radio Revolten, dans son nom même, de revendiquer cette filiation.

3 Les réponses des 5 commissaires du festival (Knut Aufermann, Anna Friz, Sarah Washington, Ralf Wendt, Elisabeth Zimmermann.) à cette interrogation sont à lire en anglais ou allemand sur http://radiorevolten.net/category/ intro/#radioArt

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sur le terrain

Knut Aufermann sourit : « L’anarchie dans Radio Revolten ? Elle vient de Corax ! C’est précisément parce qu’elle co-organise Radio Revolten que le BFR [syndicat national des radios libres en Allemagne] et la partie européenne de l’AMARC [association internationale de diffuseurs communautaires], dont elle fait partie, ont voulu y tenir leur conférence annuelle, ce mois-ci à Halle. C’était du travail en plus, mais ils y avaient toute leur place ». Après une pause, Knut Aufermann ajoute : « S’il y a de l’anarchie ici, je dirais qu’elle se trouve dans la liberté de créer. Mais cela n’engage que moi. » Prouesses et performances Les très nombreux morceaux de bravoure entrepris du 1er au 30 octobre à Halle entendaient tous répondre à l’interrogation plaquée sur les murs du café autogéré du festival : « Qu’est-ce que l’art radiophonique ? » Ici et là, des postes de radios. La plupart fonctionnaient et émettaient ce qui passait sur le 99.3 MHz de Radio Revolten. Car la diffusion de ce

Ci-dessus et ci-contre : performance Sweet Tribology de Julia Drouhin.

mois de festival fut assurée avec brio par tous les canaux possibles : l’équipe créa non seulement l’incontournable stream internet pour suivre l’effervescence ambiante en direct et 24h sur 24, mais elle obtint aussi une fréquence unique de diffusion, ainsi que la cession de la fréquence en ondes moyennes 1575. Un réseau de 35 radios internationales, parmi lesquelles la radio nantaise Jet FM, put ainsi rediffuser une partie de la programmation. Resonance Extra de Brighton au Royaume-Uni (l’excroissance numérique de la londonienne Resonance FM) choisit, quant à elle, de reprendre intégralement et en direct le flux de Radio Revolten. Parmi les moments emblématiques qui retinrent l’attention : la performance de Julia Drouhin, qui avec Sweet Tribology rendit un savoureux et gustatif hommage aux créatrices sonores. L’artiste, après avoir joué un 45 tours en chocolat, le brisa pour distribuer les morceaux au public. Une impression de communion en émanait, accentuée

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rencontre

par le cadre : le vieux cimetière de Halle. Entre les tombes, des radios portatives invitaient à suivre en mouvement la performance, sans en perdre une miette. Le Duo Infernal, constitué de Hartmut Geerken et Famoudou Don Moye, nous entraîna, lui, au cœur du Jardin des plantes de Halle au moyen de sons envoûtants. Ces derniers provenaient d’instruments de musique détournés, telle cette cithare ukrainienne, la bandoura, jouée à l’aide d’un fouet de cuisine. Quelques spectateurs et spectatrices étaient venu·es avec une plante en pot, en référence au scientifique Georges Lakhovsky, qui théorisa l’émission de radiations électromagnétiques par toutes les cellules vivantes, dont les plantes4. Évoquons, enfin, les improvisations en studio, le public déchaîné des Demo Dandys ou la quasi solitude de Caroline Kraabel lors de Going Outside, sa performance en mouvement et au saxophone dans les rues de Halle. La prise de contact avec les habitants et habitantes en ce samedi glacial n’alla pas forcément de soi. L’art radiophonique prit également la forme d’une exposition gratuite, « Le grand souffle », qui, avec sa dizaine d’installations sonores, présenta des approches contemporaines de la métamorphose de la radio. De son côté, le musée de la ville accueille encore jusqu’en janvier 2017 l’exposition « Ondes invisibles », croisant les enjeux historiques et politiques soulevés par la radio à différentes époques : dans les clubs radiophoniques ouvriers pendant la République de Weimar ; comme outil de propagande, notamment sous le Troisième Reich ; comme moyen de libération, dans le cadre du mouvement des radios pirates. Enfin, la radio en tant qu’appareil est mise en valeur grâce à Volker Martin, collectionneur et habitant de Halle, qui prête sa collection de transistors le temps de l’exposition. La politique dans sa forme plus institutionnalisée fit l’objet de nombreux débats, en ateliers ou informels. Le BFR proposa notamment de travailler sur les missions des radios libres face 4. Entretien avec les artistes en anglais, par Knut Aufermann : <http:// radiorevolten.net/19-oktober-hartmut-geerken-famoudou-don-moye-imgespraech/>.

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au retour de l’extrême-droite en Europe, ainsi que sur leur place dans l’accompagnement des réfugié·es à s’exprimer en toute autonomie dans les médias. Lars Jung de Radio Corax précise : « Je travaillais dans l’aide au développement en Afrique et en Palestine et j’ai notamment coordonné la création d’une radio qui permettait, en situation de conflit sur des zones agricoles, d’entendre la parole de toutes les parties concernées. » Depuis son retour à Halle en 2014, il poursuit l’expérience en Allemagne : « Mon nouvel employeur a mauvaise presse, mais je travaille avec des réfugiés, je les oriente et les accompagne du mieux que je peux. Il y a de belles rencontres, comme cette jeune blogueuse, saoudienne, qui a fui la répression. Elle voulait rencontrer d’autres gens engagés dans les médias, je l’ai orientée vers Corax. » Dans ce monde de sons et de souffles, le passage d’une langue à l’autre ne semblait effrayer personne. Lorsqu’un câble audio rendit l’âme en plein direct, retardant l’interview de Barbara Kaiser et Tamara Wilhelm, les deux animateurs improvisèrent la désannonce de la performance en russe après avoir lancé un appel aux auditeurs et auditrices polyglottes à venir prendre les ondes 5. L’évocation de la barrière de la langue amuse la vocaliste Anne-Laure Pigache, qui ne parle pas un mot d’allemand et qui était présente aux côtés d’Alessandro Bosetti et de l’ensemble Neuen Vocalsolisten pour la pièce Minigolf : « De toute façon, la langue de travail, c’est l’anglais. ». Ce qu’elle retient surtout de son passage à Halle, « c’est l’existence de Radio Corax et de ses six heures de sujets d’actualités traités chaque jour par des équipes bénévoles. Cela m’a épatée. » Pourtant, « depuis 2004, j’ai croisé plusieurs fois le monde de la radio mais je l’abordais comme un lieu de diffusion. Ces dernières années, je réalise que c’est bien évidemment un lieu de flux et d’expression pour tous. Un lieu politique. ».

5. À partir de 47 min. 20 sec. sur <http://radiorevolten.net/7-oktoberbarbara-kaiser-tamara-wilhelm-tom-roe-live-im-radio-revolten-klub/>.

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Des chiffres et des êtres Ce genre de retour rend Knut Aufermann fier de cette édition : « Il y a des gens ici qui viennent d’un autre monde. Les voir entrer dans le jeu et demander à expérimenter, cela valait le coup ». Quant à la suite à donner au festival : « Dans un premier temps nous réaliserons un livre pour rendre compte du mille-feuilles créatif qui s’est joué à Radio Revolten. Cela ne se résume pas en 45 secondes, comme l’aurait souhaité un media national. » Il ajoute : « Les journalistes demandent quel est notre public cible, combien nous avons d’auditeurs… Mais c’est difficile à dire quand on diffuse sur internet et en ondes moyennes. Surtout, les chiffres ne sont pas importants, sauf un peu pour les subventions. »

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Et il pourrait bien être question d’exilé·es d’un tout autre type, ne fuyant pas la guerre, ne se heurtant pas aux frontières de l’Europe, mais dont la problématique n’est pas anodine pour autant. « Ils ne sont pas là où on les attend. » Knut Aufermann aborde la question de lui-même : « Si jamais il devait y avoir une troisième édition de Radio Revolten et si je devais faire partie de l’équipe, les réfugiés des ondes seraient à l’honneur. Nombre d’auteurs et artistes nous contactent car les chaînes nationales ne les diffusent plus pour des raisons de stratégies managériales. Certains nous proposent des œuvres sous pseudonymes. Radio Revolten serait le lieu qui les accueillerait. » À Halle comme dans le monde, à bon entendeur…

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petit

lexique

Le « petit lexique récréatif de la création sonore et radiophonique » se rapporte aux mots soulignés par une ondulation rencontrés au fil des articles.

Antenne : bout de métal iconique. Équipement facilitant la propagation du signal radiodiffusé, l’antenne se substitue par métonymie à la station de radio et à sa capacité à émettre. Plantée comme un drapeau sur un territoire, rayonnant tel un phare, elle est la condition sine qua non de l’existence radiophonique : « être (ou ne pas être) à l’antenne ». Docu-fiction : mutant sonore. Dans son enfance, le docu-fiction jouait avec malice à faire passer le documentaire pour la fiction et inversement, proposant une première forme de critique des médias. Aujourd’hui, il revendique un troisième genre, où le réel et l’imaginaire refusent les places auxquelles on les assigne habituellement, faisant voler en éclats nos représentations habituelles. Synonyme : faux-semblant. Simplification : documenteur. Antonymes : documentaire, fiction.

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Documentaire : chaos dirigé. Construit en trois temps (1. observation ; 2. captation ; 3. recomposition), le documentaire démarre dans la vie et finit dans l’espace artificiel d’une cellule de montage. Synonyme : reportage ? Antonyme : fiction ? Mixage : sorcellerie acoustique. Une fois que le montage a bâti le mannequin de sons, le mixage vient lui donner expression et mouvement, polissant telle forme, ajoutant une texture à telle autre, créant du relief ici, synchronisant un geste ailleurs. Synonyme : mise en ondes. Antonyme : rush. Transmission : l’essence même de la radio. Processus technique destiné à vaincre les distances du point d’émission vers le(s) point(s) de réception, convoyeuse du précieux son, la radiodiffusion transporte avec elle la noble valeur du partage des connaissances. (Quasi) synonyme : diffusion. (Quasi) faux-ami : émission. (Quasi) antonyme : blanc à l’antenne. Voix off : sonus ex machina. Terme absurde importé du cinéma où il désigne une voix située hors du champ de la caméra. À la radio, c’est une voix de narration, de commentaire, ou une voix intérieure, obligatoirement près du micro, le plus souvent en studio, et rajoutée au montage. Synonyme : « faire un micro ». Antonyme : voix en situation.

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désannonce C’était Les Carnets de Syntone n°8, décembre 2016 -janvier-février 2017. Édito, par Juliette Volcler.

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« Détourner la radio, cet outil magnifique. Lui redonner un usage social », un entretien avec le reporter Antoine Chao, réalisé en octobre et novembre 2016 par Étienne Noiseau. Dessins originaux d’Antoine Blanquart. Quand la radio trompe l’oreille : petite histoire des faux-semblants radiophoniques. Épisode 5 : le faux-semblant comme genre (années 1970-1990), par Juliette Volcler. Illustrations issues de la revue Sciences du Monde n°95 de novembre 1971. Les écouteurs me tiennent chaud (« Dans les oreilles d’Alessandro Bosetti »), scénario et dessins de l’auteur.

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Les échos de vos écoutes, par Thomas Baumgartner, Medina Bouhadjer, Jonathan Frigeri, Jennifer Lavallé. Chronique d’une disparition enregistrée, une critique de Les mots de ma mère (Aurélia Balboni, 2015) par Pascal Mouneyres.Tableau d’Eugène Delacroix, Une femme folle, 1822.

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Une image : Voix-ci Voix-là, par Rosalie Peeters, dernier épisode du feuilleton qui comble le vide par la voix. Radio Revolten : l’art d’émettre en relation, un reportage (texte et photos) d’Alexandra Baraille, réalisé en octobre et novembre 2016. Petit lexique récréatif de la création sonore et radiophonique, par Juliette Volcler et Étienne Noiseau. Coordination générale / Direction de la publication : Étienne Noiseau et Juliette Volcler. Équipe de réalisation : Étienne Noiseau et Rosalie Peeters. Maquette : Anaïs Morin (anaismorin.com). Imprimé en 300 exemplaires à l’imprimerie Autre Page à Prades. Couverture : création de Rosalie Peeters (rosaliepeetersworks.blogspot.fr), imprimée en sérigraphie avec Antoine Fischer à l’Atelier Sérigrafisch à Riuferrer. La revue Les Carnets de Syntone est le supplément imprimé trimestriel à Syntone.fr ~ actualité et critique de l’art radiophonique. Elle est éditée par l’association Beau bruit à Prades, PyrénéesOrientales. Contact : bienvenue@syntone.fr ISSN 2493-4623 / Prix au numéro : 8 € Syntone reçoit le soutien de ses lectrices et de ses lecteurs ainsi que de la Scam. Au quotidien, lisez Syntone.fr !

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Dans le café de Radio Revolten

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