Cahier trimestriel automne 2018 | Témoignage Chrétien

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Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN

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CHRÉTIENS, LIBRES, ENGAGÉS DEPUIS 1941


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Les défis de la fraternité

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CAHIER D’HIVER LE 20 DÉCEMBRE 2018

« Dire non aux abus, c’est dire non, de façon catégorique, à toute forme de cléricalisme. » François, Lettre au peuple de Dieu Photo de couverture © Andreas Solaro /AFP


Appel Nous demandons la création d’une commission d’enquête parlementaire afin de faire toute la transparence sur les crimes de pédophilie et leur dissimulation dans l’Église catholique. Nous le faisons parce que nous sommes des chrétiens et des chrétiennes et des citoyens et des citoyennes. Comme toute organisation religieuse en France, l’Église catholique est régie par l’État de droit ; elle n’échappe pas plus que les autres à la loi républicaine, et ceci d’autant plus qu’elle participe à des missions d’intérêt général et bénéficie à ce titre d’aides publiques ou fiscales. C’est pourquoi elle doit, et ce de façon urgente, rendre des comptes. Elle doit le faire devant la justice, mais aussi devant la représentation nationale, car ce ne sont pas seulement des responsabilités individuelles qui sont en cause, mais aussi, comme l’a clairement indiqué le pape François, tout un système. Ces crimes et leur dissimulation constituent une atteinte grave à l’ordre public. Ce sont des générations entières qui ont fréquenté le catéchisme, les aumôneries, l’enseignement catholique, le scoutisme et les mouvements de jeunesse placés sous l’autorité de l’Église catholique.

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APPEL Le pape François a beau appeler les laïcs, hommes et femmes, à s’engager pour combattre ce fléau, leurs propres demandes, maintes fois répétées, sont restées lettre morte, singulièrement en France. Aujourd’hui, dans notre pays, l’Église catholique se contente de répéter les mots du pape sans prendre d’initiative significative pour rechercher les crimes qui n’auraient pas été dénoncés et surtout leurs causes institutionnelles et structurelles. De fait, nul ne peut être juge et partie ; comment ceux qui ont couvert ces dérives pourraient-ils faire ce travail de vérité ? Ailleurs dans le monde, ce sont des instances indépendantes de l’institution ecclésiale, comme la Commission d’enquête royale en Australie, le grand jury de l’État de Pennsylvanie, ou la Commission Ryan en Irlande, qui ont révélé un système de mensonge organisé au niveau des responsables – c’est-à-dire des évêques. À côté des procédures judiciaires qui permettront de sanctionner les crimes et les délits individuels, du moins quand ils ne sont pas prescrits, seule une commission parlementaire a le pouvoir de faire la lumière sur le passé pour éviter qu’il ne se reproduise, en exigeant la communication des archives diocésaines, en interrogeant les acteurs, et en communiquant à la justice les faits dont celle-ci n’aurait pas eu connaissance. Il nous importe non pas de faire éclater des scandales mais d’en faire cesser un, immense, celui du silence assourdissant de la hiérarchie catholique devant des souffrances qu’elle a, pour l’essentiel, ignorées et cachées pendant trop longtemps. Le retour de la crédibilité est à ce prix. Témoignage chrétien Soutenez-nous ! Retrouvez cet appel sur notre site temoignagechretien.fr Signez-le sur la plateforme wesign.it

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Rejoignez-nous ! Témoignage chrétien une vision chrétienne, libre, démocrate et engagée depuis 1941 Dès aujourd’hui, retrouvez-nous sur notre nouveau site entièrement repensé et enrichi :

temoignagechretien.fr Chaque semaine un regard lucide sur l’actualité, des clés de compréhension, des analyses d’experts pour éclairer la complexité du monde. Et aussi, nos coups de cœur et nos coups de gueule. Venez débattre, réagir, commenter, participer à nos « Conversations ».

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Et retrouvez-nous sur les réseaux sociaux :

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somm Appel Maintenant Aujourd’hui p. 8 La démocratie à l’épreuve des réseaux sociaux – La démocratie numérique – Comment se structure l’opinion publique

p. 20 La chute de la maison catholique ?

p. 34 Solidarité et Inégalités

6 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018

p. 41 La finance islamique p. 46 Ma vie avec mon ­enceinte à commande vocale

p. 48 La planète ivre


aire Regards p. 83 Les évangéliques américains p. 90 Aurore, la promesse d’une nouvelle vie

p. 98 Fraternités p. 100 Sonia Krimi, fidèle mais libre

automne 2018

Saisons p. 104 Dissidences p. 107 Ma famille à travers champs

p. 112 Le voyageur immobile

p. 120 Oyez, oyez, bonnes gens

p. 123 Festival de papes

VOIR

p. 126 Livres

p. II Images de villes Les couronnes d’épines des p. X bad boys Caravage et Basquiat L’odyssée d’Hailu p. xV p. xxII Transports LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 7


© Besjunior

8 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018


LA Démocratie à l’épreuve des

réseaux sociaux Il en est des réseaux sociaux comme de la langue d’Ésope, ils sont la meilleure et la pire des choses. La meilleure, quand ils nous permettent d’être connectés au monde entier – ainsi de la puissance citoyenne des pétitions mondiales ou du rôle qu’a joué Twitter lors des printemps arabes –, la pire lorsqu’ils sont le réceptacle des haines, qu’ils ruinent des réputations jusque dans les cours des collèges ou qu’ils sont manipulés lors des élections, comme ce fut le cas pour le Brexit ou la présidentielle américaine. Les psychologues pointent le sentiment de toute-puissance et d’impunité qui gagne celui ou celle qui intervient caché derrière un écran et un pseudonyme. Alors, devant la montée des populismes nourris des haines, des peurs et des fausses nouvelles, une question se pose : la démocratie va-t-elle survivre aux réseaux sociaux ? Que doit-elle, que peut-elle faire pour soumettre ce nouveau territoire aux règles du droit. À quelles conditions les réseaux sociaux pourront-ils devenir des espaces réellement démocratiques et non une foire d’empoigne cacophonique où l’irresponsa­bilité des propos est le fait commun. Le chantier est vaste et urgent.

Christine Pedotti

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AUJOURD’HUI // DÉMOCRATIE & RÉSEAUX SOCIAUX

La démocratie numérique Tous nos moyens d’information et d’échange passent aujourd’hui par Internet. La mise en réseau mondiale a réduit les distances, permis à tout un chacun de s’exprimer sur les sujets qui lui tiennent à cœur et fait considérablement évoluer la pratique de la démocratie. Par Gabriel Richard-Molard

O

ubliez la salle communale des campagnes électorales, celle-ci n’a désormais plus de murs pour la délimiter, le monde est témoin. Votre carte d’électeur ? Aux orties ! Celle-ci n’est plus nécessaire pour valider ou non votre qualité de citoyen et la possibilité de vous exprimer par le suffrage. La démocratie, qui s’est construite sur le principe d’un droit de vote personnel inaliénable, est aujourd’hui sérieusement bousculée par sa mutation vers un espace où l’agora numérique est la nouvelle salle communale. Comme c’est le cas pour la plupart des mutations, notre société a du mal à saisir les contours ainsi que les opportunités et les risques de ce changement récent. Ces derniers sont pourtant nombreux au regard de la distorsion que les réseaux ont provoqué sur les opinions publiques. Les nombreuses campagnes de déstabilisation politique, basées sur l’opacité et la passivité de la gouvernance des réseaux sociaux, ont amené des situations dans lesquelles les citoyens se retrouvent impuissants sur les espaces virtuels face à des forces économiques et politiques déterminées à les faire changer d’avis. Cette distorsion orchestrée, qui prend parfois la forme de fausses nouvelles – nous y reviendrons –, parfois également de faux comptes qui biaisent la perception des majorités dans la discussion publique, est le danger que nos sociétés doivent affronter si elles veulent maintenir un niveau de démocratie suffisant et plus encore si elles veulent se saisir des opportunités majeures que la numérisation de la vie publique promet.

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Une démocratie virtuelle à l’image de la pensée politique sur Internet Internet n’est pas un espace politiquement neutre. À l’instar de Google, qui est le moteur de recherche de 90 % des internautes, une idéologie dominante existe et a profondément déterminé jusqu’à maintenant les espaces virtuels. Ce mouvement, libertarien et néolibéral, est aussi parfois appelé « idéologie californienne ». Il a été défini dès la fin des années 1990 par Richard Barbrook et Andy Cameron comme mouvement « cyberlibertarien ». Ses représentants, comme Elon Musk (Tesla), Jimmy Wales (Wikipédia), Mark Zuckerberg (Facebook) ou encore Larry Page et Sergueï Brin (Google), défendent l’idée que la technologie peut apporter des solutions à tous les problèmes et que l’État n’est plus nécessaire car fondamentalement liberticide. L’absence étonnante mais totale de courant de pensée opposé au mouvement cyberlibertarien s’explique essentiellement par le fait que, dissimulée derrière une forme de « croyance magique1 » dans le caractère bénéfique du développement des techniques, l’idéologie cyberlibertarienne est le véhicule d’un discours progressiste qui défend l’ouverture d’esprit, la liberté individuelle et l’innovation. La défense affichée de ces valeurs très générales, où chacun met ce qu’il espère trouver, parvient à rassembler droites et gauches. Néanmoins, malgré l’abondance des valeurs et au-delà de ce qui semble être un objectif consensuel, l’envers du discours cyberlibertarien est surtout que la révolution technologique, clé et garante de la réalisation des libertés individuelles, ne peut se faire que par l’abolition de tout contrôle de l’État. Comme le pressentait Jacques Ellul2, l’arbre des valeurs cache donc un discours bien politique, qui est profondément néolibéral et fondamentalement contre le socle des droits sociaux tel que développé dans les démocraties par l’action régulatrice de l’État. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer les réactions d’intense lobbying contre toute mesure qui viendrait à fiscaliser les activités des GAFAM (Google Apple Facebook Amazon Microsoft), à l’image par exemple de la campagne de désinformation massive lancée à l’été 2018 contre la réforme européenne du droit d’auteur 3. La pensée cyberlibertarienne a surtout impacté très directement notre conception de la démocratie en agissant sur ses outils mais aussi sur le rapport à l’État. Certains voient même un lien direct entre les mouvements néopopulistes et cette forme de pensée, qui critiquent de la même manière la validité du modèle de démocratie représentative et prônent la déconstruction de l’État pour faire la part belle à des mécanismes de validation politique ne répondant en rien à nos standards démocratiques.

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AUJOURD’HUI // DÉMOCRATIE & RÉSEAUX SOCIAUX

Encadrée par ces entreprises, la logique de l’échange public virtuel n’est donc pas tant basée sur notre libre arbitre mais bien sur la détermination de la logique de ce dernier par des algorithmes programmés par des entreprises dont l’objectif est avant tout lucratif. L’indignation des citoyens à la découverte de scandales politiques tels que celui des « fake news », à l’occasion desquelles ils apprennent que les plateformes virtuelles sont d’abord régies par des logiques de marché avant d’être les garantes de la démocratie virtuelle, doit donner matière à réflexion sur la naïveté et la candeur qui ont été les nôtres de laisser des entreprises privées s’ériger en plateformes du débat public. Si nous nous posons alors la question de l’établissement de règles pour ce débat numérique, nous devons immanquablement revenir à la définition du rapport entre l’intérêt général et l’intérêt privé. Il en existe principalement deux. La première, celle choisie par les pères fondateurs des États-Unis, a été de laisser prévaloir les intérêts privés dans la construction de la Nation4. La deuxième est celle qui nous est habituelle dans les États constitutionnels européens et repose sur la prise en compte de l’intérêt général par le biais d’un État qui structure la démocratie. C’est devant ce choix que nous nous trouvons actuellement.

Les nécessaires futurs fondamentaux de l’e-démocratie Malgré la dérive de la démocratie virtuelle, qu’elle soit due à la non-­ neutralité politique des plateformes de débat, aux biais que représentent le ciblage des publications ou encore aux possibilités de déstabilisation profonde des fondements de la démocratie – comme le principe une voix = un citoyen –, il n’est pas trop tard pour relever le défi de la numérisation de la démocratie. Au-delà de la création d’une nouvelle école de pensée pour l’Internet qui s’inscrirait en faux face au caractère asocial, arégulateur et anétatique de l’idéologie californienne et de la mise en œuvre par les États de mesures visant à assurer la sécurité de leurs espaces numériques (notamment la sécurité des protocoles de vote par Internet), trois pistes de réflexion peuvent être proposées pour inverser les tendances néfastes constatées actuellement. La première, même si elle sonne comme une évidence, est l’éducation aux réseaux et notamment l’apprentissage de leurs modalités de fonctionnement. La deuxième est une nécessaire évolution régulatrice du rapport entre les pouvoirs publics et les entreprises qui possèdent ces outils virtuels. La troisième est un mécanisme de garantie du principe d’égale représentation dans l’espace virtuel. En mai 1963, à Nashville, John Fitzgerald Kennedy, invité par l’université ­Vanderbilt, déclarait  : « Dans une démocratie, l’ignorance d’un seul électeur

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Les réponses politiques et juridiques participant de la lutte contre les fausses informations L’action attestée de la Russie visant à déstabiliser les élections prési­ dentielles aux États-Unis et le référendum sur le Brexit au Royaume-Uni ne cesse de provoquer des réactions politiques variées, dont le raidissement des relations entre les démocraties de type européen et un certain nombre de régimes autocratiques. Plusieurs États, comme l’Allemagne (loi pour l’amélioration de l’application du droit aux réseaux sociaux du 1er septembre 2017) ou l’Australie (lois sur la sécurité nationale et sur l’influence étrangère du 28 juin 2018), ont engagé une action législative pour tenter d’endiguer le phénomène des fausses informations sur les réseaux sociaux. En France, Emmanuel Macron, directement visé par une campagne de fausses informations (sur de supposés comptes cachés aux Bahamas ou encore sa prétendue homosexualité) pendant la campagne présidentielle de 2017, a proposé, en complément de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui sanctionne déjà la diffusion de fausses nouvelles, deux lois relatives à la désinformation, qui ont été validées en première lecture à l’Assemblée nationale le 4 juillet 2018. Ces lois créent un référé civil visant à faire cesser par le juge la diffusion de fausses informations, de nouvelles obligations de transparence pour les réseaux sociaux (principalement sur l’origine des publicités achetées par des tiers) et un renforcement du CSA en matière de diffusion de contenus susceptibles de tomber sous le coup de la loi*. Ces deux lois, même si elles ne sont pas exemptes de défauts (durée limitée du dispositif aux périodes électorales, efficacité restreinte du dispositif de référé vu la complexité de la définition de la fausse information) apportent indéniablement des éléments appréciables dans la lutte contre les fausses informations ; l’introduction d’une voie de droit dédiée ainsi que l’obligation de publicisation de l’identité des acheteurs de contenus sponsorisés constituent une réelle plus-value. Ces nouveaux outils correspondent en tout cas bien aux recommandations récentes de la Commission européenne, qui proposera, vraisemblablement pour la fin de l’année 2018, en concertation avec les gouvernements et les acteurs du secteur, une directive européenne dans le domaine, car si les réseaux sociaux ne connaissent pas de frontières, c’est au niveau européen qu’il faut aussi et surtout agir. * Assemblée nationale – Rapport d’information no 949 portant observations sur les proposition de loi organique et proposition de loi relatives à la lutte contre les fausses informations (nos 772 et 799).

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AUJOURD’HUI // DÉMOCRATIE & RÉSEAUX SOCIAUX

Gabriel Richard-Molard Éditorialiste, spécialiste des affaires européennes et des technologies de l’information. Né en 1986 à Montpellier. Diplômé de Sciences Po Strasbourg en 2008. Lauréat d'un doctorat en droit européen de l’université de Potsdam en 2016.

met en danger la sécurité de tous. » Cette citation est bien sûr un appel à la ­raison mais aussi à l’éducation des électeurs. La démocratie se nourrit en effet des opinions de toutes et tous et la question est donc de savoir quelles opinions relèvent d’une construction raisonnée et, à l’inverse, lesquelles peuvent se nourrir de l’ignorance. Cette citation trouve une résonance toute particulière dans le contexte de ce que certains appellent la « société post-­ factuelle5 » dans laquelle nous serions entrés. Indubitablement les réseaux sociaux marquent une rupture dans les pratiques de réception d’information puisqu’ils abolissent une distinction entre les journalistes professionnels, censés travailler selon un code déontologique propre (notamment la vérification des sources) et des articles postés par des particuliers, qui ne répondent pas aux mêmes impératifs professionnels. La question ici n’est pas tant celle du contenu mais bien celle de l’apprentissage de l’esprit critique afin d’améliorer le traitement de l’information et d’éviter de tomber dans les pièges que représentent les fausses nouvelles et autres théories du complot (qui relèvent, elles, plus du domaine de la croyance quasi-religieuse6). Cela passe naturellement par les structures scolaires, qui doivent enseigner aux enfants et aux étudiants à apprécier le fondement d’une information et à croiser leurs sources, mais aussi, comme la Commission européenne a pu le rappeler récemment dans une conférence de presse portant sur les fausses nouvelles7, par la proposition de pistes d’actions pour promouvoir un journalisme de qualité. À côté de l’éducation aux réseaux, la question du rapport entre les pouvoirs publics, garants de la démocratie, et les entreprises qui possèdent les plateformes de mise en réseau est également centrale. Comme nous l’avons maintenant décrit à plusieurs reprises, ces entreprises ne sont que très marginalement contrôlées. L’approche régulatrice est systématiquement ex post, c’est-à-dire que les pouvoirs publics viennent corriger un élément spécifique et que les réseaux s’exécutent alors avec plus ou moins d’efficacité. L’amplitude des dégâts sur la démocratie est pourtant si importante qu’elle nécessiterait une action régulatrice beaucoup plus ferme. Si l’on considère en effet que Facebook compte plus de deux milliards d’utilisateurs actifs par mois, l’utilisation de la plateforme engage l’entreprise, non plus strictement à une responsabilité d’entreprise, mais bien à une responsabilité publique. Les pouvoirs publics acceptent aujourd’hui, dépassés certainement par le caractère mondialisé et insaisissable de ces entreprises, que celles-ci agissent en sous-traitance d’une mission de service public qui est celle d’organiser le débat public. Cette externalisation de quasi-prérogatives de la puissance publique, comme en Allemagne avec la nouvelle « loi pour l’amélioration de l’application du droit aux réseaux

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sociaux », selon laquelle ce sont les plateformes qui sont responsables de l’appréciation jurisprudentielle des discours de haine, ne peut laisser indifférent car elle laisse entre les mains de sociétés à but lucratif la responsabilité de l’ordre public virtuel. Ce problème majeur ne peut trouver de solution que si les États concernés par le phénomène décident ensemble d’en passer par l’action internationale. En effet, si le problème de l’application effective et de la sauvegarde des fondements de la démocratie plonge en grande partie ses racines dans l’éclatement territorial de ces entreprises, seul un accord international de contrôle des réseaux pourra pallier la situation. Une solution novatrice pourrait être d’envisager un accord international de reconnaissance d’une mission de service public universel à ces entreprises pour une durée limitée et renouvelable. Cette mission permettrait de contrôler les conditions de l’exercice du débat public : contrôle de l’algorithme pour éviter sa sélectivité et les biais commerciaux, transparence des sources de financement publicitaire, contrôle de la validité des identités des profils afin d’éviter les biais dans la prise de parole publique. En fonction de quoi les entreprises contrevenantes s’exposeraient à d’importantes sanctions financières et n’auraient plus le droit d’enregistrer les informations personnelles des internautes. Le dernier pilier de l’e-démocratie est celui de la portabilité et de la sauvegarde des droits des citoyens sur les espaces virtuels. Si d’aventure la voix d’un citoyen devait compter moins que celle de son voisin, que cela soit dans la discussion publique sur les réseaux ou à l’occasion d’un vote organisé de manière virtuelle, alors la démocratie cesserait d’exister. Ce danger est déjà une réalité qui s’illustre de différentes manières : par l’usurpation d’identité, par la multiplication de faux comptes animés par des bots (des programmes informatiques qui miment le comportement de vraies personnes) ou encore par des profils anonymes. Les fins sont ici multiples : création d’opinions facticement majoritaires pour déséquilibrer les opinions publiques, vol de données personnelles et bancaires, discours illégaux (haine, xénophobie etc.). L’impact de ces fausses identités est énorme, peut-être bien plus encore que le phénomène des fausses nouvelles, auquel il reste étroitement corrélé. Par contre, les solutions pour y remédier ne sont pas légion car dans le paradigme d’un internet californien la solution de contrôle ne peut qu’être implémentée par les entreprises du secteur. Cette approche est erronée car l’expérience montre que celles-ci n’agissent jamais préventivement. Seule l’Estonie a, à ce jour, développé une solution particulièrement intéressante, qui repose sur un protocole d’identification passant par la carte d’identité pour pouvoir commenter les articles de presse des grands quotidiens nationaux. Ce système sécurisé par cryptographie asymétrique

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présente l’avantage de ne pas transférer d’informations vers le journal en question, tout en validant électroniquement l’identité du commentateur. Il reste néanmoins moins sécurisé que les nouvelles technologies de chaînes de blocs8. Selon la cheffe de la rédaction internationale du quotidien estonien Postimees, Evelyn Kaldoja, l’application d’un tel protocole d’identification n’impliquant aucune transmission de données aux plateformes permettrait de résoudre en très grande partie les problèmes liés aux contenus haineux, mais aussi d’apporter un coup de frein définitif à la pratique des robots, puisque les fabriques de trolls ne pourraient plus créer des milliers de profils biaisant le débat public.

1. L’expression est de Virginia Eubanks, professeur de science politique et auteur de nombreux articles et d’ouvrages sur le numérique. 2. « La technique est antirévolutionnaire mais, par les “progrès” effectués, donne l’impression que tout change, alors que seules des formes et des moyens se modifient. Elle anéantit la pulsion révolutionnaire en accroissant tous les conformismes à sa propre structure intégrée. » Jacques Ellul, Autopsie de la révolution (1969), rééd. La Table Ronde, 2008, p. 208-209. 3. Plus d’un million d’emails ont été envoyé aux députés européens en amont du vote du 5 juillet 2018 au Parlement européen sur la réforme du copyright (Rapport Voss). Ceci fut fait à l’instigation des grandes plateformes du Web, qui auraient été astreintes à payer pour la première fois des droits d’auteur pour les vidéos publiées sur leurs pages. Suite à l’instrumentalisation de Wikipédia par Google, affirmant que la réforme « tuerait toute liberté en ligne », les députés, sous la pression des citoyens, ont en majorité voté contre la réforme. Le texte, amendé marginalement, a finalement été adopté au Parlement européen le 12 septembre 2018 suite à une mobilisation des mêmes groupes d’intérêt. 4. Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis d’Amérique (traduit de l’anglais par Frédéric Cotton), Agone, 2002. 5. Voir l’excellent article de Katharine Viner dans The Guardian sur le rapport aux faits dans la société post-factuelle : www.courrierinternational.com/article/medias-comment-lenumerique-ebranle-notre-rapport-la-verite 6. Voir Gérald Bronner, La Démocratie des crédules, PUF, 2013. 7. europa.eu/rapid/press-release_IP-18-3370_fr.htm 8. Les technologies de chaînes de blocs (blockchain technologies en anglais) sont une méthode de stockage et de transmission d’information reposant sur la décentralisation des données. Chaque ordinateur possède un bloc d’information qui interagit avec un autre pour opérer la validation du transfert d’une petite partie de la donnée. Ce sont ces multiples validations décentralisées qui vont entraîner la réception et la confirmation du transfert de l’information. Le dispositif est ainsi rendu inviolable du fait de son dispersement.

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La structuration de l’opinion publique Il fut un temps – pas si éloigné –, où l’opinion publique prenait forme par l’intermédiaire de canaux d’information bien identifiés. Les journaux classiques, de presse écrite, de radio et de télévision, le cercle social, les partis politiques, les syndicats… contribuaient ensemble à forger l’opinion politique du citoyen. Mais, à l’heure où la presse est dans une mauvaise passe, où les partis politiques ont rejoint les syndicats dans un délitement jamais vu, est arrivé un nouveau canal d’information : les réseaux sociaux. Fake news, discussions sans fondement idéologique… la part de l’émotion et de l’immédiateté grandit. Prend-elle le pas sur les autres canaux ? Nos structures démocratiques peuvent-elles résister à ce virage ? Nous avons interrogé Thierry Vedel, chercheur CNRS au CEVIPOF, qui travaille sur les relations entre Internet et le politique et a coordonné le projet Mediapolis « Information politique et citoyenneté à l’ère numérique ».

Notre hypothèse de départ vous semble-t-elle la bonne ? Les canaux que vous identifiez sont sûrement plus des canaux de transmission de l’information que des canaux d’influence. Quand vous parlez des médias par exemple, nous n’avons jamais pu établir qu’ils avaient des effets univoques. Ils ont des effets multiples qui dépendent des individus, du contexte, du message… C’est d’une complexité inouïe. Il faut également prendre en compte le rôle des conversations. Elles ont toujours existé, avant même les réseaux sociaux. Sauf que l’on a énormément de mal à les étudier. On pense qu’elles jouent un grand rôle dans l’élaboration d’une opinion, peut-être plus important que celui des médias traditionnels. Dans les conversations, il n’y a pas d’exposition sélective, contrairement à ce qu’il se passe avec les médias.

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C’est-à-dire ? En général, on regarde les médias qui vont conforter nos opinions. Quand vous discutez avec une autre personne, cela joue beaucoup moins : elle peut vous exposer à des informations que vous n’attendiez pas forcément. Dans une conversation, il y a un côté affectif, notamment en politique. Le fait de parler entre amis, entre collègues facilite la transmission de l’information et sa mémorisation. Enfin, une conversation est une interaction continue qui permet de poser des questions, ce qui est impossible avec les médias. On a donc tendance à penser que les conversations jouent un rôle plus puissant que tous les autres canaux décrits. Sauf qu’il est quasiment impossible de les étudier scientifiquement ! Lorsque sont arrivés les réseaux sociaux, beaucoup de chercheurs se sont jetés dessus en pensant pouvoir étudier de façon tangible les conversations.

Et cela fonctionne ? Dès que l’on touche à la politique, on bute sur plusieurs points. Le premier est que les réseaux sociaux ne sont pas du tout représentatifs de l’ensemble de la population. On dit que 85 % de la population utilise régulièrement Internet. Les deux tiers de ces personnes disent avoir un compte sur Facebook – qui n’est pas forcément actif. Parmi eux, ceux qui disent discuter de politique représentent environ 30 % des utilisateurs. Quant à Twitter, sa communauté est très spécifique, très militante et beaucoup plus politisée que la moyenne de la population. Et seulement 15 à 17 % des gens disent avoir un compte Twitter, dont 25 à 30 % s’y connectent pour parler politique. D’ailleurs, un détail amusant : les comptes des grands candidats de la dernière élection présidentielle dépassent presque tous le million d’abonnés, ce qui ne correspond absolument pas au nombre de gens qui sont actifs sur Twitter en politique ! Il y a donc probablement beaucoup de robots, de comptes automatisés. Et, en même temps, c’est sur ce canal que les chercheurs peuvent le plus travailler, puisque, comme Facebook ne donne pas accès aux conversations, il est impossible d’y travailler de manière rigoureuse. Ce qu’il faut retenir de tout cela, c’est qu’il est difficile de s’assurer de la représentativité de la population étudiée.

Avez-vous noté une évolution dans la manière dont se forme cette opinion publique ? L’opinion publique, c’est un indicateur. Elle n’existe pas en soi, il faut la mesurer à l’aide d’instruments et nous n’avons aucun instrument fiable hormis les sondages, qui restent précieux. Lorsqu’on les utilise bien, on en apprend beaucoup, d’autant plus qu’aujourd’hui on peut les faire à très grande échelle et très rapidement. 18 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018


Justement, les techniques ont-elles dû s’adapter pour rester précises ? La révolution, c’est qu’on ne fait presque plus que des sondages en ligne dans le domaine politique. Cela coûte beaucoup moins cher et on peut avoir de plus grands échantillons. On a cependant dû revoir nos méthodes, car en ligne les gens s’expriment plus facilement. C’est le paradoxe : autrefois, en face-à-face ou par téléphone, il fallait augmenter les extrêmes car les gens votant pour l’extrême gauche ou le Rassemblement national (ex-Front national) avaient tendance à moins se déclarer. Mais en ligne c’est l’inverse ! Il y a un deuxième écueil avec les sondages en ligne : ils sont réalisés à partir de ce que l’on nomme un gros panel, ce qui amène à réinterroger souvent les mêmes personnes. Il peut y avoir plus de trois cents sondages lors d’une année électorale, et certaines personnes sont interrogées plusieurs fois, surtout si elles font partie des quotas particuliers où nous avons peu de répondants. On a même le sentiment que certains deviennent des professionnels de la réponse.

Notez-vous une évolution de la perception du monde politique de la part des jeunes générations ? Leur implication est-elle différente ? Il y a une vieille loi de science politique qui s’observe à chaque élection : les jeunes sont beaucoup moins intéressés par la politique, ils votent moins aux élections. La seule élection qui les mobilise vraiment, c’est la présidentielle. Les chiffres montrent que l’implication augmente linéairement entre 30 et 65 ans. Ce manque d’implication des jeunes s’explique par le fait qu’ils ne sont pas encore tout à fait dans leur rôle de citoyen, n’ont pas créé de famille, ne paient pas forcément des impôts…

L’arrivée des réseaux sociaux n’a rien changé à ce schéma ? Internet et les réseaux sociaux étaient l’un des gros espoirs en effet. Les jeunes, au départ, étaient beaucoup plus connectés que les autres générations. Mais, aujourd’hui, les plus âgés sont presque autant connectés et les retraités notamment sont plus intéressés que les jeunes par la politique. Propos recueillis par Marjolaine Koch.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 19


20 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2018


De nouvelles révélations sur l’étendue des scandales liés à la pédophilie dans l’Église catholique, au Chili, aux États-Unis, et aujourd’hui en Allemagne, mettent en évidence la crise majeure qui secoue le lourd édifice de l’institution vaticane romaine. Le système hiérarchique basé sur le pouvoir exclusif des clercs – pape, évêques, prêtres –, chargés tout à la fois de célébrer le culte, d’enseigner au peuple et de gouverner, vacille comme jamais. Le déni des fautes des clercs, la protection des coupables, plutôt que le secours aux victimes, ont été la règle jusqu’à un passé si récent qu’il est peut-être encore le présent. Le pape François ne s’y trompe pas et dans sa lettre du 20 août adressée « au peuple de Dieu », il sollicite l’aide des baptisés laïques pour tenter de mettre fin à cette situation et pointe avec vigueur ce qu’il nomme cléricalisme, c’està-dire l’entre-soi des prêtres et leur sentiment d’être séparé du commun des croyants. Ce qui est frappant dans le diagnostic de François, qui, de fait, rejoint l’opinion de bon nombre d’analystes, c’est que c’est d’une certaine façon la base, le socle sur lequel l’Église catholique s’est bâtie au cours des siècles qui sont visés. En effet, face aux grandes crises de son histoire, le catholicisme a réagi en se tournant vers ses clercs, en augmentant leur pouvoir et en tentant d’en faire un corps de plus en plus parfait, savant et séparé. Ce fut le cas lors de la grande réforme de Grégoire VII au xie siècle et de nouveau face à la Réforme protestante avec le concile de Trente au xve. Deux historiennes, Catherine Vincent et Nicole Lemaître, rappellent les raisons et les conditions qui virent s’installer puissamment ce pouvoir des clercs. Mais des solutions qui ont montré une efficacité il y a respectivement dix et cinq siècles méritent d’être réexaminées aujourd’hui. Les temps changent, la crise est profonde ; c’est ce que Pierre Vignon, Anne Soupa et Laurent Lemoine analysent avec lucidité. Quelles solutions notre temps peut-il envisager s’il veut que la proposition chrétienne demeure vivante et audible ? L’Église catholique n’est pas le tout du christianisme mais elle en est une très grande part, c’est pourquoi ceux et celles qui demeurent convaincus que l’Évangile mérite d’être annoncé sont concernés par cette grande crise, quelle que soit la distance qu’ils ou elles ont prise avec l’institution catholique. Témoignage chrétien prend en conséquence sa part dans la réflexion qui doit être menée.

Christine Pedotti LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 21


AUJOURD’HUI // LA CHUTE DE LA MAISON CATHOLIQUE ?

La réforme grégorienne En Occident au début du xie siècle, la dépendance de l’Église vis-à-vis des pouvoirs temporels – empereurs, rois et seigneurs – mine la chrétienté. Il faudra plus d’un siècle pour établir le pouvoir de Rome et affirmer son indépendance spirituelle. Par Catherine Vincent, historienne (Université Paris-Nanterre), membre senior honoraire de l’Institut universitaire de France

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ous l’appellation de réforme grégorienne les historiens désignent les profondes mutations qui affectèrent la présence de l’Église au monde, en Occident, du milieu du xie siècle au début du xiiie. Leurs contemporains eurent conscience de vivre des événements sans précédent et leurs promoteurs les justifièrent en arguant du « retour » (renovatio, reformatio) aux temps des origines du christianisme, parés à leurs yeux d’un grand prestige. Pour mieux saisir l’ampleur de ces mutations, rappelons deux données majeures de la situation antérieure. Dans un monde fondé sur des représentations religieuses et donc tendu vers les fins dernières, l’Église assurait le salut de tous au titre d’une délégation de prière confiée à ceux que leur pureté et leurs renoncements plaçaient au plus près de l’oreille divine, les moines, qui, à l’époque, sont loin d’être tous ordonnés prêtres, donc clercs. La quête du salut reposait sur une conception collective de la destinée humaine. Dans cette mission, l’Église recevait le soutien du pouvoir politique, qui devait, pour sa part, veiller à l’heureuse destinée finale des hommes que le Ciel lui avait confiés. Rien de choquant à ce que Charlemagne édicte une législation qui s’attache à la bonne formation du clergé et s’adjoigne, dans le gouvernement de son empire, des lettrés, évêques ou abbés, à la désignation desquels il est associé. L’Occident a connu plus d’un prince qui a œuvré au mieux en ce sens, nommant des hommes parfaitement dignes. Certains, tel l’empereur Henri II (mort en 1024), y gagnèrent une réputation de sainteté ; d’autres le firent sans doute plus par calcul, l’Église contribuant à l’encadrement de la société. À partir du début du xie siècle, se développe un mouvement qui défend une tout autre conception des relations entre l’Église et la société. La spiritualité

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et, avec un décalage chronologique, la pastorale voient de plus en plus dans la quête du salut la responsabilité de chaque conscience individuelle. Les monastères rénovés (cisterciens) accueillent des adultes en recherche d’une aventure intérieure que certains poussent jusqu’à la mystique. Des ermites itinérants appellent à la conversion par des discours non dénués de radicalité. Le modèle invoqué est celui de la vie des apôtres et de la première communauté chrétienne, animée par la mission, la vie fraternelle et le renoncement aux biens dans la pauvreté. Au début du xiiie siècle, François d’Assise se réclame encore de cet idéal. À chacun d’œuvrer à son salut : encore faut-il être sûr de la voie choisie. C’est là qu’interviennent les principes grégoriens. Il revient à l’Église de montrer le chemin à tous, y compris aux plus puissants : aux clercs, la charge du spirituel ; aux laïcs, celle du temporel. La distinction se creuse, s’aiguise comme jamais auparavant. Mais distinction n’est pas séparation : les deux états de vie constituent le peuple de Dieu, chacun trouvant sa place de part et d’autre de la Mater ecclesia, entendue au sens métaphorique et concret. La distinction se double de la hiérarchisation, qui place l’état de vie du clerc au-dessus de celui du laïc. Pour cette raison, le clerc doit incarner une perfection en partie calquée sur l’état monastique, que résume la lutte contre le nicolaïsme – renoncement au monde dans le célibat et la sobriété vestimentaire et alimentaire – et contre la simonie – fin du trafic financier des charges ecclésiastiques – ; il doit aussi acquérir une compétence doctrinale et pastorale pour juguler abus et déviances par l’administration des sacrements et la diffusion de la parole de Dieu. En conséquence, on considère que seuls les clercs peuvent traiter des affaires de l’Église en toute indépendance (en théorie !) : le pape doit être élu par les cardinaux et non plus désigné par l’empereur ; les évêques, élus par les chanoines et non plus par les seigneurs ; les biens des églises, « restitués » (en fait, donnés) aux desservants. L’application de telles dispositions provoqua de violentes crises : des princes aux petits seigneurs, le pouvoir politique ne se laissa pas déposséder sans résister de ses prérogatives en matière de nomination des dignitaires et de jouissance des bénéfices ecclésiastiques. La plus célèbre d’entre ces luttes de pouvoir, survenue entre l’empereur Henri IV et le pape Grégoire VII, donna son nom à la réforme et resta dans les mémoires par la pénitence de Canossa (1077), qui fut sans doute davantage une manière de sortir de l’impasse que l’humiliation qu’y a vue Bismarck en plein Kulturkampf. Une autre survint en Angleterre entre Henri II Plantagenêt et Thomas Becket, assassiné en 1170. La hiérarchisation introduite entre les deux « états de vie » a eu les conséquences que l’on connaît mais ne doit pas éclipser cette rupture radicale avec l’état de fait antérieur, qui était partout la norme. Par sa volonté de christianiser la société et sa distinction entre spirituel et temporel, la réforme grégorienne constitue un legs majeur du Moyen Âge à notre modernité, à laquelle il revient d’inventer d’autres types de relations au sein de l’Ecclesia.

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AUJOURD’HUI // LA CHUTE DE LA MAISON CATHOLIQUE ?

La crise de la Réforme Face à la Réforme initiée par Luther, l’Église met plus de vingt ans à convoquer le concile de Trente. Avec la Contre-Réforme, elle se dote d’outils spirituels et matériels afin de faire face à la crise. L’opération, d’abord efficace, aura par la suite des effets pervers. Par Nicole Lemaître, historienne Réforme cléricale et anticléricalisme Contrairement à une légende tenace, vers 1500, c’est-à-dire à la veille de la rupture luthérienne, l’Église n’est pas noyée dans les abus en tout genre. Tout au contraire, elle est en réforme. Une réforme inégale, incomplète et discontinue car papes et évêques n’ont pas encore le pouvoir qu’ils auront plus tard, mais une réforme fondée sur la valorisation de la charge des âmes, qu’on n’a cessé de réclamer depuis le concile de Latran IV en 1215. Les ordres religieux réformés et prêcheurs, dominicains, franciscains, augustiniens et autres, ne cessent de le répéter depuis un siècle : les prêtres sont ignorants, indignes et incapables de prêcher. Or, jamais la demande d’explication de l’Écriture n’a été aussi puissante qu’en ces temps de triomphe de l’humanisme critique. L’écoute de la Parole, au fil du dense réseau des liturgies, voire la lecture directe de l’Écriture sont à la mode, mais le clergé se montre le plus souvent incapable de la traduire et de l’expliquer. Parce qu’ils se sentent responsables du salut de leurs ouailles, les clercs le sont aussi de la bonne tenue des sacrements comme de l’organisation des écoles et des hôpitaux, y compris quand ceux-ci sont de fondation laïque. L’exclusion des élites laïques du gouvernement des écoles et œuvres d’assistance nourrit un anticléricalisme qui sera une composante essentielle de la rupture à venir. À quoi s’ajoute l’inquiétude face au salut des nouveaux « lisants-écrivants », qui accèdent à une masse de petits livrets de dévotion imprimés. Tout ceci prospère sur fond de divisions internes à l’Église provoquant une mise en cause de plus en plus radicale de la hiérarchie cléricale. Plus que les abus ou les excès, c’est l’angoisse du salut et les coups de menton des pouvoirs cléricaux qui poussent à chercher un nouveau monde re-formé/réformé – on ne sait pas encore où mettre les accents – à partir de l’Écriture. 24 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018


Les ratés de la réponse à Luther et les constructions du concile de Trente Dans ces sociétés en souffrance, traversées par les épidémies et les prophéties sur la fin du monde, où les autorités d’autrefois sont mises en cause pour s’être trompées aussi bien sur la forme de la Terre que sur la Parole de Dieu, une étincelle suffisait. Celle-ci ne vient pas des humanistes, malgré le brio d’Érasme, mais d’un religieux réformé et prédicateur, Luther, qui exprime tout haut, en accord avec ses convictions, ce que beaucoup n’osent dire. Dans La Captivité babylonienne de l’Église (1520), il dénonce l’asservissement des chrétiens au pape et au clergé par les sacrements. Faute d’avoir été pris au sérieux entre 1517 et 1520, Luther a été personnellement contraint au schisme, mais pourquoi a-t-il été suivi ? On ne parle de protestants en Allemagne qu’après la diète d’Empire de 1529 et, en France, Calvin ne passe à la Réforme qu’en 1533 et n’est guère connu avant 1541. Que faisaient Rome et les évêques au cours de ces vingt années ? Ils étaient divisés ou au mieux enclins à l’élimination brutale des hérétiques. En fait, c’est l’impuissance de l’ancienne Inquisition épiscopale qui pousse le pape à créer le SaintOffice, sur le modèle de l’Inquisition espagnole, en 1541 précisément. Le pape était hostile au concile par crainte de perdre son pouvoir monarchique et les évêques n’y croyaient pas, en raison des souvenirs des conciles du xve siècle, avec leurs discussions oiseuses et leur quête de boucs émissaires (sorcières…).

La construction face à face de confessions identitaires Pourtant, jusqu’en 1541, date du colloque de Ratisbonne, où Philipp Melanchthon et le cardinal Contarini arrivent à un accord sur la justification puis constatent leur divergence sur l’Eucharistie et la forme de l’Église, le rapprochement restait possible. C’est alors que Paul III Farnèse, élu en 1534 pour réunir un concile, le convoque définitivement. Ce sera le concile de Trente, qui ne s’ouvre qu’en décembre 1545 et ne peut que faire le constat des dégâts induits par ce retard. Certes, les premiers décrets, sur l’Écriture et sur la justification, sont une réponse excellente aux questions posées par Luther une génération plus tôt, mais ce concile est surtout une remise en ordre quasi militaire des responsables des âmes. L’absence, l’ignorance, la désobéissance aux supérieurs sont anathé­misés. Dans ce concile, qui ne s’achève qu’en 1563, il est très peu question des laïcs, sauf en ce qui concerne le mariage et les fondations charitables. Les laïcs, hommes ou femmes, sont supposés sans discernement par nature. Ainsi, selon l’adage tiré de Matthieu qui dit que « si un aveugle guide des aveugles, ils tombent tous dans la fosse » [Mt 15, 14], les prêtres seuls peuvent être des guides. Toute une idéologie sacerdotale, née au Moyen Âge, est donc mise en application par le concile. Pour plus d’efficacité, on augmente le pouvoir des évêques, mais ils sont eux-mêmes surveillés par les archevêques et, très vite, dès 1587, par la Congrégation romaine des évêques. De toute façon, évêques, prêtres et laïcs sont désormais soumis à l’autorité des inquisitions. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 25


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Pourquoi cette centralisation ? Pour répondre à l’émiettement des pouvoirs protestants, qu’ils soient d’origine luthérienne ou réformée, et organiser une hiérarchie efficace de conquête ou de reconquête des nouveaux mondes. Parce que c’est la seule façon de répondre aux tentatives de négociation avec les protestants. Tandis que les confessions protestantes se construisent en établissant des frontières, le catholicisme romain pose de même les siennes. Cette construction face à face a des conséquences heureuses du côté catholique : la promotion d’un clergé digne et pieux, de l’enseignement, de l’assistance. Mais qui dit centralisation dit aussi pouvoir hiérarchique pesant et arrogant dans une Église romaine triomphante, certaine de détenir la vérité ; qui dit frontière avec l’hérésie suppose la surveillance mutuelle et même la délation des non-conformistes ; qui dit délation instituée suppose le secret de l’enquête et des dénonciateurs. Les catholiques entrent dans un monde de méfiance contraire à l’esprit évangélique. Rappelons que le Saint-Office n’a véritablement disparu qu’au concile de Vatican II et que la Congrégation pour la doctrine de la foi qui lui succède cultive les mêmes valeurs de secret de la procédure. Séduites par la spiritualité sacerdotale qui permet aux laïcs de faire confiance aux prêtres pour les conduire au salut sans faire eux-mêmes d’efforts inconsi­ dérés, les élites laïques suivent dans un premier temps, jusqu’au milieu du xviiie siècle. Mais, dès la fin du xviie, une partie de l’opinion publique refuse l’autoritarisme des autorités religieuses. Un refus qui culmine à la veille de la Révolution française, que les curés patriotes choisissent d’abord d’appuyer (sans eux pas d’entrée dans les processus révolutionnaires). La radicalisation anticléricale de la Révolution tient aux événements : les prêtres, sous l’autorité d’un pouvoir extérieur ou des évêques émigrés, deviennent, au moment de Valmy, des traîtres en puissance. Et quand le pape condamne la Constitution civile du clergé, qui donne à la nation des pouvoirs qui appartenaient au monarque, la répression antireligieuse balaye les prêtres patriotes. Les réfractaires vont rejoindre le maquis et se mettre à l’écoute des laïcs qui prennent le risque de les héberger. L’image du bon prêtre du xixe siècle, celle du curé d’Ars, est en cours d’élaboration. Au final, le sacerdoce universel promu par la Réforme a provoqué en miroir la mise en valeur du prêtre chargé des âmes, qui reçoit du sacrement de l’ordre l’assistance directe du Saint-Esprit et donne les sacrements ex opere operato, en dehors même de sa propre sainteté. Face au pasteur protestant, qui reste un laïc, qui est appelé à prêcher, qui lui aussi est ministre au sens où il exerce un métier, qui lui aussi est clérical (savant, expert, juge de la foi et des usages) mais qui peut être mis en cause par les fidèles, le prêtre est volontairement mis hors sol, n’appartenant plus tout à fait à la terre, tout comme Rome et la Curie. Faut-il avoir la nostalgie de cette Église puissante mais devenue contraire au message du Christ ? Il a fallu un concile pour répondre à Luther. Il est douteux que les solutions de Trente vaillent jusqu’à nos jours.

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Pédophilie, la fin du silence ? Les mutations anthropologiques récentes ont fait éclater depuis vingt ans dans différentes parties du monde des affaires d’abus sexuels sur mineurs. Avec la sécularisation, l’Église catholique n’a plus trouvé d’auxiliaires dans l’État ou la société pour maintenir les victimes dans le silence. Par Anthony Favier Le choc de l’enquête du Boston Globe de 2001 C’est aux États-Unis, pays marqué par une solide pratique journalistique ainsi qu’un pouvoir judiciaire fort et autonome, qu’ont éclaté les premiers scandales. En janvier 2001, au terme d’une minutieuse enquête, le Boston Globe révèle comment l’archevêché a couvert, depuis les années 1960, 90 prêtres impliqués dans des abus sur mineurs. Les journalistes mettent au jour différents éléments, que l’on retrouvera dans d’autres diocèses américains, comme l’emprise d’un clergé puissant sur des familles issues de l’immigration italienne, irlandaise ou polonaise ou bien le recours systématique des évêques à des armées de juristes pour étouffer les scandales, notamment avec des accords à l’amiable. Boston marque, en tout cas, le début d’une prise de paroles des victimes. Les procès conduisent nombre de diocèses américains (un tiers environ) à faire faillite au cours des années 2000-2010 tant les montants d’indemnisation sont importants… Cette année, dix-sept ans après Boston, un rapport du grand jury de l’État de Pennsylvanie dénonce encore, dans huit diocèses, 300 prêtres auteurs de viols ou d’agressions sur des centaines de mineurs. Pour beaucoup d’observateurs, il est important qu’une enquête soit désormais menée au niveau fédéral sur l’ensemble des diocèses catholiques du pays. Après déjà près de deux décennies de tumulte, l’Église américaine n’est donc pas à l’abri de nouvelles révélations.

La révélation des enquêtes parlementaires et indépendantes Parallèlement à ce qui se passe aux États-Unis, d’anciens dominions de l’Empire britannique deviennent également le théâtre de révélations. On y retrouve la même configuration politico-religieuse historique. Contre l’allégeance des LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 27


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évêques catholiques au régime, l’État a plus ou moins fermé les yeux sur la mainmise du clergé ou des congrégations sur les œuvres sociales. Effectuant un mouvement de retour sur leur passé au cours des années 2000, les sociétés irlandaise, canadienne ou australienne ont demandé aux politiques de faire éclater la vérité. Au Canada, le clergé catholique s’est ainsi retrouvé impliqué, aux côtés de religieux d’autres confessions, dans le scandale des « pensionnats d’indigènes », mis au cœur de l’actualité par la repentance publique du Premier ministre en 2008. Mais c’est l’Irlande qui est allé le plus loin dans le processus de recherche démocratique de la vérité. À l’issue d’un laborieux travail parlementaire de neuf ans, une commission publie en 2009 un texte de 2 500 pages, le Rapport Ryan. Ce document détaille des décennies d’abus sexuels – qu’il qualifie d’« endémiques » – commis, à partir des années d’indépendance jusqu’aux années 1990, dans les institutions pour enfants catholiques. Sur le même modèle, en Australie, la Commission d’enquête royale sur les réponses institutionnelles aux crimes pédophiles publie en 2017 un rapport lui aussi accablant. Et, en Allemagne, un tout récent rapport universitaire commandé par l’Église révèle l’ampleur des crimes. Le chiffre est terrible : 4,4 % de prêtres abuseurs !

Et dans le monde latin ? Les Églises latines font-elles figure d’exception ? En France, la condamnation de l’évêque de Bayeux pour non-dénonciation d’un prêtre pédophile, en 2001, montre que quelque chose frémit à l’orée des années 2000. Mais aucune enquête, publique ou ecclésiastique, ne permet d’avoir une idée de l’ampleur des crimes commis. Au nom de la laïcité, les pouvoirs publics rechignent à pousser l’institution à rendre des comptes. L’association La parole libérée, qui fédère les victimes du père Bernard Preynat, est l’acteur le plus mobilisé dans la collecte de témoignages de victimes. Mais il est difficile de savoir si le prêtre du diocèse de Lyon est une exception ou si des affaires similaires existent ailleurs. En Italie, les accords du Latran protègent encore les ecclésiastiques, qui ne sont pas tenus de dénoncer aux autorités civiles les actes délictueux dont ils ont connaissance dans le cadre de leur ministère… L’horizon s’obscurcit au cours des années 2010 pour le catholicisme latin lorsque des diocèses jusque-là relativement épargnés et situés dans les pays émergents sont touchés. L’Église chilienne sombre à son tour dans la tourmente en 2018, lorsque le parquet général, à partir des plaintes pour abus sexuel de 270 personnes (dont 180 mineures au moment des faits), place dans son collimateur 160 responsables catholiques, majoritairement des prêtres et des évêques. Le malaise s’accroît dans la mesure où se renforce l’idée qu’il s’agit d’un problème systémique que le développement de l’État de droit et les progrès de l’autonomie individuelle mettent inévitablement au jour. De quoi craindre que ce soit dans les Églises jeunes (Asie, Afrique) que se situent les abus d’aujourd’hui et le germe des scandales de demain.

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Lettre du pape François au peuple de Dieu Datée du 20 août 2018, elle mérite d’être lue en son entier (voir sur le site du ­Vatican), d’autant qu’elle est assez brève. C’est un constat de désastre, désastre pastoral et moral. Et cette fois, c’est vers le « peuple de Dieu », c’est-à-dire explicitement vers le peuple des baptisés laïques, hommes et femmes, que se tourne le pape. Le constat d’abord : « Considérant le passé, ce que l’on peut faire pour demander pardon et réparation du dommage causé ne sera jamais suffisant. Considérant l’avenir, rien ne doit être négligé pour promouvoir une culture capable non seulement de faire en sorte que de telles situations ne se reproduisent pas mais encore que celles-ci ne puissent trouver de terrains propices pour être dissimulées et perpétuées. » Puis l’aveu de la faute : « Avec honte et repentir, en tant que communauté ecclésiale, nous reconnaissons que nous n’avons pas su être là où nous le devions, que nous n’avons pas agi en temps voulu en reconnaissant l’ampleur et la gravité du dommage qui était infligé à tant de vies. Nous avons négligé et abandonné les petits. » Le défi à relever : « Aujourd’hui nous avons à relever le défi en tant que peuple de Dieu d’assumer la douleur de nos frères blessés dans leur chair et dans leur esprit. Si par le passé l’omission a pu être tenue pour une forme de réponse, nous voulons aujourd’hui que la solidarité, entendue dans son acception plus profonde et exigeante, caractérise notre façon de bâtir le présent et l’avenir, en un espace où […] les victimes de tout type d’abus puissent trouver une main tendue qui les protège et les sauve de leur douleur. Cette solidarité à son tour exige de nous que nous dénoncions tout ce qui met en péril l’intégrité de toute personne. » Et la charge contre le cléricalisme qui a permis à cette situation de prospérer : « Chaque fois que nous avons tenté de supplanter, de faire taire, d’ignorer, de réduire le peuple de Dieu à de petites élites, nous avons construit des communautés, des projets, des choix théologiques, des spiritualités et des structures sans racine, sans mémoire, sans visage, sans corps et, en définitive, sans vie. Cela se manifeste clairement dans une manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Église – si commune dans nombre de communautés dans lesquelles se sont vérifiés des abus sexuels, des abus de pouvoir et de conscience – comme l’est le cléricalisme, cette attitude qui “annule non seulement la personnalité des chrétiens, mais tend également à diminuer et à sous-évaluer la grâce baptismale que ­l’Esprit saint a placée dans le cœur de notre peuple*”. Le cléricalisme, favorisé par les prêtres eux-mêmes ou par les laïcs, engendre une scission dans le corps ecclésial qui encourage et aide à perpétuer beaucoup des maux que nous dénonçons aujourd’hui. Dire non aux abus, c’est dire non, de façon catégorique, à toute forme de cléricalisme. » * Lettre au cardinal Marc Ouellet, président de la Commission pontificale pour l’Amérique latine, 19 mars 2016.

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4 réponses à la lettre du pape François

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Changer de regard sur la sexualité Par Laurent Lemoine, dominicain, psychanalyste

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Église catholique peut-elle s’empêcher de contrôler la sexualité ? Dans l’affaire de Pennsylvanie, j’ai été frappé par le témoignage de prêtres qui pouvaient prêcher sans complexe contre l’adultère et dans le même temps s’en prendre à des enfants en sacristie. Il me revient alors une réflexion d’un confrère à un jeune prêtre le jour de son ordination : « Aujourd’hui, l’homme s’est effondré sous le prêtre ! » ; autrement dit : « Puisque la grâce est sur toi, tu n’as pas à te soucier de ton humanité. » On continue dans l’Église à faire comme si le célibat – celui des prêtres en particulier – était une mise à mort d’une vie sexuelle et affective laissée en déshérence. C’est un système qui est hélas capable d’entre­tenir toutes sortes de névroses et de promouvoir des clivages et donc des doubles vies étanches. Pourtant, chaque prêtre doit apprendre à construire une cohérence suffisante entre son image publique, ce qu’on attend de lui, et la personne privée qu’il est, qui vit seule et se débrouille avec son humanité au quotidien. C’est dans cette dichotomie que se logent tous les problèmes. La pédophilie, elle, est le résultat d’une alliance spécifique entre secret, sexualité et pouvoir chez des prêtres qui jouent avec la confidentialité de leur métier. Dans cette combinaison explosive, le glisTenir compte de sement est très facile entre pouvoir et autorité. l’humanité des prêtres, Bien sûr les drames actuels ne doivent pas faire cesser de contrôler la oublier que beaucoup de choses ont progressé, sexualité des laïcs notamment depuis Vatican II, dans la responsabilisation des laïcs, la formation des prêtres et les règles communautaires, ainsi que dans les critères d’accompagnement de jeunes et d’enfants. Depuis Benoît XVI, l’Église a adopté un chemin de prudence renforcée et les orientations et prises de parole du pape François sont très positives de ce point de vue. Mais le temps de la communication n’est pas le temps du Vatican. Le pape, qui a beaucoup de pouvoirs, ne doit plus se contenter de mots, si bons soient-ils, mais prendre des décisions concrètes rapides, parce que ce sont elles qui feront la crédibilité de l’Église. Pour ce qui concerne la sexualité, on peut se demander si, d’une certaine manière, ce qui est vécu par des laïcs ne doit pas être décidé par des laïcs. C’est le grand défi à relever : passer du contrôle de la sexualité à une forme plus modeste et incarnée d’éducation, qui ne soit plus une prescription puérile et régressive de ce que doit être la sexualité du peuple de Dieu. Propos recueillis par Agnès Willaume.

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4 réponses à la lettre du pape François

Place aux laïcs Par Anne Soupa, cofondatrice de la Conférence catholique des baptisé·e·s francophones

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e cléricalisme est un mouvement qui se prend pour sa propre fin. Le pape nous invite à être force de proposition pour le combattre. C’est ce que nous, Conférence catholique des baptisé·e·s francophones (CCBF), tentons de faire à notre niveau. Le cléricalisme est profondément incrusté dans la structure de l’Église ; l’éradiquer demandera un travail rigoureux et exigeant. Il faudra aller là où ça fait mal, et réformer ce que le pape lui-même ne pourrait toucher sans s’attirer les foudres du corps des cardinaux, à savoir le ministère ordonné. C’est là-dessus je pense que le pape attend une parole forte des laïcs. Dans l’exhortation apostolique de Jean-Paul II Christifideles laici, les laïcs sont définis par ce qu’ils ne sont pas : « l’ensemble des chrétiens qui ne sont pas membres de l’ordre sacré et de l’état religieux reconnu par l’Église » (§9), ou par une différence de nature et non pas de degré avec les « ministres sacrés » (§23). Le ministère ordonné devient alors un monde clos, voire une caste de privilégiés qui cherche à s’autoprotéger. Il faut abattre cette cloison pour rendre le ministère proche du monde. Non plus permanent, mais temporaire, ouvert aux femmes, avec un célibat optionnel. Certains disent qu’il faut y aller en douceur. Mais c’est une vraie catharsis dont l’Église a besoin ! Elle doit avec courage ouvrir les yeux sur les dérives actuelles et identifier les facteurs qui les font prospérer. La réaction de la base sera-t-elle suffisante ? BeauUn ministère plus coup de catholiques, lassés de se battre pour leur proche du monde, Église, s’en détournent silencieusement. Avec la ouvert aux femmes et CCBF, nous avons souhaité répondre à la lettre du un célibat optionnel pape et interpeller en retour les évêques en formulant des propositions concrètes, avec en particulier la con­vocation d’« assises de la gouvernance de l’Église de France ». Trois objectifs s’imposent : réparer la blessure faite aux catholiques et à la société (victimes, mais aussi fidèles trompés et prêtres probes salis par les manquements de leurs frères), s’attaquer aux racines de ces désordres, et se réformer en profondeur. L’avenir est à une nouvelle et réelle cogouvernance des baptisés unis par la foi en Christ. C’est pourquoi nous avons également interpellé officiellement le pape François pour qu’il convoque un « concile du peuple de Dieu », hommes, femmes, laïcs et clercs à parité, afin de mettre enfin l’Église à l’écoute des signes des temps et redéfinir ensemble la silhouette d’une Église attentive aux appels du Seigneur. Propos recueillis par Agnès Willaume. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 31


4 réponses à la lettre du pape François

AUJOURD’HUI // LA CHUTE DE LA MAISON CATHOLIQUE ?

Débusquer tous les abus Par Pierre Vignon, prêtre du diocèse de Valence, juge canonique

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e jeûne et la prière sont de bonnes initiatives mais on ne peut pas en rester là. La psychologie moderne a mis à jour les mécanismes qui sous-tendent l’action des paranoïaques, hommes et femmes, qui désirent s’infiltrer dans l’Église pour y exercer un pouvoir. Tous les chefs et supérieurs religieux ne sont pas des paranoïaques mais tous les paranoïaques veulent être chefs. Les personnes déviantes, souvent très intelligentes, savent avancer masquées jusqu’à l’aboutissement de leur projet. Sous couvert d’une fausse charité, elles se rendent indispensables en haut lieu. Une fois qu’elles sont parvenues à leur poste de pouvoir, on découvre les motifs qui les animaient. Intimidations, violences, pressions internes ou externes : ceux qui sont sous leurs ordres comprennent vite leur malheur ! Alors qu’à l’extérieur elles se montrent sous leur meilleur jour… L’emprise mentale est la racine du cléricalisme qu’évoque le pape François. Un phénomène complexe qui prend sa source dans la capacité de certains humains à mettre sous domination le cerveau des autres. Le pervers – puisque cette mise sous emprise est une forme de perversité – retourne sur sa victime son propre complexe d’autoculpabilité alors que lui/elle n’éprouve aucun sentiment. Cet abus se caractérise par une violation de la conscience, une prise de possession des biens de la personne, voire des abus sexuels, parfois même les trois. Avec la libération de la parole, les victimes peuvent comprendre qu’elles sont des victimes et non pas des personnes couL’emprise mentale pables d’une faute, et entamer un chemin de des clercs favorise reconstruction personnelle. les abus de conscience, L’Église doit apprendre à tirer les bénéfices des de pouvoir et sexuels progrès de la société civile. Dans les grandes entreprises, on a mis au point ces dernières années des démarches liées aux risques psychosociaux qui permettent d’identifier dans la chaîne de commandement le maillon où le/la paranoïaque a pu s’infiltrer. Pour ce faire, l’intervention des lanceurs d’alerte est nécessaire. Les responsables alertés pourront alors mettre hors d’état de nuire les paranoïaques qui se cramponnent au pouvoir. Il est donc souhaitable que l’Église s’inspire de tels systèmes pour se sortir du cléricalisme. Elle doit aussi être attentive aux plaintes des fidèles. Ainsi parviendra-t-on à un meilleur exercice de la vie en communauté sous toutes ses formes, puisque la hiérarchie retrouvera son rôle de vigilance. La vie sera plus dure pour les manipulateurs, qui devront sévir autrement. On peut même espérer que la mise en place de telles mesures sera bénéfique à tous, y compris aux prédateurs, qui ont besoin de se soigner. Propos recueillis par Agnès Willaume.

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4 réponses à la lettre du pape François

Un concile du peuple de Dieu Par Christine Pedotti

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ace aux crises, les conciles ont souvent été des réponses très efficaces. Le premier, convoqué par l’empereur Constantin à Nicée, apaise l’un des premiers conflits théologiques de l’Église en tranchant la question de la double nature divine et humaine de Jésus. Au fil de la vingtaine de conciles dits « œcuméniques » – au sens d’universels – que retient l’histoire du catholicisme se dessine un combat pour l’unité, comme lors du concile de Constance, qui met un terme au grand schisme d’Occident, mais aussi un désir d’adapter l’Église à la situation de son temps, au concile de Trente ou lors de Vatican II. Le pape Jean XXIII convoque un concile pour tenter de redonner une pertinence à la parole chrétienne dans le monde de la modernité, c’est-à-dire un monde marqué par la diversité et le pluralisme des opinions ainsi que par une attitude critique à l’égard des grands systèmes idéologiques, y compris les institutions religieuses. Parmi ses grands apports, la libéralisation des études bibliques grâce à la constitution Dei verbum sur la Révélation, une réflexion exigeante menée sur la liberté religieuse et les relations avec les autres confessions chrétiennes, les grandes traditions religieuses et même l’incroyance, à travers Gaudium et Spes, Unitatis redintegratio, Nostra aetate ou Dignitatis humanae. En revanche, au final, le concile n’a pas modifié la structure hiérarchique de l’Église. Le pouvoir du pape, des évêques et des prêtres n’a pas été mis en question, comme si l’aspiration démocratique n’avait aucune pertinence, aucune légitimité. La réalité de l’émancipation historique des femmes, déjà perceptible il y a cinquante ans, n’a pas non plus donné lieu à Un concile pour aider un véritable travail de l’assemblée conciliaire. l’Église catholique Si l’Église catholique devait aujourd’hui se rassemà sortir de la crise bler en concile, il est inimaginable qu’elle puisse le faire comme en 1962 en convoquant les cinq mille évêques du monde entier à Rome. L’image qui serait renvoyée ajouterait, s’il est possible, au désastre actuel. Peut-on imaginer cinq mille hommes âgés et célibataires prétendre représenter plus d’un milliard de croyants, hommes, femmes et enfants ? Peut-on envisager, alors que le pape pointe les abus qu’il impute au cléricalisme demander à cinq mille clercs de modifier la donne ? Évidemment, poser la question, c’est déjà y répondre. Et, dès lors, la question de la composition de l’assemblée conciliaire fait déjà partie de la solution. Par quels biais permettre au « peuple », c’est-à-dire aux baptisés ordinaires, hommes et femmes, d’être partie prenante, de parler et d’être entendus, de s’écouter, de décider et, au final, de voter. Sans doute faudra-t-il plusieurs années pour que les modalités de représentation soient élaborées, mais en aucun cas ce ne sera du temps perdu. Peut-être même l’Église malade s’en trouvera-t-elle déjà en partie régénérée.

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versus

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En juillet, Emmanuel Macron annonçait un plan de baisse des dépenses publiques, dont l’efficacité est régulièrement remise en ​cause. Leur niveau – 56,4 % du PIB – place la France au deuxième rang de

l’OCDE, derrière la Finlande. Pourtant, la pauvreté ne recule pas. Pire, les inégalités de revenus se creusent. Faut-il pour autant y voir un échec des politiques de redistribution ? Rien n’est moins sûr. Selon Patrick Savidan et Nicolas Duvoux, deux universitaires, le système de protection français continue de jouer son rôle correcteur, en dépit

d’orientations politiques inégalitaires. Reste à interroger la forme des aides proposées, en argent et en nature, pour tous ou juste pour les plus pauvres, en amont pour prévenir les inégalités ou en aval pour les corriger… Et à mettre au jour les soubassements philosophiques d’une notion, l’égalité, qu’on tend trop souvent à opposer à la liberté.

La France possède un niveau de dépenses publiques parmi les plus élevés de l’Union européenne. Et pourtant les inégalités continuent de se creuser. Comment expliquezvous cet apparent paradoxe ?

Patrick Savidan, professeur d’éthique et de philosophie politique à l’université ParisEst – Créteil – Val-de-marne, cofondateur de l’Observatoire des inégalités et prési­ dent de son comité scientifique • À mon avis, il n’y a pas de paradoxe, simplement une très forte augmentation des inégalités que ne parviennent à contenir qu’en partie les dispositifs et les politiques de l’État social. Et pour cause : le volume et les modalités de la redistribution ne sont pas les seuls facteurs à prendre en compte ! Les avantages, notamment fiscaux, accordés aux plus favorisés contribuent à la croissance d’inégalités qui ne traduisent pas seulement une augmentation du nombre de pauvres, mais aussi le fait que certains s’enrichissent quand d’autres stagnent. Autrement dit, l’agressivité de ces forces productrices d’inégalités complique la tâche des politiques sociales. De fait, dans la plupart des pays de l’OCDE, les inégalités n’ont pas cessé d’augmenter depuis le renforcement des politiques néolibérales dans les années 1980.

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AUJOURD’HUI // SOLIDARITÉ & INÉGALITÉS

Le revenu disponible des 10 % des ménages les plus riches est aujourd’hui 9,5 fois plus élevé que celui des 10 % les plus pauvres, alors qu’au début des années 1980 cet écart était de 7. Cette dégradation de la situation sociale est particulièrement sensible au niveau des revenus primaires, qui désignent les revenus tirés du travail et du capital. On ne soulignera jamais suffisamment à cet égard les effets délétères de la libéralisation financière, des mutations d’un capitalisme accro à des taux de rendement parfaitement aberrants, de l’austérité salariale et des politiques fiscales socialement biaisées. Le tassement des revenus des classes moyennes les plus fragiles et des populations les plus défavorisées est une réalité, tout comme l’est l’extrême augmentation des très hauts salaires et des revenus du capital. Du coup, les systèmes de redistribution ne peuvent pas à eux seuls contenir l’augmentation des inégalités ; pas plus que l’école ne peut à elle seule réduire les inéga­ lités sociales. D’autres leviers doivent intervenir comme la réglementation des rapports de travail, les politiques économiques, etc. Il n’empêche qu’en dépit d’un contexte difficile la protection sociale et les transferts sociaux en nature continuent d’opérer. Rappelons que la politique fiscale et les prestations sociales ont un effet réel sur les écarts de conditions de vie. En France, en 2010, le seuil minimal de niveau de vie des 20 % les plus aisés était environ 7 fois plus élevé que le seuil maximal de niveau de vie des 20 % les plus modestes. Après redistribution, l’écart est de 3,8. De même, les transferts sociaux en nature, qu’ils soient non marchands, comme l’éducation et l’hôpital public, ou marchands, comme le remboursement de frais médicaux, l’allocation logement, l’aide à la mobilité, contribuent fortement à la réduction des inégalités en assurant, indépendamment des revenus, l’accès à des services gratuits ou à coûts limités. Si l’on intègre ces transferts en nature, corrigés des effets inégalitaires de la TVA, ce rapport entre les niveaux de vie des plus riches et des plus pauvres passe à un peu moins de 3. Bref, la dépense publique diminue, contient ou ralentit le creusement des inégalités. Et derrière ces données comptables, il y a des millions de personnes en France qui œuvrent quotidiennement pour réduire les inégalités, pour améliorer la vie des plus défavorisés et des plus vulnérables, pour élargir le

Le tassement des revenus des classes moyennes les plus fragiles et des populations les plus défavorisées est une réalité, tout comme l’est l’extrême augmentation des très hauts salaires et des revenus du capital. Patrick Savidan

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spectre des opportunités offertes aux moins bien lotis. Ces personnes travaillent pour l’État, des collectivités territoriales, des établissements de santé, ou des associations parfois intégralement financées par l’État. La dépense publique en matière de solidarité, ce n’est pas qu’une affaire de transfert monétaire, ce sont des professionnels, des militants, qui travaillent dans des conditions souvent très difficiles au service des plus défavorisés. Lorsque j’entends certains brocarder la dépense publique en matière de solidarité, décréter son niveau exorbitant et son inefficacité, je pense aussi à ces personnes, sur le terrain, qui font le maximum avec les moyens insuffisants qu’on leur donne, et dont le travail et l’engagement ne sont tout simplement pas reconnus. Nicolas Duvoux, professeur de sociologie à l’université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis • L’aspiration à l’égalité est tellement profondément ancrée dans la tradition politique du pays qu’en France la perception est sévère et pessimiste. En comparaison internationale, c’est pourtant l’un des États qui parvient le mieux à corriger les inégalités, grâce à son système social. En 2013, impôts et prestations sociales y ont fait passer la pauvreté de 21,9 % à 14 %. D’une manière générale, la redistribution corrige les inégalités. La preuve : les inégalités primaires – qu’elles soient issues du marché du travail, comme les salaires, ou des revenus du capital composé de biens mobiliers et immobiliers – sont toujours supérieures aux inégalités de niveau de vie, lesquelles intègrent les impôts et prestations, ainsi que la composition familiale. Cet écart entre les deux signifie bien que l’intervention publique diminue les inégalités, même si elle le fait à des degrés divers en fonction du pays et de l’époque. En France, les inégalités « primaires » sont au même niveau que dans les pays les plus inégalitaires de l’OCDE mais la redistribution corrige amplement cette tendance. Les adultes d’une famille paient des cotisations et des impôts, mais ils reçoivent aussi des prestations. Or, pour les familles modestes, le solde de ce qui est reçu est supérieur à ce qui est prélevé une fois pris en compte le nombre d’individus – adultes et enfants – afin d’intégrer les économies d’échelle liées au fait de vivre à plusieurs. Les aides sociales sont très importantes pour solvabiliser les ménages les plus pauvres, elles contribuent à une part importante de leur budget. Concrètement, dans les pays de l’OCDE, la redistribution par les impôts et transferts sociaux réduit les inégalités de 27 %, un tiers de cette réduction revenant à la fiscalité et deux tiers aux dépenses sociales. Néanmoins, les inégalités ont commencé à réaugmenter, légèrement en France, de manière beaucoup plus intense dans d’autres pays. Et ce, comme le souligne Patrick Savidan, sous l’influence de causes globales telles que

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AUJOURD’HUI // SOLIDARITÉ & INÉGALITÉS

la mondialisation des échanges ou les évolutions technologiques, mais aussi pour des raisons nationales. Les évolutions sociales vont de pair avec des choix politiques. Or, un ensemble de décisions politiques récentes indiquent aujourd’hui une « préférence pour l’inégalité ». La suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune redistribue par exemple vers les plus riches des sommes conséquentes, de même que les ordonnances de réforme du marché du travail vont accroître la dispersion salariale.

Nicolas Duvoux • C’est un élément qui compte, évidemment. La France et le Danemark ont un niveau de dépenses sociales rapporté à leur richesse nationale sensiblement équivalent  : 34,3  % du PIB en France en 2014 contre 33,5 % au Danemark. Pourtant, le Danemark est plus égalitaire que la France. Ce pays articule un taux d’emploi élevé, une flexibilité donnée aux entreprises et un fort investissement dans l’accompagnement des trajectoires des personnes tout au long du cycle de vie, depuis la petite enfance jusqu’aux âges les plus avancés. C’est un modèle béveridgien, structuré autour de l’universalité des droits sociaux et des services publics qui s’adressent à tous. La France, elle, donne la prédominance aux assurances sociales : les prestations sont proportionnelles au niveau de revenu. Cette forme bismarckienne des transferts assure une moindre diminution des inégalités. Les réformes de l’aide sociale annoncées en France, qui mettent l’accent sur l’accompagnement et l’universalisation de l’indemnisation du chômage, se réfèrent au modèle danois ou plus largement nordique. Cependant, cette référence est en partie trompeuse. En effet, ce sont des modèles centrés sur l’idée d’égalité, alors que l’on parle en France essentiellement de dispositifs ciblés, adressés aux plus pauvres, et qui n’ont donc pas vocation à s’étendre à l’ensemble de la société.

Au-delà de l’aspect quantitatif, certaines formes de redistribution sont-elles plus efficaces que d’autres ?

Ne faudrait-il pas simplifier le système français ?

Patrick Savidan • Ce système est opaque, en partie en raison de sa complexité. On a des dizaines de prestations distinctes relatives à la santé, à l’emploi, à la famille, à l’achat d’énergie… Toutes s’adressent à des catégories particulières : les agriculteurs, les étudiants, les personnes en situation de handicap, les demandeurs d’asile… Elles prennent plusieurs formes : versements récurrents ou ponctuels, crédits d’impôt, etc. Et les organismes qui les gèrent sont eux-mêmes divers. Compliqué donc. Pas étonnant que, pour 2016, le taux trimestriel moyen de non-recours à la prime d’activité,

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par exemple, puisse être estimé, selon l’Observatoire des non-recours aux droits et services, à 27 % en effectif et 23 % en masse financière. Simplifier le système est donc un objectif qui se justifie tout particulièrement si sa réalisation contribue à diminuer le taux de non-recours : trop d’usagers ne demandent pas les prestations sociales auxquelles ils ont droit. Parmi les pistes à explorer, l’allocation unique est-elle une bonne idée ? Sans doute. Non pas comme un forfait à l’aveugle, mais bien comme une mesure de simplification permettant ensuite un travail plus fin sur les situations de chacun et les besoins qui s’y rattachent.

Doit-on se contenter de corriger les inégalités ou peut-on mieux les prévenir ?

Patrick Savidan • Cette notion de prévention existe déjà, comme en témoignent les systèmes qu’on appelle « prédistributifs » : ils ont pour vocation d’intervenir en amont des mécanismes redistributifs. C’est-à-dire qu’on ne cherche pas uniquement à limiter les effets inégalitaires du fonctionnement du marché grâce à des transferts ex post, mais qu’on s’attache, en complément des politiques redistributives, à plusieurs objectifs : renforcer les compétences et capacités des individus, notamment en matière d’éducation et de formation continue, s’attaquer aux injustices structurelles, notamment à celles liées à des stéréotypes qui désavantagent certains groupes dans le travail, s’engager en faveur d’une meilleure répartition du capital et des moyens de production, etc. Nicolas Duvoux • Il est en effet possible d’anticiper, plus que de simplement guérir, en matière sociale. Certaines interventions précoces, si elles sont poursuivies aux moments charnières de la trajectoire de l’individu, comme l’entrée dans l’âge adulte ou dans la parentalité, permettent ainsi une meilleure adaptation au cycle de vie et préparent les individus, au lieu de simplement réparer les problèmes qu’ils peuvent rencontrer. Pour le dire autrement, le traitement des inégalités économiques ne passe donc pas que par la fiscalité et la redistribution. Car ces inégalités sont le produit de relations sociales asymétriques et, si celles-ci ne sont pas contrebalancées, notamment dans la sphère économique et de sa régulation politique, il est vain de penser que la redistribution pourra réduire leurs effets. Il faut donc en même temps chercher à limiter l’inégalité des chances, en lien avec l’école, par exemple. Néanmoins, correction et prévention sont complémentaires : une stratégie de prévention et d’accompagnement qui s’intéresse à la qualité du suivi de l’individu ne peut être efficace que si les ressources de celui-ci sont assurées.

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AUJOURD’HUI // SOLIDARITÉ & INÉGALITÉS

Est-il possible de viser l’égalité parfaite sans tomber dans la violence de sociétés autoritaires ?

Patrick Savidan • L’égalité est une notion complexe. Si on est démocrate, on ne peut que vouloir la pleine réalisation de l’égalité des droits. Dans le domaine économique, l’idée selon laquelle la recherche de l’égalité serait annonciatrice de toutes les servitudes et impliquerait des niveaux de contrôle liberticides est un lieu commun de la pensée néolibérale. C’est une idée reçue qui ne peut revendiquer le moindre commencement de preuve. De fait, des sociétés qui recherchent l’indifférenciation totale des conditions socioéconomiques, nous n’en connaissons pas. Par contre, nous connaissons bien des régimes capitalistes autoritaires. En fait, la question ne se pose jamais en termes si généraux. La recherche de l’égalité peut se décliner selon des modalités qui augmentent la liberté. C’est le cas par exemple de l’égalité des chances. Au-delà, je crois qu’il faudrait surtout se poser la question de la valeur réelle de nos droits et de nos libertés. Il ne s’agit pas pour une société de simplement les proclamer, encore faut-il que les individus soient en capacité de les exercer. Nous savons bien qu’une plus grande égalité passe par la possibilité offerte à chacun d’accéder aux ressources qui vont lui permettre d’exercer ses droits et libertés. L’enjeu est là. Propos recueillis par Marion Rousset.

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La finance islamique

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En refusant le prêt à intérêt et en associant dans le risque prêteurs et emprunteurs, les méthodes économiques conformes au Coran, bien qu’encore confidentielles, attirent les jeunes générations musulmanes.

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Par Philippe Clanché

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MAINTENANT // LA FINANCE ISLAMIQUE

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our parodier un slogan quelque peu daté, une autre finance est possible. On ne doit pas uniquement ce constat à des altermondialistes antilibéraux mais à un courant d’économistes né en terre d’islam. Les lecteurs attentifs du Coran ont toujours vu d’un œil suspect l’activité financière. « Le Prophète finançait ses expéditions commerciales selon le principe du partage des profits et des pertes, sans recours au prêt à intérêt », écrit Kaouther Jouaber-Snoussi, qui dirige le diplôme « Principes et pratiques de la finance islamique » à l’université Paris-Dauphine*. Un verset coranique pose ce principe fondateur : « Allah a rendu licite le commerce et interdit l’usure. » (S. 2, 275.) Cette condamnation de l’usure (de l’intérêt, pour utiliser un terme plus moderne) n’est pas apparue avec Mahomet. Ezzedine Ghlamallah, fondateur du cabinet de conseil en finance islamique et assurance Saafi, s’appuie sur Aristote et Thomas d’Aquin. Pour le penseur grec (ive siècle av. J.-C.), le prêt à intérêt n’est pas naturel : « La monnaie a été inventée en vue de l’échange, tandis que l’intérêt multiplie la quantité de monnaie elle-même. » La perception d’un intérêt est absolument contraire à la justice, affirmait pour sa part Thomas d’Aquin au xiiie siècle, car le prêteur ne peut pas exiger deux compensations : la restitution d’une même quantité d’argent et le prix de son usage. « Jadis, le marché était encadré par des valeurs morales. Mais la caste des marchands a pris le pouvoir, mettant en place, avec l’usure, une injustice institutionnalisée », déplore Ezzedine Ghlamallah, qui enseigne dans plusieurs universités françaises sur le sujet et collabore au site saphirnews.com. Jusqu’à la période coloniale, aucune pratique faisant appel à l’in-

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térêt n’est pratiquée en terre d’islam. À la fin du xixe siècle, quand certains musulmans moins à cheval sur les principes coraniques adoptent ces méthodes occidentales, les premières fatwas apparaissent. Les réflexions théoriques ­ débutent dans les années 1950. « Le dénigrement des institutions bancaires conventionnelles et la recherche d’alternatives respectant le modèle islamique s’inscrivent alors dans une démarche de recherche identitaire », écrit Kaouther Jouaber-Snoussi. L’économie islamique est née, et elle va rapidement bénéficier d’une dynamique nouvelle avec le développement des pétromonarchies et leurs richesses illimitées. Des banques spécialisées naissent dans les années 1970, principalement en Malaisie et dans les pays du Golfe. Aujourd’hui, elles se développent également en Europe, notamment en Angleterre et en Allemagne. Au-delà de l’interdiction de l’intérêt, la finance islamique exige le partage des profits et des pertes entre le financier et le bénéficiaire (selon un accord préalable). « Nous prônons une finance de l’investissement participatif, du crowdfunding, et non de la consommation », affirme Tarik Bengarai, président du Comité indépendant de finance islamique en Europe (Cifie). « La finance islamique fait partie intégrante de l’économie solidaire et responsable, pratiquée même par nos grandes banques », explique cet expert, qui cite la filiale de BNP Paribas Najmah, lancée en 2003 au Bahreïn pour chapeauter l’activité de la multinationale française dans le domaine. L’adossement de tout prêt à un actif tangible et l’interdiction de la spéculation ont permis à cette économie naissante de tirer son épingle du jeu durant la crise de 2008 et l’éclatement des bulles financières. On ajoutera à ces grandes lignes théoriques le


refus du tout lien avec des activités moralement répréhensibles, comme l’armement, l’alcool, ou la pornographie. Le Cifie fournit une définition plus ramassée de ces principes en évoquant une « finance éthique, responsable et non spéculative ». En théorie, les musulmans peuvent épargner, prêter et investir selon des normes conformes à leurs convictions religieuses. Mais, en France, aucun financement d’entreprise n’a été réalisé pour l’heure selon ces préceptes. « Il y a un marché et des besoins », assure Ezzedine Ghlamallah, optimiste pour l’avenir. « En 2008, les demandes d’agrément n’ont pu être finalisées. » Notre tradition laïque, la frilosité des politiques – à l'exception de Christine Lagarde, ministre de l’Économie à l’époque, qui avait vanté les mérites de la finance islamique – et le risque d’image que représente pour certains acteurs financiers le fait d’associer leur nom à la finance islamique ont ralenti le processus d’intégration. À ce jour, seuls le financement immobilier pour les particuliers et les produits d’épargne sont disponibles dans l’hexagone. Ils rencontrent un certain succès auprès de la jeune génération musulmane. «  J’avais des principes religieux et éthiques et je cherchais une épargne

c­ orrespondante », raconte Rabia Tebiel. « Comme tous les Français, je ne voulais prendre que très peu de risques. » Cette jeune Provençale a alors investi dans le premier produit labellisé finance islamique, une assurance-vie proposée par SwissLife. Si l’investissement ne se révèle pas très performant – « Le capital n’était pas assuré, ce que je savais en adhérant » –, le principe éthique a été respecté et l’épargnante a apprécié le caractère participatif du projet. Formée en finance (classique), elle a ouvert un cabinet de conseil à Aixen-Provence il y a deux ans et consacre une partie de son activité à l’épargne islamique. Elle promeut le Gold Dinar. « Ce produit, lancé en Allemagne il y a sept ans, est disponible en France depuis deux ans. Il est peu risqué, car il s’agit d’acheter de l’or physique. Sur le long terme, la tendance est toujours bonne. » Sans assurer un gain permanent à ses clients, Rabia Tebiel argue qu’il est toujours possible de récupérer ses lingots à motifs islamiques, qui ne risquent pas de s’évaporer dans une bulle spéculative. Et l’on peut souscrire à partir de 50 euros par mois. « La communauté est en demande et nous sommes précurseurs. Mais beaucoup de musulmans très religieux ne connaissent pas du tout la finance islamique. » Celle-ci

« Le Prophète finançait ses expéditions commerciales selon le principe du partage des profits et des pertes, sans recours au prêt à intérêt. » Kaouther Jouaber-Snoussi, université Paris-Dauphine LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 43


MAINTENANT // LA FINANCE ISLAMIQUE

Le pragmatisme des autres monothéismes Les traditions issues de la Bible portent un regard méfiant sur la question du prêt à intérêt. Pour l’Église catholique, la position a évolué au fil du temps et de l’apparition de nouveaux champs de la vie économique. Toutes les familles convergent pour condamner l’usure dès lors qu’elle nuit aux plus pauvres. « Si ton frère a des dettes et s’avère défaillant à ton égard, tu le soutiendras, qu’il soit un immigré ou un hôte, afin qu’il puisse survivre à tes côtés », lit-on dans le livre du Lévitique (25, 35). C’est cette vision du crédit à intérêt que l’Église condamne assez tôt. Car, contrairement à la terre ou au travail, l’argent ne produit rien. Réclamer un intérêt de l’argent relève donc de l’injustice. Pour autant, l’économie qui se développe au Moyen Âge réclame des liquidités. Et l’Église va confier cette besogne impure aux juifs. « Les juifs ont servi de dérivatifs à cette impossibilité, avec une assignation qui est devenue exclusive », explique le rabbin Yann Boissière, du Mouvement juif libéral de France. « Comme cliché, cela a formidablement fonctionné ! » Le judaïsme partage pourtant le même regard sur la valeur de l’argent. « En posséder donne des responsabilités », dit Yann Boissière. « On doit en user au bénéfice d’une logique sociale, éthique. » La Réforme protestante apporte un autre éclairage sur la question. Jean

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Calvin établit une distinction entre les « prêts de secours » – on parlerait aujourd’hui de crédits à la consommation –, qui doivent toujours être gratuits, et les « prêts de production », à rapprocher du financement des entreprises. Dans ce cas, la prise de risques mérite, selon le réformateur genevois, une rémunération. « Alors les protestants prêtent, se prêtent, et se lancent dans la banque, avec des taux raisonnables », raconte le pasteur réformé Jean-Paul Morley. « Étant, on le dit, très honnêtes et moraux, les débiteurs protestants sont très fiables. » Pour dépasser leur propre interdit, certains catholiques inventent au xve siècle un mode de crédit populaire avec les monts-de-piété : le prêt sur gage d’objet, avec un taux d’intérêt minime. Avec l’essor industriel, Rome reviendra progressivement non sur son principe, mais sur sa pratique. En 1891, dans son encyclique « sociale » Rerum novarum, le pape Léon XIII appelle à combattre « l’usure dévorante ». Mais les « fondations pieuses » peuvent, sagement bien sûr, placer leurs ressources. Plus tard, Vatican II invite à penser l’intérêt au service du bien commun et non pas de la logique du marché. La finance, la spéculation, tels sont aujourd’hui les ennemis de la pensée économique catholique. Et les musulmans se retrouvent seuls à pourfendre l’intérêt.


« La finance islamique fait partie intégrante de l’économie solidaire et responsable. » Tarik Bengarai, président du Comité indépendant de finance islamique en Europe

ne vit que ses prémices dans les pays du Maghreb, d’où viennent la majorité des musulmans français. « Il faut être très transparent et déployer un gros effort de pédagogie, ce qui demande temps et énergie. » Si, entre les salons spécialisés et le bouche-à-oreille, la clientèle est au rendez-vous, Rabia Tebiel reconnaît que la vente du Gold Dinar se révèle très chronophage pour elle, aussi que pour les quelques dizaines d’autres acteurs militants de ce secteur. Pour les observateurs, tous les voyants sont au vert pour l’avenir. « La pratique sociale de l’islam en France a évolué vers la recherche d’un mode de consommation

plus respectueux de l’éthique et des valeurs islamiques, comme le montre le développement rapide des produits alimentaires halal », note Ezzedine Ghlamallah. La réglementation nationale accepte petit à petit les produits financiers islamiques et, bientôt, l’offre s’étoffera pour aller vers l’assurance dommage ou santé, et d’autres investissements. Nul doute alors que la niche actuelle – qui concerne quelque cinq mille foyers – deviendra un pan non négligeable de l’économie nationale.

* La finance islamique, 2012, 18 p., 10 e, La Découverte, coll. « Repères », p. 10.

Londres En 2013, alors que la capitale anglaise accueillait le Forum économique islamique mondial, le Premier ministre David Cameron lançait : « Londres est déjà le plus grand centre pour la finance islamique hors du monde musulman. Je veux qu’elle en soit, avec Dubaï et Kuala Lumpur, l’une des grandes capitales dans le monde. » Une vingtaine de banques, dont un quart entièrement islamiques, ont géré en 2016 quelque 5 milliards de dollars. Un sukuk (obligation islamique) de 2,5 milliards de dollars vient d’être lancé, afin de financer des projets d’infrastructure, d’éducation et de santé dans cinquante-sept pays. Après le Brexit, la City presse le gouvernement de favoriser des circuits économiques non européens, tournés vers l’Asie du Sud-Est et le Moyen-Orient.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 45


MAINTENANT // MA VIE MODERNE

Ma vie avec mon ­enceinte à commande vocale À quoi servent les enceintes connectées, ces drôles de machines que l’on déclenche par la voix et qui nous répondent ? Peut-on les introduire sans crainte chez soi ? Test in domo. Par Isabelle Repiton

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mazon a lancé en mai son service d’assistance vocale Echo Dot, qui répond au doux prénom d’Alexa ; celui d’Apple, HomePod, a suivi en juin. Google était déjà présent depuis un an avec son Google Home. « Alexa, quel temps fait-il ? », « OK Google, lance ma musique ! », « Dis, Siri, quelles sont les dernières informations ? » : on les avait vues à la télévision, ces publicités où une simple phrase lancée depuis son fauteuil déclenchait une voix presque humaine qui donne la météo, un flash d’info… Alors, on a passé commande. On a choisi une Echo Dot d’Amazon, parce qu'elle est plus petite et moins chère, mais surtout parce qu’il est plus agréable de dire « Alexa » que « OK Google » ou « Dis, Siri »… La voilà donc arrivée par la poste et branchée en un clin d’œil… Première surprise, pour faire fonctionner la « chose » parlante, il faut en passer par une application sur un téléphone mobile intelligent. C’est de là que l’on connecte l’enceinte à Internet via le réseau wifi de la maison. Ainsi, avant le naturel de la commande vocale, la mise en route exige un minimum d’aisance technologique. En articulant bien, comme pour parler à un petit enfant, on lui a demandé l’heure, la météo – elle a donné la prévision du jour sur notre quartier parisien –, de mettre notre station de radio préférée. Et d’écouter de la musique. En lançant le nom d’un 46 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018

compositeur, elle répond par exemple : « Lecture aléatoire des titres de Jean-Sébastien Bach. » Mais, pour peu que l’on réclame un titre précis, voilà qu’on découvre le pot aux roses : elle veut bien jouer tout ce que l'on veut… à condition que l’on s’abonne à un service de musique en ligne. Et c’est celui d’Amazon qui est proposé. Comme l’application dans votre téléphone exige que vous ayez un compte sur amazon.com et qu’elle a enregistré votre numéro de carte bleue, le temps de répondre « Oui », Alexa vous a abonné à Amazon Music, pour quelques euros par mois. Certes, on peut opter pour d’autres services de musique, comme Deezer ou Spotify, mais via son téléphone. La voix, elle, ne l’a pas proposé. Et les concurrents Google Play ou Apple Music sont bannis. Même scénario quand on lui demande de la poésie. Elle vous récite Le Lièvre et la Tortue avec quelques erreurs, mais si vous demandez un poète en particulier, elle vous répond que « votre bibliothèque est vide. Commandez des livres audio sur Audible », un autre service Amazon… C’est clair, l’enceinte est une machine à faire passer des commandes chez Amazon, géant du commerce électronique. Demandez une recette de cuisine, elle finira par vous proposer de vous livrer la liste des ingrédients, à condition d’être abonné à l’année au service de livraison express Amazon Prime.


Et à part ça, cet assistant vocal est-il intelligent ? On avait lu qu’il apprenait à vous connaître, s’enrichissait avec le temps et devenait de plus en plus précis. Dans les faits, quand il ne comprend pas, il se contente d’un « Hum, hum » ou d’un « Je ne sais pas », sans demander qu'on reformule la demande ou proposer « Vous voulez dire… ? » S’il répond à côté, qu’il a mal compris, c’est via le téléphone qu’il faut signaler l’inadéquation de la réponse. Autant dire qu’on laisse le plus souvent l’erreur en l’état… L’enceinte de Google a, elle, accès à l’ensemble des ressources du Web, via le moteur de recherche éponyme, ce qui étendrait la profondeur de ses réponses. S’il semble apprendre peu, l’assistant vocal a en revanche de la mémoire : tout ce que vous avez dit ou fait est consigné dans l’historique de l’application sur votre téléphone. L’enceinte n’«  écoute  » que quand elle est sollicitée, sinon son micro reste coupé. L’intimité de la maison est donc préservée. Mais où sont conservées les données sur nos échanges avec elle, combien de temps et à quelle fin ? On découvre par hasard qu’on peut effacer une à une, via son téléphone, les actions enregistrées. Même chose sur Google Home. Mais sont-elles vraiment effacées du « nuage informatique », le « Cloud » qui stocke les données à distance dans des centres remplis de serveurs informatiques, les « data centers » ? En juin 2018, France Info a posé la question à un expert de la Commission informatique et liberté. La réponse laisse un peu inquiet : « […] nous constatons que l’information sur la conservation des données personnelles utilisées par ce type d’appareils n’est pas très facile à trouver. » Donc, à ce stade, on ne sait pas… Du coup, on n’a pas osé lui donner accès à notre agenda pour qu’il nous annonce

« Aujourd’hui, vous avez rendez-vous à… », ni à notre carnet d’adresses. Chez Apple, le risque serait moindre : les requêtes envoyées seraient cryptées, interdisant à la firme à la pomme elle-même de les consulter. Autre sujet d’inquiétude : l’assistant vocal ne limite-t-il pas drastiquement nos choix ? On sait déjà que sur le Web, la bataille est rude pour arriver en tête des résultats lors d'une requête de recherche sur Google. Passé les premières réponses, les chances que l’internaute clique sur un lien sont minimes. Être bien « référencé » est vital. Sur un service vocal, les places sont encore plus chères. À la demande « Donne-moi les dernières infos ? », Alexa répond par défaut par le flash de France Info… qui a su négocier cette place de choix, même si on peut choisir une autre station dans les réglages sur le téléphone. Pour un taxi, elle ne connaît que le service de véhicules Uber. Pour une autre compagnie, elle vous renvoie aux Pages jaunes. Ainsi, pour chaque domaine ou thématique, il n’y a qu’une place à prendre. D’ailleurs, notre mémoire ne pourrait retenir plus que trois ou quatre propositions dans une liste énoncée oralement. De quoi renforcer les positions déjà dominantes et éliminer les acteurs secondaires. Voilà quelques jours qu’Alexa-Echo Dot « vit » à la maison. C’est un gadget sympathique, commode pour lancer de la musique, la radio, mais on n’utilise sans doute qu’une part infime de ses possibilités. On ne s’est pas équipé pour que tous les appareils et la lumière lui obéissent… Mais a-t-on vraiment envie de lui confier toutes les clés ? À la question : « Siri : est-ce que tu peux organiser ma vie ? », Siri répond, philosophe : « Il s’agit de vous et non de moi. » Alexa dit : « Désolée, je ne suis pas sûre. » Nous non plus.

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MAINTENANT // ENTRETIEN

La planète ivre Dans L’Urgence du vivant. Vers une nouvelle économie, la j­ournaliste scientifique Dorothée Browaeys, biologiste de formation, oscille entre le pessimisme du diagnostic et l’optimisme des alternatives. C’est que, dans les moments de bifurcation, l’inquiétude le dispute à l’enthousiasme.

« La question de la survie est posée », écrivez-vous. Quels sont ces graves bouleversements auxquels on assiste aujourd’hui ? Dorothée Browaeys : Souvent, on pense à l’ours qui est en extinction ou aux abeilles, mais ce ne sont que des morceaux du paysage. Le plus grave, ce n’est pas ce qui se voit. Dans les mers, si les microalgues qui nourrissent les crevettes dont se nourrissent à leur tour les poissons disparaissent, c’est toute la chaîne d’alimentation qui est bouleversée. J’ai la conviction que tout est relié et qu’on ne peut imaginer s’en sortir seul. La biodiversité, c’est notre assurance vie. Si elle se réduit comme peau de chagrin, les conséquences seront irréversibles : les espèces disparues ne se recréeront pas ! Certains misent sur la capacité régénératrice de la nature, ils prédisent qu’elles seront remplacées par de nouvelles, mais rien ne dit que ces transformations permettront de retrouver les équilibres indispensables à notre survie. On n’est plus à un niveau de résilience automatique. Les compromis ont trop duré, on n’a plus beaucoup de temps pour réagir. Car la chimie, des pesticides aux perturbateurs endocriniens, fait d’ores et déjà des ravages

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importants. En même temps que le climat est dérégulé, les espèces vivantes sont menacées. Toutes. Les végétaux, les animaux, les humains. Les polluants nous déjà tuent à petit feu : on assiste à l’augmentation des cancers, des maladies auto-immunes, du diabète, des cas d’obésité, ainsi qu’à une diminution de la fertilité. Je ne comprends pas que personne ne se saisisse de cette question quand des scientifiques s’accordent à dire que dans trente ans on n’aura plus d’enfants naturellement. Le nombre de spermatozoïdes dans le sperme a chuté de moitié dans les trois dernières décennies et bientôt, si cette courbe se poursuit, les hommes n’en auront plus assez pour que leur sperme soit fécondant. C’est écrit dans le marbre. Parmi les innovations qui voient le jour à travers le monde, en est-il une qui vous inquiète plus que les autres ? Quand on cherche l’ennemi, on trouve des boucs émissaires : les OGM, le Big Data, les ondes électromagnétiques, etc. Mais le pire, ce ne sont pas les techniques en tant que telles, c’est l’usage qu’en fait le technomarché. On ne peut pas continuer à utiliser des techniques


qui peuvent avoir des effets aussi inattendus que dangereux. Avec les OGM, on pouvait encore tracer les modifications génétiques, alors qu’avec la technique Crispr-Cas9 – qui permet de modifier le génome d’une p ​ lante en changeant les lettres des bases qui constituent le support de l’ADN – la traçabilité est beaucoup plus difficile. On éradique des espèces comme les moustiques, en fonction de ce qui est nuisible non pas seulement pour la santé mais aussi pour l’économie. Et l’intelligence artificielle n’est pas moins inquiétante. On ne maîtrise pas les effets de telles innovations. Et, face à l’inconnu, on manque de modestie par rapport au vivant. Les alertes sont anciennes, elles sont portées dès l’après-guerre par des auteurs comme Ivan Illitch, André Gorz ou Jacques Ellul. Et, en 1962, la biologiste Rachel Carson pointe dans son livre Le Printemps silencieux les dangers des pesticides. Pourtant, les politiques ne prennent pas la mesure de ce qui est en train de se produire. Historiquement, comment en est-on arrivé là ? Dans la civilisation occidentale, l’industrialisation du vivant remonte au haut Moyen Âge. C’est à cette époque que s’installe l’idée, dans les monastères, de mettre les corps et la nature au travail, d’amasser des richesses pour faire vivre les communautés religieuses et ainsi libérer du temps pour la prière. La répartition des tâches et le développement du commerce se mettent en place, à tel point que Cluny, l’abbaye concurrente de Cîteaux, est critiquée pour son luxe. Les fabriques artisanales faisaient travailler les éléments naturels, comme les

rivières, pour produire des biens. À partir de la Renaissance, la nature devient un simple décor : l’homme se voit non plus dans la nature, mais devant elle, dans un rapport d’extériorité. Il ne considère plus sa destinée comme déterminée par le monde, il entend désormais manier les rouages créés par un Dieu horloger. Puis les Lumières réduisent la nature à une mécanique et l’homme à une machine. Francis Bacon explique qu’il faut triompher d’elle par l’industrie : « Il faut entrer en elle, la dominer, voire la violer », écrit-il notamment. L’Occident exploite les ressources naturelles pour créer de la valeur. On ne va pas pouvoir continuer avec une économie aveugle au capital naturel et humain. Nicolas Hulot a insisté à juste titre sur le côté à la fois très inquiétant mais aussi très enthousiasmant du moment. Car on peut réagir. Le système reste discordant, mais le monde d’après est déjà là. Pour vous, l’alternative passe par une économie plus « verte » ? Certains l’appellent «  économie régénérative », d’autres « permaéconomie », d’autres encore « bioéconomie ». Quoi qu’il en soit, une nouvelle économie plus soucieuse du vivant est en train de naître. En Europe, elle mobilise déjà 22 millions de personnes, soit 9 % des emplois, avec un chiffre d’affaires actuel de 2 000 milliards d’euros. On en a vu les prémices avec l’agriculture biologique et ce n’est pas un hasard. C’est le domaine qui comprend le mieux le rapport au vivant. Un agriculteur qui disqualifie ses sols sait qu’il n’en tirera pas le meilleur. Ces réorganisations agricoles s’accompagnent de réorganisations industrielles : dans les « bioraffineries intégrées », la pétrochimie

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Dorothée Browaeys L’Urgence du vivant. Vers une nouvelle économie, 2018, Éditions François Bourin, 272 p., 21 e .

fait place à la biochimie. Leurs activités sont basées sur des ressources biologiques comme le colza, le maïs, le blé, la betterave, le lin, le chanvre, etc. On peut utiliser les fibres végétales pour garnir les portières de voitures, le chanvre pour isoler, l’amidon pour fabriquer des cartons… Même la grande distribution s’y est mise. Elle recycle à grande vitesse les revendications associatives : elle s’empare de la lutte antigaspillage, réduit l’échelle de ses magasins et favorise les circuits courts. Quelles sont les limites de ces alternatives ? Partout, je mets des bémols. Mais il va falloir apprendre à régler des dilemmes par des compromis, si l’on veut entrer dans le nouveau monde. Tout le monde ne va pas passer au bio du jour au lendemain ! On a du mal à être pragmatique et à aborder les techniques de manière non binaire. Je suis persuadée qu’on peut arriver, avec la lucidité qui monte dans la société, à de nouvelles formules susceptibles de restructurer l’économie. Novamont, une entreprise italienne exemplaire, fabrique dans ses «  bioraffineries intégrées » des ingrédients pour la cosmétique, des lubrifiants, des couches pour bébé, des pneus. Sa réalisation phare est la conversion du site pétrochimique de Porto Torres en Sardaigne en usine à produire des billes plastiques à partir des fleurs de chardon

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qui poussent sur des terrains pauvres. Il est urgent de construire de nouveaux indicateurs de résilience pour évaluer ces activités économiques qui viennent redonner confiance. Faut-il en même temps défendre une autre conception de la vie ? Le « Je pense, donc je suis » de Descartes est dépassé. Maintenant, on est plutôt dans le « Je suis relié, donc je résonne ». Autrement dit, tout être est relation. Des passeurs travaillent aujourd’hui à retrouver ces équilibres. Le géographe Augustin Berque, par exemple, a consacré sa vie à la mésologie, une science des milieux qui s’intéresse à la relation que le vivant construit avec l’environnement. De plus en plus, le burn-out touche les individus qui ne sont plus en résonance avec leur famille, avec eux-mêmes. Tout homme a besoin de se relier à plus que lui-même, si bien que l’absence de lien constitue une perte de joie énorme. Nicholas Georgescu-Roegen, fondateur de la bioéconomie, parlait du « flux immatériel toujours mystérieux de la joie de vivre ». Pour ne pas se laisser entraîner dans des spirales de destruction, face à la surconsommation et au tout jetable, il faut identifier ce qui nous fait du bien collectivement et individuellement. Et surtout inscrire le vivant dans une communauté d’origine et de destin. Propos recueillis par Marion Rousset.


voir La représentation des villes parcourt l’art. Elles n’ont cessé d’inspirer peintres et photographes, dont les œuvres laissent voir de façon parfois cruelle ce que les architectures cachent en leur sein. Qu’elles soient imaginées, magnifiées, noircies, éclairantes, témoins, dénonciatrices, ces images sont les miroirs de notre perception du vivre ensemble. La souffrance et la violence qu’ils ont l’un et l’autre connues habitent les œuvres de Caravage et de Jean-Michel Basquiat. Ces deux bad boys de la peinture nous en font voir de tous les sens. Le maître italien et ses clairs-obscurs, comme le jeune New-Yorkais aux couleurs ravageuses explorent avec génie l’ambivalence du beau et du laid. Hailu est un petit bonhomme de 12 ans qui a fait un long voyage. Partie à pied du nord de l’Érythrée, sa famille est restée huit ans dans un camp de réfugiés en Somalie, avant de bénéficier du couloir humanitaire qui l’a emmené en Italie. Comment ne pas être ému devant les images de son périple, les épreuves et le courage qu’elles nous donnent à voir. Tout être tendrait-il à être transporté vers un au-delà qui nous dépasse et nous transcende même si on ne peut pas le voir ? L’art nous propose mille et un chemins d’élévation spirituelle. Jean-François Bouthors nous propose d’en explorer quelques-uns, qui jouent avec les matières, les ­lumières, les ombres et les éléments.


Images de villes

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Images de villes

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epuis l’apparition des premières villes (sept à huit mille ans avant Jésus-Christ), dans les vallées fluviales où naît l’agriculture, à l’intersection de routes commerciales ou le long d’un littoral, s’en manifestent des représentations plus symboliques qu’authentiques, comme la ville et la tour de Babel, la Jérusalem céleste, la Cité interdite de Pékin… On observe des éléments de la vie citadine sur des vases grecs, les décorations murales de certaines villas (comme à Pompéi), des mosaïques romaines et byzantines, et, plus tard, des morceaux de ville avec une église ou une cathédrale sur des retables du Moyen Âge. À dire vrai, ces villes relèvent davantage de l’archétype que de la reproduction soignée d’une ville particulière, d’où de nombreuses ressemblances entre elles et une incroyable distance entre ces représentations et la réalité. Les frères Limbourg illustrent Les Très Riches Heures du Duc de Berry (1413-1416) et montrent un pan de fortification, une silhouette de ville, sachant que le véritable sujet sont les saisons, et les travaux et les jours qu’il s’agit d’honorer. Par Thierry Paquot

La Grande Tour de Babel, vers 1563, Pieter Brueghel l'Ancien, musée d'Histoire de l'art de Vienne. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - III


Images de villes

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u cours de la Renaissance italienne, la ville est gravée, dessinée, peinte, au plus près de la « cité idéale ». Peu après, on découvre l’Amérique et les marins rapportent des plans de villes conquises, comme Tenochtitlàn (Mexico), qui sont de véritables tableaux abstraits. La peinture

flamande des xvie et xviie siècles nous introduit dans des maisons cossues, au parquet ciré et aux cuivres étincelants, aux alentours desquelles les pavés sont lavés à grandes eaux et le rebord des fenêtres aimablement garni de fleurs. Pieter de Hooch reconstitue l’ambiance d’une Cour d’une maison

de Delft (1658) et Johannes Vermeer offre une Vue de Delft (1661) et affiche une carte murale dans L’Atelier (vers 1665), tandis que Rembrandt escorte La Ronde de nuit (1642) et influence Philips Koninck. Louis XIII charge Jacques Fouquières d’orner la grande galerie du Louvre de représentations des principaux ports du royaume.

Vue de Delft, 1661, Johannes Vermeer, Mauritshuis, La Haye.

VUE DE DELFT

IV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018


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Vue de Naples à vol d’oiseau, 1647, Didier Barra, musée San Martino, Naples.

VUE DE NAPLES À VOL D’OISEAU

uis viennent les premiers vedutisti : Gaspar Van Wittel (Gaspare Vanvitelli, 1652/53-1736) combine la précision des Hollandais à la luminosité des ciels italiens dans chacune de ses « vues ». C’est un véritable enchantement que d’admirer les œuvres de Bernardo Bellotto (La Place du Vieux-Marché à Dresde, 1751 ; Vue de Varsovie et de la Vistule depuis Praga, 1770), Didier Barra (Vue de Naples à vol d’oiseau, 1647), Michel Serre (Vue du cours de Marseille pendant la peste de 1720), ClaudeJoseph Vernet (L’Intérieur du port de Marseille, vu du Pavillon de l’Horloge, 1754) et surtout Antonio Canaletto (ses tableaux de Venise, dont La Cour du maçon, vers 1726, si émouvante dans sa banalité même).

L’Intérieur du port de Marseille, vu du Pavillon de l’Horloge, 1754, Claude-Joseph Vernet, musée de la Marine, Paris.

L’INTÉRIEUR DU PORT DE MARSEILLE

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Images de villes

La Joute des mariniers entre le pont Notre-Dame et le Pont-au-Change, 1751, Nicolas-Jean-Baptiste Raguenet, musée Carnavalet, Paris.

LA JOUTE DES MARINIERS

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râce aux peintres, nous pouvons ressentir l’atmosphère urbaine disparue (les marchés, les rues, les foires et fêtes) et surtout découvrir des constructions parfois démolies, comme l’impressionnant pont habité que peint NicolasJean-Baptiste Raguenet (La Joute des mariniers entre le pont Notre-Dame et le Pont-au-Change, 1751) ou Hubert Robert (La Démolition des maisons sur le pont Notre-Dame en 1786).

VI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018


LA PLACE DE L’EUROPE, TEMPS DE PLUIE La Place de l’Europe, temps de pluie, 1877, Gustave Caillebotte, Institut d’art de Chicago.

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Nighthawks, 1942, Edward Hopper, Institut d'art de Chicago.

NIGHTHAWKS

vec l’industrialisation, et l’urbanisation qu’elle génère, les villes s’imposent comme thème pour les peintres. Rien n’échappe à leur regard exercé et tout en elles les captive : un attelage qui longe le bois, un couple qui arpente le boulevard, la foule manifestant ou se distrayant, les petits métiers des rues, etc. Il s’agit de magnifier la modernité avec ses atouts : la gare, le grand magasin, le café éclairé au gaz, les premières enseignes lumineuses, les passages couverts où se tiennent les prostituées. La Gare Saint-Lazare (1877) de Monet, Place du Théâtre-Français, effet de pluie (1898) de Pissarro, La Place de l’Europe, temps de pluie (1877) de Caillebotte, L’Entrée du Christ à Bruxelles (1888) d’Ensor, Soir dans la rue Karl-Johan à Oslo (1892) de Munch, Le Pont Saint-Michel et le Quai des GrandsAugustins (1912) de Marquet et tant d’autres tableaux qui transfigurent (Chagall, Ernst) ou témoignent (Hopper) d’un moment d’une ville. Banlieues (Sisley, Rouault), agitation urbaine (Delaunay, Léger), villes en vue plongeante (Sironi, Feininger), la palette du peintre démultiplie ses couleurs et ses angles de vue pour rendre compte de ce « je-ne-saisquoi » qui qualifie si bien la ville de la modernité. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - VII


Images de villes

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n autre art vient concurrencer la peinture, celui de la photographie. Son ancêtre, le daguerréotype, s’avère avant tout urbain ; ses premiers utilisateurs sont des citadins et la plupart des prises représentent un immeuble, une rue, des toits, etc. La photographie, plus commode à réaliser – ou du moins d’une mise en œuvre plus rapide – que la peinture, sert à l’enquêteur social pour montrer l’ampleur de la misère urbaine, au reporter comme preuve de la criminalité qu’il décrit, à l’artiste aussi et surtout. Charles Marville (1813-1879) photographie Paris avant les travaux haussmanniens. Eugène Atget (1857-1927) donne de la capitale des images immobiles. Jacob Riis (1849-1914) réalise un reportage sur les pauvres migrants à New York (How the Other Half Lives, 1890) aussi convaincant qu’une enquête sociologique. Weegee (Arthur Fellig, dit, 1899-1968) accompagne la police new-yorkaise dans ses tournées nocturnes et saisit les faits divers dans leur crudité. Brassaï (1899-1984) s’enthousiasme pour le Paris de nuit (1933). Alfred Stieglitz (1864-1946), le fondateur de la revue Camera Work, capte sans aucune mise en scène la réalité urbaine toute nue. Germaine Krull (1897-1985), Henri Cartier-Bresson (1908-2004), Robert Doisneau (19121994), Raymond Depardon, Bernard Plossu glanent divers « instants » de la vie citadine, qui nous renseignent sur une configuration disparue et stimulent notre imaginaire.

De ma fenêtre en Amérique, vers le nord, 1931, Alfred Stieglitz.

DE MA FENÊTRE EN AMÉRIQUE

Enfants endormis à Mulberry Street, 1890, Jacob Riis.

ENFANTS ENDORMIS À MULBERRY STREET VIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018


Le plus bel échangeur routier de Nankin dans le Jiangsu (Chine), 2018, Fang Dongxu, © Fang Dongxu/ImagineChina

ÉCHANGEUR À NANKIN

L’

urbanisation du xxi e siècle s’effectue en vastes mégalo­ poles et en un urbain diffus qui sont deux irreprésentables. Sauf par petits bouts de banlieues, de portions d’autoroute, de toits de gratte-ciel, de lambeaux de parcs, pièces isolées d’un puzzle en chantier. Ce n’est plus la ville qu’on représente mais l’expression de l’artiste à même le bitume, le mur, le mobilier urbain. Le street art évoque un bonheur fugace, un mal-être prégnant, un acte de résistance, une colère, un peu

d’humour avec des graffitis, des tags, des pochoirs aux propos radicaux et poétiques qui nous rappellent que pour les surréalistes l’« image » est l’anagramme de « magie ». La représentation d’une ville mobilise à la fois des techniques de représentation, une culture du regard, une conception du système optique et témoigne toujours de leur entremêlement sans jamais pouvoir nous exposer comment les habitants de cette ville la voient, l’apprécie, la vivent. C’est la limite – oh combien cruelle ! –

par exemple de la photographie, dont la lisibilité réclame un accompagnement, un témoignage. Quand plus aucune personne ne peut nommer celles et ceux qui figurent sur une photographie, c’est que le temps du regardant est dissocié à jamais de l’espace des regardés. Il convient alors de légender le cliché, de le dater et de bien en indiquer le lieu. La légende illustre la représentation ! Il en va de même pour un paysage urbain : toute représentation est une vue qui réclame une vision.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - IX


La rentrée des musées est riche d’expositions de qualité couvrant toutes les périodes et tous les genres. Parmi elles, certaines seront incontournables. « Picasso. Rose et Bleu », au musée d’Orsay, va permettre de redécouvrir la courte première période du maître. Beaucoup de tableaux célèbres mais que l’on n’a pas souvent l’occasion de voir en France. « Éblouissante Venise ! », au Grand Palais, célébrera l’époustouflante vitalité artistique de la Sérénissime au xviiie siècle, à une période où son pouvoir politique déclinait. Les mercredis, comédiens et musiciens viendront animer les salles d’exposition pour offrir au public toute la splendeur de cette créativité. L’exposition sur le cubisme au Centre Pompidou promet elle aussi d’être exceptionnelle, retraçant l’histoire de ce courant artistique avec des œuvres majeures et montrant les évolutions de ses différentes formes. Tout cela en attendant fin novembre et l’exposition événement « Michael Jackson: On the Wall » que le Grand Palais consacrera au roi de la pop et à son influence dans le monde de la musique et de l’art. Cerises sur le gâteau, deux génies que beaucoup de choses rapprochent, l’un à cheval entre le xvie et le xviie siècle, l’autre du xxe siècle, se voient consacrer des expositions majeures : Caravage au musée Jacquemart-André, et Jean-Michel Basquiat à la fondation Louis-Vuitton.

Les couronnes d’épines

des bad boys

Caravage

Basquiat &


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l est forcément difficile de comparer Michelangelo Merisi da Caravaggio et JeanMichel Basquiat, près de quatre siècles les séparant. Et pourtant, tant de choses rapprochent ces deux figures de la peinture, dont vie et œuvre se confondent, mélanges devenus légendaires de génie et de bad boy, écorchés vifs à la fin tragique, mort à 38 ans exilé après une énième bagarre se soldant par un crime pour le premier, décédé par overdose de cocaïne et d’héroïne à 27 ans pour le second. Les deux sont issus de familles qui leur ont fait découvrir l’art très tôt, mais des familles que la vie n’a pas épargnées, avec drames et déracinements. Les deux sont des enfants fugueurs. Les deux portent la violence du monde qui les a façonnés, violence des guerres et des combats permanents de l’Italie du xvie siècle, violence du racisme des États-Unis de la fin du xxe siècle. Les deux ont cette passion pour l’anatomie et le réel, jouent de cette ambivalence entre le beau et le laid, viennent sublimer la réalité pour transformer la prostituée en Vierge Marie ou le musicien en héros de la cause noire. Détail anecdotique, comme celui de JeanMichel Basquiat, c’est dans la rue que l’art de Caravage a été découvert, par le curé du village, qui, impressionné, a demandé au marquis de Caravaggio de lui payer des études de peinture.

Jean-Michel Basquiat, Pork, 1981. Collection particulière. © Succession Jean-Michel Basquiat sous licence Artestar, New York

Jean-Michel Basquiat • Du 3 octobre 2018 au 14 janvier 2019 à la fondation Louis-Vuitton L’exposition parcourt, de manière chronologique, de 1980 à 1988, l’ensemble de la carrière de cet artiste majeur du xxe siècle, à travers plus de cent trentecinq œuvres majeures, dont beaucoup n’ont jamais été montrées en Europe. Les œuvres sont regroupées par ensembles thématiques qui permettent de mieux comprendre à quel point, en si peu d’années, cet artiste prolifique – plus de mille peintures en dix ans – a renouvelé la pratique du dessin et ouvert des espaces de réflexions extrêmement novateurs. Sa technique, ses couleurs, ses mots et la poésie hip-hop, sa culture de l’art classique, sa musique viennent nourrir son obsession de glorifier l’homme afro-américain sous-­ représenté et menacé par le racisme. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - XI


Les couronnes d’épines des bad boys Caravage, Ecce Homo, 1605 (?), Musei di Strada Nuova, Palazzo Bianco, Gênes © Musei di Strada Nuova, Gênes

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ans son remarquable documentaire Jean-Michel Basquiat, la rage créative (2017), David Shulman interroge un ami de l’artiste, qui raconte la passion que celuici avait pour Caravage. Est-ce si étonnant connaissant la culture que celui-ci s’était forgée dans les musées et dans les livres ? Il y a, chez l’un comme chez l’autre, une force révoltée qui interpelle le spectateur et en même temps cette capacité à apaiser qui vient le surprendre quand il contemple ses toiles. Un côté bad boy qui nous choque, nous attire, nous questionne et finalement nous nourrit et nous rassérène. Martine Fabre, dans son article sur La « grande » sublimation du Caravage, peintre et assassin (Revue française de psychanalyse 2005/5, vol. 69), souligne que, vers l’âge de 10 ans, alors que son

père vient de se suicider et qu’il erre solitaire, Caravage découvre sa capacité à soulager la souffrance morale en graffitant des dessins pour la petite Paolina, son amie des rues, boiteuse, sourde et muette, que les enfants de Caravaggio poursuivent de leurs moqueries et de leurs insultes. À la vue de ses dessins, la petite fille cesse de pleurer et recommence à sourire. Violence et salut sont certainement une manière de relier les deux peintres. Basquiat n’avait peut-être pas cette même conscience de l’effet de ses œuvres, mais une chose est certaine chez l’un comme chez l’autre, tout le drame de leur vie est exposé et magnifié dans leurs œuvres, à l’image du sublime Ecce homo de Caravage, dont la couronne d’épine disparaît dans l’ombre pour laisser éclater le corps nu en pleine lumière.

Caravage à Rome, amis & ennemis • Du 21 septembre 2018 au 28 janvier 2019 au musée Jacquemart-André Caravage (1571-1610) est un des peintres majeurs de la peinture italienne des xvie et xviie siècles, dont le travail sur la lumière, le fameux clair-obscur, a fait école. L’exposition se consacre à sa carrière romaine, qui débute en 1592 pour s’achever en 1606. Elle permet de mieux comprendre la vie artistique romaine et montre les liens d’amitiés et d’inimitiés qu’il entretenait avec les artistes de son époque et l’importance de ses deux principaux mécènes dans sa carrière. Mais elle est surtout l’occasion de voir dix chefs-d’œuvre de cet artiste majeur sur la cinquantaine de tableaux qui lui sont attribués, la plupart provenant des grandes collections italiennes et jamais encore exposés en France. XII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018


Caravage, Judith décapitant Holopherne, vers 1600, Galerie nationale d’Art ancien, palais Barberini, Rome. © Mauro Coen/Galerie nationale d’art ancien de Rome

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ette couronne d’épine, que Basquiat va utiliser et réutiliser, est un beau symbole de cette violence subie et de ce don qu’est l’acte créateur chez les deux artistes. L’Américain se l’appose à lui-même dans un autoportrait en buste de 1981, où il se peint les bras levés comme les héros noirs qu’il glorifie dans sa peinture. Elle représente tout le poids de l’existence dans lequel ils se débattent et viennent puiser ce qu’ils vont transformer par leur peinture. La force de la lumière chez Caravage, la force du dessin et de la couleur chez Basquiat viennent métamorphoser le réel pour l’héroïser. En intégrant des modèles de la rue dans ses récits bibliques et en les sublimant par son inimitable

utilisation du clair-obscur, Caravage fait finalement œuvre de transfiguration au plus près du message christique. En peignant ses guerriers et ses héros, Basquiat conjure avec force « l’existence de l’homme afro-américain menacée par le racisme, l’exclusion, l’oppression et le capitalisme », pour reprendre la formule de Dieter Buchhart, spécialiste de l’artiste et commissaire invité de la fondation Louis-Vuitton. Mais les deux savent très bien qu’au-delà de leur œuvre ils restent eux-mêmes ce Christ nu, pleinement humain, que la force du monde broie sans pitié. L’inlassable transmutation qu’ils proposent dans leurs œuvres sauve leur monde mais ne les sauve pas du monde.

À voir également au musée Jacquemart-André Propriété de l’Institut de France, cet hôtel particulier du Second Empire abrite une des plus belles collections d’œuvres et d’objets d’art à Paris, celle constituée par Édouard André et son épouse Nélie Jacquemart, portraitiste de renom. Si elle comporte des tableaux et du mobilier du xviiie siècle français, ainsi que des œuvres des écoles flamandes et allemandes, avec des chefs d’œuvres de Van Dyck, Hals, Boucher, Chardin et Fragonard, on peut également y contempler l’inestimable collection de peintures de la Renaissance italienne de Nélie Jacquemart, avec ses Bellini, Botticelli, Carpaccio, Pérugin, Mantegna et autres grands maîtres de Florence et de Venise.

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Les couronnes d’épines des bad boys

Jean-Michel Basquiat, Santo versus Second Avenue, 1982. Collection M. et Mme Patrick Demarchelier. © Succession Jean-Michel Basquiat sous licence Artestar, New York

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ette volonté de bouleverser l’ordre établi par les canons et les hiérarchies que porte Basquiat à travers les thèmes de la royauté, de l’héroïsme et des rues pourrait sans aucun doute s’appliquer également à Caravage. La violence de l’un comme de l’autre est celle d’un besoin impérieux de transformer le réel, cette tentative épuisante mais vitale de conjurer ce qu’ils vivent et ce qu’ils voient. C’est certainement dans cette finalité que leur

œuvre devient finalement apaisante, quand le spectateur finit par se laisser emporter par la volonté même du peintre et accepte de croire que son art créateur a réellement transfiguré le réel auquel il est lui-même confronté. Caravage comme Basquiat agissent comme des prophètes qui tentent d’entraîner l’humanité dans un acte de foi qui pourrait, lui, réellement transformer le monde. D’où l’urgence absolue d’aller voir et revoir leurs œuvres.

À voir également à la fondation Louis-Vuitton Le bâtiment de Frank Gehry qui abrite la fondation est une œuvre d’art en lui-même. Élevé dans le bois de Boulogne, il déploie ses volumes, capte la lumière, revisite les perspectives, offrant un écrin remarquable aux expositions qu’il abrite. Durant l’exposition Jean-Michel Basquiat, la fondation propose également une autre rétrospective, celle d’Egon Schiele (1890-1918), mort quasiment au même âge, dont l’intensité de l’œuvre s’est imposée comme un sommet de l’expressionnisme. L’exposition rassemble plus d’une centaine d’œuvres – dessins, gouaches et quelques peintures –, présentées chronologiquement en quatre salles autour de la notion de ligne et de son évolution dans l’œuvre de l’artiste. À ne pas manquer non plus ! XIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018









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« En l’air, là-haut , c’est là que demeure ta racine, là, en l’air*. » Paul Celan, d’un seul vers, énonce notre condition littéralement bouleversante : c’est audelà de nous-mêmes que nous sommes ancrés, au-delà de nous-mêmes que nous puisons notre vie. Jamais nous ne nous contenterons d’avoir les pieds sur terre. La soif d’être « transporté » vers cet au-delà nous habite et elle est incommensurable. * Premier vers du dernier poème du recueil Die Niemandsrose (La Rose de personne), publié en 1963 (traduction de Jean-Pierre Lefebvre, tirée de Paul Celan, Choix de poèmes, Gallimard, « Poésie », 1998).

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« Entre et lève les yeux ! » suggère Takashi Kuribayashi, avec Entrances, trois « arbres » en lamelles de miroir qu’il a suspendus dans le Palais de Tokyo. Le visiteur passe la tête et découvre au-dessus de lui un paysage digne des plus belles coupoles baroques : un reflet de ciel, saisi sur une surface d’eau, s’irise sur l’écorce réfléchissante et finalement regarde le spectateur. Ce n’est pas l’œil que fuyait Caïn en cherchant refuge dans la mort, comme l’écrivait Hugo, mais plutôt l’offrande d’une contemplation bienveillante proposée à celui qui ne se contente pas de rester au-dehors. Pour accéder à cette élévation, il faut, en quelque sorte, passer une frontière et ne pas se contenter de son propre reflet sur la face extérieure de l’œuvre, celle de sa perception immédiate. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - XXIII


VISIBLEinVISIBLE Avec Pipilotti Rist, c’est dans une « forêt » de trois mille diodes électroluminescentes, colorées et changeantes, installée dans un vaste caisson aveugle, que l’on déambule. Promenade onirique dans un espace sans repères tangibles. Chacun écrit son propre parcours à partir de ce que suscite en lui le chatoiement aléatoire des couleurs. Le voyage dans Pixel Forest, œuvre proprement psychédélique – mais de consommation douce   –, ne tarde pas à se faire intérieur pour celui qui sait se tenir à l’écoute des émotions qui le traversent. Ici, l’élévation passe par une paisible descente… en soi.

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Mais le monde peut être autrement plus âpre. Wiktoria Wojciechowska le sait bien, elle qui est allée photographier de jeunes combattants, non professionnels, sur le front ukrainien. Les étincelles d’or qu’elle colle sur certaines de ses images symbolisent les éclats d’obus qui répandent la mort quand ils frappent les habitations, les véhicules… Ici, la juxtaposition ou plutôt l’interpénétration du « golden collage » intitulé Body, réalisé à la feuille d’or à partir de la

photo d’un corps prise par un des combattants avec son téléphone portable, et de la vidéo The String, qui montre un jeune homme tout de grâce et de fragilité alors qu’il tend la corde d’un arc, traduit la profondeur des interrogations qui peuvent par moments nous habiter et la grandeur humaine qu’il y a à les considérer, jusqu’à risquer sa vie pour une certaine idée de la liberté. Cette « altitude-là », celle du tragique, n’était pas étrangère du tout à Paul Celan.

Pour rendre compte du Japon, au milieu des années 1960, Eikō Hosoe avait convié le danseur Tatsumi Hijikata, le créateur de cette forme somptueuse de la danse qu’est le butō, à intervenir. Il espérait ainsi traduire, dans ses clichés, la réalité spirituelle des lieux qu’il photographiait. Ainsi, ce corps, surgi d’on ne sait où, dont le vêtement paraît s’envoler, semble devoir rester à jamais suspendu dans les airs, sous le regard de ces enfants à peine surpris. Comme s’ils étaient au courant des vérités de « l’envers du monde » et savaient – ou n’avaient pas encore oublié – qu’il n’y a rien de plus poétiquement naturel pour l’homme que de se tenir ainsi, entre la terre et le ciel. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - XXV


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Rien de plus naturel en effet, puisque le ciel est capable d’aspirer la terre. Rien de plus naturel puisqu’il arrive que se dressent, avec une puissance qui peut être féroce, des colonnes de sable comme celle qu’a photographiée Sinem Dişli dans le sud-est de la Turquie, non loin de la frontière syrienne. Dişli exprime ainsi à la fois la brutalité de la nature et la violence des hommes (celle de la guerre, évidemment, mais XXVI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018

également les effets de la désertification due à une exploitation déraisonnable des terres et de l’eau dans la région). Mais comment ne pas sentir, aussi, dans la hauteur et la verticalité de cette trombe, la puissance d’une aspiration intérieure, une puissance qui peut nous effrayer au point que nous pouvons préférer nous y soustraire ? Peuton survivre en effet à pareil élan ? Ou, pour le dire autrement, qui peut « voir Dieu sans mourir » ?


C’est que la mort est dans la vie, telle une fracture, telle une violente pénétration, ainsi que le figure Anish Kapoor, à la galerie Kamel Mennour, dans cette fascinante érection où s’entremêlent le masculin et le féminin. Comme si le premier devait reconnaître en lui, jusque dans son déploiement, la présence du second. Cette puissance de la chair, puisque c’est le sujet de cette œuvre, est ici déchirante et déchirée, blessante et blessée (notons au passage que le mot anglais blessed signifie bienheureux !). Puissance donc immense et inconfortable. Et pourtant, c’est la vie en elle-même, dans sa manifestation brute comme dans l’acte de représentation voulu par l’artiste. Tension entre la chair (sa pulsion, son élan vital) et l’esprit qui cherche à faire œuvre de symbolisation pour ouvrir à une intelligence sensible de ce qui se joue.

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Ainsi, il peut y avoir dans nos existences de la sidération, de l’effroi, de la démesure, de l’incompréhensible et même de la fragmentation, du fait de la présence de la mort dans la vie, en raison de la puissance des pulsions qui s’expriment et des fractures qui en résultent. Au Palais de Tokyo, le face-à-face de la Dasha de Tomoaki Suzuki avec La Porte de la désolation, conçue par Clément Cogitore à partir d’un visage d’enfant, le suggère avec beaucoup de force. Pourtant, de part et d’autre, on sent une volonté : celle d’être debout, en relation malgré tout. Dans l’entre-deux, dans cet espace ouvert entre les deux œuvres, ne passerait-il pas un courant « électrique », quelque chose comme un coup de foudre ?

Plaçant sa caméra dans l’obscurité d’une salle de spectacle, Philippe Gandrieux a saisi l’émotion fascinante de très jeunes spectateurs transportés par ce qui se déroule sous leurs yeux. On comprend, sans rien voir d’autre que leur visage, qu’un loup cherche à croquer Guignol. Or, même si c’est « pour de faux » – et chaque gamin le sait –, sous l’effet de la fiction le jeu de la vie et la mort que portent les marionnettes manifeste de toute évidence – les cris en témoignent – quelque chose de vrai : la passion qui anime les enfants. Surgit alors sur l’écran, sous nos yeux, ce qu’on pourrait appeler « la vitalité du drame ». C’est elle qui permet à ces enfants, dans les peurs et les rires, entre panique et joie, d’apprivoiser leurs émotions les plus profondes (redites en contrepoint par les images de la descente de nuit, en voiture, d’une route de montagne). Condition essentielle pour pouvoir être soi-même au monde sans se dérober à ses tensions ni s’y perdre.

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VISIBLEinVISIBLE Quoique sur un mode très différent, la réponse qu’apportent Ilya et Emilia Kabakov à la question de comment devenir meilleur, plus gentil, plus… – bref, de comment se changer soi-même – n’est, au fond, pas très éloignée du propos précédent : elle vise à redonner aux adultes quelque chose de l’esprit de l’enfance. Il suffit, assurent-ils, de se fabriquer une paire d’ailes et de se retrouver chaque jour dans la solitude de sa chambre pour les endosser en silence, sans rien faire de plus,

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pendant quelques minutes, avant de retourner à ses occupations habituelles, « sans quitter la pièce », puis de reprendre la pause deux heures plus tard… Au bout de quelques semaines, l’effet ne peut manquer de se faire sentir. Ainsi suffit-il d’accorder à la poésie un peu de place dans sa vie, pour que celle-ci soit heureusement contaminée par l’aspiration céleste que symbolisent ces « ailes du désir » (pour reprendre le titre du magnifique film de Wim Wenders). Chiche !


À partir d’une telle conversion poétique, l’expérience d’une communion avec les éléments naturels devient possible. Cristina de Middel et Bruno Morais sont allés la chercher, pour leur série Minuit à la croisée des chemins, dans l’univers d’Èsù, « la force dynamique » qui, dans la grande tradition africaine, « domine tous les mouvements de la vie ». Ce mythe yoruba retrouvé au Bénin, à Cuba, au Brésil et en Haïti nous conduit de la transcendance verticale à l’immanence chamanique, par la magie de ce face-à-face entre l’homme et l’océan, sublimé par le flottement de ce drap rouge comme le sang, rouge comme

la vie. S’il fallait encore un paradoxe pour conclure, c’est bien celui-là : l’immensité horizontale de la mer, à laquelle le ciel donne en partie sa couleur, cette immensité dont les vagues nous apportent la sourde pulsation, nous dit une présence au-delà de toute présence. Celle à laquelle puise notre « racine, là, en l’air », pour reprendre les mots de Celan. Alors, nous sommes au bord de l’envol, pour un nouveau « transport » vital ; alors, les ailes se font voiles pour courir la mer et les voiles nous donnent des ailes pour nous élever dans les airs. Jean-François Bouthors LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - XXXI


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1. Takashi Kuribayashi (né en 1968 à Nagasaki, Japon), Entrances, « The connection between the sea and the sky », 2018. Trois « arbres » : miroir sans teint, métal, ruban adhésif, fil d’acier inoxydable, photos, 90 x 600 cm chacun. Courtesy artiste. Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors. Œuvre présentée au Palais de Tokyo, Paris, dans le cadre de l’exposition « Enfance. Encore un jour banane pour le poisson rêve ». 2. Pipilotti Rist (née en 1962 à Grabs, Suisse), Pixel Forest, 2016. Installation de 3 000 LED multicolores enveloppées de coquilles de résine transparente faites à la main. Courtesy artiste, Hauser & Wirth, Luhring Augustine et Luma Arles. Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors. Œuvre présentée dans le cadre des Rencontres de la photographie, Arles 2018.

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3. Wiktoria Wojciechowska (née en 1991 à Lublin, Pologne), The String, 2015, vidéo inspirée par une sculpture d’August Kattentidt (XXe siècle), 1’ 19”, projetée sur Body, 2015-2016, collage à l’or à partir d’une photographie prise par un soldat avec son téléphone. Courtesy artiste. Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors. Œuvre présentée dans le cadre des Rencontres de la photographie, Arles 2018. 4. Eikō Hosoe (né en 1933 à Yonezawa, Japon). Kamaitachi 17, 1965. Photographie noir et blanc. Courtesy galerie Jean-Kenta Gauthier, Paris. © Eikō Hosoe. Œuvre présentée à La Maison rouge, Paris, dans le cadre de l’exposition « L’envol », jusqu’au 28 octobre 2018. 5. Sinem Dişli (né en 1982 à Urfa, Turquie). Tourbillon de sable, 2015. Photographie. Courtesy artiste. Œuvre présentée dans le cadre des Rencontres de la photographie, Arles 2018.

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6. Anish Kapoor (né en 1954 à Bombay, Inde). A Blackish Fluid Excavation, 2018. Acier et résine, 150 x 140 x 740 cm. Courtesy artiste et Kamel Mennour, Paris/Londres. © ADAGP Anish Kapoor 2018. Vue d’exposition, photo JeanFrançois Bouthors. Œuvre présentée à la galerie Kamel Mennour, Paris. 7. Clément Cogitore (né en 1983 à Colmar, France), La Porte de la désolation, 2018, en collaboration avec Sika Viagbo – Atelier Lilikpó. Pâte de verre. Tomoaki Suzuki (né en 1972 à Mito, au Japon), Dasha, 2018, bois de tilleul, peinture acrylique, résine, 53,5 x 24 x 8,5 cm. Courtesy artiste et Corvi-Mora, Londres. Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors. Œuvre présentée au Palais de Tokyo, Paris, dans le cadre de « Enfance. Encore un jour banane pour le poisson rêve ». 8. Philippe Grandrieux (né en 1954 à Saint-Étienne, France), Sombre, film (extrait 3’ 30”), 1999. Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors. Œuvre présentée au Palais de Tokyo, Paris, dans le cadre de « Enfance. Encore un jour banane pour le poisson rêve ».

09. Ilya et Emilia Kabakov (nés en 1933 et en 1945 à Dnipropetrovsk, Union soviétique, aujourd’hui Ukraine), How Can One Change Oneself, 2010-2018. Installation, matériaux divers, dimension variable. Courtesy artiste et Galleria Continua, San Gimignano/ Beijing/Les Moulins/Habana. © Ilya et Emilia Kabakov. Œuvre présentée à La Maison rouge, Paris, dans le cadre de l’exposition « L’envol », jusqu’au 28 octobre 2018. 10. Cristina de Middel (née en 1975 à Alicante, Espagne) et Bruno Morais (né en 1975 à Rio de Janeiro, Brésil), Sans titre, 2016, Bénin. Photographie de la série « Minuit à la croisée des chemins ». Courtesy artistes. Œuvre présentée dans le cadre des rencontres de la photographie, Arles 2018.


Les

évangéliques

américains

Protestante à l’origine, l’église évangélique s’est vite éloignée des luthériens et des calvinistes d’origine. Ses clercs, apôtres de « la nouvelle naissance » et anabaptistes, sont réputés pour électriser les foules et parfois en tirer leur fortune. Mais c’est aussi un mouvement fondamentaliste, qui soutient et influence Donald Trump. Par Pauline Simonet

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REGARDS // LES ÉVANGÉLIQUE AMÉRICAINS

Ils sont les pièces maîtresses du président. Ils occupent des positions clés dans son entourage ou dans les coulisses de la Maison Blanche, soutiens incontournables qui ont contribué en 2016 à sa victoire lors d’une présidentielle dont il n’était qu’un outsider. Les révérends Jerry Falwell Jr., Franklin Graham ou Tony Perkins, David Brody, correspondant politique du réseau de télévision Christian Broadcasting Network, et bien sûr le vice-président, Mike Pence, tous issus du courant chrétien évangélique, sont devenus les voix les plus écoutées par Donald Trump, influençant plus fortement que jamais le cours des décisions politiques prises à Washington. L’actuel président des États-Unis s’appuie d’autant plus fortement sur ce mouvement religieux qu’approchent les élections de mi-mandat, fixées au mois de novembre, qui s’annoncent compliquées pour son camp. « Le président, qui ne veut pas perdre la majorité au Sénat et à la Chambre des représentants, a besoin de l’appui des chrétiens évangéliques en prévision du scrutin ; plus de 80 % d’entre eux ont voté pour lui en 2016 et leur passion pour le milliardaire ne se dément quasiment pas », explique Elizabeth Dias, qui suit ce courant pour le New York Times. Selon une récente étude de l’institut de recherche PRRI (Public Religion Research Institute), la cote de popularité du président américain se maintient à un niveau très élevé chez les chrétiens évangéliques blancs, avec 75 % de satisfaction, alors qu’elle se situe entre 35 % et 40 % auprès de la population en général. Malgré un léger tassement du côté des femmes évangéliques, l’étude révèle que les fluctuations sont très faibles depuis son élection : le milliardaire républicain n’est jamais descendu sous la barre des 65 % auprès de 84 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018

cet électorat au cœur de sa base. Le soutien des évangéliques blancs est aussi très important en prévision d’un éventuel nouveau mandat puisque près des trois quarts d’entre eux veulent que Trump soit le candidat des républicains à la prochaine présidentielle en 2020. C’est dire à quel point leurs destins sont liés : il a besoin d’eux pour être réélu, et ils s’appuient sur lui pour mettre en œuvre leur agenda politique. Car c’est ce qui a fait définitivement basculer l’opinion de ce groupe religieux du côté de Donald Trump. Initialement rebutés par la personnalité extravagante du milliardaire new-yorkais, ex-star de la télé­ réalité, plusieurs fois divorcé et au parcours émaillé de nombreux scandales, les évangéliques blancs ont été rassurés par sa capacité à imposer leurs priorités. « Ce qui est intéressant, c’est qu’il avait une cote de popularité plutôt faible, bien en dessous des 50 %, au début de la campagne, puis qu'elle a subitement augmenté lorsqu’il a été soutenu par certains leaders religieux », poursuit Elizabeth Dias. « Mais ce n’est qu’une fois qu’il est entré en fonction et qu’il a pris des décisions qui tenaient à cœur aux évangéliques que sa popularité a atteint des scores qui ne se démentent plus. » Et leur soutien est capital pour un président controversé au sein même du Parti républicain. Les membres de ce courant évangélique le savent bien et ne se cachent pas d’utiliser cet ascendant. « Quand un membre du Congrès rencontre quelqu’un de notre courant », se plaît à répéter dans les médias américains le révérend texan John Hagee, l’un des plus influents pasteurs évangéliques, « il sait que nous représentons quarante millions de personnes. » De fait, les évangéliques forment le premier groupe religieux des États-Unis. Ils représentent près de 25 % de la population dans ce pays encore profondément


croyant (selon le Pew Research Center, plus de 70 % des Américains s’identifient comme chrétiens). Issues de la mouvance protestante, leurs églises sont généralement plus conservatrices ; elles prônent un retour à l’Évangile et une « nouvelle naissance » : un baptême des adultes (seuls sont membres des « convertis », baptisés à l’âge adulte par immersion). Incarné pendant des décennies par le célèbre pasteur Billy Graham, décédé cette année à l’âge de 99 ans, le courant évangélique compte une multitude d’églises (baptistes, pentecôtistes, luthériennes, etc.) indépendantes les unes des autres. Symboles de la bonne santé de ce courant religieux, les « megachurches » prospèrent dans le pays. Des dizaines de milliers de personnes se rassemblent pour célébrer leur foi dans d’immenses hangars. Véritables lieux de vie, avec salles de gym, centres de conférences, restaurants, cafés, ces églises tiennent bien plus du centre commercial que de la traditionnelle église de campagne. À l’image de la Thomas Road Baptist Church, dans la petite ville de Lynchburg en Virginie, qui constitue l’un des épicentres de l’Amérique chrétienne évangélique. C’est dans ce haut lieu de l’évangélisme, à quatre heures de route de Washington, qu’a été fondée la Liberty University, la plus grande université chrétienne du pays, où 85 % des étudiants ont voté pour Donald Trump. Le président s’y est déjà rendu à de multiples reprises

depuis son entrée en fonction pour remercier son ami, le révérend Jerry Falwell Jr., l’une des personnalités évangéliques les plus influentes dans son entourage. C’est lui qui est à l’origine de l’étonnante alliance entre les évangéliques blancs et Donald Trump. Avec d’autres prédicateurs, comme John Hagee, il a encouragé le locataire de la Maison Blanche à tenir l’une de ses promesses emblématiques de campagne en reconnaissant Jérusalem comme capitale d’Israël. L’influence des évangéliques dans la prise de décision était visible le 14 mai au moment de la cérémonie d’inauguration de la nouvelle ambassade des États-Unis dans la Ville sainte, un groupe de responsables évangéliques y figurant en bonne place dans la délégation américaine. Autre fervent soutien de Donald Trump, le pasteur Robert Jeffress – à la tête d’une Southern Baptist megachurch située à Dallas –, pourtant accusé de propos antisémites, a même été autorisé à mener la prière en début de cérémonie. Le révérend Hagee, lui aussi controversé auprès de la communauté juive, a de son côté prononcé le discours de clôture. L’ambassadeur des États-Unis en Israël a dû se justifier de l’invitation de ces deux pasteurs : « Ce sont deux des leaders les plus populaires au sein de la communauté évangélique et j’ai voulu honorer leur communauté pour nous avoir aidés si efficacement dans ce combat », a expliqué David Friedman. Une consécration, au terme de décennies de

« DONALD TRUMP A BESOIN DE L’APPUI DES CHRÉTIENS ÉVANGÉLIQUES. » ELIZABETH DIAS, JOURNALISTE AU NEW YORK TIMES LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 85


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REGARDS // LES ÉVANGÉLIQUE AMÉRICAINS

86 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018


« ILS REPRÉSENTENT UN QUART DE LA POPULATION ; CE QUI FAIT DIX, QUINZE, VINGT FOIS PLUS QUE LES JUIFS AMÉRICAINS. » RON DERMER, AMBASSADEUR D’ISRAËL À WASHINGTON

lobbying, pour ces organisations de l’ultra­ droite ­religieuse, qui n’ont jamais eu une oreille plus attentive à la Maison Blanche que depuis l’arrivée de Donald Trump. Les évangéliques sont même devenus « la colonne vertébrale du soutien d’Israël aux États-Unis, plus importants que la communauté juive. Ils représentent un quart de la population ; ce qui fait dix, quinze, vingt fois plus que les Juifs américains », a confié au New York Times l’ambassadeur d’Israël à Washington, Ron Dermer. Annoncée fin 2017, la décision de déménager l’ambassade des États-Unis de TelAviv à Jérusalem, contre l’avis de la communauté internationale, des pays arabes et surtout des Palestiniens, a définitivement consacré Donald Trump en nouvelle icône des évangéliques. « D’après la Genèse, Dieu a donné la terre d’Israël à Abraham et ses descendants ; en colonisant la ­Cisjordanie, les Juifs reprennent ni plus ni moins possession de ce que Dieu leur a donné », a déclaré Mike Evans, prédicateur pro-Trump, dans le Jerusalem Post, qualifiant le président de « Cyrus des temps modernes », du nom du roi de Perse ayant autorisé le retour des Juifs à Jérusalem au vie siècle av. J.-C. « Depuis toujours, les évangéliques américains plaident pour que la politique étrangère des États-Unis suive un modèle biblique », nous explique

Samuel Goldman, directeur de l’Institut Loeb pour la liberté religieuse à l’université George-Washington. « Leur croisade en faveur de l’État hébreu s’explique notamment par le fait qu’ils sont convaincus que le retour du peuple juif sur l’antique terre d’Israël est un préalable à la réalisation de prophéties bibliques et préfigure le retour du Messie. D’autres pensent que cela fait partie de l’accord conclu par Dieu avec le peuple juif. » Pour les évangéliques, depuis la fondation des États-Unis suite à l’arrivée des premiers colons, s’y déroule une histoire sacrée qui mène à l’accomplissement de la volonté de Dieu. Le poids des groupes de pression évangéliques sur la politique extérieure des États-Unis inquiète plusieurs centres de réflexion basés à Washington, qui déplorent la montée d’un « nationalisme chrétien » poussant le président à prendre des mesures radicales au risque de s’aliéner le reste du monde. Outre son choix sur Jérusalem, ils mettent en cause sa décision de se retirer de l’accord sur le nucléaire iranien, une autre revendication d’Israël. « L’influence de ces groupes auprès des présidents américains n’est pas nouvelle ; Ronald Reagan et George Bush ont tous deux été accusés d’être à la solde de groupes ultrachrétiens, mais aucun d’eux ne les avait soutenus aussi ouvertement, LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 87


REGARDS // LES ÉVANGÉLIQUE AMÉRICAINS

« TRUMP SE SOUCIE MOINS DE LEURS IDÉAUX QUE DE SA BASE ÉLECTORALE. » SAMUEL GOLDMAN, DIRECTEUR DE L’INSTITUT LOEB POUR LA LIBERTÉ RELIGIEUSE

même si Donald Trump se soucie moins de promouvoir leurs idéaux que de raviver sa base électorale », poursuit Samuel Goldman. Personnification de cette influence au sein même de la Maison Blanche, le vice-président Mike Pence était aux côtés de Donald Trump pour toutes les annonces cruciales depuis le début de son mandat : du retrait de l’accord sur le nucléaire iranien au déménagement de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem, en passant par les manifestations du mouvement provie contre l’avortement. Issu d’une famille catholique, converti au christianisme évangélique pendant ses études universitaires, l’ancien gouverneur de l’Indiana est devenu une icône de la droite religieuse américaine, l’un des principaux pourfendeurs du mariage homosexuel et de l’avortement, et participe à tous les grands événements du courant ultrachrétien. « Soyez assurés que Donald Trump continuera à se battre pour tout ce en quoi nous croyons », a-t-il d’ailleurs déclaré devant près de dix mille pasteurs lors de la réunion annuelle en juin dernier à Dallas de la très influente Convention des églises baptistes du Sud. C’est sur le dossier de l’avortement que les chrétiens évangéliques récoltent les victoires les plus importantes à leurs yeux. « Il y a beaucoup d’aspects que je n’aime pas chez Donald Trump, mais je ne regrette pas 88 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018

mon vote de 2016. Il a tenu ses promesses de tout faire pour défendre la vie et les choses avancent », salue Carol Stains, chef d’entreprise membre du mouvement provie, qui milite pour l’interdiction de l’avortement. Les déclarations du président ne peuvent que conforter cette fervente chrétienne, qui prie tous les jours et se rend à l’église plusieurs fois par semaine. « Sous mon administration, nous ne cesserons pas de défendre le premier droit de la Déclaration d’indépendance, le droit à la vie », a promis Donald Trump lorsqu’il a pris la parole en janvier lors de la « Marche pour la vie », événement organisé chaque année par des militants anti-avortement. Une première pour un président en exercice aux États-Unis. Au crédit de Donald Trump, pour Carol Stains comme pour de nombreux évangéliques, figure en tête de liste la nomination de Neil Gorsuch à la Cour suprême, qui a permis de rétablir une majorité conservatrice au sein de cette institution stratégique. Cette nomination était jugée décisive pour les électeurs républicains dans leur ensemble et en particulier pour les chrétiens évangéliques, dont c’était la motivation principale du vote en faveur de Donald Trump. Ce dernier a fait savoir qu’il souhaitait un réexamen de l’arrêt qui a constitutionnalisé le droit à l’avortement


en 1973. Selon le président, la décision en la matière devrait revenir aux États, ce qui ouvrirait la voie à une remise en question de l’interruption volontaire de grossesse dans une bonne partie de ceux qui sont contrôlés par les républicains. Les anti-avortement viennent d’ailleurs de remporter une victoire importante à la Cour suprême : elle a donné tort à la Californie, qui impose aux centres de « crise de la grossesse », anti-IVG, d’informer leurs clientes enceintes de leur droit à se faire avorter. Une décision qui pourrait avoir des répercussions bien au-delà des frontières californiennes. En plus du juge conservateur de la haute juridiction, depuis qu’il est entré en fonction Donald Trump a nommé plus d’une centaine de juges fédéraux ultraconservateurs à travers le pays. « C’est essentiellement pour cette raison que les évangéliques continuent à lui apporter tout leur soutien », estime Ned Ryun, président d’American Majority, un institut de conseil conservateur. « Pour les évangéliques, les tribunaux fédéraux sont essentiels : ce sont eux qui valident les réformes de la société. C’est donc par ce biais qu’ils espèrent voir un jour supprimer le droit à l’avortement, interdire le mariage homosexuel ou être dispensés d’agir à l’encontre de leurs convictions religieuses. » Avec la lutte contre l’avortement et la défense d’Israël, les positions de Donald Trump sur l’immigration forment une autre explication au soutien des évangéliques. « La politique de tolérance zéro prônée par le président est largement soutenue par ce courant, le groupe religieux le plus ferme sur l’immigration, qui s’inquiète d’être envahi par les non-Blancs ou par les non-chrétiens », estime Janelle Wong, professeur d’études américaines à l’université du Maryland. Dans son livre sur les évan-

géliques et les questions d’immigration (Immigrants, Evangelicals, and Politics in an Era of Demographic Change, juin 2018), la chercheuse explique que « pour ces ultrachrétiens blancs, les questions raciales et d’identité sont devenues au moins aussi importantes que les questions de religion à proprement parler, et guident l’hostilité de ce mouvement vis-à-vis de l’immigration ». Mais la séparation des enfants et de leurs parents migrants arrêtés à la frontière, un temps mise en place par l’administration Trump, a opposé deux revendications cruciales de ce courant de l’ultradroite religieuse : la lutte contre l’immigration et la défense de la famille. Plusieurs voix discordantes parmi les évangéliques ont pesé dans la spectaculaire volte-face du président sur ce dossier. L’un des plus grands soutiens de Donald Trump, Franklin Graham, fils du défunt pasteur Billy Graham, a ouvertement dénoncé une pratique « honteuse ». Quelques jours plus tard, Donald Trump a changé son fusil d’épaule, signant un décret interdisant cette pratique. Cette séquence politique juste avant l’été a une nouvelle fois illustré l’influence de ce courant à la Maison Blanche. Le ministre de la Justice, Jeff Sessions, ou la porte-parole de la Maison Blanche, Sarah Sanders, ont cité les Écritures pour justifier la nécessité de respecter la loi, tandis que d’autres ont insisté sur le caractère sacré de la famille pour prôner l’interdiction de cette pratique. « Le débat au sein de l’administration Trump a été intense, chacun citant un passage de la Bible pour légitimer l’action politique du président ou réclamer l’arrêt de cette pratique », constate Harry ­Bruinius du ­Christian Science Monitor, avant de conclure : « Il n’y a qu’aux États-Unis au xxie siècle qu’un gouvernement peut s’appuyer publiquement sur des arguments bibliques pour défendre une politique officielle. »

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· u v e e o e e e ro o a ’ ’u se e pro ne vie d’ lle m uv pr un · La d lle ess uv p n · L e d vie es uv d’u elle esse uve a proe no · La e d’ vie esse ouverom e no e · La ’unee vie ess elle rom e no a p uv m no · L un vie ess lle om n p ’un vi e d ell om uv a p ’un · L no pro une vie d’ lle m uve pr une · La e d elle ess uv pr e no · L e d vie La d’ elle esse uve a proe no · La e d’ vie ess ouv rom e no e · La ’un e vie ess elle uv m no · L un vie ess lle om n p ’un vi e d ell om uv no pro une vie d’ lle m uve pr une · La e d elle ess uv pr e no La d’ elle esse uve a proe no · La e d’ vie ess ouv rom e no e · La ’un uv m no · L un vie ess lle om n p ’un vi e d no pro une vie d’ lle m uve pr une · La e d elle ess La d’ elle esse uve a proe no · La e d’ vie ess ouv rom uv m no · L un vie ess lle om n p no pro une vie d’ lle m uve pr une · La La d’ elle esse uve a proe no · La e d’ vie uv m no · L un vie ess lle no pro une vie d’ lle m uve La d’ elle esse uve a proe no uv m no · L un no pro une vie d’ La d’ elle esse uv m no pro La

s lle m n pr un vie e d’ elle om uv pr ’un · L e d ell s ro ne · La d’ lle ss uv pr no · La e d vie ess uv om meouveREGARDS p e LAvPROMESSE e me nD’UNE a ne VIEvie ss lle m no pr ’u // AURORE o · NOUVELLE a OU s e L d i L s n u e ie · sse lle v me no pro une vie d’u lle me uve pro une · La e d o v ’ le ome uve a pro ’une · La e d’ elle esse ouve a pr e no e · La se d e vie ess ou r no · L d vie ss uv m n · L un vi es ll om e n p a ne vie sse lle me no pro une vie d’ lle om uve pr un · L ’ d’u elle ome uve a pro ’une · La e d’ elle esse ouve a pr e no e · La se d e vie e v pr no · L e d vie ess uv om e n · L ’un vi es ell rom u o · La ne vie ss lle m no pr un vie d lle om uv p ’un iv e e d’u elle ome uve a pro ’une · La e d’ elle esse ouve a pr e no e · La se d e ss ouv a pr e no e · L se d e vie ess ouv rom e n ie · L ’un le vi es vell e m e n · L ’un e vi es ell rom e n a p ’un e v se d vel rom ou La p un le vie se d vell romnouv La p d’un ie · L sse d vell mes nou La p ne n ie · ss l es ou a p e e · se e v e ou ro ne ie · d’u le v me e uv rom e n e · L ’un le vi es vell rom ne n La p d’u le v sse vel pro nou n i d m l p a p d’u lle v sse uvel pro nou · La d’u vie · esse uve ome nou · La une vi se uve me no · La une vie esse lle om e no pr ’une vie e d’ elle ro s e no ro ne ie d’ lle m ve pr n La d lle ss uv p p u u · e e e v ne · La e d’u elle esse ouve a proe no · La se d’ vie ess ouv rom e no e · La ’un e vie ess ouv rom ne n ie · L d’un le vi mes velleprom ne n La p d’unlle vi sse duv m e n a p ’u v e el ro ou a ’u e · se ve e o o r p ’un · L se d elle ess ouv a p e n e · L se d e vi es ou rom ne n ie · v e e d le vi mes nou prom ne n ie · L d’un lle vi mes vell prom ne n· La p d’u lle v ss el pro ne La d’u lle v sse uve pro nou · La d’u vie sse uve me v e le me no pro ne u a d’u e · se ve e nChômeurs a longueedurée,ie o s L n s i L m s · SDF,’ujeunese vsans e vel ro ne La d’u l e e · esse lle v ome nou pro ’uneex-taulards, l om u a p ’u · e el i e dtoxicomanes, l v qualification, e e r no · L d vie ss uv e r n · La d llhandicapés… e ss uDepuis v v p m p 1872, u u e nAurore e ie sse lle me no pro o no La d’ ie sse vel’association a o L n m accompagne u ro e e · ’u le v e ve ro ne La · v dsorteselde om u a p ’u · e n vi toutes l’autonomie ne vie esse elle rome e no a pvers u e ’ e sdes précarité v oupr no · L e d vie ess en situation e om uv p un · L publics d l l l u l e o · La ne vie ss lle m no e pr no La d’ ie ssed’exclusion l’hébergement, ve ovia n m u · v e e ie d’u lle me uve pro ne · r etunl’insertion. La ’une vie esse elle rom e no alespsoins ’ lle v sse ve pro no · La d’u vie e d v n L l d m p u a e e se e l e e Brillet o v se uve pro nou · La e d’u vie · essPare Frédéric m e n · L ’un e vi es ell rom u o o e r a no · L ’un vie ess elle rom e n a p ’un e vie se d vell rom ouv a p d’ ie e d elle om uv a p ’un · L e d ell es ou a p e n e · L se v e ss uv pr no · L e d vie ess uv om e n · L ’un vi es ell e no La ne ie ss lle m no pr n vie d lle m uv m o ne ie · d’u lle v me ve pro ne La d’u lle sse uve pro no · La ’u e v se ve ro ou La d’u ie · se ve e no La ne ie

Aurore

ou la promesse d’une nouvelle vie

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e e e e o r e e o u a e ’u sse ouve a pr e no e · La se d e vie ess ouv rom e noie · L ’un le vie ess velle rom ne n La p d’un le vi ss d n m l p i e n ie · L d’un lle v mes uvell prom ne n· La p d’u lle v sse uvel pro nou · La e d’u vie · esse uve ome e v e e o e e e o a e o r ’u lle ss uv pr no · La e d vie ess uv om n · L ’un vie ess elle om e n a p ’un e no La ne ie ss le m no pr ne ie d lle m uv pr un · L d ll rom e e · ’u e v e vel ro ne La d’u le v se ve pro no La d’ ie sse ve ’un e vi se d vell rom ou a p ’u e · se vel es ou La ne ie · sse le v me nou pro e d ell es u a p e n · L e d vi es ou rom e n e · ’u e v e el ro e a uv m no · L un vie ess lle om n p ’un vi e d ell om uv a p ’un · L e no pro ’une vie e d’ elle rom ouve a pr ’une · La se d elle ess ouv a pr e no e · L se d e vie ess o · La d lle ss uv p n · L e d vie es uv om e n · L ’un vi es ell rom e n sse uve me no · La une vie ess lle om e no pr ’un vie e d elle om uv a p ’un · me no pro ne vie d’ lle m uve pr un · La e d elle ess uv pr no · L e d vie ne · La d’u lle sse uve pro no · La d’ vie ess uv om no · La une vie ess elle om d’u vie esse uve ome e no · La ’une vie esse elle rom e no a pr ’une vie e d’ elle rom ouv a pr ’u lle m no pr un vie e d elle om uv p ’un · L e d elle ess ouv a p e n · L se d pro ne · La d’ lle ss uv pr no · La e d vie ess uv om e n · L ’un vie es ell La e d’u vie esse ouve ome e no · La ’une vie ess elle rom e no a pr ’un e vie se d velle rom ouv La r e e d l v n s n es elle om e n a p ’un vi e d ell rom ou a p ’u e · L se vel es ou a p e ie · uv pr un · L e d elle ess uv p n · L e d vi es ou om e n · L ’un v es no · La d’ vie ss uv m no · La une vie ess lle om n pr ’un vie e d elle om ie sse le me no pro ne ie d’ lle m uve pr une · La d lle ss uv pr no e v me uvel pro une · La e d’u elle v esse uve proe no · La e d’ vie esse ouve ome e no · La ’une v pro no · La d’ vie ss uv m no · La un vie ess elle om e n pr ’un vie e d elle ne vie sse lle me no pro une vie d’ lle om uv pr ’un · La e d elle ess ouv a p d’u elle ome uve a pro ’une · La e d’ elle esse ouve a pr e no e · La se d vie ess ouv rom e n e · L ’u uv pr e no · L e d vie ess ouv rom e n · L ’un e vi es elle rom e n a p ’un e vi se d · La n vie ss lle m n p un vie d ll om uv p ’un · L e d ell es u ie e d’u elle ome uve a pro ’une · La e d’ elle esse ouve a pr e no e · La se d e vie ess ouv rom e noie n r o e s v l m n L n i s es ouv a p e n ie · L se d e vi es ou rom ne n ie · d’u le v mes vel pro ne La p d’u lle v e n · L ’un v es ell rom e n a p ’u e v se vel ro ou La d’u ie · se ve e un le vie se d velle romnouv La p d’un ie · L sse d vell mes nou La p ne n ie · sse lle v mes nou promun p · u v e u l s o · ’ ve ome nou · La une vie esse elle v ome e no pro une vie e d’ elle om ouve a pr ’une · La e d e

s e m e · e i n v d’u elle esse uv rom e e · p ’un e vi se a L e d ell es s es nouv rom ne ie · p v se ne · La e d’u enllcee début es juillet, Nadine, chef reconnaît Nadine. Ainsi en cas d’absence, iv e ess ouv deoservice m · 24, une S’Passe 24 prend la peine d’appeler les du S’passe e r e i n n m pstructure v sed’Aurore, stagiaires pour leur demander ce qui ne u lesd’insertion o ’ e a r e d l n accueille stagiaires L s dans un va pas. Il faut aussi tenir compte du fait l éloigné p ’u complexe · se de bureaux e e du centre que certains jeunes livrés à eux-mêmes v e d vi de eMontreuil m s ou(93). Chaque · o e e année, près de malgré leur fragilité arrivent parfois le r e s lle m i n n p v u jeunes a sortis du’ système scolairee ventre vide à leur stage… Avec ce public, e o vingtnediplôme d emploi le passent L ss tout est prétexte à apprentissage. « Le l et esans · uv a pr dsans u e e ’ set un uanvdans cemcentre. matin, offrons un café avant de ie mois L e entrevsept s · nousles activités. · e o e o r e «  Ils cumulent les difficultés familiales et démarrer Certains déboulent s e e n viet lancent i es elsociales, l omvoireedesn troubles p u e ’ psycholo“Café  !” parce qu’ils ne maîa être, den l’état, r et nen peuvent s pas les codes élémentaires e trisent v l L s m l p giques, poli· u u e ve », metesse. Il faut alors les reprendre pourdequ’ils o no Lenvoyés ’en formation a s e d i s préqualifiante  · uLa moi· se cette vfemme eénergique. o nprennent e iela peine o r e de formuler une phrase n l m ne vie eexplique p s v l u e o ’ e e a sont r n · Lissus dud poliment », s Cissé, chargée d’inserv despprimo-arrivants leÀ force sprécise l lle rom tiéregroupement u u e e familial, le reste de l’effection. de patience, les travailleurs e ’ e a e esnéss en uvsociaux v p ntifoétant· Lcomposé d i m · de décrocheurs parviennent à des v o n« eLe plusieheureusement esont llàepour m o e France. r a s e i Tous acquérir les résultats. gratifiant, c’est la n L n p s v jeunes l ro et laemoti- a reconnaissance u v sociaux · ’u ecodes e e ’ e s e et relationnels des qui me remerd v l n une· L cient d ll omnécessaires ldonnentesdes nouvelles un an u apourp envisager u e e ’ ouvme o s r e se uve pvation d S’Passe L ceefaire, m qu’ils n ·Pour · ou vi 24 es aprèsoupour merodire vraie formation. ont un emploi e e a e o s e e i n n aunep formation m esuivent qui leur v plaît. » llde français, u ede la o esateliers unfeuldee vtouti mbois :découverte ’ e ’mathématiques, e n ie · L dfait r s e d v l culturelle, Parmi les stagiaires, sinon sortis n L s l p · dusmoins v e remis e surmdee bons rails, o nosontu immenses. ’u igalère el Lesprlacunes a « De v e v d L s le esse ousport… u e Sabine. o ans, d’une e dele v semtrouve 15  h  05aà 16  h  05 ça e fait· combien o Vingt-quatre e r s i n L n p s n m l Rachid, v quie a faitvepas- rotimiditénequ’onLapressent maladive, elle · interroge o ne itemps ? » ’udelniveau e e l d ser un test àm un groupe de sa petite voix son parcours · jeune u dea p raconte u v jeunes, u o ’ e e ’ o r e dont beaucoup ont récemment chaotique. La fille a arrêté l’école s e v d i L e v d ell edébarqué p e« 30n minutes ? » s ouen aFrance. · à 16 ans car «  les autres élèves l’embês lle edu forv om hasarde i L n s n v · u e un stagiaire. Diagnostic taient ». Elle s’est alors renfermée sur elleu e ’ lleils peinent e i« eNon seulement o pr nmateur : v d m v se ve ro oà u même, n’ayant pas « beaucoup d’amis à ’uparler a e français, d l n Romainville », où elle vit avec sa famille. pn’ont ejamais L s mais l ucertains · se vété e e a o à l’école. Il va même falloir leur Les cours par correspondance, les forn sont nl’heure. »· LLes ateliers m s ou apprendre u e o à lire de remise à niveau n’ont par la ’ e r l’occasion etravaillerdla présenta- mations i n m e n a paussi v de suite pas sur grand-chose. u e « On fait « J’ai perdu débouché ’ lle la ponctualité. s d n L tion, l’assiduité, du temps », admet-elle. Mais s e pas les organismes elle compte bien se rattraper. ’u ie · ssdese chosesveque nemfont En suivant u v e o traditionnels de formation pour adultes » des ateliers chez Aurore, «  j’ai appris à o le om e n a pr r n a p d’u ie · L v sse le

E

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· u v e e o e e e ro o a ’ ’u se e pro ne vie d’ lle m uv pr un · La d lle ess uv p n · L e d vie es uv d’u elle esse uve a proe no · La e d’ vie esse ouverom e no e · La ’unee vie ess elle rom e no a p uv m no · L un vie ess lle om n p ’un vi e d ell om uv a p ’un · L no pro une vie d’ lle m uve pr une · La e d elle ess uv pr e no · L e d vie La d’ elle esse uve a proe no · La e d’ vie ess ouv rom e no e · La ’un e vie ess elle uv m no · L un vie ess lle om n p ’un vi e d ell om uv no pro une vie d’ lle m uve pr une · La e d elle ess uv pr e no La d’ elle esse uve a proe no · La e d’ vie ess ouv rom e no e · La ’un uv m no · L un vie ess lle om n p ’un vi e d no pro une vie d’ lle m uve pr une · La e d elle ess La d’ elle esse uve a proe no · La e d’ vie ess ouv rom uv m no · L un vie ess lle om n p no pro une vie d’ lle m uve pr une · La La d’ elle esse uve a proe no · La e d’ vie uv m no · L un vie ess lle no pro une vie d’ lle m uve La d’ elle esse uve a proe no uv m no · L un no pro une vie d’ La d’ elle esse uv m no pro La

s lle m n pr un vie e d’ elle om uv pr ’un · L e d ell s ro ne · La d’ lle ss uv pr no · La e d vie ess uv om meouveREGARDS p e LAvPROMESSE e me nD’UNE a ne VIEvie ss lle m no pr ’u // AURORE o · NOUVELLE a OU s e L d i L s n u e ie · sse lle v me no pro une vie d’u lle me uve pro une · La e d v e La d’ lle sse uve pro no · La d’ vie ss u le ome uve a pro ’unêtre · se et àvme e delel’es- me no e et jenmeo Lteura d’engin. e motiver e s e moins timide Lui aussi a retrouvé o r e i n s d i L m l unero e s vun testepourvsuivre · poir. ’« J’ai u». Ellerosait désormais u v faitedes amis  e passé e o e a p ne nvie · sse lle suis e l devenir i formation d epour n d’une mcariste, ppas ’un · L n m l u v ce oqu’elle veut faire.p Un ’stage ça n’a u o e a e u e o r e r nchez ·unLafleuristed l’a confirmé vmarché… » le esstropomal p e n · L se d vie e d’ elle om uv a psemaine l u u e e a ’ s bien v faireom e e« J’aime des Reste queLglobalement n vleietaux ed’échec s elle rom v pr no · L dans d sa vocation. n i s · u u v u ’ e e florales et leo contactravec lan demeure élevé. Ces stagiaires v p ’un o · La ne vie sscompositions e C’est leune opetite ie beau dtoucher mdésargenn l m l p u v l u e e clientèle. » décidé, elle va passer son tés ont rémuo a d e u ’ e o r e r n · La d llenérationss(2 euros v L v de fleuriste. n p iv e e d’ elle om uCAP p · u de l’heure) disposer e le u eloin. vIle desmetransports e a ’ o s a e o s r e i L n s s v d n i L Samir, 20 ans, revient aussi de gratuits, ne devoir justis v par e vel · de’uprésence s ou a p e n einterrompt · se sa seconde v proe à 17ouans rofier que e e e e de 20 heures e l i n v e d el rom ou a p n S’enp semaine, m e n · L ’un e vi « parceesque, l’école, ll çaromemsaoulait ». u ’ e e du dispositif avant a spersonnalités e40 % sortent v e d v l n n ·L s p L s l i d n m l p u l · u u suit une longue période de flottement, le terme prévu. Les les v e u le se ve ro no La d’ ie sse ve me no La plus e es i n v p presque trois ans à « glander », fumer difficiles se décèlent parfois en quelques · u s l · u v u ’ lle m e ledans samcitéedu nominutes, eMourad, e e rocomme a e lavijournée e qui enchaîne e esetstraîner i d n p u v l u o uv rom e no e · L ’untoute e e o ’ e o r e a r s e 9-3. « Là-bas, il y a les sérieux qui bossent, les impairs durant notre visite et qu’il faut v e d v l nau · « recadrer » L e en epermanence : n i d llfumeurs met lesovendeurs. l es pieds p j’étais usur laa p e n u a Moi, u o ’ o s r v a p d’u lle v sse uvelesmilieu… » e L ’un vi dmaisvili table, Lbasculer, m vissée naux oreilles s casque n p · u · Il aurait pu qui o reste e e e e o e e r a erécur- d lle o sla mauvaise e e i n s uv m no · prend i l m L n p s conscience d’être sur quandnon lui parle, provocations v l s u v e ve pr o rentes… e ve j’avais u« À force ’ lle sdans e Son e no ro ne ie pente : a ’ r s e de m ne rien faire, stageden entreprise, n L l d p u a l de n’être p ’u e v sl’impression ·faudrasl’accompagner u dans u e e e o o e e a personne la d’ lequel il le premier e o r v a e v L pro-e jour,virisqueedes tourner mMais epourn · L ’un n · L e d ell es société. n p u · u o Et puis, mieux vaut gagner court… o e r a e d spas lleles vraismpros il n’est e c’est i n i n L argent. n p s no · son iv e ess ouv om e prement v La prison, aucun cas désespéré. u v e v o e u ’d’avance, e « Sipron se ditneque c’est a ’ s e r e e d v l L s l une vie. » Il est finalement envoyé en juilperdu i d n m l u n m l p ’u eletv2017 sà eS’passeve24 sans r« avoir ·métier », u aautantdchanger u e e e o ’ o o e o s v a e aucune de pointe Cissé. r n i m e s ou rsolip poure ynpasser· L Adjacente · p ’un · L se d ell idée edesce qu’il uveut faire » o e àvS’passee 24, l’épicerie a e o s e e i n v e i m eparnAurore, nla distance, paffiche’u e v s na été dur ll également v esdaire,vegérée · Lde tenir an. « Ça o u a ’ e d le vi mes nou prounjemme e r e e d ell es n L l om i esi dj’allaiselaboutir n demandais à àu l’entrée sapdevise : « Mieux·manger,es’inu v l ro e a quelque u ’ a ’ o s r e e ssMais, uà force v depdiscu- n sérer,· partager ». ie eissu L e dL’assortiment, s deolauv rom e lleslchose… » v uv a p d’un e · L se dter avec e e e a o travailleurs sociaux du centre, date ie ed’invendus n dea p ’un leapprochant m laesurfaces, nla vcollecte ssauprès n tests,·ilLentrevoit L e vi es oquiuvlui fontom l o · u passer des péremption des grandes e ’ e r r deutravailler e dconduc-lle estom vmais lesp prix’usont n imbatL e d ell e ess lle om n possibilité n vicomme p · u disparate, e e a ’ e o r e r n · La d lle ss uv p n · L e d vie ess uv o v m p u o no La d’u ie sse ve me no La ne vie ss lle m no pr · u u e e o e · v ne vie esse elle rome e no a pro ’unee vie se d’ elle rom ouv a pr ’un e · La se e v p ’un · L e d ell es ouv a p e n · L e d vi es o u ell promn«  e ess lle om n oÀ ·force s uvfaire, i L n n La e d devieneesrien m v · j’avais l’impression u o pro ne vie d’ lle m uve pr une · s llepersonne iv e n’être n m La ’une de s o no La d’ ie e veEtprpuis, e ve pro ne Ldans ’ulallesociété. a s e d l s d m · se e v u l ro ouvauta gagner · proprement son oargent. u e e e e a ’ e s v e i L n se uve pmieux d vi pas L ec’est m »e n · ’u e v es ell rom s une n u · e La prison, vie.  o o e r a no · L ’un vie ess elle rom e n a p ’un e vie se d vell rom ouv a p d’ p 20e nans · L se ie e d elle om uv a p ’un · L e d ell es ou Samir, v a e ss uv pr no · L e d vie ess uv om e n · L ’un vie es ell e no La ne ie ss lle m no pr n vie d lle m uv m o ne ie · d’u lle v me ve pro ne La d’u lle sse uve pro no · La ’u e v se ve ro ou La d’u ie · se ve e no La ne ie 92 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018


e e e e o r e e o u a e ’u sse ouve a pr e no e · La se d e vie ess ouv rom e noie · L ’un le vie ess velle rom ne n La p d’un le vi ss d n m l p i e n ie · L d’un lle v mes uvell prom ne n· La p d’u lle v sse uvel pro nou · La e d’u vie · esse uve ome e v e e o e e e o a e o r ’u lle ss uv pr no · La e d vie ess uv om n · L ’un vie ess elle om e n a p ’un e no La ne ie ss le m no pr ne ie d lle m uv pr un · L d ll rom e e · ’u e v e vel ro ne La d’u le v se ve pro no La d’ ie sse ve ’un e vi se d vell rom ou a p ’u e · se vel es ou La ne ie · sse le v me nou pro e d ell es u a p e n · L e d vi es ou rom e n e · ’u e v e el ro e a uv m no · L un vie ess lle om n p ’un vi e d ell om uv a p ’un · L e no pro ’une vie e d’ elle rom ouve a pr ’une · La se d elle ess ouv a pr e no e · L se d e vie ess o · La d lle ss uv p n · L e d vie es uv om e n · L ’un vi es ell rom e n sse uve me no · La une vie ess lle om e no pr ’un vie e d elle om uv a p ’un · me no pro ne vie d’ lle m uve pr un · La e d elle ess uv pr no · L e d vie ne · La d’u lle sse uve pro no · La d’ vie ess uv om no · La une vie ess elle om d’u vie esse uve ome e no · La ’une vie esse elle rom e no a pr ’une vie e d’ elle rom ouv a pr ’u lle m no pr un vie e d elle om uv p ’un · L e d elle ess ouv a p e n · L se d pro ne · La d’ lle ss uv pr no · La e d vie ess uv om e n · L ’un vie es ell La e d’u vie esse ouve ome e no · La ’une vie ess elle rom e no a pr ’un e vie se d velle rom ouv La r e e d l v n s n es elle om e n a p ’un vi e d ell rom ou a p ’u e · L se vel es ou a p e ie · uv pr un · L e d elle ess uv p n · L e d vi es ou om e n · L ’un v es no · La d’ vie ss uv m no · La une vie ess lle om n pr ’un vie e d elle om ie sse le me no pro ne ie d’ lle m uve pr une · La d lle ss uv pr no e v me uvel pro une · La e d’u elle v esse uve proe no · La e d’ vie esse ouve ome e no · La ’une v pro no · La d’ vie ss uv m no · La un vie ess elle om e n pr ’un vie e d elle ne vie sse lle me no pro une vie d’ lle om uv pr ’un · La e d elle ess ouv a p d’u elle ome uve a pro ’une · La e d’ elle esse ouve a pr e no e · La se d vie ess ouv rom e n e · L ’u uv pr e no · L e d vie ess ouv rom e n · L ’un e vi es elle rom e n a p ’un e vi se d · La n vie ss lle m n p un vie d ll om uv p ’un · L e d ell es u ie e d’u elle ome uve a pro ’une · La e d’ elle esse ouve a pr e no e · La se d e vie ess ouv rom e noie n r o e s v l m n L n i s es ouv a p e n ie · L se d e vi es ou rom ne n ie · d’u le v mes vel pro ne La p d’u lle v e n · L ’un v es ell rom e n a p ’u e v se vel ro ou La d’u ie · se ve e un le vie se d velle romnouv La p d’un ie · L sse d vell mes nou La p ne n ie · sse lle v mes nou promun p · u v e u l s o · ’ ve ome nou · La une vie esse elle v ome e no pro une vie e d’ elle om ouve a pr ’une · La e d e

s e m e · e i n v d’u elle esse uv rom etables ete les· familles démunies de Monp ’un treuil veti desseenvirons s’y pressent chaque Aurore dans 88 villes et 8 régions. a e l pour L e d eljour 34, boulevard Sébastopol Et avec 130 millions sfaire leurs emplettes. Mais l’épie s Paris d’euros de budget, plus met leerestaurant· social attenant, qui 75004 es nouv rcerie o Tél. 01 73 00 02 30 de 1 946 salariés aidés par e i à e2 euros constituent aurore.asso.fr n propose des repas p v u bénévoles, en 2017 ’ s et non une fin. En devenant généraliste, 1 050 e un moyen d Aurore l ne · La epour s l elle a accueilli e d’inciter les bénéfi- Aurore a accru ses s’agit ce biais veàparparticiper 37 000 personnes dans iv e ess Ilciaires m · u à des e formations ou o e o r moyens d’intervention : centres, en lien étroit i leursebesoins, l’association est présente ses ndétecter nà desaactivités, m p de v u o ’ avec les pouvoirs publics. e le eCessmatin, une Lcréeredud lienesocial. l pr ’un dedouzaine · femmes de tous âges sont v om d vie justement ss deovenues · et solidaire, où les bénéficiaires interau e e e à la réunion qu’anime r e s lle m i n n pde service u ldee vl’épice-se gissent avec le grand public. C’est le cas à chef ’ e e pro Alexandra, a d v n L s Saint-Ouen, la mairie de Paris ayant confié l toujours solidaire. Les absents ayant · u a drietort, u e e e ’ s v e la tenue du Carré des bifi es pointe m e à l’association · (chiffonniers). u laquirdésinvolture · L se deecertains vAlexandra o o e bénéficiaires, décourage fins Trois fois par semaine, e n la viune eéquipe de l’association i es ellesl bonnes n Récemment, m p u o ’ volontés. sur arpente les e a du château r d’inscrits s de ce marché de la récupération e allées d v l n L s m l p dizaine à la visite de · u u efina- mecoincé sous le ­périphérique, où les deux o no LVersailles, a d’une seule se s’est v e personne i s · u · v e no « C’est o ncente soixante-dix r e se pointée e aumrendez-vous. biffins encartés vendent i l ne vie element p s v l u e o ’ e e a vous peine d’or-d leurs des poubelles. r donniez v unsi vous letrouvailles n vosla·amis L et eque eAurore ss rescapées l p lle rom comme u u e ganiser bon dîner pour attribue un emplacement ’ e a o · L aucundne vienne. e Ça enesses fait uvcunoetmveille au respect· de la « charteà chav p nfinalement i des v e exclut o e pasieet il fautssauemoins r a e e i n prévenir quand on biffins  ». Celle-ci la vente de pron l m L n p v se ou dangereux · ’u eavun empêchement », o Alexandra. e vel martèle ’u llalimentaires e La duitsdneufs, r e n l d m p l ro oude têteaapprobateurs · setedéfinitvedes règlesesd’hygiène et de prou ’ dans e se uve pHochements d desviactivi- es preté upour ceomarché m eà côté duquel n Puis· Ll’onsdiscute · bien l’assemblée… e o e r a e o e e i n i à venir :esau programme m edesn vide-greniers p ’uferaiente vfiguresdee comll roune v unet projets e a ’croisière e n ie · L dtés e d Onelyltrouveesdes balles v pourp2 euros, n merces L deeluxe. l en bateau-mouche m l · u u v o ’ e e a rpour lanojournée· L à Deauville cassés, des vdes obijoux e tennis vvoyage d viderasoirs mtroisième ssrâpées, le ess ouunpour psomme u e e une presque aussi dérisoire, d’avant l’ère de la lame, o e r a s surlllee desmproduitsn électroniques e deesthé i L n p n m l’aménagement d’un salon cabossés et v · o u e Laléatoire, e pr à la garantie o ne isite, a ’ ld’informatique… e e v n l d m des cours Autant des vêtements, ule quo-a chaussures v schoses ’u ie et· sacs à main trop élimés, e prod’égayer o susceptibles v d L d’u elle edetidien n s edes · et se démodés v ou pas assez vintage pour les ubénéficiaires. e« On aitoutes a o e e v l L n s n m l v maiseici vpuciers… · nos’usouffrances, nos colères, e Les prix sont à l’avenant : où aile ou pro ntous e e l i d m l unvhavre de paix. J’étais égocentrique pourrait-on acheter un fer à repaso ndesou leurs e Ici,vej’ai rencontré ’uc’est r a s e et lme faisais du mal. ser à vapeur pour 7 euros ? Une tablette d l p L s ume suis · se vgens e e e a o comme moi, je ouverte aux à 10 euros dont l’écran semble avoir pris n dans une balle (« Elle n ·quiL a sombré m s ou autres », u e o lâche Myriam, marche pas mais on ’ e e de dproblèmes de peut récupérer lesnepièces », i n m e n a pla rdépression v à la suite assure le venu ’ lle sse d n L surendettement. deur) ? Un vieux Nokia du siècle passé qui e vgère e parmeailleurs des espaces ne sert qu’à téléphoner ? Des chemises ’u ie · ssAurore à u v e o ouverts relevant de l’économie sociale 50 centimes ? o le om e n a pr r n a p d’u ie · L v sse le

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· u v e e o e e e ro o a ’ ’u se e pro ne vie d’ lle m uv pr un · La d lle ess uv p n · L e d vie es uv d’u elle esse uve a proe no · La e d’ vie esse ouverom e no e · La ’unee vie ess elle rom e no a p uv m no · L un vie ess lle om n p ’un vi e d ell om uv a p ’un · L no pro une vie d’ lle m uve pr une · La e d elle ess uv pr e no · L e d vie La d’ elle esse uve a proe no · La e d’ vie ess ouv rom e no e · La ’un e vie ess elle uv m no · L un vie ess lle om n p ’un vi e d ell om uv no pro une vie d’ lle m uve pr une · La e d elle ess uv pr e no La d’ elle esse uve a proe no · La e d’ vie ess ouv rom e no e · La ’un uv m no · L un vie ess lle om n p ’un vi e d no pro une vie d’ lle m uve pr une · La e d elle ess La d’ elle esse uve a proe no · La e d’ vie ess ouv rom uv m no · L un vie ess lle om n p no pro une vie d’ lle m uve pr une · La La d’ elle esse uve a proe no · La e d’ vie uv m no · L un vie ess lle no pro une vie d’ lle m uve La d’ elle esse uve a proe no uv m no · L un no pro une vie d’ La d’ elle esse uv m no pro La

s lle m n pr un vie e d’ elle om uv pr ’un · L e d ell s ro ne · La d’ lle ss uv pr no · La e d vie ess uv om meouveREGARDS p e LAvPROMESSE e me nD’UNE a ne VIEvie ss lle m no pr ’u // AURORE o · NOUVELLE a OU s e L d i L s n u e ie · sse lle v me no pro une vie d’u lle me uve pro une · La e d o v ’ le ome uve a pro ’une · La e d’ elle esse ouve a pr e no e · La se d e vie ess ou r no · L d vie ss uv m n · L un vi es ll om e n p e no ro ne ie d’ lle m ve pr n L a ne vie sse lle Le dispositif m p soi d’abord » u a d’u e · v seun développement « Un chez connaît o prometteur. e 2001 ’u lleÉric o r a ro nespécialisé v L e vi e d n p L s de formation, Pliez est depuis directeur d’u elle ome uve a pÉducateur · u · u e e e e a ’ o v qu’il e ess Aurore, ie ess elle om a engagé vers de Lnouvelles n formes v pr no · L général d devil’association n m v · u u u o ’ e e Interview.o r un vie d lle om uv pr un o · La ne vie ssd’intervention. e n l m p l ’ iv e e d’u elle ome uve a pro ’une · La e d’ elle esse ouve a pr e no e · La se d e n toutvi es ell n que· Lvous’faites L equid faitvlaiespécificité m eà dire ss ouv roEst-ce ss ouv a pr e no eQu’est-ce · u e e desn vous-même ? n vie e d elle rom ouv a p llee paysage m p ss dans m e n · L ’un e vi d’Aurore lcaritatives ? u o e ’ e e associations Nous a r n · L d faisons s pasudevenchoses e beaucoup e v l p en ·L s s l i d n m l p l u u Notre plus grande spécificité réside mais ne fonctionnons v u le se ve ro no La d’ ie sse ve me no Lcircuit a e es i n v p probablement dans notre capacité fermé. Bien au contraire, nous · u s l · u v u ’ lle m e en iréseau. e e ro ula nmise a e vie à différents e Sidune se llepublicsmet e noprivilégions p s u v o uv rom e no e · L ’und’adaptation e e o e ’ e o r e a r s e problématiques : insertion sociale personne que nous accompagnons v e d v l L une problème s oestu a p e n n i d llprofessionnelle, m ousanté,alogement, l de logement p ’un · pour e e o s r v a p d’u lle v sse uveetformation… e d vi capable Ldécennies, m e nles · L ’un e vi s od’entamer n p u · Au fil des elle-même e o e e e e e r a o L n’an cessévid’élargir e essas vocation ie e d ell o n emploi s n aauprès le omdémarches p de’uPôle v l u e e es nouv rom ne n ie · Aurore ’ r s uv pr e laissons e pour répondre à toutes sortes de p pour retrouver un travail, nous d v l n L s l d m l l p · u u v e e e vexprimés e prodansnleochampLa d’ l’organisme des« droit commun » ve om no · La un e i s ne · La e d’u elle essbesoins u · v u e social. À l’origine, la main. Nous e ie d’ o sommes e ie néesse lleprendre r ulapour n n m La ’unl’association, p iv e ess ouv om e enno1872,· s’occupait v se v de lavréinsertion voiture-balai du système social, o e ’ e e a r e r e e d v l n s ou mouvement de lal i edétenus. d eAvec m ou atous p ceux’uqui restent m e n a p ’un d’anciens lquil aleréduit · L aulessebord vl’antipsychiatrie, e e o o r v e de route et pour lesquels solutions r s e v d i s oouu ne rom e n e · p e n · L institutionnelles s odans p ’un · L se d ell l’internement v u e e e les établissements ont échoué a s paslleadaptées. v m nnous ·avons e m e n a p ’un vi L commencé n vie essont o u e ’ e d le vi mes nou prospécialisés, e r e 1970 dà prendrelleen om uv p ’un · L e d elle ess i n dans les années v l u e depr noUne autre a de vos e o e a ’ ldes e ess uv om se souffrant e personnes v d i particularités, L l s · v u e uv a pr d’un e · L se dcharge e e Avec e mentaux. r a o troubles la crise, la ne c’est que le grand publicm vous no s e e n v i l L p s n i L m l s u rdeo la pauvreté, etrèsvpeu… e pro ne La d’u ll e iedu·VIH det’udes lle vconnaît e · esse lle v ome nomontée n m p · se ve u nous addictions, ’Aurore s’est luttons udepuis v parslaesuiteve Effectivement, u o ’ a e o r e a e r e d i L l es ou a pcentequarante-six n · anssecontre v es ou ro L e dversel’accompagnement l omnouv La p d’un ie · diversifiée s deumalades de s SDF, chroniques, v om le neom e n a p n vieetpaslalaepauvreté s elmais n de · L ’ul’exclusion · v e e e r n ·L chômeurs, de toxicomanes. Plus cherchons notoriété. o ravonsunvu arriver e étant edans d un choix : v parC’est l i m p n l ne vie ess elle romrécemment, p u v o nous financés des e pr no La d’u ie sse ’ letleapprissse administrations ecentresLades migrants v e d v n l m p nos et des ·fondations v e o u ·des dispositifs e e e e e a o el pro nou La d’uà gérer s e e s v e i l L n nousvnous focalisons s elsur rom e n n d’entreprise, i es ou et espaces m · e · u v o ’ e e e comme le Carré l’argent qu’on v p ’un · le deque d gestion n vielanousbonne mde olancer n a pr des’ubiffins m l La ’un vie ess ellespécifiques u o e e o ou les Grands Voisins. donne plutôt e r e om uv pr un · L e d elle ess uv a p e n · Ldesa e d vie l d l se uve pr no · La e d’ vie ess uv om e no · L ’un vie ess elle rom no · La ’une vie ess elle rom e no a pr ’un e vie se d velle rom ouv a p d’ ie e d elle om uv a p ’un · L e d ell es ou a p e n e · L se v e ss uv pr no · L e d vie ess uv om e n · L ’un vi es ell e no La ne ie ss lle m no pr n vie d lle m uv m o ne ie · d’u lle v me ve pro ne La d’u lle sse uve pro no · La ’u e v se ve ro ou La d’u ie · se ve e no La ne ie 94 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018


e e e e o r e e o u a e ’u sse ouve a pr e no e · La se d e vie ess ouv rom e noie · L ’un le vie ess velle rom ne n La p d’un le vi ss d n m l p i e n ie · L d’un lle v mes uvell prom ne n· La p d’u lle v sse uvel pro nou · La e d’u vie · esse uve ome e v e e o e e e o a e o r ’u lle ss uv pr no · La e d vie ess uv om n · L ’un vie ess elle om e n a p ’un e no La ne ie ss le m no pr ne ie d lle m uv pr un · L d ll rom e e · ’u e v e vel ro ne La d’u le v se ve pro no La d’ ie sse ve ’un e vi se d vell rom ou a p ’u e · se vel es ou La ne ie · sse le v me nou pro e d ell es u a p e n · L e d vi es ou rom e n e · ’u e v e el ro e a uv m no · L un vie ess lle om n p ’un vi e d ell om uv a p ’un · L e no pro ’une vie e d’ elle rom ouve a pr ’une · La se d elle ess ouv a pr e no e · L se d e vie ess o · La d lle ss uv p n · L e d vie es uv om e n · L ’un vi es ell rom e n sse uve me no · La une vie ess lle om e no pr ’un vie e d elle om uv a p ’un · me no pro ne vie d’ lle m uve pr un · La e d elle ess uv pr no · L e d vie ne · La d’u lle sse uve pro no · La d’ vie ess uv om no · La une vie ess elle om d’u vie esse uve ome e no · La ’une vie esse elle rom e no a pr ’une vie e d’ elle rom ouv a pr ’u lle m no pr un vie e d elle om uv p ’un · L e d elle ess ouv a p e n · L se d pro ne · La d’ lle ss uv pr no · La e d vie ess uv om e n · L ’un vie es ell La e d’u vie esse ouve ome e no · La ’une vie ess elle rom e no a pr ’un e vie se d velle rom ouv La r e e d l v n s n es elle om e n a p ’un vi e d ell rom ou a p ’u e · L se vel es ou a p e ie · uv pr un · L e d elle ess uv p n · L e d vi es ou om e n · L ’un v es no · La d’ vie ss uv m no · La une vie ess lle om n pr ’un vie e d elle om ie sse le me no pro ne ie d’ lle m uve pr une · La d lle ss uv pr no e v me uvel pro une · La e d’u elle v esse uve proe no · La e d’ vie esse ouve ome e no · La ’une v pro no · La d’ vie ss uv m no · La un vie ess elle om e n pr ’un vie e d elle ne vie sse lle me no pro une vie d’ lle om uv pr ’un · La e d elle ess ouv a p d’u elle ome uve a pro ’une · La e d’ elle esse ouve a pr e no e · La se d vie ess ouv rom e n e · L ’u uv pr e no · L e d vie ess ouv rom e n · L ’un e vi es elle rom e n a p ’un e vi se d · La n vie ss lle m n p un vie d ll om uv p ’un · L e d ell es u ie e d’u elle ome uve a pro ’une · La e d’ elle esse ouve a pr e no e · La se d e vie ess ouv rom e noie n r o e s v l m n L n i s es ouv a p e n ie · L se d e vi es ou rom ne n ie · d’u le v mes vel pro ne La p d’u lle v e n · L ’un v es ell rom e n a p ’u e v se vel ro ou La d’u ie · se ve e un le vie se d velle romnouv La p d’un ie · L sse d vell mes nou La p ne n ie · sse lle v mes nou promun p · u v e u l s o · ’ ve ome nou · La une vie esse elle v ome e no pro une vie e d’ elle om ouve a pr ’une · La e d e

s e m e · e i n v d’u elle esse uv rom e e · p ’un e vi se a L e d ell es s es nouv rom ne ie · p v ne · La e d’u elle esse vie ess ouv rom ne ie · m e n acampagnes p ’u auprès provisoire, qu’ils devaient en outre vdes sparticuliers. e aider o r e d l n Ces derniers peuvent nous partager, et ils se retrouvaient vite L s l e animation p ’u · ensdevenant e e bénévoles : à la rue faute de place. Et pour v e d vi ed’ateliers, s ou coursrodemfrançais, · e e sorties obtenir un logement pérenne, ils e s lle m culturelles, i n n p v u aide au fonctionnement e devaient entrer dans un parcours ’ e pro ndee l’épicerie a s e d v l L s l eà de soins qui leur imposait d’arrêter · sesolidaire, u a d’u l’informatique, einitiation v e accueil, traductions, leur consommation i L m s · immédiatement u rsont · se e vconseil…e Nos besoins o e o e vastes. d’alcool ou de drogue. Mais e n vi l’addiction i es ell Nous n aessentiellement m p u e o ’ dépendons est tellement e r fondsn publics e ssbeaucoup renonçaient. forte que d v l L m l p des mais tenons · u u o no La à notre ’ liberté se Nous ve ome A contrario, e deeparole. d i s · l’approche « Un chez u · v e e o e r e s e e interpellons régulièrement les élus, soi d’abord » i n v e n’exige rien et leur l om epourn exprimer n vi es leseadministrations p l u ’ a r n · L d llelaisse slestemps de se poser. Nous e om udes v désaccords l p l usur icertains e une intermédiation points a d’publiques se uve assurons e etesnotre ve pr no des· Lpolitiques m · au locative, garantit v opropriétaire enouslvaut, e ce qui o e ieexpertise r a e s e i n sinon d’être d’être payé et un suivi n m L n p s v pluridisciplinaire, lmoinsrd’être u · ’u e v entendus, e o e ’ e e a s e du écoutés. par une équipe d v l smatière de santéqui d ell om u a p ’un · L e va intervenir l e e en e o qui v om et s’assurer·que la s uv pr Qu’est-ce ddansvie ess etud’insertion, Lchange n · e e ie o e r respecte a o · L nl’approche s llene difficulté e n i n m p s n des publics personne les ne v règles, u v e o e ’ e e a e ie d’u que r s e e d v l vous accompagnez ? trouble pas le voisinage. Même n · L e el es des m p lLeldispositif u u v o ’ e e a v deomcrack améliorent d vie consommateurs sscondition : le ess ouv connaît n« Uno chez· Lsoisd’abord » pr unedéveloppement u e e leur après quelques mois, o r consommation a e esaujourd’hui e omils réduisent i n l L n p n m l prometteur et concerne leur v · u e Laenvisagent d’en sortir. e pr etncertains o ne ie un dmillier ’ dellepersonnes. v m Il u s’agit · il s’agit d’élargir ce u v o npérenne, ’ Désormais, e fournir eun logement a o r e v d i L d’u elle essdeprivatif p v à tous ceux qui ont un u et inconditionnel e ledispositif e àiedes· gens a o s v L n s n m l v avons · Au’udéparte nous e ve problème de logement mais avec un difficulté. ou pro ne enexpérimenté e l i d m l u accompagnement plus léger. v se ce vdispositif e prosur lesceux-ci ’u lletoxicomanes. o a Antérieurement, d n L s u hébergement · se ve n’obtenaient e noqu’un a ne très Propos recueillis par Frédéric Brillet. L m s · u u me e no a pro ’une vie e d’ e s ’un ie · L sse d vell mes u v le ome e no a pro r n a p d’u ie · L v sse le

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 95


s lle m n pr un vie e d’ elle om uv pr ’un · L e d ell s ro ne · La d’ lle ss uv pr no · La e d vie ess uv om meouveREGARDS p e LAvPROMESSE e me nD’UNE a ne VIEvie ss lle m no pr ’u // AURORE o · NOUVELLE a OU s e L d i L s n u e ie · sse lle v me no pro une vie d’u lle me uve pro une · La e d v ’ lle sse ve pro no · La d’ vie ss u le ome uve a pro ’unÀedeux· Lpasa due dCarré, ed’unelesépa- me no edes nhuitou Lreconnaît el’équipe e a s Abdel. Àela suite o s r v e i n s d i L m l rào e s v e sevretrouve · ration,’uce quinquagénaire u tient v e d’Aurore e o une réunion. e o r e a p ne nvie · sse lle permanents e l deom i lae rue, d contraint nd’accueil p ’un · L n m l u v Tôtoce matin, Senam,p un agent vendre à la sauvette u e a e u ’ e o r e a faitdcopieusement v pjusqu’ànce qu’il· Lse voiee d vie e le esspourousurvivre, n · Ls’est d’ elle om uv a petrde’médiation, l u e e astudionetesa carte s mécontent v ieofficielle parieun biffin de octroyer un L ssdeelle rom v pr no · L insulter d n m s v · u e u v u e o ’ e e qui aotenté, dans je fuyaisle les flics m par crainte r usan biffin. v p ’un o · La ne vie ssson emplacement, ede luioflanquer ie« Avant dconfisquer n l m l p u v l o e e colère, un coup de poing, de me faire la marchandise. a d e u ’ e o r e a d’accror n Ce· genre s ilsuvme protègent. eMaintenant, L d v deps’esquiver. l n p L s iv e e d’ elle om uavant l · C’est le e le u e à l’envers  eles tra-ve monde e a ’ o s a e o s r e i L n s s v d n i L chages constitue la routine pour », s’esclaffe-t-il. À force m s v à e vel · biffins’uparviennent u rode suivi,e certains s ou a p e n evailleurs · ssociaux. v sommes e e e o e e « Nous là pour e l i n v e d el rom ou a p n aetp trouver mde laecharte s ellesl règles m e n · L ’un e vi faireerespecter u o ’ un C’est le cas r s stable. e quiemploi v L e d v l n L s l i d n m l p u l · u u régler les conflits à l’amiable. Mais ça peut de Carlos, accueille désormais v u le se ve ro no La d’ ie sse ve me no La p ndese n ie · ss pour un rien et lesv agentsede clients une· boutique de v u ràola REcyclerie, l es ou a p dégénérer e · u ’ e e o e e e e s e e l i d n m la ville doivent parfois intervenir  », préla porte de Clignancourt qui apprend aux v i n l m l L n p s u n v leur l de rdispute u o v Lese occasions u rom e e · ’u ciseleSenam. e e o ’ e o r e a s e ne consommateurs à réparer petit élecv d v l n · troménager. L e Luielaussi mesure s leochemin n i d l rompas, oentre p méconu ap en u lesaclients u e ’ s v a p d’u lle v sse uvemanquent e L ’un vi dqui exi-vi parcouru nen France L 2 euros marrivée s odepuis n · u · tentsp du produit acheté son e o e e e e e e r a e biffin d lle o sles vendeurs e e i n s uv m no · gent i n l m L n p s un remboursement et du Venezuela en 2007. « J’ai vété l s u v e ve pr o neuf e déborde. ’ lelstatut eans avant e no ro ne ie quidse’uplaignent a r s e e dum voisin quive d’obtenir desréfud l n L l p u a l ne serolimite pas p ’u e v sMais · C’était uà la gestion u e e e ’ o e e a Aurore gié politique. une vraie galère. Je e o s v a e v d i pasedes papier Lactivitée n’avais m le edroitn · L ’un n · L e d ell es opérationnelle n p u · v u o du Carré. Cette et donc pas o e r a e d s llede travailler. e deenouer i n i n m n p s no · Lsurtout iv e ess ouv om e constitue v un moyen J’ai donc vendu à la sauvette u v e v o u e puisprdans nle eCarré,Loùa Aurored’ m’a lsou’ s e r e e v l s l des contacts pour améliorer l’insertion. i d n m u n m l p ’u eIssusv d’une · se Horloger ules atenu dans u e e o ’ o e e o e o r v a e vingtaine de nationalités, mes démarches. » de r s v d n i s deol’association p e ànlire et· L métier, u rom e e · p ’un · L se d ell biffinsespeinentoupour abeaucoup v avec l’aide e e il vient s e e v e i n aquipvalo-’un vi l ceoposte m dee salarié n d’unvordi- esde décrocher n ou· Là se’servir m enefrançais l u e e d le vi mes nou proécrire r e ss e om riseuvses talents e propositions d l n L l i d n l p nateur. D’oùvdes de cours de u bricoleur. Pour lui, une l · l e e u ’ ie ss v me e ve d’aide a r e pro ne La dde’ français s e d et d’informatique, aux no nouvelle vie va commencer… L v l p s l u poura trouvere e · se e v e• ou ro ne u a d’u e · se démarches e e o administratives v L ’« C’est n vi es ell rom e n a p ’u nun logement. L e vi es ouneu aideosociale m · · u ou e à la demande les prénoms e dun toit »,lle Ndlr : v d’Aurore, n · L e d ell e ess lle om n grâcepàrAurore i n m p u que j’ai retrouvé ont été changés. u v u o ’ e e a ’ e o r e r n · La d lle ss uv p n · L e d vie ess uv o v m p u o no La d’u ie sse ve me no La ne vie ss lle m no pr · u u e e o e · v ne vie esse elle rome e no a pro ’unee vie se d’ elle rom ouv a pr ’un e · La se e v p ’un · L e d ell es ouv a p e n · L e d vi es o u ell promn«  a d gratifiant, e ess lle om n oLe· Lplus e ess uv c’est i L n n i m v · la reconnaissance u v o pro ne vie d’ lle m uve pr une · iv e ejeunes n m La ’une des sse elle qui e pro nodesLa d’ ie o nme ’u lle ousseme vdonnent e remercient a r e d v L l d m p · unse e v u l ro ou a un ’an · se pour après mee dire qu’ils ont u e e a o e v e i L n se uve pnouvelles s» ell rom d vi une L suivent m e nqui· leur s oformation n v u e · u e emploi ou plaît.  o ’ e e r e a e no · L ’un vie ess elle rom e n a p ’un e vi se d vell rom ouv a p d’ l es chargée p e n · L se ie e d elle om uv a p ’un · L e d eCissé, l u v d’insertion a o e ss uv pr no · L e d vie ess uv om e n · L ’un vie es ell e no La ne ie ss lle m no pr n vie d lle m uv m o ne ie · d’u lle v me ve pro ne La d’u lle sse uve pro no · La ’u e v se ve ro ou La d’u ie · se ve e no La ne ie 96 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018


LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 97


REGARDS REGARDS

Fraternités Les associations multiplient les initiatives et débordent d’idées pour donner corps à la fraternité. Chaque saison, vous trouverez ici des noms et des pistes. Par Philippe Clanché

La finance au service de l’intérêt général À l’occasion de la visite du président Macron au Vatican le 26 juin, Véronique Fayet, présidente du Secours catholique, a remis au pape un exemplaire du livret La Finance aux citoyens. Ce rapport de l’ONG française, sous-titré Mettre la finance au service de l’intérêt général, est une réponse au constat désormais évident que, selon les mots de Mme Fayet, le système financier « fait trop peu de cas des plus exclus ». Outil de formation des militants, le document de 164 pages présente le fonctionnement de la finance internationale, ses dérives des dernières décennies, son inca-

pacité à se réformer après la crise de 2008 et les dégâts causés dans les pays riches comme dans ceux en développement. Est notamment pointé le caractère nuisible de la financiarisation pour les citoyens. Afin de ne pas demeurer au stade de la critique, une quinzaine de mesures sont avancées en fin d’ouvrage. Celles-ci sont commentées par l’économiste jésuite Gaël Giraud dans une postface qui se veut une « esquisse d’un chemin réaliste » pour une régulation financière. Un glossaire rassurera le néophyte en vocabulaire technique. Rens. : www.lafinanceauxcitoyens.org

Renforcer les droits humains au Rwanda Dans la langue kinyarwanda, baho signifie « capacité de résilience et de résistance pour avancer ». Baho est le nom d’un projet lancé en 2018 au Rwanda par Health Development Initiative (HDI), organisme basé à Kigali. En France, il est soutenu par le Gret, ONG de développement née en 1976, qui mène 150 projets par an dans 22 pays. L’ambition du programme est de renforcer les associations locales afin qu’elles soient mieux entendues des pouvoirs publics comme de la société civile. Le projet Baho est principalement actif dans le soutien aux initiatives locales de défense des personnes homosexuelles, bisexuelles, transgenres et intersexes, ainsi que des travailleurs du sexe. Contrairement à bien des pays d’Afrique, le Rwanda ne criminalise pas ces orientations ou comportements. Toutefois, les personnes concernées subissent de nombreuses discriminations, notamment en matière d’accès aux soins. Le nouveau programme a pour vocation de réunir les expériences de tous les militants et de présenter un plaidoyer commun afin de forcer le gouvernement à faire respecter les droits de tous. Rens. : www.gret.org et hdirwanda.org (en anglais) 98 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018


Des livres pour les jeunes migrants Début juillet, l’animateur de France Inter Augustin Trapenard était à Palerme. Parrain de Bibliothèques sans frontières (BSF), il est venu découvrir le projet lancé par l’association en faveur des jeunes migrants isolés qui arrivent en Europe via la Sicile. En pleine ville, BSF a ouvert un espace leur permettant de se poser et de s’orienter dans leurs démarches administratives. L’ONG a installé son Ideas Box, médiathèque mobile qui, rangée, tient en 2 m2 et qui, déployée, offre par miracle 100 m2 d’espace vivant. Les jeunes y trouvent des livres dans différentes langues, mais aussi des vidéos et des propositions d’ateliers. Augustin Trapenard a ainsi organisé une rencontre sur les médias et leur manière d’évoquer l’aventure des réfugiés. BSF souhaite permettre aux jeunes arrivants d’entrer plus rapidement en lien avec les populations qu’ils découvrent. Pour mener à bien ses différents projets, par exemple en Colombie, au Burundi ou en Jordanie, BSF organise des collectes de livres dans des entreprises, lors d’événements, ou dans des points fixes. Le fruit de ces dernières est ensuite trié et redistribué pour les différents programmes, auxquels contribuent divers partenaires comme les Alliances françaises, des libraires et des éditeurs. Rens : www.bibliosansfrontieres.org

Un lieu d’accueil pour les enfants handicapés Les jeunes polyhandicapés, comme leurs parents, ont droit à des week-ends pour souffler. Pour eux, depuis janvier, la Villa Grenadine, aussi appelée Maison des répits, met à disposition les locaux adaptés du centre médico-social Lecourbe, dans le 15e arrondissement de Paris, que ses pensionnaires habituels désertent pour deux jours. Du vendredi soir au dimanche soir, la Maison accueille vingt enfants de 4 à 20 ans, qui vivent la semaine en institution ou en famille. Entourés par une équipe de dix personnes (soignants et éducateurs), les jeunes profitent d’un temps de détente et d’activité de loisirs,

avec tout l’encadrement que nécessitent leurs difficultés physiques ou psychiques. Et leurs parents peuvent enfin se reposer, rassurés de savoir leurs enfants heureux à la Villa Grenadine. Ce projet unique en France est porté par la fondation Saint-Jean-de-Dieu, qui gère le centre Lecourbe et les établissements de santé français de la congrégation religieuse éponyme, fondée en Espagne au xvie siècle. Les frères de Saint-Jean-deDieu et les professionnels qui travaillent avec eux s’efforcent de répondre à toutes les pauvretés liées au monde de la santé et du handicap. Rens. : www.cmslecourbe.fsjd.fr LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 99


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Sonia Krimi Fidèle mais libre Elle est la voix dissonante de la majorité. Celle qui conteste le sort réservé aux migrants, tempête contre les erreurs de com’ dans l’affaire Benalla, mais reste malgré tout à bord du navire LREM. Une liberté de ton qui agace dans les rangs, mais qui s’explique aisément au regard de son parcours. Par Marjolaine Koch

L

a mère craint pour la jeune étudiante. « Il faut qu’elle aille vivre dans un pays occidental, ce n’est plus possible. » Elle ne peut pas continuer à répondre aux hommes qui la hèlent ou la sifflent dans la rue. Un jour, ça va mal se terminer. Et puis Sonia rêve de liberté. Elle a suivi la coupe du monde, l’euphorie black-blanc-beur à la télé, télé où elle regarde aussi avec envie Bernard Pivot, entouré de livres qui n’existent pas de ce côté-ci de la Méditerranée. Elle a besoin d’espace. Master de commerce international en poche, Sonia Krimi quitte sa Tunisie natale pour le sud de la France. « Je voulais être libre de m’habiller comme je veux, de boire un verre si je veux. C’est la liberté qui m’a poussée à rejoindre la France. D’ailleurs, c’est aussi ce qui m’a fait rejoindre La République en Marche », glisse la jeune députée. Une carrière d’enseignante se profile : un second master – de finance – en poche, Sonia Krimi devient vacataire et entame une thèse de doctorat en sciences de gestion. De 2005 à 2012, elle enseignera le management à Assas, de manière assez

peu orthodoxe : « Je m’appuyais sur le théâtre, les étudiants arrivaient déguisés à mon cours. Autant vous dire que ce n’était pas le style de la maison ! » Un métier solitaire, dira-t-elle, coincé entre l’administration et les élèves, sans véritables collègues. Au bout de quelques années, l’ennui la gagne. « Je voulais aller sur le terrain. Voir ce qu’est un achat, les négociations entre fournisseurs et clients, toucher les produits. J’avais besoin de concret. » Changement de cap : Sonia Krimi devient « cost killer », métier consistant à auditer les entreprises pour rationaliser les coûts. Ce nouveau départ l’emmène sur les terres du Cotentin, où elle sonde de grandes entreprises, comme Carrefour, L’Oréal, Heineken, Saint-Gobain, Lapeyre… « Mon métier de consultante consistait à diminuer les coûts, coacher le patron, mener des chantiers d’amélioration. » Le travail est prenant, elle peut voir cinq clients différents en une semaine, ça bouge. Et ça paie bien aussi. Sa vie, de 2012 à 2017, sera rythmée par les audits et par de beaux voyages, sac au dos, aux quatre coins du monde. Mais, encore une fois, la lassitude la gagne. « En devenant consultante, je me suis rendu LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 101


PORTRAIT // SONIA KRIMI

Sonia Krimi Née en 1982 à Tunis. Titulaire d’un master de commerce international et d’un autre de finance. Enseignante en management de 2005 à 2012. Naturalisée française en 2012. Consultante dans le privé de 2012 à 2017. Députée de la Manche depuis juin 2017.

compte que l’argent n’était pas mon moteur. À un moment, j’ai atteint un palier et je me suis demandé à quoi tout cela servait. » Les besoins physiologiques, de se sentir en sécurité, d’appartenance, d’estime… tous les éléments décrits dans la pyramide de Maslow, théorie centrale des sciences de gestion, avaient été comblés par le parcours exemplaire de la jeune femme, naturalisée française en 2012. Restait peut-être un point, le sommet de la pyramide : le besoin de s’accomplir. Pour combler ce manque, elle envisage de tout lâcher et faire le tour du monde. « Pas d’enfants, 34 ans… c’était le moment ou jamais. Mais avant, je me suis dit qu’il fallait aider à faire élire Emmanuel Macron. » Alors elle se lance dans le Cotentin. Une campagne « à la Chirac » dit-elle, sur les marchés, à serrer des mains, partager bières et saucisses. « J’étais partout. Les gens commençaient à m’identifier comme la “fille de Macron”. » Elle discute, bat la campagne, passe une tête dans tous les bureaux de vote le jour du scrutin. Le virus de la politique s’empare d’elle, elle est piquée. C’est foutu pour le tour du monde. Ce qui lui a plu chez Emmanuel Macron ? Sa jeunesse, sa ligne de conduite consistant à bousculer les habitudes et les gens sans les humilier. « C’est mon truc : dire ce que je pense, tout en respectant l’autre. Engager la discussion, comprendre les points de vue. » Dans sa circonscription, treize autres personnes ont postulé auprès de la commission d’investiture d’En Marche ! pour décrocher la candidature aux législatives. Mais, dans le lot, beaucoup de ralliements de dernière minute, de tous les bords. « Parmi les treize, aucun n’avait cette image de société civile, ne portait la politique autrement. Aucun ne représentait la probité, la diversité, la parité, le renouvellement », ces cri-

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tères énoncés par la commission d’investiture. « Alors que moi, oui ! » rit Sonia Krimi. Elle dépose son dossier. Mais le temps passe, on essaie délicatement de lui faire miroiter d’autres postes, sénatrice par exemple. « On m’a baratinée pendant des semaines ! » Qu’à cela ne tienne. Elle ne va pas se laisser griller la politesse à cause « d’un copinage à deux balles », car le candidat finalement retenu n’est rien moins qu’un proche de Jean-Paul Delevoye, l’homme à la tête de la commission d’investiture. « J’ai compris que je devrais y aller au culot, comme Macron. Il a réussi à se faire élire en un an auprès de 65 millions d’habitants, alors moi je pouvais bien le faire en un mois auprès de 92 000 habitants. » Décidée, la future députée prépare un plan d’attaque quasi militaire. Un mois, quatre heures de sommeil par nuit, dix kilos en moins à la fin du marathon. Et entretemps, plus de mille mains serrées par jour et des indicateurs comme en entreprise : nombre de marchés, de personnes rencontrées, de vidéos tournées, de vues sur les réseaux sociaux… Quarante-cinq « marcheurs » lui emboîtent le pas et font campagne pour elle, soixante-dix avec ceux de passage. « Au début, j’étais inexistante dans les médias locaux. Mais au bout de dix jours, ils ont compris qu’il se passait quelque chose. » Et ça prend. Au second tour, son concurrent obtient même moins de voix qu’au premier tour… c’est un succès pour Sonia Krimi. Enseignante, cost killer et désormais députée, une parmi les trois cent douze de l’écrasante majorité. Un nouveau monde, de nouveaux codes. « J’ai passé les six premiers mois à écouter. J’ai pris le règlement, je l’ai lu, étudié comment se construit une loi… J’avoue que si la loi Asile et immigration arrivait aujourd’hui,


«  Je suis fidèle à l’idée d’En Marche !, c’est ce qui m’attache à la majorité. Mais je ne suis pas une groupie. On est un mouvement politique, pas un fan-club. » Sonia Krimi

je serais un peu plus efficace pour faire passer mes idées. » Au bout d’une année, elle a compris les arcanes, maîtrise le cheminement de la loi, sait rencontrer les conseillers des ministres pour défendre certains points. Elle a un peu moins intégré les codes de la diplomatie, au grand dam de certains de ses collègues. « Je suis fidèle à l’idée d’En Marche !, c’est ce qui m’attache à la majorité. Mais je ne suis pas une groupie. Quand je vois mes collègues ovationner Benalla trente secondes sans s’arrêter, je me dis qu’on se trompe : on est un mouvement politique, pas un fan-club. » Plusieurs fois, elle est montée au créneau pour exprimer son incompréhension, auprès de Gérard Collomb dans l’hémicycle à propos de l’accueil des migrants, lorsque l’Aquarius cherchait un port de substitution, sur l’affaire Benalla… « Cette liberté de parole, je l’arrache », déclare-telle. « Contrairement à beaucoup de mes collègues, j’ai vécu sous une dictature. Je tiens plus que les autres à cet exercice démocratique au sein d’En Marche  !, même si ça me vaut des insultes. » « Cassetoi ! », « Qu’est-ce que tu fais encore chez nous », « Je vous emmerde »… même Richard Ferrand s’est laissé aller à son égard, en plein hémicycle. « J’ai parfois

l’impression qu’on a réuni le pire du monde de l’entreprise et du monde politique avec ce nouveau mouvement », sourit Sonia Krimi. «  En entreprise, le harcèlement aurait été qualifié depuis longtemps ! » Mais elle ne voit pas pourquoi elle devrait quitter les rangs de La République en Marche. Elle vote 90 % des lois, s’abstient lorsque certains points vont à l’encontre de ses principes, et se sent tout à fait légitime dans ses rangs. Elle souhaite même participer à la création de l’ADN d’En Marche !, qui, pour elle, n’est pas encore identifiable, ce qui est ennuyeux pour un parti à la tête du pays depuis un peu plus d’un an… Alors, cet été, la députée a pris la plume pour écrire sa version : plus d’éthique à la tête des entreprises, des instances de régulation plus fortes pour encadrer la finance, éviter les écarts de salaire exorbitants entre patrons et employés… elle fera bientôt paraître un livre dans lequel elle décrira notamment la nécessité pour les entreprises d’être plus responsables au sein de la société. Ensuite ? Ensuite, elle ira serrer des mains, encore. Quinze jours sur le terrain, à la rentrée, pour écouter les habitants de sa circonscription et leur expliquer l’action du gouvernement. Discuter, toujours.

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a chose, si j’ose dire, a fait le buzz pendant l’été ; un peu dans la presse française, beaucoup dans la presse étrangère. Les pissotières « écologiques », ou « eco-friendly » comme disent les Anglo-Saxons, installées par la mairie pour pallier les incivilités urinaires de la gent masculine, qui s’oublie trop souvent sur les trottoirs ou les monuments historiques de la capitale, sont devenues la nouvelle image de Paris. Pince-sans-rire, The Guardian se fait l’écho de l’ire des résidents, de l’île Saint-Louis notamment, où l’on a installé un de ces édicules devant l’hôtel de Lauzun, sur le site d’une des plus belles vues de Paris. Et, qui plus est, à quelques mètres de la sortie d’une école : aucun problème pendant les vacances, mais on craint de voir apparaître quelques pervers en imperméables et autres tontons Caramel, et pas seulement des membres du clergé de Pennsylvanie, au moment de la rentrée des classes. Bref, tout ceci est assez ridicule, discriminatoire (pour les dames) et finalement très français. Certains n’ont pas manqué d’évoquer Clochemerle, le roman de Gabriel Chevallier, où l’on implante un urinoir contre le mur de l’église, ce qui réveille la querelle entre culs-bénits et bouffeurs de curés. Pour ma part, j’ai surtout pensé à Topaze, la

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pièce de Marcel Pagnol dans laquelle un conseiller municipal véreux invente un système de pissotières à roulettes, que l’on peut déplacer à la demande des riverains récalcitrants, moyennant une taxe. On a beau savoir que ces commodités furent inventées par l’empereur Vespasien, un étranger même pas français, on est rassuré de constater cette pérennité de la France éternelle, comme disait quelqu’un…

Mon Brégançon

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propos de France éternelle, je n’étais pas invité à Brégançon. Cela ne m’a pas vexé, n’étant pas un écrivain de cour. J’ai tout de même entendu parler de l’affaire de la piscine, en concurrence, au début de l’été, avec l’affaire Benalla, avec un peu moins de succès toutefois. On s’est ému. Pensez donc, voilà que dans une des résidences officielles de la République, on fait installer une piscine, surélevée si j’ai bien compris, et d’un coût relativement modique, afin que le président et sa suite puissent faire trempette hors des regards des paparazzi. Et en évitant la plage qu’il faut sécuriser à grands frais, y compris en faisant surveiller ses abords par des hommes-grenouilles. Pour la presse et quelques politiciens en mal d’arguments,


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il n’y a pas de sujet plus important. Le moindre chef de rayon de supermarché peut avoir sa petite piscine dans son petit jardin, mais cela devrait être interdit à un président, quel qu’il soit, qui reçoit à l’occasion, au nom de la France, des hôtes étrangers. Sans parler des frais de personnel que cela permet d’économiser. Triomphe de la médiocrité et de la mesquinerie, qui évite de trop parler du reste, des mesures sociales injustes, de la croissance en berne, de la future calamiteuse réforme des retraites, et de la toute petite forme – pschitt – d’une politique qui promettait de renverser la table. Bref, je leur laisse volontiers Brégançon. L’été je fuis le Sud, envahi, vulgaire, torride et pollué, pour les douceurs du Berry, mon Brégançon à moi. Plus particulièrement pour une région quasi inconnue des foules, pourtant à deux heures de Paris, la Brenne. Je vous assure que c’est autre chose. Il y a encore en France des lieux de beauté, de paix profonde, presque déserts de surcroît, pour qui cherche le plaisir des nourritures terrestres et les splendeurs de la nature. Des lieux qui vous donnent l’impression d’éprouver la lente marche du temps, l’étrange et enveloppant sentiment ontologique de l’origine. Que de tels lieux demeurent à ce point protégés, ignorés tient du prodige. Soyons un peu égoïstes : qu’ils le restent.

Plus sérieusement, cela donne à réfléchir sur les aberrations de l’occupation du territoire français, et pas seulement en été. Les déséquilibres sont criants, aggravés par une politique de gestion et d’aménagement stupide, qui privilégie les concentrations monstrueuses. Peut-être aussi par la méconnaissance et le suivisme des foules, qui traversent en aveugle des régions sublimes, sans quitter une fois l’autoroute, pour aller s’agglutiner sur des plages surpeuplées ou dans des campings bruyants et fétides. La situation, déjà critique, empire encore dans nombre de zones du territoire, il suffit de s’y promener pour le constater. Les crédits des communes rurales sont amputés, au profit des zones urbaines voisines, au nom de la concentration, ce qui les contraint à annuler des projets d’aménagement, si modestes soient-ils. Non loin de mon petit refuge campagnard, on a dû renoncer à aménager un tronçon de voie verte, pourtant favorable à un développement touristique propre : les crédits sont avalés par la ville, pourtant éloignée, dont dépend le village. Des centaines de maires de petites communes démissionnent, lassés, impuissants, privés de leurs financements, c’est-à-dire de tout pouvoir, au mieux réduits à un rôle d’assistante sociale, au pire servant de punching-ball à des administrés irascibles ou en LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 105


SAISONS // DISSIDENCES

désarroi, qui croient encore qu’un maire a les moyens de les aider. Des technocrates ne rêvent que d’assécher les petites communes, avant de les détruire, au profit des métropoles. C’est la pire des erreurs. Il faut au contraire les défendre, même si leur nombre en France, trente-six mille, peut sembler pléthorique : structures de proximité maillant le territoire et assurant le lien social, surtout dans les campagnes, elles sont irremplaçables. Cet été, un peu par jeu, j’ai visité quelques villages d’où viennent, paraît-il, mes ancêtres – un ami féru de généalogie, domaine qui m’indiffère assez, a fait de savantes recherches. Des lieux magnifiques, où pourraient vivre heureux des milliers de gens qui perdent leur vie dans des transports inhumains et des banlieues sordides, pour peu qu’on y implante des zones d’activité, ou qu’on généralise le télétravail. Mais des villages entiers tombent en déshérence : maisons délabrées, rues désertes, une impression d’abandon et de gâchis. Je ne vous dirai pas jusqu’à quel siècle remontent mes aïeux, c’en est presque gênant, j’aurais l’air de me vanter. C’est bien simple, à côté de moi, même Le Pen a l’air d’un métèque. Mais quand on sait d’où l’on vient, et à peu près qui l’on est, on peut considérer l’autre sans en être terrorisé. C’est pour cela que je prends les théoriciens du « grand remplacement » (si l’on peut parler de théorie…) pour de parfaits crétins. En chacun de nous il doit bien y avoir un peu d’Arabe, surtout dans le Poitou, un peu de Juif, un peu de Noir, et même, si ça se trouve, un peu d’Anglais ou d’Allemand. Et après ? Une plongée vers ses origines donne matière à quelques réflexions paradoxales. L’histoire en est d’ailleurs pleine, de paradoxes. Cette intuition m’a frappé cet été comme une évidence, au cœur le plus profond du pays, dans ces paysages familiers. Rien de plus « français » que ces terres du Berry ou du Poitou. Rien de plus fragile aussi : convoitées, ravagées par des guerres successives, maintenant désertifiées. Ceux qui prétendent les protéger en isolant la France de l’Europe, laquelle n’empêche personne d’être soi-même à condition de le vouloir, ceux-là sont les

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vrais fossoyeurs d’un pays qu’ils prétendent aimer. C’est contre ces agents de mort, ces fauteurs de guerres, inévitables dès lors que l’Europe retrouve ses démons nationalistes, qu’est née l’idée européenne. Comme par hasard, la détestation de cette idée est l’obsession de l’extrême droite, qui a toujours été le parti de la trahison, couvrant la France de honte dans les pires moments de son histoire. Faut-il faire un dessin ? Collabo un jour, collabo toujours : aujourd’hui, cela prend la forme du repli destructeur sur ses frontières, son quartier, sa communauté, son champ. J’ai toujours été un Européen de raison plus que de passion, sans aucune indulgence pour le tour attristant qu’a pris cette union. Curieusement cet été, pour la première fois peut-être, j’ai senti à quel point elle est nécessaire, que seule une alliance au sein d’une Europe réelle nous permettra de rester nous-mêmes. Ce n’est pas sans raison qu’une crapule comme Steve Bannon, l’ancien conseiller de Trump viré comme un malpropre, milite pour une dislocation de l’Europe et un repli des nations sur leurs frontières. C’est au moins le signe qu’une union véritable fait peur aux impérialistes de tout poil, qui ne rêvent que d’en découdre. Pas sûr que tous les électeurs le comprennent clairement aux élections européennes de l’an prochain, ni que la leçon désolante du Brexit ait fait son chemin dans les consciences.

Paul Valéry

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ur ces sujets, et sur bien d’autres, on peut en tout cas conseiller d’écouter, ou de réécouter en podcast, le beau feuilleton que Régis Debray a consacré tout l’été à Paul Valéry sur France Inter. J’ai beaucoup lu Paul Valéry à une époque, j’avoue que je l’avais un peu laissé de côté. À tort. L’intelligence et l’élégance de Debray pour parler de la lucidité de Valéry, et pas seulement sur l’Europe, vous remet quelques idées en place. Un esprit paradoxal, universel, profond, mesuré, qui savait que les civilisations sont mortelles, et que deux dangers ne cessent de menacer le monde, l’ordre et le désordre…


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Par Agnès Willaume


SAISONS // MA FAMILLE À TRAVERS CHAMPS

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n an. Un an se sera écoulé dans quelques semaines depuis que nous avons déserté la ville pour rejoindre ce petit trou de verdure qu’est Roche-en-Forez. Un an, douze mois, pas loin de 6 000 km dans mon petit camion sans permis (30 000 km pour Jean-Baptiste !), sans compter une dizaine d’allers-retours vers la capitale avec toujours la même hâte de rentrer chez nous. Un an et des balades à n’en plus finir dans les moindres recoins des Hautes Chaumes, à travers prés ou sur les sentiers qui relient les petits hameaux les uns aux autres, en tongs ou en raquettes au gré des saisons, des orages de fin du monde, de la grêle au mois de mai, des clairs de lune éclatants. Un an et tant d’apprentissages, plus que sur les trente-huit années précédentes me semble-t-il, avec des rencontres humaines – et animales ! – exceptionnelles, des amitiés naissantes ou possibles, de l’humanité brute et subtile à chaque coin de ferme, des bruits et des odeurs insoupçonnés, du vivant et du bon ! Ici, quand je fais défiler les nouvelles du front sur les réseaux sociaux ou dans la presse en ligne, je développe le sentiment de vivre au bord du monde et de regarder paisiblement ce qui s’y passe avec la vague impression que cela ne nous atteindra pas. Pourtant, nous n’échappons pas aux sinistres et aux liesses planétaires. Nous avons ce mois de

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juillet communié avec tous à la sainte coupe du monde de football, qui a rassemblé bon nombre d’habitants de Roche dans un enthousiasme proche de l’hystérie. Comme s’en étonnait Gilles, chez qui nous avons regardé la demi-finale, tout le monde semble soudain contaminé par un souffle de bonheur, quelle que soit sa situation. Autrement mieux dit, dans ses termes, bien plus vifs que les miens : « Ils ont pas mieux dans la gamelle, mais ils sont contents ! » Mon bolide m’emmène de plus en plus souvent en reportage dans les environs pour Le Progrès, qui m’a confié une partie de la correspondance locale de Montbrison en plus de Roche et me sollicite régulièrement en cas d’absence de correspondants aux environs. Ainsi cet incroyable appel de l’agence un après-midi qui m’explique que les pompiers ont signalé un incendie sans précédent dans la montée de Garnier à une dizaine de kilomètres de là. Jubilation ! Je saute sur l’urgence, grimpe en quatrième vitesse dans mon camion qui n’en a qu’une et fonce, appareil au poing, affronter les flammes pour la gloire de l’édition ligérienne du quotidien. À l’arrivée, surexcitée, je croise trois camions de pompiers se préparant à repartir : le feu est éteint, plus une brindille ne fume, seul un grand champ de fougères est en cendres, les soldats du feu sont rigolards et rangent paisiblement le matériel, fin de l’histoire. J’en ferai quand même un bel article mais pas en première page de l’édition régionale comme convenu au départ. Tant mieux pour la montagne et tant pis pour moi ! Avec l’été, les prés irradient de couleurs à vous en brûler les yeux. Je suis médusée par les champs de bleuets. Pour reprendre les termes d’un vieux paysan du coin, on se croirait presque à la mer ! Ces vastes lacs végétaux m’évoquent saint François d’Assise, qui exigeait que l’on garde toujours en friche une partie du jardin pour que les herbes folles se l’approprient et que chacun puisse en les admirant élever sa pensée vers Dieu, auteur de cette beauté. Parce que, martèle le pape François dans son encyclique Laudato si, « le monde est plus qu’un problème à résoudre, il est un mystère


joyeux que nous contemplons dans la joie et dans la louange ». Il a dû survoler Roche, c’est sûr ! Au mois de juillet, il faut nous résoudre à quitter le village pour partir en vacances pour notre traditionnel périple annuel en camping à travers l’Italie. Retour aux bains de mer et de foule. À notre retour, nos mini-plates-bandes aménagées ces dernières semaines au hasard des généreux dons de plants et de graines des voisins et amis ressemblent à une forêt vierge et regorgent de petits trésors inattendus disposés en un fouillis indescriptible : un bosquet entier de menthe en fleurs (j’ignorais jusque-là que la menthe pouvait fleurir) envahi d’abeilles butineuses, des courgettes charnues, un parterre de pommes de terre verdoyant, ici et là des fleurs rouges et orangées très sophistiquées non identifiées, arrivées Dieu sait comment au milieu de la pelouse, un potiron en ascension sur le grillage du jardin, de grasses salades qui parfois montent dans les airs faute d’avoir été cueillies à temps et, surtout, vainqueur de toute cette savane rampante, un immense tournesol de la taille de Martin, que j’ignorais même avoir planté et qui domine toute cette faune avec noblesse, tourné religieusement vers le soleil. Pour les enfants, c’est un peu comme un Noël improvisé. Chacun passe un long moment à s’émerveiller devant son petit lopin de terre devenu mine d’or en quelques jours. Les repas qui suivront seront un inénarrable motif de fierté pour les Parigots convertis que nous sommes. Par la magie des patates germées, ça y est, nous en sommes ! Avec l’arrivée d’autant plus appréciée qu’elle est tardive des grosses chaleurs, les enfants du village développent mille stratégies collectives pour occuper l’été. Vanessa ouvre ses portes et sa piscine à la plupart d’entre eux, qui passent de longues heures à s’ébrouer dans l’eau glacée avant de se laisser fondre au soleil, allongés sur le trampoline. Vanessa et son mari, dont je ne connais que le surnom de « Doudou », se sont installés il y a quelques années à Roche après avoir passé toute la première partie de leur vie en caravane. Doudou ne sait ni lire ni écrire mais a développé des capacités hors normes pour surmonter les difficultés que cela engendre. Quand

je lui demande si la couleur de sa peau et son mode de vie précédent n’ont pas été mal vus à son arrivée au village, dont les opinions politiques dominantes ne sont pas des plus ouvertes, il m’assure que non et que tout le monde a été très accueillant. « Tu comprends, la seule chose qui déplaît aux gens d’ici, c’est de voir que tu ne bosses pas. D’ailleurs, si un matin tu oublies de te lever, tout le monde est au courant ! » Pas de risque le concernant, c’est un travailleur acharné qui ne compte pas ses heures. Tous deux gardent de leur vie antérieure une petite nostalgie et un amour immodéré des bêtes qui dépasse de loin le nôtre. C’est ainsi qu’ils élèvent, en plus de leurs trois filles et d’une batterie de chiens, chats et rats, deux poneys répondant aux doux noms de Babouche et Buzz… On ne s’ennuie jamais ici ! Un jour, alors que je manœuvre dans le village avec mon petit Duplo à la recherche de mes enfants perdus chez un voisin, un couple de marcheurs m’arrête et me demande si je ne connais pas une certaine Agnès Willaume qui doit être correspondante locale. En réalité, ce sont des lecteurs de Témoignage chrétien venus des monts du Lyonnais visiter Roche après avoir lu ma chronique. Jubilation en toute immodestie de pouvoir tailler le bout de gras avec d’authentiques lecteurs qui vivent en milieu rural et reconnaissent un peu de leur quotidien dans le récit de nos frasques… Les visites des amis s’enchaînent également dès le début de l’été. Il y a notamment l’intrépide Blanche, une religieuse rencontrée à Nanterre il y a quelques décennies, dont nous fêterons les quatre-vingtdix printemps comme si elle n’en avait que vingt. Blanche a passé sa vie dans les quartiers populaires, de Limoges à Nanterre, à tisser des liens dans les mouvements d’action catholique et ailleurs et, cette année, elle a décidé de faire une petite tournée de ses amis à travers la France et nous offre quelques jours de son temps. Joie de partager avec elle cet émerveillement pour la nature rocheloise qui rejoint celui qu’elle a toujours eu pour les hommes. Le frère de Jean-Baptiste, qui vit à Vaulx-en-Velin, passe régulièrement nous voir avec son petit garçon âgé de deux ans et demi, à qui les enfants ne se LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 109


SAISONS // MA FAMILLE À TRAVERS CHAMPS

Notre petite tribu devra-t-elle migrer à nouveau ? Saurons-nous encore vivre en ville ? ­ Pourquoi pas, l’avenir est ouvert, c’est précisément ce qui nous permet de profiter ­ pleinement de cette page de notre vie. ­

lassent pas de faire découvrir les mille et un plaisirs de la vie à la ferme. Au cours du mois d’août, nous aurons également Marie-Paule et Yves, un diacre en milieux populaires de région parisienne et motard passionné, qui feront halte chez nous au cours de leur traversée de la France à moto, et, pour finir, un couple d’amis, Marie-Claire et Tucker Zimmerman, un musicien et poète américain, venus spécialement de leur campagne belge pour goûter un peu de la nôtre et célébrer ce cadre paradisiaque au son de la guitare et du banjo. Nous sommes heureux d’accueillir ici ces témoins de notre ancienne existence parce qu’ils nous confortent dans ce choix de vie à la fois très éloigné du précédent et très cohérent avec lui. Comme beaucoup d’autres, ils ont été surpris de ce changement complet. Tout le monde ne serait pas heureux de vivre à Roche, mais à ce stade tout le monde est toujours heureux de nous y rendre visite. Nous avons désormais nos petites étapes touristiques incontournables pour les amis de passage : musée de la Fourme et des Traditions populaires de Sauvain, moulin des Massons et auberge de Garnier à Saint-Bonnet-le-Courreau, jasseries des Hautes Chaumes, col de l’Homme mort près de Saint-Anthème ou col du Béal à la frontière de l’Auvergne… L’été est un festival de propositions inspirantes. En juin, Jean-Baptiste et les enfants participent à la transhumance des moutons de David, un éleveur rochelois. Quatorze kilomètres à pied derrière le troupeau pour l’amener dans les prés des Hautes Chaumes où ils passeront l’été et où un festin de fourme, de cochonnailles et de patia 110 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018

(spécialité locale à base de pommes de terre et de crème, mais surtout de crème) attend nos courageux marcheurs. Pour tous, c’est un moment particulièrement émouvant parce que c’est la dernière fois que David monte les bêtes. Vaincu par la dureté du labeur et les difficultés financières, il a décidé de changer de métier et de rendre les clés de l’exploitation familiale jadis prospère… Dans cette marche festive comme dans beaucoup d’autres moments collectifs, la fraternité villageoise est palpable. Au programme des semaines suivantes, la cueillette des myrtilles, que j’attends avec fièvre et pour laquelle j’ai depuis des mois fait l’acquisition d’un authentique peigne en bois, le même que celui qui prenait la poussière dans le grenier de mon grandpère, décédé bien avant ma naissance, avant d’avoir pu m’emmener les ramasser. De succulentes tartes et confitures en perspective si Bernadette veut bien m’apprendre à les cuisiner comme elle l’a déjà fait pour les blettes et les poireaux, dont j’ai grâce à elle redécouvert le goût. Mais, pour être honnête, c’est sûrement davantage le goût de l’amitié et du partage qui les rend succulents ! Avec elle, les filles passent des heures à ramasser des fleurs de sureau et de tilleul, dont nous ferons des litres de tisanes l’hiver prochain. Il nous reste également nombre de balades à faire à proximité. Le Forez est un pays de cailloux, dont chacun a sa propre singularité : la Grande Pierre Bazanne, à 1 394 mètres, pic volcanique de basalte qui jaillit au milieu de la montagne, offre un panorama à 360° et rend chèvres les boussoles, Roche Gourgon, point culminant à 1 420 mètres d’altitude,


avec sa célèbre pierre qui sonne, à trouver dans un éboulis de pierres basaltiques… L’aventure est loin d’être terminée ! Nous le mesurons au quotidien : notre famille s’est agrandie de toutes ces découvertes, de toutes ces rencontres, de tous ces déplacements. Très concrètement, elle s’est également agrandie de huit nouveaux camarades de jeu qui, après avoir provoqué l’effroi parental, font le bonheur absolu des enfants. Début juin, à une semaine d’écart, nous avons assisté dans le salon, médusés et un peu abasourdis, à la mise bas de nos deux chattes, que nous pensions si sérieuses et raffinées. De la première, Cosette, baptisée ainsi à cause des supplications bouleversantes qui ont vaincu notre antipathie pour la race féline et l’esclavage lié à la possession d’un animal domestique, sont sortis trois petites boules de poils : deux mâles blancs comme neige et une petite femelle tigrée. Sa première fille, qu’elle nous avait insidieusement imposée quelques jours après son intrusion chez nous, Mauricette, fille de rien âgée de moins d’un an, nous a pondu pas moins de cinq chatons : trois mâles et deux femelles, dans toutes les teintes de roux. Ils sont arrivés par un aprèsmidi d’orage, au son du banjo de Jean-Baptiste et de la guitare basse de Philippe, un ami suryquois qui a refusé de succomber à l’émerveillement et d’en adopter un ou plus… Inutile de préciser que notre amitié en a pris un coup. Depuis, la maison est un indescriptible champ de bataille. Chaque pied posé par terre peut être assailli par une section de tigres en herbe, tour à tour épouvantés ou en mode tueur. Évidemment pas question d’envisager une seconde que les voisins nous en libèrent. Eux-mêmes ont tous dans leur grange à la même époque une ou deux portées qui, si elle ne parvient pas à se cacher convenablement, finira bien souvent dans la rivière ou sous une pelle… Non que l’idée ne nous ait pas effleurés, mais les enfants et Dieu en personne ne nous auraient jamais pardonné une telle faiblesse. C’est dans ces moments-là que je me dis que notre intégration ne sera jamais parfaitement achevée !

À propos de Dieu, nous continuons à savourer les rencontres dominicales qui nous promènent aux quatre coins de la montagne. La moyenne d’âge est certes un peu élevée, mais la foi y est riche, intense et contagieuse. Peut-être qu’un jour nous serons nous aussi ces vieux qui observent l’œil humide les jeunes couples sur le banc du fond et leur bruyante marmaille. Peut-être même que nous aurons nous aussi les mains calleuses et le cœur en éponge. En attendant, il nous faut vivre et vieillir ici, enraciner notre famille sur cette terre à la fois rude et chaleureuse qui nous accueille. Nous pensons bien sûr à l’avenir car nous savons bien que d’ici quelques années, si nos filles optent pour des études supérieures, il leur sera compliqué de rejoindre une université de chez nous. Certains le font mais déploient bien plus d’énergie que la moyenne. Notre petite tribu devra-t-elle migrer à nouveau ? Saurons-nous encore vivre en ville et retrouver son rythme effréné ? Pourquoi pas, l’avenir est ouvert, c’est précisément ce qui nous permet de profiter pleinement de cette page de notre vie. Quelquefois, avec Jean-Baptiste, nous nous prenons même à rêver. Nous rêvons ensemble que notre petite maison dans la prairie accueille un bébé. Il viendrait au cœur de l’hiver réchauffer notre petit monde. Avec lui, rien à craindre des congères et des températures sibériennes. Nous l’attendrions comme le soleil. Cet enfant qui viendrait, ce serait un peu comme si, à notre manière, nous avions fécondé cette terre que nous aimons tant et achevé notre enracinement. Car cet enfant serait un Rochelois, un vrai de vrai, un enfant du pays !

C’est fini…

Photos : Agnès Willaume.

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SAISONS // LE VOYAGEUR IMMOBILE

Le voyageur im mobile Par Christophe Mory

L’été, une femme, un délit, l’ennui… Voici la dernière boucle de notre voyageur. Loin des charmes et sortilèges que déploient les vacances, proche, très proche de ceux que provoquent un excès de solitude, de doute, d’inquiétude.

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pération, hospitalisation, maison de soins, kiné quotidienne, opération, hospita­ lisation, maison de soins, kiné quotidienne, opération… Les saisons passent et j’assiste défait à un jeu entre chirurgien et médecin ; entre l’hôpital et la maison de soins. Les deux hommes ne se sont jamais vus, le médecin ravi d’appeler ou de textoter sur le 06 du chirurgien, qui ne lui répond que rarement. L’opération du mois de mai fut une transition avant la grande greffe définitive et glorieuse – on se fait ce genre de film – prévue pour la Saint-Ignace, 31 juillet, une date idéale pour ceux qui ont mal aux pattes.

Alors voilà le bel été, et chaque été compte dans une vie ; l’année scolaire s’achève, on sort du tunnel pour déboucher sur cette lumière attendue. Or, lorsque je comprends le calendrier imposé, je me dis que l’été est foutu : traitement (juin-juillet), opération et retour probable le 20 août dans la maison de soins pour trois mois de kiné. Le tunnel, toujours. On peut imaginer une sortie fin octobre, « voire début décembre » me souffle le Dr Roux. « Ne pourrait-on pas gagner du temps en m’opérant mi-juillet ? » je demande au chirurgien. Réponse : « Ce ne serait pas prudent. » Il baisse la voix pour ajouter : « Et puis, mi-juillet, je pars en vacances. » Le mot brille sur toutes les bouches : VACANCES. Il est normal que chacun puisse souffler et se reposer. Tous, sauf le patient. Il me fallait un miracle, je le demandais tous les jours, il arriva à la fin du printemps, précisément en revenant dans la maison de soins. Les cours fleurissent ; la fontaine a été remise en marche ainsi que le jet d’eau devant l’allée ; une lumière légère traverse les galeries, les couloirs et le long corridor. Désormais, après le déjeuner, patients et personnel soignant prennent le café dans la cour du foyer. Ils ne se mélangent pas, bien que, certains ayant ôté leur blouse blanche, il y ait parfois confusion. Sous le platane, dont l’ombre s’élargit chaque jour, des jeunes femmes discutent

Il est normal que chacun puisse souffler et se reposer. Tous, sauf le patient.

Vacances joyeusement. Tiens, Frédérique, la psychologue, n’a pas sa blouse : toujours élégante et subtile, elle est pas mal comme ça, le bleu lui va bien. Il y a Isabelle, toujours enjouée ; Christine, Laure et Françoise, les orthophonistes inséparables ; il y a aussi cette blonde qui attire la lumière et mon regard. J’ignore qui elle est.​ Depuis le début du printemps, dans la cour des kinés, nous sommes quatre ou cinq à nous réunir pour la « Commission verte », chargée de mesurer les progrès des fleurs et des feuillages ; prétexte pour fumer surtout. Brancardiers, prothésistes, kinés, infirmières, patients s’y retrouvent, se tutoient le temps d’une clope. On papote. J’apprends que la jeune blonde s’appelle Aurore de Vismes*, qu’elle travaille « sur le cognitif, je ne peux pas t’en dire plus ». C’est l’heure de Barbara, la kiné polonaise si jolie, si aimable, si douloureuse. Elle s’occupe de ma jambe, me jure qu’elle n’appuie pas, bien que je sente des poignards me transpercer tibia et mollet. Je m’agrippe à la table, sue, obéis à Barbara, qui me pousse à souffler fort et encore. C’est insupportable. Je souffle comme un cachalot, imagine un vol de mouettes que je tente de suivre jusqu’à l’horizon et lutte contre l’invasion de la douleur en murmurant : « Barbara, une pause, s’il vous plaît. » Il reste dix-neuf minutes de séance.

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SAISONS // LE VOYAGEUR IMMOBILE

... Je suis en nage quand nous nous sépa-

«   C’est le début de quelque chose.  » « Cet air ou ce parfum tous les jours m’enrichit, Et désormais je sais combien je te chéris. » « Mon doux veilleur de nuit, je plane et c’est bien agréable. » « J’ai pensé à nous lors du feu d’artifice, Ce n’étaient que douceurs, tendresse et délices. » « Ça ne vous fait rien de briser un couple ? »

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rons. « C’était nécessaire. À demain, Monsieur Mory. » Sa façon de me saluer et son accent me rappellent l’officier allemand du Silence de la mer prenant congé : « Je vous souhaite une bonne nuit. » Elle est aussi touchante qu’efficace.

En sortant de l’ascenseur pour « retourner en chambre », comme on dit ici, je croise la blonde, la cognitive, en blouse blanche – ce qui lui confère une jolie autorité. « Bonjour Aurore – Vous connaissez mon prénom ? – C’est le début de quelque chose. – Charmant. » Elle ferme la porte de son bureau. Je suis quand même gonflé : ça fait drague à deux balles. Or, le ton qu’elle a utilisé pour dire « charmant » en traînant un peu sur le « ant » avait tout d’un encouragement, je pourrais le jurer. Par un hasard étrange, en à peine quarante-huit heures nous nous croisons fréquemment, de plus en plus fréquemment. Son bureau se tient au fond du couloir après le renfoncement, à quinze ou dixhuit coups de béquilles de ma chambre. La semaine n’est pas terminée qu’elle me glisse : « Il faut être discret ici, tout se sait, beaucoup de piapia. » Puis, elle m’avoue avoir traîné sur Internet pour glaner tout ce qui pouvait s’y trouver me concernant. Elle a déjà lu un de mes livres. En outre, elle connaît mon âge, nous avons dix-huit ans de différence, « mais ça me va », dit-elle en s’enfermant dans son bureau. Vite, nous échangeons nos 06 et là, tout s’emballe. Depuis l’accident, depuis plus de huit mois que je partage ma chambre et que l’hôpital est mon quotidien, je m’efforce de retrouver le pouvoir de concentration de jadis en m’écartant des écrans et singulièrement du portable, objet que l’on ouvre en moyenne deux cents fois par jour. Cette habitude, je l’avais remarqué, m’a ôté peu à peu le goût de lire et surtout l’endurance à lire. Suis-je encore capable de lire deux, trois voire quatre heures de suite sans toucher au smartphone ? J’avoue qu’après de nombreux mois et jusqu’à ma rencontre d’Aurore j’y parvenais à nouveau. Nos textos très vite envahissent le quotidien et coupent fébrilement ma lecture.


Comme vous, je me laisse surprendre et porter par ce trouble naissant. Je guette maintenant les cliquetis et les portes qui s’ouvrent et se ferment à votre façon. Après le petit déjeuner, la piqûre dans le ventre. Porté par les délices de la rêverie. Aurore est là, quelque part, dans son bureau, en réunion, auprès d’un patient ; elle est arrivée. Je m’habille, choisis une chemise, me rase de près. Je suis dérouté ; je ne la connais pas, je veux la bombarder de questions. Elle est mariée « juste civilement  » a-t-elle précisé, a deux enfants, famille aristo du côté du mari, Aurore de Vismes. Ravissant, non ? Je suis en miettes, je la guette, je l’observe. Qu’est-ce qui m’arrive, un grand garçon comme moi ? Je prends des photos à son insu. Quel bonheur, cette période. Je vous aime bien, en vrai. Elle me glisse qu’elle veille à bien séparer vie professionnelle et vie privée. Or, danser, boire, rire relèvent de la vie privée. Je m’ennuie. Je pense à elle tout le temps, je réfléchis. Le portable n’arrête pas. Elle : Je viens de recevoir ma livraison de Princesse tam.tam. Moi : 85 B ? Elle : Trop fort ! Dix-huit ans de moins, une fraîcheur flatteuse bien évidemment. Il faudrait calmer le jeu, elle a une famille : il y a un ordre à tout cela, des enfants surtout. Je m’inquiète, je m’interroge, je succombe. Et nous nous adressons litotes, exclamations, smileys, alexandrins, coups de cœur, plus d’une centaine par jour. Moi : Je te chéris de plus en plus. Elle : En alexandrins, s’il vous plaît. Moi : Cet air ou ce parfum tous les jours m’enrichit, Et désormais je sais combien je te chéris. Ça te va ?

Je la tutoie, elle me vouvoie, tout va très vite, nous sortons au théâtre puis dînons. Elle me dit par trois fois qu’elle est amoureuse, qu’elle a des papillons dans le ventre. Elle parle, elle laisse refroidir le risotto. Son mariage n’est pas sacramentel, juste civil, mais nous n’allons pas jouer sur les mots : il y a deux enfants. En amour, les adultes sont souvent adultères. Le sujet est immense et irrésolu. Aurore me parle : elle aime sa vie, son confort de vie mais ne s’en satisfait plus ; elle aime son homme qu’elle trouve rigide parfois, « si rigide si vous saviez » ; elle aime ses enfants mais voudrait s’évader aussi un tout petit peu. Est-ce mal de rougir aux compliments ? Est-ce une erreur d’être séduite par une énergie neuve pour elle ? Je bois ses paroles. Nous traînons. Elle me raccompagne à la station de taxis. J’ai une folle envie de l’embrasser mais les mains crispées aux béquilles m’empêchent de la prendre par les épaules, par la taille, de l’étreindre. Nous nous saluons d’un signe de tête. À la maison de soins, le couloir est désert. Par les portes ouvertes, j’entends les voix des télés, ces mêmes voix de doublage archiconvenues, et je distingue des flaques de bleu se reflétant sur le linoléum. Au théâtre, j’ai tellement aimé votre douceur, vos petits élans de tendresse à mon égard. Ma vision périphérique gauche vous guettait sans cesse. Je sentais votre respiration, votre rire, votre parfum. Sébastien, mon coturne, ne dort pas et regarde je ne sais quoi à la télé. Nous blaguons un peu. C’est un garçon de vingt-deux ans, beau jeune homme, amputé du tibia gauche. Partager une chambre pour de longs mois n’a rien d’évident, mais on s’y fait. En réalité, l’alchimie est animale : ça passe ou ça casse tout de suite, dans les premières secondes : l’odeur, le bruit, la gesticulation. Avec un de mes voisins de chambre, ce n’était pas passé du tout. Le type était sympathique, mais

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LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 115


SAISONS // LE VOYAGEUR IMMOBILE

... nous n’avions rien en commun, pas même

le silence. Sébastien paraît triste parce que taiseux malgré un très joli sourire. Avec son genou fléchi, le moignon paraît planté dans le drap, ce qui n’est pas moche à voir. Après une sortie de route, les pompiers ont dû l’amputer pour l’extraire de la carcasse encastrée dans un arbre. Il n’a qu’un défaut : la télé. Il regarde toutes les émissions de téléréalité sirupeuses mettant en scène des adulescents tatoués s’interrogeant sur la vérité de leurs amours. Mon doux veilleur de nuit, je plane et c’est bien agréable. Et moi donc, mon Aurore ! Je m’endors en pensant à elle, m’éveille dans ses bras, l’ai vue entrer quarante et une fois dans la chambre cette nuit. Elle est un cadeau du ciel après presque un an d’hôpital ; une furieuse envie de vivre, de marcher, de courir, d’établir des plans, des projets. Southampton-New York ; festivals de Vérone, Bayreuth, Aix, Salzbourg… Elle adore l’opéra, nous ne nous priverons pas. Pour l’heure, je dois remarcher vite et sans canne. Une nouvelle greffe est prévue, elle sera la bonne, nous en sommes tous convaincus, pour un avènement : mon aurore. J’adore vous voir traverser la cour du foyer l’air de rien : le cliquetis des cannes, votre rythme qui n’est pas comme les autres, rapide, plein d’aisance, même dans la démarche et, hop, il passe, beau comme un dieu, il a tout pour lui, c’est sûr. Il est certain que je dénote, parce que je suis pratiquement le seul en béquilles. Les autres sont soit en fauteuil, soit appareillés. À mon arrivée, en novembre, je n’osais pas trop regarder, j’étais effrayé : les prothèses, ces tubes de fer qui semblent pousser d’une chaussure, portent une fatalité. L’amputation a ce caractère définitif, le non-retour, le « on-fait-avec ». Elle est douloureuse pour l’œil nu. Peu à peu, par amitié aussi, je me suis habitué. Quel bonheur de vous connaître. Un vrai trésor. Baisers multiples.

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Sébastien enfile sa prothèse et sort fièrement. Il a belle allure avec son short du PSG. La plupart des nouveaux amputés ne portent pas de pantalon : la prothèse porte des signes de guerriers, d’appartenance à une tribu, comme des tatouages. Les accidentés de la route – beaucoup de motards – sont souvent jeunes et vivront avec du métal depuis la rotule. Autrefois « handicapés », ils revendiquent la différence. Il semblerait même que ce soit sexy. Désormais, les vendredis me sont cafardeux. Sébastien rentre chez lui pour le week-end ; quant à Aurore, puisque qu’elle part vers 17 heures, nous n’échangerons rien avant lundi 9 h 15. Alors le temps s’étire et tout est long sans elle. Le jardin est désert et je l’y vois partout. La chaleur effroyable fait bouillir la ville. Pour le 14 Juillet, j’essaye d’apercevoir la fête. J’ai pensé à nous lors du feu d’artifice, Ce n’étaient que douceurs, tendresse et délices. Son absence m’asphyxie : je ne peux même plus lire. Je suis accroché au clavier à écrire des poèmes, des paragraphes enfiévrés, en somme des folies. Une musique a bercé ma matinée l’autre jour et j’ai senti pendant la valse sa main sur mon épaule et la mienne à sa taille, nos deux mains aussi qui se croisaient à hauteur de nos visages, et nos regards mouillés de reconnaissance pour cet enchantement. Qu’on m’explique pourquoi ce brin de femme m’aveugle, scintille comme ce qu’il y a de plus précieux et m’obsède ? La lumière qu’elle dégage me bouscule, son intelligence me transperce, son envie de vivre, c’est-à-dire de rompre des amarres trop serrées, me parle au cœur. En un peu plus de deux mois, j’ai perdu tout pouvoir de concentration. Mon portable me brûle les doigts quand je le prends, m’afflige quand je ne lis rien d’elle, m’exalte quand son portrait apparaît. Juin et juillet passent comme un battement de cils : pas une seconde d’ennui sinon l’absence d’Aurore. Le stress revient avec l’opération qui se profile. Mais ce sera la bonne, on le sait, on l’a dit.


Mon ami Alex, prêtre, me propose le sacrement des malades ; cette rencontre intime avec le Christ qui renforce, apaise, encourage. Nous prenons rendez-vous et nous nous retrouvons à l’oratoire de la maison de soins. Prions. Comme l’officiant demande aux parents ce qu’ils veulent pour leur enfant lors du baptême, Alex me demande ce que je souhaite. « Demandez et vous recevrez. » Je veux retrouver mon unité de baptisé, celle que j’avais lors de mon baptême : puissent toutes les cassures, les fêlures, les dispersions – mon tibia en miettes, mon cœur défait, ma conscience effritée – trouver en Dieu, en sa miséricorde, l’unité des enfants de Dieu, la paix qui unit. Nous prions, lisons des textes choisis, méditons. Lorsqu’il signe mon front et mes mains de l’huile sainte, je sens et je sais que rien n’est perdu, que nous sommes prédestinés pour le bonheur, c’est-à-dire l’unité de soi. Il est temps de partir pour l’hôpital. Aurore ? Retrouver mes jambes pour la fuir ou pour l’enlever. C’est bien ce que je veux lui dire en entrant dans son bureau. Elle me fusille du regard : « Ça ne vous fait rien de briser un couple ? » L’accusation est aussi surprenante que facile. Je réponds : « Il est déjà brisé sans quoi tu n’aurais pas répondu à mes textos. » Le trouble envahit son visage, elle retient ses larmes. Nous ne nous voulions que du bien et nous nous sommes fait beaucoup de mal. Elle est défaite. Mais elle se lève, se campe derrière son bureau. Tout ce qu’elle a médité et sans doute préparé me vient en rafales : elle s’en veut d’avoir répondu favorablement à mes compliments ; elle se reproche d’avoir franchi la frontière entre thérapeute et patient ; depuis dix ans, elle vit une vraie vie de couple ; elle a été prise par mon statut de patient, « laissez-moi continuer : douleurs, solitudes, pensées noires, abandon… Je ne pouvais pas vous éconduire, je m’en suis empêchée, même si j’ai été troublée par vos compliments ». Je fais bonne figure. Elle fait signe que l’entretien est terminé. Les ambulanciers dans le couloir m’attendent. La chambre est vide de mes

affaires. Je saluerai Sébastien par texto. Je ne puis prononcer un mot. Il faut partir. Aurore a été un rêve, celui de la jeunesse, d’années que j’ai manquées ou que je voudrais revivre : quelqu’un qui m’aurait rivé à la vie et dont l’absence m’ancre dans mon âge, la cinquantaine tassée. M ­ ’aurait-elle empêché de vieillir ? Beaucoup d’hommes courent après des jeunes femmes comme des Faust après un élixir de jouvence. Or, le temps n’a pas de prothèse et aucune femme ne sera la prothèse d’un homme. Mais, Aurore, je vous jure que nous aurions pu être très heureux. Sur cette image, je m’endors au bloc. Puis me réveille devant le visage du chirurgien : « Je n’ai rien pu faire… Le germe est toujours là… Il faut se donner du temps. » Nous sommes début août. Je suis assommé. Il y a bien un moyen de retrouver une vie mobile et normale : l’amputation. Peu me chaut après avoir été amputé d’Aurore, du rêve, de la jeunesse : qu’on me coupe la jambe au niveau du tibia et qu’on en finisse ! La décision me revient, le chirurgien ne veut pas que je lui impute qu’il m’ampute. Alors, cette histoire va devenir en quelques jours le grand feuilleton de l’été : mon frère dans le Luberon, ma sœur en Italie, mon cousin en Normandie et les copains un peu partout s’appellent, se téléphonent, racontent, commentent, lancent leurs conjectures : amputation ? Oui ? Non ? Et après ? On en parle, je ne vous dis pas comme. « De toute façon, tu prendras la bonne décision », me dit-on. L’équation est une affaire de temps, et comporte beaucoup d’inconnues. Recommencer une antibiothérapie puis une prise de greffe puis la rééducation ; j’en prends au moins pour neuf mois. Amputer, je m’en sors dans trois mois.

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SAISONS // LE VOYAGEUR IMMOBILE

Ordre et contrordre : je passe la première quinzaine d’août à réfléchir sur le projet thérapeutique. Les médecins naviguent à vue et ne regardent pas l’horizon : à chaque jour suffit sa peine…

... Je

tergiverse, m’énerve. Personne ne répond : le chirurgien est reparti pour l’île de Ré, les infectiologues ne sont pas là, l’interne ne dit rien de concret, l’hôpital est vide : les couloirs déserts, les chambres silencieuses sous le ronron de climatiseurs bricolés. Un copain psychiatre m’appelle pour des nouvelles. Je lui raconte mon malheur, le sentiment d’abandon en plein mois d’août, celui aussi d’avoir été ôté de force par une main invisible du giron d’Aurore. Cette histoire l’amuse et l’intéresse. Après un interrogatoire, il me suggère de relever les dates de mes textos et de mes mails, de repérer dans le temps mes grands moments d’euphories adolescentes : « Je ne serais pas étonné que ça corresponde à tes périodes d’antibiotiques en perfusion… Un effet secondaire plus ou moins désirable en somme. » Placer du rationnel thérapeutique dans l’irrationnel d’un sentiment qui m’a emporté ? Ce serait si simple.

Ordre et contrordre : je passe la première quinzaine d’août, brûlante d’une canicule inquiétante, à réfléchir sur le projet thérapeutique. Les médecins naviguent à vue et ne regardent pas l’horizon : à chaque jour suffit sa peine… Ils m’assurent pompeusement que mon cas sera staffé. Je demande 118 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018

juste à pouvoir travailler à la rentrée : les émissions de Radio Notre-Dame, la Librairie théâtrale, ma maison d’édition… Ce dimanche soir, je pleure enfin. Je pleure pour la première fois depuis un an, depuis l’accident. Je pleure de n’avoir plus de mots. La figure d’Aurore est toujours devant moi. Elle me fut la dernière cartouche de l’insouciance : séduction, légèreté, opéra, jeunesse… En me fermant la porte, elle me renvoyait à ma vie incertaine, à ma jambe, à cette image pénible du patient. Après l’affaire Weinstein en novembre, la loi Schiappa affirme les droits des femmes harcelées. « À l’Assemblée nationale, on ne s’envoie quasiment plus de SMS », ai-je lu dans le journal. Aurore et moi avons également souffert et sommes sans doute coupables aux yeux de la loi. Or, les hommes sont les prédateurs. On parle de harceleurs, de pervers narcissiques, de bipolaires… des termes peu usités pour une femme. Cet épisode d’enchantement ou d’ensorcellement me renvoie encore une image de moi-même que je ne supporte pas, qui n’est pas moi. C’est effectivement à pleurer. Peu à peu, j’arrache un calendrier au chirurgien : nouvelle opération demain, puis la greffe en octobre :


en tout, trois semaines d’hospitalisation et un mois et demi en maison de soins. Officiellement, j’en ai jusqu’en mars. Curieuse question du temps ! « Je n’écarte pas tout à fait la solution de l’amputation, dit le chirurgien, gardons-la en tout dernier recours. » Ordre et contrordre, le tout et son contraire, comme toujours. Deux prothésistes viennent m’informer du moignon, de la musculation, des réglages à venir. Nous parlons longuement. Puisque tout le monde est en vacances, le personnel qui travaille n’a plus d’entrain. On m’administre sept perfusions par jour. La veine du bras droit claque ; on reperfuse le bras gauche. Le tuyau entoure mes doigts. Je m’énerve, j’engueule les gens qui m’appellent pour prendre des nouvelles : je ne sais rien sinon que je suis seul et que personne ne peut me dire quand on me placera un PICC line pour soulager mes veines, quand je sortirai, quand je serai réopéré… Je pousse douloureusement mon fauteuil et la perche à perfusion pour tenter de prendre l’air sur la terrasse. Le smartphone cloccloc les messages, des photos de Grèce, d’Italie, de Bretagne, de l’île de Ré, de Croatie : Enjoy! On m’envoie des côtes de bœuf saisies sur le barbecue, des bars pêchés du matin, des salades crétoises et des couchers de soleil : Enjoy! L’hôpital a des problèmes de frigo : les plats sont servis dans des barquettes en plastique. Je n’ai pas mangé dans une assiette depuis quinze jours et touche peu au plateau : perte d’appétit, ennui, fatigue. L’hôpital est devenu un marronnier pour la presse : en burn-out, en crise de nerfs, en dépression… J’y vis depuis un an. L’hôpital est atteint d’un cancer dont la tumeur s’appelle l’administration. Le personnel soignant est assommé de procédures qui diluent les responsabilités. Les transmissions, les BL (bulletins de liaison) importent plus que l’écoute du patient ou le soin. Puisqu’on ne félicite pas, on ne blâme pas non plus et, en cas d’erreurs, une nouvelle procédure est créée : pas de responsables – ce qui évite de sanctionner. J’entends des sonnettes qui crient, je vois des infirmières vissées à leur écran

d’ordinateur. Le dîner est apporté à 18 h 30, il repart à 18 h 50 pour respecter les horaires de l’aide-soignante. Et le patient ? S’il se plaint, on lui répond : « Allez voir la DRH, on manque de personnel. » Non, l’hôpital ne manque pas de personnel ; les soignants sont mal employés, dévalorisés, réduits à nourrir des machines pour renseigner les ordinateurs. Le chirurgien me salue, ravi de tenir son calendrier : tout m’est imposé finalement et l’amputation est écartée « pour le moment ». Retour à la maison de soins, ouf ! Infirmières et aide-soignantes m’accueillent, me réconfortent. Leslie, les deux Laura, Xavier sont attentifs et montrent de la joie à me revoir. C’est sympa. Le lit de Sébastien a disparu ; la chambre est spacieuse et le calme l’emporte pour que je me remette au travail, en vie. « Sur votre dossier, il est écrit que vous avez un PICC line et que vous avez été opéré de la jambe gauche. » Non, on continue de piquer la veine ; et non, je n’ai été opéré que de la jambe droite… Je ne saurai jamais qui a commis ces erreurs. En attendant, je dois m’avaler 476 poches d’antibiotiques (7 par 24 heures) avant la prochaine opération, la fameuse greffe, le 15 octobre. Les vacances vont s’achever ; des amis de retour passent me visiter. Les nuits sont plus fraîches : je n’ai pas de pull-overs dans le placard pour les premières étreintes de laine qu’on apprécie tant et qui marquent la fin des chaleurs. Bientôt, tout le petit monde ici jouira de septembre sous les marronniers : les kinés, Barbara et Perrine et Élisabeth ; les orthophonistes qui ne se déplacent jamais qu’ensemble, Frédérique, Marie-Christine, et tous les autres, au milieu desquels sans aucun doute je relèverai les éclats d’Aurore. Les émerveillements, envoûtements et charmes de l’été passeront ; je crains encore qu’elle me renvoie, malgré elle, la détestable image de l’impotent impatient. ​

Il faut tenir.

* Les nom et prénom sont inventés.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 119


SAISONS // DE L’OUÏE À LA MUSIQUE

« Oyez, oyez bonnes gens ! » Par Emmanuel Beis

L’

ouïe, par son caractère englobant et direct, est le sens que l’on privilégie pour capter l’attention ou instaurer une ambiance. Comme cette invitation à un feu d’artifice de la Saint-Jean à l’aide d’un carillon interprétant la Danse de la fée dragée. Ou ces bruits de pas sur le quai mouillé, ce violoncelle patiné tel un vieux Porto, ces voix bien timbrées reflétant la musicalité de la langue lusitanienne dans un film inspiré par Fernando Pessoa. Une conversation harmonieuse à table ne vaut-elle pas mieux que le bruit des cuillères dans les assiettes ? Mais, si les conversations s’amalgament, c’est notre capacité de discernement qui est sollicitée : suivre plusieurs conversations ou une seule, ou même en faire abstraction ? Plus que le regard, que l’on dirige, l’ouïe nécessite une vigilance particulière pour se protéger du vacarme ou des expressions tapageuses, triviales ou grossières qui peuvent nous assaillir. Il suffit qu’un filet de jazz flotte dans l’air ou qu’un air baroque ou d’opéra circule entre poutres et vieilles pierres pour que le rêve habite la réalité. C’est l’un des rares domaines où l’homme est capable d’intriguer favorablement les animaux. Un public médusé relatait avoir vu des loirs s’agripper aux aspérités des parois de l’abbaye de Vauluisant pour assister à un concert, les yeux écarquillés derrière leur masque noir. À l’inverse, certains animaux nous impressionnent par leur musicalité, qu’il s’agisse

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des oiseaux de nuit avec leurs mélopées feutrées, ou des merles, virtuoses inventifs à l’infini : « Un merle s’est mis à chanter ; il était invisible mais l’entendre était le voir à son maximum ; il buvait l’univers. » (Christian Bobin.) L’intensité ne provient pas du volume sonore, mais des nuances ; c’est le timbre du son et le mouvement dans la rythmique qui vont donner toute leur dimension aux cuivres, cordes ou percussions. C’est ce même subtil dosage qui fera émerger une magie de la musique électronique au lieu d’un boucan lancinant ou assommant. Car le son se combine avec le silence : « Il existe entre la parole et le silence la parenté la plus secrète ; le silence pénètre les paroles. Le rôle de la parole, c’est de témoigner de l’invisible. » (Louis Lavelle dans La Parole et l’Écriture.) Le son n’a pas vocation à saturer l‘espace, il s’accompagne d’une respiration ; cela rejoint le concept de ma en Extrême-Orient, la beauté du vide non rempli, et la notion de wabi-sabi, la beauté des choses imparfaites, incomplètes ou impermanentes, à intégrer pour ne pas se figer dans un mode d’expression aseptisé. C’est sûrement dans le domaine spirituel ou religieux que l’approche du son revêt le caractère le plus sensible. Les chants des premiers chrétiens, toujours d’actualité pour le rite syriaque, sont tellement parlants qu’on en ressent pleinement le sens alors qu’ils sont écrits en arabe lit-


téraire. Le grégorien, par ses mélodies suspendues aux phrases rythmées par leur accentuation naturelle, ni binaires ni ternaires, se relie à la fantastique créativité d’organistes français du xxe siècle. Maurice Duruflé en particulier, humble serviteur de la liturgie, nous invite par ses harmonies subtiles et d’essence spirituelle à approcher par tâtonnements de ces mystères qui nous dépassent. « À vous tous artistes qui avez aidé l’Église à rendre saisissable le monde invisible, le Concile adresse son message d’amitié. La beauté, comme la vérité, c’est ce qui met la joie au cœur des hommes. » La survivance de la créativité bienfaisante de l’être humain constitue un miracle permanent et discret, au-delà des pires destructions, comme le brin d’herbe qui

émerge du béton. Ainsi, suite à la disparition de l’organiste Jehan Alain en 1940, Maurice Duruflé trouvera l’inspiration géniale du Prélude et Fugue sur le nom d’Alain opus 7 ; sa Suite opus 5 évoque le grégorien avec son thème en 5/4, et Marie-Madeleine Duruflé improvisera soixante ans plus tard avec des harmonies d’une hallucinante profondeur sur ce thème à Saint-Eustache. Mais, surtout, grâce aux premiers 78 tours, il a pu sauver de l’oubli la bouleversante improvisation sur le « victimae paschali » de Charles Tournemire à Sainte-Clotilde en la transcrivant. Loin des cymbales retentissantes, c’est la musique imprégnée de cette attitude humble et sincère qui fera dire au bas d’une tribune d’orgue : « Je ne savais pas que cela pouvait être aussi beau. »

Merle noir (Turdus merula) . © Robert Janoska

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 121



CULTURE // CINÉMA

Festival de papes Un documentaire sur François sort dans les salles. Preuve une fois de plus de combien ce pape intéresse le monde. Mais ce n’est pas le premier à occuper le grand écran. Rétrospective. Par François Quenin

R

etour aux sources : Le Pape François : un homme de parole s’ouvre sur un plan large de l’Ombrie avec en son centre la ville d’Assise. Ce paysage est d’une surprenante beauté. Ce qui est encore plus surprenant, c’est de trouver à la prise de vue Wim Wenders, le cinéaste de Paris Texas, palme d’or à Cannes en 1984. Avec ce film, il a reconstruit l’itinéraire du pape depuis son élection : la geste d’un pape revue et magnifiée par un homme de cinéma qu’on imaginait loin du catholicisme. C’est le récemment démissionnaire chargé de communication du Vatican, Don Dario Viganò, responsable sous Benoît XVI du CTV (Centre de télévision du Vatican), qui a proposé au cinéaste allemand ce projet. Pari audacieux en apparence, mais sans surprise à l’arrivée, puisque Wenders s’est laissé guider par François. Du coup, on aboutit à ce qu’attendait le communicant du pape, un film qui résume tout ce qu’a fait François depuis son élection. Le cinéaste a plongé dans les archives filmées du Vatican, qui lui ont été ouvertes sans restriction. Le spectateur un peu intéressé par l’actualité n’apprend rien de plus, sinon la confirmation que ces images ont rafraîchi et modifié en profondeur le visage de la papauté. On revoit le fameux mot du pape prononcé dans un avion au cours d’une conférence improvisée à propos des homosexuels : « Qui suis-je pour juger ? », mots d’une modes-

tie confondante. On revoit l’émouvante halte du souverain pontife dans un faubourg pauvre de Rome et l’immense surprise de ses habitants face à l’homme en blanc. On revoit encore avec plaisir cet incroyable discours tenu aux cardinaux de la Curie, véritable savon passé aux vieux prélats assis sur leurs privilèges. Et puis les voyages : l’Onu, le mémorial du World Trade Center, celui de Yad Vashem, consacré à la mémoire de l’holocauste à Jérusalem, tous les lieux symboliques des souffrances et des espoirs du monde. Sans oublier les bidonvilles de Rio de Janeiro, les immigrés de Lampedusa ou de Lesbos et les sinistrés d’un ouragan aux Philippines. On découvre alors un homme désemparé, qui range sa panoplie de croyant pour dire son impuissance : « Je n’ai pas de mots face à ce que

François dans Le Pape François : un homme de parole. © Decia Films

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 123


CULTURE // CINÉMA

vous vivez », regrette-t-il. Sa sincérité, son honnêteté, son désarroi nous touchent. Wim Wenders ne s’est pas contenté des actualités vaticanesques. Il a filmé quatre interviews sur quatre après-midi disséminées sur deux ans. C’est une sorte de long prêche car le réalisateur a gommé ses questions et fait en sorte, grâce à la technique, que le pape regarde le spectateur plutôt que le cinéaste qui l’interroge. On n’apprend là non plus rien de neuf, tout en discernant mieux ce qui conduit cet homme simple qui ne se paye pas de mots. On peut noter une obsession, celle de l’argent qui pourrit toute relation humaine, d’abord au sein de l’Église. « L’argent, c’est la grande tentation de l’Église », répète celui qui a admonesté sur ce thème la Curie et qui refuse d’occuper ses appartements au Vatican. Autre obsession : « Tant de paysans sans terre dans le monde. » En s’interrogeant aussi sur l’exploitation minière, question écologique dont il a fait une encyclique, il conclut sur cette formule : « La terre mère. » Là où il apparaît dans toute son intelligente ouverture et même dans une attitude quasi révolutionnaire au sein d’une institution tellement sûre de son bon droit, c’est quand il évoque les religions du monde et déclare en substance : nous avons tous le même Dieu quel que soit son nom. En bon jésuite, il va plus loin, estimant que les athées ont droit au respect. On conçoit que ce pape intéresse autant de monde au-delà des murs du Vatican car son discours n’est pas contraint par des formules éculées. Ce qui n’empêche pas que lorsqu’il parle de la foi catholique, il apparaisse plus conformiste en s’abstenant d’évoquer les sujets qui fâchent : la place des femmes, le mariage des prêtres, les questions familiales liées à l’évolution des mœurs, comme le divorce et les familles recomposées. 124 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018

Dario Grandinetti joue le pontife romain dans Le Pape François, de Beda Docampo Feijóo. © Benteveo Producciones

Le Pape François : un homme de parole de Wim Wenders, 1 h 36, en salle.

Papes à l’écran 2018

The Pope (Fernando Meirelles)

2016

The Young Pope (Paolo Sorrentino)

2011

Habemus papam (Nanni Moretti)

1977

Au nom du pape roi (Luigi Magni)

1968

Les Souliers de saint Pierre (Michael Anderson)

On retrouve alors un discours plus traditionnel, qui nous rapproche du sermon d’un curé de campagne. Certes Rome ne s’est pas faite en un jour et le pape n’est pas un surhomme, mais on attendait d’un cinéaste comme Wim Wenders une œuvre plus pointue ou aussi hors normes que certains de ses films. Il explique qu’il a bénéficié d’une totale liberté. Que n’en a-t-il profité ? Telles sont les limites de ce film, des limites propres d’ailleurs à toute réalisation concernant un personnage aussi archétypé qu’un pape. Car Wim Wenders n’est pas le premier à s’intéresser à François. On se souvient de ce film mi-fiction mi-documentaire sorti en 2016, Le Pape François, du réalisateur argentin Beda Docampo Feijóo. Inspiré du livre de la journaliste Elisabetta Piqué, correspondante à Rome du quotidien argentin La Nación, ce film raconte l’amitié de la journaliste avec le « padre Jorge », alors archevêque de Buenos Aires. Cette amitié est le fil conducteur de scènes de la vie de Jorge Bergoglio, depuis son adolescence et la naissance de sa vocation jusqu’à son arrivée au Vatican. C’est l’acteur argentin Dario Grandinetti qui joue, non sans


talent, le pape. Mais cette histoire filmée avec doigté nous laisse elle aussi sur notre faim, parce que la personnalité du futur pape n’est pas si facile à cerner. Qui est cet homme tour à tour amical avec sa protégée agnostique, courageux au côté d’un prêtre menacé par des dealers, très proche des pauvres qu’il visite dans les favelas ? Il y a comme une frontière infranchissable entre François et Jorge, entre la fonction et l’homme. Il y aurait donc une impossibilité à filmer un pape comme un homme ordinaire. On filme un mythe, on passe à côté de l’homme. On peut le constater avec d’autres films sur d’autres papes, comme Pie XII dans Le Ciel n’est pas à vendre (Ernst Marischka, 1958), histoire édifiante d’une vieille dame escroquée par un neveu qui, croyait-elle, voulait être prêtre. Elle lui donne de l’argent pour des études qu’il ne fait pas. Après la découverte de son infortune, elle entreprend un voyage à Rome pour voir le pape et se faire pardonner son aveuglement. Elle approche dans la foule Pie XII en personne, porté dans sa sedia par ses Michel Piccoli en nouveau pape terrifié à l’idée de ce qui l’attend dans Habemus papam, de Nanni Moretti. © Sacher Film

gardes suisses, visage ascétique, habit sacerdotal qui ressemble à une longue toge à la romaine, perdu au milieu d’une foule qui le vénère (l’usage de la sedia, si spectaculaire, a été suspendu par JeanPaul II). Une idole ! Un mythe, on vous dit ! Le même Pie XII, et pourtant pas le même, apparaît beaucoup plus longuement dans Amen (2002) de Costa Gavras, un pape trop sensible, selon le cinéaste français, aux sirènes nazies. Gavras fait chuter le pape de sa sedia et tomber le masque de l’homme pieux. La charge est redoutable. Mais juste ? Aux historiens de trancher. Entre les deux, entre componction et caricature, deux grands cinéastes italiens veulent échapper à ces images figées. Bien sûr, le premier d’entre eux et le plus persifleur est Fellini dans Fellini Roma (1972), avec un pape surréaliste assis sur une chaise haute qui assiste à la « Fashion Week » du Vatican, défilé de soutanes et de voiles de nones. Sacré Fellini ! L’autre, Nanni Moretti, montre dans Habemus papam (2011) un pape (Michel Piccoli) errant incognito dans les rues de la ville éternelle pour échapper à une charge trop lourde. Il est rattrapé par ses frères cardinaux, qui le confient à un grand psychanalyste… Comme on le voit, les Italiens sont fascinés par les papes, si proches et si lointains. Bien trop proches finalement. Mais c’est tout le monde, quoi qu’on en dise, qui observe avec curiosité la pompe romaine lors des grandes cérémonies. Pas étonnant que les cinéastes restent en embuscade avec leur œil-caméra. JeanPaul II s’était abondamment servi de la fascination des gens de l’image. François prend sa suite avec moins de rouerie et plus de discernement et d’audace. D’où l’émergence de ce film, qui se veut une sorte de bilan à mi-parcours. À quand le prochain film sur François ?

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CULTURE // LES LIVRES DE L’AUTOMNE

LES LIVRES DE L’AUTOMNE Que l’automne nous offre une somptueuse arrière-saison ou décide de se la jouer pluie et premiers frimas, le lecteur s’en fiche. Il trouvera toujours un endroit pour déguster les fruits de sa librairie. Roman, essai, biographie, récit, tout fait bois.

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Sampson et son complexe Écrivain et critique littéraire, Steven Sampson est un Américain à Paris. Dans nos colonnes, il écrivait après la mort de Philip Roth : « Je perds un second père, celui qui exprimait mon vide spirituel. » Auteur d’une thèse consacrée au grand écrivain disparu, Figures du vide et du plein, il déclarait avoir identifié chez ce dernier « un vacillement dans son œuvre entre, d’un côté, la nostalgie d’un passé juif flou et insaisissable et, de l’autre, l’amour débordant pour une Amérique pleine de vitalité et de promesses, incarnée dans la figure de la shikse, la femme non juive, de préférence blonde ». Il rappelait que « l’écrivain juif américain est fatalement attiré par la symbolique chrétienne : c’est la syntaxe de son pays d’adoption et c’est la continuité logique de ses propres traditions ». Et il ajoutait : « En se rapprochant de la shikse, en s’unissant avec elle, le héros réalise pleinement sa judéité, vivant une “pastorale américaine”, dans le cadre de laquelle il transmet son propre message pastoral. Avec le décès de Philip Roth, je perds mon propre pasteur, celui qui m’a réconcilié avec la langue de mon enfance, si peu parlée par mon père biologique. » Ce bouleversant hommage contient les obsessions littéraires de Philip Roth, qui sont aussi celles de Steven Sampson. Rien d’étonnant donc à ce que son premier roman s’appelle Moi, Philip Roth. Ce n’est pas un livre sur Philip Roth, et Steven Sampson n’est pas Philip Roth, pour autant on en sort avec l’impression que l’auteur ne pouvait pas échapper à son roman, parce que l’on n’échappe pas à ses obsessions.

« Marie a dit que j’étais obsédé par Phil. » Dès la première phrase, tout est là. Marie de Blanzy, la shikse, jeune, belle, blonde, catholique et de bonne famille, a tout pour rendre fou Jessie, le narrateur, auteur luimême obsédé par un autre auteur, Philip Roth, au point de lui consacrer une thèse. « Je le déteste. Tu sais pourquoi ? Il m’a piqué mon mec », lui reproche Marie. On est page 21 et déjà ça se corse… Rivalité ? Ménage à trois ? « Tu aimerais faire l’amour avec lui ? » demande Jessie à Marie, qui répond : « Je me demande. » Évidemment ! Et l’auteur de répondre tout à trac : « J’ai envie de toi. » Désir mimétique ? Le désir est toujours le désir de l’autre, mais peut-on être obsédé par Philip Roth au point qu’il viole votre propre compagne ? C’est dans cette histoire saisissante que nous entraîne Steven Sampson. Autobiographie fantasmée, ouvrage sur le pouvoir de la littérature et la façon dont elle bouleverse nos vies, Moi, Philip Roth est un livre captivant. « Jessie s’occupe du verbe, pas du corps », expliquera Mlle de Blanzy à son père lors d’une savoureuse et officielle présentation du prétendant. On serait tenté de la croire ; le narrateur affirme d’ailleurs quelques pages plus loin que « la littérature n’est pas une faculté de médecine », mais, patatras, Marie tombe enceinte ! De qui ? Philip Roth ? Peut-être… Le verbe se ferait donc chair ? Qui sait… Après avoir tourné la dernière page, on se demande si Steven Sampson s’est enfin délivré de son obsession. On en doute, et c’est tant mieux si elle lui permet d’écrire encore d’aussi bons livres. Jean-François Rouzières

Steven Sampson, Moi, Philip Roth, éd. Pierre-Guillaume de Roux, 212 p., 18 €

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CULTURE // LES LIVRES DE L’AUTOMNE

Immense René Rémond

René Rémond est-il le dernier grand intellectuel catholique français ? C’est une des convictions de l’historien Charles Mercier, qui lui consacre une biographie. Le lecteur est plongé dans une époque (bénie ?), qui permettait de mener une carrière académique brillante tout en vivant un engagement catholique fort.

Homme d’ordre, de centre droit, Rémond survit durant la tourmente estudiantine de 1968 par sa capacité de dialogue et de fermeté, son « éthique de catholique conciliaire ». L’auteur retrace longuement le parcours du chrétien Rémond, responsable de la Jeunesse étudiante chrétienne pendant la guerre et après, puis président du Centre catholique des intellectuels français (1965-1976). Au-delà des nombreux écrits de Rémond, Charles Mercier a interrogé témoins, collègues et étudiants. La somme se lit comme un roman, elle est fluide, très bien documentée. S’il ne verse pas dans l’hagiographie, en donnant place aux critiques de l’époque et aux tensions, l’auteur ne cache

pas son admiration devant la carrière gigantesque et protéiforme de René Rémond. Philippe Clanché Charles Mercier, René Rémond, Salvator, 416 p., 22 €

Passé recomposé…

Un événement anodin, une vie bouleversée. Pour Jeff Valdera, quinquagénaire, marié, sans histoire, ce sera une carte postale jaunie postée de Suisse, représentant l’hôtel Waldheim, où, adolescent, il passait ses vacances d’été avec sa tante Judith. Et ces mots : « Ça vous rappel queqchose ? » Oui… Le trajet en train de nuit pour Zürich, surtout celui de leur dernier séjour en juillet 1976, où il découvre, à seize ans, l’intimité d’une fille… Le petit train de Davos, puis l’hôtel Waldheim et sa clientèle, trop conformiste à ses yeux d’ado. Bref, de vagues souvenirs. Et Valdera n’y pense plus. Mais le lendemain en arrive une autre. « Ne dites pas que ça te rappel pas rien […] » La troisième carte invite au dialogue : « Alors vous savez ou vous voulez savoir plus […] » Le mot est signé, F. Steigl. F comme Frieda, qui, à l’en croire, aurait rencontré Valdera cet été 1976. Jeff, interloqué, lui demande des précisions. Elle rétorque que c’est à lui d’en fournir. Et qu’aucune omission ne sera acceptée tant elle est persuadée que le jeune Valdera était coupable, soit d’étourderie criminelle soit d’aveuglement politique… Plus moyen de se dérober. Au

128 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018

fil de leurs rencontres s’instaure une relation improbable faite de dénégations, de faux-fuyants qui re-suscitent une image plus précise des clients : celui avec lequel il jouait au jeu de go ; cet autre qu’il affrontait aux échecs ; la vieille dame fan de Thomas Mann qui vit là depuis quarante ans ; le patron de l’hôtel et ses gentillesses… Et Jeff revit scènes, conversations, balades, souvent anodines… Mais le joueur de go était le père de Frieda, transfuge de RDA. Et l’hôtel un asile pour les réfugiés. Et lui, Valdera, n’aurait rien vu ni compris ? Alors que son nom apparaît dans les archives de la Stasi, cité par un faux couple de vrais espions de l’Est… Entre espionnage et psychodrame,

Hôtel Waldheim explore l’intrusion de l’histoire dans les fêlures intimes. Et prolonge la phrase d’André Gide : « Le présent serait plein de tous les avenirs si le passé n’y projetait déjà son ombre. » Arnaud de Montjoye François Vallejo, Hôtel Waldheim, éd. Viviane Hamy, 304 p., 19 €


Une vie à dépasser les frontières

Voilà la biographie d’un homme dont l’universitaire Alfred Grosser nous dit en introduction qu’il s’agit d’un parfait inconnu… qui mériterait d’être connu ! Le parfait inconnu se nomme Paul

Collowald et a le redoutable privilège, à 95 ans, d’être l’un des derniers témoins des premiers pas de l’aventure européenne. Sa jeune biographe, Sabine Menu, professeur à l’université de Strasbourg, appartient à la génération Erasmus. De leur dialogue est née cette biographie, un témoignage et une interrogation sur ce moment historique où une même génération assista au suicide matériel et spirituel de l’Europe avant de faire le choix de vivre et de reconstruire. Paul Collowald, alsacien et homme des frontières, a résisté jeune étudiant au régime nazi en Alsace-Moselle. Une fois la guerre gagnée, il s’engage pour gagner la paix et devient l’un des animateurs du Foyer de l’étudiant catholique de Strasbourg aux côtés du charismatique frère Médard. Il y croisera d’ailleurs Pierre C ­ haillet,

le fondateur de TC. En 1949, journaliste, il rencontre Robert Schuman et sa vie en sera bouleversée. Cette biographie retrace le parcours d’un homme qui a fait bien plus que de franchir les frontières entre Strasbourg, Bruxelles et Luxembourg, œuvrant pour jeter des ponts, toujours fidèle à son engagement de résister, s’engager et faire pédagogie sur cette Europe à unir. Témoignage autour d’un homme qui osa « le saut dans l’inconnu de la Déclaration Schuman » pour trouver de nouveaux vivre ensemble, le travail de Sabine Menu porte une invitation aux nouvelles générations pour réinventer l’Europe face aux enjeux d’aujourd’hui. Henri Lastenouse Paul Collowald, pionnier de l’Europe unie, par Sabine Menu, éd. Peter Lang, 290 p., 25 €

Un corbeau nommé Harold

Chez Louis-Stéphane Ulysse, comme chez Alfred Hitchcock, on ne plaisante pas avec les oiseaux ; Harold nous rappelle qu’on ne se débarrasse pas plus de sa part d’ombre que de sa part animale, parce que, tout simplement, ce serait se débarrasser de soi-même. Dès la première page de ce livre âpre et magnétique, à la structure acrobatique et envoûtante, on sait que l’on n’oubliera pas Harold, corbeau intelligent à « l’œil aussi noir que son plumage  ». Un homme « enserre les pattes du

jeune animal dans des attaches de fer ». « Et sans doute que l’enfance d’Harold – comme son innocence – s’est arrêtée à cet instant précis, quand les flammes du brasero dansaient encore en reflet dans ses prunelles noires… » À partir de cette phrase, qui tombe comme un couperet au tout début du livre, Harold ne nous quitte plus. Il nous accompagne dans notre lecture, tantôt sur notre épaule, tantôt planant comme une ombre projetée sur les pages. Il devient notre part étrange et proche. Acceptant sous la contrainte de jouer le jeu des humains, éperdu d’amour ou assoiffé de vengeance, Harold est partie prenante de la relation perverse entre Tippi Hedren et Hitch ; il sait aussi se comporter en parfait mafieux, jouant le jeu cruel de la pègre, ou en acteur de cinéma, magnifique du tragique de notre condition, archaïque, brutal, touchant, éclairant cette « ombre animale » qui se charge de nous rappeler qui nous sommes. Jean-François Rouzières Louis-Stéphane Ulysse, Harold, Éditions La Bibliothèque, 290 p., 21 €

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2018 - 129


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Fondé en 1941 dans la clandestinité par Pierre Chaillet (s.j.), Témoignage chrétien est édité par Les Cahiers du Témoignage chrétien, 28, rue Raymond Losserand – 75014 Paris. Tél. 01 77 32 72 78. redac@temoignagechretien.fr Courriels : initialeduprénom.nom@temoignagechretien.fr Directrice de la publication et de la rédaction : Christine Pedotti Rédactrice en chef adjointe : Sophie Bajos de Hérédia Secrétariat de rédaction et réalisation graphique : Pascal Tilche Direction artistique : Fred Demarquette, avec Émilie Nasse et Romain Marty pour le cahier central – La Vie du Rail Direction technique : Robin Loison – La Vie du Rail

Ont collaboré à ce numéro : Emmanuel Beis, Jean-François Bouthors, Frédéric Brillet, Philippe Clanché, Cécile Debarge, Bernard Fauconnier, Anthony Favier, Boris Grébille, Max Hirzel, Marjolaine Koch, Henri Lastenouse, Nicole Lemaître, Laurent Lemoine, Arnaud de Montjoye, Christophe Mory, Thierry Paquot, François Quenin, Isabelle Repiton, Gabriel Richard-Molard, Marion Rousset, Jean-François Rouzières, Pauline Simonet, Anne Soupa, Pierre Vignon, Catherine Vincent, Agnès Willaume

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« Dire non aux abus, c’est dire non, de façon catégorique, à toute forme de cléricalisme. » François, Lettre au peuple de Dieu Photo de couverture © Andreas Solaro /AFP


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