Où en est le catholicisme en France ? entretien avec Denis Pelletier Notre-Dame, le feuilleton de la reconstruction Et aussi : L’art de représenter la mort, Francis Bacon au Centre Pompidou, La vie d’après à notre-dame-des-Landes, Les prêtres et le sexe au cinéma, Un Africain à Paris… Notre dossier :
Y a-t-il une morale sexuelle ? Les regards croisés de Jean-Claude Kaufmann, sociologue, Michel Zink, médiéviste, Catherine Blanc, psychanalyste, Béatrice Rime, gynécologue, Norbert Campagna, philosophe, et Alexandra Hawrylyszyn, avocate Ce qu’en dit – ou pas – la Bible L’évolution du consentement entretien avec l’avocat Jean-Pierre Mignard D’Abstinence à Transgression, un abécédaire de la sexualité La « bonne nature » sexuelle des Bonobos Comment faire preuve de discernement ? le regard d’Étienne Perrot, jésuite et théologien
Supplément au no 3840 de Témoignage chrétien
Les vegans inventent-ils une nouvelle religion ?
Automne 2019
L’économie de marché peut-elle être écologique ? l’analyse de Daniel Lenoir
Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN
Des soutanes et des hommes Josselin Tricou interroge la masculinité du clergé catholique
Témoignage
chrétien LIBRES, ENGAGÉS DEPUIS 1941
Y a-t-il une morale
sexuelle ? Les Cahiers du
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Automne 2019
TC
Les défis de la fraternité
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CAHIER D’HIVER LE 19 DÉCEMBRE 2019
« La vraie morale se moque de la morale. » Blaise Pascal Photo de couverture : Giuseppe Bartolomeo Chiari, Suzanne et les vieillards (entre 1700 et 1720) © The Walters Art Museum, Baltimore
À nous la liberté
S
exe, argent, pouvoir… on dit qu’ils mènent le monde. Y répond l’Évangile et son refus de « mener le monde » exprimé à toutes les pages par Jésus et de façon on ne peut plus explicite dans le récit dit des Tentations, dans lequel le Satan, lui montrant tous les royaumes de la Terre, susurre : « Tout cela, je te le donnerai… » Il est fréquent d’entendre des discours pessimistes sur notre état moral. Nous serions plus dépravé·e·s que nos ancêtres. Mais est-ce si sûr ? Certes, les contraintes des convenances pèsent moins et bien des normes d’autrefois sont balayées. Ni les homosexuel·le·s ni les filles-mères ne sont plus mis au ban de la société. Faut-il le regretter ? En revanche, la violence faite aux corps par les abus ou les viols est de plus en plus réprimée. Ne devrionsnous pas nous en réjouir ? Ce qui est certain, c’est que les sociétés démocratiques, en donnant à chaque citoyen et citoyenne le droit et le devoir de contribuer aux décisions qui concernent les affaires communes, demandent aussi à chacun et chacune de décider en conscience de ce qui est bien, juste, beau, bon. Les règles ne tombent pas du ciel. Elles sont élaborées par le processus démocratique, qui fixe des limites qui s’imposent à tous et toutes. C’est dans ce cadre légal que s’exercent le jugement moral et le discernement de la conscience. Il est vrai que cette liberté est périlleuse. On peut préférer le confort paresseux d’un moralisme prêt-à-porter plutôt que de se risquer à endosser des décisions personnelles. Mais n’est-ce pas la beauté de l’aventure humaine que de mettre en jeu notre liberté ? Contre toutes les tentations de prise de pouvoir moral des Églises et des catéchismes, nous affirmons ici que l’Évangile nous appelle à la liberté.
Christine Pedotti
Comment parler de sexe, d’argent, de pouvoir à l’aube de la troisième décennie du xxie siècle ? C’est le programme que Témoignage chrétien se donne et dont le premier volet, qui traite de la morale sexuelle, est entre vos mains.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - 3
somm Édito
Aujourd’hui p. 6 Un trimestre européen p. 8 Y a-t-une morale sexuelle ? – Le sexe, la morale et la Bible – Ô temps, ô morale ! – L’évolution du consentement – Abécédaire de la sexualité – Moralisme versus discernement – Bonobos : infidèles mais moraux
Maintenant p. 38 Des soutanes et des hommes p. 42 Marchés et communs. Les nouvelles frontières d’une écolo-économie
p. 49 Sociologie et religion. Entretien avec Cécile Béraud 4 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
aire
automne 2019
Saisons p. 104 Dissidences
Regards p. 83 Le véganisme, une nouvelle religion ?
p. 90 Maisons familiales rurales : une campagne éducative
p. 107 Balades africaines p. 112 Le feuilleton de Notre-Dame
p. 117 Un officiant polyglotte p. 120 Le sexe et le goupillon p. 124 Livres
p. 96 Fraternités
VOIR p. II Ô, vous, frères humains Francis Bacon, p. XII Paris et la littérature p. xVII Notre-Dame-des-Landes, saison 2 p. xxII Ecce homo
Grand entretien p. 98 Denis Pelletier
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - 5
REGARDS AUJOURD’HUI
Un trimestre européen
L’Europe avance, la plupart du temps avec l’inertie d’un paquebot, parfois plus vite, sous l’effet d’événements imprévus ou d’une v olonté politique affirmée. Florilège.
Le voyou et le gentleman… À l’heure des nouveaux populistes, la présidence de Mario Draghi à la Banque centrale européenne fut durant huit ans celle d’un parfait gentleman. Il donnait le 12 septembre sa dernière conférence de presse avant de passer la main à Christine Lagarde. Il s’attend à une « faiblesse de plus longue durée » de la zone euro, qui souffre de la « faiblesse continue du commerce international dans un environnement d’incertitudes mondiales prolongées ». Dans ce contexte, il estime que les gouvernements dotés de marges budgétaires « devraient agir ». En attendant d’être
entendu… particulièrement à Berlin, Mario Draghi insiste sur la capacité de la BCE à « ajuster tous les instruments » en sa possession pour soutenir la zone euro. En clair, Francfort va recommencer à faire tourner la planche à billets ! Une dernière fois, notre gentleman se sera joué des banquiers centraux allemands et néerlandais. Cet ultime « coup monétaire » a suscité un tweet admiratif du président américain, qui dit regretter que la Fed ne suive pas le rythme de la BCE dans la baisse de ses taux… Un voyou saluant un gentleman ! Henri Lastenouse, Sauvons l’Europe
Italy is back! Jusqu’au cœur de l’été, la stratégie de Matteo Salvini a fonctionné à merveille. D’abord neutraliser le Mouvement 5 étoiles pour s’imposer comme la force motrice de la coalition populiste. Puis, au moment opportun, provoquer de nouvelles élections. Le scénario semblait écrit d’avance : l’un des six pays fondateurs de l’Europe serait bientôt dirigé par un leader d’extrême droite, comme le Brésil de Bolsonaro. Puis, soudainement, ce qui semblait impossible s’est finalement matérialisé : une alliance entre le Parti démocrate et le Mouvement 5 étoiles. À la surprise générale, Matteo Renzi, l’un des opposants les plus farouches à cette alliance, en devenait le principal promoteur. Les parlementaires du Parti démocrate sont plutôt « renzistes » et de nouvelles élections auraient surtout permis à son concurrent Nicola Zingaretti, nouveau leader du parti, de faire élire davantage de ses partisans. Le nouveau programme de gouvernement rompt avec les tocades populistes précédentes et revient sur les décrets Salvini concernant l’immigration. Italy is back ! Prenons garde qu’elle ne nous échappe encore une fois… Sébastien Poupon et Henri Lastenouse, Sauvons l’Europe 6 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
Nouvelle Commission : le troisième homme Quand le socialiste Frans Timmermans a été écarté de la présidence de la Commission européenne, les sociaux-démocrates ont obtenu qu’il soit promu vice-président exécutif. Les libéraux ont immédiatement réclamé – et obtenu – une seconde vice-présidence exécutive pour leur candidate malheureuse, Margrethe Vestager, afin de former un trio avec Ursula von der Leyen. Mais voici que, du seul fait de son nouveau pouvoir, la présidente a promu un troisième vice-président exécutif ! Il s’agit de Valdis Dombrovskis, conservateur letton, apparemment le premier surpris par cette élévation. Frans Timmermans est furieux de cet affront personnel et du coup de canif au deal originel. En effet, chargé de coordonner la mise en place d’« une économie au service des personnes », notre Letton aura son mot à dire en matière de politique industrielle, conjointement avec Margrethe Vestager (Une Europe adaptée à l’ère du numérique) et Sylvie Goulard (Marché intérieur). Vice-président tentaculaire, notre homme aura aussi à encadrer l’Italien Paolo Gentiloni (Économie), la Portugaise Elisa Feirrera (Cohésion et réformes), la Maltaise Helena Dalli (Égalité) et le Luxembourgeois Nicolas Schmit (Emploi), qui se trouvent être tous sociaux-démocrates… Bref, voilà une vigie conservatrice au cœur du collège des commissaires, en capacité de neutraliser la majorité des commissaires sociaux- démocrates, alors même que les conservateurs disposent déjà de la présidence… Arthur Colin et Henri Lastenouse, Sauvons l’Europe
Les sept crises du Brexit À l’occasion de la sortie de ses mémoires, David Cameron fait en partie son autocritique : « Chaque jour, je pense au référendum et au fait que nous avons perdu, aux conséquences et aux choses qui auraient pu être faites différemment, et je m’inquiète désespérément de ce qui va arriver. » Effectivement, voici au moins sept crises échappées de la boîte de Pandore du Brexit ! Il y a naturellement la crise entre le Royaume-Uni et l’Europe continentale, mais aussi la crise de la place du Royaume-Uni dans le monde, avec une île en rupture avec le Continent, sans liens privilégiés avec le Commonwealth, à l’heure d’« America first ». Il y a ensuite la crise irlandaise, et la question de la
viabilité politique du Royaume-Uni, formé de la Grande-Bretagne et de l’Irlande du Nord. Puis vient la crise avec l’Écosse et le Pays de Galles, qui est celle du futur de la Grande- Bretagne, où les périphéries paient pour les inconséquences des seuls Anglais. Considérons ensuite la crise des partis politiques traditionnels, avec un Brexit devenu le point cardinal de la vie politique britannique, et la crise du parlementarisme britannique, incapable de répondre au référendum de 2016. Enfin, sans doute la plus fatale, la crise de confiance entre la classe politique britannique et les sujets de Sa Gracieuse Majesté ! Henri Lastenouse, Sauvons l’Europe LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - 7
8 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019
y a-t-il UNE MORALE sexuelle ? La question peut sembler étrange de la part d’une publication chrétienne. En effet, si l’on en juge par le discours religieux, on pourrait aisément croire que la Bible est principalement un traité de maintien sexuel. Pourtant, s’il arrive que la Bible parle de sexe, c’est loin d’être son sujet principal. Quant à la moralité… on comprend vite pourquoi, pendant longtemps, la lecture en a été interdite aux jeunes filles. Saint Augustin, il y a plus seize siècles, disait tout simplement : « Aime et fais ce que tu veux. » Un slogan que Mai 68 aurait pu adopter. Mais, même si la loi ne trouve rien à y redire, sommes-nous dispensés de tout jugement moral sur nos actes ? La morale, est-ce que ce n’est pas discerner ce qui est bien non seulement pour moi mais aussi pour l’autre ; non seulement ne pas faire à l’autre ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse, mais faire pour l’autre ce qu’on aimerait qu’il soit fait pour nous, c’est-à-dire refuser de transformer les êtres humains – y compris soi-même – en objet ou en moyen de plaisir… fussent-ils consentants. Le mouvement #MeToo a d’ailleurs mis en lumière les zones grises du consentement. Bien au-delà du consentement, l’amour, le respect, la retenue même doivent être mis en œuvre pour que la sexualité ne soit pas seulement une pulsion mais devienne un langage et une culture et que sa formidable puissance vitale devienne la source et le combustible d’une véritable relation humaine. C’est là que s’exerce le vrai discernement moral.
Christine Pedotti LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - 9
AUJOURD’HUI // Y A-T-IL UNE MORALE SEXUELLE ?
Le sexe, la morale et la Bible Dans l’esprit de nos contemporains, le christianisme est lié à une morale sexuelle. Il semble même que ce soit la question morale par excellence, celle qui prend le pas sur toute autre considération. L’actualité la plus récente le montre : si une part des responsables de l’Église américaine montrent des réticences à l’égard du pape François, jusqu’à contester la légitimité de son pontificat, c’est bien parce que celui-ci insiste sur d’autres aspects moraux – souci des pauvres, accueil des étrangers, sobriété dans l’usage des biens communs de la planète – et ne se contente pas de rappeler les « vraies » valeurs de la morale catholique, virginité et chasteté, fidélité et fécondité. Pourtant, le pape François n’est peut-être qu’un bon lecteur de la Bible, laquelle est très loin de se soucier de morale sexuelle à toutes les pages. Et ce qui est vrai pour l’ensemble de la Bible est plus évident encore si on se concentre sur ce que les Évangiles nous rapportent de Jésus lui-même. Par Christine Pedotti
Dans l’Ancien Testament, cette partie de la Bible que nous partageons avec le judaïsme, les questions sexuelles ne sont certes pas absentes. La condamnation de l’adultère est l’une des dix paroles de vie que l’Éternel confie à Moïse. On la nomme parfois « sixième commandement », et les catholiques en confession avaient coutume de mettre toutes les histoires de sexe sous le couvert des atteintes au sixième commandement. La loi de Moïse prévoit d’ailleurs la mort comme salaire pour les fautifs – l’homme comme la femme – pris en flagrant délit d’adultère. On en retrouve une trace dans l’Évangile lorsque des hommes jettent aux pieds de Jésus une femme prise – disent-ils – sur le fait et que, « selon la loi de Moïse », il faudrait condamner à la lapidation. On peut observer que la loi, qui, originellement, vise l’homme et la femme de la même façon, est devenue une arme aux mains des hommes contre l’inconduite des femmes. En effet, si le flagrant délit a été constaté, c’est qu’il y avait bien un homme présent, lequel ne semble pas avoir été inquiété.
10 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
La réponse de Jésus est un chef-d’œuvre d’habileté. Loin de contester la loi de Moïse, Jésus l’accomplit, c’est-à-dire qu’il lui donne son véritable sens et toute son ampleur. Jésus renvoie les accusateurs à eux-mêmes : « Que celui qui n’a jamais péché lance la première pierre. » Par ces quelques mots, il libère la femme de la domination des hommes qui, déjà, l’avaient saisie, jugée et condamnée. Certes, Jésus ne dit pas à la femme que ce qu’elle a fait est bien, mais il ramène l’adultère au rang de péché « ordinaire ». L’épisode mérite d’être médité car c’est bien ce qui ressort de la lecture attentive des textes de la Bible autour de la sexualité. Elle n’y est ni sacralisée ni méprisée. On sait que le judaïsme se constitue dans un monde culturel qui connaît la prostitution sacrée. La sexualité est dans ce cadre une modalité pour atteindre le divin. Or la Bible ne nourrit aucun mysticisme autour de la sexualité, même si elle a conservé un texte à l’érotisme appuyé. Dans le Cantique des Cantiques, « le bien-aimé » et « la bien-aimée » se livrent à une sorte de pas de deux passionné, se poursuivant l’un l’autre dans la ville et ses jardins, à travers les près et les collines. Pour autant, cette quête amoureuse, émouvante par son caractère puissamment charnel, ne se confond pas avec la transe sexuelle. L’orgasme n’y est pas une voie de communion avec le monde des dieux. C’est d’ailleurs bien plus le désir qui est mis en scène, lequel demeurera la métaphore des mystiques dans leur quête spirituelle. Thérèse d’Avila ou Jean de la Croix en sont de parfaits exemples.
Suzanne et les vieillards ou #MeToo dans la Bible La scène de Suzanne et les vieillards a fait le bonheur des peintres. Mais Suzanne pourrait à bon droit prétendre être la patronne du mouvement #MeToo. L’histoire est contée dans le Livre de Daniel. Une belle jeune femme, honorable épouse, Suzanne était l’objet de la concupiscence de deux vieillards. Alors qu’elle se baignait nue dans son jardin clos, les deux affreux qui s’étaient cachés pour se rincer l’œil profitèrent de l’absence momentanée de ses servantes pour se précipiter et tenter de convaincre la belle de leur accorder ses faveurs au moyen du chantage : « Si tu ne couches pas avec nous, nous dirons que nous t’avons surprise en adultère avec un jeune galant. » Suzanne ne se laissa pas faire. Elle cria à l’agression, mais le tribunal – d’hommes – auquel elle fut présentée préféra croire les prétendument « sages » vieillards que Suzanne. Condamnée à mort, elle dut son salut à la clairvoyance de l’enfant Daniel, qui confondit les menteurs et sauva et son honneur et sa vie. (Livre de Daniel, chapitre 13.)
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - 11
AUJOURD’HUI // Y A-T-IL UNE MORALE SEXUELLE ?
La sexualité est, dans la Bible, « rendue à la Terre ». Elle n’est pas une métaphore du Ciel. Dès lors, elle est mise en scène comme un espace relationnel entre les personnes, parfois lieu de pouvoir des hommes sur les femmes mais parfois l’inverse, comme dans les cas de Judith et d’Esther. Bien qu’elle occupe une place mineure si on la compare avec les questions d’argent, de pouvoir, de justice ou même de paternité et de fraternité, la sexualité est présente en maints épisodes bibliques, qu’il serait fastidieux d’énumérer. Rappelons seulement que les patriarches Abraham et Jacob pratiquent la polygamie sans que personne n’y trouve à redire, tout comme David d’ailleurs et bien sûr Salomon, dont la gloire et la richesse tiennent aussi à ses centaines d’épouses et concubines. Son père David avait lui aussi moult concubines et plusieurs épouses, dont Bethsabée, la mère de Salomon, épousée après un adultère sanglant au cours duquel David n’hésita pas à envoyer à la mort sur le champ de bataille le mari de la belle. L’épopée de David met aussi en scène un viol intrafamilial où Amnon, l’un des fils du roi, abuse de sa demi-sœur Tamar. Le texte montre avec une parfaite finesse psychologique comment le silence tue la victime et engendre une violence qui atteint tous les membres de la famille. S’il n’y a pas d’obsession sur les questions sexuelles dans l’Ancien Testament, il y en a moins encore dans la bouche de Jésus. La « pureté des mœurs » semble bien être pour lui une préoccupation très secondaire. S’il confirme que l’adultère est une faute, il n’en tient pas plus rigueur à la femme surprise en flagrant délit qu’à la belle éplorée qui se jette à ses pieds lors d’un repas chez Simon le pharisien ou à la dame de Samarie qui aurait eu cinq maris. Vraiment, le sexe est un sujet très mineur pour Jésus, surtout comparé aux questions de pouvoir, de justice, de pauvreté et de richesse. Sur les questions de sexe, peut-être suffit-il de reprendre dans l’Évangile une petite sentence qui ne vise pas cet unique sujet mais tous les aspects de la vie : « Quand vous dites “oui”, que ce soit un “oui”, quand vous dites “non”, que ce soit un “non”. Tout ce qui est en plus vient du Mauvais. » (Matthieu 5, 37.)
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12 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
Ô
, temps morale ! Chaque époque, chaque religion, chaque courant philosophique a voulu – et souvent pu – instaurer une morale sexuelle. Un concept parfois nécessaire, quand il s’agit de protéger les plus faibles, mais qui rencontre très vite ses limites. Voici cinq regards pour éclairer et nourrir le débat.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - 13
AUJOURD’HUI // Y A-T-IL UNE MORALE SEXUELLE ?
Il faut signaler à quel point nous vivons une période de mutation anthropo logique considérable sur cette question. Nous passons d’un type de société où existait une morale sexuelle instituée et explicitée – il y avait des codes de comportements et des repères moraux, des interdits qui valaient pour l’ensemble de la société – à un autre, centré sur l’autonomie individuelle. L’individu choisit dans tous les domaines : il choisit son avenir, il construit son identité, il choisit sa propre vérité… Nous pourrions faire un parallèle alimentaire. Autrefois, on mangeait ce qu’il y avait dans notre assiette. Aujourd’hui, chacun va se poser mille questions sur ce qui est sain ou non. De la même façon, chacun va choisir sa morale. Nous évoluons, au moins en théorie, vers un monde où il n’y a pas de morale imposée, excepté ce qui est interdit par la loi. Et ces interdits législatifs sont relativement limités : les agressions sexuelles, la sexualité avec les mineurs, l’inceste… Au-delà de ces barrières infranchissables – en théorie – nous évoluons vers un monde où non seulement tout est possible, mais il n’y a plus de sens défini du bien et du mal. Chacun construit sa morale. Une société basée sur cette liberté absolue est-elle possible ? Nous n’avons pas la réponse. Et, aujourd’hui, notre société est en train de se couper en deux sur la réponse à cette question. Une partie continue à avancer vers cette utopie extraordinaire consistant à envisager que chacun puisse définir sa morale et sa morale sexuelle selon ses désirs. Elle progresse autour de principes de tolérance, d’humanité, de liberté individuelle, de possibilité de créativité par rapport à sa propre existence et de construction de son identité avec une grande liberté par rapport aux définitions sexuelles imposées. Dans le même temps, l’autre partie de la société se sent déstabilisée, insécurisée par ces changements. Elle se retranche et cherche à se fixer des repères. Pour cela, elle rentre dans une espèce de contre-révolution identitaire. Le phénomène est très lié à la montée des populismes à travers le monde. Il s’agit généralement d’une partie de la société plus populaire et à l’intérieur de laquelle est en train de remonter un désir de repères traditionnels et conservateurs. Nous vivons une époque extrêmement importante, très intéressante à vivre mais très dangereuse aussi.
Jean-Claude Kaufmann, sociologue, ancien directeur de recherche au CNRS
14 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
À l’époque médiévale, la morale admise est celle de l’Église. La chasteté et la virginité sont constamment valorisées dans l’enseignement. Se marier est très bien, mais ne pas se marier et rester chaste est encore mieux. Pour saint Thomas, l’acte sexuel, même accompli de façon absolument autorisée – autrement dit, entre deux partenaires mariés –, doit avoir lieu dans l’unique but d’avoir un enfant. Au moment de la jouissance, la raison s’abolit. Or, c’est la raison qui nous fait à l’image de Dieu. La chasteté reste donc la valeur absolue. Saint Louis avait demandé à un prêtre dominicain d’écrire un traité d’éducation pour son fils. Un chapitre était consacré à la morale sexuelle. On pouvait y lire que souvent les femmes sont pudiques, et que l’homme doit savoir déceler son envie charnelle pour la satisfaire. Sans quoi, elle risque de céder à la tentation et pécher. Or, ce péché serait entièrement la faute du mari qui n’aurait su la satisfaire… Cependant, les mœurs ne sont pas aussi rigides que ces principes pourraient le laisser accroire. Il existe à cette époque une sévérité très grande, mais l’amour courtois, par exemple, peuple les récits. On l’appelle aussi fin’amor, l’amour épuré, parfait. Cet amour est souvent adultère, il est quelquefois théorisé comme le grano salis, le « grain de sel », un amour qui repose sur l’exaltation du désir. Au xiiie siècle, siècle de l’organisation des savoirs, tout un pan de la poésie tente de définir les grandes catégories d’amour et de faire une place à la passion amoureuse. Distinction est faite entre l’amour naturel, éprouvé pour les parents et les enfants, l’amour charnel pour une personne extérieure au cercle familial, et l’éros pour les relations sexuelles. La littérature courtoise, raffinée mais d’abord profane, peut être extrêmement sensuelle tout en apposant un voile sur l’acte et les parties sexuelles. À l’opposé, les fabliaux, une littérature plus proche des milieux cléricaux, étaient misogynes et avec un gros plan permanent sur les organes sexuels. La question est de savoir jusqu’où aller. Il semble, dans les récits d’amour courtois, que l’on admette une sorte de flirt qui peut aller assez loin physiquement, sans jamais atteindre tout à fait l’acte sexuel. Dans un milieu aristocratique, seule la pénétration est très grave car elle jette un doute sur la légitimité de la descendance. Il est cependant tout à fait accepté de faire la cour à une femme mariée. D’ailleurs, si le mari s’en offusque, c’est qu’il n’est qu’un vilain jaloux !
Michel Zink, membre de l’Académie française, spécialiste de littérature médiévale
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - 15
AUJOURD’HUI // Y A-T-IL UNE MORALE SEXUELLE ?
Il y a toujours eu une morale sexuelle puisque, finalement, elle est le reflet des mœurs. Elle est donc aussi mouvante que le sont les mœurs. À ce titre, elle est discutable : au nom de quoi ce qui n’était pas moral devient moral, ou vice-versa ? C’est un peu comme l’observation que l’on peut avoir sur une plage de la nudité, entre hyperprotection et extrême liberté. Il y a sans cesse un va-etvient entre ce qui peut aller jusqu’à l’exhibition potentielle ou la revendication de la pudeur comme étant gage de valeur et de respect de soi et de l’autre. Les deux cas questionnent. Ne pas s’habiller questionne, passer sa vie à s’habiller et cacher une partie de son corps au prétexte qu’elle serait sexuelle questionne aussi. À une certaine époque, tant que nous étions dans une sorte d’entre-soi culturel, social ou de genre, il était possible de trouver une morale commune, même s’il y avait toujours des dissidents. Ces réfractaires font justement la mobilité de cette morale et poussent chacun à s’interroger sur ce qu’impliquent ses désirs. Aujourd’hui, la mixité entraîne automatiquement un vaste mouvement de la morale des uns par rapport à la morale des autres. Elle ouvre le champ des possibles, tout en heurtant les croyances individuelles, ce qui peut déstabiliser. Cette morale fait écho à une expression du surmoi. Le surmoi, d’un point de vue psychanalytique, est une intégration de contexte qui se construit en puisant dans ce que notre entourage nous enseigne, ce que nous avons bien voulu entendre, ce que nous avons déformé… Nous en avons besoin pour nous construire, car nous avons peur de ce qui pourrait nous faire redevenir sauvage. La morale est une lecture de notre surmoi qui pose les termes de la relation à l’autre et les termes de sa sauvegarde personnelle. C’est ce qui peut me conduire à choisir des amis qui conforteront mon propre point de vue, en ayant une même lecture du monde, des us et coutumes et de la sexualité. Ce surmoi constitue ma protection personnelle. Toute la difficulté est de parvenir à conserver cette sécurité tout en s’ouvrant à une mixité qui permet la réinterrogation de notre positionnement initial. Si j’ai grandi dans un univers de femmes maltraitées, il m’appartient à moi en tant qu’adulte de fréquenter la gent masculine pour observer que tous les hommes n’agissent pas de la même façon. Si, en tant que jeune fille, j’ai été élevée dans la croyance qu’embrasser un garçon fait de vous « une pute », est-ce que, pour autant, si ma rébellion me pousse à rejoindre un groupe qui incite à adopter des comportements sexuels libertaires, cela signifie que je me suis émancipée ? Ce serait, malgré les apparences, lâcher un cadre extrêmement rigide pour un autre tout aussi rigide.
Catherine Blanc, psychanalyste et sexologue
16 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
Je dirais que, lors de mes consultations, je suis beaucoup plus confrontée aux difficultés sexuelles qu’au trop-plein. Les consultations de suites de couches sont très intéressantes. De nos jours, les femmes attendent longtemps pour avoir des enfants, elles sont parfois en couple depuis huit ou dix ans. Elles ont plus de 30 ans, elles ont quelquefois du mal à décider leur conjoint puis, finalement, viennent le premier enfant, le deuxième… Ils s’ajoutent à leur travail, le rythme devient infernal. La libido tombe à zéro, elles rêvent qu’on leur foute la paix. Mais, pour autant, ce manque de désir est considéré par beaucoup comme une catastrophe. Leur vécu est en contradiction avec les messages véhiculés sur les réseaux sociaux ou dans les magazines. Dans ce cas, je leur rappelle que, si jusqu’à l’arrivée des enfants leur couple fonctionnait sur la séduction et la liberté, il est dorénavant tourné vers la gestion. C’est une vraie difficulté de s’adapter à cette vie de femme à qui on demande tout : travailler, être autonome, conserver son sex-appeal, être une bonne mère… ces discussions, lors des consultations, sont un moyen de les aider à accepter ce moment pour pouvoir vivre avec ce qu’elles sont. Il m’arrive, quand la discussion le permet, d’aborder la question de la masturbation. Pour avoir envie de plaisir, il faut aussi connaître son corps, ses lois, son fonctionnement. En un mot, être autonome ! En cela, mon approche est radicalement opposée à celle de ma remplaçante, dont je récupère souvent des patientes furibondes. J’ai failli m’en séparer plusieurs fois après avoir reçu des messages de patientes folles furieuses à qui elle avait refusé un mode de contraception, quand elle ne leur avait pas rappelé qu’il était temps d’avoir des enfants. J’en conclus que, dans nos métiers, il ne doit y avoir aucun jugement moral pour accompagner l’intimité des femmes. Nous sommes là pour les rassurer et les accompagner dans leurs parcours de vie : première contraception, IVG, grossesse, suite de couches, ménopause… C’est aussi par les femmes que nous avons accès à la sexualité des hommes. Souvent, on me rapporte leurs difficultés, notamment face à des femmes indépendantes. Certaines femmes brillantes restent désespérément seules. Certains hommes ne parviennent plus à ressentir de désir, et eux ne peuvent pas feindre. Cela dit quelque chose des modèles sociaux ancrés dans nos esprits, et d’une évolution qui ne va pas sans heurts.
Béatrice Rime, gynécologue en ville, à l’hôpital et en milieu carcéral
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - 17
AUJOURD’HUI // Y A-T-IL UNE MORALE SEXUELLE ?
Dans nos sociétés actuelles, ce qui prime, c’est une morale sexuelle basée sur le consentement libre et éclairé. À partir du moment où les personnes pratiquant un acte de nature sexuelle ont donné leur consentement libre et éclairé, les choses sont en ordre. Bien entendu, cela pose une question : à partir de quel moment le consentement est-il libre, à partir de quel moment est-il éclairé ? Mais disons que, d’un point de vue de la stricte justice, ce serait suffisant. En allant un peu plus loin, on pourrait dire qu’il faudrait ajouter à la notion de morale un certain respect, qui irait au-delà du simple consentement que l’autre me donne. Ce respect, à côté de la morale qui guide nos choix en matière de relations sexuelles, se joue à la fois sur les plans de l’éthique et de la décence. Prenons un exemple dans un autre contexte, celui de la vie quotidienne. Un ouvrier consent à travailler pour moi à partir du moment où je le paie. Mais je peux avoir plusieurs attitudes : je peux choisir de l’ignorer, ou de lui proposer un rafraîchissement. Je peux le traiter décemment ou pas. Cet aspect existe aussi en matière de sexualité. Et pourtant, dans notre définition actuelle de la morale sexuelle, il manque cette dimension. Une morale où l’on poserait comme préalable que le consentement ne suffit pas serait plus complète. Dans notre société orientée vers la consommation, en matière de sexualité, l’autre est souvent considéré comme un objet de consommation sexuelle. Il existe une sorte de minimalisme qui consiste à penser qu’à partir du moment où l’autre a consenti je ne lui dois rien de plus. Pourtant, une relation sexuelle devrait aussi intégrer cette question de décence, autrement dit la prise en compte de l’humanité de l’autre au-delà de sa simple capacité à consentir. Il faut d’ailleurs distinguer la décence, qui me concerne aussi bien moimême que l’autre, de l’éthique. L’éthique, ce sont les limites que je m’impose dans ma relation à l’autre pour rester dans un cadre respectueux. L’ensemble forme un triptyque : l’éthique, qui ne concerne que moi, la morale, qui ne concerne que l’autre, et la décence, qui serait ce qui nous concerne tous les deux. Si je ne me comporte pas avec décence vis-à-vis de l’autre, je fais aussi quelque chose contre moi-même. Il faudrait intégrer ces trois éléments pour obtenir une définition complète de la morale sexuelle. Pour l’heure, je dirais qu’il existe bien une morale sexuelle puisque nous n’autorisons pas n’importe quoi dans le cadre de nos actes sexuels. Cette morale sert de fondement au droit, mais elle est minimaliste.
Norbert Campagna, philosophe, enseignant à l’université et en lycée
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Morale et sexe sont deux mots anti nomiques, ce n’est pas une association d’idées qui me semble opportune. C’est souvent, pour ma part, un élément de plaidoirie : beaucoup de choses sont moralement répréhensibles, par rapport à notre vision du bien et du mal, à la religion… mais elles ne sont absolument pas pénalement répréhensibles. En tant qu’auxiliaire de justice, je ne m’occupe pas de juger d’un point de vue moral quand je dois apprécier un dossier. Je regarde les textes de loi. Vous avez le droit de vous prostituer, de tromper votre conjoint, de faire beaucoup de choses qui ne sont pas moralement positives. Le seul moment où la morale et le droit se rejoignent, c’est lorsque la loi condamne le fait d’infliger des violences ou de tuer une personne. Beaucoup de choses que la morale réprime sont complètement autorisées par la loi. On a le droit d’avoir autant de relations sexuelles qu’on le souhaite, avec la personne de son choix et pour faire ce que l’on veut, et même avec le nombre de partenaires que l’on veut. La seule limite, c’est qu’il faut que la personne soit en âge de consentir à un acte sexuel, donc qu’elle ait plus de 15 ans. Au-delà de cela, tout est possible sexuellement, du moment qu’une personne n’est pas atteinte dans son intégrité physique. Il y a toutefois un contre-exemple : celui des personnes pratiquant le sadomasochisme. Peut-on vraiment consentir à subir des violences ? Nous entrons alors dans une zone floue. Si la personne décède dans le cadre de ces relations sexuelles extrêmes, on va estimer qu’elle n’a pas pu consentir à la mort. Il existe bien sûr, au regard de la loi, une autre barrière, qui est celle de ne pas avoir de relation sexuelle avec ses parents ou ses enfants, ou entre frère et sœur. La loi et la morale se rejoignent sur ce plan. Mais il est important de respecter la sphère de liberté individuelle que chacun peut avoir. Chacun est libre de ses choix et de son mode de vie. La loi est là pour faire respecter l’ordre public, pour protéger la société, elle n’est pas là pour réprimer les gens dans leur envie ou dans leur style de vie. Nous ne pouvons que nous en féliciter quand on se tourne vers les pays qui appliquent la peine de mort pour « crime d’homosexualité », la société estimant qu’il serait contraire à la morale d’avoir des relations avec une personne de même sexe. Ces situations sont autrement problématiques. La loi donne un socle, qui n’est pas celui de la morale culturelle.
Alexandra Hawrylyszyn, avocate pénaliste, spécialiste du droit de la famille
Propos recueillis par Marjolaine Koch.
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AUJOURD’HUI // Y A-T-IL UNE MORALE SEXUELLE ?
L’évolution du consentement La loi ignore ce qui se passe dans le lit des adultes consentants. Elle a pour objet de protéger les plus faibles ou les plus démunis – quel que soit leur âge – des abus. Jean-Pierre Mignard, avocat au barreau de Paris, fait le point.
Quelle est la définition juridique du consentement dans les relations sexuelles ? Le fait que les relations ne soient pas imposées. En outre, le consentement doit participer d’une volonté autonome libre. Cela suppose que la personne qui donne son consentement soit en mesure de le donner. C’est là où la loi donne une objectivité à toute relation sexuelle. La loi fixe un cadre à l’exercice libre d’une sexualité partagée. Les partenaires doivent pouvoir à tout moment mettre individuellement un terme à une relation sexuelle préalablement consentie sans avoir à subir pour cela le moindre préjudice. Par ailleurs, il y a des personnes qu’elle protège plus particulièrement dans certaines circonstances, comme les femmes et les enfants. Il n’y a pas de consentement présumé en matière de harcèlement sexuel, il n’y a pas de consentement présumé en matière de relations entre adultes et enfants, il n’y a pas de consentement présumé en matière de viol. Dans le cas de certaines femmes violées, on a longtemps plaidé que le fait qu’elles puissent être belles et vêtues de manière à faire ressortir leur beauté constituait une présomption de consentement. Les femmes peuvent s’habiller comme elles veulent, elles peuvent être belles ou laides, cela ne justifie en aucun cas qu’on présume de leur consentement à ce qui va devenir une agression sexuelle et un crime. On ne laisse à l’arbitraire de la morale privée que les jeux sexuels, car la loi n’a pas à s’en mêler. Mais, pour tout le reste, elle est stricte et prohibitive.
Quelle évolution la loi a-t-elle suivie ? Elle a suivi un cours protecteur constant en faveur des victimes désignées de la force en matière sexuelle, et de celles notamment qui pouvaient avoir des difficultés à s’en plaindre, c’est-à-dire les enfants et les femmes. La loi pénale s’est inscrite en faveur d’une réglementation stricte des relations sexuelles et a fixé un périmètre infranchissable aux relations sexuelles consenties. Mais elle précise que l’on peut ne pas être en mesure de donner son consentement. Dans le cas où il s’agit d’un enfant, le d onnerait-il que
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son consentement ne serait pas valide. Dans le cas d’un adulte dont on abuserait de la faiblesse, de personnes sous curatelle ou souffrant de maladie psychiatrique, voire de faiblesse psychologique, le consentement ne sera pas présumé avoir été donné. C’est la question de l’abus qui se substitue alors à la notion de consentement. Le consentement de personnes considérées comme fragiles ou faibles n’est pas admis. On est vraiment dans les tabous et la loi pénale restreint le domaine de la morale, le champ de la liberté sexuelle. Il faut être en capacité de se donner mutuellement un consentement valide. C’est la marque d’un progrès.
Est-ce qu’il y a des dates particulières qui ont marqué des tournants sur ces questions ? Je pense que les procès des années 1970, dans lesquels on retrouvait l’avocate Gisèle Halimi et le mouvement qu’elle avait créé avec Simone de Beauvoir, Choisir la cause des femmes, ont marqué un changement. La contraception, l’IVG, les grandes lois sur le harcèlement… toutes les lois qui vont dans le sens du progrès du droit des femmes et des droits à l’intégrité de leur corps vont de pair avec des limites sexuelles imposées aux hommes. À partir de là, il y a eu une prise en considération de ce que certaines attitudes ou situations ne préjugeaient en rien d’un consentement. Personne n’est le juge du consentement en fonction d’une attitude, d’un âge, d’une joliesse… et personne n’est disposé à avoir de relation sexuelle sur ces critères-là. Donc la loi définit sur ce point qu’il n’y a pas de relation sexuelle acceptable dès lors qu’elle n’a pas été mutuellement consentie. En l’occurrence, l’arbitraire masculin n’est plus acceptable.
La notion de consentement au sein du couple a-t-elle évolué à la même vitesse ? Il y a eu de vrais bouleversements : au début du xixe siècle, la loi définissait le devoir conjugal. Les rapports étaient une obligation et le viol n’était pas une notion possible dans un couple. Il a fallu attendre la loi du 23 décembre 1980 pour que le viol entre époux soit condamné. Jusque-là, les époux étaient présumés consentants jusqu’à preuve du contraire. Et c’est au début des années 1990 que la jurisprudence a renforcé la notion de viol au sein du couple, en intégrant les notions de violence et de contrainte morale. Au fil des décennies, le périmètre progressivement restreint du consentement est allé de pair avec la protection de la femme et de l’enfant. J’en conclus que le consentement était auparavant le pouvoir de l’homme : aujourd’hui, il n’est plus le maître du consentement. Propos recueillis par Marjolaine Koch.
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C ÉRO N C U P FRI S ABSTINENC R E A N N C S E ORGASME R E S A S M I PORNOGRAPH U N R 22 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN HIVER 2018
TISME HASTETÉ D GIDITÉ É B E S A I PU R C H E
L I B IE D O
P L A I S I DEUR
Abécédaire de la sexualité Il y a deux ans, le mouvement #MeToo a mis au jour les violences sexuelles subies par les femmes. Et, ces derniers mois, la parole s’est aussi libérée au sein de l’Église. Une onde de choc propice à s’interroger sur le meilleur et le pire de la sexualité. Par-delà les jugements de valeur, qu’est-ce qui fait que cet élan vital, qui est la promesse de désirs et de plaisirs partagés, peut parfois devenir destructeur ? « Tout le vocabulaire de la sexualité peut être interprété soit sous le règne de l’avoir, soit sous le régime de l’être. On peut vouloir à travers l’acte sexuel posséder une personne ou collectionner les conquêtes à la manière de Don Juan, comme se réjouir ensemble du plaisir de l’autre », résume Charles Coutel, professeur émérite des Universités en philosophie du droit et directeur de l’Institut d’étude des faits religieux. Et Laurent Lemoine, dominicain et psychanalyste, d’ajouter que la sexualité est un peu comme une matière brute que la morale civilisée, aussi indispensable que sclérosante, permet de sculpter. À chacun de méditer sur ses propres talents de sculpteur pour la rendre plus belle. Par Marion Rousset LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - 23
AUJOURD’HUI // Y A-T-IL UNE MORALE SEXUELLE ?
A bstinence
« No sex, please. » Ce slogan qui se décline sur des T-shirts est repris dans la presse depuis quelques années pour évoquer une jeunesse moins intéressée par le sexe que la génération précédente. On voit là resurgir dans des sociétés pourtant sécularisées cette notion désuète d’abstinence. « L’abstinence est une notion religieuse valorisée dans les milieux très classiques de l’Église, qui trouve des résonances aujourd’hui au travers d’un mouvement comme celui des asexuels », avance Laurent Lemoine. Renoncer à la sexualité pour un temps ou toute la vie représente un idéal de privation qui remonte aux origines du christianisme. Dans la seconde moitié du iie siècle, le médecin Galien défendait déjà « l’abstention de l’acte sexuel » chez les chrétiens. « À l’époque où l’on pensait que la fin des temps était proche, l’abstinence était une pratique assez acceptée. Convaincus que l’apocalypse les guettait, les chrétiens ne voulaient pas prendre le risque d’avoir des enfants dans ces conditions », explique Charles Coutel. « Un peu comme ces jeunes qui refusent d’avoir des enfants dans un monde marqué par le réchauffement climatique ! » Dans le couple, l’abstinence est une épreuve que l’homme ou la femme s’imposent de manière ponctuelle : « On peut accepter une période d’abstinence dans le cadre de l’amour, pendant le carême par exemple, pour aller vers un bien plus grand, mais ça ne doit pas être un but en soi », estime Laurent Lemoine.
A mour
« La grande inquiétude de l’Église catholique, c’est la séparation radicale entre l’amour et la sexualité, qui est pour elle la marque de l’époque contemporaine ; elle a toujours voulu maintenir un lien insécable entre les deux », affirme Laurent Lemoine. « L’amour est une forme de relation, or la sexualité n’a de sens que dans la relation », poursuit-il. Des expressions comme « faire l’amour » ou « ébats amoureux » témoignent de ce lien entre l’amour humain (eros, en grec) et les plaisirs de la chair. Le philosophe Jean-Luc Marion, qui s’en explique dans Le Phénomène érotique, s’amuse à faire du baiser l’emblème de l’amour : c’est « l’acte de la bouche, entrouverte pour toucher une autre chair, pour donner à autrui sa chair ». Un baiser qui ne prend pas possession du corps de l’autre, donc. « Interpréter l’amour à partir du régime de l’être – on “est” amoureux – implique une forme de réciprocité », observe Charles Coutel.
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C hasteté
Dans l’esprit de beaucoup, une vie chaste c’est une vie de moine. C’est méconnaître le sens de cette notion : avant d’être privation, la chasteté est une vertu morale qui permet de déployer la capacité à aimer son prochain. Les carmélites estiment ainsi que « la promesse de chasteté, qui n’est pas continence, renforce l’engagement à aimer Dieu par-dessus toutes choses, et à aimer les autres de l’amour même que Dieu leur porte ». Autrement dit, on peut être chaste et avoir une vie sexuelle, avancent les auteurs d’un ouvrage intitulé Y a-t-il un catho dans la salle ? Les vraies réponses aux vraies questions sur la foi catholique (Bayard) : « C’est considérer la personne non pas comme un objet, comme une chose que l’on pourrait utiliser pour son plaisir, mais comme un sujet unique, doté de liberté »… jusque dans l’étreinte sexuelle ! Un idéal tout à fait en phase avec #MeToo, finalement.
C oncupiscence
Du latin cupere (désirer ardemment). La concupiscence est un péché. Pour saint Augustin, elle s’exprime dès le début de la vie, dans la manière qu’a le bébé de convoiter le sein maternel. Puis explose à l’adolescence, à en croire ses propres souvenirs : « Des vapeurs s’exhalaient de la boueuse concupiscence de ma chair, du bouillonnement de ma puberté ; elles ennuageaient et offusquaient mon cœur », écrit-il. C’est donc une frénésie obsessionnelle, compulsive, désordonnée. Tout l’inverse de la chasteté. « Ce feu ardent est mal orienté. Sa brûlure n’est pas salvatrice, mais destructrice, elle consume celui qui en est animé », résume Laurent Lemoine. Mais dénoncer la concupiscence est aussi, pour Charles Coutel, un moyen de « culpabiliser » les individus. L’Église saint-sulpicienne du xixe siècle s’en servait par exemple pour tenir en main la bourgeoisie. « Il existe deux ressorts pour cléricaliser les esprits, juge le philosophe, l’infantilisation et la culpabilisation. La concupiscence traduit un jugement moral – tu ne dois pas désirer – qui débouche sur de la frustration. »
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AUJOURD’HUI // Y A-T-IL UNE MORALE SEXUELLE ?
D ébauche
« Sachez-le bien : ni les débauchés, ni les dépravés, ni les profiteurs – qui sont de vrais idolâtres – ne reçoivent d’héritage dans le royaume du Christ et de Dieu », prévient saint Paul dans sa lettre aux Éphésiens. La débauche est pour l’Église un péché à connotation sexuelle évidente. « C’est l’excès, le stupre, le fait de le faire, le refaire, de ne pas se maîtriser… Pour saint Paul, cela renvoie avant tout à la sexualité hors mariage, mais aussi probablement à l’homo sexualité », souligne Laurent Lemoine. Cette notion désigne ainsi les pratiques dites contre-nature, dont la palette évolue au gré des époques. « Dans la période actuelle, le pape François l’utiliserait plus volontiers pour parler des scandales sexuels au sein du clergé. » Selon les usages qui en sont faits, la débauche peut donc autant affirmer un jugement moral négatif qu’être porteur d’une éthique sexuelle.
D ésir
Platon raconte dans Le Banquet qu’autrefois les hommes étaient doubles. Puis les dieux décidèrent, pour punir ces créatures de leur orgueil, de les scinder en deux. Depuis, hommes et femmes errent en quête de leur moitié perdue. Leur désir est la marque d’une incomplétude. Depuis lors, il reste en Occident marqué du sceau de cette image négative. La vision de Spinoza est pourtant tout autre : le désir est « l’essence même de l’homme », car c’est lui qui permet à chacun de persévérer dans son être. Quant au christianisme, il y voit le moteur de la vie spirituelle. En revanche, associée à la sexualité, cette puissance devient suspecte. « C’est une notion qui possède deux faces : un côté lumineux et un côté plus obscur », résume Laurent Lemoine. « Le désir correspond à un élan. Le but de l’amour, c’est d’orienter celui-ci, aiguillé par le plaisir, vers un objet qui ne décevra pas », tempère Charles Coutel.
É
rotisme Animal politique pour Aristote, l’homme est
aussi un « animal érotique » affirme André Comte-Sponville dans Le Sexe ni la mort. De fait, les hommes et les femmes inventent des jeux érotiques qui confèrent son petit goût de transgression à cette sexualité humaine qui est d’abord un phénomène culturel. L’érotisme est ici ce qui permet de faire durer le désir, au-delà du plaisir immédiat. « Le propre de l’amour, c’est qu’il a besoin de régularité et d’innovation. L’érotisme permet de stimuler le désir en réveillant l’inconnu », relève Charles Coutel. On peut même aller jusqu’à y voir une puissance de vie, à la lecture des
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Plaisir cosmogonies orphiques sur l’émergence du monde, qui font d’Éros, divinité grecque, une puissance primordiale. Il n’en reste pas moins que « dans l’érotisme, vie et mort sont toujours intriquées », insiste Laurent Lemoine. Car Éros noue avec Thanatos des relations troubles, jusqu’à se fondre dans l’image littéraire de la femme fatale, à la fois désirable et dangereuse.
F
rigidité
Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) définit la frigidité comme l’absence de désir et de plaisir pendant une période d’au moins six mois. Encore faut-il que la personne s’en plaigne, précise le DSM-5, pour que cette situation soit reconnue comme un véritable trouble. L’usage de ce terme est le plus souvent réservé aux femmes. Freud interprétait ainsi la frigidité comme la conséquence d’une absence de pénis, vécue comme une castration. Au milieu du xxe siècle, le philosophe Merleau-Ponty expliquait encore qu’elle « n’est presque jamais liée à des conditions anatomiques ou physiologiques […]. Elle traduit le plus souvent le refus de l’orgasme, de la condition féminine ou de la condition d’être sexué ». En tout état de cause, cette notion, qui s’applique aussi aux cadavres et dérive du latin frigiditas (le fait d’être froid), ne fait pas l’unanimité. « C’est un terme très machiste, qui traduit une idéologie renvoyant la sexualité féminine du côté de la passivité », estime Charles Coutel. Mais si cette notion est moins usitée au xxie siècle qu’elle ne l’était au xixe et au xxe, c’est peut-être seulement que les femmes ont moins besoin de faire les mortes pendant l’acte, maintenant que leur désir est reconnu comme un ingrédient essentiel…
Dans la tradition philosophique héritée d’Aristote, le plaisir ne découle pas que de la satisfaction d’un désir, il est la récompense d’un acte vertueux. « On n’est pas bon ni vertueux si l’on ne trouve pas sa joie à bien agir », écrit ainsi saint Thomas d’Aquin. « Le plaisir est un aiguillon de la vie morale, même s’il peut aussi se dévoyer quand le but est mauvais. On peut prendre plaisir à insulter quelqu’un, par exemple », avance Laurent Lemoine. Fautil alors en déduire que si l’on prend du plaisir dans la sexualité, c’est parce que celle-ci s’apparente à un acte vertueux ? Et pourquoi pas ! Ce qui lui fait dire qu’il est « très réducteur de présenter la sexualité chez les catholiques comme quelque chose de condamnable ».
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AUJOURD’HUI // Y A-T-IL UNE MORALE SEXUELLE ?
L
ibido Absent du Littré au milieu du xix siècle, le mot e
libido a fait son chemin. La première occurrence retrouvée chez Freud, qui a contribué à en diffuser l’usage, date de 1905. Dans Trois Essais sur la théorie sexuelle, le père de la psychanalyse l’emploie pour désigner la pulsion sexuelle. Quelques années auparavant, en 1897, le médecin et neurologue Albert Moll avait publié un livre intitulé Libido sexualis. Mais l’histoire de ce terme a des racines bien plus anciennes. Saint Augustin, qui mentionnait différentes formes de libido, dénonçait notamment cette tendance humaine à laisser libre cours à sa concu piscence. « La libido, au sens où Augustin emploie souvent ce mot sans autre précision, c’est-à-dire la forme sexuelle du désir, est donc le lien transhistorique qui lie la faute originaire dont elle est la conséquence à l’actualité du péché en tout homme », écrit Michel Foucault dans Les Aveux de la chair. L’adjectif libidineux porte d’ailleurs en lui la trace de cette histoire : « Être libidineux, c’est un peu comme concupiscent, pointe Laurent Lemoine. Il y a l’idée de ne penser qu’à ça ! »
O rgasme
Du grec orgasmos (bouillonner d’ardeur). L’orgasme décrit une réaction physiologique à un état d’excitation. Sous l’angle médical, ce climax de l’acte sexuel s’exprime dans une succession de mouvements musculaires. « C’est un mot qui correspond à une vision techniciste de la sexualité, vue comme une performance sportive », déplore Charles Coutel, qui lui préfère le terme de jouissance : « On peut jouir de la présence de l’autre. Son sens va au-delà de la simple réponse physiologique. On en retrouve d’ailleurs la trace dans le mot “réjouissance”, qui évoque le partage du plaisir donné. Le propre de la religion, c’est de proposer une description poétique de la sexualité. » D’ailleurs, lorsque Miou-Miou crie sa joie dans Les Valseuses, elle crie : « Ça y est, je l’ai pris… mon pied, je l’ai pris ! » Rien à faire, c’est plus joli que « Je viens d’avoir un orgasme » !
P ornographie
Dans l’Antiquité latine, les poteries étaient déjà recouvertes de scènes très scabreuses. Et, dès le iie siècle après Jésus-Christ, on pouvait lire le mot pornographe sous la plume d’Athénée, rhéteur et grammairien. Une chose est sûre, les images pornographiques – qui mettent en scène le sexe sans l’amour –
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n’ont pas toujours été cachées, ni honteuses. « Pour l’Église catholique, c’est un péché. Contrairement à l’érotisme, la pornographie fixe l’autre en tant qu’objet dans des scènes déconnectées de toute rencontre, explique Laurent Lemoine. Mais il faut aussi s’intéresser aux philosophes et aux observateurs qui cherchent ce qui est en jeu dans la pornographie, au-delà des jugements moraux qui entourent ce phénomène. Parce qu’elle renvoie à une sexualité honteuse, il y a quelque chose qui se dit là faute de pouvoir se dire ailleurs. » Et offre un exutoire aux désirs les plus refoulés.
P udeur
Dans le récit de la Genèse, la pudeur s’illustre dans une feuille de vigne. Et quand Dieu demande « Où es-tu, Adam ? », celui-ci répond : « J’ai eu peur parce que j’étais nu, et je me suis caché. » Mais alors que les bains nus et mixtes de l’Antiquité étaient réprimés par le premier christianisme, ce n’est qu’au xviiie siècle que les vêtements de nuit se sont généralisés. Chaque époque a ses raisons de se montrer pudique : au sentiment de honte s’est ainsi substitué aujourd’hui le souci de préserver son intimité. Quand on voyait passer un homme ou une femme nus, « au Moyen Âge, on pensait hérésie, au xviiie débauche, au xixe, on pensera folie, et au xxe, provocation », écrit Jean Claude Bologne dans son Histoire de la pudeur. « La morale civilisée implique de se cacher », ajoute Laurent Lemoine. « Mais le vice de cette vertu, c’est l’inhibition… »
T
rangression
Parce qu’elle outrepasse toujours une limite, la transgression perturbe l’ordre d’un monde tissé d’interdits. En matière sexuelle, certains sont indépassables : « Transgresser la loi de l’inceste est parmi ce qu’il y a de pire », rappelle par exemple Laurent Lemoine. Ajoutons-y la pédophilie. « La sexualité est un peu comme une matière brute qu’il s’agit de sculpter. Pour que nous puissions vivre ensemble, elle a besoin d’être éduquée », plaide le psychanalyste. Qui reconnaît cependant que « la morale est aussi indispensable qu’enfermante ». Aussi le dépassement des règles imposées par la morale peut-il venir nourrir, agrémenter, pimenter la vie sexuelle : « Dépasser des limites peut être positif quand c’est fait au nom de l’amour », estime Charles Coutel. Et à condition bien sûr que ces transgressions soient librement consenties.
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versus versus
Par Étienne Perrot, jésuite et théologien 30 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN HIVER 2018
L
e sexe semble polariser, plus que la justice sociale, la morale catholique telle qu’elle est reflétée par les médias. C’est un signe parmi d’autres du clash entre la civilisation moderne et la culture cléricale. Est-il possible de se libérer de la « névrose chrétienne », généralement attribuée au moralisme catholique, tout en honorant le principe, très moderne, de l’apôtre Paul : soyez libres, mais ne scandalisez point ? Certainement, à condition toutefois de pratiquer le discernement dans ses trois dimensions, qui font droit respectivement aux sciences, à la morale et à la spiritualité. Pour baliser ce champ d’une morale sexuelle chrétienne sans moralisme, il faut d’abord cerner le moralisme, en reconnaissant d’où il vient et ce qu’il provoque, pour promouvoir ensuite, par contraste, le discernement. La morale rassemble les attentes de la société envers les individus qui la composent. Le moralisme est l’interprétation impérative, voire la confiscation, de la morale par des autorités civiles ou religieuses. Le moralisme vient de la peur. Lorsque l’on pense dans la peur du sexe, on pense « contre ». Le moralisme laisse chacun en enfance, et donne à la sexualité une importance disproportionnée en se fixant sur les actes – fornication, masturbation, fellation, cunnilingus – plutôt que sur les personnes.
Combattre le moralisme Au nom d’une autorité qu’il est seul à maîtriser – écriture révélée, tradition sélectionnée, loi naturelle décryptée, science –, le moraliste prétend savoir mieux que les autres ce qui est bien pour eux et s’arroge le droit de le leur imposer. Se comportent ainsi ceux qui condamnent la masturbation au nom de la Bible : épisode d’Onan qui répand sa semence à terre plutôt que de féconder sa belle-sœur devenue veuve (Gn, 38, 8-10). Se comportent de la même façon ceux qui proclament que la virginité est supérieure au mariage, en sélectionnant dans le Nouveau Testament une phrase de l’apôtre Paul sortie de son contexte (1Cor 7, 8-9) qui réduit le mariage à un remède contre la concupiscence. Plus largement, le moraliste choisit ses références et ses exemples en fonction de ses valeurs propres. Il oublie les situations particulières et les itinéraires singuliers de chacun, bref, la personne humaine, pour ne s’attacher qu’aux actes sortis de leur contexte historique. La forme laïque du moralisme est la technocratie. L’autorité invoquée n’est plus alors tirée d’une tradition religieuse mais des lois de la nature, ou de la science. C’est ainsi que la masturbation fut longtemps condamnée car elle était censée « rendre sourd ». L’argument d’autorité scientifique s’est élargi aux sciences humaines au nom d’une normalité sociale qui a conduit hier à condamner la cohabitation juvénile ou l’homosexualité, aujourd’hui à décréter la jouissance sexuelle obligatoire et l’abstinence impossible.
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AUJOURD’HUI // Y A-T-IL UNE MORALE SEXUELLE ?
L’encyclique Humanae vitae (1968) du pape Paul VI sur la régulation des naissances reflète aussi des postures ecclésiastiques appuyées à la fois sur des références religieuses et sur une anthropologie ad hoc qui choisit ce qui lui convient dans les sciences médicales ou sociales.
Dans la modernité, les atouts de l’Église Aussi légitimes soient-elles, ces injonctions morales heurtent de plein fouet la culture contemporaine. Au nom de la maîtrise de son propre destin, cette culture conduit à bannir tout argument d’autorité qui viendrait, comme de l’extérieur, s’imposer à la liberté individuelle. La version chrétienne de la règle d’or « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’il fasse pour toi » ne fait pas le poids face à la posture d’autonomie revendiquée par la morale contemporaine. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il fasse contre toi » reste donc la règle d’or de la morale sexuelle d’aujourd’hui. D’où la logique contractuelle de la sexualité, où chacun n’est tenu qu’à ce à quoi il s’est strictement engagé. D’où l’argument massue du « consentement ».
Le discernement Pour mettre en pratique une morale sexuelle sans moralisme, la conscience déploie ce que le pape François cherche à promouvoir, le discernement. Accéder à l’âge adulte en matière de sexualité ne consiste pas à faire disparaître les normes sociales et religieuses pour ne laisser subsister que les pulsions. Ce serait tomber dans le même travers qui réduit le partenaire à son sexe, et la personne humaine à ses actes. Dans Le Deuxième Sexe (1949), Simone de Beauvoir faisait déjà remarquer combien c’est nier la femme que de la réduire à son sexe. Inversement, ce serait tout autant nier l’être humain que d’en faire un ange dépourvu de sexe. L’aphorisme de Blaise Pascal « L’homme n’est ni ange ni bête ; mais le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête » reste ici plus que jamais d’une actualité dramatique – qui éclabousse le clergé depuis plusieurs décennies. Pour ne pas tomber dans le moralisme, le discernement conjugue trois impératifs : les contraintes notifiées par les sciences, qui permettent d’anticiper les effets physiologiques et psychosociologiques des pratiques sexuelles ; les attentes de la société – respect des autres et de soi-même – ; les aspirations personnelles dans une liberté absolue de conscience. Qu’il porte sur les actes sexuels ou les partenaires, les sentiments de plaisir, de surprise, de joie, de plénitude ou d’insatisfaction, le discernement implique toujours, pour ne pas être source de violence envers soi-même ou envers autrui, d’honorer ces trois impératifs, où science, morale et conscience se conjuguent. Pour échapper au moralisme, le principe d’autonomie, aussi nécessaire soit-il, n’est donc pas suffisant. Car l’autonomie, qui consiste à se donner à soi-même ses propres critères de discernement, reste soumission à une norme, au risque de dis-
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Primat de la conscience Une morale sexuelle catholique sans moralisme, pour être à la fois moderne et responsable, doit concilier la pensée de Spinoza, dans sa défense de l’autonomie individuelle, et celle d’Aristote, qui fait droit à la dimension d’emblée sociale de l’être humain. Le pape Jean Paul II, dans son encyclique Veritatis splendor (1993), pose bien le problème, mais sans le résoudre. Le principe de la souveraineté individuelle et de l’autonomie de la conscience fait disparaître « la nécessaire exigence de la vérité […] au profit d’un critère de sincérité, d’authenticité, “d’accord avec soi-même”, au point que l’on en est arrivé à une conception radicalement subjectiviste du jugement moral » (Chap. II § 32.) Dès le xiiie siècle, Thomas d’Aquin s’était attaqué à ce problème. Dans la Somme théologique, il considérait une conscience qui, en dépit d’un effort d’information et de réflexion, resterait « erronée » – c’est-à-dire, dans ce contexte, non convaincue par les arguments présentés par l’autorité constituée. Si la raison propose comme un mal ce que l’autorité affiche comme un bien, ce serait une faute, écrit Thomas d’Aquin, que de ne pas suivre la raison erronée. paraître. Le plaisir sexuel ? Oui, mais pour qui, pour quand, avec qui, comment, et qui en supportera le coût à court terme ou dans plus longtemps ? Le pouvoir sur son partenaire – qui est aussi un plaisir ? Oui, mais pourquoi ? La science des techniques érotiques ? Oui, mais pour quel usage porteur de sens ?
En conscience La libido, dans ses trois composantes – plaisir, domination, savoir – a ceci de commun avec la finance qu’elle induit une posture particulière en fonction de l’horizon de temps auquel on se soumet librement. La pulsion s’impose dans l’immédiat de l’instant. Il n’en va pas de même si l’horizon s’étend aux prochains jours. Le comportement envers soi-même ou envers ses partenaires sexuels sera encore différent s’il s’inscrit dans un terme de quelques mois, de plusieurs années ou de toujours. Comme disait saint Augustin : « L’espace m’offre des objets à désirer, le temps me les enlève. » La conscience, juge suprême entre options et valeurs contradictoires, ne tombe pas du ciel. Comme le souligne Paul Valadier dans sa « Petite apologie de la conscience » (Études, mars 1989), elle n’est « ni faculté innée, ni intuition ineffable ». Une conscience « se conquiert » dans l’éducation, l’information sur ce qui est bien, la relation parfois brutale à autrui. Le désir « se structure par la rencontre des vecteurs d’action proposées par le milieu ambiant, par les normes sociales en vigueur [et] prend [donc] conscience de soi dans la confrontation éventuellement critique à des normes contradictoires ». L’idée moderne d’une conscience souveraine ne dépendant que d’elle-même est une pathologie morale, celle du moralisme où l’individu isolé devient la seule instance de jugement. Le sujet y campe dans un « tout est sûr », « tout est là ». Et, confondant l’acte et la personne, se contente de résoudre les problèmes avec des mots qui s’imposent alors comme un diktat. Cette idéologie fait disparaître tout à la fois le principe d’incarnation propre à la religion chrétienne et la sexualité dans sa dimension humaine.
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AUJOURD’HUI // Y A-T-IL UNE MORALE SEXUELLE ?
Par Frédéric Brillet 34 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
© Cyril Ruoso / Biosphoto
Bonobos Infidèles mais moraux
Une femelle bonobo titille un mâle mollasson en le tirant par le bras et en le poussant du pied. La scène se déroule au milieu d’un groupe de singes qui prennent tranquillement le soleil, indifférents aux préliminaires qui se nouent sous leurs yeux. Gros plan sur Madame, dont les traits semblent esquisser un léger sourire espiègle, genre « Tu veux ou tu veux pas ? » Après l’avoir soumis à la tentation, la femelle décide de délivrer le mâle du désir qu’elle a suscité. Elle s’étend sur le ventre, invitant son partenaire à la prendre en levrette. Et les voilà lancés dans une partie de va-et-vient frénétique. Après cette séquence de mise en train, le couple change de position en optant pour le missionnaire, ce qui semble pleinement satisfaire les deux parties, à en juger par les grimaces extatiques qui s’affichent sur leurs faces poilues. D’autres séquences glanées sur Internet montrent que leur absence de pudeur et de tabous n’a d’égal que leur imagination en matière érotique. On y voit des couples copuler suspendus à des branches dans des positions que même la star du porno Rocco Siffredi n’a jamais essayées. Tenter des manœuvres en immersion dans une mare. Se frotter mutuellement les parties génitales ou se les caresser. Mais aussi des ébauches de sexualité de groupe, avec des couples en pleins ébats rejoints par des tiers impatients de participer. Pour accéder à ce YouPorn version simiesque, il suffit de taper « bonobo » et « sexe » sur votre moteur de recherche Internet et vous verrez défiler toutes sortes de vidéos édifiantes sur les mœurs de ces primates originaires de République démocratique du Congo (voir encadré). Les vidéos comme les études des éthologues le confirment : en ce domaine, les bonobos se distinguent radicalement des chimpanzés. Personne ne résume mieux que l’éthologue Frans de Waal cette différence entre ces deux races de grands singes. « L’un résout les questions de sexe par le pouvoir, l’autre les questions de pouvoir par le sexe […] Les bonobos font l’amour pas la guerre. Ils sont les hippies du monde des primates », écrit l’auteur de Le Singe en nous (Fayard). Quand les chimpanzés nouent des alliances et s’entretuent pour prendre le pouvoir dans un groupe et accaparer les femelles, les bonobos privilégient le partage et la coopération : tout le monde pouvant s’accoupler avec qui, quand et comme bon lui semble, à quoi bon se battre ? Idem pour la nourriture, plus équitablement partagée chez les bonobos. Ces derniers devraient leur caractère pacifique au matriarcat : bien que moins fortes physiquement, les femelles âgées perpétuent leur leadership grâce à la solidarité féminine, qui leur assure en cas de dispute de l’emporter par le nombre. « Il n’est pas rare que les bonobos femelles chassent les mâles affirmant leurs droits sur les fruits les plus volumineux », explique Frans de Waal. De son côté, l’éthologue japonais Takayoshi Kano relève que les mâles adultes font preuve de « déférence » vis-à-vis des femelles de rang supérieur. Et gare à celui qui ignore cette hiérarchie ou cherche à abuser de sa force. Un autre scientifique, Nahoko
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AUJOURD’HUI // Y A-T-IL UNE MORALE SEXUELLE ?
Tokuyama, de l’université de Kyoto, observe que les femelles « forment des coalitions » en cas de comportement agressif d’un mâle envers le sexe opposé. Et elles n’hésitent pas à infliger des corrections aux harceleurs. Bien que relégués à un statut inférieur, les mâles n’ont pas à se plaindre. En l’absence de dominant dans le groupe, tous vivent une sexualité épanouie. La parité numérique contribue aussi à ce que tout un chacun trouve sa chacune, contrairement à ce qui se passe dans les groupes de chimpanzés, où les luttes continuelles pour le pouvoir conduisent à l’élimination physique des mâles les plus faibles. Moins stressés et frustrés, les bonobos vivent plus longtemps que les chimpanzés. Chaque femelle s’accouplant tous les jours avec un grand nombre de mâles différents, aucun de ces derniers ne peut revendiquer la paternité. Né de père inconnu, le petit bonobo dispose par conséquent de la protection de l’ensemble du groupe. Il ne risque pas d’être victime d’infanticide de la part d’un mâle dominant comme cela se voit chez les chimpanzés, qui tuent la descendance de leurs concurrents pour que les femelles redeviennent plus vite fertiles. Sous certains aspects, la sexualité des bonobos s’exprime de manière proche de celle des humains. Comme chez ces derniers, la plupart de leurs rapports n’ont pas de finalité reproductrice. Les éthologues rapportent ainsi des scènes de fellation, de masturbation mutuelle et d’homosexualité. Bisexuels par essence, les bonobos s’accouplent tout au long de leur vie avec tous les partenaires possibles, jeunes ou vieux, mâles ou femelles. Autres détails troublants, ils s’embrassent en mettant la langue et manifestent bruyamment et facialement le plaisir qu’ils prennent à ces ébats. « Desmond Morris soutenait que l’orgasme existait exclusivement chez les humains. Mais quiconque voit des femelles bonobos se livrer à une étreinte passionnée, appelée frottement génito-génital, aura du mal à le croire. Les femelles retroussent les lèvres dans un grand sourire, poussant des cris aigus et excités tandis qu’elles frottent leurs clitoris l’un contre l’autre avec ardeur », note Frans de Waal. Les bonobos se distinguent cependant des humains par la fréquence des rapports sexuels : ils « pratiquent » en moyenne une fois toutes les 90 minutes, mais de manière très brève et souvent non conclusive. Au-delà des nécessités de la reproduction et de la quête de plaisir, les relations sexuelles participent en effet de leur vie sociale. Les bonobos passent indifféremment et sans transition de l’amour aux jeux, à la recherche et la consommation de nourriture, à l’épouillage, à la sieste ou à la baignade. L’harmonie des rapports sociaux se fondant sur la réciprocité, le sexe peut aussi servir de monnaie d’échange et tendre vers une forme subtile de prostitution : il arrive qu’un bonobo mâle ou femelle se laisse entreprendre par un partenaire qui lui aura concédé au préalable quelque nourriture. On verra alors le récipiendaire faire bonne chère, tandis que l’autre consomme simultanément l’acte de chair… En tout état de cause, cette sexualité envahissante stimulerait selon Frans de Waal la production d’ocytocine, une
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Une espèce en voie disparition Découverts en 1929, les bonobos, dont l’aire de vie se limite aux forêts de la République démocratique du Congo et dont la population à l’état sauvage avoisine les vingt mille individus, constituent une espèce à part entière aux mœurs très différentes de celles des trois autres familles de grands singes que sont les orangs-outans, les gorilles et les chimpanzés. Plus petits que ces derniers, ils sont essentiellement frugivores et herbivores, un régime qu’ils complètent occasionnellement avec des insectes, de petits mammifères ou des poissons. Et du gingembre… Leur organisation sociale se fonde sur le matriarcat, les femelles dominantes garantissant la cohésion du groupe, qui peut compter jusqu’à une centaine d’individus. Malgré leur sexualité frénétique, les bonobos sont peu prolifiques. Ils atteignent leur maturité sexuelle vers 14 ans. Chaque femelle met à bas tous les cinq ans un seul petit, qu’elle allaite durant au moins trois ans et dont l’espérance de vie est d’une quarantaine d’années. Parvenues à l’âge adulte, les jeunes femelles se détachent du groupe pour en intégrer un autre, ce qui réduit le risque de consanguinité. L’intégration de ces jeunes femelles passe encore par la sexualité, en mode lesbien cette fois. Pour se faire accepter dans leur communauté d’accueil, elles accordent leurs faveurs à une femelle résidente plus âgée. Les bonobos sont menacés d’extinction à l’état sauvage par les braconniers et par la destruction de leur habitat : pour leur malheur, ils vivent dans un pays pauvre, ravagé par les guerres mais regorgeant de matières premières dont l’exploitation s’effectue au mépris de l’environnement.. hormone qui réduit l’agressivité. D’où le caractère paisible des bonobos, qui se battent rarement et ne s’entre-tuent jamais. Leur morale sexuelle semble finalement osciller entre le « Jouissons sans entraves » des soixante-huitards – du moins tant qu’il y a consentement mutuel – et le « Aimez-vous les uns les autres » des chrétiens – au sens physique du terme. Alors pourquoi nos ancêtres les premiers hominidés ont-ils abandonné ces principes et réduit leurs activités sexuelles à un petit nombre de partenaires ? Parce qu’en allant dans la savane les femelles sont devenues plus vulnérables. Elles ont alors ressenti le besoin de protection d’un conjoint exclusif prêt à s’engager durablement dans l’éducation de leur progéniture, chose difficile à obtenir quand on a des partenaires multiples, répond de Waal. En retour, les femelles auraient accordé en exclusivité à cet élu la sécurité sexuelle et affective. Les sociétés humaines ont fini par privilégier cette relation de couple exclusive et stable, tendance qui s’est accentuée avec la sédentarisation et l’accumulation de biens matériels à transmettre. Dans cette perspective, les préceptes moraux des religions en matière sexuelle n’auraient fait que conforter la loi naturelle.
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MAINTENANT // DES SOUTANES ET DES HOMMES
Des soutanes et des hommes Le sociologue Josselin Tricou, auteur d’une thèse intitulée « Des soutanes et des hommes. Subjectivation genrée et politiques de la masculinité au sein du clergé catholique français depuis les années 1980 », décrit l’idéal de la masculinité sacerdotale, qui tranche avec la figure de l’homme viril et puissant, et explique que la prêtrise fait toujours office de « placard » pour les catholiques gays qui n’osent pas s’afficher comme tels. Entretien.
Travailler comme vous le faites sur la masculinité des prêtres éveille-t-il la suspicion au sein de l’Église ? Je n’employais pas ce terme car si je disais « masculinité », les prêtres traduisaient « sexualité », voire « homosexualité ». Or il s’agit là d’un sujet extrêmement chaud qui s’apparente à un tabou. Je préférais donc expliquer aux personnes que je rencontrais que je travaillais sur l’identité des hommes d’Église. Après, je demandais aux prêtres de se raconter, ce qu’ils savent très bien faire ! C’est un genre littéraire convenu pour un ecclésiastique. Il y a des scénarios balisés. Bien sûr, tous n’ont pas joué le jeu de se raconter de manière détendue dès que j’abordais des questions perçues comme problématiques du point de vue de l’institution. D’autant plus qu’ayant réalisé ce travail de thèse sous la direction du sociologue Éric Fassin, étiqueté « études de genre », en plein moment « mariage pour tous » j’étais forcément soupçonné. Enfin, autre difficulté, la sociologie n’a pas bonne presse dans l’Église. Outre qu’elle a ce petit goût sulfureux que lui vaut d’être née
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dans un contexte scientiste athée, elle est souvent perçue comme l’alliée des catholiques progressistes. Lesquels se sont souvent appuyés sur les constats établis par cette discipline, depuis les années 1960, pour demander un certain nombre de réformes au sein de l’institution. Mais, par chance, j’étais inscrit en science politique, qui a bien meilleure presse, d’autant plus qu’elle est souvent confondue avec l’institut du même nom, Science Po.
Votre rapport personnel au catholicisme vous a en revanche servi… J’ai été quelques années dans un ordre religieux de frères enseignants, donc, évidemment, ce passé m’a aidé à entrer en contact avec les prêtres que je désirais interroger. J’y ai acquis des compétences de « virtuose », comme aurait dit Max Weber : je sais me comporter en expert consacré, je connais ce monde de l’intérieur, c’est bien pour ça que j’ai pu pousser mes enquêtés à dire des choses qu’on ne dit pas en dehors de la corporation. Sur le terrain, j’ai pu dépasser le regard catholique qui désexualise et sacralise le prêtre, et faire comprendre aux personnes que j’ai rencontrées, quand leur récit vocationnel était trop lisse, que je n’étais pas dupe. C’est un récit qu’elles sont capables de produire sur commande, auprès de lycéens dans une aumônerie par exemple. En même temps, cette proximité a pu aussi me desservir car, quand on a quitté un ordre religieux, même si c’était avant d’y prononcer des vœux définitifs, on est parfois un peu perçu comme l’étaient les renégats du Parti communiste. On nous suspecte d’en vouloir à l’Église, de vouloir se venger d’elle, ce qui sert surtout à disqualifier ce qu’on en dit.
Comment décririez-vous l’idéal de la masculinité sacerdotale catholique romaine ? Il est largement construit historiquement à travers des prescriptions orales, qui se transmettent dans les séminaires, et écrites dans les manuels. On le retrouve aussi bien dans le regard des gens que dans les normes romaines. À la fin du xixe siècle, il s’est figé autour d’une forme d’alternative à la masculinité hégémonique promue par la culture ambiante : cet idéal exclut le prêtre du marché matrimonial et sexuel, ainsi que des champs politique, économique et militaire. Le prêtre est l’envers de l’homme puissant et viril promu dans la société démocratique, républicaine et libérale. D’ailleurs, l’Église se met à insister très fortement pour qu’il porte tout le temps sa soutane précisément au moment où la robe devient la marque distinctive des femmes dans la société séculière, à la fin du xixe siècle. C’est bien que l’Église construit une masculinité alternative ! Cet idéal valorise aussi des activités et des vertus codées comme féminines à cette époque-là : la lecture, le chant, l’expression des émotions à travers la liturgie, le souci et le soin des autres, l’absence de violence…
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MAINTENANT // DES SOUTANES ET DES HOMMES
Cet idéal du prêtre célibataire est devenu l’objet de soupçons… Cette masculinité alternative contribue aujourd’hui à disqualifier les prêtres dans une société marquée par une déprise de l’Église et une hétéronormativité qui met en avant les hommes au détriment des femmes et les hétérosexuels au détriment des homosexuels, renvoyés du côté de la féminité. Le cinéma montre bien l’évolution du regard porté sur eux. Jusque dans les années 1960, il met en scène des prêtres asexuels mais valorisés et virilisés. Mais, à partir de la fin de cette décennie, un soupçon se généralise dans les films autour d’un célibat suspecté de cacher une hétérosexualité rampante et proliférante, dans le contexte de ce qu’on appelle un peu trop vite la révolution sexuelle. Une vision qui s’émousse dans les années 1980 au profit du bon prêtre… mais aussi d’autres images, comme le vieux prêtre aigri, fatigué, qui ne croit plus, et, de manière plus centrale, la figure stéréotypée du prêtre efféminé, qui le renvoie implicitement du côté de l’homosexualité. C’est ce que je traduis par la notion d’« émasculation symbolique ».
Vous expliquez que la prêtrise sert, de fait, de « placard » aux catholiques homosexuels… La disqualification symbolique de la masculinité sacerdotale vient percuter une réalité qui était invisible, cette fonction de « placard ». Une expression imagée issue de la culture gay pour parler du fait que, quand on ne peut pas s’affirmer homosexuel, on construit une frontière entre l’intimité et la vie publique. Cela peut passer par des stratégies de leurres, de protections. Le placard est un espace sécurisant dans une société qui violente les personnes homosexuelles. Et la prêtrise a toujours été ce lieu où des catholiques qui ne se projetaient pas dans le mariage pouvaient s’épanouir. À partir de Vatican II, l’institution se met à valoriser le mariage, conçu dans une égale dignité avec le célibat. Ce faisant, l’Église se tire une balle dans le pied car, tandis que des prêtres demandent alors à pouvoir se marier, elle continue à exiger d’eux le célibat ! Les hétérosexuels ont dès lors moins intérêt qu’avant à rentrer dans le sacerdoce… La fonction de placard devient cruciale. En même temps, la société devient plus libérale vis-à-vis des homosexuels. Cette question de l’orientation sexuelle devient moins taboue. Du coup, pour réhabiliter cette fonction de placard et contrer cette perte d’attrac tivité qui engendre des difficultés de recrutement, l’Église s’est mise à développer à partir des années 1980 un discours offensivement homophobe : c’est alors une manière plus ou moins assumée d’inciter les catholiques homosexuels qui ne peuvent pas s’assumer comme tels à devenir prêtres. Une chose est sûre : le clergé est bien un endroit qui donne une place aux personnes croyantes qui ne correspondent pas à la norme hétérosexuelle du mariage et de la procréation.
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Comment expliquez-vous qu’en même temps se développe la volonté de fabriquer des prêtres virils ? Travailler à façonner une apparence de virilité est une manière de résoudre la question du soupçon à l’égard de l’orientation sexuelle des prêtres, sans avoir à revenir sur l’acceptation implicite des homosexuels. Comme si la virilité présupposait l’hétérosexualité et réciproquement. Autrement dit, face à l’obsession homophobe qui s’exprime en interne et pour contrer le soupçon qui pèse sur l’idéal sacerdotal, un des répertoires d’action dans les communautés consiste à fabriquer des prêtres qui, tout en intégrant, voire en réaffirmant, l’idéal du célibat sacerdotal, ne puissent pas être soupçonnés d’être gays. Dans ces ordres religieux, les prêtres sont en soutane, ils renouent ainsi avec des rites qui peuvent paraître désuets et « émasculants », mais montrent en même temps qu’ils sont des hommes, des vrais. Cela passe par des mises en scène diffusées sur les réseaux sociaux où on les voit faire du sport, du surf par exemple. Pour communiquer, l’une de ces communautés a aussi réalisé des vidéos avec comme bandeson la musique du film Rocky, dans lequel Sylvester Stallone joue un boxeur ultra-viril. Le message envoyé est clair !
Cette homophobie au sein de l’Église que vous pointez du doigt persistet-elle aujourd’hui en dépit des gages donnés par le pape François ? Oui, d’abord parce que le pape, ce n’est pas toute l’Église. Les fidèles ne lui obéissent pas au doigt et à l’œil, y compris ceux qui revendiquent une société d’ordre. Les conservateurs sont de ce point de vue aussi modernes que les progressistes ! Si le pape ne leur plaît pas, ils prennent de la distance. L’Église a beau être très verticale, c’est aussi une institution qui laisse beaucoup de liberté aux gens. Il y a du jeu entre les échelons. Et puis, il ne faut pas se méprendre sur la portée des gestes pontificaux : bien qu’il ait déclaré « Si une personne est gay, qui suis-je pour la juger ? », le pape François a également réaffirmé que l’Église ne pouvait pas ordonner des personnes ayant des tendances homosexuelles profondes. Après, il faut reconnaître que, depuis l’après-Manif pour tous, les choses bougent autour de la question de l’homosexualité au sein de l’Église. Côté conservateurs : certains masques tombent et les catholiques prennent conscience que les plus virulents sont parfois les plus concernés. Côté progressistes : si jusqu’alors les catholiques d’ouverture ne s’étaient pas beaucoup saisis de cette question, c’est parce que ce sont souvent des couples hétérosexuels engagés en religion, plutôt âgés, et davantage impliqués dans le combat sur la place des femmes que sur celle des minorités sexuelles. Maintenant, le fait que vous m’interviewiez est bien le signe que Témoignage chrétien et les catholiques progressistes s’intéressent à cette question. Propos recueillis par Marion Rousset.
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MAINTENANT // LES NOUVELLES FRONTIÈRES D’UNE ÉCOLO-ÉCONOMIE
Marchés et communs
Les nouvelles frontières d’une écolo-économie Il y a un an, Nicolas Hulot posait la question de la compatibilité d’une politique écologique avec l’économie de marché. Depuis, cette interrogation hante le débat politique, opposant ceux qui considèrent que le sauvetage de la planète nécessite de sortir de l’économie de marché et du capitalisme – avec lequel on la confond souvent –, à ceux qui pensent que non seulement il est compatible avec l’économie de marché, mais que c’est la puissance des mécanismes de marché elle-même qui mettra en place les leviers permettant de faire face à l’enjeu environnemental.
Par Daniel Lenoir
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C
omme la question sociale au xixe siècle, la question environnementale, essentielle en ce début du xxie siècle, relance celle de l’économie de marché et de sa capacité à garantir, comme le pensaient les premiers penseurs libéraux, l’optimum de bien-être pour tous. L’écologie politique est-elle compatible avec l’économie de marché ? La réponse est évidemment oui, comme l’a été le social au xxe siècle : on attendait l’économie socialiste, et ce sont les États-providence qui sont venus réduire les dégâts sociaux engendrés par le marché. Est-ce que l’économie de marché produit spontanément un « écolo-monde » ? La réponse est évidemment non ; l’économie de marché et le capitalisme, dont elle a permis le développement, sont largement responsables de la dégradation de l’habitabilité de la planète, et ce n’est qu’en corrigeant leurs défauts qu’on retrouvera les chemins d’un développement soutenable. En fait, il faut parvenir à conjuguer les effets puissants des mécanismes de marché, qui échappent largement à la volonté des acteurs, avec d’autres instruments de la boîte à outils des économistes. L’ensemble de ces mécanismes et instruments doit être mis au service d’un projet global, lequel n’est pas d’abord économique, mais dont la réussite est conditionnée par l’économie. Depuis Adam Smith, les mécanismes de marché ont passionné les économistes, y compris ceux qui ne se référaient pas à la tradition libérale, dont il a été le précurseur. Moraliste, il était lui-même fasciné par le paradoxe que constitue le fait que la poursuite égoïste par chacun de son intérêt conduit à une forme d’altruisme collectif inconscient : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme. » Cette puissance démiurgique, cette fameuse « main invisible » qui permet, grâce au prix, d’ajuster l’offre et la demande, a d’ailleurs fini par être assimilée à une personne par nombre de journalistes économiques, qui parlent des marchés comme s’il s’agissait d’acteurs conscients. En fait, la vision libérale, très individualiste, de l’économie conduit paradoxalement à ce que le respect de la liberté de chacun constitue une contrainte d’autant plus forte pour produire des biens qu’elle n’est portée par aucun acteur identifiable. Cette forme d’échange existait bien avant le capitalisme, comme l’a montré Fernand Braudel, mais sa généralisation à l’« économie-monde » a largement contribué à son extension. Il est vrai qu’on n’a pas trouvé de mécanisme plus efficace pour ajuster – même si c’est parfois dans les souffrances et les crises – l’offre et la demande. Comme l’ont illustré les échecs des tentatives du Gosplan soviétique, les
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MAINTENANT // LES NOUVELLES FRONTIÈRES D’UNE ÉCOLO-ÉCONOMIE
plus gros ordinateurs et les meilleures bureaucraties du monde ne peuvent se substituer aux milliards d’ajustements que permettent ces confrontations permanentes entre acheteurs et vendeurs. La question n’est donc pas d’être pour ou contre l’économie de marché. Elle n’a, contrairement à une idée reçue, aucun caractère naturel. Il a fallu – et il faut encore – de nombreuses conditions pour que les marchés se substituent au don/contre-don, puis au troc, et fonctionnent correctement, à commencer par l’invention puis le perfectionnement et aujourd’hui la gestion publique de cet « équivalent général » qu’est la monnaie. Le marché se reconstitue cependant très spontanément dès lors qu’on veut le supprimer. Les phénomènes de marché noir dans les économies administrées, les activités illégales – trafic de drogue, d’organes… –, ou même la gestation pour autrui le démontrent. Non, la véritable question est de savoir comment mettre ces démiurges aveugles que sont les marchés au service d’une économie plus humaine, plus sociale et, nouvel impératif, plus environnementale.
Consommation et fiscalité écologiques Il faut d’abord rappeler que les consommateurs bénéficient, grâce au marché, d’un réel pouvoir, qu’ils pourraient utiliser davantage qu’ils ne le font, en votant avec leur porte-monnaie. C’est la possibilité qu’ils ont de « sortir », de « changer de crémerie » pour une autre qui apporte des produits plus conformes à leurs exigences. Ce mécanisme extrêmement puissant a eu plus de mal à s’implanter en France que dans les pays anglo-saxons. Il suppose, comme l’ont fait les syndicats pour les salariés, que les consommateurs s’organisent, mais aussi que leur information soit la plus exhaustive possible sur l’impact, notamment écologique, des produits qu’ils achètent. C’est ce à quoi ont contribué, et devraient contribuer davantage, les mouvements consuméristes. Lesquels doivent tenir compte compte dans leurs études et leurs actions des conséquences sanitaires collectives, et surtout environnementales de nos consommations. Mais il faut aussi que les consommateurs en fassent autant dans leurs comportements et qu’il existe des produits alternatifs dont le prix de vente ne soit pas un frein pour des choix plus écolos. Là réside l’une des difficultés, la recherche du prix le plus bas restant très souvent l’un des déterminants principaux de l’achat, notamment pour ceux qui ont les revenus les plus modestes. Mais, quelles que soient leur information et leur mobilisation collective, les consommateurs ne pourront jamais intégrer totalement deux insuffisances majeures des marchés quand ceux-ci sont laissés à leur seul fonctionnement : d’abord la difficulté à internaliser réellement ce que les économistes appellent les externalités, positives et négatives, et, plus généralement, leur myopie sur les conséquences à long terme du fonctionnement de ces
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dernières. Par exemple, la contribution, essentielle, des abeilles à la pollinisation est une externalité positive, qui n’est pas rémunérée par le prix du miel – on peut aimer les abeilles pour leur contribution à la pollinisation sans aimer le miel. L’augmentation du CO2 dans l’air, des nitrates dans l’eau, la diminution de la biodiversité sous l’effet des pesticides, sont des externalités négatives. La liste en est hélas bien longue, et ce sont elles qui justifient la fiscalité écologique, qui n’est pas une « fiscalité punitive » – la formule est terriblement malheureuse – mais la seule réelle façon d’intégrer, au-delà de l’application du principe « pollueur-payeur », les coûts environnementaux dans le prix des produits. C’est le mécanisme qui permet de rendre compatible l’objectif environnemental avec le fonctionnement des marchés. Relèvent de la même logique l’émission de droits à polluer ou la mise en place de critères environnementaux dans les traités internationaux de commerce.
Vers un keynésianisme vert ? En effet, si les marchés sont de remarquables moyens d’ajuster l’offre à la demande à court terme, ils se révèlent souvent incapables de gérer les mouvements longs, ou alors au prix de crises extrêmement graves, qui ont justifié, sous l’inspiration de Keynes – qui, rappelons-le, était profondément libéral –, le développement du rôle régulateur des États. Ces politiques économiques doivent désormais devenir des politiques écologiques, intégrer davantage les conséquences à long terme, contrairement à la perspective keynésienne traditionnelle – « À long terme, nous serons tous morts » –, et élargir leur champ au-delà des États-nations. C’est l’enjeu de L’Affaire du siècle que d’obliger l’État à intégrer réellement ces objectifs environnementaux, ce qui suppose aussi une modification fondamentale des outils, notamment de cet indicateur central qu’est le PIB. C’est aussi une « nouvelle frontière » pour l’Europe – on ne fera pas l’écologie dans un seul pays – pour élargir, au moins au niveau du continent, le cadre
L’Affaire du siècle a été lancée par quatre associations (Notre affaire à tous, la Fondation pour la nature et l’homme, Greenpeace France et Oxfam France), qui ont annoncé leur intention « d’attaquer l’État français en justice pour qu’il respecte ses engagements climatiques et protège nos vies, nos territoires et nos droits ».
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MAINTENANT // LES NOUVELLES FRONTIÈRES D’UNE ÉCOLO-ÉCONOMIE
spatial de ces nouvelles politiques écolo-économiques. Et pour prolonger l’horizon temporel, sans doute faut-il redonner du sens au vieux concept de planification à la française, non seulement pour analyser, comme le fait par exemple le Giec, les conséquences à long terme de nos politiques, mais aussi pour, comme l’avaient prévu les accords de Paris, définir des politiques mondiales, ou, à tout le moins, européennes. Les marchés peuvent et doivent être domestiqués. Mais ils ne sont pas non plus les seuls moyens d’allocation des ressources, ni d’ailleurs les plus efficaces, contrairement à ce qu’en dit l’idéologie néolibérale.
Pas de providence en dehors de l’État Primo, cela fait belle lurette que, contrairement au modèle historique et théorique, les marchés ne sont plus, pour l’essentiel, le lieu de la rencontre et de l’échange entre des individus, producteurs et consommateurs. En revanche, ils sont celui de l’échange entre des entreprises, souvent gigantesques, au sein desquelles se font beaucoup des allocations de ressources, avant que les hypermarchés, désormais numériques, n’organisent l’achat par l’individu-consommateur final. On l’oublie souvent, la première économie organisée, c’est l’entreprise, qui, en interne, échappe largement à la « loi du marché ». C’est dire l’importance de la notion de responsabilité sociétale et environnementale des entreprises. Au-delà des effets de mode du « green washing », elles doivent développer en interne des systèmes et des procédures qui leur permettent d’intégrer dans leurs finalités d’autres éléments que le profit et les dividendes des actionnaires. Cela suppose une profonde modification de la gouvernance afin d’associer toutes les parties prenantes aux décisions, alors que les évolutions des dernières décennies ont, au contraire, renforcé le poids des détenteurs du capital dans la gestion des entreprises. En attendant, les actions conduisant à mettre en lumière les conséquences, notamment environnementales, des politiques des entreprises, que ce soit lors des assemblées générales, dans les médias ou même, comme pour l’État, devant les tribunaux, contribuent à les obliger à intégrer davantage ces objectifs dans leurs finalités. Secundo, dans les pays les plus riches, plus du tiers du PIB relève des mécanismes de redistribution mis en place par les États-providence. Les mécanismes d’assistance aux plus démunis, de compensation des handicaps, ou d’assurance contre les risques sociaux relèvent de logiques différentes de celles du simple échange marchand. Prônée par certains, comme Denis Kessler quand il était vice-président du Medef, la gestion concurrentielle de l’État-providence n’a fait la preuve ni de son efficacité sociale, ni même de son efficacité économique. Le coût des dépenses de santé aux États-Unis en est une évidente illustration. En fait, la couverture d’un risque peut r elever
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C’est l’un des grands enjeux de l’État-providence du xxie siècle que d’intégrer dans les fonctions de redistribution et de solidarité la dimension socioécologique. du marché, et donc de l’assurance privée, tant qu’il est individualisable et donc assurable, comme le risque automobile. Il ne le peut plus quand il devient social, et donc inassurable en dehors de mécanismes puissants de solidarité universelle. Ainsi, le risque « dépendance », malgré des besoins considérables et croissants, n’a jamais fait l’objet d’une offre réelle de la part des assureurs. Il en est de même du risque environnemental : on assure les agriculteurs contre les risques liés aux événements météorologiques, mais pas contre les calamités agricoles. Les assureurs peuvent couvrir les conséquences des catastrophes naturelles et climatiques tant qu’elles ne sont pas trop nombreuses, mais ils ne peuvent pas assurer la planète. C’est l’un des grands enjeux de l’État-providence du xxie siècle que d’intégrer dans les fonctions de redistribution et de solidarité cette dimension socioécologique, en même temps que de refonder le « consentement à la solidarité », dont on a mesuré la fragilité avec la crise des gilets jaunes. Tertio, comme tout n’est pas assurable, tout ne peut être mis en concurrence. C’est le cas, par exemple, des réseaux : on ne va pas construire en parallèle deux autoroutes, deux lignes de chemin de fer ou deux systèmes d’adduction d’eau pour laisser le choix au consommateur. Là encore, la gestion privée de ces monopoles naturels, dans le cadre de concessions dont la mise en concurrence n’est jamais facile à organiser, n’a pas fait la preuve de sa supériorité sur une gestion publique, qui n’est elle-même, il faut bien le dire, pas exempte de défaut. De même, on n’a pas, comme le disent avec humour les défenseurs du climat, de deuxième planète comme alternative à celle qu’on habite ensemble.
Corps et communs inaliénables L’échange marchand présuppose un droit de propriété, et donc la possibilité de transférer ce droit d’une personne à une autre. D’où les débats éthiques sur l’extension des mécanismes de marché au corps humain – vente d’organes, prostitution ou gestation pour autrui, par exemple – et l’idée que si l’on « est » d’abord son corps, on n’en est pas pour autant propriétaire, et donc qu’on ne peut, sauf à reconstituer des formes d’esclavage, en transférer la propriété, y compris de certains éléments, sauf, éventuellement, dans le cadre d’un acte gratuit, comme le don d’organes.
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MAINTENANT // LES NOUVELLES FRONTIÈRES D’UNE ÉCOLO-ÉCONOMIE
De façon plus évidente encore, l’air que l’on respire, l’eau que l’on boit et plus généralement ce qui fait l’habitabilité de la planète ne peuvent être appropriés et constituent donc des « biens communs » qui ne peuvent être soumis à concurrence. Nous sommes donc condamnés à les gérer ensemble, sauf à être victimes de cette « tragédie des biens communs », qui, comme l’avait prophétisé en 1968 le biologiste Garrett Hardin, conduit inexorablement à leur surexploitation, confirmant en cela une intuition d’Aristote : « Ce qui est commun à tous fait l’objet de moins de soins, car les hommes s’intéressent davantage à ce qui est à eux qu’à ce qu’ils possèdent en commun avec leurs semblables. » La question est donc de trouver, à côté des marchés, des modes de gestion collectifs de ces communs. La solution de la nationalisation est évidemment inopérante, dans la mesure où, comme l’a illustré le nuage de Tchernobyl, les éléments concernés ignorent les frontières. En outre, la gestion publique à l’échelle mondiale paraît difficilement envisageable à un terme proche, et il n’est pas sûr, comme l’avait développé l’économiste Elinor Ostrom, « nobélisée » pour son analyse de la gouvernance des communs, qu’elle ne soit pas déresponsabilisante pour les acteurs. Il faut probablement articuler plusieurs niveaux spatiaux de gestion collective, non pas à côté des marchés, mais avec eux, et reposant sur des formes renouvelées de gestion mutuellistes, cette vieille idée proudhonienne qui visait justement à réconcilier la liberté des individus et les nécessités de la gestion collective.
Le maître mot : inventer Il ne s’agit de rien de moins, en reprenant la distinction d’Alfred Hirschman, que de combiner de façon nouvelle la possibilité de voter avec son porte-monnaie (« exit ») autorisée par les marchés et la prise de parole (« voice ») dans les organisations, et d’inventer ainsi à l’échelle mondiale une nouvelle économie sociale et environnementale de marché.
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MAINTENANT // ENTRETIEN
Sociologie et religion Pour la sociologue Céline Béraud, spécialiste du catholicisme, l’auscultation de cette religion a toujours été délicate, du fait de l’histoire, du champ intellectuel et, parfois, de l’incompréhension de l’Église.
La sociologie naît à la fin du xixe siècle. Quelle place occupe alors l’étude du catholicisme ? Céline Béraud : La question religieuse est présente dès les origines de la discipline, chez ceux que l’on appelle les « pères fondateurs » : Émile Durkheim, Max Weber, mais aussi Marx et Tocqueville, tous s’interrogent sur le devenir de la religion dans les sociétés modernes qui émergent sous leurs yeux. En France, le père de la sociologie, Durkheim, fils de rabbin, républicain et défenseur de la morale laïque, fonde la première sociologie des religions. Mais ce n’est pas le catholicisme qu’il étudie. Que devient la sociologie des religions après la Seconde Guerre mondiale ? Elle renaît dans les années 1950, au sein du CNRS, clairement autour du catholicisme. Henri Desroches, Émile Poulat, Jacques Maître, François-André Isambert, Jean Séguy et leur aîné, Gabriel Le Bras, sont tous marqués personnellement par le catholicisme, étant parfois anciens prêtres ou religieux, et le prennent comme objet de recherche. Le Bras avait lancé dans les années 1930, avec le chanoine Fernand Boulard, une grande entreprise de dénombrement des pratiquants. Ce travail suivait l’agenda de l’Église de France,
laquelle s’inquiétait de la « déchristianisation » des milieux ouvriers. La sociologie est alors considérée comme pouvant donner des outils de compréhension du monde catholique utiles à une pastorale. Ces universitaires ne voient aucun problème à ces collaborations avec l’institution ecclésiale, tout en ayant la volonté de faire une étude « scientifique » du catholicisme. Peu à peu, certains chercheurs vont s’éloigner de l’objet religieux. Que pense Pierre Bourdieu, qui domine la sociologie française à partir des années 1970, de l’étude du catholicisme ? Aucune sociologie du religieux ne semble possible à ses yeux, le chercheur ne pouvant jamais trouver la bonne distance à son objet. Soit il est croyant et engagé, et il se trouve nécessairement à son service – un reproche juste, mais que l’on peut adresser à bien des champs de la discipline. Soit il a quitté l’institution, et c’est pire, car il a alors des comptes à régler avec elle. Soit, enfin, il n’en vient pas du tout et il ne comprend rien à ce qui se passe. Jacques Lagroye, un des disciples de Bourdieu, consacrera deux belles études au catholicisme, mais il attendra d’être à la retraite pour le faire.
Jacques Lagroye Appartenir à une institution : catholiques en France aujourd’hui, Économica, 2009. La vérité dans l’Église catholique. Contestations et restauration d’un régime d’autorité, Belin, 2006.
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MAINTENANT // ENTRETIEN
Céline Béraud Sociologues en quête de religions, avec Bruno Duriez et Béatrice de Gasquet (dir.), Presses universitaires de Rennes, 2018 Métamorphoses catholiques. Acteurs, enjeux et mobilisations depuis le mariage pour tous, avec Philippe Portier, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2015 Révolution silencieuse dans le catholicisme français, PUF, 2007
Comment Danièle Hervieu-Léger va-t-elle réveiller la discipline ? Quand elle est recrutée au CNRS en 1974, on pense qu’elle passera vite à un objet plus important, plus sérieux que la religion. Le paradigme de la sécularisation domine alors. Deux scénarios sont envisagés, qui tous les deux ôtent à la religion toute pertinence comme objet d’étude : son déclin inéluctable ou sa privatisation. Un tournant se produit dans les années 1980, marquées par la révolution iranienne, et le pontificat de Jean Paul II. On se met alors à parler de « retour » du religieux. Deux sommes sociologiques paraissent au milieu des années 1980 : l’une d’Yves Lambert (Dieu change en Bretagne : la religion à Limerzel de 1900 à nos jours), l’autre de Danièle Hervieu-Léger (Vers un nouveau christianisme ? Introduction à la sociologie du christianisme occidental). La décennie 1990 apparaît en revanche comme un creux dans les publications sur le sujet. Quand je deviens l’étudiante de Danièle Hervieu-Léger en 1998, elle ne travaille plus sur le sujet. Elle y reviendra avec Catholicisme, la fin d’un monde (Bayard, 2003). Ce livre n’a pas été très bien reçu dans les milieux catholiques. Pourquoi l’Église est-elle alors devenue méfiante envers la sociologie ? Les courants plus conservateurs, qui deviennent alors dominants dans le catholicisme français, voient dans la sociologie une contre-théologie. Ce qui est absurde. L’institution a peur qu’en disant les choses, on les fasse advenir, et se prive du coup de l’outil analytique. Nombre de jeunes prêtres n’ont pas été formés aux sciences sociales, ce qui n’est pas sans conséquences pastorales.
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Que dire de la nouvelle génération de sociologues que vous incarnez ? Les chercheurs acteurs ont moins de rapport personnel avec le religieux que leurs prédécesseurs. Mais aussi moins de méfiance par rapport à l’objet religion. L’épisode du mariage homosexuel a-t-il changé le regard sur l’objet qu’est le catholicisme ? Tout à coup, on s’est rendu compte de la pertinence politique du catholicisme et des collègues peu intéressés par le religieux ont prêté attention à ce moment militant. Parfois, pris au piège de l’unanimisme avancé par l’institution, sans bien maîtriser la pluralité du catholicisme et les dissonances internes. Mon sujet d’étude était devenu moins ringard ! Depuis 2016, date à laquelle j’ai rejoint l’École des hautes études en sciences sociales, je suis chaque année plusieurs étudiants qui travaillent sur le catholicisme. Qu’en est-il de l’approche des autres religions ? La sociologie des protestantismes se porte plutôt bien, avec de nombreux travaux sur les évangéliques et les pentecôtistes. Étonnamment, le travail autour de l’islam est peu développé en France. On travaille sur les jeunes, sur l’immigration, sur l’action publique ou sur la radicalisation, mais nous manquons de travaux sur le religieux islamique ordinaire, paisible, sur la piété. Cela s’est révélé au moment des attentats et l’État a financé des recherches. Comme avec les catholiques qui descendent dans la rue, on s’intéresse au religieux uniquement quand il pose problème. C’est un peu dommage… Propos recueillis par Philippe Clanché.
voir Voici que l’automne est là et que la Toussaint approche. Nous reviennent alors des souvenirs d’adieux. Les peintres ne pouvaient rester insensibles à ce condensé d’humanité que représente un enterrement. Certains sont partis seuls, d’autres entourés de fastes, et c’est la sensibilité, le regard mais aussi l’histoire de l’auteur de l’œuvre qui, nous servant parfois de miroir, nous aident à voir en nous ce qui se joue dans ces instants qui se gravent à jamais. La vie de Francis Bacon a été marquée par la tragédie. Celui qui disait vers la fin de sa carrière « Ce que je voudrais c’est peindre le cri plutôt que l’horreur » nous a livré des toiles saisissantes, dont des triptyques qui semblent nous engloutir. L’exposition du Centre Pompidou s’attache au lien puissant que l’artiste a créé avec la littérature. Il ne faut cependant pas chercher à voir dans ces tableaux une illustration des œuvres qu’il cite, mais bien un jeu de correspondances. La saga de Notre-Dame-des-Landes a tenu la France en haleine pendant plusieurs décennies. Le gouvernement d’Emmanuel Macron a fini par trancher, abandonnant toute velléité d’aéroport, et rendant les terres à la terre. Nous sommes allés voir ce que sont devenus ses défenseurs et comment ils investissent les lieux et y déroulent la vie dont ils rêvaient. L’homme s’impose, en impose, impose. À travers les œuvres sélectionnées dans VISIBLEinVISIBLE, c’est notre humanité, interrogée sans relâche, qui se cherche, s’affirme, s’abîme. Corps, visages, objets, couleurs, matières résonnent et se répondent. Chacun et chacune d’entre eux se laissent voir et revoir, dans une ronde infinie.
Images de villes
Ô, vous, frères humains Les rites funéraires ont toujours fourni aux peintres et aux sculpteurs des motifs variés. Au-delà de la forme, leurs œuvres se chargent souvent de symboles en lien avec la mort, la morale et la religion. Le tombeau signifie inévitablement la vanité des choses humaines. Pour un chrétien, en revanche, il signifie la vanité de la mort ellemême et, dans ce cas, le thème de la mise au tombeau du Christ, qui occupe une place très importante dans l’art sacré, nous ouvre la voie. Le nombre de mises au tombeau sculptées en France au xv e siècle et au xvie est impressionnant. La liste des enterrements en peinture est quant à elle infinie. Pour autant, ne nous privons pas des chefs-d’œuvre de Poussin, du Greco et de Courbet… Et, quand sonne le glas, suivons leurs convois funèbres ! Par David Brouzet II - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
I
njustement condamné à mort, le général athénien Phocion (402-318 av. J.-C.) fut interdit de sépulture dans sa cité. Deux de ses amis transportèrent sa dépouille jusqu’à Mégare et la brûlèrent sur un bûcher. Le thème n’avait, semble-t-il, jamais été traité avant que Nicolas Poussin ne lui consacre un de ses tableaux les plus admirés. Le peintre philosophe y développe une vision hautement morale de l’existence. Le héros antique affronte l’adversité avec humilité et résignation. Poursuivant leurs activités, tous les autres personnages demeurent insensibles à l’événement. Nicolas Poussin, Les Funérailles de Phocion, 1648 (Cardiff, Musée national)
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - III
Ô, vous, frères humains
A
u Louvre sont conservés huit bas-reliefs représentant la vie d’un médecin et, après sa mort, le voyage de son âme aux Enfers. Ces huit admirables tableaux de bronze ornaient le tombeau de Girolamo et Marc-Antonio Della Torre dans l’église de San Fermo Maggiore à Vérone. Ils étaient tous deux professeurs de médecine à l’université de Padoue. Marc-Antonio était l’ami et le conseiller de Léonard de Vinci en matière d’anatomie. Andrea Briosco, dit Riccio, bas-relief provenant du monument funéraire de Girolamo et Marc-Antonio Della Torre, 1516/1521, bronze (Paris, musée du Louvre)
IV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
D
es amours voilés de crêpe noir conduisent le convoi funèbre du fils de Vénus jusqu’au temple de la déesse Diane. Ce curieux tableau de la Renaissance française a suscité plusieurs interprétations. Nous y verrions personnellement une allusion à un poème officiel de Ronsard, Comme on voit sur la branche, écrit à la demande d’Henri III, suite à la perte de sa maîtresse Marie de Clèves, décédée à 21 ans, et à la perte par Ronsard lui-même de Marie Dupin, à laquelle le poète avait dédié une partie de ses œuvres. Henri Lerambert (attribué à), Les Funérailles de l’Amour, vers 1580 (Paris, musée du Louvre) LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - V
Ô, vous, frères humains
S
ous le pinceau du Titien, le cadavre du Christ est devenu une masse puissante, un corps athlétique rendu par une matière picturale dense. Descendu de la croix, le corps de Jésus pèse lourd pour Joseph d’Arimathie et Nicodème. Insister ainsi sur la nature incarnée, mortelle du Fils de Dieu n’en rendra que plus grand le mystère de sa résurrection ! Le cadrage serré renforce la proximité physique du fidèle avec les acteurs du drame. À l’arrière, rien d’autre que le fond aveugle du sépulcre et un ciel déchiré qui fait écho au déicide. Tiziano Vecellio, dit Titien, Mise au tombeau, 1559 (Madrid, musée du Prado)
VI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
L’
Enterrement de sainte Lucie fut commandé au Caravage en 1608, alors que le peintre venait d’arriver en Sicile après avoir fui Malte. Lucie de Syracuse eut le cou transpercé d’un poignard pour avoir refusé d’abjurer sa foi chrétienne. Au premier plan, Caravage a placé les deux fossoyeurs. Les premiers témoins du martyre sont les gens du peuple. L’expression des visages, les mains qui se tordent témoignent de la profondeur de leur émotion. Au milieu d’eux, l’évêque, que seules distinguent sa mitre et sa crosse, accomplit un geste de bénédiction. Michelangelo Merisi, dit Caravage, L’Enterrement de Sainte Lucie, 1608 (Syracuse, Santa Lucia alla Badia)
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - VII
Ô, vous, frères humains
VIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
L’
Enterrement du comte d’Orgaz commémore le miracle de l’apparition de saint Augustin et de saint Étienne lors de l’enterrement d’un noble tolédan mort au début du xive siècle. Abandonnant l’usage de la perspective linéaire, Greco a nettement divisé sa représentation en deux registres. La scène inférieure, éclairée aux flambeaux, rassemble le cercle des amis et commanditaires du Greco, qui assistent à la scène surnaturelle, selon le principe typiquement espagnol du sueno, le songe. Dans la partie céleste du tableau, sur fond de nuées baignées de lumière, saint Jean-Baptiste intercède auprès de la Vierge Marie et de Jésus pour que l’âme du défunt rejoigne le Paradis. Domínikos Theotokópoulos, dit Greco, L’Enterrement du comte d’Orgaz, 1586/1588 (Tolède, Santo Tomé)
D
ans une grotte, à la tombée de la nuit, l’Indien Chactas et le père Aubry portent Atala en terre. Girodet s’est inspiré d’un roman de Chateaubriand, Atala ou les Amours de deux sauvages dans le désert (1801), qui raconte l’histoire d’une jeune métisse déchirée entre son amour pour l’Indien Chactas et sa foi chrétienne, l’héroïne ne trouvant de résolution à ce conflit intérieur que dans le suicide. Présenté au Salon de 1808 alors que triomphe le néoclassicisme, le tableau, qui mêle sensualité, sentiment et religiosité, annonce le romantisme. Anne-Louis Girodet, Atala au tombeau, 1808 (Paris, musée du Louvre)
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - IX
Ô, vous, frères humains
C
ourbet avait seulement trente ans lorsqu’il présenta son tableau au Salon de peinture de 1850. Un enterrement à Ornans est aussitôt devenu le manifeste du réalisme et a fait du peintre son chef de file. Chez Courbet, le choix radical du réalisme se double politiquement d’un engagement pour la République. L’enterrement se déroule dans un nouveau cimetière situé à l’écart de la ville natale de Courbet, à Ornans, en FrancheComté. Les vingt-sept personnages sont tous des habitants du lieu, que Courbet a fait poser un à un dans son atelier. Gustave Courbet, Un enterrement à Ornans, 1849/1850 (Paris, musée d’Orsay)
X - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
B
öcklin a peint cinq versions différentes de L’Île des morts à quelques années d’intervalle. La composition définitive a été établie à la demande de Marie Berna-Christ, qui avait épousé en 1864 M. Berna et l’avait perdu un an seulement après leur mariage. En 1880, elle commanda à Böcklin « un tableau propice à la rêverie », alors qu’elle venait de se fiancer au comte Waldemar von Oriola. Le tableau représentait pour elle une manière d’accompagner son premier mari dans cette île tout en symbolisant un temps de renouveau. Arnold Böcklin, L’Île des morts, 1886 (Leipzig, musée des Beaux-Arts)
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - XI
Francis Bacon Paris et la littérature
Study for Portrait (Michel Leiris), 1978, Centre Pompidou, Paris. Donation Louise et Michel Leiris. © The Estate of Francis Bacon Photo. © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Bertrand Prévost
Par Boris Grebille
V
ingt-trois ans après la rétrospective qu’il lui avait consacrée, le Centre Pompidou accueille, dans le cadre de son cycle sur les œuvres majeures du xxe siècle, « Bacon en toutes lettres », une exposition dont la particularité et la réussite sont de montrer comment l’univers de Francis Bacon est nourri par la littérature. Regroupant des œuvres de ses vingt dernières années, elle convoque des textes d’Eschyle, de Nietzsche, de Bataille, de Leiris, de Conrad et d’Eliot, lus par des artistes. Autant d’auteurs qui ont inspiré des œuvres au peintre mais qui, surtout, composent une famille poétique dans laquelle il se retrouvait pleinement et qui sert ici d’écrin sonore et culturel aux tableaux présentés. C’est toute la force de cette exposition, dont la muséographie, qui fait dialoguer tout en les maintenant à distance les œuvres du peintre et ses références littéraires, devient un véritable outil de médiation.
E
ntre Bacon et la France, c’est une histoire d’amour, presque un roman tant le tragique et la gloire s’y mêlent pour s’unir dans ce qu’il nous a laissé, ses œuvres. L’histoire d’un peintre qui y découvre ses références artistiques, dans ses galeries et ses musées, de Poussin à Picasso. L’histoire tragique d’une exposition au Grand Palais qui lui ouvrira les portes de la consécration en 1971, mais dont le vernissage se déroulera deux jours après la découverte macabre de son ami décédé d’une overdose d’alcool et de médicaments. Instant terrible qui aurait pu signer la fin de sa relation avec ce pays d’accueil mais qui, au contraire, les lieront à jamais l’un à l’autre. C’est cette date de 1971 qui sert de référence à l’exposition du Centre Pompidou. Sur la soixantaine d’œuvres proposées, seules cinq datent de la période précédente, celle que nous connaissons tous et dont les portraits d’Innocent X ou les crucifixions nous ont tant marqués. On s’intéressait peu finalement aux années suivantes. L’exposition, qui accueille des œuvres de collections particulières, nous fait découvrir avec passion une peinture plus simple et plus intense, aux couleurs pâles saturées, semblant donner raison à Didier Ottinger, directeur adjoint du musée national d’Art moderne et commissaire de l’exposition, qui estime que « cette mort fut plus libératrice que culpabilisante ». Triptych Inspired by the Oresteia of Aeschylus, 1981, musée d’Art contemporain Astrup Fearnley, Oslo. © The Estate of Francis Bacon. Photo : Prudence Cuming Associates Ltd
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - XIII
Francis Bacon, Paris et la littérature
L
e lien de Bacon à la littérature n’est pas un lien contraignant mais inspirant. S’il connaît par cœur les poèmes d’Eschyle et de T. S. Eliot, c’est que cette fréquentation intense lui suscite des images immédiates. C’est le cas de l’ensemble des auteurs présentés dans l’exposition, dont les textes sont lus et exposés à travers les ouvrages de la bibliothèque du peintre, dont l’état montre à quel point ils ont été pour lui des compagnons précieux et présents. S’ils traversent toute l’histoire de la littérature, ils semblent unis autour d’une vision réaliste du monde, non issue d’un idéalisme aux valeurs contraignantes qui viendrait dicter aux artistes la forme et le sens de leurs œuvres. Il s’agit d’une communauté d’esprit où tentatives esthétiques et surgissement des images l’emportent largement sur les contenus des récits narrés.
Triptych inspired by T.S. Eliot’s poem “Sweeney Agonistes”, 1967, Hirshhorn Museum and Sculpture Garden – Smithsonian Institution, Washington. © The Estate of Francis Bacon. Photo : Cathy Carver XIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
Pas question donc de voir dans les tableaux de Bacon qui font référence à des œuvres littéraires des illustrations, mais bien plutôt un jeu de correspondances, une « atmosphère générale », comme dans ce triptyque de 1967, inspiré par Sweeney Agonistes, de T. S. Eliot, , où l’artiste emprunte au poème sa forme, fragmentée, aux langues et récits juxtaposés. La présentation, par Bernard Noël, de La Terre vaine, montre bien comment cette œuvre pouvait inspirer Bacon et s’associer à la sienne. « Cette coupe dans le temps, dans son épaisseur – coupe mouvante, vibrante –, elle est particulièrement perceptible dans La Terre vaine, peut-être parce qu’il s’agit du premier poème qui s’installe justement dans la coupure, son battement, sa pulsation, au lieu de la décrire. Désormais, la poésie sera le vif, la chose même. »
L’Enterrement des morts […] Quelles racines s’agrippent, quelles branches croissent Parmi ces rocailleux débris ? Ô fils de l’homme, Tu ne peux le dire ni le deviner, ne connaissant Qu’un amas d’images brisées, sur lesquelles frappe le soleil, L’arbre mort n’offre aucun abri, la sauterelle aucun répit, La roche sèche aucun bruit d’eau. Point d’ombre Si ce n’est là, dessous ce rocher rouge (Viens t’abriter à l’ombre de ce rocher rouge) Et je te montrerai quelque chose qui n’est Ni ton ombre au matin marchant derrière toi, Ni ton ombre le soir surgie à ta rencontre ; Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière. Frisch weht der Wind Der Heimat zu Mein Irisch Kind Wo weilest du ? « Juste une année depuis tes premières hyacinthes ; « On m’avait surnommée la fille aux hyacinthes. » – Pourtant le soir que nous rentrâmes si tard du Jardin des Hyacinthes, Toi les bras pleins et les cheveux mouillés, je ne pouvais Rien dire, et mes yeux se voilaient, et je n’étais Ni mort ni vif, et je ne savais rien, Je regardais au cœur de la lumière, du silence. […] T. S. Eliot, La Terre vaine et autres poèmes, 1921-1922, traduit de l’anglais par Pierre Leyris. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - XV
Francis Bacon, Paris et la littérature
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et amour de la littérature et de la France qu’a développé Francis Bacon, la scène littéraire et intellectuelle le lui a bien rendu. Poètes, écrivains, intellectuels se sont emparé d’une œuvre, selon les mots de Michel Leiris, « criante de présence ». C’est cette force, au sens propre, qui interpelle, comme l’a montré Gilles Deleuze en 1981 dans Francis Bacon : Logique de la sensation, une force aussi vitale qu’invisible. Une force qui peut aller jusqu’à la violence et à la pulsion de viol comme l’avoue Milan Kundera dans Une rencontre (2009) : « Déplacé et injustifiable, ce désir n’en était pas moins réel. Je ne saurais le renier – et quand je regarde les portraits-triptyques de Francis
Bacon, c’est comme si je m’en souvenais. Le regard du peintre se pose sur le visage comme une main brutale, cherchant à s’emparer de son essence. » Depuis 1971, le goût pour Bacon ne s’est jamais désavoué, chacune de ses expositions, en galerie comme en musée, étant un événement, et permettant, comme ici avec la littérature, des approfondissements nouveaux, preuve de sa grande richesse.
Street Scene (with Car in Distance), 1984, collection privée. © The Estate of Francis Bacon. Photo : Prudence Cuming Associates Ltd
Pour aller plus loin : Bacon en toutes lettres Catalogue de l’exposition sous la direction de Didier Ottinger 242 pages, 42 € Francis Bacon au scalpel des lettres françaises Édition établie par Didier Ottinger et Anna Hiddleston 168 pages, 14,90 € Exposition : Bacon en toutes lettres 11 septembre 2019 – 20 janvier 2020 Centre Pompidou www.centrepompidou.fr
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Notre-Dame des-Landes Saison 2
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Notre-Dame-des-Landes Le rideau médiatique est tombé, mais les acteurs continuent à semer, élever, clouer, construire, imaginer. Ceux qui ont choisi de rester à Notre-Dame-des-Landes lui redonnent vie, malgré les difficultés de tous ordres. Texte : Jacques Duplessy – Photos : Cyril Marcilhacy
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evant les bâtiments de la communauté de communes d’Erdre et Gesvres, une cinquantaine de zadistes et de sympathisants sont venus manifester pour réclamer un plan local d’urbanisme intercommunal qui tienne compte du projet de vie des zadistes à Notre-Dame-des-Landes. Ils ont apporté des crêpes, de la confiture, du café et l’ambiance est bon enfant, loin des tensions des dernières années. « Le plan d’urbanisme n’est malheureusement pas clair, déplore Jael, coprésident de l’association Notre-Dame-desLandes – Poursuivre ensemble. La communauté de communes ne prend pas position. Il y a juste une ligne très vague sur le respect de la zone environnementale, rien sur l’habitat léger. Nous voudrions entamer une discussion à ce sujet. Nous avons déposé un dossier avec des propositions d’habitats légers expérimentaux pour une centaine de personnes qui respectent l’environnement. » Un épisode révélateur de la saison 2 de la saga Notre-Dame-des-Landes. Après la victoire acquise de vive lutte, les opposants à l’aéroport veulent maintenant continuer l’aventure de la Zad en inventant une manière de vivre et de produire alternative. Leur projet est aussi de proposer un lieu de rencontre et de réflexion ouvert sur la société. Ceux qui n’étaient venus que pour combattre le projet d’aéroport sont repartis, car désormais les habitants doivent travailler dans la durée. Mais, pour cela, un autre combat commence : il s’agit de collecter des fonds pour acheter la terre et des fermes. Un fonds de dotation – La terre en commun –, a été créé ; il permet une acquisition collective hors de toute spéculation ou recherche d’enrichissement personnel. Ils espèrent lever trois millions d’euros. Pour accompagner les porteurs du projet
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est née une association, Notre-Dame-des-Landes – Poursuivre ensemble, qui rassemble aujourd’hui 850 adhérents. Les projets sont nombreux et divers : ovins, bovins, maraîchage, gestion du bois, artisanat, espace culturel de rencontre… Ils portent sur une superficie d’environ 400 hectares, pour une zone protégée totale autour de NDDL de 1 600 hectares. Mais tout n’est pas rose dans les relations avec l’État. « On nous interdit de déposer des projets en Scop [société coopérative ouvrière de production], la préfecture nous impose des projets individuels. Pourtant c’est dans la loi », dénonce Pierrot, le ferronnier de la Zad. De même, pour les agriculteurs, il est impossible de déposer des projets de société en Gaec, une forme d’exploitation collective. Mais, globalement, l’heure est à la discussion constructive. Les zadistes cohabitent avec des volontaires qui s’installent là un temps pour aider, échanger et chercher des modes de vie alternatifs. Certains viennent même de l’étranger pour découvrir cette expérience originale (photo ci-contre). Les habitants peuvent aussi compter sur un réseau de militants pour les aider ponctuellement, partager leur savoir-faire ou se mobiliser en cas de bras de fer avec l’État. Un chantier ouvert à des personnes de l’extérieur est organisé chaque semaine. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - XIX
Notre-Dame-des-Landes La Zad ressemble désormais à une gigantesque ruche. En plus des habitants permanents, des volontaires viennent de toute la France, mais aussi d’autres pays d’Europe, pour des chantiers communautaires. Pierrot tient la forge de la Zad, « le service public du métal », comme il l’appelle. « Ici, on peut refaire n’importe quoi, des pièces uniques faites maison. Ça sauve nos machines. » Comme les autres habitants, il refuse une logique économique de rentabilité. « J’accepte rarement de l’argent. Le plus souvent, on me paie en nourriture ou en échange de services. Ici nous voulons que les choses aient du sens, les gens souffrent du manque de sens. » La scierie menuiserie est un autre centre névralgique. Le grand bâtiment en bois en cours d’extension porte le nom évocateur de « hangar de l’avenir ». Le bois est une ressource essentielle, qui sert à construire des logements et des bâtiments agricoles, à restaurer des fermes en mauvais état. Romain est un des trois éleveurs de la Zad, sans compter les paysans historiques. Son troupeau compte 110 bêtes. Jusqu’à présent, cet ouvrier agricole s’occupait surtout de vaches laitières au gré des opportunités un peu partout en France. « Je voudrais m’installer et développer de la
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vente directe de viande sous vide pour être vraiment autonome financièrement », dit-il. Il existe également trois projets de maraîchage, avec une dizaine de serres sur trois hectares. « Désormais, on arrive à avoir des légumes toute l’année », se réjouit Jean-Louis. Les productions de la Zad sont échangées au « non-marché ». « Tout est à prix libre, l’argent sert à payer le gasoil, certaines semences que nous ne fabriquons pas », explique Jean-Louis. Pour s’assurer un revenu minimum régulier, certains envisagent de créer une boutique commune pour vendre à l’extérieur le fruit de leur travail. De nombreux agriculteurs « historiques », comme Marcel et Sylvie Thébaut, sont heureux de ce dynamisme. « Ça ramène de la vie à nos villages et des jeunes. » La Zad se veut toujours « un lieu ressources pour d’autres luttes ». « On amène les légumes et le pain en surplus dans des associations qui s’occupent de migrants, de réfugiés ou sur les piquets de grève », raconte Jean-Marie. Vivre sur la Zad, c’est d’abord un état d’esprit. Lucas a créé une brasserie en 2013 dans ces locaux provisoires (photo ci-dessus). À quelques mètres, un nouveau bâtiment sort de terre. Lucas compte maintenant vivre de sa production en la proposant à des Amap et des magasins de producteurs. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - XXI
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Ecce Homo Voici l’homme ! Mise en présence radicale, absolue. Défi d’une mise en face, d’un rapport à l’autre qui, par retour, par réflexivité, est aussi un rapport à soi. Si abstrait ou conceptuel soit-il, l’art est toujours une forme de manifestation de l’être humain : celle de soi et de l’autre, comme image et comme geste. Ecce homo ! Par Jean-François Bouthors
« Almost Human », ces deux mots qui font le titre de l’exposition de Thomas Houseago, au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, sont extraits de Suzanne, chanson que l’artiste a souvent écoutée, dans laquelle Leonard Cohen évoque la figure de Jésus, « brisé, bien avant que le ciel s’ouvre, abandonné, presque humain ». C’est toute la question d’une humanité en quête d’elle-même, entre ruine et reconstruction, qu’affronte le plasticien anglais. Au regard chargé d’interrogation, d’inquiétude, mais aussi de tendresse de la silhouette penchée répond le silence immobile du personnage qui nous tourne le dos, tandis qu’au fond apparaît un visage sans nom, sévère et presque menaçant. Serait-ce parce qu’il n’a pas de tête que le marcheur s’éloigne à grands pas ? Dès la première salle, voici l’humanité dans ses incertitudes.
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Dora Maar n’est pas simplement l’une des compagnes de Picasso. Comme le rappelle l’exposition que lui a consacrée le Centre Pompidou, c’est une excellente photographe, qui a croisé le surréalisme, la psychanalyse, Lacan et Bataille. Son Assia, c’est Ève avant la parole du serpent. Elle ne s’offre pas, elle est là. Se suffisant à elle-même, elle déborde le cadre, comme si sa puissance mystérieuse, symbolisée par l’ombre, imposante, ne pouvait être contenue. Le visage tourné vers cette ombre semble s’étonner de sa dimension. Le corps, d’une densité somptueuse, défie tous les discours. Ce n’est pas simplement la puissance sexuelle féminine qui s’affiche, mais toute l’humanité qui s’affirme… en une femme.
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Autre corps envahissant le cadre. Imposant son volume démesuré. Photographié nu, en plan plus que rapproché. À côté des images nées de la proximité qu’il entretient – « De proche en proche », comme dit le titre de l’exposition du Jeu de Paume –, avec les patients des hôpitaux psychiatriques, les simples et les pauvres, sont présentes pour la première fois celles que Marc Pataut a prises de sa propre masse. Il est la masse – presque au sens politique des « masses », ce peuple des humbles pour lequel il a plus que du respect, de l’empathie. L’historien de l’art Stefano Chiodi dit voir dans cette image – Mon corps (Popincourt) – « la puissance de l’individu comme puissance de l’infini, un infini qui a lieu dans un corps. […] Le corps individuel devient le lieu où la puissance du monde se manifeste en tant que puissance de création ». Homo humilis et creator !
L’Homme dans le vent de Thomas Schütte qui se dressait encore il y a peu dans la cour de la Monnaie de Paris a les deux pieds dans la boue. Il s’élève de la glaise, encore mal dégrossi, et semble peiner à s’en arracher. L’artiste allemand, qui se moque des modes, dit : « On ne fait pas de l’art, on ne peut que faire en sorte qu’il se produise. » Tout son travail est au fond cette « advenue » de l’humain, puissance fragile dont témoignent son regard et l’œuvre de ses mains. Ses héros sont perplexes, ses muses sont brisées, maltraitées. Non qu’il se moque d’eux, non qu’il les martyrise, c’est plutôt qu’il tente de nous suggérer d’y faire attention, d’en prendre soin, parce que l’humain ne va pas de soi. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - XXV
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Des visages jetés à terre et sur lesquels on marche. Regards désespérés, cris muets… Réplique, au Palais de Tokyo, de l’atelier de l’Iranien Farrokh Mahdavi, à l’occasion de la tumultueuse et profuse exposition « Prince·sse·s des villes », qui met en exergue les scènes artistiques bouillonnantes de cinq mégalopoles en chantier continu (Dacca, Lagos, Manille, Mexico et Téhéran). Voilà ce qu’il advient de l’humain, suggère l’artiste, qui fut boxeur et employé d’une morgue. L’écrasement des hommes et des femmes ne cesse de se poursuivre et l’histoire s’en nourrit. Les personnages roses de Mahdavi ont la peau à vif de ceux qui en sont réduits à tenter de survivre dans la marche du monde, tandis que la mort fait rage… Ecce homo ! XXVI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
Le Centre Pompidou a eu raison de convoquer la préhistoire comme « une énigme moderne », proposant un dialogue entre quelques-uns des artistes les plus importants du xxe et du début du xxie siècle et des chefs-d’œuvre de l’art préhistorique, qui suscitent chez le spectateur une émotion profonde. Les « anthropométries » d’Yves Klein, ces empreintes de corps féminins nus et enduits du fameux bleu qui porte son nom, rappellent d’autres empreintes, qui nous sont parvenues des plus lointains des temps « anthropiques ». Un même geste aux deux extrémités de l’histoire de l’humanité. Le presque rien d’une existence – à l’échelle des millénaires qui nous séparent des premiers humains – peut donc laisser une trace productrice de sens pour qui la contemple. Les virgules de Klein semblent jouer comme des dauphins dans l’eau. Leur danse n’est pas celle de la mort, mais celle de la vie. Le temps n’a pas raison de tout !
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Trois livres, posés comme des papillons sur des boîtes de verres qui enferment des souliers, une valise et un parapluie, s’ouvrent et se ferment à intervalles réguliers. Avec Kafka Zyklus, Rebecca Horn n’a besoin de rien d’autre pour rendre présent le personnage de Karl Rossman, expédié aux États-Unis par ses parents pour le soustraire à l’influence d’une bonne qui l’a séduit et rendu père. L’artiste allemande, dont le Centre P ompidou-Metz célèbre le « Théâtre des métamorphoses », évoque ainsi non seulement le héros de L’Amérique, récit d’un voyage initiatique qui ne connaît qu’une suite de désastres, mais Franz Kafka, son créateur. L’Amérique est le premier roman composé par l’écrivain, entre 1911 et 1914. Déjà, les thèmes essentiels de son œuvre sont là. Le dispositif imaginé par Horn suffit à nous mettre en contact avec l’esprit de l’écrivain praguois, qui décrit l’humain en prise au mystère d’une existence qui lui échappe, face à des forces inconnues. Est-ce ainsi, se demandait Aragon, que les hommes vivent ? XXVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
Non loin du Kafka Zyclus, les commissaires de l’exposition ont accroché une œuvre d’Antonin Artaud, La Machine de l’être ou Dessin à regarder de traviole, qui date de 1946, alors qu’il était encore interné à Rodez. Il y subissait des électrochocs. Le personnage qu’il a représenté au centre pourrait bien être soumis au même traitement. L’ensemble dit l’éclatement, la fracturation, la souffrance dont Artaud fait l’expérience et qu’il concentre en sa personne pour nous retourner ce mystère d’une condition humaine qui se bat avec elle-même et ne trouve pas la paix. C’est la vie, aux prises avec son propre chaos, qu’il faut « regarder de traviole ». Si l’œuvre d’Artaud nous parle, c’est qu’elle n’est pas un simple autoportrait égotiste, mais le cristal (fou ?) dans lequel se diffractent les contradictions et peut-être même l’absurde de l’existence. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - XXIX
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L’humain est invité à habiter la profondeur du temps : voilà ce que semble suggérer le titre de l’exposition rétrospective de l’œuvre du Sud-Coréen Lee Ufan, également au Centre Pompidou-Metz. Mais où le trouver dans son œuvre ? « Ce qu’il y a à voir, dit l’artiste, est ce que vous ne voyez pas. » C’est le geste posé, la mise en relation entre la pierre, le plateau de verre et l’espace qui les entoure ; c’est la pensée qui s’est condensée dans ce geste. La matière qui se présente ainsi, infiniment limitée – si peu de choses : une pierre, du verre… – est la manifestation de celui qui l’a disposée comme l’offrande d’un silence. L’humain que l’on ne voit pas est dans cette offrande de silence. Qui, en effet, peut concevoir d’offrir un silence et l’infini de ce silence, sinon un humain ? Là, dans le silence d’une mise en relation, s’ouvre la possibilité d’une transcendance qui n’est pas celle d’un dieu en surplomb. Tel est bien cet enjeu que dit le titre de nombre d’œuvres de Lee Ufan : Relatum, ce qui est rapporté, ce qui est en rapport… Être humain : créer une relation susceptible d’être habitée dans le temps.
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The Turn clôt l’exposition « Mille et un passages », que le Jeu de Paume consacre à Sally Mann, l’une photographes américaines contemporaines les plus importantes. Le spectateur a découvert sa famille, sa terre – le Sud (des États-Unis) – et les blessures de l’histoire, son travail sur la question raciale, sur l’usure du corps et la maladie à travers des techniques expérimentales poussées qui donnent à son œuvre une profondeur et une gravité incomparable. Une humanité faillible, mais jamais jugée, fragile, grave, hantée par la possibilité de la mort se dessine à travers les images que Sally Mann compose, jusque dans ses paysages, qui sont comme les traces d’un passage. L’homme qu’elle a saisi de dos, au milieu de fumerolles qui s’élèvent comme un voile diaphane, a devant lui à la fois le passé qui a sculpté, modelé, marqué le terroir qui s’étend sous ses yeux, et l’avenir qu’il lui incombe de construire avec et pour d’autres. L’humain entre héritage et responsabilité… LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - XXXI
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1. Thomas Houseago (né en 1972 à Leeds, Royaume-Uni, vit et travaille à Los Angeles). De droite à gauche : Walking Man, 1995, plâtre, fer, jute ; (en arrière-plan) Untitled, 2008, plâtre, chanvre, fer à béton, mine de plomb, Oilbar, crayon de couleur ; Arched Figure, 1996, plâtre, jute, bois, acier ; The Master, 1995, plâtre, bois, peinture. © Thomas Houseago. Vue d’exposition. Photo Jean-François Bouthors. Œuvres présentées au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, dans le cadre de l’exposition « Almost Human » du 15 mars au 14 juillet 2019. 2. Dora Maar (née en 1907 à Paris, morte en 1997 à Paris), Assia, 1934. Épreuve gélatino- argentique, 26,4 x 19,5 cm. Ancienne collection Christian Bouqueret. Collection Centre Pompidou, Paris, musée national d’Art moderne, Centre de création industrielle. © Adagp, Paris 2019 / Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI / G. Meguerditchian / Dist. RMN-GP. Œuvre présentée au Centre Pompidou, Paris, dans le cadre de l’exposition « Dora Maar » du 5 juin au 29 juillet 2019.
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3. Marc Pataut (né en 1952 à Paris, vit et travaille à Aubervilliers), Mon corps (Popincourt), 1988. © Marc Pataut. Œuvre présentée dans le cadre de l’exposition « Marc Pataut. De proche en proche », au Jeu de Paume, Paris, du 18 juin au 22 septembre 2019. 4. Thomas Schütte (né en 1954 à Oldenbourg, Allemagne, vit et travaille à Düsseldorf), Mann im Wind I, 2018. Bronze patiné, appr. 350 x 240 x 240 cm. Pinault Collection. © Aurélien Mole / Monnaie de Paris. © Thomas Schütte / ADAGP, Paris, 2019. Œuvre présentée à la Monnaie de Paris, dans le cadre de l’exposition « Thomas Schütte. Trois actes » du 15 mars au 16 juin 2019. 5. Farrokh Mahdavi (né en 1970 à Téhéran, Iran, vit et travaille à Téhéran), Scarp Work, acrylique sur toile, 2019. © Farrokh Madhavi et Dastan’s Basement. Vue d’exposition. Photo Jean-François Bouthors. Œuvres présentées au Palais de Tokyo, Paris, dans le cadre de l’exposition « Prince·sse·s des villes » du 21 juin au 8 septembre 2019.
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6. Yves Klein (né en 1928 à Nice, mort en 1962 à Paris), Anthropométrie-ANT 84, 1960. Pigment pur et résine synthétique sur papier marouflé sur toile, 155 x 359 cm. Musée d’Art moderne et contemporain de Nice. © Succession Yves Klein c/o Adagp, Paris 2019. Photo Muriel Anssens / Ville de Nice. Œuvre présentée au Centre Pompidou, Paris, dans le cadre de l’exposition « Préhistoire. Une énigme moderne » du 8 mai au 16 septembre 2019. 7. Rebecca Horn (née en 1944 à Michelstadt, Allemagne), Kafka Zyklus, 1994. Fer, verre, livres, valise, chaussures, parapluie, acrylique, fil, moteur. Bad König, collection Rebecca Horn. © Rebecca Horn. Vue d’exposition. Photo Jean-François Bouthors. Œuvre présentée au Centre Pompidou-Metz dans le cadre de l’exposition « Rebecca Horn. Théâtre des métamorphoses » jusqu’au 13 janvier 2020.
08. Antonin Artaud (né en 1896 à Marseille et mort en 1948 à Ivry-sur-Seine). La Machine de l’être ou Dessin à regarder de traviole, 1946. Mine graphite et craie de couleur grasse sur papier, 65 x 50 cm. Musée national d’Art moderne, Paris. Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMNGrand Palais / Philippe Migeat. Œuvre présentée au Centre Pompidou-Metz dans le cadre de l’exposition « Rebecca Horn. Théâtre des métamorphoses » jusqu’au 13 janvier 2020. 09. Lee Ufan (né en 1936 à Hamangun, Corée du Sud), Relatum, 1970/2019. Pierre et verre : pierre : h. 70 cm, plaque de verre : 240 x 300 x 1,9 cm. Courtesy Kamel Mennour, Paris/Londres. Vue d’exposition. Photo Jean-François Bouthors. Œuvre présentée au Centre Pompidou-Metz, dans le cadre de l’exposition « Lee Ufan. Habiter le temps » du 27 février au 30 septembre 2019. 10. Sally Mann (née en 1951 à Lexington, Virginie, États-Unis). The Turn, 2005, Tirage gélatino-argentique, 101,6 x 12 cm. Collection privée. © Sally Mann. Œuvre présentée au Jeu de Paume, à Paris, dans le cadre de l’exposition « Sally Mann. Mille et un passages » du 18 juin au 22 septembre 2019.
Le véganisme, une nouvelle religion ?
Ils respectent toutes les formes de vie. Font du prosélytisme. Prônent des interdits alimentaires. Développent une vision du monde et comptent dans leurs rangs des radicaux prêts à s’ériger en martyrs… Les véganes auraient-ils inventé une nouvelle religion, fût-elle laïque ? Rien n’est moins sûr, mais leur mouvement n’en revêt pas moins une forte dimension éthique, qui interpelle les croyants de toutes confessions. Par Frédéric Brillet
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REGARDS // LE VÉGANISME, UNE NOUVELLE RELIGION ?
En quelques années, une série de livres, d’articles scientifiques, de documentaires et de vidéos peu ragoûtantes sur la réalité des élevages et abattoirs ont mis la condition des animaux de ferme dans le débat public, à l’agenda gouvernemental et dans les conversations familiales. Les adeptes du véganisme, qui s’opposent à toute forme d’exploitation animale, ont désormais droit de cité sur la scène intellectuelle et médiatique. Quel succès pour un mouvement dont la plupart des Français ignoraient jusqu’à la signification il y a dix ans et qui représenterait 0,4 % de la population selon une enquête de L’Observatoire société et consommation… Un mouvement que l’on peine à caractériser tant ses sources d’inspiration philosophiques, scientifiques, mais aussi spirituelles, sont multiples. Spirituelles ? Les idées et prescriptions qui évoquent directement ou indirectement les grandes religions abondent en effet dans le véganisme. Comme le christianisme, le judaïsme, l’islam ou le bouddhisme, ce mouvement propose une conception du monde et de ce que doivent être nos relations avec le règne animal. Il promeut une morale pas si éloignée que ça des préceptes bibliques : les véganes ne font après tout qu’appliquer les commandements – « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse », « Tu ne tueras point » – de manière extensive en assimilant les « animaux non humains » à autrui ou à un prochain. Enfin, le véganisme porte en lui une eschato logie puisqu’il aspire à l’instauration d’un monde où les humains auraient fait la paix avec les animaux en cessant de les exploiter et où ces derniers auraient même cessé de s’entre-dévorer. Et les plus environne84 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
mentalistes des véganes nous prédisent une apocalypse écologique si l’on échoue à instaurer cet autre modèle. Des analogies s’observent aussi en ce qui concerne le prosélytisme, les véganes recourant à tous les arguments – éthiques, environnementaux et sanitaires – pour promouvoir leur cause. Par ailleurs, les termes évoquant la sphère religieuse apparaissent de manière récurrente dans les livres, discussions et blogs en ligne dédiés au véganisme. Dans son ouvrage Révolution végane. Inventer un autre monde, Élodie Vieille Blanchard, présidente et porte-parole de l’Association végétarienne de France, évoque une « conversion extrêmement libératrice, joyeuse ». D’autres en parlent comme d’une révélation. Les plus radicaux déclarent aspirer au statut de « martyr » en allant à l’affrontement avec les acteurs de la filière viande ou en se faisant marquer au fer rouge comme des bovins pour frapper les esprits. Autant d’éléments qui amènent le théologien protestant allemand Kai Funkschmidt à assimiler le véganisme à une « religion de substitution » qui apporterait un « salut par l’alimentation » en créant « les conditions d’un monde sans violence ». Les opposants au véganisme recourent eux-mêmes à des termes religieux pour se gausser de ce mouvement : c’est « le nouveau puritanisme à la mode »… Pour Gabriel Robin, dans le magazine L’Incorrect – issu il est vrai de la droite ultra, qui a peu de sympathie pour ce mouvement –, les véganes sont des « prêcheurs inlassables, […] moralistes manichéens qui divisent le monde en deux catégories », les « purs », les « parfaits », qui adhèrent au végétalisme intégral et les « impurs », « fieffés omnivores ». Pour autant, tous ces éléments ne sauraient suffire à constituer un nouveau
culte. « Areligieux, notre mouvement se définit comme un humanisme qui s’étend à l’ensemble des êtres “sentients”, c’està-dire dotés de la capacité d’éprouver des émotions, dont la souffrance. Nous nous revendiquons rationalistes car nos recommandations s’appuient sur des faits scientifiques », insiste Brigitte Gothière, cofondatrice de l’association L214, qui dénonce régulièrement dans des vidéos les conditions d’élevage et d’abattage. Bien qu’en désaccord avec les véganes, le philosophe et codirecteur de la rédaction de la revue Esprit Jean-Louis Schlegel la rejoint sur ce point : « Il manque l’essentiel : des rituels collectifs répétés à intervalles réguliers, selon un ordre précis et en principe immuable. Et que des véganes versent dans le sectarisme ne signifie pas davantage que le véganisme soit une religion : les engagements radicaux existent aussi hors des religions, en particulier en politique. » Et, à y regarder de plus près, une bonne partie des véganes affichent leur désintérêt, voire leur méfiance vis-à-vis des grandes religions, à l’exception peutêtre du bouddhisme (voir encadré). « Les fondateurs des Cahiers antispécistes
étaient athées », rappelle Estiva Reus, l’une des responsables de la rédaction de cette publication en ligne. Difficile en effet pour les antispécistes (une théorie dont une bonne partie des véganes se réclament) de se reconnaître dans la Bible, qui accorde à l’homme le droit de faire usage des animaux comme bon lui semble, pour peu qu’il leur épargne des souffrances inutiles. Dès leur sortie du Paradis, Dieu donne en effet à Adam et Ève des peaux de bêtes pour se vêtir. En devenant pécheur, l’homme, végétarien dans le Jardin d’Éden, obtient la permission de se nourrir des animaux. Après le déluge, le Créateur accorde à Noé et ses fils le droit de tuer pour manger. Dans le Nouveau Testament, Jésus effectue une pêche miraculeuse et mange du poisson. Saint-François d’Assise lui-même était carnivore. L’islam et le judaïsme évoquent explicitement le sacrifice d’animaux à Dieu. L’abattage rituel pratiqué par ces deux religions constitue une circonstance aggravante aux yeux des véganes : pour être certifié hallal ou casher, l’animal doit être conscient au moment de se faire trancher la gorge, ce qui interdit
Définitions Le véganisme – francisation du mot anglais veganism –, est un mode de vie consistant à ne consommer aucun produit issu des animaux ou de leur exploitation [et] découle généralement d’une idéologie qui propose une redéfinition normative de ce que devraient être les relations des humains aux animaux. Cette idéologie peut prendre la forme de l’antispécisme, un mouvement selon lequel la même considération morale devrait être accordée aux différentes
espèces animales. […] Au-delà de l’adoption d’une pratique alimentaire végétalienne – qui exclut la viande et le poisson, mais aussi les produits laitiers, les œufs et le miel –, le véganisme exclut la consommation de tout autre produit issu des animaux, de leur exploitation ou testé sur eux – cuir, fourrure, laine, soie, cire d’abeille, cosmétiques et médicaments testés sur des animaux ou contenant des substances animales. Source : Wikipédia.
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REGARDS // LE VÉGANISME, UNE NOUVELLE RELIGION ?
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« NUL BESOIN D’ADHÉRER AUX IDÉES ANTISPÉCISTES POUR DEVENIR VÉGANE. » BRIGITTE GOTHIÈRE, COFONDATRICE DE L’ASSOCIATION L214
l’étourdissement préalable. Cela dit, il faut resituer ces récits et pratiques millénaires dans leur contexte : « Dans les civilisations où le vivre et le couvert ne sont pas assurés tous les jours, la question du refus de consommer des animaux pour des raisons éthiques ne se pose pas », fait remarquer Jean-Louis Schlegel. Le centre de gravité du véganisme a beau osciller entre agnosticisme et athéisme, bien des chemins y mènent. Des chemins qu’empruntent tant ceux qui croient au ciel que ceux qui n’y croient pas. Certes, les religions du Livre refusent la vision antispéciste des véganes, qui désacralise l’espèce humaine en accordant les mêmes droits fondamentaux à tous les « animaux non humains ». « Mais nul besoin d’adhérer aux idées antispécistes pour devenir végane : des chrétiens, juifs ou musulmans y viennent simplement en exerçant leur compassion pour les êtres “sentients” », remarque Brigitte Gothière. Aucune des trois religions du Livre n’impose en effet de consommer des animaux, y compris celle considérée comme la plus « viandarde », à savoir l’islam. Dans son ouvrage Les Animaux en islam, l’imam Al-Hafiz Basheer Ahmad Masri rappelle que ni le Coran ni les hadiths ne prescrivent le sacrifice de moutons et d’agneaux à l’occasion des fêtes religieuses – il ne faut pas confondre religion
et tradition. L’auteur doute par ailleurs que la viande provenant d’élevages intensifs puisse être labellisée hallal, le traitement infligé aux animaux concernés s’opposant aux principes de bienveillance et de respect prônés par l’islam. Plus près de nous, le Français Omero Marongiu-Perria, théologien musulman devenu végétarien, s’interroge sur son blog : « Progressivement, j’ai commencé à remettre en cause les modalités puis l’utilité même du sacrifice de centaines de milliers de bêtes dans le contexte contemporain. Je me suis dit qu’on pouvait respecter la tradition sans forcément passer par l’acte lui-même, totalement déconnecté d’ailleurs de son contexte originel. » Ces idées finissent par infuser au-delà des cercles intellectuels, et des groupes de musulmans végétariens ou véganes émergent sur Internet. Ainsi Kreezy R incite sur la page F acebook www. facebook.com/musulmans.vg.veganes, suivie par 19 000 personnes, à adopter ce régime. Cette jeune militante a par ailleurs lancé une chaîne YouTube intitulée Une maison pour l’Aïd, qui propose une alternative charitable au sacrifice du mouton. Sacrifice qui « n’est ni une obligation, ni un pilier de la religion, contrairement à la zakat, l’obligation de donner aux plus pauvres », insiste-t-elle. Et d’inviter à « épargner des milliers, voire des millions de vies animales en faisant preuve de LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - 87
REGARDS // LE VÉGANISME, UNE NOUVELLE RELIGION ?
charité ». Comment ? En contribuant au moment de l’Aïd à financer par un don des logements plutôt qu’en offrant un mouton. Dans cette perspective, le véganisme demeure une option, pas une prescription. Rares sont les leaders musulmans qui suggèrent que la consommation de viande est un péché. « Toute votre vie vous avez bu le sang et la chair des animaux sans vous rendre compte de ce que vous faisiez. Vous aimez la chair et le meurtre […] Dieu nous regarde. Demain, Sa vérité et Sa justice feront enquête là-dessus. Vous devrez en rendre compte », écrivait Bawa Muhaiyaddeen, un prédicateur soufi srilankais qui a fondé une communauté aux États-Unis. Et le judaïsme ? Force est de constater que les intellectuels juifs ont joué un rôle pionnier dans la promotion du véganisme ou du végétalisme, à l’instar de Peter Singer – La Libération animale –, Jonathan Safran Foer – Faut-il manger les animaux ? – et du prix Nobel de littérature Isaac Bashevis Singer, qui a été jusqu’à écrire que « dans les relations avec les animaux, tous les gens sont des nazis. Pour les animaux, c’est un éternel Treblinka ». Autre indice révélateur, le mouvement végane fait de nombreux adeptes dans la communauté, en Israël comme ailleurs. Ils trouvent dans la Genèse de quoi les conforter dans cette voie – « Et Dieu dit : Voici, je vous ai donné
toute plante portant semence, qui est sur la face de toute la terre, et tout arbre dans lequel il y a un fruit d’arbre portant semence ; cela vous sera pour nourriture. » Conséquence ? On trouve de nombreuses associations juives qui se disent végétariennes ou véganes, à commencer par la puissante Jewish Veg américaine. Au nom de leur foi, des penseurs chrétiens recommandent aussi de se détourner de la viande, constate David Chauvet, chercheur en droit animalier à l’Institut de droit européen des droits de l’homme (université de Montpellier). « En 1711, le théologien chrétien Nicolaus Krok, de l’université d’Uppsala, fait valoir dans sa thèse que si Dieu a fait des animaux des choses au service des humains, la destination de ces choses n’est pas d’être mangées. » Récemment, le théologien catholique John Berkman déclarait que le véganisme est « une très bonne discipline spirituelle comme moyen d’anticiper et d’aider à faire avancer le royaume pacifique du Christ. Et de s’interroger sur la consommation contemporaine d’animaux qui implique une cruauté incroyable […] clairement incompatible avec les Évangiles et la foi chrétienne ». Reste qu’en dehors de quelques théologiens et groupuscules, peu de chrétiens se réclament aujourd’hui du véganisme, du végétalisme ou du végétarisme en s’appuyant sur la religion. Après quelques
« JE NE SUIS PAS CERTAIN QUE LE PAPE DOIVE SOUTENIR LE VÉGANISME. » FABIEN REVOL, DOCTEUR EN THÉOLOGIE ET EN PHILOSOPHIE 88 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
Avant-gardistes, les religions asiatiques ? Bouddhisme, hindouisme, jaïnisme… Les grandes religions qui recommandent officiellement de se passer de régime carné ont toutes leur berceau en Asie. Hindouistes et bouddhistes suivent un régime végétarien qui leur permet de consommer du lait et des œufs, quand les jaïns, membres d’un culte dérivé de l’hindouisme, se passent – en principe – de ces derniers. Le Bouddha, suivi par de nombreux maîtres tibétains et indiens, affirme que « manger de la viande détruit la grande compassion » et conseille à ses disciples de s’en abstenir. « L’empereur Ashoka, qui épousa le bouddhisme et le végétarisme par la même occasion, promulgua plusieurs décrets, cent cinquante ans après la mort du Bouddha, pour que les ani-
recherches, on tombe sur un groupe Facebook intitulé Chrétiens végétariens et véganes – qui compte 269 membres (!) – et sur l’association Fraternité pour le respect animal (F.R.A.), qui rassemble des prêtres et laïcs au sein de l’Église catholique. Responsable éditoriale de F.R.A., Estela Torres a beau estimer « les valeurs chrétiennes d’amour et de compassion compatibles avec le véganisme », sa position demeure marginale dans la chrétienté. Probablement parce que les autorités religieuses, à commencer par le Vatican, ne prennent pas une position claire sur le sujet. Invité à manger végétalien durant le Carême dans le cadre de la campagne Million Dollar Vegan, le pape François a répondu en accordant sa bénédiction aux initiateurs de l’opération. Mais sans préciser s’il allait suivre la recommandation… Une mise à distance que justifie Fabien Revol, docteur en théologie et en philoso-
maux soient traités avec bienveillance. Il fit notamment graver sur le pilier de Sircar des préceptes enjoignant à ses sujets de traiter les animaux avec bonté et proscrivit sur tout son territoire les sacrifices animaliers », écrit le moine bouddhiste Matthieu Ricard dans Plaidoyer pour les animaux. Vers une bienveillance pour tous. Le refus de tuer pour manger tient pour beaucoup à la croyance dans le cycle des réincarnations, qui suppose qu’une âme humaine peut migrer vers tout être vivant. En mangeant un poulet, une vache ou un mouton, on perturbe le cycle menant à l’illumination, stade suprême qui signe la fin des transmigrations et implique de bien se comporter toute sa vie durant.
phie, enseignant chercheur à l’Université catholique de Lyon, spécialiste de l’écologie intégrale : « Je ne suis pas certain que le pape doive soutenir le véganisme […] pour des raisons issues de la foi chrétienne. Il semble important que l’humanité réduise fortement sa consommation de produits animaux pour libérer les terres, […] nourrir plus de monde, […] lancer moins de gaz à effet de serre, […] pour des raisons de santé […]. Pour autant, le véganisme généralisé ne me semble pas justifié par la Révélation car il est une aspiration qui ne pourra, me semble-t-il, se réaliser qu’à la fin des temps. Au jour de la genèse, tous les animaux sont végétariens, lions et humains inclus. Or, cette harmonie de la création première a été perdue par les conséquences du péché. La relation de violence, même si elle est maîtrisée, fait désormais partie du réel irréductible et indépassable de notre monde. »
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· es s on es s i a lial · i es m a ral ns ru iso les s e Ma ilia · · s es fam rale ns o es ns s ru l est o l 8 heures. Le soleil brille, de l’établissement, élèves et personnels si le Mais presque a i · l i a oiseaux schantent, mais l’heure inclus. Ici, c’est la campagne, la vraie. li es · ales i m e l n’est pas à la paresse à la maison et dodue, riante sous le soleil, un s arurale n(MFR) d’Haleine, dans Verte r am ural ns ffamiliale u peu moins sous la pluie. À quelques o s rDans leisbâtiment e r o s l l’Orne. pédagogique, kilomètres de la frontière entre l’Orne et a s le élèves es Mai lideux · en train la Mayenne, « dans M de seconde lia ssont i a un trou perdu » char· i s m e · l e de se battre avec un aspirateur. Océane rient les élèves ; les terminales, qui ont le a f ura ns al Océane, es s fam uet… s r de service droit de sortir le soir, doivent avoir une s n s15 r ans, sont soavant i e r o l n « ménage ». Tous les matins 8 h 30, pour pousser jusqu’à la ville, La a s s e a i l filles Mdoiventilidonners ·un voiture so iale Mlesadeuxljeunes a Ferté-Macé, à un quart d’heure, ou Alen· i m d’entrée l s · coupmdei propreleaus petitfahall le quins çon, à 45 minutes. L’établissement est i a r m a a e s f lesursalles den cours.rPour u l’heure, a ral sdessert de plusieurs bâtiments en U, o ecomposé s sgérer i r o s l n elles ne sont pas trop de deux pour posés autour d’un gros chêne au moins u a s s ai ale M ilia · r iso unlaspirateur e s qui se démonte et qui n’ascentenaire. Dortoirs des filles, dortoirs · i a · M il es m les e Ma ilipire pas – disent-elles. Mathilde, l’une des garçons, salles de cours – chaque a s fam ral s f ura ns · am desleanimatrices, s veille grain a las sienne –, salle informatique, n derrière r iclasse e s f ur« ses » a jeunes. u ausl’aspi s « Mathilde, so cuisine, r o s le réfectoire – tous les repas n ne marche foyer, a s n e a i r o l i e a qu’illian’est pas· M sontil préparés is « Vous vérifié s · sur place sous la houlette al avez· M iso ales Mpas ! » a i i s m e l l i e n’y fade Jean-Jacques Les deux m ralqui s demoiselles, a ns Soisnard, le « maître de li s · bouché ? » r i m a e s f l u a avaient pas pensé, jettent un œil dans le maison », sles fonctions d’écom ale s f ra ns ru on s r iqui so assure e l tuyau, obstrué par une grosse boule de nome/intendant/cuisinier. u a s r « Je dois es Mailâche,liale · M ilia s · ur isonsaletés. sotoutiaréaspirer ? » l s i r e a s a idépitée, i leApprendre, s famvivrealensemble, e s · Lamdeuil Océane. al · Mla première s M il xième r n s m a a e · s Océane, l moralsdef la pre-ur fairensle ménage u a soutien o f r e a s l r i r es fam rmière, o letoutes s retumotiveosan comparse. s lesaMFR, ilaamaison le famia approuve, Comme s s n i s e l établissement l queMa lialeilirurale a d’Haleine is iaavant n ru ireste ·M m estiun so plus esqueM20aminutes l s l · so les MIllesneacours i a Dehors les autres scolaire laïque le sprivé, s fam fa au statut d’associa· se rassembler, licommencent. i m a e s l r lia es · élèves a comment à ça chation, sous contrat i e s f ura ns ru on avec l’État. Coût d’une l m ral shute, famçaurigole, a s apour r çaovanne. n sUnr « Ta gueule » is les familles, tout compris, o leannée s i n r u rigolard fuse entre les ados. « Dis donc ! » cours, logement, repas : 1 600 euros pour s i ale Ma ilia · M r iso tance s a s e Mathilde, qui a l’oreille à tout. les élèves de 4 et 3 , 1 800 à 2 000 euros e Ma lial · M ili s · am les 8 h 30, a de la seconde à la terminale. Pour ce i « Désolé ! » s répond m leacoupable. · leet plusnsoufÀ moins r prix les jeunes bénéficient d’un cadre a f u r ale ndébarbouillés, r es s fam urnourris, s u s r élèvesisoserontledevant réveillés, tous les solide : réveil à 7 heures, petit déjeuner r o s n a s s e a i o leurs professeurs. début des cours à 8 h 30, déjeul i s iale MC’est a unliadébut de· Mjournéeilordinaire à àner7 h 15, à 12 heures, reprise des cours jusqu’à i s fam l s · la MFR i e l m d’Haleine. L’établissement est 17 h 30, goûter, études surveillées oblim ale fa ra ns u s planté à l’entrée du village de 236 habigatoires, dîner à 19 heures, douche, o plus que les effectifs retour dans les chambres ur son tantses–rsoitaàipeine s r à 21 heures, s ai ial M M mil es · · s fa ral s on s ru
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es s fa ural ns f rur on s ru iso les ais liale Ma ilial s · mili e l a ur ison es r aiso ales Mais liale · Ma ilia s · M ami les · fam rale s fa ural i lRURALES, s famUNEaCAMPAGNE a ns ru on s r a le ns f ÉDUCATIVE ili s ·FAMILIALES r al · M //mMAISONS e m Ma iliREGARDS u r s fa rale s fa ura ns ru iso s r iso ales ais iale · M m e l fa ura ns ru on es r iso les a iale Ma ili s · M mil les fa s s ial des feux aà 21 lh ia30 pour ·lesM4 ildes MFR.s ·Tous lesamjeunes,lede la 4 aufaBTS, ra s n s r iso les aiextinction M i les fam le s f ra ns ru on l a · e a M mlesi 3 , e22 s heuresam pour les sde ais ale ra onau fil de a! secondes, rul’année osemaines ial s · M mili les · faetpremières sy a rualternent f l r e s l s i n a et terminales. Ouf « Ici, il cours et semaines de stages dans u s s r n s r iso es ai ale Ma ilia des· M ili e fa ra ns du rrespect l u a o leslejeunes etales adultes, 15 jours l ·entreprises. i Schématiquement, m rale s · M l s aÉlodie i a isentre m a e ur sons s ru aiso lesouligne i s f l a l M jours entreprise. i à lales à l’école, fa Les m15avec acours,ns ru lelesenprogrammes iliDubois,s ·qui travaille r i ale · M ilia cuisine M avecmJean-Jacques. a s m f a · Certains ne en phase officiels, a u r n adu nsont r « profeso les ai s assurés s rienfa fairerquand fa ici, le ilssarrivent r M ili es am lesavent u s o s i r a non pas par des u s r iso seurs a », ouilia · M s apari desia« lemoniteurs n avant m ral s f ra genrenàspasserrula serpillière s e M a o le balai, » mais l f e u · M l s o a l s i Ça râle m ales fa · » – mdesi enseignants s on lleur iaformateurs s a e a M apprend ! parfois, sur- il« hyper a i ns es ru ison les r aimais s f e l · iils le fonts quandm impliqués r ns M mais e dansfala vierdeal leur nMFR. s iaterminales, l · M toutilles Ainsi, a u l a m a a r e · i s l s f uà rHaleine,nils partagent u unisgrand so iale o s i m aCar r estousslesfajeunes a lia s · M mil les famême. » de la maisonbureau l r e r a o s aQuels que ndanses avec ivue u desrôle s sur leslechamps. r impliqués n às tour alsoient· M mil e r e s fa ura ns néerusont o i l M l o a l i a i a · ils m s la fa ral is ale de l’établissement a ilia : · leurs M horaires sont là pour s fonctionnement ili delecours, s e ur son es r aiso leleménage a l M a i m s f a · les achambres, journée. La a porte est toujoursr ouvertens illes salles, i ial M ilia s · M dans m a ru is e s une dispute s f l r a u o s f n m r e a l les sanitaires, service à table, débarrasaux élèves. Pour gérer entre · u s s l i r M m es am alesage… Lefaserviceradu petitndéjeuner r question s ruest le onjeunes,sune ai ouliale · Ma so surlesles devoirs, i s f l r e u M a s o a l s i es fa f ra ns ru moins i l’emprunt n couru : r et pouris cause,leil implique ia« Onsest· suivi m a l a M d’un ballon. de A o s i s i l u a · s s n s r iso le aide se aréveiller M mià Z, confirme e en terminale. a ral ns le ·àM6 h 45. Duriliapoursun· ado. l m s f Audrey, élève a a e i s f ud’un l trèssdifférent r collège a M il la vieesdans unemcommunauté e a n ousd’un ru iso le e s oùfa uIci,rac’est l r a o ial s · M mili les · faMais l n m f a s s n’a pas r est l’un n dess r lycéeisclassique : i le choix,aleon doit· Ma ilia o chacunradoit faire sa part on s e u a o a l f n r e a u s li l’avanr principes a icar travailler, o ldes iatout est· Mcadré ;mimais s maisonsaisfamiliales le M s fam ale l s srurales, ral ons s rur ison legrands e a i e i l s · M l a d’où leur nom, qui fleure bon le tage c’est que les profs sont toujours i a m a a · fait, m s pourfanous. »rale s f ur làns rur i is ale Ma ilia début Mdu siècleili passé. s e a · De c’est dans l s Foisneau le la toute m1930raque fa première a nAline M ili s · am leless années u sfaitonpartieesder cesaenseiso les Ma r i a r s f u o l s f i nLot etsGaronne. m ale s r is gnants a desnMFR s a vu rleujour entre ia s · m r a e l a a o pas tout à fait comme· M les autres. i l i f l u a s s r i séconomiques o l’origine s ru son s r isDès le ·posés ia enseigne m rale s fa e lesMprincipes · M les M : ilElle ai liafurent sciences l m a e s f l a i e a a i s i danslesla scolam etasociales, l s ·des parents a al M l’implication le nsleffrançais e raet l’artndes la comrleu ison es a m f u s r midealeur a a r e o enfant, le lien avec les terrimunication aux élèves qui préparent ial s · M mili les · farité l s f ur ns ru iso es is ale a lial r e a (services a o les bacaprofessionnel toires, et la n pédagogier de l’alternance. s i aux· M mi le l SAPAT l f a l u s s r i n a i a M r o s i r s fa ra e u · M l formation La quadra l Maest eniliaeffet s · personnesi et auxs territoires). is eniaalternance m e u son s r aiso lesLal’autre l a a f m e · méducativele vientfa de fairealsa vingtième ra dansns s ru is i ale · M ilia · Mpiliermdeil la « méthode » s rrentrée s a u r n a a e i s s f l r M il es am le fa ra s ru on ru iso es aiso ale Ma m ral s f ra ns ru on es is les a ial M ili s · m a f s ru son s ru aiso les ais lial · Ma ilia s · M mil es · fam ale s fa es Mai liale · M ilia s · M ami les fam rale s fa ural ns rur on e l a i · m i les c’est « Ici, s ais ial f ra ns d’un n s r ouisod’un m très e sdifférent u collège l e r a o l s f a u a s choix, a · M mil e is ale on· Mdoit a classique e s fa lycée s rur so:n ons rn’aisopaslele i l r l a i n a u s fa ral r n travailler, i tout r iso es car a cadré ia · ;M mais le Mest ili ll’avantage s m e l a l s i a o e a l i m s f e a a lia · M il s · am le fa ra s ur ons ru s is ial c’est a M slesfaprofs f toujours n nous. m ale sont r is» les ai a ns là u pour r M mil es · amique r e o s s l u s s r n a ns ru o s r iso le ai ale · Ma ilia · M m f l r a f a u s s i m ales s fa ns s rur ison les r aiso ales Mai iliale · Ma milia s · M amil ales Audrey, a f r n e à la MFR d’Haleine · i élève en terminale s ale · Ma milia es · M amil ales fam rales ns fa rural ons f s rur ison es ru aiso ales es s fa ural ns f rur ons s ru iso les ais liale Ma ilial s · M mili es l a r on s r iso les ais ale Ma ilia · M mi s · m le fa ral is le a ia M ili s · m es fa ale fa ra ns ru
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92 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
s i r i a · n r s n m e a a u s r iso les ai iale Ma ilia · M ili es am les s fa ral s f rur ons ru iso es ale Ma lia · M il s · am les fam ral s f ura on ru son es ais les Ma lial s · mi les fam rale s f ura ns s ru son s r ais les ai lial · M ilia s · mi les ale ns fa rura ons s ru aison les r aiso liale · Mai iliale s · M milia es · M fami ales fam urale ns fa rura s s s iso les ai iale · M ilia · M mi es am ale s fa ral ns rur on s r iso les ai Ma milia es · M amil ales fam rales ns fa rural ons f s rur ison es ru aiso ales Mais iliale · Ma ilia es · M m s u l i f l r m l s fa e s fa ura ns ru son s r aiso les ais lial · Ma ilia s · M mil es · fam ale s fa ura ns s r iso les ai iale · M ilia · M mi es am ale s fa ral ns rur on s r iso les ale Ma ilia · M il es am les fa ral s f rur on ru iso es ais ale Ma lia s · am les fam ral s f ura ons ru son les ais les Ma lial · M ili s · mi les ale ns f rura ons s ru ison les r ais iales Mai ilia · M ilia es · ami les s fam rale s fa rura o iso les ais iale Ma ilia · M il s · am les fam ral s f ura on s ru son les ais Ma ilia s · M amil les · fam rales s famurale ons f rura sons es ru aison les r Mais liale · Mai ilia s · M m famurale ns f rura ons es ru ison les r ais iales Mai ilial s · M milia les · fami ales s fam rale ns fa · M l s s r aiso les ai lial · Ma ilia s · mi es fam ale s fa ura ns rur son s ru iso les ale s · M milia es · M fami les fam rale ns fa rural ons s rur ison les r aiso ales Mai iliale · Ma milia s a s e u · s i l ale ns fa rura ons s rur ison les r aiso ales · Mai iliale · Ma milia es · M amil ales fam rales ns fa rural o s i s iso les ai iale Ma ilia · M mil les am les s fa ral ns f rur on s ru iso les ais Ma ilia es · M amil les · fam rales s fa rura ons f rura ison es ru aiso ales Mais liale · Ma ilia s · M am fam ural ns f rura sons s ru ison les ais ales · Ma ilial · M mili es · ami ales fam rale ns f r s r iso les ai iale Ma ilia · M ili es am les s fa ral s f rur ons ru iso es ale Ma lia · M il s · am les fam ral s f ura on ru son es ais les Ma lial s · mi les fam rale s f ura ns s ru son s r ais les ai lial · M ilia s · mi les ale s fa ura ns ru son s r iso le ai iale · M ilia s · M mi les fam ale s fa ra on s r iso les ai iale Ma ilia · M mil les am le s fa ra ns rur on s ru iso ais iliale · Ma ilia es · M amil les · fam rales s fa rura ons f rura ison es ru aiso ales Mais liale · Ma s u s a l i n m l s f s m a li · s fam ale s fa ura ns rur son s r iso les ai iale · M ilia s · M mi es fam ale s fa rur son es r aiso les Mai liale · Ma ilia s · M mil les fam ale s fa ral ns rur on s r les Mai ilial · M ilia es · ami les fam rale s fa rura ons rur ison es ru aiso ales Mais liale s · am les fam ral s f ura ons ru son les ais les Ma lial · M ili s · mi les ale ns f rura ons s ru ison les r ais iales Mai ilia · M ilia es · ami les s fam rale s fa rura o iso les ais iale Ma ilia · M il s · am les fam ral s f ura on s ru son les ais Ma ilia s · M mil les · fam rales s fam rale ns f rura ons s ru ison les r ais iale Mai ilia · M m am ale s fa ra ns ru on s ru iso es ais ale Ma lia · M mil es · am les fa
· es s on es s i a lial · i es m a ral ns fonction s de moniteur : « Ici, nous sou- qu’ils veulent faire plus tard ». Et aux ru iso lahaitons e s l plus grands, ces expériences de terrain le bien-être de nos élèves avant a e M ilileur a réussite · permettent de consolider leurs connaisscolaire, explique-t-elle. Ce · s e l sances et leurs compétences, et de ne veut pas dire que nous ne sommes es fam qui s a r n s exigeants o eenstermes de résultats ! Mais prendre conscience de certaines réan s rupas s i o l différent de celui des pro- lités. C’est notamment le cas pour les est a travail a is ale · notre i M l i fesseurs classiques : s · on fait cours, on cor- jeunes filles qui sont en SAPAT : « Elles li es rige i m e l vont être confrontées à la vieillesse, à la des copies, aussi ra mais nsnousssommes am ural nprésents s fa rudans c’est compliqué pour une jeune l’établissement tous les o s dele8 h 30 à 17 h 30. » demaladie ; i r o s 15 ans, explique Aline. Avant de les jours de la semaine, a s lemoniteurs es Mai liLes · aussi envoyer en stage, M d’Haleine lia sassurent i a nous faisons avec elles · i s m e · l e des visites préparatoires dans les établisl’étude surveillée et le soutien scolaire a s ade 18 à 19 heures, r n al tousnslesf élèves es s fam upour r u sements, et puis nous restons en contact o es à r s i r o s l n avec leurs maîtres de stage pour faire soirs au a certains s rôle.lIlse mangent iatable, · M l so iales Mtour aide i a des points réguliers. On ne les lâche pas réfectoire avec leurs élèves : « À on · i s s faAline. m Les e l s · parlemdeiltout !leexplique l i ça en entreprise. » À la fin de leur élèves s ane pose-n comme r a s fa poser r u am rale sosent scolarité secondaire, les bacheliers des des questions qu’ils o n s r is les u en cours, r o n MFR cumulent donc plus de soixante raient pas ils nous découvrent u a s s ai ale M ilia · r iso autrement e l s semaines de stage, dont au moins trois et nous apprenons à mieux les · i a · M il es m les e Ma iliconnaître… hors de leur région. À cela peuvent s’ajouÇa permet surtout aux plus a s fam ral s f ura ns · am jeunes e s l ter des voyages à l’étranger : 90 % des rendreucompte n que les proo es r e s f urfesseurs a dennessesont s i r o s l de l’enseignement agrin r iso les pas des isextraterrestres. le plus· Ma séjours ia Erasmus · l a i a cole sont réalisés par des élèves des MFR. écoutent peut-être un peu i s a iso ales MIlsanous l à seespré- am M apprend i on ·leur i e l l i De quoi faire un beau ensuite quand s i l m s fa ra s f ura n CV. l s · senter, i m e l a à lever la à bienuse tenir sur n s r iso les m ale s f ra main, ssouffler r o n leur chaise, à ne pas en levant les u a réputation s s ai ale La mauvaise o sommes e ur isonyeuxesaur ciel… M liaplus sjoli· qu’il est le plus s l i i r Un CV d’autant Nous là pour les · i a l a M s a iprofessionnaliser. » s fadécoré m ad’au · miles lesouvent le moins al · M milEni complément, s un diplôme. s M il expériences r n a a e · s s f l r u a Ainsi, en 2017, les MFR permettent s un fen entreprise n s r iso affichaient a u s lejeunes r e r es fam raux o s l n a série bases s aistaux dealeréussiteMdea88,6 % n dessMFR ru d’acquérir o lespour s ru du savoir iaau brevet e l s o l i i n · professionnelle (contre 79,7 % au niveau être indispensables se s i a i e a ilidu travail. il s fampour les bacs pro·M m so les Mfairea uneliplace al dans M national),leet de 89,3 % le monde s · i a s 81,1 %). Cette année, s ajoute le sess fa fessionnels ra (contre li es · Pasapeu amquertoutes fière,eAline i f n m a u l r o s n edes m ral sélèves f deuraterminalen ont unrujob assuré s élèves is de SAPAT ont même réussi otrès s o a l s i n r u à décrocher pour l’été : « Les entreprises sont s i ale Ma ilia · M une très convoitée place r iso demandeuses s a s e car ils sont en i jeunes s école d’infirmière sur Parcoursup, la e Ma lial · M de inos · l m e s l a i toutledes suitefopérationnels. » m ale s f ra plateforme d’admission dans l’enseigne· a l’intérêt r des formations n s ruen ment supérieur. a tout es s fam urC’est s: préparer u o n r alternance un diplôme tout Et pourtant les MFR jouissent d’une s i o lesles expériences leprofesn es r en iscumulant a a o assez dégradée en dehors du i M » deil4 et de 3 , image s ial Msionnelles. a lia Aux « petits · milieu rural, comme en témoigne Pascal i s fam l s · les m i e l stages variés – chez des artisans, Borel, le très investi directeur de la MFR m ale fa ra ns u s des agriculteurs, des commerçants… – d’Haleine : « À la dernière rentrée scolaire, r iso ur son permettent s r de se faire une idée de « ce un principal de collège de la ville voisine a s ai iale Ma M mil es · · s fa ral s on s ru e
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es s fa ural ns f rur on s ru iso les ais liale Ma ilial s · mili e l a ur ison es r aiso ales Mais liale · Ma ilia s · M ami les · fam rale s fa ural i lRURALES, s famUNEaCAMPAGNE a ns ru on s r a le ns f ÉDUCATIVE ili s ·FAMILIALES r al · M //mMAISONS e m Ma iliREGARDS u r s fa rale s fa ura ns ru iso s r iso ales ais iale · M m e l fa ura ns ru on es r iso les a iale Ma ili s · M mil les fa s · en aseconde, M ilqui l’a sprise s unidiscours a liad’élèves· pour l M n s r iso les aifait m amais le quis fn’aa pasura ns a aux parents i s f m e l a · l i e r a M e a l s i l enfants n fauteesder iso le m s ne pas f uvoulu a la garder prévenirede mettre a leurs en upremière, r n m a r o ia s · M mil les · fales s f l r s o l de Ma ilia s C’estaiune voisine n à s r placesissuffisantes. a parce chez nous, s que çarules conduirait r a e e a o s i l l n f a l u a s essensC’est adonc r on l’échec. i nouss a· m le e notre a i a M r o Sympa, non ? » maison de campagne qui s l i r e u · M l s l s i a i n m r u so s ais letiellement s faElle nous lea dit s fa ura a · M qui idécide li es ·parléademla MFRled’Haleine. a le bouche-à-oreille i a l i e r a i M l i s · parentsmà inscrire l: que n es r i menfant s ici fleur f ça avait asauvé nsons fils !rDès u lasprer a a e o s l r Ma ilia es · M amil ledes u a o l Ma s f i n r Carla ajeunesnont « La moitié de nos s’y inscrire. u so mière svisite, s un membre s a voulu r a i e r a s i l l m f a l u a · s r i n famille i L’alternance r qui aisfait o ses létudes chez le · Mentre lesiliastagess et· Mles cours, fa ura ns ru idesoleur s e a s a m e s i mise en pratique, c’est exactea ral s fa ia et la· Mplu-milla théorie le Mlea directeur, n es r iso les anous,iasouligne s f m e l l i e a s s fa ment M partildes parents ce dont felle avait a a l npour réusm sont aà lapprendre. » ru ison le eemployés, s Àruvoirrabesoin s · d’élèves l r a o s f n m aleprofessions a lia s · M mili les · faouvriers, intermédiaires ou sir la bouille réjouie u s s i aaffichée osur salephoto s rur on s r de Carla s deaclasse, le Ma ilia s r n i a a e agriculteurs. » s i f l r e u · am le M l s o a la salle s desaexceptions, i l’établissea dess ·profs m i ial dans n Mais r a u s s i s r i e l r M il y a toujours de o s l i n e l u so es ais lecommeMal’illustreliaCarla, ·arrivée l ns f ura i MFR s · ment,mon a effectivement M e a l f a à la l’impression l r i a i m i s · ilmy a unlepeus plus fd’un s saruvoie ! Seule fala jeune rafille a ntrouvé a an.raLale que o es r ais u s s Ma milia es · M amil aled’Haleine i r a o s s n f a nson père u pos-so fille dans a delial · M s d’une s r e i r jeunesfille estuparisienne, uneaclasse vingtaine l f l r e M a o l s i es fa f ra ns ru sède i garçons, nune compagnie r isde taxis,leet sa mère iaun bacs ·professiona l a M elle prépare o s i s i m l u a · s s n s r iso le aidirigeaune M minel agroéquipement e découvert a ral ns le petite iacommunical m s f · M agenceilde et s’est a a e · i s a M il Très eloins du milieu e a n agricoles m rural ru iso le e–smêmes fsia uune al passion s fpourrulesr engins l r a o ial s · M mili les · fation. s l n m f a s s le secteur r de ncam-s r – çaistombe e Ma ilia i embauche. a possède o la famille une u maison bien, s l r e a o a l a f n r e a u · m e s is ad’un e M r dans a iliaa changé M quandilielle rentre « L’ambiance ol’Orne.les« Carla asouffre l s · s strouble ral ons s rur ison lepagne i e lCarla s fa ral mMoser. s M a des apprentissages qui iali bien · à la maison, ajoute Nathalie a m a a e · s i s f l r a i e l a i · M sai scolarité, l s raconte faplus enrasituation msa mère, s d’échec,rudoncsoellen s ru ai le nn’est e a s l n m s f a Ma ilia s · M amil lecompliqué u s elle fait r i par- ale · M r stressée. o À la lMFR NathaliefaMoser.ra Comme snous sommes est moins e u s o a s f i n m r e a u s s l r n unesfamille i tieald’une e communauté, r isd’intellectuels, a iliaelle développe M unili es am o les nous a · M o s fa rura sons s ru isplutôt i e Mentendu a liparler n’avions ljamais MFR ! ilvrai sens· des responsabilités, a des m ales ellefest al ns f amtrès ·M s r a i e a a i s l i s f m e l a · u Nous avons trouvé un lycée agricole privé bien suivie par les professeurs, c’est un s e a M i n es r iso les ur lessoparents. » ral ons pours rnous, ial s · M mili les · fam ales s fam urale ns fa rusoulagement i ial Ma ilia s r i e r e a a o s s l l n f a u a s ais ale LeMtryptique r oQuatre-vingts il s · m le n s r isanso d’histoire a a M s i r e u · l professeurs/parents/ l i n m r u so s ais le a lia · M ili s · maîtremde stagees fa ale s fa ura i less annéesm1930, le fa ral ns ur n s r is i ale La ·première ia asvu· Mle jourmdans M l a MFR i r la formule o le a i s MFRruauraient-elles fa l’abbé ra nLes M il eentre a raled’un scuré, stous o detrouvé s s fLot i met Garonne, e u s l à fl’initiative i e r a a o magique qui permet faire réussir s s l l n m a n rupaysans, lia s · M m a que s leslejeunes,Mquels s i a i a M a o s i Granereau, etr de syndicalistes soucieux de f r e u · l s o a soient leur milieu l s · mi poureless études s ru sproposer le s fa is ale desMformations lioua leur ai iliaqui ne· M am on lesàrleursaadolescents i les s f appétence ? « Il ra l s i e a s i l passexagérer, f ursourit e a Pascal · campagne il eleur n Borel, m pour am unerafaut ru ison le elas ville. ia pass ·àMabandonner s f l l a o ial · Ma mobligent i s f n m r a s s 400 sMFR, quiraccueillent i aleélèves,Ma ilia e il existe o leSurs cent acinquante directeur. lélèves. s fa Aujourd’hui fa% plus adel eux uclassesoden 4 es r lechaque s r n i a r e s i squi· m le 45 000 30 d’entre sont en l r u M o s aux personnes, ildizaine a ons ·en a une i ial Ma iannée, n se forment r aux u 3 ,s30 % s i ra ns setrde i e l a o s l services m a l a lia · M i s · peuvent poser edes problèmes deledisci- s fa r o le et 23 %aisont iinscrits a le dans l m f a M s u des formations ayant trait à r i a i n m le travail s fdans fa ou ud’investissement ra ns dans uproblèmes a desrale spline o es r ais s · élèves mse répartissent r e · M milLes autres s l Ma milia esl’agriculture. i r e a o scolaire. On arrive à régler ces s s l n f a n la gestion u so uniquement aderrièrelial · M sles parents s r e i a a r s l domaines variés comme l’environnement, f l r e u M a o a si sont l s f n r isla mécanique… a nsforêts, l’alimentation, u · faire. »mLesi es fam ia Sans· Meux,monineliapeutlerien le Mai ilnous. s a ns s rur isdes a o les r aiso ialleescommerce, a trèsral ns i s f · M l i m a a e · maîtres de stage jouent aussi un rôle s ale · Ma milia es · M amil ales fam rales ns fa rural ons f s rur ison es ru aiso ales es s fa ural ns f rur ons s ru iso les ais liale Ma ilial s · M mili es l a r on s r iso les ais ale Ma ilia · M mi s · m le fa ral is le a ia M ili s · m es fa ale fa ra ns ru
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s i r i a · n r s n m e a a u s r iso les ai iale Ma ilia · M ili es am les s fa ral s f rur ons ru iso es ale Ma lia · M il s · am les fam ral s f ura on ru son es ais les Ma lial s · mi les fam rale s f ura ns s ru son s r ais les ai lial · M ilia s · mi les ale ns fa rura ons s ru aison les r aiso liale · Mai iliale s · M milia es · M fami ales fam urale ns fa rura s s s iso les ai iale · M ilia · M mi es am ale s fa ral ns rur on s r iso les ai Ma milia es · M amil ales fam rales ns fa rural ons f s rur ison es ru aiso ales Mais iliale · Ma ilia es · M m s u l i f l r m l s fa e s fa ura ns ru son s r aiso les ais lial · Ma ilia s · M mil es · fam ale s fa ura ns s r iso les ai iale · M ilia · M mi es am ale s fa ral ns rur on s r iso les ale Ma ilia · M il es am les fa ral s f rur on ru iso es ais ale Ma lia s · am les fam ral s f ura ons ru son les ais les Ma lial · M ili s · mi les ale ns f rura ons s ru ison les r ais iales Mai ilia · M ilia es · ami les s fam rale s fa rura o iso les ais iale Ma ilia · M il s · am les fam ral s f ura on s ru son les ais Ma ilia s · M amil les · fam rales s famurale ons f rura sons es ru aison les r Mais liale · Mai ilia s · M m famurale ns f rura ons es ru ison les r ais iales Mai ilial s · M milia les · fami ales s fam rale ns fa · M l s s r aiso les ai lial · Ma ilia s · mi es fam ale s fa ura ns rur son s ru iso les ale s · M milia es · M fami les fam rale ns fa rural ons s rur ison les r aiso ales Mai iliale · Ma milia s a s e u · s i l ale ns fa rura ons s rur ison les r aiso ales · Mai iliale · Ma milia es · M amil ales fam rales ns fa rural o s i s iso les ai iale Ma ilia · M mil les am les s fa ral ns f rur on s ru iso les ais Ma ilia es · M amil les · fam rales s fa rura ons f rura ison es ru aiso ales Mais liale · Ma ilia s · M am fam ural ns f rura sons s ru ison les ais ales · Ma ilial · M mili es · ami ales fam rale ns f r s r iso les ai iale Ma ilia · M ili es am les s fa ral s f rur ons ru iso es ale Ma lia · M il s · am les fam ral s f ura on ru son es ais les Ma lial s · mi les fam rale s f ura ns s ru son s r ais les ai lial · M ilia s · mi les ale s fa ura ns ru son s r iso le ai iale · M ilia s · M mi les fam ale s fa ra on s r iso les ai iale Ma ilia · M mil les am le s fa ra ns rur on s ru iso ais iliale · Ma ilia es · M amil les · fam rales s fa rura ons f rura ison es ru aiso ales Mais liale · Ma s u s a l i n m l s f s m a li · s fam ale s fa ura ns rur son s r iso les ai iale · M ilia s · M mi es fam ale s fa rur son es r aiso les Mai liale · Ma ilia s · M mil les fam ale s fa ral ns rur on s r les Mai ilial · M ilia es · ami les fam rale s fa rura ons rur ison es ru aiso ales Mais liale s · am les fam ral s f ura ons ru son les ais les Ma lial · M ili s · mi les ale ns f rura ons s ru ison les r ais iales Mai ilia · M ilia es · ami les s fam rale s fa rura o iso les ais iale Ma ilia · M il s · am les fam ral s f ura on s ru son les ais Ma ilia s · M mil les · fam rales s fam rale ns f rura ons s ru ison les r ais iale Mai ilia · M m am ale s fa ra ns ru on s ru iso es ais ale Ma lia · M mil es · am les fa
· es s on es s i a lial · i es m a ral ns s se tient au courant des progrès et des ru iso « lOn s e Ma ilidifficultés ae · avec les professeurs, et on pousse · m es s l élèves e fa les à aller plus loin dans leurs études. » s a r n s n ru o s si o les Mais liale · Martine Pesné, lia es · ami les i infirmière en Ehpad, maître de stage am ural ns f rura ons s r iso es ais ale s e Ma lial · M ili s · i les dans mla formation · le ndess jeunes. avec des parents qui souhaitent retirer a f a r a es s fam uimportant r nssont donc u « triangulés Lesquels o e»s par du collège du coin leur aîné, Diego, en 3 . r s i r o s l pro- Toute la famille est là : le père, la mère, le n derniers, a etlialeurs s leleurs parents i · jeune candidat, et ses trois petits frères M so iales Mces a i a infirmière s dans · m iMartines Pesné, l i e l s · fesseurs. l i un Ehpad a estral’une dens et sœurs, dont un bébé de 3 mois qui le de slafMFR, m voisin a r am rale scesfamaîtres de stage. Une à râler dès le début de l’ens n s mission rucommeiqui u« Je vois sodesla lecommence r o n comble : ces jeunes tretien. Le père dit que son fils n’est pas u a s s ai ale M ilia · r iso pépites e l s à l’état brut. Il faut leur donner motivé par les études, la mère raconte · i s e Ma ilidua temps,· Mles accompagner. l es Ça n’est i m e l pas une situation de harcèlement… Pascal a s fam ral s f ura ns · am évident e s l d’être confronté à 15 ans à des s directement à Diego. Sa n s r iBorel e s f uradultes a nquisne sontrupas desoprofesseurs so s’adresse e l ou première question : « Est-ce que tu as une a s s n e a i r so lede sa famille ! l tient au· M passion i dans · l a i a On se la vie ? » « La mécanique et i s a iso ales Mdesaimembres l eavec i progrès· Met desmdifficultés i s m e l l i courant des la carrosserie », marmonne l’ado, alors a s i l s fa ra s f ura n l s · les aprofesseurs, i m e l et on pousse les élèves à que le bébé commence à pleurer. « C’est o m ale s f ra ns ru on s r is les aller plus loin dans leurs études, à contibien, ça, et pourquoi veux-tu venir chez u a s s ai ale M ilia · r le supérieur. » o le« Certains ur isonnueresdans s i r élèves nous ? » relance Pascal, les yeux dans · i a un peu s a inous l arrivent il leceux s dufagamin. m « Pour esles stages liaabîmés · Mpar lemcoll i a M s et l’alter s a · M l r i n m a a e · s s f l r u a lège, raconte Isabelle Chatel, l’une des o Leesdirecteur n répond r leisjeune. s deru4 snance », le ns fréférente rades classes es fam rformatrices, o s l n a u valide d’un sourire, et acommence à a s e i r o s ru et elle-même l i e M l s o a l s i a i n · ancienne élève de MFR. On éplucher le bulletin de notes du collés i a i e a bons il prenant s fasoin m de s’arrêter sur li à rien, ·ilsM m so les Mleura a répété i alqu’ils·n’étaient M gien, enle i s l i a s positifs, avant d’exs par le maiss fa les uquelques ra npoints li es · sontam amles stages donc trèsemotivés i f a l r r o s m ral spasf toujours !ru Au début, s aleis fonctionnement de la MFR, ra parolesn cours onils lepliquer u s s i n r u sont surpris par la proximité qui s’installe la s i ale Ma ilia ·vieMà l’internat, la nécessité pour les r iso entre s a s e eux et nous. i ilssont· besoinmd’un leparents s de s’impliquer dans le suivi des e Ma lial · M iMais l a pour reprendre et des stages de leur fils… Puis i cadre e s fet c’est · lconfiance, ra études amEn MFR, les onts fici. a les jeunes ontru un vient sa question rituelle : « Est-ce que r n aqu’ils es s fam urceadulte s n loins d’eux ru presque pas ce contrat vous convient à tous ? » Trois so 24 leheures i r o n a s s e a i o sur 24. En cours comme en stage, on fusent. « Alors on va te trouver une l i lça qu’on les « oui » s iale Ms’occupe a lid’eux, i a sc’est· Mcomme place ici, Diego ! » Le bébé hurle désori l s · remetmen selle. »le fam i mais à plein poumons. Mais son grand m ale fa ra ns u s Ce jeudi après-midi, le directeur de la frère sourit : à la prochaine rentrée, il va r iso ur son MFResd’Haleine r a justement rendez-vous commencer une nouvelle vie. • s ai ial Ma M mil es · · s fa ral s on s ru e
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REGARDS REGARDS
Fraternités
Les associations multiplient les initiatives et débordent d’idées pour donner corps à la fraternité. Chaque saison, vous trouverez ici des idées, des noms et des pistes. Par Philippe Clanché
Rentrée – 15 € pour réussir une année scolaire En France, les enfants viennent de retrouver leurs salles de classe. Ailleurs, tous n’ont pas cette chance. Dans nombre de pays, l’investissement dans les fournitures scolaires de base ne s’inscrit pas dans les priorités économiques de familles luttant pour survivre. Le Secours islamique a lancé fin août, pour la dixième année, une opération de financement de kits scolaires. Avec chaque don de 15 euros, l’ONG peut offrir à un enfant un cartable, trois cahiers, une boîte d’instruments géométriques et douze crayons de couleur.
Objectif 2019 : expédier 6 000 kits dans trois pays. Cette opération va profiter aux enfants vivant dans des camps de déplacés en Somalie. Des jeunes de Madagascar pourront ainsi éviter la déscolarisation. Enfin, des kits doivent partir pour le Pakistan au bénéfice d’orphelins sans ressources et de petits réfugiés afghans. Le Secours islamique rappelle qu’il y a dans le monde 262 millions d’enfants qui ne sont pas scolarisés. Rens. : www.secours-islamique.org ou 01 60 14 14 14
Développement – L’autosuffisance en trois ans L’ONG FXB (initiales de François-Xavier Bagnoud, fils décédé des fondateurs), aujourd’hui active dans vingt pays en Afrique, Asie, Europe et Amérique, a mis au point un modèle d’intervention auprès de populations fragiles basé sur l’activité économique, mais différent de la pratique ordinaire du microcrédit. Sa méthode originale consiste à proposer à une centaine de familles nécessiteuses (soit entre 500 et 600 personnes) une prise en charge de plusieurs facteurs de pauvreté : malnutrition, maladie, déficit éducatif et insalubrité des logements. En offrant en parallèle un capital de départ et des formations appropriées, le programme vise à faire parvenir la communauté à l’autosuffisance économique. Et ce au bout de trois ans d’accompagnement seulement. Basée en Suisse et intervenant à partir d’antennes en France et aux États-Unis, FXB est soutenue par des fondations et des collectivités locales. Depuis sa création en 1989, elle a mené avec succès deux cents programmes de développement communautaire. Rens. : fxb.org/fr ou 01 42 66 43 78 96 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
Madagascar – Des rires pour éviter la prison Partout où ils peuvent redonner le sourire aux enfants, les artistes de Clowns sans frontières apportent leurs nez rouges et leur savoir-faire d’animation. L’ONG, qui fête cette année ses 25 ans, intervient depuis 2000 à Madagascar, où elle a mené par le passé des projets autour du tabou des enfants jumeaux ou de la prévention du VIH. La nouvelle mission lancée cet automne s’adresse aux mineurs privés de liberté. Dans un pays qui compte 30 % d’enfants non scolarisés en primaire, dont beaucoup vivent à la rue, on dénombre plus de 800 mineurs incarcérés, un tiers d’entre eux n’étant pas séparés des adultes détenus. On devine les risques de violences derrière les barreaux. Du 5 au 25 septembre, l’équipe de Clowns sans frontières, composée de quatre artistes bénévoles et d’une logisticienne, a travaillé avec les associations actives dans les centres de détention à Madagascar. Comme à son habitude, elle n’est pas venue offrir une représentation toute prête. Elle a mis en place un atelier d’expression pour les enfants en vue de bâtir une création commune, avec trois musiciens du groupe local Les Telofangady. Ce programme était soutenu par des associations malgaches et françaises, ainsi que par le ministère de la Justice du pays. Rens. : www.clowns-sans-frontieres-france.org ou 01 82 09 70 52
Migrants – Un parcours d’insertion dans le tissu local Celles et ceux qui fuient leur pays pour arriver sur notre territoire ne demandent qu’à travailler. En 2018, l’Ordre de Malte a mis en place en Indre-et-Loire une structure pour permettre à ces hommes et femmes d’accéder à l’emploi en valorisant les compétences qu’ils et elles ont acquises dans leur pays d’origine. Le principe du programme Esp’air (Élan solidaire de parrainages pour l’accompagnement et l’insertion professionnelle des réfugiés) est simple : repérer des manques de main d’œuvre dans la région, permettre aux réfugiés de bâtir un projet professionnel épaulés par des salariés et des parrains bénévoles, organiser un apprentissage de la langue à leur intention et enfin les aider
à accéder à l’emploi. Cette initiative bénéficie à 22 femmes et 36 hommes venus d’Irak et de Libye, souvent très qualifiés et titulaires d’une carte de résident de dix ans et d’une autorisation de travailler en France. Ils sont suivis depuis un an par une équipe pluridisciplinaire composée de spécialistes des ressources humaines, d’enseignants en français langue étrangère et de volontaires en service civique, en lien avec Pôle emploi et les agences d’intérim. Le projet est soutenu par l’État et ses services locaux, ainsi que par des fondations privées. Rens. : www.ordredemaltefrance.org/ journee-mondiale-refugies-2019.html ou 01 45 20 80 20 LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - 97
GRAND ENTRETIEN // RÊVES ET RÉALITÉS DU CATHOLICISME
Rêves et réalités du catholicisme Accablé de crises, affaibli par l’indifférence religieuse, le catholicisme français contemporain doute de son avenir et se cherche de nouvelles visibilités. L’historien Denis Pelletier nous explique comment son pluralisme s’enracine dans les débats qui ont suivi la Révolution française et comment ses élites ne sont plus en phase avec sa base. Il vient de publier chez Albin Michel une vaste fresque intitulée Les catholiques en France de 1789 à nos jours.
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TC – Contrairement aux idées reçues, la Révolution française, à son commencement, n’a pas de projet antireligieux. Pouvez-vous nous expliquer la situation à l’époque ? Denis Pelletier – Quand le processus révolutionnaire s’enclenche en juin 1789, il n’est pas question de remettre en cause les fondements catholiques de la monarchie. Certains députés du clergé étaient proches des Lumières, à l’image de l’abbé Grégoire, qui se battait déjà pour l’abolition de l’esclavage et l’émancipation des juifs. Beaucoup de curés de paroisse partageaient les conditions de vie difficile de leurs fidèles. Ils rêvaient d’une monarchie plus ouverte aux revendications du peuple et dont ils auraient été le ciment. Comment la Révolution française devient-elle anticatholique ? La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et l’affirmation de la liberté religieuse remettent en cause la monarchie de droit divin, qui tirait sa légitimité de l’Église. La crise financière, elle, conduit la Révolution à confisquer les biens de l’Église. En échange, elle rémunère le clergé mais le soumet à une rationalité économique et sociale. La Constitution civile du clergé réorganise l’Église de France et impose aux prêtres de prêter serment à l’État. Cette division pose la question de l’allégeance à Rome et divise profondément le pays à partir de 1791. Les affrontements religieux en France ont précédé la Révolution. Mais le conflit entre clergé constitutionnel et clergé réfractaire leur a donné un contenu politique nouveau. Désormais, la question religieuse sert de support à tous les mécontentements et toutes les déceptions vis-à-vis du nouveau régime. Les Vendéens et les Chouans de Bretagne utilisent un répertoire religieux. Leur catholicisme est sincère, mais ils expriment d’abord la colère de communautés rurales saisies par la crise. Ils se révoltent parce qu’ils vivent mal, parce que la Révolution ne tient pas ses promesses, notamment en ce qui concerne la redistribution des biens. En retour, cela renforce les partisans d’une Révolution anticléricale. Dans l’imaginaire catholique, la Révolution est un moment de persécution antichrétienne. Pourquoi ? Il faut rappeler qu’en 1989 le cardinal Jean-Marie Lustiger a refusé de participer aux commémorations de la Révolution. Ce qui compte dans cet imaginaire, c’est d’abord le souvenir des massacres de Septembre de 1792. Les sans-culottes, qui envahissent les prisons et les couvents, commettent des massacres qui font trois mille morts, parmi lesquels environ deux cents prêtres et religieuses. La violence est réelle, mais pas spécifiquement anticatholique. Il y a aussi les victimes de la Terreur : 6 % d’entre elles sont des prêtres alors que le clergé ne représente à l’époque que 0,6 % de la population. Mais c’est surtout le souvenir de la chouannerie et des guerres de Vendée qui vont alimenter cette mémoire victimaire. La guerre civile a fait probablement un demi-million de morts de part et d’autre, alimentant la thèse d’un « génocide vendéen », qui est certes un mythe, mais un mythe très efficace.
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GRAND ENTRETIEN // RÊVES ET RÉALITÉS DU CATHOLICISME
Après la Révolution, Napoléon instaure un régime concordataire. Selon vous, c’est la première reconnaissance du pluralisme religieux en France. De quelle manière ? Le concordat de 1801 et les articles organiques – qui organisent aussi les relations avec le protestantisme et le judaïsme – constituent un régime de cultes reconnus. L’État reconnaît la liberté religieuse, c’est-à-dire le droit d’être ou de ne pas être catholique, juif ou protestant. Le régime concordataire protège les cultes, dont il organise la diversité, même si le catholicisme y occupe une place privilégiée en tant que religion de la majorité des Français. La mutation est considérable. Auparavant, c’était le catholicisme qui fondait la monarchie de droit divin. Désormais, c’est la souveraineté populaire qui est à l’origine de l’État, à charge pour celui-ci d’organiser les cultes par le dispositif concordataire. L’historien et sociologue Jean Baubérot estime qu’il s’agit là d’un « premier seuil de laïcisation », un siècle avant la Séparation de 1905. Les catholiques en ont eu très vite conscience, et c’est un élément fort du traumatisme mémoriel issu de la période révolutionnaire.
Au cours du xixe siècle, le catholicisme français est agité par de multiples débats. Quels sont-ils ? Après la Révolution, le catholicisme s’est reconstruit dans un contexte de pluralisme, même s’il a fallu attendre la IIIe République pour que la démocratie s’installe durablement. Ce trait me paraît essentiel : le catholicisme s’est en quelque sorte coulé dans ce pluralisme, alors même qu’une partie de ses élites en refusait les fondements révolutionnaires. Politiquement, les catholiques du premier xixe siècle se divisent entre un courant contre-révolutionnaire, majoritairement légitimiste, un courant libéral, plutôt orléaniste mais dont certains acceptent en 1848 une République conservatrice, et des minorités de gauche où s’inventent la démocratie chrétienne et une partie du socialisme à la française. Avec le temps, cette diversité se cristallise en une opposition entre catholiques intransigeants, qui refusent les principes mêmes de la modernité, et catholiques libéraux, qui acceptent de transiger avec elle. Il y a aussi des débats proprement internes au monde catholique. Par exemple, longtemps avant la dissidence de Mgr Lefebvre, la France a connu au milieu du xixe siècle une grave crise liturgique. Elle a opposé les défenseurs de liturgies locales à ceux qui voulaient promouvoir une liturgie unique d’origine romaine, ce qui est lié à la lente unification de l’espace culturel français. On s’est aussi affronté
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© Odd Andersen/AFP
Dans l’imaginaire français, c’est plutôt la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État qui a joué ce rôle ? La loi de 1905 sera le « deuxième seuil » de la laïcisation : désormais, l’Église et l’État sont séparés, la sphère politique est disjointe de la sphère religieuse. C’est l’invention du modèle de laïcité à la française.
sur la meilleure manière d’être catholique : fallait-il promouvoir un catholicisme éclairé, celui des élites, au risque de trop céder à l’héritage des Lumières ? Ou fallait-il s’appuyer sur le catholicisme populaire, réputé plus authentique, mais que certains pensaient entaché de superstitions ? Nombre de débats, enfin, portent sur l’articulation entre morale chrétienne et morale laïque. Nous avons oublié, par exemple, combien les questions de morale intime, de sexualité, du rôle des femmes dans le couple, ont agité le clergé au cours des années 1830-1850, notamment dans le cadre de la confession. Ce n’est que plus tard, sous l’influence de Pie IX et des milieux intransigeants, que ces débats ont été étouffés. Au xixe siècle, il y a une féminisation du catholicisme. De quelle manière ? Une partie du relèvement du catholicisme français après la Révolution s’opère à travers la fondation de congrégations religieuses, souvent missionnaires en France avant de s’implanter outre-mer. La plupart d’entre elles sont féminines. L’État concordataire se méfie des congrégations d’hommes, toujours suspectes d’arrière-pensées politiques. Mais il laisse faire les femmes, d’autant plus qu’il a conscience du rôle qu’elles peuvent jouer en matière d’enseignement et de soins. Les congrégations féminines favorisent-elles une certaine émancipation des femmes ? Oui, mais de manière paradoxale. Les fondatrices de congrégations sont de véritables « femmes d’entreprise ». Alors que la société bourgeoise les confine dans la sphère familiale, l’engagement dans une congrégation devient pour elles un moyen de conquérir une place dans l’espace public. Mais c’est sous réserve qu’elles respectent les règles de « l’éternel féminin », qui font d’elles des enseignantes et des soignantes. On ne peut donc parler ici d’un féminisme chrétien. Que représente la loi de séparation des Églises et de l’État votée en 1905 ? Pour partie, la loi de 1905 est liée aux circonstances. Jusque dans les années 1890, le Concordat fonctionne bien, avec des hauts et des bas. Il a résisté aux lois sur l’enseignement primaire laïque. Ce sont les retombées de l’affaire Dreyfus et la détérioration brutale des relations entre le pape Pie X et le radical Émile Combes qui ont conduit à la Séparation. Nombre d’anticléricaux, y compris Combes lui-même, n’y tenaient guère, car ils craignaient d’y perdre le contrôle du clergé et des évêques. En même temps, la Séparation apparaît comme la mise en œuvre politique d’une séparation qui a déjà eu lieu dans les têtes. Par exemple, la crise du modernisme chrétien sous Léon XIII et surtout Pie X montre le divorce entre l’esprit scientifique moderne et la théologie intransigeante. Et l’on voit que les électeurs français, bien que très majoritairement catholiques, acceptent bien la loi de 1905, comme ils ont accepté l’école républicaine : aux élections législatives de 1906, ils
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GRAND ENTRETIEN // RÊVES ET RÉALITÉS DU CATHOLICISME
reconduisent la majorité radicale qui a voté la Séparation. En quelques décennies, la loi de 1905 va apparaître rétrospectivement, mais à juste titre, comme une loi fondatrice pour la République. L’épiscopat français n’a pas eu une attitude très honorable pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais il n’y a pas eu d’épuration à la Libération. Pourquoi ? Les évêques français ont été effectivement majoritairement vichystes. Leur soutien au régime de Vichy a été massif, durable et cela jusqu’à l’été 1944, même s’il y a eu quelques évêques résistants, comme Jules Saliège à Toulouse et Pierre-Marie Théas à Montauban. Une grande partie des évêques a soutenu la collaboration, à l’image de Mgr Feltin, alors archevêque de Bordeaux. Finalement, seuls trois évêques et un archevêque ont été contraints à démissionner, de façon discrète et échelonnée. D’une part, le nouveau nonce, Angelo Roncalli, futur pape Jean XXIII, a fait preuve d’une belle rondeur diplomatique, très efficace. D’autre part, le général de Gaulle a sans doute estimé qu’il avait besoin du soutien de l’institution catholique pour rétablir l’autorité de l’État. L’opinion publique, quant à elle, n’avait pas conscience de l’attitude des évêques pendant la guerre, retenant surtout leur action charitable à l’égard de la population. Mais le différend entre les évêques et les résistants catholiques est resté très vif et a beaucoup pesé jusqu’au concile Vatican II. Et ce n’est qu’en 1997 que les évêques de France ont officiellement fait « repentance » de leur part de responsabilité dans les persécutions contre les Juifs. En quoi le catholicisme contemporain est-il l’héritier de celui du xixe siècle ? Contrairement à une opinion largement répandue, le catholicisme français est depuis longtemps profondément pluraliste. C’est là, comme je vous l’ai dit plus haut, un héritage du xixe siècle et de la manière dont il s’est reconstruit après la Révolution française, en tirant parti du cadre libéral posé dès 1789. Ce qui frappe surtout, c’est l’écart constant entre ce pluralisme de la base et la parole officielle de l’Église, à Rome comme dans l’épiscopat. Ceux qui parlent au nom du catholicisme sont généralement beaucoup plus conservateurs que les catholiques eux-mêmes. On le voit en particulier après la Séparation de 1905 : les troubles sont réels, mais ils sont le fait de minorités, notamment l’Action française à l’extrême droite. Ce phénomène est revenu très récemment avec les polémiques sur le mariage des personnes de même sexe. La Manif pour tous et ses porte-parole étaient très visibles, et soutenus par nombre d’évêques. Mais ils étaient en décalage avec la majorité des catholiques, comme avec une forte minorité des catholiques pratiquants, qui acceptent sans grand état d’âme les évolutions récentes de la famille et la reconnaissance des droits des homosexuel·le·s. Même si le catholicisme est structurellement plus à droite que l’ensemble de la société française, les catholiques connaissent les mêmes débats et les mêmes clivages que les autres. Ce
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décalage est très questionnant. C’est peut-être l’une des clés permettant de comprendre l’apparent déclin du catholicisme français. Pourquoi n’y a-t-il pas de grandes voix libérales ? Je ne pense pas que ce silence soit un problème catholique : c’est toute la gauche qui est en manque de grandes voix. Mais il existe un catholicisme ouvert à l’émancipation des mœurs. Celui-là accepte les transformations sociétales, contrairement à ce que donnent à penser La Manif pour tous et son écho dans les médias. Qu’est-ce qui caractérise le déclin du catholicisme français ? La société française me paraît travaillée par la question de la « juste place » du catholicisme dans son histoire et son actualité. Le nombre des pratiquants s’est effondré et l’institution catholique ne sous-tend plus le social comme autrefois. Mais elle demeure une référence, comme le montre son rôle dans la crise des migrants, dans les débats sur le genre, ou même l’émotion suscitée par l’incendie de Notre-Dame. Comment expliquez-vous que l’incendie de Notre-Dame de Paris ait provoqué une telle émotion ? Est-ce un signal positif pour le catholicisme ? L’incendie a provoqué une émotion collective, mais ressentie par chacun sur un mode individuel, presque intime. Pour les uns, c’était un lieu de prière ; pour les autres, un édifice placé au centre de l’histoire nationale. D’autres encore y ont vu le lieu où Quasimodo aime Esmeralda d’un amour impossible. L’émotion est donc collective, mais l’identification est pluraliste. Ce mode d’appropriation rejoint la manière dont nous vivons aujourd’hui la politique. Les citoyens votent le même jour mais sont en permanence confrontés à l’éclatement des relations qu’entretiennent les individus avec la chose publique. Comme il y a eu plusieurs manières de dire « Je suis Charlie » lors de l’attentat de janvier 2015, il y a aussi plusieurs manières de dire « Notre-Dame, c’est chez moi ». Cela révèle, je crois, ce que le catholicisme est en train de devenir dans la société française. Il n’y a plus une seule manière légitime d’être catholique. On peut rester attaché au catholicisme tout en ne le pratiquant plus, et même en n’y croyant plus ! Mais cet attachement, ce respect pour une institution qui a contribué et contribue encore à notre histoire, suppose en retour qu’elle soit respectable. Ses responsables doivent donc se soumettre aux règles de la morale commune. On le voit avec la crise des abus sexuels. La société soutient la reconstruction de NotreDame, mais, dans le même temps, elle estime légitime que le cardinal Philippe Barbarin soit jugé pour son attitude dans l’affaire Preynat. Propos recueillis par Bernadette Sauvaget.
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Fauconnier
Généalogie
C
e n’est pas parce qu’on est condamné à l’éphémère qu’il ne faut pas se soucier de ses origines. Excusez cette phrase sentencieuse, elle m’a échappé. Ou bien je l’ai entendue quelque part. Bref, elle m’est venue parce que la mode est à la généalogie, c’est-àdire à la recherche de ses ascendants. Ce n’est certes pas une marotte qui date d’hier, mais on la croyait jusqu’à présent l’apanage de papys cacochymes, de quelques originaux rêvant de descendre de Jupiter par la cuisse gauche, ou d’aristos voulant s’assurer qu’ils étaient bien, comme disait Audiard, « du micheton garanti croisade ». Cette quête des origines prend ces temps-ci, chez nous, une ampleur inédite. La cause matérielle en est la facilité désormais offerte de consulter sur Internet des sites qui vous mitonnent en quelques clics une généalogie remontant à Adam et Ève, j’exagère à peine. La cause profonde en est le besoin éperdu de savoir qui l’on est et d’où l’on vient. C’est assez amusant, sans doute légitime, un peu vain aussi. Passe pour les ascendants proches, mais une trace familiale, ou génétique, remontant à quelques siècles… Récemment, et sans que je l’aie demandé, j’ai reçu l’arbre généalogique d’une partie de ma famille,
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pieusement établi par un cousin attentionné. Bon, et alors ? Je ne vous dis pas jusqu’où il est remonté, d’abord parce que cela ne vous regarde pas, et qu’en plus vous vous en fichez, mais savoir qu’au xviie siècle l’un de mes ancêtres était laboureur, ou notaire, ou boulanger ne bouleverse pas fondamentalement mon être. C’était peut-être un brave type, ou un crétin qui battait sa femme et ses enfants, et si ça se trouve, tiens, il ne croyait même pas en Dieu, faisait dire des messes noires et fréquentait des ribaudes. Il existe, basée aux États-Unis mais essaimant un peu partout, une secte – pardon, une religion – spécialisée dans ces recherches généalogiques, celle des mormons. Ces derniers sont, paraît-il, de moins en moins polygames, c’est trop de souci et cela finit par revenir cher, même si cette Église est richissime, mais ils établissent patiemment la généalogie de l’humanité entière, avec l’aide d’ordinateurs surpuissants. Les réseaux sociaux espionnent vos vies présentes pour vous contrôler et en tirer profit ; les mormons espionnent vos origines pour… pour quoi au fait ? Posséder l’humanité entière, son passé, son histoire, ses filiations, dans une extension délirante de la Genèse ?
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Fictions Ces pulsions généalogistes sont bien sûr un symptôme aux causes assez transparentes. On a envie de savoir d’où l’on vient parce qu’on ne sait trop où l’on va. En tout cas une partie de l’humanité. Inquiétudes métaphysiques, crise démocratique, angoisse écologique… Et qu’en sera-t-il de cette quête des origines pour ceux qui sont, ou seront, les produits de gamètes et de donneurs de sperme anonymes ? Ce n’est même plus un sujet de roman ou de film, déjà trop rebattu. Vous me direz que le viol, par exemple, a toujours été une arme de guerre depuis la nuit des temps, et que les auteurs de ces crimes laissent rarement leur carte de visite à l’intention de leurs possibles descendants, qui se comptent par milliers, sinon par millions dans l’histoire humaine. Je vois d’ici des yeux s’écarquillant d’indignation devant cette douteuse comparaison. Pour ma part, je ne crois ni au déterminisme de l’hérédité, ni au caractère sacré de la filiation. Tout de même, peut-être les gens « éclairés » qui applaudissent ce « progrès », c’est-à-dire les tripatouillages génétiques posant des sans-terre sur une Terre surpeuplée, feraient-ils bien d’y réfléchir à deux fois. Même si on peut très bien vivre sans accrocher son arbre généalogique au-dessus de son lit.
L
ongtemps, je me suis couché tard, parce que je lisais des romans ou regardais des films. C’est toujours le cas, mais il arrive que je me couche encore plus tard, à cause des séries. C’est terrible les séries, surtout quand elles sont bonnes, come Downtown Abbey, Le Bureau des légendes, ou encore Engrenages, le magnifique Top of the lake de Jane Campion, réalisatrice majeure, ou Twin Peaks de David Lynch, autre cinéaste de génie. Le piège, la tentation diabolique. Pourtant j’ai résisté longtemps à y sacrifier un temps précieux, et je résiste encore à plein de choses, comme le totalitarisme des réseaux sociaux, la malbouffe, le macronisme, le mélenchonisme, le rap, l’hygiénisme, l’horreur religieuse, l’écologisme bobo. Mais les séries, je me suis fait avoir… Enfin, pas toutes, car la débilité règne en maître dans certaines d’entre elles, souvent américaines. Ne tentez pas l’expérience si vous voulez sauver votre âme et votre sommeil. Vous vous faites un épisode, juste un. Et puis non, c’est trop bête, encore un autre. Et puis un troisième, etc. Vers deux ou trois heures du matin, vous vous dites que ce n’est pas sérieux mais qu’on n’a qu’une vie. Bref, les nuits d’été, vous vous gavez de séries jusqu’à pas d’heure. Quand j’étais LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - 105
SAISONS // DISSIDENCES
jeune et fou, je me suis souvent laissé emporter des nuits entières, comme (presque) tout le monde, par Alexandre Dumas, Jules Verne, Zévaco, Stevenson, j’en passe, et de beaucoup moins avouables. Les séries ont pris le relais de ce formidable besoin de récits. Comme je suis un peu au fait de ces questions, et concerné de près par la narratologie, c’est-à-dire, en bon français, la manière dont on raconte les histoires, j’en profite pour me poser quelques questions sur l’état de la fiction en ces temps crépusculaires. Parce que les fictions nous informent sur le monde en profondeur, beaucoup mieux que les actualités. Il n’y a pas de société sans histoires. Même les plus répressives, les plus puritaines, les plus austères, ont besoin de récits qui guident nos vies, imposent des modèles, une vision du monde, et façonnent notre imaginaire, aussi médiocre et nourri de clichés soit-il. Platon voulait chasser de sa République les poètes, c’est-à-dire les raconteurs d’histoires, les accusant de colporter mensonges et illusions, au détriment de la Vérité, apanage du seul monde des Idées. Vingt-cinq siècles plus tard, on ne peut pas dire que son vœu soit exaucé, ce sont toujours les histoires qui mènent le monde, et c’est tant mieux. Une chose est frappante dans les récits contemporains, le roman populaire ou les séries : la persistance du « réalisme », même dans une saga parfois onirique ou mythique comme Games of Throne ; le réalisme, c’est-à-dire l’illusion, l’imitation de la réalité, qu’une certaine « modernité » littéraire chercha pourtant à battre en brèche pendant plus d’un siècle… mais le Nouveau Roman a fait long feu ; l’élaboration quasi systématique d’intrigues parallèles, croisées, un véritable développement hypertextuel, comme pour souligner la complexité de cette soi-disant « réalité » ; et une écriture souvent brillante dans les meilleures séries comme Engrenages ou Le Bureau des légendes, des dialogues adaptés aux personnages, fouillés, exploitant toute la palette des registres de langue. Mais, au fond, tout cela est-il bien nouveau ? Est-ce qu’on ne continue pas à raconter le monde comme dans les romans du xixe siècle ? Pas tout à fait. On a intégré et systématisé la notion de simultanéité, inventée en d’autres temps par le 106 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
romancier américain John Dos Passos, on joue en permanence sur le rythme du montage parce que notre rapport au monde est devenu épileptique et que l’attention se dilue dès qu’une scène dure plus de cinq minutes. La Civilisation du poisson rouge est le titre d’un livre de Bruno Patino (Grasset), fort édifiant sur ce sujet, et qui n’annonce rien de bon. Quand on n’est plus à même de recevoir les grands récits, ceux qui jouent aussi sur le temps et la lenteur, on prépare des futurs explosifs…
Mocky, le miraculeux
I
l nous a toujours accompagnés avec sa grande gueule, ses colères et son physique de jeune premier, mais on ne pensait pas souvent à lui et on avait tort. Quatre-vingts films, dont beaucoup sont encore totalement inconnus du public parce qu’ils étaient distribués confidentiellement par lui-même – à se demander comment il trouvait l’argent pour les tourner, quand on sait ce que coûte le moindre navet intimiste subventionné par le circuit largement corrompu du système français. Mais JeanPierre Mocky tourna inlassablement, jusqu’à la fin, des films mal fichus aussi bien que de petits chefsd’œuvre. Personne n’a oublié Le Miraculé, contre lequel des culs-bénits avaient protesté – normal – car c’était un film sur les marchands du temple, le mercantilisme religieux de Lourdes et la crapulerie des arnaques à l’espérance. Tout comme Un drôle de paroissien, quelques décennies plus tôt, des brûlots comme L’Albatros, qui, dans les années 1970, dénonçaient la corruption politicienne du pompidolisme agonisant, ou le terrifiant À mort l’arbitre !, qui flinguait la bêtise des supporters de foot, et plus généralement la violence hideuse d’une foule déchaînée. Un jour, bientôt, on ressortira tous les films de Mocky, les connus, les inconnus, et aussi les navets, parce que même ses réalisations bâclées portent la marque d’une révolte jamais apaisée, d’une colère énorme et salutaire, assaisonnée d’une mauvaise foi réjouissante et d’un rire iconoclaste qui n’est plus guère de saison…
Par Paul Samangassou
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SAISONS // BALADES AFRICAINES
J
e n’aurais pas dû attirer l’attention de ce flic sur les trois derniers feuillets de mon passeport, que j’essaye de préserver pour d’éventuels visas. Depuis un an, je déploie mes talents de séducteur à la petite semaine auprès des fonctionnaires chargés de tamponner les passeports. J’explique, avec tout le sérieux qui me caractérise, que le précieux tampon pourrait être posé sur d’autres tampons plus anciens pour m’aider à conserver le peu de pages qui me restent. Cette stratégie a marché jusqu’à ce matin, où, à l’aéroport de Paris, il a fallu que je tombe sur un policier qui n’en avait rien à cirer qu’au Cameroun il faille attendre jusqu’à huit mois pour obtenir le précieux document. J’ai rencontré pendant mon séjour tant de personnes agréables que j’en ai oublié que des mesquineries du genre de celle que le policier vient de me faire subir sont possibles dans l’Hexagone, et je me dirige vers les contrôles bagages avec des sentiments ambivalents. Comme chaque fois que j’ai l’impression d’être l’objet d’une méchanceté gratuite. Francophone et francophile assumé, je m’irrite lorsque je suis victime de ces vexations dans un pays que je tiens en haute estime, surtout quand je pense que le coup de sceau rageur planté sur l’avant-
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dernière page de mon passeport n’aura finalement procuré au flic qu’un plaisir furtif. Mais passons. J’arrivais du 18e arrondissement de Paris où j’avais passé mes trois derniers jours et j’avoue que cette partie de la ville m’a considérablement impressionné, pour dire le moins. C’est devenu pour moi, qui ne fréquente la France que de temps en temps, une sorte de lieu de pèlerinage et de plongée dans un univers qui m’est à la fois familier et étranger – ou plutôt, étrange –, et cela pour plusieurs raisons. La première tient à cette incongruité qui plonge l’Afrique dans la France, le Noir dans le Blanc, le pauvre dans le riche, l’étranger dans le natif… On est à la fois en France et ailleurs, à Paris et à Abidjan, Douala, Bamako et Dakar à la fois. Les gens qu’on croise sont bien d’ici mais aussi d’ailleurs. Je n’avais pas besoin de ce bout de France pour aimer ce pays, mais je crois que depuis que je le côtoie – ces dernières années plus encore qu’au début –, je l’aime encore mieux. Construire une telle mosaïque est une prouesse et, malgré quelques échauffourées, on ne peut pas dire que la mayonnaise n’ait pas pris. La seconde tient à ce spectacle permanent qui occupe les rues des quartiers nord de Paris. Je vois avec un certain amusement les hommes de couleur – entendez les Blancs, car les Noirs sont noirs, de manière permanente –, dont on voit bien qu’ils ne sont pas « d’ici », traverser les rues et les boulevards avec la peur au ventre, le pas rapide, pour échapper à une éventuelle agression, l’air de dire : « Avec tous “ces gens”, on ne sait jamais… » Peut-être ontils raison. Le spectacle dont je parle ne se donne à voir qu’au flâneur, qu’à celui qui prend le temps de regarder autour de lui, qu’à celui qui, avec le « troisième œil », voit, lit et comprend ce qu’il y a de caché derrière ces vies d’hommes et de femmes partis de loin pour courir l’aventure de leur vie. Ce spectacle n’a de sens que devant les yeux de celui qui se laisse fondre dans cette foule bigarrée, parfois bruyante, souvent démonstratrice, malicieusement agressive et qui, souvent, taquine une police bienveillante et habituée à ces jeux convenus. Il faut parfois rester immobile devant un magasin, un café ou un salon de coiffure, s’oublier et se faire oublier. Le commerce
informel de Yaoundé et Ouagadougou s’est exporté à Château-d’Eau. Un sac à dos peut contenir des vêtements de qualité, des fins de séries vendues pour des prunes, des baskets griffées, des lunettes de même calibre ou encore de la pacotille made in China… Le propriétaire du sac, fatigué certainement de le porter depuis quelques heures, s’arrête opportunément auprès d’une dame qui tient un cabas à roulettes et qui bavarde avec une autre dans une autre langue que le français. Du cabas qu’elle ouvre s’échappe une vapeur laissant entrevoir des épis de maïs chauds, qui servent, en fonction des moments et des clients, de petit déjeuner, de déjeuner ou d’en-cas. Je m’en régale à l’occasion. En cheminant vers la salle d’embarquement, je me revois dans le train qui m’a amené quelques jours plus tôt d’Allemagne à Avignon, en route pour un petit village du Lubéron où mon cousin prêtre est « missionnaire » et officie comme curé. Je me surprends à penser que « missionnaire » est une sorte de titre de noblesse, incongru quand il s’applique à un prêtre africain envoyé en « mission » dans une Europe qui se déchristianise et se décléricalise à grande vitesse. Les naïfs aiment à penser que le mouvement inverse d’évangélisation est une solution viable, qui pourrait faire « reverdir » la foi des Églises d’où sont partis les premiers missionnaires il y a un siècle ou deux. Les raisons qui ont poussé les Européens en Afrique sont différentes de celles qui poussent les Africains à devenir Fidei donum. Les raisons de croire en Dieu ne sont pas les mêmes de ce côté de la Méditerranée et de l’autre. Dieu n’a pas la même signification
pour les paroissiens de Grambois – une petite quarantaine – et pour ceux de Djamboutou, dans le Nord Cameroun – plusieurs centaines. Les premiers missionnaires dépendaient entièrement de l’aide de leurs communautés d’origine et de leurs puissantes congrégations pour bâtir des églises, des chapelles, des presbytères, des dispensaires et des écoles. Les « missionnaires africains en Europe » portent des messages qui ne semblent plus toucher grand monde tant ils sont décalés d’une réalité totalement différente de leur vécu, de leur formation chrétienne et des nécessités existentielles qu’ils affrontent. C’est pourquoi souvent, entre eux et leurs confrères français, le fossé est si grand. Le presbytère de mon cousin est une maison seigneuriale du xiiie siècle qui jouxte la mairie. Il y vit seul, entouré de ses livres, avec une vie organisée autour des tournées dans les villages qu’il dessert. Il dit deux messes le dimanche et une autre chaque jour de la semaine et s’efforce d’annoncer la Bonne Nouvelle à une poignée de chrétiens dans des nefs clairsemées de têtes chenues. Quelques enterrements, baptêmes et mariages assez rares cassent cette routine, dont il ne se plaint pas. C’est le lot de la plupart de ses confrères, qui vivent stoïquement ce sacerdoce dont la solitude semble constituer la part négative. Les codes de la vie sociale française sont si différents des nôtres que ce ne sont ni les poignées de main furtives à la sortie des messes, ni les beaux paysages et encore moins le confort, auquel ils s’habituent vite, qui pourraient combler l’absence de convivialité dont souffrent les prêtres africains.
Les raisons qui ont poussé les Européens en Afrique sont différentes de celles qui poussent les Africains à devenir Fidei donum. Les raisons de croire en Dieu ne sont pas les mêmes de ce côté de la Méditerranée et de l’autre. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - 109
SAISONS // BALADES AFRICAINES
Si la Terre doit disparaître, on fera le voyage ensemble. En attendant, on va faire semblant de s’aimer les uns les autres, sur une Terre où les uns pompent les ressources communes en privant les autres de l’essentiel ; où les uns, asphyxiés par l’odeur âcre de la poudre des canons, affrontent, dans un « jeu à mort nulle », les flots de la Méditerranée en espérant pouvoir respirer un peu de cet air qui donne aux autres cet air supérieur.
Avec Joseph, le « frère alsacien » de mon cousin, nous décidons d’aller visiter Marseille, grande métropole que je ne connais qu’à travers mes lectures. C’est l’occasion de voir un autre pan de la France et de me replonger dans mes réflexions. Dans le bus, je vois défiler à grande vitesse ce qui fait le charme de ce pays qui n’a pas fini d’imposer au monde sa façon de faire et de voir, au point par exemple que les locuteurs de la langue française que nous sommes voyons le globe terrestre selon les biais du regard français. Il n’est pas jusqu’à notre économie, nos lois, notre politique et tout ce qui régit au quotidien les décisions qui impactent nos vies qui ne soient tributaires de cette France. Dans de nombreuses langues africaines, blanc et français sont synonymes. C’est dire ! Comme lors de mon premier voyage en France, je suis frappé par la qualité des véhicules, la fluidité de la circulation et l’excellent état des routes. Comme quoi on n’admire et n’envie chez le voisin que ce qu’on n’a pas chez soi ou qu’on ne peut pas avoir, faute de moyens. Je me rappelle ces échanges un peu vifs avec des jeunes que j’essayais de dissuader d’émigrer et qui me disaient, comme dans un échange de rap bien répété : « Ils ont tout, on n’a rien. 110 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
Ils décident, on exécute. Ils inventent, on consomme. Ils sont bien, on ne l’est pas. » Pour ces jeunes, à qui je ne donne pas entièrement tort, « ce qu’on est » légitime en partie « ce qu’ils sont ». Cette confrontation est une crise de civilisation – vilain mot qui a justifié toutes sortes d’exactions ! L’Afrique de mon cœur, que je porte comme une marque indélébile et visible sur ma peau, dans mon accent, dans ma façon d’être et d’appréhender le monde… est victime d’une agression caractérisée de la part d’un Occident qui s’est déclaré « propriétaire du monde » et dicte sa loi à ceux qu’il a asservis. C’est ainsi que, bien que l’Amérique latine soit en face de l’Afrique, presque à un jet de pierre, nous ne pouvons l’appréhender que d’un point de vue européen, français pour être plus précis. Et en fonction de l’image que les Français, à travers leurs journaux, renvoient de ce continent frère en colonisation, nous allons l’apprécier ou le déprécier. L’Afrique est en perpétuel conflit avec elle-même et avec ceux qui lui ont imposé une façon différente d’être au monde. Dans mon cœur et en face du continent noir, cet Occident s’insinue lui aussi et tente de réduire la part « sauvage » qui résiste et essaie de retrouver les illusions perdues.
Quittons ce débat et revenons à Marseille, ce grand port qui a servi d’inspiration à la littérature, tous genres confondus. Dire que c’est une ville cosmopolite est d’une évidence affligeante. Les couleurs humaines sont ici plus diversifiées qu’à Paris. Les couleurs de peau qu’on y voit rappellent celles de l’arcen-ciel, en moins pures cependant. Mais le plus frappant est la diversité des idiomes qu’on peut entendre entre la Canebière et la gare. La ville me fait penser à une Tour de Babel, en moins belliqueuse, au moins dans sa partie visible. Je n’oublie pas que le cinéma et les romans policiers ne la présentent pas toujours sous des atours avenants. Il fait chaud. La météo est dans toutes les conversations. C’est devenu une cause nationale et chacun y va de ses solutions. J’ai de la peine à entrer dans ce débat, non pas qu’il ne me concerne pas, mais je n’adhère pas aux petites solutions qui ressemblent plus à de la cosmétique qu’à de vraies réponses au problème du réchauffement climatique. La terre respirerait mieux si on éteignait la moitié de toutes les lampes et autres sources d’énergie d’Europe, des États-Unis et de ces autres pays qui nous pompent l’air, au propre comme au figuré. Elle refleurirait, notre terre, si la moitié des automobiles, petites et grandes, restaient sagement dans les garages. Mais soyons fous ! Fermons toutes les usines qui produisent des armes conventionnelles ou non, nucléaires ou non, létales ou non et qui font tant de dégâts dans les pays pauvres, au nom d’une intervention prétendument humanitaire. Alors seulement, on pourra se vanter d’avoir réduit l’empreinte carbone des plus grands destructeurs de la couche d’ozone, qui se trouvent être aussi les plus grands donneurs de leçons sur la question. En feignant d’oublier que les guerres qu’il fomente hors de ses frontières – soit pour disposer de toujours plus de pétrole, soit pour affirmer son hégémonie sur le monde, soit pour pouvoir écouler ses armes et sa technologie guerrière… – lui reviennent sur la figure sous la forme de plusieurs boomerangs, l’Occident s’est lancé dans une fuite en avant qui ne lui profitera malheureusement pas, mais qui nous entraînera, nous autres « tiers-mondiaux », dans les abîmes d’une vie encore plus précaire.
Je ne dirai pas, comme les fondamentalistes des religions révélées, que le monde court à sa perte parce qu’il s’est détourné de Dieu. Je ne crois pas en un dieu extérieur qui s’autoriserait, par des miracles et des signes, à intervenir à sa guise dans la vie des hommes. C’est ce dieu qui nous a été « vendu » comme LA solution à tous nos problèmes et qui ne nous a pas empêchés de mourir de faim, de maladie, de pauvreté… C’est ce dieu – d’autres disent qu’il s’agit d’une déité – en qui we trust aux États-Unis ; c’est cette déité « majusculisée » qui autorise Israël à dénier aux Palestiniens tout droit à une existence digne ; c’est au nom de la même déité certainement que la communauté internationale – le G7 en l’occurrence – se permet de fomenter des troubles et des guerres partout où ses intérêts semblent menacés. Une chose est cependant sûre : si la Terre doit disparaître, on fera le voyage ensemble et on s’expliquera – ou pas – devant le tribunal suprême du dieu créé au Proche-Orient. En attendant, on va faire semblant de s’aimer les uns les autres, sur une Terre où les uns pompent les ressources communes en privant les autres de l’essentiel ; où les uns, asphyxiés par l’odeur âcre de la poudre des canons, affrontent, dans un « jeu à mort nulle », les flots de la Méditerranée en espérant pouvoir respirer un peu de cet air qui donne aux autres cet air supérieur.
Clap de fin
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SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME
Par Bernadette Sauvaget
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Désormais, nous nous souviendrons tous de l’endroit où nous étions, en ce début de soirée du 15 avril 2019. L’annonce de l’incendie de NotreDame nous a saisis, quels que soient notre religion, notre nationalité, notre âge. Bernadette Sauvaget, elle, était au pied de la cathédrale. Elle a décidé de suivre pas à pas les travaux de reconstruction. Et de nous en livrer la teneur au fil des mois à venir.
J
e suis là par hasard. Ce n’est pas mon trajet habituel. Ce soir du 15 avril, il est aux alentours de 19 h 10. Je suis dans le métro. Les haut-parleurs invitent la foule à évacuer prestement : « À cause de l’incendie en cours à Notre-Dame, la station Saint-Michel va fermer. » La journée a déjà été très chargée en chagrins et en émotions ; les funérailles d’un ami nous ont rassemblés, en début d’aprèsmidi, à l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas, qui fut longtemps sa paroisse avant qu’il n’aille cultiver son (splendide) jardin en Normandie. Pour les touristes, les Parisiens et les banlieusards, la station Saint- Michel est un nœud de connexions au centre de Paris. À entendre l’annonce faite par les haut-parleurs de la station, il y a d’abord, dans les foules du métro et du RER, de l’agacement – celui de la crainte de perdre du temps – et une incrédulité que je partage. Un incendie à Notre-Dame ? J’en souris. Un cierge, sans doute, qui a mis le feu à l’on ne sait quoi ! Je sors sur le quai Saint-Michel. L’ampleur du désastre m’apparaît immédiatement. Mon regard est happé par l’immense colonne de fumée qui s’échappe du toit de la cathédrale et s’élève dans le ciel de Paris. Malgré moi, une image me vient à l’esprit. Ces bouffées m’évoquent le tragique champignon atomique au-dessus d’Hiroshima. D’étranges volutes jaunasses polluent déjà l’air que nous respirons. Nous ne le savons pas encore, mais c’est le plomb de la toiture et de la flèche de Notre-Dame – plus de 400 tonnes à elles deux – qui, entré en fusion, s’échappe. Quelques semaines plus tard, ces poussières n’en finiront pas de susciter l’inquiétude et les polémiques. Pourtant, c’est ce soir-là qu’elles ont dû être les plus toxiques, voletant dans l’air et s’engouffrant dans les poumons de milliers de personnes, celles-là qui ont accouru,
au cœur de Paris, comme si leur présence avait pu arrêter le brasier. Je remonte les quais Saint-Michel et de Montebello pour m’approcher au plus près. Déjà, l’incendie rougeoie, dévore de larges pans de la toiture. J’appelle un ami. Nous avions prévu de dîner ensemble. Il est sidéré, tétanisé même, par ce que je lui annonce. Notre-Dame est en feu !? Oui, Notre-Dame est en feu. Et cela paraît incroyable. L’émotion creuse un grand vide noir. Je ne pense rien. Je n’échafaude rien. Les flammes de l’incendie nous hypnotisent. Dans la soirée, certains chercheront un sens au drame. Ils y verront la métaphore d’une Église ravagée par la crise des abus sexuels et qui se consumerait d’elle-même. À leurs yeux, le feu dévastateur serait la préfiguration d’une chute prochaine. Aux abords de la cathédrale, sur les quais qui longent la Seine, quelques policiers viennent d’arriver. C’est un moment de chaos. Les forces de l’ordre n’ont pas encore eu le temps de couper la circulation. Tant bien que mal, elles tentent d’établir un périmètre de sécurité, déroulent une bande de plastique rouge et blanc pour matérialiser les accès désormais interdits. Stupéfaits et fascinés par l’incendie, les badauds renâclent à reculer. De l’autre rive de la Seine, je perçois la chaleur du brasier. Les flammes qui s’échappent de la toiture lèchent l’immense
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SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME
échafaudage dressé pour la rénovation de la flèche, érigée par Viollet-le-Duc au xixe siècle. Quatre jours avant le sinistre, les statues des apôtres ont été spectaculairement déposées et envoyées dans un atelier en Dordogne pour y être restaurées. Ce soir du 15 avril, personne n’en parle et cela me surprend : malgré son prestige, l’édifice, avant l’incendie, était déjà dans un état préoccupant, ses pierres attaquées par la pollution et ses fondations devenues incertaines. Grâce à l’appui de fonds américains, une première tranche de travaux avait débuté. L’effet Walt Disney et Bossu de Notre-Dame ? Les États-Unis ont un attachement singulier à la cathédrale. Le mauvais état du monument – pourtant l’un des plus visités de France, sans doute trop d’ailleurs – explique-t-il l’incendie qui le ravage ce soir-là ? C’est là, à la souche de la flèche, que le feu a manifestement démarré. Aux alentours de 19 h 20, un policier lance aux curieux qui s’attroupent : « Éloignez-vous, cela peut exploser. »
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À ce moment-là, on ignore encore bien sûr ce qui a provoqué l’incendie. Il ravage l’un des monuments les plus emblématiques de l’histoire de France, l’un des plus populaires aussi grâce à Victor Hugo, qui voyait, non sans quelque prétention, l’initiale de son patronyme dans le H formé par les deux tours de Notre-Dame. Un grand homme pour un grand édifice, qu’il a sauvé de la ruine par un roman devenu, à son tour, un monument. Ce 15 avril, à ce moment-là, au début du drame qui va nous angoisser jusqu’à minuit, je ne pense pas à Hugo, ni à Claudel, qui avait reçu, disait-il, l’illumination de la foi derrière un pilier de la cathédrale. Au cœur de cette foule rassemblée sur les quais, il y a chez moi du désarroi. Notre-Dame, cette vigie dans le paysage de Paris, va-t-elle disparaître ? Les cathédrales nous relient à l’histoire, à ce Moyen Âge que, portés par leur amour, les romantiques ont réhabilité. C’est en faisant vivre sous sa plume la belle Esmeralda dansant sur le parvis et le souffrant Quasimodo, habitant des hauteurs de la charpente multiséculaire, que Victor Hugo avait, au xixe siècle, mobilisé pour la restauration de l’édifice. Notre-Dame est, bien sûr, un lieu de culte. Nul ne peut le contester aux croyants. Mais c’est aussi bien davantage. Peut-être le dernier lieu/lien symbolique avec le catholicisme d’une société très profondément sécularisée. L’émotion qui étreint la France entière – et qui gagne au fil des heures toute la planète – met du baume au cœur, cette nuit du 15 au 16 avril, celle de mon anniversaire, aux catholiques, qui se sentent de plus en plus mal-aimés. La cathédrale, c’est aussi Notre-Dame du peuple
Notre-Dame est bien vieille : on la verra peut-être Enterrer cependant Paris qu’elle a vu naître ; Mais, dans quelque mille ans, le Temps fera broncher, Comme un loup fait un bœuf, cette carcasse lourde, Tordra ses nerfs de fer, et puis d’une dent sourde Rongera tristement ses vieux os de rocher ! Bien des hommes, de tous les pays de la terre Viendront, pour contempler cette ruine austère, Rêveurs, et relisant le livre de Victor : — Alors ils croiront voir la vieille basilique, Toute ainsi qu’elle était, puissante et magnifique, Se lever devant eux comme l’ombre d’un mort ! Gérard de Nerval, Notre-Dame de Paris
Et cependant, si beau que soit, ô Notre-Dame, Paris ainsi vêtu de sa robe de flamme, Il ne l’est seulement que du haut de tes tours. Quand on est descendu tout se métamorphose, Tout s’affaisse et s’éteint, plus rien de grandiose, Plus rien, excepté toi, qu’on admire toujours. Car les anges du ciel, du reflet de leurs ailes, Dorent de tes murs noirs les ombres solennelles, Et le Seigneur habite en toi. Monde de poésie, en ce monde de prose, À ta vue, on se sent battre au cœur quelque chose ; L’on est pieux et plein de foi !
Photos : p. 112 © Sputnik p. 113 © Simon Guillemin/Hans Lucas p. 114 © Karine Pierre/ Hans Lucas p. 115 © Leemage.
Aux caresses du soir, dont l’or te damasquine, Quand tu brilles au fond de ta place mesquine, Comme sous un dais pourpre un immense ostensoir ; À regarder d’en bas ce sublime spectacle, On croit qu’entre tes tours, par un soudain miracle, Dans le triangle saint Dieu se va faire voir. Théophile Gautier, Notre-Dame de Paris
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SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME
Notre-Dame est, bien sûr, un lieu de culte. Mais c’est aussi bien davantage. Peut-être le dernier lieu/lien symbolique avec le catholicisme d’une société très profondément sécularisée.
et l’église de la Nation qui garde en mémoire une kyrielle d’événements. En août 1572, la reine Margot y épousa, une poignée de jours avant la funeste Saint-Barthélémy, Henri de Navarre. Le 2 mars 1687, Bossuet y prononça la célèbre oraison du Grand Condé. Plus tard, Napoléon s’y fit sacrer empereur. Moins glorieusement, le cardinal Suhard y accueillit solennellement, en avril 1944, le maréchal Pétain ; et c’est sans doute ce qui lui vaudra, quelques mois plus tard, d’être interdit d’entrée dans sa cathédrale pour la célébration du Te Deum de la Libération… Sur le quai de Montebello, je brave l’avertissement du policier, celui de l’éventualité d’une explosion. Je m’approche encore. Dans le square Jean-XXIII, un unique camion de pompiers est stationné aux abords de Notre-Dame. Seul dans le ciel, debout dans une petite nacelle perchée au bout d’une longuissime échelle télescopique, un pompier observe l’incendie. Pour déterminer sans doute comment attaquer le feu. Dans l’azur de Paris, l’homme, ce soir-là, paraît dépassé, dérisoire. Chaque minute compte. Un quart de la toiture s’est déjà embrasé. Les flammes s’approchent du mur de pignon du transept sud. Le 15 avril 2019 est en train de devenir un jour historique. Notre-Dame, contrairement à beaucoup d’autres monuments, avait jusqu’à présent échappé aux ravages des grands incendies. La prudence me revient. Un attentat ? À ce moment précis, une heure à peine après le démarrage du sinistre, nul ne peut en écarter l’hypothèse. Mes réflexes de journaliste me reviennent aussi. J ’essaie de joindre la rédaction de Libération, d’envoyer quelques photos. Le réseau est maintenant saturé ; les appels deviennent chaotiques. Dans les semaines suivantes, la brigade criminelle, s’appuyant sur les 116 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
premiers résultats de son enquête, balaiera la thèse de l’attentat, privilégiant celle d’un accident. Il n’empêche. La rumeur poursuit son chemin plusieurs mois plus tard. L’imaginaire complotiste de ceux qui veulent obstinément y voir la main vengeresse du terrorisme islamique est très fertile. Ceux-là veulent, à chaque fois, nous jouer le scénario du choc meurtrier des civilisations. À certains, l’effondrement de la flèche de Viollet-le-Duc a fait remembrance de celle des Twin Towers, à New York, le 11 septembre 2001. Il faut raison garder ! Tragique en termes de patrimoine, l’incendie de Notre-Dame n’a fait, lui, aucune victime. Et c’est heureux… Un peu en retrait désormais, dans le square SaintJulien-le-Pauvre, je crois voir à l’entrée latérale de la cathédrale une petite troupe de pompiers. Est-ce ceux-là qui sont allés mettre à l’abri les reliques et les œuvres d’art de Notre-Dame ? Je ne sais. Sur les quais, la police arrive enfin à repousser peu à peu les badauds. Mon téléphone sonne. Je dois rentrer à Libération. Je cherche un taxi, farfouille dans ma mémoire et mes contacts pour trouver un historien de Notre-Dame. La planète entière a désormais les yeux rivés sur l’île de la Cité. Pour ma part, je décroche, pour me concentrer sur les articles que j’ai à écrire. Comme dans un bon film, le suspense, relayé par les chaînes d’information en continu du monde entier, dure encore. L’incendie va-t-il se propager à la tour nord ? Malheureusement, oui. Héroïquement, une dizaine de pompiers, au risque de leur vie, la rejoindront pour le combattre.
À suivre…
RELIGION // RITES
Un officiant polyglotte Depuis trois ans, une fois par semaine, Georges Dankayé, l’archiprêtre de l’église arménienne catholique de Lyon, célèbre la messe en arabe. Il le fait pour les chrétiens syriens de confessions diverses réfugiés à Lyon et ses environs. Et pour témoigner de la gratitude des Arméniens qui se sont réfugiés en Syrie, fuyant le génocide, il y a plus de cent ans. Texte : Anne Bideault – Photos : Antoine Boureau
D
imanche de Pâques, 19 h 00. Il fait encore doux ce soir-là. Tout juste sortis de la messe, les fidèles s’attardent sous les platanes, entre l’église Notre-Dame-de-Nareg et l’ancienne maison de maître qui fait office de presbytère et de centre d’accueil pour la paroisse arménienne catholique de Lyon. Des enfants courent derrière un ballon. Deux jeunes hommes passent de groupe en groupe : « Un café ? Oui, oui, c’est un café syrien ! » Ici, tous sont syriens. Certains se sont installés en France il y a longtemps, d’autres ont quitté leur pays poussés par la guerre. L’élégance est de mise : les hommes en costume, les femmes en jupes courtes, bijoux et brushing. La plupart sont d’Alep, au nord-ouest, la ville la plus peuplée du pays, qui comptait la plus grande communauté chrétienne de Syrie (environ 10 % des deux millions d’habitants de la ville avant la guerre). Quelques grosses voitures témoignent que certains ont réussi leur intégration professionnelle en France. Pour d’autres, « c’est un peu plus la galère, les papiers, le travail, tout ça ». Toutefois, reconnaît-on sobrement, « la minorité chrétienne syrienne est édu-
quée : c’est plus facile de s’intégrer quand on a des diplômes. Ceux qui ont pu quitter le pays ne sont pas des pauvres. Les pauvres n’ont pas pu partir ». Manifestement, tout le monde est heureux de se retrouver et les discussions vont bon train. Et encore, « il manque pas mal de monde, parce qu’on a fait la fête hier ». La veille, après la messe, un dîner et un concert étaient organisés. « Je me suis couché à 5 heures du matin », avoue Abdou Dib, ingénieur très investi dans le groupe. Toute la Semaine sainte a été festive.
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RELIGION // RITES
En questionnant les uns et les autres, on se rend compte qu’il y a là des chrétiens syriaques, chaldéens, melkites, assyriens, grecs orthodoxes… Un chirurgien exerçant à l’hôpital d’Oyonnax, dans l’Ain, nous explique qu’il s’accommode de la messe en arabe, même s’il a l’habitude du rituel en araméen. Son épouse, elle, a hérité d’une autre tradition. Leurs enfants, eux, préféreraient le français, qu’ils comprennent mieux. Rapidement, nous sommes perdus : c’est complexe ! « Non ! Pas complexe ! Décomplexé ! » plaisante le père Georges Dankayé, qui nous rejoint après avoir ôté sa chasuble brodée de fil doré. Ses parents à lui étaient catholiques tous les deux, mais sa mère, arabophone, suivait le rituel grec, alors que son père demeurait fidèle au rite arménien de sa famille. Et les enfants ? « Ils suivent le rite de l’église de leur papa, c’est comme ça. C’est pour ça que je me considère comme arménien catholique. Mais on fréquentait indifféremment les deux églises, et même l’église catholique romaine. On ne se fait pas de problèmes avec ça ! » Il rit : « Il arrivait qu’un prêtre soit particulièrement sympathique, et toute la jeunesse se rendait à son église, peu importe le rite. » On comprend sans peine qu’il ait, selon ses propres dires, « une vision œcuménique de la foi ». Il ne s’attendait pas pour autant à dire chaque semaine, l’une après l’autre, une messe en arménien, pour ses paroissiens français d’origine arménienne, puis une messe en arabe, pour ses compatriotes réfugiés. Tout est parti d’une poignée d’étudiants, garçons et filles, fraîchement arrivés à Lyon. Ils se connaissaient d’Alep, où ils étaient membres du même groupe de scouts. La vie alépine leur manquait. Ils la décrivent comme « organisée autour de 118 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
« Si vous voulez apprendre le chinois et célébrer la messe en chinois, pourquoi pas ! »
trois piliers : la maison, le lieu d’études et le lieu de culte ». Dans cette société laïque, où « la patrie est à tout le monde et Dieu à chacun », les différents lieux de cultes (qu’ils soient musulmans, chrétiens ou autres) fédèrent des clubs sportifs, culturels, et des actions d’éducation populaire, comme en France les patronages d’autrefois. Le père Georges, titulaire d’une maîtrise en sciences de l’éducation portant sur la pastorale des jeunes, accueille ce groupe d’étudiants avec plaisir. Il met à leur disposition, une fois par semaine, une salle de son presbytère, et se joint à eux pour un temps de prière et de discussion, suivi d’un moment plus récréatif. Rapidement, des parents interpellent le prêtre à leur tour : « Pourquoi seulement les jeunes ? Est-ce que vous pourriez dire la messe en arabe pour nous puisque vous maîtrisez notre langue ? » À cet instant-là, la Syrie lui revient en plein cœur. S’il a pris le temps de l’introspection avant d’accepter, son accord était acquis d’emblée : « La première chose que j’ai pensée, c’est “merci”. J’ai su que c’était le moment de dire merci aux Syriens, chrétiens et musulmans, qui ont accueilli les Arméniens au moment du génocide. J’ai senti cette disponibilité à l’intérieur de moi. » Cet écho douloureux de l’histoire, il le déplore : « J’avais envie de leur dire : “Je suis désolé de vous accueillir en tant que migrants. Ce n’est pas la meilleure façon, ce n’est pas l’idéal, mais ça me permet de vous remercier.” » Son évêque, consulté, lui donne carte blanche : « Si vous voulez apprendre le chinois et célébrer la messe en chinois, pourquoi pas ! » Pour le père Georges, dire la messe en arabe, mêler les mélodies et les chants de diverses obédiences, assouplir le rituel, tout cela participe de l’universalité de l’Église catholique.
Néanmoins, même si l’arabe est sa langue maternelle, célébrer la messe en cette langue n’allait pas de soi. Il a quitté son pays à l’âge de 15 ans et le séminaire, bien sûr, l’a formé au rite arménien, célébré en arménien classique. Ses études de théologie, de philosophie, de sciences de l’éducation, il les a faites à Rome, respectivement chez les Jésuites, les Dominicains et les Salésiens. « L’arabe, je l’avais perdu ! Mon long séjour à Rome fait que ma pensée, mon bagage théologique et philosophique sont en italien. Même quand je parle en français, je pense les choses en italien ! C’est encore plus difficile pour moi de faire une homélie en arabe, d’autant que j’aime être précis. » Les premières messes lui demandent une grande concentration. Il lui arrive de chercher ses mots et même de s’interrompre pour questionner l’assemblée : « Comment vous dites ça en arabe ? » Goguenard, il reconnaît que la pratique porte ses fruits : « Il semblerait que mes sermons se soient améliorés… on m’a attribué un bonus ! »
Dans la cour, les fidèles confirment : « Il est à l’aise maintenant ! » Le père Georges ne se départ de sa jovialité que lorsqu’il évoque la guerre, et particulièrement la lecture qui en est faite : « La version montrée par les médias est ridicule. On cache les vraies raisons de la guerre. On ne parle jamais du pétrole, du gaz, des intérêts étrangers. On dit juste : “Un peuple demande sa liberté.” C’est trop facile ! Entendre de tels mensonges à propos de son pays, de sa société, pour les citoyens, c’est une deuxième guerre, une guerre psychologique. » Mâchoires serrées, poing fermé, il s’échauffe encore en mentionnant l’embargo économique imposé au pays : « Toute une population est condamnée. Est-ce la meilleure solution ? Est-ce une façon de défendre les droits de l’homme ? Qui subit les conséquences de ce blocus ? Est-ce le président, le régime, le système ? À eux, il ne manque rien ! C’est le peuple qui paye. » On le voit : sur le plan personnel, ces messes en arabe ont emmené le père à renouer avec une identité et à l’assumer avec force. Accueillir ces Syriens qui atterrissent « dans un autre monde, l’Europe », accompagner cette communauté qui s’élargit, qui s’organise, ça lui a « réveillé les sens » : « Depuis mes quinze ans, j’étais coupé de la Syrie. Elle m’était devenue étrangère. » Ses missions, qui l’ont mené jusqu’à Moscou, avaient contribué à l’en éloigner. « J’avais perdu tous mes points de repère de citoyen syrien. Il ne m’y restait que ma famille. La présence à Lyon de ces compatriotes m’a poussé à reprendre le discours de mon appartenance à une société, à laquelle je peux dire que je suis fier d’appartenir. Spécialement depuis la guerre. On dit qu’on n’apprécie pas la vraie valeur des choses tant qu’on n’a pas risqué de les perdre. »
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LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - 119
CULTURE // CINÉMA
Le sexe et le goupillon Longtemps, les prêtres, protégés par leur soutane, mi-hommes, mi-femmes, sont restés des êtres asexués pour les cinéastes. Avec la déchristianisation, ils sont devenus des gens ordinaires, dans les films comme dans la vie. Par François Quenin
D
ans les films d’autrefois, le prêtre est traditionnellement une sorte d’eunuque, comme pour répondre à l’exhortation de l’Évangile envers « ceux qui se sont rendus eunuques à cause du Royaume des cieux » (Matthieu 19, 12), que Flaubert critiquait sans ambages dans une lettre à George Sand datant de 1866 : « […] il faudrait maudire la chair comme les catholiques ? Dieu sait où cela mène ! » On va tenter de le savoir. L’exemple parfait du curé comme on les rencontrait naguère au cinéma est Don Camillo, créature de l’écrivain italien Giovanni Guareschi, incarnée par un Fernandel carré et pieux, jovial et habité par son sacerdoce dans une série de cinq films de 1952 à 1965. Le bon géant n’a pas de sexe. Non qu’il l’ignore. Quand il reçoit un jeune couple non marié dont la fille est enceinte, le curé de Brescello demande au garçon : « C’est toi qui a fait ça ? » S’il parle à Jésus sur la croix dans son église, il peut aussi faire le coup de poing contre les communistes au café du coin. Il a le sang chaud, sauf pour le sexe. Et ça plaît : douze millions d’entrées pour le premier film, Le Petit Monde de Don Camillo. « À travers cette image idéale de
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pasteur, écrivait en 2009 Édouard Huber, journaliste à Famille chrétienne, il a rétabli une confiance dans la figure traditionnelle du prêtre dont profitent encore nombre d’entre eux. » Mais dix ans ont passé depuis cette citation optimiste… Si Don Camillo nous fait rire, d’autres prêtres de cinéma nous émeuvent, bien que le constat soit le même : ils n’ont pas de sexe, leur vocation prime, ils ont consacré leur vie à leur prochain, à l’image de Paul, qui écrivait dans sa première lettre aux Corinthiens : « S’il me manque l’amour, je ne suis rien. » Dans La Route semée d’étoiles, de Leo McCarey (1944), le père O’Malley (Bing Crosby) sauve les jeunes voyous grâce à sa chorale. Dans Monsieur Vincent, de Maurice Cloche (1947), Pierre Fresnay en saint prêtre se consacre aux plus démunis. Dans La Loi du silence, d’Alfred Hitchcock (1953), un prêtre, joué par Montgomery Clift, préfère passer pour coupable plutôt que de dénoncer le criminel qu’il a reçu en confession. Dans Mission (1986), un père jésuite, interprété par Jeremy Irons, sacrifie sa vie pour tenter de sauver des Indiens. Dans Sous le soleil de Satan (1987), l’abbé Donissan (Gérard Depardieu) passe une nuit avec Satan, comme le curé d’Ars. Quel
défilé de stars tout de même pour ces prêtres de fiction, preuve du prestige de la soutane, qui en fait des êtres à part. Le plus emblématique d’entre eux s’appelle Léon Morin. L’écrivaine Béatrix Beck, communiste et résistante, avait rencontré au sortir de la Seconde Guerre mondiale un jeune prêtre comme lui. Elle s’était prise au jeu de discuter foi et religion avec cet homme de Dieu. Elle en a fait un livre, Léon Morin, prêtre, qui reçut le prix Goncourt en 1952. Le cinéaste Jean-Pierre Melville l’a transposé au cinéma en 1961 avec Jean-Paul Belmondo et Emmanuelle Riva, qui sera séduite par le prêtre. Mais l’abbé Morin sait résister à la tentation, il n’a même pas besoin de résister, sa vocation et la chasteté vont de pair pour cet homme d’un temps heureux où la question de la chair semble ne pas faire problème, où les spectateurs naviguent avec lui dans un monde idéal ! Tel n’est pas l’univers du cinéaste italien Nanni Moretti, qui, dans La Messe est finie (1985), raconte l’itinéraire d’un jeune prêtre, Don Giulio (Nanni Moretti en personne), qui laisse le village où il a vécu les premières années de son sacerdoce pour revenir sur les lieux de son enfance, la banlieue de Rome. Ce Don Giulio est un bon prêtre, rigoureux et compréhensif, élevé dans les préceptes d’une Église immuable. C’est pourquoi il tombe de haut quand il découvre que le curé qui l’a précédé est marié et fier de lui présenter son petit garçon. La Messe est finie expose la trajectoire d’un individu découvrant qu’il n’a plus sa place dans la société d’aujourd’hui. Il va partir vers des terres lointaines pour rester fidèle à sa vocation. Première fêlure dans l’image idéale du prêtre au cinéma. Quand la solitude est forte, le prêtre n’étant qu’un homme, il arrive que la chasteté soit jetée aux orties.
Dans Elefante blanco (2012), le cinéaste argentin Pablo Trapero s’intéresse à la vie de deux prêtres, Julián (Ricardo Darín) et Nicolás (Jérémie Renier), qui officient dans une paroisse au cœur d’un immense bidonville de Buenos Aires. Ils se battent au quotidien pour venir en aide aux familles et trouver des fonds pour remplacer les baraques en tôle. Ils se battent à main nue contre des gangs et contre l’État incapable de conduire une politique sociale. Une jeune assistante sociale (Martina Gusmán) qui travaille avec eux n’est pas insensible au charme du père Nicolás, qui, un soir de découragement, finit par se jeter dans ses bras. Parce que la vie est trop dure dans cet univers oublié de Dieu ? Il ne part pas au désert comme dans La Messe est finie. Il trouve une source où s’abreuver. Nous voici loin de Don Camillo et cela ne va pas s’arranger. Avec Prêtre (1994), la cinéaste britannique Antonia Bird dit les choses sans langue de bois, appelle un chat un chat, et ça fait mal. Elle met en scène un jeune prêtre, le père Greg Pilkington (Linus Roache, comédien d’une grande authenticité) nouvellement nommé dans une paroisse populaire de Liverpool. Il y rejoint un collègue plus âgé, le père Matthew Thomas, joué par Tom Wilkinson, acteur d’une parfaite
Léon Morin, prêtre © Rome Paris Films / Coll. Christophel
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - 121
CULTURE // CINÉMA
Prêtre © Archives du 7e Art / Photo12
humanité. Quand Greg s’étonne que le père Matthew vive maritalement avec sa jolie gouvernante – « Chasse-la », lui conseille-t-il –, celle-ci réplique : « Sachez que nous nous aimons, que c’est moi qui l’ai séduit, moi qui lui ai demandé de ne pas partir parce qu’il serait malheureux, et sachez enfin que je serai toujours là pour laver vos slips. » Pourtant, s’il donne des leçons de morale à son vieux confrère, le problème du père Greg Pilkington, c’est bien la solitude. « C’est de la folie, tempêtait la cinéaste à la sortie du film, d’exiger le célibat de qui que ce soit. Les prêtres sont des êtres humains incomplets. Ils ne connaissent rien de l’amour qu’ils apportent à leurs paroissiens. Comment peut-on vivre ainsi ? » Un soir de plus grande solitude, après une cérémonie d’enterrement, le jeune et beau père Greg ôte son faux col d’ecclésiastique, enfile un blouson de cuir et enfourche son vélo jusqu’à une boîte gay, où il fait une rencontre qu’il pense sans lendemain. D’autant que son ministère l’accapare tout entier : réunions, préparation des enfants à la communion solennelle, confessions… 122 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
Mais il revoit son ami d’un soir et se retrouve face à ce qu’il appelle son « jardin des oliviers ». Un vieux prêtre à la retraite lui confie : « Je suis resté chaste, je ne m’en vante pas, c’est un don de Dieu. À toi, il a donné la certitude de ta vocation. » « Je veux les deux », réplique Greg. « C’est de la gourmandise », lui répond le vieux prêtre. Et puis le sol se dérobe sous ses pieds. Il est surpris par la police dans une voiture avec son ami. Il fait une tentative de suicide. Son évêque lui rend visite à l’hôpital avec un message clair : « Disparaissez de mon diocèse. » Ce qu’il fait en dépit du soutien de son confrère, le père Matthew, qui lui propose de « dire la messe ensemble », le dimanche suivant. Ulcéré, Matthew consacre son prêche dominical à l’absent : « La guerre, la famine, les persécutions des enfants, Dieu ne s’en soucie-t-il pas plus que ce que les hommes font avec leur bite ? Quand j’observe l’Église où grouillent les arrivistes, les hypocrites, les pharisiens qui prospèrent en haut lieu, je doute de l’existence de Dieu. Comment osez-vous rejeter cet homme et vous dire catholique ? » À Greg, qu’il va voir dans son exil où il se ronge de remords, Matthew dit : « Tu as rompu ton vœu de chasteté, c’est tout. Tu as violé une règle édictée par les hommes. » Tout est dit. Et nous ne sommes que dans la fiction. Dans la réalité, dont le cinéma s’empare parfois, les événements peuvent se révéler encore plus sombres, voire carrément noirs. En 2015, le cinéaste français Philippe Ramos filme les amours d’un jeune prêtre avec une jolie paroissienne qui va bientôt tomber enceinte. Il veut la faire avorter. Elle ne veut pas, alors il la tue et son fœtus avec, non sans d’abord l’avoir baptisé. Impossible horreur ? Pourtant cette histoire est adaptée d’un fait divers qui s’est déroulé à Uruffe, dans l’est de la
France, en 1956. Guy Desnoyers, prêtre âge de 36 ans, très apprécié de ses paroissiens et en particulier des jeunes pour lesquels il avait monté une équipe de foot et un club de théâtre, écope des travaux forcés à perpétuité, échappant de peu à la guillotine, pour avoir tué sa jeune maîtresse enceinte. Sorti de prison en 1978 après vingt-deux ans de détention, il est mort le 21 avril 2010 à l’âge de 90 ans dans une abbaye du Morbihan. Le prêtre assassin a fait l’objet de multiples études et de deux autres films, un court-métrage avec Bernadette Laffont en 1967, Marie et le Curé, un long avec Laurent Lucas et Lio en 2007, Le Prince de ce monde. Aucun de ces trois films ne répond à la curiosité – morbide ou non – qu’engendre ce fait divers. Il semblerait que l’abbé Desnoyers, qui n’avait pas la vocation, ait menti à son évêque tout au long de son ministère. Son cas est le funeste présage de la crise violente que l’Église connaît aujourd’hui. Dans la série des maudits du sexe, on citera encore Prêtres interdits, de Denys de la Patellière (1973), qui se déroule en 1936 dans le climat révolutionnaire qui amène le Front populaire. Françoise (Claude Jade) jeune fille de bonne famille est soignée par l’abbé Rastaud (Robert Hossein) après une chute à bicyclette. Quand ils tombent amoureux, l’abbé quitte l’Église. « C’est un film accessible au plus vaste public qui ouvre un débat et pose honnêtement un problème », écrivait La Revue du cinéma. Quarante après, le problème est toujours là. En témoigne Le Crime du père Amaro (2002), du cinéaste mexicain Carlos Carrera, avec Gael García Bernal en jeune prêtre qui voit sa vocation troublée par une séduisante fidèle. Le film a fait sensation dans son pays, avec cinq millions de spectateurs, et a connu une version tout aussi populaire au Portugal
en 2005. Dernier avatar de ce type d’histoire qui passionne les foules, Kler (clergé), un film polonais sorti à l’automne dernier qui n’a pas été distribué en France. « La force du film, écrivait le journaliste Jakub Iwaniuk, correspondant du Monde à Varsovie, est de désacraliser l’institution et les hommes qui la composent. » Kler raconte l’histoire de trois amis prêtres. « Lors d’une avant-première réservée à des prêtres, confiait le réalisateur du film, Wojciech Smarzowski, ils mettaient des noms sur chacun des personnages de fiction : ça c’est untel, et lui, c’est untel. Ça m’a surpris. » Au terme de ce chemin de croix, inutile de rappeler l’étonnement et l’émotion soulevés dernièrement par le film de François Ozon, Grâce à Dieu. On se contentera d’évoquer une image de ce film, celle du père Preynat en jeune responsable de camp scout, interprété fugacement par un figurant, que l’on aperçoit en vacances, au milieu des enfants. Cette image banale est en même temps terriblement anxiogène compte tenu de ce que nous savons aujourd’hui, comme si le mal se promenait en costume de chef scout, foulard autour du coup et shorts aux genoux. Du triomphe de Don Camillo au drame de Grâce à Dieu, y a-t-il un sauveur dans la salle ? Faisons appel à l’écrivain britannique David Lodge, qui déclarait récemment dans Le Point : « Je pense qu’être prêtre aujourd’hui est le boulot le plus difficile au monde, et j’ai la plus grande sympathie pour eux. Beaucoup d’entre eux sont des gens très bien. Et l’Église persiste dans une attitude suicidaire : refuser que les femmes deviennent prêtres. Je pense que d’ici la fin du siècle – si l’humanité existe toujours, ce dont je ne suis pas certain –, il y aura des femmes prêtres. » La femme serait donc l’avenir des prêtres ? Un scénario à écrire…
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LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - 123
CULTURE // LES LIVRES DE L’AUTOMNE
LES LIVRES DE L’AUTOMNE Après un été caniculaire, c’est le temps de la fraîcheur retrouvée, des soirées au coin du feu un livre sur les genoux. Comme des feuilles aux tons changeants et variés, voici à lire un peu de tout, du roman haletant au féminisme rebelle en passant par l’Antiquité et l’histoire contemporaine.
124 - LES CAHIERS 124 - LES DUCAHIERS TÉMOIGNAGE DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN -CHRÉTIEN AUTOMNE HIVER 2019 2017
Soif ou le mystère de l’incarnation Je ne sais si elle croit en la résurrection, même si elle en donne, avant de plonger dans le grand sommeil de l’éternité, une interprétation temporaire ; en tout cas Amélie Nothomb croit en l’incarnation ; comme Péguy, celui du Porche du mystère de la deuxième vertu. Sauf que Péguy met sa longue méditation dans la bouche de Dieu, le père qui voit, impuissant, mourir son fils sur la croix et qui ne peut pas l’enterrer, alors qu’elle, elle se met dans la peau du fils. Un fils qui ne veut pas que sa mère, confrontée, comme le père pour Péguy, à l’inversion de l’ordre des choses, voie son enfant mourir avant soi. Son Jésus, c’est celui de notre enfance, celui que nous avons appris au catéchisme : il sait qu’il est le fils de Dieu, il le sait depuis le début ou presque, il fait des miracles, il sait qu’il doit mourir, même s’il ne sait pas bien pourquoi ; il sait aussi, dès la première rencontre, que Juda doit le trahir. Mais c’est aussi un Jésus incroyablement humain : il souffre, mais il souffre réellement ; il souffre comme un homme qui souffre, pas comme ces figurations doloristes qui en ont été données ; il est amoureux, amoureux de Madeleine, mais pas d’un amour platonique ; il est vraiment amoureux, d’un amour charnel ; mais pas non plus romanesque comme dans le Da Vinci Code ; c’est même un Jésus qui fait pipi, un ultime pipi, dans sa geôle ; et, plus que tout, il a soif.
C’est ce sentiment de soif qui donne son titre au livre. Une soif qui est une ouverture à l’amour humain : « Aimer, cela commence toujours par boire avec quelqu’un. » Un amour que le Dieu d’amour ne pourra jamais ressentir. La soif qui explique qu’il se soit incarné dans un pays de sécheresse, la soif où il trouve son salut, et que l’eau mélangée de vinaigre du légionnaire n’arrive pas à étancher. Son Jésus, c’est le Jésus du grand malentendu ; le malentendu entre lui et Dieu, son père. Amélie Nothomb éclaire de mots nouveaux – son livre est un véritable réservoir à citations –, le surprenant « Eli, eli, lama sabactani » du psaume 21 (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ») prononcé au moment de sa mort. Paradoxe de son écriture, autant la méditation de Dieu chez Péguy prend aux tripes, autant le style d’Amélie Nothomb nous laisse observateur des angoisses de Jésus devant ses souffrances et sa mort. On se prendrait pourtant à vouloir les partager ; mais ce serait tomber dans le piège doloriste. Au contraire, y compris par quelques traits d’humour, étonnants dans les pensées d’un condamné à mort, le livre maintient une distanciation qui nous fait ressembler aux foules qui l’ont lâché et qui assistent à la Passion. Et qui explique cette éternelle solitude du fils de Dieu sur laquelle le livre se termine.
Amélie Nothomb, Soif, Albin Michel, 162 p., 17,90 €
Daniel Lenoir LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - 125
CULTURE // LES LIVRES DE L’AUTOMNE
Sa vie sur la route
Aux États-Unis, Gloria Steinem est une icône. La plus connue des féministes, la plus reconnue parmi celles qui ont interrogé à la fois les mots et le quotidien des femmes, qui ont sillonné le pays pour écouter et redonner de la perspective aux raccourcis patriarcaux. Vendu à plus de 500 000 exemplaires aux États-Unis, ce texte n’avait jamais été traduit en français. Trop américaine. Trop féministe. Les Éditions du Portrait ont relevé le défi, commandé une préface à Emma Watson et publié Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes. Ce n’est ni un manifeste, ni un cri, c’est un recueil de vingt-six textes d’une profondeur et d’un intérêt exceptionnels. En filigrane,
au temps et le récit historique des grandes conférences qui ont changé l’opinion américaine. Et enfin, un article solide sur la nature profondément antiféministe du nazisme et de tous les populismes. Toute ressemblance avec une situation réelle est à votre stricte appréciation. Pragmatique et poétique, l’écriture est profondément américaine, ouverte et incomplète, sincère sans pathos. Irritante Gloria Steinem, qui nous montre avec patience l’ampleur de ce que nous n’avons encore jamais osé accomplir, par peur, par convention ou par indifférence. Il faut lire ce livre. Marie Petitcuénot Gloria Steinem, Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes, traduit de l’anglais (États-Unis) par Mona de Pracontal, Alexandre Lassalle, Laurence Richard et Hélène Cohen, Les Éditions du Portrait, 432 p., 24,90 €
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Revanche d’un Poulidor
l’engagement têtu d’une femme pour l’égalité entre les hommes et les femmes, une préférence affirmée pour la justice sociale et pour l’autre, le plus faible, le différent, celui que vous pensiez loin de vous. Vous y trouverez le portrait étonnant de cinq femmes américaines célèbres, une analyse percutante sur le rapport construit des femmes
être un cycliste – comme d’autres finissent par être employés de bureau ou vendeur… » Plus précisément, un grimpeur. L’un des meilleurs, dopé par ses années de mistoufle colombienne ; et puis rouler dans Medellín sur un vieux vélo, ça vous endurcit les jambes et vous muscle le cœur ! Une carrière besogneuse entre
En toute logique, ces deux-là n’auraient pas dû se rencontrer. Encore moins devenir potes, puis amis, puis frères de route. Lui, Steve Panata, play-boy américain, fils gâté d’un couple d’avocats du Nouveau Mexique et lui, Marc Moreau, le narrateur, « quasi- orphelin », né d’un militaire français et d’une mère péruvienne et désargentée. Mais voilà, tous deux ont décidé d’être des cyclistes professionnels. Le premier par passion ambitieuse, le second parce qu’à situation merdique, remède musclé : il a « fini par
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la France et la Colombie, où il commence à se faire une réputation. Jusqu’au jour où, intégrant la prestigieuse firme Ventoux, il tombe sur Steve en train de décharger un superbe vélo. Tous deux sont nouveaux, ils décident de faire équipe. Et ne tardent pas à être les meilleurs. Pour cela, ils ont systématisé le rôle de chacun : à Steve, coureur rapide et infatigable, les percées et l’arrivée, à Marc, grimpeur infatigable et rapide, la tâche d’épuiser les concurrents. Une technique qui leur vaut de courir le Tour de France. Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, Marc sera aux côtés de sa copine Fiona, mécanicienne de l’équipe, qui le ver-
rait bien en jaune… Mais ce Tour n’est pas comme les autres. Des accidents à répétition, des sabotages, un meurtre. Comme si, de sportive, la compétition devenait guerrière. Néanmoins, Steve et lui se maintiennent en tête de peloton. Et lorsque Marc est convoqué par un policier qui lui demande de jouer les taupes, il accepte. D’autant plus que des pressions de tous ordres lui tombent dessus : les officielles, protéger Steve, privilégier l’équipe, trouver l’assassin. Et les officieuses, plus affectives, notamment celles de Fiona qui, lassée de le voir jouer les éternels Poulidor, ne cesse de lui dire que c’est lui qui devrait monter sur le podium. Roman noir malicieux, hors-piste et cyclophile, Mort contre la montre évoque et convoque l’envers du mythe de la Grande Boucle, avec lucidité et bienveillance. Arnaud de Montjoye Jorge Zepeda Patterson, Mort contre la montre, traduit de l’espagnol (Mexique) par Claude Bleton, Actes Sud, 336 p., 22,80 €
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Religions et monde en mouvement
La place des religions dans l’ordre – ou le désordre – mondial est un sujet complexe. Si croyances et croyants ont toujours pesé sur la scène planétaire, de nouveaux phénomènes bousculent la réalité protéiforme de la géopolitique des religions, qu’auscultent dans un court volume deux chercheuses et un diplomate.
Sérieux sans être pontifiant, le livre propose un état des lieux complet de l’usage des religions par les États et les partis politiques. Dans le meilleur des cas
haines fratricides, notamment dans l’islam et le christianisme. Sans diaboliser ni minimiser la situation, l’ouvrage offre un regard documenté et très accessible sur un phénomène anxiogène mais incontournable. Philippe Clanché Blandine Chélini-Pont, Roland Dubertrand et Valentine Zuber, Géopolitique des religions. Un nouveau rôle du religieux dans les relations internationales ?, Le Cavalier bleu, 176 p., 19 €
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Dans l’ombre de Platon « un usage modéré et ouvert, associé au libéralisme politique et aux droits humains ». Parfois, hélas, « l’usage est plus instrumental et va se durcissant, quand les États sont autoritaires et quand ils se déclarent religieux ». Dans la recomposition planétaire suivant la fin de la guerre froide et des décolonisations, les violences religieuses ont repris de la vigueur. Apparaissent de nouveaux acteurs, les ONG, qui n’évitent pas toujours « l’écueil du prosélytisme », et les médias confessionnels. Ces réalités sont le plus souvent transnationales, comme de nombreuses organisations religieuses influentes. Et le Saint-Siège n’est plus aujourd’hui le seul lobby dans son genre à tenter de peser dans les réseaux onusiens ou continentaux. Cette étude aborde une autre nouveauté : les dissensions internes au sein des familles de croyants, lesquelles peuvent virer aux
Quand il ne porte pas son œil acéré sur le monde qui nous entoure pour le plus grand bonheur de nos lecteurs et de nos lectrices, Bernard Fauconnier s’adonne à l’art de la biographie. Flaubert, Cézanne, Beethoven,
entre autres, ont déjà bénéficié de son érudition et de son talent, si rare, de mettre à portée du vulgum pecus l’essence de ces génies. Cette fois-ci, il s’attaque à un monument de la pensée, Platon. Bien sûr, l’exercice a été infiniment plus complexe que
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CULTURE // LES LIVRES DE L’AUTOMNE
les précédents. De la vie du philosophe, presque rien ne nous est parvenu. Mais, en suivant le fil de son œuvre, et en s’appuyant sur les faits historiques connus, l’auteur réussit le tour de force de nous passionner et de nous rappeler – ou de nous faire découvrir – l’apport encore fécond du grand homme. Sophie Bajos de Hérédia Bernard Fauconnier, Platon, Gallimard, 272 p., 9 €
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Fraternité, j’écris ton nom
Ce n’est peut-être pas le plus grand livre d’Edgar Morin mais c’est l’un des plus courts d’un des penseurs les plus féconds, qui explore, à partir de sa vision du monde – celle de la complexité –, mais aussi à partir de son expérience personnelle, la question de la fraternité. Et quel bonheur de le voir livrer une sorte de testament fraternel, témoignage et passage de témoin sur ce qui est probablement la clé de voûte de l’arche républicaine ; une république, cette « chose commune », qui serait étendue, à l’heure des périls communs et de la mondialisation, à l’échelle de la planète, à l’ensemble de l’humanité. De ses fondements biologiques – la coopération des cellules entre elles – et écologiques – les écosystèmes –, à la coopération et à l’entraide, la fraternité est une construction fragile, soumise à la tension entre unité et rivalité,
concorde et discorde, éros et polémos (le conflit), qui conduit à thanatos (la mort). Émouvante, l’évocation des fraternités intellectuelles qu’il a connues et des moments de fraternité qu’il a vécus – dans la Résistance, à la Libération de Paris, lors de la révolution des Œillets, de l’explosion de Mai 68, de la chute du Mur, mais aussi dans les communautés de vie et la contre-culture –, moments provisoires et solaires, éphémères, qui constituent autant de ces oasis dont il préconise la multiplication. Individualisme et mondialisation ont des effets paradoxaux sur ce projet « fraternité » : d’un côté, ils
libèrent l’homme de ses chaînes et le confrontent à des défis communs ; de l’autre, ils dissolvent les formes traditionnelles de solidarité, qui en ont été les principales traductions concrètes, avec le risque de revenir à des solidarités réduites à des communautés fer-
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mées. Mais la solidarité n’est pas le tout de la fraternité ; elle n’en est qu’une expression juridique, donc froide, et historiquement datée. Pour maintenir la flamme de la fraternité, Edgar Morin appelle à un « humanisme régénéré » permettant de développer « une conscience d’humanité » qui, dans le même mouvement dialectique, en soit à la fois l’horizon et le chemin. Daniel Lenoir Edgar Morin, La fraternité, pourquoi ?, Actes Sud, 64 p. 8 €
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Avalés par la nuit…
La terrible nuit dublinoise. Celle des années 1920 dans une Irlande traumatisée par le soulèvement de 1916 et les répressions qui s’ensuivirent. Et ces deux hommes, Gypo Nolan, ex-flic, ex-membre actif de cette organisation révolutionnaire après laquelle les autorités s’essoufflent à courir, et Frankie Mac Phillip, tous deux rayés des effectifs de l’organisation par le commandant Gallagher, militant chevronné et chef intransigeant, le premier pour avoir apporté de mauvaises nouvelles, le second pour avoir exécuté un fermier réactionnaire sans son accord. Mais, cette nuit-là, les choses sont plus prosaïques. Frankie, dont la tête vient d’être mise à prix pour 20 livres, rôde dans les rues, aux abois, espérant parvenir à la maison de ses parents, dans les quartiers pouilleux de la ville où Gypo
ballade sa silhouette massive et son visage cabossé. Et quand ces deux-là se croisent, les retrouvailles ont le goût écœurant des amertumes partagées, des mensonges réciproques et des colères impuissantes. Est-ce pour cela qu’après avoir quitté Frankie, Gypo sent monter en lui une impulsion, toute puissante, qui le mène au poste de police :
hantent durablement, tant les mécanismes pulsionnels et les émotions qu’il décrit sonnent comme un rappel de nos propres « démons de la perversité ». Avec, toutefois, l’étonnante possibilité d’une rédemption. Arnaud de Montjoye Liam O’Flaherty, Le Mouchard, traduit de l’anglais (Irlande) par Louis Postif, Belfond, 288 p., 18 €
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D’un pays, l’autre
« Je viens réclamer la prime de vingt livres. » Une vingtaine de billets plus leur monnaie collatérale : la mort de Frankie au cours de l’arrestation ; l’errance hystérique de Gypo, dont le cerveau, tour à tour embrumé de honte et exalté d’arrogance, ressemble à un champ de mines ; le désespoir des parents Mac Phillip chez qui il se rend, mi-bravache mi-coupable, pour les derniers hommages. Avec cette idée fumeuse de « tirer un plan » pour s’en sortir, plan dont il n’arrive même pas à tracer les contours tant les conséquences de sa trahison se précisent au cours de cette nuit. Publié en 1925, et porté à l’écran par John Ford, Le Mouchard est l’un de ces livres qui
Dans le bateau qui accoste s’enchevêtrent des vies brisées. Poussés par la faim, la peur, le deuil, ils et elles fuient un pays qui leur refuse tout avenir. Quand ils débarquent, affamés, épuises, apeurés, c’est pour être livré·e·s à l’arbitraire d’une administration qui les déshumanise. Parmi ceux qui se pressent sur le quai, un jeune photographe, lui-même petit-fils d’immigrés, qui vient chaque jour avec son appareil interroger l’âme de ces déracinés et, partant, la sienne : « Où commence ce qu’on appelle “son pays” ? » Nous ne sommes pas dans un port italien en face de l’Ocean Viking de SOS Méditerranée, mais en 1910 à Ellis Island, où les navires déversaient des flots d’Européens à la recherche d’une vie meilleure, quand ce n’était pas d’une vie tout court. C’est certainement ce qui émeut le plus dans ce livre, cette intemporalité de la misère et de la peur ; chaque mot, chaque pensée, chaque réaction, chaque inquiétude de ces
migrants du siècle dernier sont rigoureusement les mêmes que ceux des hommes et des femmes d’aujourd’hui. Jeanne Benameur s’est attachée à quelques personnages, un veuf italien et sa fille Emilia, un Tsigane, une Juive arménienne, que des fonctionnaires zélés ont confinés sur l’île un jour et une nuit. Comme en miroir, sur l’autre rive, le jeune New-Yorkais qui ne peut oublier le regard de la jeune Italienne. À travers leurs doutes et leurs interrogations – « C’est cela alors émigrer. On n’est plus jamais vraiment un à l’intérieur de soi » –, leurs espoirs, du plus tenu au
plus insensé, se dessine la carte de l’intime de ceux qui ont tout laissé mais rien encore acquis. La langue, superbe, ronde, souple et légère, dépeint avec finesse et sensibilité le poids de l’exil, l’énergie du courage, la force des racines et « un monde qui sait que rien n’appartient à personne sur cette terre, sauf la vie ». Sophie Bajos de Hérédia Jeanne Benameur, Ceux qui partent, Actes Sud, 336 p., 21 €
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Fondé en 1941 dans la clandestinité par Pierre Chaillet (s.j.), Témoignage chrétien est édité par Les Cahiers du Témoignage chrétien, 5, rue de la Harpe – 75005 Paris. Tél. 01 77 32 72 78. redac@temoignagechretien.fr Courriels : initialeduprénom.nom@temoignagechretien.fr Directrice de la publication et de la rédaction : Christine Pedotti Rédactrice en chef adjointe : Sophie Bajos de Hérédia Secrétariat de rédaction et réalisation graphique : Pascal Tilche Direction artistique : Fred Demarquette, avec Émilie Nasse pour le cahier central – La Vie du Rail Direction technique : Robin Loison – La Vie du Rail
Ont collaboré à ce numéro : Anne Bideault, Antoine Boureau, Jean-François Bouthors, Frédéric Brillet, David Brouzet, Sandrine Chesnel, Philippe Clanché, Arthur Colin, Jacques Duplessy, Bernard Fauconnier, Boris Grebille, Marjolaine Koch, Henri Lastenouse, Daniel Lenoir, Cyril Marcilhacy, Arnaud de Montjoye, Étienne Perrot, Marie Petitcuénot, Sébastien Poupon, François Quenin, Marion Rousset, Paul Samangassou, Bernadette Sauvaget.
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Diffusion, abonnements : Abo Press / Témoignage chrétien 19, rue de l’Industrie - BP 90053 67402 Illkirch cedex - Tél. 03 88 66 26 19 temoignagechretien@abopress.com Diffusion en kiosque : À juste titre Vente au numéro/VPC : contacttc@temoignagechretien.fr Imprimerie : Corlet Imprimeur, Condé-sur-Noireau (France). ISSN : 0244-1462 / No CPPAP : 1019 C 82904
TC
Les défis de la fraternité
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CAHIER D’HIVER LE 19 DÉCEMBRE 2019
« La vraie morale se moque de la morale. » Blaise Pascal Photo de couverture : Giuseppe Bartolomeo Chiari, Suzanne et les vieillards (entre 1700 et 1720) © The Walters Art Museum, Baltimore
Où en est le catholicisme en France ? entretien avec Denis Pelletier Notre-Dame, le feuilleton de la reconstruction Et aussi : L’art de représenter la mort, Francis Bacon au Centre Pompidou, La vie d’après à notre-dame-des-Landes, Les prêtres et le sexe au cinéma, Un Africain à Paris… Notre dossier :
Y a-t-il une morale sexuelle ? Les regards croisés de Jean-Claude Kaufmann, sociologue, Michel Zink, médiéviste, Catherine Blanc, psychanalyste, Béatrice Rime, gynécologue, Norbert Campagna, philosophe, et Alexandra Hawrylyszyn, avocate Ce qu’en dit – ou pas – la Bible L’évolution du consentement entretien avec l’avocat Jean-Pierre Mignard D’Abstinence à Transgression, un abécédaire de la sexualité La « bonne nature » sexuelle des Bonobos Comment faire preuve de discernement ? le regard d’Étienne Perrot, jésuite et théologien
chrétien
Témoignage
Supplément au no 3840 de Témoignage chrétien
Les vegans inventent-ils une nouvelle religion ?
Automne 2019
L’économie de marché peut-elle être écologique ? l’analyse de Daniel Lenoir
Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN
Des soutanes et des hommes Josselin Tricou interroge la masculinité du clergé catholique
Témoignage
chrétien LIBRES, ENGAGÉS DEPUIS 1941
Y a-t-il une morale
sexuelle ? Les Cahiers du
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Automne 2019