Cahier été 2019

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Antijudaïsme

Cathédrales

Antisémitisme

Cinéma

Communautés nouvelles

Don

Démineuses Ennemi Europe

Fraternité

Gauche

Gratuité

Notre-Dame

Portugal

Le christianisme de progrès va-t-il disparaître ? Entretien avec Yann Raison du Cleuziou. Nouvelles communautés, la culture de l’abus Portugal, le « miracle » économique Cathédrales : des joyaux au cœur des villes Les démineuses de l’Afghanistan : risquer sa vie dans les montagnes

Handicap

Netflix Loi L’Albatros

L’antijudaïsme chrétien aux sources de l’antisémitisme ou vingt siècles d’enseignement du mépris

Producteurs

Réalité virtuelle Socialisme

Notre dossier :

L’amour peut-il sauver le monde ? conversation avec Véronique Margron et Antoine Nouis L’amour des ennemis est-il possible ? Regards croisés d’une bibliste, d’un juriste et d’une psychanalyste Comment l’amour et la loi se conjuguent-ils ? le regard de Jean-Pierre Mignard Cinq questions sur la gratuité de l’amour à Jean-Édouard Grésy, anthropologue

Été 2019

Amour

Comment réinventer la gauche : les analyses de Laurence Rossignol, Yves Sintomer, Gilles Finchelstein et Dominique Reynié

Supplément au no 3829 de Témoignage chrétien

Afghanistan

Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN

Abus

Témoignage

chrétien

L’amour CHRÉTIENS, LIBRES, ENGAGÉS DEPUIS 1941

peut-il sauver le monde ?

Dans Témoignage chrétien, retrouvez : Antoine Nouis Véronique Margron Jean-Édouard Grésy Jean-Pierre Mignard Laurence Rossignol Yves Sintomer Dominique Reynié Gilles Finchelstein Antoine Guggenheim Roselyne Dupont-Roc Yann Raison du Cleuziou Georges Braque Joseph Doré Clémentine Autain

Les Cahiers du

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Été 2019


Le temps de l’été

C

« La haine ne peut pas chasser la haine ; seul l’amour le peut. » Martin Luther King Jr. (1929-1968)

e supplément trimestriel va vous accompagner en été. S’il parle d’amour, ce n’est pas de nos élans amoureux – même si pour chacun d’entre nous, il n’y a au fond d’important que nos histoires d’amour, que nos attachements amicaux et filiaux. Il s’agit de cette capacité de considérer l’autre comme soi-même, comme appartenant à la même humanité que nous, que les Grecs désignaient par le mot agapè. Pour les chrétiens c’est le propre de Dieu, son essence même. Dieu est d’abord celui qui se donne, et c’est ce don parfait qu’ils reconnaissent en Jésus. À nous donc de devenir non « comme des dieux » c’està-dire pleins de volonté toute-puissante, mais « comme Dieu », capables de donner sans rien exiger en retour. Le reportage qui va vous entraîner en Belgique à l’Albatros, lieu d’accueil de personnes adultes handicapées mentales, est un bel exemple de ce respect humain qui accepte l’autre tel qu’il est. À l’opposé, l’enquête autour des nouvelles communautés catholiques minées par les abus commis par leurs gourous fondateurs montre la perversion à laquelle conduit l’image falsifiée d’un Dieu qui exigerait qu’on lui sacrifie son libre arbitre ; il n’y a pas d’amour véritable sans liberté. Vous aurez aussi tout l’été pour lire la belle réflexion conduite par la bibliste Roselyne Dupont-Roc et le théologien Antoine Guggenheim sur les racines de l’antijudaïsme chrétien, pour réfléchir à l’avenir de la gauche tel que l’imaginent la sénatrice Laurence Rossignol, les politologues Yves Sintomer et Dominique Reynié, ou encore Gilles Finchelstein, le directeur général de la fondation Jean-Jaurès. Et puis, chère lectrice, cher lecteur, vous nous direz comment vous réagissez en lisant l’entretien avec le sociologue Yann Raison du Cleuziou sur les catholiques conservateurs et l’avenir du progressisme. Nous vous souhaitons un bon été ; prenez le temps de vivre et de lire, de rêver et même d’espérer. Prenez des forces pour la rentrée.

Christine Pedotti

Photo de couverture La jeune fille à la fleur, manifestation contre la guerre au Vietnam, Washington D.C., 21 octobre 1967 © Marc Riboud

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somm aire

été

2019

Édito Regards p. 83 Le silence des abus

Aujourd’hui

p. 90 L’Albatros, un foyer de vie p. 96 Fraternités

p. 6 Un trimestre européen

p. 98 La fragile embellie

p. 8 L’amour peut-il sauver le monde ? – L’amour comme art de la dépossession – Aimer son ennemi ? – La gratuité de l’amour – Des lois et des hommes

p. 28 Gauche : le choc, et après ? p. 38 De l’antijudaïsme à l’antisémitisme

4 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

de l’économie portugaise

p. 103 Le patron ? Le consommateur

Maintenant p. 44 Le musée de l’avenir p. 46 Catholiques conservateurs vs chrétiens progressistes

Saisons p. 106 Dissidences p. 109 Balades africaines p. 114 D’une cathédrale l’autre p. 118 Portrait de femme

VOIR p. II Le temps des cathédrales Braque à Varengeville, p. X l’appel de l’harmonie Les démineuses de l’Afghanistan p. xV p. xxII Imagine !

avec fille

p. 12 1 Nous n’irons plus au cinéma ?

p. 124 Livres

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REGARDS AUJOURD’HUI

Un trimestre européen

L’Europe avance, la plupart du temps avec l’inertie d’un ­paquebot, parfois plus vite, sous l’effet d’événements imprévus ou d’une v­ olonté politique affirmée. Florilège.

La parité s’invite en Europe ! La Commission Juncker s’était engagée à ce que 40 % des postes de direction soient occupés par des femmes. Au terme de son mandat, le résultat est tangible. Par exemple, la politique commerciale européenne est menée par cinq femmes. La commissaire Cecilia Malmström est en effet assistée par une cheffe de cabinet, Maria Åsenius, et la nouvelle directrice générale de la direction du Commerce par deux vice-directrices. En effet, depuis le 1er juin, c’est Sabine Weyand, l’ex-bras droit de Michel Barnier dans les négociations du Brexit, qui a pris la tête de la

direction du Commerce. Autre exemple, c’est une danoise, Ditte Juul-Jørgensen, qui vient d’être nommée directrice générale de la direction de l’Énergie. Elle dirigeait auparavant le cabinet de la commissaire à la Concurrence, Margrethe Vestager. Laquelle Vestager espère franchir la plus haute marche en obtenant d’être désignée à la tête de la Commission par les chefs d’État et de gouvernement et le nouveau Parlement européen ! « Qui ne tente rien n’a rien », a-t-elle déclaré au soir des élections européennes… Henri Lastenouse, Sauvons l’Europe

La défaite du lobby des Gafa En juillet 2018, à la surprise générale, le Parlement européen rejetait la directive droit d’auteur. C’était alors une grande victoire pour l’industrie du numérique, Gafa en tête. En effet, ces derniers exploitent sur leurs plateformes des contenus protégés et en tirent d’énormes profits via la fréquentation engendrée. La directive visait à reverser aux auteurs une plus grande partie des profits générés par leurs créations. Clap de fin ce 27 mars 2019 avec l’adoption de la nouvelle mouture de la directive. Une victoire particulièrement savoureuse pour la démocratie européenne, car les Gafa ont mené une campagne de lobbying particulièrement virulente, que le député européen et ex-journaliste Jean-Marie Cavada n’a pas hésité à qualifier d’« indécente ». Le texte, qui devra être transposé d’ici deux ans par les États membres dans les législations nationales, contient en outre des exceptions en faveur des start-up du numérique pour favoriser la naissance d’une concurrence made in EU. Étienne Boutonnet, conseiller municipal de Bayonne délégué aux coopérations européennes et internationales 6 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

Naufragés politiques Tout séparait Andrea Nahles, fille de maçon, militante socialiste dès sa jeunesse, et ex-présidente du Parti social-démocrate d’Allemagne, de Laurent Wauquiez, issu d’une famille d’industriels, hyperdiplômé, ex-président des Républicains. C’est leur départ précoce et précipité suite aux mauvais résultats obtenus lors des européennes, élections naguère considérées comme « secondaires », qui les réunit malgré eux. Les deux quadragénaires sont arrivés à la tête de leurs partis respectifs dans des situations chaotiques de déroute électorale et de désorientation idéologique avancée. Considérés comme des « bouées de sauvetage », ils n’ont pas su remettre à flot leurs navires. Au lieu de refonder le logiciel idéologique de leurs partis, Andrea Nahles et Laurent Wauquiez les ont poussés vers des positions de plus en plus extrêmes. Une telle attitude permet d’exister dans la bulle médiatique des émissions télévisées, où compte l’émotion, mais ne fonde pas une vision capable de réunir une majorité d’électeurs. Stefan Seidendorf, directeur adjoint de l’Institut franco-allemand de Ludwigsbourg Au lendemain du désastre électoral subi aux européennes (9 % et 4 députés), suivi de la démission de Theresa May, le parti conservateur britannique semble en proie à une ferveur idéologique sans rapport avec une analyse pragmatique des faits et ressemble à un navire sans pilote. Le principal favori à la succession, Boris Johnson, a une relation « trumpienne » avec la vérité. Il a répété tout au long de la campagne du Brexit que la contribution hebdomadaire du RoyaumeUni à l’Union européenne était de 350 millions de livres, somme qui pourrait être utilisée pour renflouer le service de santé national. Cette affirmation a été dénoncée par l’autorité britannique des statistiques. Saisie de l’affaire le 29 mai dernier, la juge de district Margot Coleman a considéré les déclarations en question non fondées… mais la Haute Cour de justice a annulé le 7 juin sa convocation de Boris Johnson devant le tribunal correctionnel. À suivre ? Malcolm Anderson et Henri Lastenouse, Sauvons l’Europe

Des socialistes… HEUREUX ! Avant même son succès aux européennes (32,8 % des voix), c’est par le scrutin législatif du 28 avril que le socialiste espagnol Pedro Sánchez avait confirmé son leadership politique. Avec un score de 28,7 %, le Parti socialiste ouvrier espagnol terminait avec douze points d’avance sur ses rivaux conservateurs. En moins d’un an et avec une assise très minoritaire aux Cortes, les socialistes ont réussi à prendre davantage de mesures sociales que bien des gouvernements en une législature complète, avec, notamment, une augmentation d’ampleur historique du salaire minimal.

Le budget 2019, qualifié de « plus social d’Europe », est sans aucun doute le facteur clé de la reconquête des électeurs qui s’étaient portés sur le parti de gauche alternative Podemos en 2015 et 2016. Les socialistes portugais ont également largement remporté le scrutin européen, avec 33,4 % des voix, devant le parti social-démocrate (droite, 21,9 % des voix). Le Premier ministre, António Costa, se voit ainsi conforté dans la stratégie d’alliance avec la gauche radicale qui lui avait permis de prendre le pouvoir en 2015. Sébastien Poupon et Henri Lastenouse LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 7


L’AMOUR

PEUT-IL SAUVER

Photo © Patrick Pleul/dpa-Zentralbild /dpa Picture-Alliance

le monde ?

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Notre vision du monde est très souvent pessimiste, voire décliniste, et nous nous laissons aller à penser que tout va mal et que c’était mieux avant. En accusation, la violence, la loi de la jungle instaurée par la concurrence à outrance, la cupidité, la marchandisation… On peut en discuter à l’infini et il est bien difficile de comparer les différents types de violence. Que dire d’une époque éloignée où la grande peste noire éliminait en quelques années entre le tiers et la moitié de la population européenne ? Que dire du dernier conflit mondial avec ses effroyables massacres et ses millions de victimes ? Mais, plutôt que de soupeser le mal et le malheur, on peut aussi chercher ce qui empêche – malgré tout – le monde d’aller à la faillite, de simplement s’autodétruire dans le combat des intérêts de chacun. Certains pensent qu’il tient par une forme de tension des égoïsmes qui maintiendrait une sorte d’équilibre, fragile et terrible tout à la fois. D’autres croient que ce qui fait survivre notre monde, au bout du compte, ce sont ces myriades de gestes minuscules d’attention à l’autre, de bienveillance, de fraternité, qui sont le véritable ciment de la communauté humaine. Alors que nous sommes en train d’affronter, avec le défi ­environnemental et climatique, la pire crise à laquelle l’humanité ait jamais été confrontée, nous posons la question : où trouverons-nous une ressource fraternelle ­suffisante pour éviter la tragédie d’une guerre de tous contre tous ? Christine Pedotti LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 9


AUJOURD’HUI // L’AMOUR PEUT-IL SAUVER LE MONDE ?

L’amour comme art de la dépossession Conversation avec Véronique Margron, théologienne catholique, et Antoine Nouis, pasteur protestant.

Le mouvement des gilets jaunes témoigne d’une crise du sujet contemporain, d’une perte de sens, d’un sentiment de relégation. Dans une société trop souvent guidée par l’intérêt, l’amour peut-il encore sauver le monde ? Antoine Nouis. Il faut dissocier les notions d’amour et de sentiment. C’est le Christ qui définit le sens biblique de l’amour. Il dit : « Aimez-vous les uns les autres » et ajoute que « nul n’a de plus grand amour que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime ». Aimer, c’est accepter de laisser une place à l’autre, de ne pas tout prendre, occuper tout l’espace, mais au contraire de se mettre un peu en retrait pour permettre à l’autre d’exister. L’hymne à l’amour selon 1 Corinthiens 13 mobilise des verbes d’action : « L’amour pardonne tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout. » Il faut bien comprendre que l’amour, ce n’est pas de trouver son prochain sympathique, c’est de faire quelque chose pour lui afin de lui permettre de grandir. Pour répondre maintenant à votre question – l’amour s­ auvera-t-il le monde ? –, il me vient à l’esprit non pas un récit biblique mais un mythe de Platon sur la création du monde. Dans Protagoras, Platon raconte l’histoire d ­ ’Épiméthée, chargé de doter tous les animaux de moyens de se défendre dans la vie : des crocs, des dards, la possibilité de se cacher, d’avoir une fécondité prolifique… Il n’a plus rien dans son sac quand arrive le tour de l’homme. C’est son frère Prométhée qui donne à celui-ci le feu, ce qui lui permet de forger des armes… mais pas de vivre avec son prochain. Alors Hermès intervient pour lui apporter la justice et la pudeur, « dikè » et « aidos » en grec. Une manière de dire que ce qui fait que la vie est possible, autrement dit ce qui sauve le monde, ce sont ces deux éléments. Les dimensions biblique et mytho­logique se rejoignent à cette intersection. En effet, j’associe assez ­volontiers la notion grecque de pudeur et la notion évangélique d’amour, qui porte aussi le nom de « kénose », terme qui renvoie dans la théologie chrétienne au fait d’accepter de se retirer en soi-même pour l­aisser un

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espace à l’autre. Sans qu’il s’agisse exactement de la même chose, il existe une proximité entre les deux. Le retrait que cette vertu implique n’est pas neutre, ce n’est pas de l’indifférence mais une action qui permet à l’autre d’exister. Ce geste qui consiste à laisser une place à son prochain dans son environnement est ce qui rend possible toute vie collective. Véronique Margron. Je souscris tout à fait à cette analyse. Trop souvent, ce qui mène tragiquement le monde, c’est la convoitise. Plus que l’intérêt, je dirais. Cette notion qui a trait à la toute-puissance renvoie au fait de vouloir tout dévorer, tout prendre, tout occuper, ainsi que l’illustre le récit d’Achab, auquel il manque une malheureuse petite vigne, qu’il n’aura de cesse de chercher à posséder. C’est la logique du no limit. Une manière de se prendre soi-même pour la loi et du coup de s’autoriser à dominer les hommes et les choses. C’est cela qui détruit le monde dans la durée. Je crois bien que, dans la Bible, le plus haut taux d’hémoglobine est lié à la convoitise. Et il en est de même dans l’histoire de l’humanité. Qu’est-ce qui déchaîne la plupart des guerres et des meurtres, à part ce désir du tout ? À l’inverse, la pudeur est cette bonne présence à l’autre qui, en lui laissant de la place, rend possible un lien qui fait grandir les deux. Le fait de ne rien imposer à l’autre – pas plus à son tout proche qu’à son plus lointain affectivement – est fondamental. C’est ce qui permet au multiple de vivre dans une communauté humaine. Or, le philosophe Vladimir Jankélévitch le dit bien, la pudeur est une vertu liée à l’amour.

L’amour du prochain prend-il modèle sur l’amour de Dieu ? VM. L’amour de Dieu est compliqué à égaler ! C’est un « modèle » tellement inimitable que j’hésite à employer ce terme. Dans la vie chrétienne, j’y vois plutôt une source d’inspiration par les Écritures, par la vie des témoins, qui dessine l’art d’aimer. Mais un art d’aimer humain, qui doit tenir compte de notre condition finie de « bras cassés ». Les humains, comme les croyants, ont des limites : nous ne faisons pas exactement ce que nous souhaitons, nous ne vivons pas exactement ce que nous voulons.

Véronique Margron, vous distinguiez récemment la religion du code et celle du style… VM. Il y a un lien entre les deux. Si l’on poursuit cette image, l’art d’aimer est un style qui ne va pas sans code – au sens de lois, et non pas de mille et une obligations. C’est-à-dire que l’amour ne peut pas se permettre n’importe quoi. Il y a toujours un moment où il tombe sous le coup d’une loi fondamentale, « Tu ne tueras pas », par exemple. Encore une fois,

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AUJOURD’HUI // L’AMOUR PEUT-IL SAUVER LE MONDE ?

il faut se garder de la toute-puissance. Un amour qui s’imaginerait que, parce qu’il aime, il peut tout, n’en serait plus un. Tous, nous connaissons les ravages réalisés en son nom par des gens qui font le pire en croyant agir par amour, pour le bien. AN. Le problème c’est de savoir qui on aime : son prochain ou soi-même. Dans l’amour qui dévore tout, la seule personne que j’aime ce n’est pas l’autre, c’est moi. Tout le contraire de l’amour biblique. Quand je dis que j’aime le poulet, cela veut dire que j’aime le tuer pour le manger. Si je l’aimais vraiment, je le laisserais vivre !

Ne pensez-vous pas qu’il existe au sein des confessions religieuses une ligne de partage entre une vision pessimiste, qui met l’accent sur le péché, et une vision plus optimiste de l’humanité ? VM. Chez certains auteurs catholiques, y compris contemporains, on peut bien sûr trouver beaucoup de traces d’une vision qui part du péché. C’est notamment le cas des courants théologiques néoaugustiniens. Et, le moins qu’on puisse dire, c’est que cela ne fait pas vivre. Mais, pour moi, la ligne de partage ne se situe pas entre le pessimisme et l’optimisme, mais entre le pessimisme et la lucidité. L’humanité ne se résume pas au péché, mais on sait tous que l’humain est tragiquement capable de commettre le pire, on s’en aperçoit chaque jour. Ce n’est pas du pessimisme que de le rappeler, au regard de la situation du monde et de toutes ces vies fracassées par la faute des autres. C’est juste de la lucidité. Et ne pas se laisser aller au soupçon est loin d’être simple. Je pense donc qu’il faut espérer, certes, mais sans verser dans une vision béate. Car on a besoin de lucidité pour pouvoir espérer avec justesse et réalisme. AN. Le propre de la « bonne » théologie, c’est de dépasser les archaïsmes religieux entre l’Homme pêcheur et l’Homme sauveur, ce dualisme entre le Bien et le Mal. Le péché se comprend dans cette parole de Paul dans l’Épître aux Romains : « Le bien que je veux faire, je ne le fais pas, le mal que je ne veux pas faire, je le fais. » Je ne suis pas transparent à moi-même. Paul dit qu’il y a en moi du trouble, du caché, du contradictoire, de l’obscur. Ce verset renvoie à l’un des fondements de l’anthropologie chrétienne. Nous espérons tous le bien mais nous ne le faisons pas toujours parce que nous sommes meurtris par des blessures, animés par des sentiments de convoitise et d’orgueil. Être lucide consiste à ne pas être dupe de ce qu’on est. À partir du moment où l’on prend conscience de ces tensions qui nous traversent, on peut essayer d’avoir l’attitude la plus droite, la plus juste ou la moins injuste possible.

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Il y a bien des raisons de désespérer, mais quelles sont alors celles d’espérer ? VM. Je ne vois pas de raisons de désespérer. Je pose juste un constat qui conduit certains jours à une lucidité douloureuse. Les raisons d’espérer, c’est qu’il y a des gens qui s’aiment pour de vrai, qui vivent avec justesse bon an mal an, qui ont eu des vies brisées et qui mettent toute leur volonté, leur foi, leur cœur à aimer. On est dans l’ordre du minuscule. Un humain l’un après l’autre. Mais, pour moi, c’est ça l’existence. À l’échelle de la planète, il est évident que Donald Trump ou Kim Jong-un peuvent détruire ­l’humanité en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Reste que ce qui nous fait vivre, c’est que nous essayons d’aimer les gens que nous rencontrons, ceux avec lesquels nous sommes en solidarité. C’est ça qui constitue l’humanité, qui fait sa densité.

Que mettez-vous sous le terme de salut ? VM. Du point de vue de notre foi, ce qui sauve le monde c’est qu’un homme que nous confessons être le fils de Dieu a aimé les siens jusqu’à accepter d’être crucifié. Jusqu’à descendre dans les Enfers pour tirer tout de nous-même, que rien ne reste dans le néant. Alors, oui, en ce sens on peut parler de salut. Il y a bien sûr des répétitions tragiques, mais ce que raconte l’amour, c’est qu’il n’existe pas de fatalité, ni à titre personnel ni à titre collectif. L’amour du Christ et la façon dont il peut modestement nous inspirer lèvent la tentation de croire au destin. Avoir, comme lui, vaincu la mort montre que le mal ou le pire ne sont pas une fatalité, pas plus que la misère.

De quoi a-t-on besoin d’être sauvé ? VM. On a besoin d’être sauvé de la désespérance, car si le monde a toujours été dur, la situation est plus dangereuse aujourd’hui qu’elle l’a été en d’autres temps. Et aussi de cette tentation du tout : pour pouvoir aimer notre condition limitée, il ne faut pas être dans cette folie qui imagine qu’il faille en sortir si l’on veut vivre heureux. Le fait que Dieu se soit fait homme est un hommage à l’humain. Il n’y a pas plus belle condition que celle-ci puisque c’est celle que Dieu a choisi d’épouser. AN. Dans le récit de la Genèse, la première parole de Dieu sur l’humain consiste à dire qu’il n’est pas bon pour lui d’être seul. Donc je pense qu’on a besoin d’être sauvé de la solitude. La relation à notre prochain, à Dieu, est indispensable pour donner du sens à notre existence. Le salut passe par cette découverte d’un autre.

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AUJOURD’HUI // L’AMOUR PEUT-IL SAUVER LE MONDE ?

Vous avez évoqué à plusieurs reprises l’importance de ne pas tout dévorer. Pour utiliser un lexique plus politique, peut-on parler d’un amour décroissant ? AN. Je parlerais plus volontiers de sobriété. Ce qui est sûr, c’est que l’amour est de l’ordre du renoncement à posséder les gens et les choses. Il consiste à accepter de restreindre une envie potentiellement illimitée. Dans la Genèse, le serpent dit : « Si vous mangez de ce fruit vous serez comme des dieux. » Le péché, c’est de vouloir être Dieu. VM. Il s’agit en effet d’un rapport juste qui n’épuise pas la terre comme il ne vide pas l’autre… Pour autant, ça m’est difficile de parler de décroissance. Il y a tellement de peuples qui ont besoin de croissance en termes d’éducation, de développement ! C’est une vision très occidentalocentrée.

L’Église donne-t-elle toujours l’exemple en matière d’amour ? VM. Si vous pensez à l’institution catholique et à ses représentations, la réponse est évidemment non. Elle n’a jamais été un modèle, ni hier ni aujourd’hui. Sinon, ça se saurait. Après, j’aimerais tout de même nuancer le propos. L’Église est d’abord une communauté de croyants qui recouvre quantité de visages d’engagement. Il en existe partout à travers le monde. Qui sont ceux – sinon les chrétiens – qui ont toujours eu souci des exclus, des malades, des petites filles qui n’allaient pas à l’école, des étrangers, des réfugiés ? Les croyants ne sont pas là pour faire la leçon à quiconque, mais la foi est un lieu d’inspiration pour des centaines de millions de gens. Or, il n’existe pas de communauté sans institution. Il faut bien que la religion chrétienne s’institue pour pouvoir traverser le temps, elle ne peut pas se réinventer chaque matin. Il n’empêche que les institutions ont leurs propres déboires liés au fait qu’elles sont souvent plus obsédées par l’idée de perdurer que de se convertir, alors même que l’Évangile amène à s’interroger et se réajuster sans cesse. L’Église est ainsi confrontée à une contradiction dans les termes, un conflit intime, voire une subversion interne. Car elle n’est pas la propriétaire de l’Évangile, elle en est seulement la servante. AN. L’Église, y compris dans le protestantisme, renferme des jeux de pouvoir, de convoitise, d’orgueil. Parce que l’Église est humaine, elle n’est pas épargnée, nous ne le savons que trop bien. Mais c’est aussi une institution qui est là au nom d’une parole, l’Évangile, qui conteste les institutions. Le plus étonnant, c’est que cette parole ait réussi à subsister, en dépit de toutes les défaillances de l’Église, qui, à l’image de notre humanité, est traversée par des contradictions. Toute institution – c’est universel – a tendance à privilégier

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son propre f­ onctionnement. Donc la question que je poserais, c’est de savoir comment elle peut aujourd’hui encore se laisser remettre en question par ce qui la fonde.

Qui sont aujourd’hui les plus fragiles à vos yeux, ceux dont en France il faut prendre soin ? AN. Les plus fragiles, ce sont ceux qui sont les plus seuls. Emmanuel Macron a déclaré dans une conférence de presse avoir découvert la situation des mères célibataires. Quand la Bible parle de la veuve et de l’orphelin, elle met l’accent sur des gens qui n’ont pas de protection, qui ne disposent pas d’un noyau de solidarité autour d’eux. Nous vivons aujourd’hui dans une société qui est particulièrement génératrice de solitude, en raison de la casse des réseaux familiaux, syndicaux, associatifs… Là, l’Église a une réponse à apporter car elle se définit par l’idée de faire communauté, de devenir frères et sœurs. VM. Il y a de la solitude heureuse, quand on travaille, quand on est dans ses pensées, quand on se promène, quand on prie. Ce qui fragilise, c’est lorsque l’isolement de l’individu est redoublé par de la vulnérabilité qui le met à la merci des autres, de leur voracité et parfois de leur méchanceté. Nous faisons souvent l’éloge – moi la première – de la condition vulnérable. C’est très bien quand on est autonome, mais c’est autrement difficile quand, pour une raison ou pour une autre – le grand âge, la pauvreté ou l’exil –, on devient dépendant. Ces situations soulèvent un enjeu essentiel pour nos sociétés en termes de considération et de respect. Nous avons tous pleinement notre place dans le monde en dehors de notre seule utilité. Dans La Présence pure, Christian Bobin parle de la maladie d’Alzheimer de son père. C’est extraordinaire de lire à quel point cette présence pleine de sens le fait vivre. On y retrouve la question évangélique du « Voici l’homme ! » : Jésus qui n’a plus aucun moyen de se défendre, qui va mourir, c’est l’homme dans sa plus haute dignité. Ces liens qui se sont défaits doivent continuer de nous interroger dans notre pratique, même s’il est compliqué d’être des combattants du minuscule. Cet engagement-là, c’est de l’amour. Propos recueillis par Marion Rousset.

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AUJOURD’HUI // L’AMOUR PEUT-IL SAUVER LE MONDE ?

Aimer son ennemi ? « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent », recommande Matthieu dans l’Évangile. Un principe singulier au christianisme ? Un idéal quoi qu’il en soit, applicable dans le quotidien, sous réserve d’un véritable travail thérapeutique. Par Cécile Andrzejewski

1391. Manuel II Paléologue, empereur byzantin, a vu sa puissance décliner et se retrouve désormais vassal de Bayezid, sultan de l’Empire ottoman. À ce titre, il se doit de prendre part aux combats menés par ce dernier. Mais ­l’hiver arrive et, en Anatolie, l’hiver, on ne se bat pas. Resté à Ankara, Manuel II est hébergé chez celui qui sera, bien des années après, identifié comme le philosophe soufi Haji Bayram Wali. Les soirées sont longues, et on s’occupe comme on peut au coin du feu. Justement, le professeur soufi a toujours rêvé de parler de religion avec un chrétien, comme Manuel II, particulièrement cultivé et fin connaisseur des textes. « Au cours d’un mois entier, tous les soirs, ils se retrouvent et discutent des différents points, des divergences et des convergences entre les deux religions », explique Marie-Hélène Congourdeau, spécialiste du monde byzantin, chargée de recherche honoraire au CNRS. Ce qui donnera les vingt-six controverses du Dialogue de Manuel II avec un Perse – le mot « Perse » désignant à l’époque les habitants d’Asie mineure –, à la traduction desquelles travaille actuellement la chercheuse *. Au cours des controverses, les deux croyants évoquent les anges, le paradis, la Trinité… et la morale et la loi. D’après le soufi, il existe trois lois : celle de Moïse, imparfaite ; celle du Christ, parfaite mais impraticable ; celle de Mahomet, une moyenne entre les deux, plus parfaite que celle de Moïse et

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plus praticable que celle du Christ. Selon lui, la loi chrétienne est impraticable à cause de la chasteté, de la pauvreté volontaire et de l’amour de ses ennemis, résume l’historienne, qui souligne l’intérêt de la réponse de Manuel II. « L’empereur reconnaît que ces principes sont impraticables mais explique qu’ils ne sont pas exigés pour tout le monde. Là, il introduit ce qu’il a lu dans les textes de Thomas d’Aquin : la distinction entre les préceptes auxquels chacun doit obéir et les conseils de perfection. Ainsi, l’amour des ennemis n’est pas exigé de tous, seuls les plus parfaits peuvent y arriver. Deuxièmement, selon lui, la grâce permet de réaliser des choses impossibles. Donc aimer ses ennemis devient possible avec la grâce. »

Une spécificité chrétienne Mais l’amour des ennemis constitue-t-il véritablement une spécificité du christianisme ? « Souvent, on le présente comme le petit “plus” chrétien, souligne la bibliste Roselyne Dupont-Roc. Or, ce n’est pas tout à fait vrai. » Cette spécialiste de l’exégèse du Nouveau Testament se réfère notamment aux conseils de sagesse akkadiens, qui datent de deux mille ans avant Jésus Christ. « On y lit : “À tes adversaires, ne fais pas le mal ; celui qui te fait du mal, récompense-le par le bien.” Un chrétien ne dirait pas autre chose ! » Un principe présent également dans le judaïsme, à côté de la malédiction des ennemis, plus attendue. Ainsi, on peut lire dans la Torah : « Si tu vois le bœuf ou l’âne de ton ennemi s’égarer, il te faudra le lui ramener. Si tu vois l’âne d’une personne que tu hais ployer sous son fardeau, tu n’éviteras pas la situation mais l’aideras à s’en délivrer. » Pas si éloigné donc de l’Évangile selon Matthieu : « Mais moi, je vous dis : “Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent.” » Si l’idée que l’ennemi doit être respecté semble présente dans d’autres traditions religieuses, le christianisme, lui, demande d’aller audelà, en aimant son adversaire. « Il y a quelque chose d’un enseignement excessif, détaille Roselyne Dupont-Roc. Dans le discours sur la montagne de l’Évangile de Matthieu, Jésus conseille : “À qui te frappe sur la joue droite, tends aussi la joue gauche…” En suivant ces principes, vous avez quelque chose en plus, vous agissez à la manière de Dieu. Il s’agit d’un idéal. Et cela reste une orientation, une visée. » Même Jésus, giflé au moment de sa mort, ne tend pas l’autre joue, mais demande pourquoi au garde. De même, sur la croix, il prie « Mon Père, pardonne-leur », mais ce n’est pas lui qui accorde son pardon à ses bourreaux. Et justement, « c’est alors que nous sommes encore pécheurs que le Christ meurt

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pour nous. Voilà le fondement théologique. Dieu nous pardonne, le Christ meurt pour nous, alors même que nous sommes des athées, des impies, des mécréants. Dieu nous aime ainsi, il ne nous demande pas d’être parfaits d’abord. C’est ce que le christianisme apporte de nouveau et de plus ». Ce que confirme Antoine Nouis, pasteur de l’Église réformée de France, auprès de La Croix ** : « Juste après avoir demandé d’aimer ses ennemis, Jésus dit cette phrase lumineuse : “Si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, que faites-vous là d’extraordinaire ? Les païens en font tout autant.” Pour aimer les gens qui nous aiment, on n’a pas besoin de l’Évangile. L’Évangile nous invite à faire un pas de plus, et à aimer aussi ceux qui ne nous aiment pas. » On peut toutefois s’interroger sur l’application concrète de ce précepte, au regard des violences commises par les religions dans l’histoire et aujourd’hui. « On a passé son temps à tuer au nom de Dieu, regrette Roselyne Dupont-Roc. Notamment en désignant l’ennemi intérieur : celui qui croit mal, qu’on a identifié comme hérétique parce qu’il ne croit pas comme nous. On a décidé que Dieu nous donnait l’autorisation ou l’ordre de le détruire, on a profané le nom de Dieu. »

L’esprit de fraternité Professeure de grec biblique, Roselyne Dupont-Roc insiste également sur le sens des mots. « Amour » renvoie à l’agapé grec, qui désigne l’affection, la tendresse, le dévouement – distinct de l’amour d’amitié, de l’amour passion ou du désir. Son équivalent latin est caritas, que nous traduisons par charité. « Il faut donc l’interpréter dans le sens de : “Je dois respecter l’autre, parce qu’il est aimé de Dieu, enfant de Dieu comme moi-même.” » Quant au terme « ennemi », dans le Nouveau Testament, il se réfère à tout ce qui est odieux, ce qui nous fait du mal. « Le philosophe Paul Ricœur, de son côté, a distingué l’ennemi privé de l’ennemi public. » Le premier désignant le voisin qui a envahi une partie de mon champ, l’inconnu qui a essayé de voler mon sac dans la rue… Le second, lui, s’incarne plutôt dans le rival de mon pays en guerre, dans l’occupant. « Là, c’est différent, on est dans quelque chose de collectif, de beaucoup plus large. Ce qu’on peut faire de mieux consiste à lutter contre l’occupant injuste et penser qu’il reste malgré tout un homme, en conservant cet idéal qui nous empêche d’utiliser la torture et les mauvais traitements. Il demeure un homme, il a droit à une défense. » Un idéal que l’on retrouve dans le texte de la Déclaration universelle des droits de l’homme, également cité par le président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme et illustre pénaliste, Henri Leclerc. « L’article 1 de la Déclaration

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universelle des droits de l’homme nous rappelle que “tous les êtres humains doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité”. Voilà l’essentiel de mon métier d’avocat, redire que l’on condamne son frère en humanité, comprendre que celui que l’on défend reste quand même humain. » Le doyen du barreau de Paris, qui lutte actuellement pour le rapatriement des enfants de djihadistes prisonniers dans des camps en Syrie, y voit là le cœur de son métier. Montrer aux jurés, lors d’un procès, que la personne qu’ils jugent a commis des actes que leur frère ou leur sœur aurait pu commettre. « Si c’était le cas, ils essayeraient de comprendre ce qu’il s’est passé. » Alors, l’amour des adversaires, il en a fait un devoir au quotidien, puisque « [son] travail consiste à faire en sorte que celui considéré comme un ennemi ne soit plus mon ennemi ». Car l’avocat reste souvent le dernier rempart contre l’opprobre qui s’abat sur un accusé. Ainsi, Henri Leclerc se souvient d’un procès auquel il avait assisté alors qu’il était encore étudiant. L’homme jugé l’était pour avoir commis des actes épouvantables, tout le monde l’accablait, même le juge se moquait de lui. Mais son défenseur s’est levé et a cité Victor Hugo : « Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! » « Un procès pénal consiste à juger des gens qui ont porté une atteinte importante à la société, mais la justice se doit d’être humaine, sinon il s’agit d’un lynchage. » Reconnaître la part d’humanité dans celui qui m’a fait du mal ; à défaut de lui accorder de l’amour, au moins accepter qu’il puisse être mon frère.

La parole pour se libérer Mais comment faire pour rendre son humanité à celui que la société a mis au ban ? « Par la parole, en établissant un lien », résume Henri Leclerc. Lorsqu’un avocat défend quelqu’un, au départ, il remplit son devoir. « Et puis, petit à petit, on le connaît, on s’aperçoit qu’on peut l’aimer quand même. Vous avez face à vous une personne qui a commis l’horrible, puis vous la retrouvez dans sa petite cellule de prison et vous lui parlez. Là, quelque chose de différent se produit, des choses apparaissent. On trouve l’humain au fond de soi. Vous savez, on plaide aussi pour soi, pour l’affection qu’on peut avoir pour celui qui a commis le pire. » La parole est également utilisée pour soulager les victimes. Ainsi, Anne-­ Marie Saunal, psychologue et psychanalyste, explique le fonctionnement d’une psychothérapie : « On évoque la personne qui nous a fait souffrir, le mal qu’elle nous a infligé. On va beaucoup parler de toute notre colère durant les séances, car plus vous parlez, plus vous mettez la haine en dehors de vous, plus vous prenez du recul. » Les victimes peuvent-elles r­ éellement

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aimer leur ennemi ? Henri Leclerc en doute. « On dit parfois qu’elles n’ont pas d’esprit de vengeance, mais ce n’est pas vrai. Il y a un instinct. Elles croient souvent que la condamnation les aidera à faire le deuil. Malheureusement, ce n’est pas le cas. » Comme le reconnaît le pasteur Antoine Nouis, aimer son ennemi, « je ne suis pas sûr d’en être moi-même capable, mais je sais que certaines personnes l’ont été. Les saints sont ceux qui ont réussi à aimer leurs ennemis. Et si certains en ont été capables, pourquoi pas moi ? […] Même si on n’arrive pas à garder de la compassion pour ceux qui nous font du mal, on peut toujours prier pour eux. On peut croire que le travail de la prière peut nous aider à changer notre regard sur eux ** ». Certains exemples forcent d’ailleurs l’admiration. Ainsi, les processus de réconciliation au Rwanda, après le génocide, ou en Afrique du Sud, après l’apartheid. Ou encore la signature de Nicolas Hénin, ancien otage de l’État islamique, au bas de la pétition réclamant le retour en France des enfants de djihadistes détenus en Syrie. « Ce sont des victimes, qui n’ont pas choisi de rejoindre le terrorisme, il faut en prendre soin. Ces enfants seront certes des défis en termes de réintégration et de prise en charge, mais il serait immonde de les laisser sur place *** », explique-t-il au micro de la radio RCF. Il y évoque également le procès de Mehdi Nemmouche, auteur de l’attentat du Musée juif de Belgique à Bruxelles, qui fut également son geôlier en Syrie, et l’importance de juger les terroristes. « Pour donner le sentiment aux victimes qu’il y a de la justice. Ça m’a fait du bien de pouvoir le revoir et de pouvoir lui balancer dans les yeux tout ce qu’il m’a fait, ça permet de me décharger du poids de l’horreur. » Avec ses patients, Anne-Marie Saunal travaille justement à ne pas cultiver la haine de son ennemi. « J’explique à mes patients – croyants ou non – que la haine fait souffrir, qu’elle constitue un symptôme, un poison. Jésus nous appelle à ne pas donner d’importance à la personne que l’on hait. Il s’agit d’une invitation, d’un commandement pour notre bonheur, cela va au-delà de la morale. » Mais, comme l’admet l’auteure de Des vies restaurées : quand l’Évangile visite la psyché (Les éditions du Cerf), contrôler ses sentiments, surtout lorsqu’ils sont aussi puissants, n’a rien d’aisé. « L’idéal que Jésus soumet reste l’amour, mais nous ne sommes pas capables d’aimer comme Dieu, donc cela consiste surtout en de la bienveillance, c’està-dire à renoncer à faire du mal à une personne, même si elle nous en a fait. Sous aucun prétexte, je ne ferai du mal à l’autre. Et je m’occuperai d’abord de moi-même, en me guérissant de la haine qui me ronge et me rend malheureux. Grâce à la parole, la haine tenace que j’ai pour mon ennemi se transforme en indifférence, en neutralité. »

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Un pas vers le pardon D’ailleurs, la psychanalyste accompagne beaucoup de patients ayant envie de pardonner au responsable de leurs souffrances, pour s’apaiser. « Je ne parle jamais la première du pardon, rappelle-t-elle toutefois. C’est le patient qui désire y parvenir ou non. » Roselyne Dupont-Roc, elle, se souvient d’un pasteur uruguayen torturé témoignant auprès de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture. « Il avait demandé à un de ses bourreaux, durant sa détention, des nouvelles de sa fille, dont il avait compris qu’elle était malade. La torture s’était ensuite atténuée. Il nous disait : “Je leur ai pardonné, j’ai entamé mon chemin.” » C’est que le pardon peut être thérapeutique, selon Anne-Marie Saunal : « Il guérit. Quand on est au terme du travail du pardon, on a compris pourquoi l’autre m’a blessé. » Est-ce vers cette guérison que doit nous guider l’amour des ennemis ? « Aimer son ennemi dans l’Évangile, dans ce qui est la parole de vie, constitue l’équivalent du pardon, précise Roselyne Dupont-Roc. Mais, dans la vie courante, cela nécessite un long cheminement intérieur. D’autant qu’il faut être deux pour demander pardon, il faut que les deux parties soient d’accord. Le pardon, il s’agit encore d’un cran de plus. Seul Dieu peut nous y conduire. » À manier avec délicatesse donc. « C’est bien si cela peut exister, conclut Henri Leclerc, mais, au-delà du christianisme, je pense qu’il s’agit d’une démarche sur la conception même de la justice. Bien sûr qu’elle va punir, mais je crois qu’elle doit également songer à participer à une action de réconciliation, réconcilier l’accusé avec la société. »

* Pour en savoir plus, lire Marie-Hélène Congourdeau. Manuel II et l’islam. Contacts, 2007, 217 (janvier-mars), p.20-34. ** La Croix, Croire.com, « Comment peut-on “aimer ses ennemis” ? », croire.la-croix.com/Definitions/Lexique/Amour/Comment-peut-on-aimer-ses-ennemis *** RCF, « Nicolas Hénin : “Il faut rapatrier les enfants de djihadistes” », 1er mars 2019, rcf.fr/la-matinale/nicolas-henin-il-faut-rapatrier-les-enfants-de-djihadistes

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La gratuité de l’amour L’amour peut-il être gratuit ? C’est-à-dire totalement désintéressé, absolument inconditionnel, et parfaitement dénué d’intention ? Jean-Édouard Grésy, anthropologue, nous répond.

Pourquoi dites-vous de façon si tranchée qu’il n’y a pas d’amour gratuit ? On peut éprouver une déception à l’entendre, mais, en fait, c’est une bonne nouvelle. Le fait que l’amour ne soit pas gratuit est ce qui fait sa force et le nourrit. Toute relation est basée sur le principe don/contre-don. En ce sens, il n’y a pas d’amour gratuit. Mais il peut le devenir quand la relation est suffisamment établie pour que le circuit don —> dette —> lien —> contre-don soit suffisamment fluide de sorte que, justement, l’on ne compte plus. C’est ce qu’on appelle un endettement mutuel positif. On pense bien sûr au sentiment amoureux, mais l’amitié repose aussi sur ces bases. Et on sent assez vite et assez bien si la relation est équilibrée. Le renard du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry en formalise parfaitement les « règles » : « Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus […]. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde. » S’apprivoiser, c’est-à-dire mettre au point un échange mutuel.

Mais l’amour des parents pour leurs enfants n’est-il pas gratuit, au sens où il est inconditionnel et qu’il n’attend rien en retour ? Vous avez raison de parler de l’amour parent/enfant. C’est le premier lien social et ce qui fait initialement perdurer une société. L’amour nourrit et construit dans les tout premiers âges comme aux plus vieux. Mais l’amour que nous donnons à nos enfants est un don transitif. On nous a donné la vie, on ne peut pas la rendre mais on peut la transmettre. En les concevant, on rend une partie de ce qu’on a reçu, charge à eux de transmettre à leur tour, sous quelque forme que ce soit : en ayant des enfants à leur tour, en créant quelque chose, etc. L’accompagnement dans la vieillesse peut aussi être le contre-don. Mais il est nécessaire que les parents comprennent que ce n’est pas obligatoirement eux qui seront les bénéficiaires du contre-don. Ils ne pourront pas l’exiger en disant : « Après tout ce que j’ai fait pour toi… » Pour autant, il est normal que les parents attendent une forme de reconnaissance pour ce qu’ils ont fait « en

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plus », au-delà du contrat « nourrir-soigner ». Même l’amour inconditionnel des parents attend une forme de retour. Ne serait-ce que dans la réussite scolaire des enfants par exemple. Mais, entre parents et enfants, il y a des dons dont on ne sait que faire. Tous les héritages ne sont pas bienvenus. L’amour des parents, c’est aussi de laisser l’enfant libre de faire ce qu’il veut de ce don. On sait le poids que peut peser par exemple la transmission d’une entreprise, dont on dit que, sur trois générations, la première bâtit, la seconde développe, la troisième détruit.

Quand on pense à la gratuité du don, on pense à la religion, qui prône le don de soi ; il y a le don aux autres, aux pauvres. Selon vous, est-ce que le mécanisme du don et du contre-don joue là aussi ? Est-ce un don ou une façon de rendre ce qu’on a soi-même déjà reçu ? C’est ce que formalise saint Ambroise : « Quand tu donnes de ton avoir au pauvre, tu ne lui donnes pas. Tu ne fais que lui rendre ce qui lui appartient. Parce que ce que tu t’es annexé est ce qui a été donné en commun pour l’usage de tous. La terre est à tous et pas seulement aux riches. » Mais, précisément dans le domaine religieux, ignorer le mécanisme du don/contre-don peut être ravageur. Toute absence de réciprocité bloque l’échange et crée des débiteurs. Ce que l’abbé Pierre avait parfaitement compris quand il répondait à un suicidaire qui ne voulait plus être assisté : « Mais toi, que peux-tu me donner ? », inventant ainsi le concept qui sous-tend les communautés d’Emmaüs. Dans le domaine religieux, mais finalement dans tous les autres domaines de la vie privée ou sociale, le plus grand piège, c’est celui du sacrifice. Se sacrifier signifie en fait endetter l’autre au-delà de ce qu’il pourra rembourser, et cette dette va l’écraser. Il faut toujours qu’il y ait une possibilité de rendre. C’est pourquoi, pour que cela fonctionne, le don se déploie en quatre étapes : demander, donner, recevoir, rendre. Mais ça n’est pas nécessairement dans la réciprocité directe. Ainsi, Pierre peut donner à Jeanne, qui donnera à Paul, qui rendra à Pierre ou à quelqu’un d’autre. Ces mouvements créent et préservent le lien social. C’est comme dans une équipe de sport collectif où on fait tourner le ballon pour la victoire de tous. Dans Alain Caillé et cette circulation du don, chacun donne et reçoit à son tour Jean-Édouard et à sa place.

Mais ça ne marche pas toujours… En effet, il existe aussi ce qu’on appelle très justement les « maldonnes », les ratés dans une ou plusieurs des quatre étapes. Par exemple, exiger au lieu de demander, ou au contraire ne pas demander, ou encore refuser de donner ou de rendre. On

Grésy, Œil pour œil, don pour don, Desclée de Brouwer, 2018, 232 p., 16,90 e

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peut être celui qui reçoit en quantité sans jamais rendre, celui qui donne sans jamais recevoir. Et puis il y a d’autres ratés, les dons non perçus, non compris. Ainsi, cette assistante qui se plaignait de ne pas avoir de reconnaissance de son chef parce qu’il ne lui faisait jamais de compliments. Quand elle en a formulé le reproche, il a été interloqué car il lui rapportait un cadeau de chacun de ses déplacements. On a tous et toutes présentes à l’esprit des histoires de mésinterprétation comme celle-ci. Si le don peut-être matériel, il peut aussi être impalpable. Par exemple, ouvrir son carnet d’adresses à quelqu’un ; nourrir le réseau, faire une recommandation sont aujourd’hui infiniment précieux.

Pour revenir sur ce que vous dites sur le sacrifice, comment interpréter ce qui s’est passé lors de l’attaque du Bataclan, où des gens ont protégé de leur corps des personnes qui étaient pour Pendant plus de eux de parfait·e·s inconnu·e·s ? soixante-quinze ans, les

C’est caractéristique des situations d’urgence. études Grant et Glueck d’HarCe qui fonctionne à ce moment-là, ce n’est vard ont suivi le bien-être phypas notre raison. On ne réfléchit pas. Ce sont sique et émotionnel de deux populations : 268 hommes admis à l’université nos neurones miroirs qui permettent l’emd’Harvard de 1939 à 1944 (étude Grant) et pathie, de savoir ce que l’autre ressent, 456 hommes pauvres adolescents à Boston ce dont il a besoin. Voir l’autre souffrir entre 1939 et 1945 (étude Glueck). Plusieurs génère un inconfort psychique. générations de chercheurs se sont succédé tout au long de ces années. Des échantillons Et l’amour amoureux ? Est-il gratuit ? de sang ont été collectés, des analyses céréL’amour amoureux est complexe et mysbrales ont été effectuées. On a aussi procédé térieux. Dans le cadre d’une relation à des enquêtes autodéclarées, ainsi qu’à des qu’on nourrit équitablement, avec un interactions réelles avec ces hommes au cours vrai niveau d’exigence, on continue à d’entretiens.Selon Robert Waldinger, directeur avoir de la gratitude pour l’autre. Il faut de l’étude d’Harvard sur le développement avoir l’intention de nourrir le lien. Sinon, des adultes, le message le plus clair obtenu au terme de cette étude de soixante-quinze un jour, on se retrouve obligé de « régler ans est le suivant : ce ne sont pas le haut ses comptes  ». Pour éviter les poisons niveau culturel ou le confort matériel relationnels que sont le mépris, le déni et qui nous gardent plus heureux et en la contre-argumentation systématique, il meilleure santé, mais la richesse importe aussi de clarifier les malentendus. et la qualité des relations Les couples qui durent le plus longtemps ne que nous entretenons sont pas ceux qui s’engueulent le moins, mais avec les autres. ceux qui s’engueulent le mieux ! Propos recueillis par Sophie Bajos de Hérédia.

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Des lois et des hommes L’amour et la loi peuvent-ils faire bon ménage ? Pour l’avocat et homme politique Jean-Pierre Mignard, ils sont le ferment l’un de l’autre. La loi permet à l’amour de durer. En retour, l’amour fait, à sa manière, grandir la loi.

Est-ce que l’amour est nécessaire à une vie en société ? C’est même indispensable ! L’amour est la chair vive d’une société. L’amour sous toutes ses formes, celui de ses proches, de ses enfants (qui est un vrai sacerdoce !), de ses amis, de son pays, de l’humanité. Ces formes d’amour, bien sûr, ne relèvent pas de la même affectivité, ne produisent pas les mêmes émotions. De quel amour parlons-nous ? Pour les chrétiens, l’amour est l’accomplissement de la loi selon saint Paul ; mais qu’en est-il de la loi ? Est-ce celle votée par les parlements, ce réseau de règles, de traités, de circulaires ?

Pourtant, vous dites, reprenant une formule de François d’Assise, que l’amour n’est pas aimé. Pourquoi ? Parce que l’amour est une bataille car il n’est pas donné. Notre condition humaine, c’est le sentiment de la fragilité, de l’éphémère, de la certitude de la mort (que nous l’acceptions ou non). Chacun est à des moments divers tenaillé par l’angoisse des fins. Comment résister à cela ? Quel sens donner à sa vie ? On peut profiter à outrance de la vie dans une sorte de carpe diem démultiplié, les trois libidos de saint Augustin. Mais, dans cette vie donnée pour un temps très bref, l’amour est indispensable, comme de vouloir partager avec d’autres ce temps très court. Aller vers les autres, c’est aussi essuyer des déceptions, affronter des épreuves et des échecs ; le temps donné à d’autres s’accompagne de rejets et de blessures. L’amour blesse. Mais vivre sans amour et mourir aux autres, est-ce encore de la vie ?

L’humanisme est-il un amour ? Oui, je crois. C’est un sentiment, mieux encore une conviction, d’appartenir à une espèce qui a les soucis de l’autre et de sa dignité. L’humanisme est une disponibilité. Mais nous ne sommes pas humanistes vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! On peut certes être choqué par une catastrophe, des épidémies, des guerres ou la discrimination de groupes de personnes, mais cette disponibilité est une belle pousse qui a besoin de son jardinier, Dieu ou le législateur.

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La loi est-elle l’ennemi de l’amour ? L’amour est un bric-à-brac sublime, mais une société ne se construit pas sur la profusion de sentiments contradictoires, chaotiques, passionnés et fugaces. Elle a besoin de règles. De se plier aux heures du camion de la voirie, de payer ses impôts en lieu et en heure, de respecter son contrat de travail ou l’environnement. C’est la loi dans ce qui relève du quotidien. Elle fixe des règles entre les humains de sorte que personne n’ait à chercher dans sa subjectivité sa règle ou sa réponse à une question qui se pose simultanément à des millions d’autres. La loi, ce sont des règles qui fixent des limites assorties de sanctions. Sans ces règles, l’amour est impossible car ce serait la guerre de tous contre tous. Sauf à considérer des amours héroïques ou passionnelles. Mais alors forcément résiduelles. Il y a l’amour et les conditions de l’amour, la loi. La loi ne dit rien sur l’amour ; le mot ne figure d’ailleurs dans aucun texte législatif ! Les juristes ont raison de ne pas vouloir le codifier. Tous les jours, cependant, les juges aux affaires familiales ont à apprécier si tel ou tel parent est porteur d’amour pour ses enfants et cet élément est un de ceux qui sont pris en compte dans leurs décisions. Mais il n’y aura jamais de définition de l’amour en droit positif. Bien fou qui s’y hasarderait ! C’est pour cela que les règles peuvent apparaître impersonnelles et strictes. L’amour est nécessaire à la vie de la société ; comme je l’ai dit, il est sa chair. Mais le squelette, ce n’est pas l’amour, c’est la loi. Selon la qualité de la vie sociale, il y aura plus ou moins de chair. Et j’imagine mal une société où il n’y aurait plus que la loi. Mais je sais que sans règles les haines submergeraient l’amour.

L’amour peut-il changer la loi ? Il peut poser un défi à la loi. Comme lorsque Antigone s’oppose à son oncle Créon et veut donner un tombeau à son frère Polynice. Son amour se dresse contre la loi. Qu’est-ce qui doit l’emporter de l’amour ou de la loi ? L’amour peut parfois révéler des valeurs supérieures à la loi, soit parce qu’elles n’avaient pas assez été prises en considération jusqu’alors ou quand la loi a été est votée, soit parce que la société a évolué et que des valeurs nouvelles sont apparues. À la fin du xix e siècle, le « bon juge » Magnaud, en relaxant une mère voleuse d’un pain qu’elle destinait à son enfant affamé, a créé la jurisprudence de l’état de nécessité.

C’est ce qui s’est passé lors du vote de la loi Taubira, qui autorise le mariage des couples de même sexe ? L’amour pour une personne du même sexe devait-elle entraîner des effets légaux identiques à celui porté à une personne de sexe opposé ? Pendant longtemps, la société a considéré que non. Puis de plus en plus de personnes homosexuelles ont voulu s’aimer publiquement et disposer des mêmes droits. Effectivement, l’amour peut entraîner un changement de la loi pour la rendre conforme aux sentiments et aux besoins des hommes. C’est la prise en charge des personnes miséreuses ou

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malades ou des enfants abandonnés, depuis Vincent de Paul jusqu’au débat actuel sur le care. Dans ce cas-là, est-ce que je suis dans l’amour ou dans l’humanisme ? Mais peut-il y avoir de l’humanisme sans amour ?

L’amour, en tout cas, est capable de faire évoluer la loi. On le voit actuellement avec le droit des animaux. Reconnaître des droits aux animaux est une rupture avec les catégories du monothéisme. L’opinion partage de plus en plus une sensibilité qui se rebelle contre les mauvais traitements infligés aux animaux. Ce qui pouvait être admis il y a cinquante ans ne l’est plus. D’une certaine manière, Brigitte Bardot a été pionnière, quitte parfois à être conduite à une détestation de l’humain. Depuis une dizaine d’années, les comportements cruels envers les animaux sont punis par le Code pénal, les peines pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement. Cet amour des animaux s’est traduit par l’attribution légale d’une sensibilité aux animaux. Au nom de la défense de la planète, la protection de la biodiversité s’étend même aux végétaux. À ce propos, s’il y a un saint catholique infiniment moderne, c’est François ­d’Assise. La théologie franciscaine est au cœur du monde contemporain. L’autre théologie indispensable, c’est celle de l’unité créatrice de Teilhard de Chardin.

Existe-t-il d’autres domaines où l’amour bouscule la loi ? En matière internationale, citons le devoir d’ingérence et le droit humanitaire mis en place en temps de guerre. Qu’est-ce qu’a été la Croix-Rouge si ce n’est un acte collectif d’amour géniteur d’une convention internationale ? Sous l’impulsion d’Henry Dunant, des volontaires portant un drapeau blanc sont venus, à la bataille de Solférino, ramasser les blessés en exposant leur vie, obtenant, fait unique dans une guerre, un arrêt des combats. Cet acte d’amour, de pitié partagée, peut-être de remords, est devenu la convention de Genève.

Le droit humanitaire doit-il beaucoup à l’amour ? Certainement. Comme beaucoup d’autres, d’ailleurs. L’amour peut être le ferment de la loi, son engrais. Mais on ne peut pas vivre uniquement de ferment ! L’amour peut parfois réussir à se muer en règle, et on a alors une loi d’amour, mais toutes les lois ne sont pas des lois d’amour ; les lois racistes, sexistes, homophobes sont des lois de haine. Dans une société où l’on attache de l’importance à la personne et à sa dignité, l’amour peut être accepté et considéré comme un ferment de la loi. Mais il ne peut durer sans que la loi le protège. L’amour passe et se transforme, la loi a vocation à durer et à protéger. La connaissance et la raison entreprennent de jardiner l’amour, via les légistes et les parlements. L’amour dissémine aussi ses graines ailleurs dans des champs sociaux et interindividuels non explorés… Propos recueillis par Bernadette Sauvaget.

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AUJOURD’HUI // GAUCHE : LE CHOC, ET APRÈS ?

Gauche

Le choc, et après ?

Depuis l’échec de Benoît Hamon à l’élection présidentielle, la gauche n’en finit plus de s’écrouler. C’est une terrible descente aux enfers, qui touche en premier lieu le Parti socialiste mais n’épargne pas les autres organisations, à commencer par La France insoumise, incapable de relever le défi qu’elle s’était fixé. Aux européennes, l’alliance entre le PS et Place publique n’a pas suffi à supprimer l’impression d’éclatement, avec des organisations parties en ordre plus dispersé que jamais. Par-delà les tactiques politiciennes, la gauche peut-elle encore relever la tête ? Une chose est sûre, si elle ne veut pas périr engloutie par la lame de fond populiste qui secoue le monde, il lui faut désormais se réinventer.

Entretiens menés par Marion Rousset 28 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

Laurence Rossignol, membre du Parti socialiste, sénatrice de l’Oise

La gauche bute-t-elle aujourd’hui sur la question de la mondialisation ?

La question de la gauche française n’est qu’une partie du problème de la gauche mondiale. Si elle était la seule à être en difficulté, le sujet ne serait pas si compliqué. Mais la gauche va mal sur quasiment toute la planète, exception faite peut-être de l’Espagne et du Portugal. Pour des raisons faciles à comprendre : le capitalisme mondialisé a totalement changé la donne des rapports de classe. Il a désarmé tout un cadre ancien de régulation, qui a explosé sans qu’aucun autre ne vienne le remplacer. Partout où elle est arrivée au pouvoir, paradoxalement en même temps que l’économie mutait, la gauche s’est adaptée. À tel point qu’elle n’a pas été en mesure d’inventer de nouveaux outils de régulation, bien qu’elle ait essayé, à la différence des ultralibéraux, de limiter les dégâts. Mais elle ne sait pas faire aujourd’hui. Elle savait s’y prendre au temps du capitalisme national et industriel. Ce n’était pas très compliqué, il fallait se battre pour que la répartition des richesses entre le capital et le travail soit davantage favorable au second, instaurer le Smic et des protections sociales, augmenter les salaires. Et tout cela fonctionnait relativement bien. Depuis que les économies nationales se sont financiarisées, toujours plus soumises à des normes internationales, elles ne parviennent plus à être des cadres de redistribution des richesses. Du coup, les peuples qui voient dans le capitalisme mondialisé la cause de leur malheur en concluent qu’il faut « démondialiser » le capitalisme. Ils se tournent vers des solutions de repli national. Il n’est pas étonnant que les populistes remportent la mise avec leurs discours nationalistes sur la sortie de l’Europe. Le problème, c’est qu’on sait très bien que ce n’est pas possible. Les États sont beaucoup moins libres qu’ils ne l’ont été de mettre en place leurs propres outils de régulation. Et, quelque part, la gauche est coupable de cet état de fait. Les socio-­démocrates européens avaient tous les atouts pour faire de l’Europe un espace de progrès social, ils étaient les seuls à avoir des cadres d’élaboration collectifs tels qu’une internationale socialiste et un parti socialiste européen, ils ont beaucoup gouverné. Et qu’ont-ils fait, sinon renoncer à faire de l’Europe un modèle alternatif ?

Qu’est-ce que la gauche peut mettre en œuvre pour se relever ? Cette question est la plus difficile. Quel projet peut offrir une issue à ceux qui ne s’accommodent pas du monde tel qu’il va, traversé d’injustices sociales, irrigué par des mécanismes de domination et en proie à des désastres écologiques ? Si j’avais une réponse, je serais cheffe de la gauche française. Ce que je pense, c’est que celle-ci doit tout à la fois refuser de céder au repli

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AUJOURD’HUI // GAUCHE : LE CHOC, ET APRÈS ?

­ ationaliste et admettre que nos économies ont besoin de plus de protecn tionnisme. C’est le seul outil de régulation qu’on ait entre les mains face au capitalisme financiarisé et mondialisé. À défaut de pouvoir maîtriser la bête, il faut au moins la bloquer, car laisser le monde aller comme il va engendrera toujours davantage de pauvreté, de conflits, de désastres écologiques… Or, ce protectionnisme progressiste doit aller de pair avec une transformation radicale de nos modes de vie, de production et de consommation. On entend souvent que la lutte contre le réchauffement climatique a quelque chose de vain à l’aune des États : la France peut réduire tant qu’elle veut ses gaz à effets de serre, ses efforts resteront sans effets si la Chine, le Canada, les États-Unis et le reste du monde continuent d’émettre du CO2. C’est vrai. On ne peut pas produire un nuage d’air pur au-dessus de nous. En revanche, les pesticides ne se promènent pas comme le CO2 ! L’agroalimentaire est une des questions sur lesquelles la gauche peut agir. Un pays peut décider demain de revenir à une agriculture saine, durable, de changer totalement son modèle agricole. Quand vous changez de modèle agricole dans une région, les papillons reviennent. On voit des résultats. Il faut partir de ça. Mais ça n’a de sens que si les habitants changent leurs habitudes de consommation, qu’ils ne consomment pas n’importe quoi, n’importe comment, n’importe quand. On ne pourra pas continuer à manger des avocats toute l’année. Mais ça ne peut pas être imposé de manière autoritaire, les États ne vont pas forcer une pénurie de novembre à mars pour les produits qui ne sont pas de saison ! Ce nouveau mode de vie qui doit en finir avec celui qui a prévalu pendant les Trente Glorieuses, la gauche doit le construire avec les citoyens. Or il se trouve que les gens sont sensibles aux questions sanitaires. Il faut arrêter de croire que les pauvres ne sont pas accessibles à ces sujets. Une chose est sûre, on est arrivé au bout de cette période où l’on pouvait jouir de tout. Là, c’est fini. Il va bien falloir se résoudre au fait que les progrès scientifiques et technologiques qui ont eu lieu au cours des soixante dernières années ont dégradé la qualité de vie des êtres humains en même temps qu’ils amélioraient leur quotidien.

La rupture avec le productivisme est donc pour vous un défi pour la gauche ? C’est une question centrale. La gauche est encore dans l’idée que le progrès scientifique et technologique va nous sauver des ornières dans lesquelles nous sommes tombés. Car elle est intrinsèquement productiviste du fait de sa mission, qui consiste à défendre le salariat, la classe ouvrière, le prolétariat. Les politiques de l’énergie illustrent bien le problème que ça pose. Quand on plaide pour la voiture électrique, dans l’espoir qu’elle remplace les moteurs qui fonctionnent à l’essence, on ne précise pas que leur fabri-

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cation nécessite de produire du nucléaire, ce qui pose d’autres problèmes écologiques. Personne ne parle franchement de la réduction des consommations. On continue de penser cette question en termes d’alternatives au carbone. On est dans des contradictions. C’est pareil quand on se réjouit que le secteur aéronautique se porte si bien, que la fabrication d’Airbus augmente, que Total vende plus de kérosène à mettre dedans. Et que l’on espère que la France tire son épingle du jeu dans un marché qui va voir le nombre de passagers doubler en quinze ans. Tant qu’on ne sera pas capable de dire que l’accroissement programmé du trafic aérien n’est pas compatible avec les défis écologiques, on ne s’en sortira pas. Même Jean-Luc Mélenchon ne précise pas que sa planification écologique va de pair avec dix ans de sobriété. Personne ne dit que le défi écologique n’est pas compatible avec des modes de vie qui ne sont aujourd’hui sobres en rien. Les consommateurs jettent 30 % de leur frigidaire ! Le rôle de la gauche, c’est de parler vrai. C’est comme ça qu’elle pourra représenter une alternative aux régimes ultralibéraux autoritaires et nationalistes, qui forment des gouvernements avec à leur tête des « carbo-dictateurs » ou « carbo-conservateurs » profondément hostiles à la planète. Encore faut-il qu’elle réussisse à emmener les peuples avec elle, pour rendre cette solution acceptable à leurs yeux.

Yves Sintomer, professeur en science politique à l’université Paris 8

Que vous inspire l’état d’une gauche partie en ordre dispersé aux européennes ?

Elle est dans un état catastrophique  ! On observe une décomposition avancée de toutes les tendances, qui renvoie à un épuisement dans les modes d’organisation et de mobilisation, ainsi que des thèmes qui composent ou devraient composer le socle de la gauche. C’est vrai en France comme dans d’autres pays. On ne sait pas si c’est un état transitoire qui laissera ensuite la place à un ressaisissement ou si l’on assiste à une marginalisation durable de cette partie de l’échiquier politique. Aucun signe de renouveau n’émerge, en tout cas à une échelle qui dépasse le local. Ici comme ailleurs. L’Italie avait le Parti communiste le plus fort et le plus intelligent d’Europe, qui était un point de référence jusque dans les années 1980. Aujourd’hui, la gauche y a complètement disparu. On vit une période de tournant, sans réussir encore à voir se dessiner un scénario pour l’avenir. La vieille politique, avec ses modes d’organisation, ses partis classiques, ses courants et sous-courants, ses leaders prétendument charismatiques qui s’affrontent pour le pouvoir, ça ne marche

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AUJOURD’HUI // GAUCHE : LE CHOC, ET APRÈS ?

plus. Les grandes mobilisations populaires ne passent plus par des canaux organisationnels où le premier secrétaire d’un syndicat ou d’un parti donnait l’impulsion et où la machine suivait. Les gens se mobilisent de plus en plus en ligne, de façon spontanée, horizontale.

Sur quels thèmes la gauche achoppe-t-elle ? Agréger plusieurs thématiques au sein d’une seule organisation politico-­ syndicale n’a jamais marché. On n’a pas d’exemple de parti à la fois écologiste, féministe et socialiste qui fonctionne à une échelle significative en réussissant à rendre le thème hégémonique. Quand la gauche des Verts s’y est essayée, ça n’a pas été concluant. La France insoumise, qui, elle aussi, a tenté d’embrasser plusieurs enjeux propres à la gauche, a échoué à faire table rase de ce qui restait de celle-ci. Je ne crois pas que tout puisse tourner autour d’un seul parti, et encore moins d’un·e seul·e leader. Cette idée, on en voit les limites rien qu’en observant, sur un autre créneau politique pourtant beaucoup plus favorable du fait du système électoral, le cas d ­ ’Emmanuel Macron : le Président n’arrive pas non plus à fédérer l’ensemble des composantes politiques autour de lui. La situation est un peu différente de l’autre côté de l’Atlantique, où l’on assiste à la percée de la démocrate Alexandria Ocasio-Cortez, la plus jeune élue du Congrès américain. Mais, d’une part, c’est une exception et, d’autre part, le Parti démocrate s’apparente aux États-Unis à un réseau. En France, la solution passe sans doute par une fédération de courants et de partis qui travailleraient ensemble sans pour autant partager une identité commune, à la manière d’une alliance arc-en-ciel. Un peu comme ce fut le cas de la « gauche plurielle ». Le Frente Amplio (Front large) en Uruguay, seule expérience de gauche gouvernementale d’Amérique latine qui continue d’exister, est irrigué par des militants et des gens qui ne sont pas encartés, comme aurait pu l’être le Front de gauche s’il n’était pas resté un cartel d’organisations telles que le Parti de gauche, le Parti communiste et la Gauche unitaire. L’espace de la transformation sociale fonctionne désormais comme un réseau au sein duquel les pouvoirs locaux, ainsi que les ONG et les mouvements sociaux, peuvent jouer un grand rôle, au même titre que les partis. Il n’y a plus de clé de voûte.

Il n’existe donc pas une idée qui serait selon vous en capacité de régénérer la gauche ? Non, pas de thème unique en tout cas. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas des thèmes transversaux, comme la démocratie, l’écologie ou la justice sociale. Mais les citoyens qui votent ne se mobilisent pas sur tout. Certains aspects les préoccupent plus que d’autres. Aux États-Unis, si vous voulez

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lutter contre la politique migratoire de Donald Trump, il faut faire l’alliance avec la Silicon Valley, qui a besoin d’immigrés. Si vous voulez militer pour le droit des gays et des lesbiennes, c’est pareil. En revanche, si vous voulez défendre l’égalité entre les hommes et les femmes, il ne faut pas se tourner vers les entreprises de la high-tech, qui ne sont vraiment pas à la pointe d’un traitement équilibré des genres. Et quand on passe aux questions sociales et salariales, alors là, la Silicon Valley est à l’évidence aujourd’hui plutôt un ennemi. Il faut être pragmatique. En fonction des thèmes, ce ne sont pas les mêmes alliances qui sont gagnantes. En outre, il peut y avoir des tensions et des contradictions entre chacun de ces impératifs : une reconversion rapide et radicale vers une économie verte qui préserve la planète n’est pas aisément compatible avec les enjeux de justice sociale.

La crise de la gauche est-elle celle de tout un système politique ? Bien sûr. La gauche n’a pas su se rénover dans ses pratiques et ses mécanismes organisationnels. Après la chute du mur de Berlin, on a cru que les démocraties représentatives étaient devenues le modèle de référence unique. Les conditions nécessaires à cette stabilité, c’était que l’Europe soit au centre du monde, qu’elle puisse en conséquence exploiter les ressources de toute la planète, et la présence de partis de masse qui incluent les classes populaires. Les responsables politiques avaient un rapport autoritaire à leurs militants et la politique était un club exclusif monopolisé par les hommes blancs. Aujourd’hui, on assiste à l’épuisement de ce modèle. Même au Rassemblement national, plus personne n’accepterait la discipline qui régnait au Parti communiste dans les années 1970.

Depuis votre champ de recherche, si vous deviez faire des propositions à la gauche pour l’aider à se refonder, que lui diriez-vous ? Comme j’ai beaucoup travaillé sur la démocratie, j’insisterais sur cet angle. Travailler cette question pourrait en effet contribuer à relégitimer la gauche et à rénover en profondeur le système politique. Je proposerais volontiers, par exemple, une innovation institutionnelle : la mise en place de référendums d’initiative citoyenne couplés à des assemblées citoyennes composées de mini-publics tirés au sort qui pourraient évaluer en amont le thème de la votation, auditionner des experts et rédiger un rapport mis à disposition des citoyens. Ce serait une manière d’ouvrir l’espace de la décision politique à des gens qui ne sont pas au pouvoir, y compris des acteurs du monde économique et associatif. Pensons à ce qu’aurait été le Brexit si une assemblée citoyenne telle qu’il en a existé en Irlande avait planché sur le sujet auparavant. Et pensons aujourd’hui à la manière dont le RoyaumeUni pourrait s’en tirer grâce à un tel dispositif. Imaginons également à quoi

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AUJOURD’HUI // GAUCHE : LE CHOC, ET APRÈS ?

aurait ressemblé la sortie du Grand Débat, si, au lieu de laisser le gouvernement et le Président monopoliser les conclusions, on s’était appuyé fin avril sur une assemblée citoyenne tirée au sort pour mettre en place un référendum deux mois plus tard. Au lieu d’une manipulation, cela aurait permis de donner lieu à un ressourcement politique. A gauche, ce système de « RIC délibératif » permettrait de propulser sur le devant de la scène des formes et des thèmes nouveaux, plutôt que ces vieilles recettes politiciennes qui continuent à être hégémoniques.

Quand un politologue de droite… La gauche moribonde vit ses derniers instants, prédit Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique, un think tank libéral. Chacun voit midi à sa porte… Depuis son poste d’observation, à droite de l’échiquier politique – il a été tête de liste LR-UDI aux régionales de 2015 –, Dominique Reynié n’en finit pas de jouer les Cassandre. Cela fait plusieurs années qu’il diagnostique auprès de qui veut l’entendre la lente agonie des socio-­démocrates, lesquels semblent tout près de rejoindre l’extrême gauche dans l’antichambre de la mort. Ses adversaires politiques ne traversent pas seulement une très mauvaise passe, affirme le politologue, ils sont sur le point de trépasser. C’est comme si c’était fait : « La gauche meurt comme toute chose doit mourir, quoiqu’on fasse par ailleurs. Sans doute a-t-elle commis des erreurs, mais c’est surtout que son corps de doctrine et les outils qui lui sont associés ne sont plus ni explicatifs ni opératoires », soutient-il. Autrement dit, ce n’est pas sa faute. Si elle est devenue obsolète c’est parce que le monde bouge. « Comment faire pour maintenir une politique sociale-démocrate dans une société démographiquement vieillissante, qui ne parvient plus à préserver l’équilibre financier entre le nombre de contributeurs et le nombre de bénéficiaires ? » La démographie a mis à mal une idée force de la gauche réformiste : la capacité de la puissance publique à compenser les inégalités sociales. « Cela reste possible, mais dans des proportions infiniment plus modestes qui ne suffisent pas à identifier une offre substantielle de gauche. » D’autant plus que, face aux coups de canif portés contre les acquis sociaux hérités de la Résistance, elle n’aurait d’autre choix que de trahir son ADN par des mesures contre-nature comme le fait de « retarder le départ à la retraite pour équilibrer les comptes » ou de « moins rembourser les

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La gauche est-elle suffisamment à l’écoute des chercheurs et des pistes de réflexion qu’ils soulèvent ? Les relations entre les deux pourraient certes être plus fécondes, mais je ne jette pas la pierre aux politiques. Les chercheurs ont aussi une tendance très forte à s’enfermer dans leur tour d’ivoire, à prétendre qu’ils font une science pure, à parler en surplomb à la cité au nom de vérités scientifiques, plutôt que de réfléchir avec des acteurs politiques, des journalistes, des praticiens. Donc je pense que la faute est largement partagée.

… enterre la gauche médicaments ». Un programme pas franchement de gauche. À en croire Dominique Reynié, l’autre écueil tiendrait à la progression du multiculturalisme dans la société française sous l’influence des différentes vagues migratoires : « Les gens adhèrent beaucoup plus au principe de justice sociale quand la société est culturellement homogène, car ils ont alors le sentiment que la solidarité bénéficie à quelqu’un qui leur ressemble », estime-t-il. Voilà en tout cas de quoi expliquer, selon lui, le succès du « chauvinisme social » revendiqué par les partis populistes d’extrême droite et l’échec des souverainistes de gauche à tirer profit de la situation dans laquelle se trouve le Parti socialiste. « Depuis le congrès de Tours en 2011, Marine Le Pen a opéré un virage dans le sens d’un populisme national et social, associé à une dimension xénophobe. C’est ce qu’il manque à la gauche mélenchoniste pour avoir une chance d’exister », pointe-t-il. À court terme, l’affaiblissement de la gauche semble également profiter à une droite plus classique. Mais « sa disparition mettra fin à la dialectique démocratique qui fonde depuis la fin du xixe siècle notre modèle de démocratie représentative, si bien que la droite se trouvera à son tour dans l’embarras », prophétise Dominique Reynié. Pour cet homme de droite, la crise actuelle n’est donc pas une si bonne nouvelle, par-delà les petits calculs politiciens qui pourraient faire croire le contraire. Ce qui ne l’empêche pas de finir sur une note résignée : « Toutes les formes humaines ont un terme à leur existence. On vit aujourd’hui la fin d’un cycle important qui aura été glorieux pendant plus de soixante-dix ans. Ce n’est pas rien ! » M. R.

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AUJOURD’HUI // GAUCHE : LE CHOC, ET APRÈS ?

Gilles Finchelstein, directeur général de la Fondation Jean-Jaurès

La gauche n’a-t-elle pas échoué à se réinventer sur le plan des idées ?

Je suis convaincu que les trois grands combats qui sont historiquement ceux de la gauche – les questions sociale, démocratique, mais aussi écologique – sont plus que jamais d’actualité. Ce n’est pas forcément évident : il existe des forces politiques qui meurent parce que les combats dont elles sont porteuses n’ont plus d’objet. Là, non seulement ils ont toujours un objet, mais le paradoxe c’est qu’ils ont même peut-être une acuité, une actualité qu’ils n’avaient pas nécessairement il y a dix ou vingt ans. Le problème, c’est que la gauche a souvent donné le sentiment d’être dans une position défensive, de ne pas avoir su reformuler ses enjeux traditionnels pour les adapter à la société d’aujourd’hui. Sur le plan social, pendant des décennies, la gauche a travaillé à la conquête de l’État-providence. Aujourd’hui, l’enjeu est moins de conquérir de nouveaux droits que d’adapter l’État-providence aux individus. Autrement dit, il faut penser la manière dont ce cadre de solidarité collective s’articule avec la réalité de la situation de chaque individu. Cette réflexion, on doit aussi la mener sur d’autres sujets : dans le contexte de la démocratie représentative, par exemple, il faut repenser des formes de participation citoyennes. C’est la reformulation de ses combats qui doit être l’horizon de la gauche, si elle veut être capable à nouveau de mobiliser.

Quelles formes pourrait prendre un État-providence adapté aux individus ? Il faut garder un haut niveau de protection sociale et une mutualisation des risques sur les questions de santé et de retraite. C’est la base. Mais en même temps, parce que la société a changé, il est essentiel d’individualiser ce système. Beaucoup de décisions ont été prises en ce sens mais on n’a pas réussi à les théoriser, à restituer leur cohérence. En matière de formation, par exemple, le principe du compte personnel d’activité signifie que vos droits dépendent moins de votre statut qu’ils ne sont attachés à votre personne. C’est aussi l’idée de conserver la retraite par répartition mais d’y intégrer la notion de pénibilité qui relève d’une situation individuelle. On peut aussi faire évoluer l’assurance chômage. La gauche doit donner sa cohérence à l’évolution de tout notre système de protection sociale, en s’aidant des nouveaux outils dont elle dispose grâce à l’irruption du numérique. L’État doit accompagner les attentes des citoyens et des consommateurs qui veulent du sur-mesure.

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La gauche sait-elle se mettre au diapason de la mondialisation sans donner l’impression d’abandonner ses fondamentaux ? Elle est très claire sur le type de régulation de la mondialisation souhaité, elle a formulé des propositions à ce sujet. Mais reste à savoir sur quels moyens elle peut s’appuyer pour le faire. On est moins dans une crise des finalités que dans une crise des outils. Le problème de la gauche aujourd’hui, ce n’est pas que les citoyens considèrent que son modèle n’est pas souhaitable, c’est qu’ils n’arrivent plus à voir comment le rendre possible. Pour le dire vite, la mondialisation de l’économie et de la finance ne s’est pas accompagnée d’une mondialisation de la politique, a fortiori de la social-démocratie, en tout cas au même rythme. De manière presque paradoxale, la gauche était plus internationaliste du temps de Jaurès qu’à l’époque de la mondialisation, où l’on aurait pourtant besoin d’une action globale. Cela rend sa tâche d’autant plus compliquée que le monde penche de plus en plus à droite. Du coup, elle manque de relais.

Les think tanks peuvent-ils rendre plus fécondes les relations entre politiques et chercheurs, et déboucher sur des solutions moins technocratiques ? Cela fait partie de notre rôle. Sur les trois premiers mois de l’année 2019, nous avons organisé une réunion publique tous les trois jours et mobilisé deux cents experts différents. On se rend compte, au poste d’observation que constitue la Fondation Jean-Jaurès, qu’il existe encore énormément de ressources dans le monde universitaire – et dans la société civile comme dans les expérimentations locales plus largement – dont la gauche pourrait se servir bien davantage que ce qu’elle fait aujourd’hui. Depuis les différents épisodes de son accession au pouvoir à partir de 1981, elle est devenue plus technocratique. Les hauts fonctionnaires ont remplacé les universitaires, les collaborateurs d’élu ont pris la place des militants. Or, plus que la droite, elle a besoin d’avoir un projet de transformation de la société, donc des relations étroites avec le monde des idées et de la recherche.

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AUJOURD’HUI // DE L’ANTIJUDAÏSME À L’ANTISÉMITISME

De

l’antijudaïsme à

l’antisémitisme « Antijudaïsme » désigne une haine théologique et religieuse que les juifs ont rencontrée de manière sporadique dans l’Antiquité, qui précède donc le christianisme, mais qui est devenue, hélas, une dimension de la culture dans la chrétienté, surtout à partir des croisades. Le mot « antisémitisme » est né au xixe siècle et signifie une haine raciste revendiquée au nom d’une idéologie scientiste par des croyants comme par des athées. Dans l’antijudaïsme des siècles de chrétienté, l’antisémitisme est préparé et déjà souvent présent.

Par Antoine Guggenheim, théologien, directeur scientifique de United Persons for Humanness, et Roselyne Dupont-Roc, théologienne et bibliste.​​

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Saul de Tarse (saint Paul) fut le premier à s’interroger sur le rapport (et la continuité) entre judaïsme et premier christianisme. Quelle est sa question ? Paul est le premier pour beaucoup de choses. La question de la continuité est pour lui vitale, puisque sa vie a été marquée par une rupture brutale, sur le chemin de Damas. Ce juif observant qui persécutait les disciples du Christ est renversé par ce qu’il décrit comme une rencontre avec Jésus lui-même. Il découvre qu’il fait fausse route. D’abord, bien sûr, parce qu’il s’oppose au témoignage et au message des disciples de Jésus, mais aussi parce qu’il le fait en usant de la violence. « J’ai persécuté l’Église de Dieu. » (1 Co 15, 9.) Paul n’est pas un théoricien et ses réactions sont liées au combat qu’il mène. De persécuteur acharné, il devient défenseur non moins acharné. Contre ses adversaires, il fait feu de tout bois. On trouve dans une comparaison entre les chrétiens de Thessalonique persécutés par leurs concitoyens et les chrétiens de Judée rejetés par les juifs une reprise des principaux poncifs de l’antijudaïsme romain : « Ils ne plaisent pas à Dieu et ils sont opposés à tous les humains » (1 Th 2,15) ; hélas, Paul les fait précéder de ce qui deviendra une racine chrétienne de l’antijudaïsme : « Ils ont tué Jésus et les prophètes, ils nous persécutent. » Cependant, l’accusation portée contre les juifs d’être « ennemis du genre humain » remonte bien avant Paul, et prépare les voies de ce qui deviendra l’antisémitisme, mais on voit bien ici comment elle se nourrit de nouveaux arguments propres à l’antijudaïsme chrétien : les juifs sont déjà considérés comme sous le coup de la colère de Dieu. Pourtant, on ne peut pas faire remonter l’antisémitisme chrétien à Paul car, dans une longue méditation mûrie et réfléchie sur la destinée d’Israël, il affirme : « À eux appartiennent la filiation, la gloire, les alliances, le don de la loi, le culte et les promesses : des pères et d’eux vient le Christ selon la chair, lui qui est Dieu béni par-dessus toutes choses. » (Rm 9, 4-5.) Et, devant le refus d’un bon nombre de ses frères juifs de reconnaître le Christ comme l’envoyé de Dieu annoncé par les prophètes, Paul désespère : « Mon vœu serait d’être anathème, séparé du Christ, pour mes frères de religion selon la chair. » (Rm 9, 3.) Il écrit trois chapitres douloureux (Rm 9 à 11) pour reconnaître et tenir l’impossible cohérence des affirmations : d’une part, « tout Israël sera sauvé… les dons et l’appel de Dieu sont sans repentance », de l’autre, « le terme de la loi, c’est le Christ, pour la justification de quiconque croit ». La continuité entre judaïsme et premier christianisme – « l’Église du premier amour », comme l’appelle Rina Geftman1 – est aussi, pour Paul, l’enjeu d’une rupture qu’il pressent. Paul est plus que ferme sur le droit et le devoir des disciples venus du paganisme à ne pas se voir imposer la Loi de Moïse – dont la pratique est un privilège d’Israël. Il est vrai que certaines de ses expressions n’expriment pas une vision équilibrée du rôle de la Loi pour Israël, mais Paul sent venir la

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AUJOURD’HUI // DE L’ANTIJUDAÏSME À L’ANTISÉMITISME

prétention des chrétiens gréco-romains à substituer leur vocation à celle des disciples juifs, et leur élection à la leur. Il va très loin dans l’affirmation du salut final d’Israël (et de l’Israël qui ne s’est pas converti à son message). Il le fait bien avant Vatican II et Nostra aetate. Mais cela n’a pas suffi.

Peut-on dire cependant qu’on peut trouver dans les Évangiles (en particulier chez Jean) des éléments sur lesquels l’antijudaïsme a pu prospérer ? La lente et difficile émergence du christianisme hors de son giron juif, la redéfinition des chrétiens et des juifs par opposition et rejet réciproque après 70 de notre ère vont faire apparaître dans les textes des Évangiles le reflet de la tension que vivent les groupes chrétiens. Il prend la forme chez Matthieu d’une condamnation sévère par Jésus lui-même des pharisiens. Et, chez l’évangéliste Jean, l’opposant au dessein de Dieu porté par Jésus prend le nom générique « les juifs » et s’incarne dans la figure de Judas (qui aime l’argent !). Les recherches récentes ont permis de distinguer sous cette appellation unique divers groupes : les Judéens, tous ceux qui sont nés dans la tradition juive, et enfin les chefs religieux juifs qui, seuls, peuvent être tenus responsables de l’arrestation de Jésus. Il n’en reste pas moins que le terme employé est unique, « les juifs ». Une fois la déchirure installée entre juifs et chrétiens, la puissante amertume antijuive que recèlent ces textes a alimenté l’antijudaïsme chrétien, au point de faire oublier que Jésus lui-même et tous ses proches étaient d’abord et avant tout juifs.

Sur quelles bases théologiques l’antijudaïsme chrétien s’est-il développé ? Est-ce une querelle d’héritage ? L’antijudaïsme chrétien a préparé l’antisémitisme et, pour une part, il en est déjà porteur. Il naît d’une sorte d’accusation prophétique d’Israël, à la manière des procès d’alliance biblique, mais ici on se sert des textes prophétiques pour accuser et mépriser l’autre. Un détournement d’héritage en quelque sorte. Et cela dès le iie siècle, comme on le voit dans les Dialogues de Justin, l’écrit À Diognète ou la Lettre de Barnabé. Pour autant, l’antijudaïsme, ou l’antisémitisme – mais ce mot est d’invention récente et teinté du scientisme du xixe siècle – n’est pas une invention chrétienne. Des poussées xénophobes et des haines religieuses antijuives, souvent mêlées l’une à l’autre, sont rapportées bien avant l’invention du christianisme, tant dans les récits bibliques que dans les écrits des historiens profanes. Ce qui va être particulier avec le christianisme, c’est la naissance, la croissance et l’entretien par des générations de prédicateurs, de pasteurs et de savants d’une agressivité injuste, qui est devenue une dimension de la culture religieuse et profane de la chrétienté à partir des croisades. La même chose s’est passée dans l’islam – nonobstant les différences théologiques et politiques.

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Il y a eu des persécutions contre les juifs partout et longtemps dans l’Occident chrétien, De quoi accusait-on les juifs ? Sur quelle base ? Le peuple chrétien est devenu durablement antisémite à partir du ive siècle – pas partout, pas toujours – du fait de l’action culturelle prolongée des clercs et des pasteurs. On pense aux propos haineux de Jean Chrysostome, qui n’est qu’un cas extrême dans un phénomène général. Antisémitisme ne veut pas toujours dire meurtre et extermination, mais mépris et, souvent, lois d’exception. Les travaux de Jules Isaac sont peut-être à cet égard les plus utiles à relire aujourd’hui car l’ignorance sur les causes et les enjeux de la Shoah revient au galop. Dès la première génération post-apostolique… jusqu’à Vatican II, il n’a certes pas manqué de chrétiens lucides résistant aux sirènes de l’apologétique du mépris. Mais ils ont été peu nombreux. Au terme de son parcours du premier millénaire, Jules Isaac constate que « la propagande antijuive de l’Église 2 » est d’origine et ­d’essence théologique. L’antisémitisme, dit-il, est d’abord une production des « clercs » et un enjeu de pouvoir. Répété par des milliers de voix pendant des centaines d’années, dans l’étude, le culte et l’art, « l’enseignement du mépris » tend à pénétrer la « mentalité chrétienne ». Il finit par briser, à la fin du premier millénaire, la « bonne entente » qui, jusque-là « semble avoir le plus souvent régné entre chrétiens et juifs ». Jules Isaac cite le cas d’Amolon, évêque de Lyon au ixe siècle, qui adressa à Charlesle-Chauve un volumineux Liber contra judaeos où il écrit : « Saint Jérôme nous le dit : “Soyons patients pour les injures qui nous sont personnelles, non pas pour les injures à Dieu.” Piété pour Dieu n’est pas cruauté. » Jules Isaac commente : « Une parole qui mène loin. Nous le savons, nous qui voyons resurgir l’idée et l’acte qui prétendent réprimer l’injure à Dieu par la cruauté envers l’humain – cruauté individuelle ou collective. » L’historien cite à ce propos un théologien russe, Nicolas Berdiaev : « Nul doute que, par rapport au peuple d’Israël, les chrétiens portent un lourd péché. » Emmanuel Levinas parlait d’« une Shoah à petit feu ». Le mot est dur. Il n’a pas pour but de culpabiliser, mais de responsabiliser, de purifier. Comme un fleuve qui grossit en s’éloignant de sa source, l’antijudaïsme envahit les traités et les prédications, souvent avec beaucoup de vulgarité, au mépris des préceptes bibliques, évangéliques et bien sûr humanistes les plus élémentaires : « Aime ton prochain comme toi-même » ; « Retire d’abord la paille de ton œil » ; « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fasse. » Qu’en déduire ? Qu’il est dangereux de s’éloigner de la sagesse biblique et paulinienne, qui enseigne de ne pas se glorifier des dons de Dieu. Que la fraternité est le lieu d’un partage, mais aussi du vol de l’héritage. Que le christianisme, pas plus que les autres religions, n’a échappé à l’épreuve de son échec historique, accomplissant l’opposé de son message. Mais l’échec peut être salutaire, comme le passage par une nuit de Pâques. Sans la sécularisation politique européenne,

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AUJOURD’HUI // DE L’ANTIJUDAÏSME À L’ANTISÉMITISME

le christianisme ne serait sans doute pas sorti de la théologie du mépris. Ce n’est qu’en reconnaissant ce passage par l’échec que nous parviendrons à retirer le voile d’ignorance que l’antisémitisme a posé sur le visage de Jésus pour recevoir et rayonner la lumière qui brille sur ce visage, qui est la seule « identité chrétienne ».

Après Nostra aetate, Jean Paul II reprend la question autour de la question de la substitution. La première visite du pape à la synagogue de Rome en 1986 marque un tournant. Où en est-on ?  Pour le comprendre, il faut remonter un peu avant. Chez certains auteurs chrétiens, la théologie du mépris s’est effacée, comme à regret, dès le tournant du xxe siècle, devant l’horreur antisémite (Bloy, Bernanos ou Claudel) – ce « comme à regret » demeure chez certains auteurs aujourd’hui encore. Mais il ne faut pas oublier que l’antisémitisme moderne est souvent athée, d’un athéisme parfois postchrétien (Hegel, Marx ou Sartre), parfois antichrétien (Voltaire, Wagner ou Renan). L’athéisme de Nietzsche est passionnant et singulier puisque, sans cesser de se mesurer au Christ, il est, au nom de son éthique de l’« amour du monde », à la fois contempteur du christianisme et adversaire de l’antisémitisme. L’acte de pensée de Nietzsche annonce en ce sens le chemin vers la foi chrétienne des Péguy, Marcel et Maritain, catholiques et laïcs, venus de l’athéisme, critiques envers le cléricalisme et destructeurs de l’antisémitisme européen – avant même la catastrophe du nazisme et de la Shoah. Ils préparent la révolution de Nostra aetate. Le pas accompli à l’occasion de Vatican II est modeste, mais irréversible. Le christianisme a fait sa place au judaïsme et aussi à l’islam. À terme, c’est la mort de la théologie de la substitution – même si elle encore présente dans les textes – par la redécouverte de l’inachèvement de l’histoire, ce que le Concile appelle l’espérance de la consommation du salut 3. La visite de Jean Paul II à la synagogue de Rome en 1986 – dont la signification théologique a été confirmée par ses successeurs –, la reconnaissance de l’État ­d’Israël fin 1993, ainsi que la prière de repentance du pape à Jérusalem, en 2000, avec le petit papier glissé dans une fente du Mur occidental parmi tous ceux déposés là par des juifs venus du monde entier, sont la germination géniale de ­Nostra aetate. Ces gestes expriment la confiance de l’Église dans l’intercession du peuple juif et dans sa mission irrécupérable. Ces gestes qui parlent de la fin de l’antijudaïsme chrétien s’accompagnent de textes qui l’enseignent, à commencer par ceux concernant la catéchèse, la prédication et l’exégèse 4. La publication dans ce contexte du livre La Promesse de Jean-Marie Lustiger (en 2002), dont le pape François recommande paraît-il la lecture, explore, très officiellement, des chemins audacieux pour une nouvelle pratique et une nouvelle théologie chrétienne de la rencontre du judaïsme, chemins sans doute jamais parcourus en près de deux mille ans.

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La théologie de la substitution, inséparable d’une théologie du mépris dont le christianisme est à l’origine, s’est nourrie de la condamnation du marcionisme par la grande Église. ­Marcion refusait l’unité des Écritures juives et chrétiennes et rejetait le Dieu d’Israël pour faire valoir une rupture néotestamentaire. Pour contrer Marcion et établir la continuité des Écritures, on a cru qu’il suffisait de dire que l’Église avait remplacé la Synagogue incrédule, ou « perfide », comme bénéficiaire des promesses de Dieu. La liturgie a « canonisé » et popularisé cette interprétation à travers la prière du Vendredi saint pour les « juifs déicides » – malgré les objurgations d’un Thomas d’Aquin contre une interprétation du fameux verset de Matthieu : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants » (Mt 27, 25), métaphysiquement stupide et contraire à la lettre des Écritures. Thomas d’Aquin a été suivi par le concile de Trente, affirmant que tous les pécheurs portent la responsabilité de la mort du Christ, et les chrétiens plus encore, et trouvent en elle leur rédemption (ce qui est sans doute la véritable signification du verset de Matthieu). Il faut attendre Vatican II et Nostra aetate, pour déraciner cette lecture : « Encore que des autorités juives, avec leurs partisans, aient poussé à la mort du Christ (Jn 19, 6), ce qui a été commis durant sa Passion ne peut être imputé ni indistinctement à tous les juifs vivant alors, ni aux juifs de notre temps. »

Êtes-vous inquiets des lectures littéralistes des courants évangéliques ? Sont-ils susceptibles de faire renaître un antisémitisme religieux ? Le littéralisme est une ignorance et une superstition aux yeux de la science comme aux yeux de la foi. Il peut avoir des conséquences tragiques. Du côté des courants évangéliques américains, on peut penser aujourd’hui à leur engagement politique au Proche et au Moyen Orient et à sa dimension apocalyptique. En prétendant échapper au subjectivisme de l’interprétation, le littéralisme devient aisément complice du politique et s’asservit à ses intérêts. Son sionisme est, semble-t-il, un nouveau masque d’une volonté de conversion des juifs.

1. Auteure de Guetteurs d’aurore (1985) et de L’Offrande du soir (1994), Rina Geftman (1914-2001) était membre de la petite église catholique hébréophone de Jérusalem depuis sa fondation dans les années 1960. 2. Jules Isaac, Genèse de l’antisémitisme : essai historique (1956) 3. Lumen gentium n° 2. 4. Par exemple les Notes pour une correcte présentation des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Eglise catholique (1985), texte qui semble inépuisable.

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MAINTENANT // LA VIE MODERNE

Le musée del’avenir l’avenir de Visite interactive, réalité virtuelle, espace immersif, les technologies numériques sont de plus en plus présentes dans les musées et les sites patrimoniaux. Elles offrent de nouvelles possibilités de visite et bousculent les habitudes. Quels sont les enjeux derrière la tablette ? Par Adélaïde Robault

C

omment découvrir les vestiges de Palmyre ou déambuler dans les souks d’Alep, détruits et inaccessibles, tout en restant à Paris ? Grâce à la réalité virtuelle et à la 3D. L’Institut du monde arabe (IMA) a fait figure de pionnier avec son exposition « Cités millénaires, voyage virtuel de Palmyre à Mossoul », qui ne comportait pas l’ombre d’une pièce archéologique. Un « choix radical » selon Aurélie Clemente-Ruiz, responsable des expositions à l’IMA, choix doublé d’une exigence scientifique. Les ruines de Palmyre ont été reconstituées à la pierre près grâce aux images fournies par Iconem, une entreprise spécialisée dans les relevés numériques de sites patrimoniaux en danger. Osée, cette approche innovante a fait mouche : 126 000 visiteurs se sont laissé séduire, dont, fait nouveau pour l’IMA, un public jeune et familial. Les dispositifs numériques entrent massivement dans les musées et les ­monuments historiques. Les expériences immersives, la réalité virtuelle (ou VR pour reprendre l’acronyme anglophone), sont sans doute les plus troublantes car elles permettent

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de plonger physiquement, sensoriellement, dans un univers à l’aide de lunettes ou d’un casque vidéo. Et cette tendance n’est pas près de s’estomper. « Le monde des musées vit depuis dix ans ce que toutes les industries culturelles ont vécu avec la révolution numérique, avec l’avantage d’arriver après les autres, ce qui permet d’en tirer des leçons », analyse Pierre-Yves Lochon, consultant et fondateur du Club Innovation & Culture (CLIC). Fondé en 2009, le CLIC compte cent cinquante membres institutionnels, dont vingt des vingt-deux métropoles françaises, représentant en tout six cents lieux, musées, sites patrimoniaux… C’est le seul espace de formation et d’information sur le numérique dans la culture institutionnelle. Ses rencontres annuelles, organisées début avril, ont été l’occasion pour ses membres de partager leurs expériences et un même constat : le public des institutions culturelles est vieillissant et les jeunes ne fréquentent pas les musées. « Nous savons que le visiteur de l’IMA est le même que celui des autres musées, explique Aurélie Clemente-Ruiz. Il faut donc utiliser les choses qui parlent aux jeunes si nous

v­ oulons les toucher. Le numérique est très utile à la diffusion de la culture, ce n’est pas juste un gadget. » Côté public, la demande existe bel et bien. C’en est fini de la passivité, le maître mot d’un après-midi au musée doit être « expérience » : les visiteurs veulent personnaliser leur parcours, trouver de l’interactivité, de la mobilité. Les nouvelles technologies n’ont pas qu’un côté ludique, elles permettent d’étendre des connaissances, de faire revivre ce qui a disparu ou de montrer ce qui est inaccessible. On peut ainsi visiter la ville gauloise de Javols (Lozère) telle qu’elle était au iiie siècle ou marcher sur le chemin de ronde du château médiéval de Nemours, inaccessible, en enfilant un casque de réalité virtuelle. L’introduction de ces innovations dans l’enceinte sacrée des musées ne va pas sans générer des résistances. « Il y a des gens farouchement opposés à l’irruption du numérique car ils conservent une vision classique de ce que doit être une exposition, témoigne Aurélie Clemente-Ruiz. C’est en effet la définition même de ce qu’est une œuvre, une exposition, qui est remise en question. » C’est pourtant, selon cette dernière, ce qui fera entrer ces institutions dans le xxie siècle, à condition toutefois de mettre la technologie au service des enjeux scientifiques et patrimoniaux. Les cendres de Notre-Dame de Paris étaient encore chaudes qu’on évoquait déjà sa reconstruction grâce aux relevés 3D qui en ont été faits depuis vingt-cinq ans. À terme, cette masse de données d’une précision millimétrique est une mine d’or. Le numérique a bien des avantages. Il donne accès à des œuvres intransportables, des lieux inaccessibles, participe à la sauvegarde de vestiges menacés. À Bruxelles, les Musées royaux des BeauxArts de Belgique ont été parmi les pre-

miers à proposer un dispositif immersif, la Bruegel Box, conçu en 2016 avec les images numérisées et mises en mouvement de trois tableaux, dont deux sont conservés dans des musées étrangers. Les Parisiens ont aussi visité la pyramide de Khéops grâce à la réalité virtuelle et les Saoudiens ont découvert l’exposition « Cités millénaires », installée à Riyad avant de l’être cet été à Bonn. Demain, un même dispositif sera proposé aux quatre coins de la planète simultanément. Bien sûr, ces nouvelles pratiques font évoluer les professionnels. Les médiateurs du futur devront initier les visiteurs aux outils numériques, leur apporter d’autres informations, et les experts des musées aborderont leur travail différemment. L’exposition « Cités millénaires » est déjà devenue un sujet de mémoire et Aurélie ­Clemente-Ruiz a vu affluer les demandes de stage depuis son ouverture. L’École du Louvre, dont elle est issue et qui forme les spécialistes du patrimoine, lui a également demandé de venir partager les leçons qu’elle a tirées de cette expérience. De nouveaux métiers ou des synergies apparaissent déjà. Le Centre des monuments nationaux a créé en 2018 un incubateur pour appeler les start-up du secteur numérique à mettre leur « esprit créatif » au service de l’histoire et du patrimoine. Seul frein à cet essor « technoculturel » : l’argent. L’exposition de l’IMA a coûté 1,2 million d’euros, un budget exceptionnel, qui comprend il est vrai l’achat du matériel, ce qui n’est pas toujours le choix des institutions. Dans tous les cas, le premier mécène de ce genre d’événements reste le secteur privé : les entreprises du numérique apportent leur expertise et des moyens financiers, tout en en profitant pour augmenter leur visibilité.

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MAINTENANT // ENTRETIEN

Catholiques conservateurs vs chrétiens progressistes 46 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

© Emmanuelle Marchadour

Grâce à un lobbying efficace, une assise importante dans le jeune clergé et une capacité à pénétrer les instances politiques, les catholiques conservateurs ont su imposer un rapport de force en leur faveur. C’est en tout cas ce qu’affirme Yann Raison du Cleuziou, sociologue et maître de conférence en science politique à l’université de Bordeaux, sur la foi des résultats d’une enquête qu’il a publiée au début de l’année 2019*. Mais les courants réformateurs n’ont pas dit leur dernier mot. Dans la foulée du mouvement #MeToo, les scandales sexuels au sein de l’Église ont libéré une parole de l’intérieur. Pour Yann Raison du ­Cleuziou, il existe aujourd’hui une fenêtre d’opportunité.

Témoignage chrétien – Vous venez de publier un livre intitulé La Contrerévolution catholique. Aujourd’hui, des catholiques progressistes, qui critiquent l’Église de l’intérieur, font de nouveau entendre leur voix dans les médias. Pensezvous qu’elle vienne concurrencer la force de frappe des courants conservateurs ? Yann Raison du Cleuziou – Mon constat reste le même. La contre-révolution, ce n’est pas un retour au passé, c’est la perpétuation d’un ordre. L’évolution de l’Église catholique durant les trente dernières années dépend de ceux qui restent, dans un contexte de déclin. Or, si les réseaux conservateurs pèsent de plus en plus, indépendamment de leur capacité de lobbying, c’est parce que les familles conservatrices parviennent à transmettre la foi à leurs enfants avec plus de succès que les autres. Ces catholiques arrivent à se perpétuer, ils font de leurs enfants des catholiques pratiquants et cela suffit à leur donner un poids capital dans l’Église. Pour être légitime, il faut avoir un clergé… Or c’est au sein des conservateurs que se recrutent les rares vocations sacerdotales résiduelles. Dans le rapport de force interne, ça leur donne le sentiment d’avoir raison, indépendamment de toute argumentation théologique. Ils voient dans ce succès de perpétuation le signe de la justesse de leur positionnement conservateur. Ces catholiques conservateurs sont une minorité, mais ils deviennent majoritaires au sein des pratiquants, des militants et du clergé. Le vote pour la gauche au sein des pratiquants n’a quasiment jamais dépassé les 25 %. Mais, dans les années 1970, les cathos de gauche étaient une minorité structurante. Ils avaient les ressources militantes et intellectuelles nécessaires pour cela. Et ils disposaient du soutien d’un jeune clergé capable de relayer leur entreprise politicoreligieuse. Aujourd’hui, ce sont les conservateurs qui occupent ce statut de minorité structurante. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 47


MAINTENANT // ENTRETIEN

Mais les scandales récents autour de la pédophilie et des abus sexuels envers des religieuses ne mettent-ils pas en difficulté ces courants conservateurs ? Les catholiques se divisent entre eux sur l’interprétation de la crise qu’ils traversent. Et même si on assiste aujourd’hui à une sorte d’urgence médiatique autour de la question des crimes sexuels dans l’Église, il faut bien comprendre que les plus militants vivent dans un contexte de crise depuis l’après-guerre. Les catholiques conciliaires font remonter la cause de la crise à l’encyclique Humanae vitae de 1968, ils considèrent que la focalisation de Jean Paul II sur la morale sexuelle relève d’une intrusion dans l’intimité des personnes et ils estiment que l’Église se positionne à rebours d’une aspiration à l’émancipation. Les conservateurs, au contraire, pensent que ce sont les excès de la pastorale post-conciliaire qui sont la cause de la crise, c’est-à-dire la volonté d’ajuster l’Église aux valeurs ambiantes de la société. Selon eux, ce concordisme avec les valeurs dominantes, dans lequel ils voient un « consensus mou », conduit à négliger l’affirmation de la différence chrétienne. Les manières de penser les crimes sexuels aujourd’hui s’inscrivent dans la filiation d’interprétations plus anciennes de ce qui fait crise. Une partie des catholiques considère qu’il y a un vrai problème institutionnel avec la sexualité dans l’Église : ces crimes sont pour eux le fruit d’une forme ­d’arriération qui en vient à sacraliser la domination masculine et à marginaliser les femmes. Ce n’est pas la position des conservateurs, qui y voient une conséquence de Vatican II et de ce moment de porosité entre l’Église catholique et les valeurs ambiantes. On trouve cette idée dans les textes de Benoît XVI, emblématiques de cette pensée conservatrice : il fait de Mai 68 la cause de la crise des abus sexuels, qui ne sont pour lui qu’une nouvelle illustration interne d’une décadence externe venue des années 1960. Je ne crois pas que ce scandale arbitre le rapport de force. Il ne donne pas raison aux uns contre les autres, il nourrit des interprétations opposées de la crise qui lui sont antérieures. L’idée que cette crise viendrait saper La Manif pour tous repose sur le fait que le cardinal Barbarin en serait le chef de file. Cela me semble abusif. Son rôle y est resté très marginal et sa communication a été jugée catastrophique par le noyau dur des organisateurs du mouvement. La Manif pour tous possède une structuration essentiellement laïque. Le mouvement #MeToo n’a-t-il pas permis de libérer la parole des progressistes ? Le catholicisme n’est pas un isolat, il est traversé par toutes les tendances et controverses qui travaillent la société française. Avec des effets très contradictoires. Si la banalisation du vote pour l’extrême droite qu’on observe dans tous les pays européens impacte l’Église, le mouvement #MeToo, qui bouscule toutes les sociétés occidentales, y a aussi sa retraduction. Car, ici comme ailleurs, on observe une forme de domination masculine qui légitime des violences faites aux femmes, couvertes par une omerta. Dans la foulée de cet événement, on a effectivement réentendu une voix catholique plus progressiste, comme celle de Témoignage

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chrétien et de sa directrice Christine Pedotti. En même temps, si on l’entend dans les médias, elle est beaucoup moins audible au sein de l’Église catholique. Ce n’est pas parce qu’on entend davantage les courants réformateurs qu’ils pèsent plus dans le débat interne. Vous expliquez pourtant dans votre livre que les catholiques conservateurs usent eux-mêmes de formes de lobbying, avec des interventions dans l’espace public empruntées à la culture militante des groupes minoritaires… La manifestation publique de ce catholicisme conservateur n’est pas confessionnelle. Que ce soit La Manif pour tous, Sens commun ou François-Xavier Bellamy, tous refusent d’assumer l’étiquette catholique en politique. Le confessionnel, ils le réservent à l’interne, comme lorsque Bellamy donne un entretien dans un journal catholique destiné à des catholiques. Le fait de tenir des propos sur la réforme de l’Église dans des médias généralistes est interprété, en interne, comme participant d’un certain antichristianisme médiatique, donc cette parole est délégitimée ou soupçonnée d’être manipulée. Faut-il parler selon vous d’une victoire des courants conservateurs sur les réformateurs ? Il n’y a pas de victoire des premiers sur les seconds, c’est plus compliqué. Le relatif effacement des courants réformateurs n’est pas forcément lié à l’affirmation d’un catholicisme conservateur. Ce qui les a beaucoup affaiblis, c’est l’évolution même des gauches. À partir des années 1990, celles-ci vont se repositionner sur les questions sociétales, au détriment des enjeux économiques qui ont trait à la justice sociale. Même si la critique économique de gauche existe encore chez Thomas Piketty et d’autres, elle possède une faible incarnation politique. L’horizon s’est déplacé : la gauche dominante est passée du social au sociétal, avec la parité puis l’égalité des sexualités et ensuite la dénonciation de discriminations raciales. Ce tournant a contribué à marginaliser une génération de catholiques de gauche qui s’était structurée autour d’un combat économique et d’une exigence de justice sociale. En raison de leur foi, ces groupes étaient réticents à s’avancer trop loin sur ces questions. Le catholicisme de gauche s’est aussi épuisé en raison de l’évolution de l’Église et de la ligne impulsée par Jean Paul II, qui fait de la lutte contre la sécularisation des corps le bastion d’une critique de la modernité. Ces gens se sont du coup trouvés suspects à double titre : au sein des gauches en tant que catholiques et au sein du catholicisme en tant que membres de la gauche. Mais justement, les événements récents ont, semble-t-il, prouvé la capacité des catholiques de gauche à s’emparer des questions sociétales… Il existe en ce moment une fenêtre d’opportunité qui se rouvre pour le catholicisme réformateur. D’abord en raison du pape François. Même s’il n’est pas en

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MAINTENANT // ENTRETIEN

rupture avec la doctrine de ses prédécesseurs sur la morale sexuelle, il souhaite mettre les accents ailleurs et sortir d’une position de prescription morale. C’est très net dans cette phrase qu’il a prononcée : « Si une personne est gay et cherche le Seigneur avec bonne volonté, qui suis-je pour la juger ? » Cette fenêtre d’opportunité tient aussi en effet à l’omniprésence dans le débat public des questions autour du corps, celui des femmes, des dominés… Cela contribue à mettre en lumière des incohérences de la doctrine catholique sur ce point. Le moment #MeToo donne des ressources pour une critique interne à l’Église. Par ailleurs, bien qu’ils aient du mal à se faire reconnaître comme tels, de nouveaux courants de gauche se créent à partir d’un catholicisme conservateur. Historiquement, le catholicisme de gauche est souvent né à droite, chez des militants antilibéraux qui souhaitaient en finir avec la compromission avec l’ordre établi. Reste que ça ne va pas forcément favoriser la réforme interne. Ces courants réformateurs manquent de relais au sein des plus pratiquants. Souvent, leurs enfants ne sont pas pratiquants et même plus chrétiens. Ce n’est pas sans incidence sur le rapport de force. Pourquoi les conservateurs ont-ils mieux réussi à investir les instances politiques ? La Manif pour tous, c’est l’aboutissement de plus de vingt ans d’expérimentations, de travail de production idéologique. Ces dynamiques ont pu se réarticuler à la recomposition des droites. D’autant que le catholicisme est redevenu une ressource politique légitime en tant que patrimoine culturel, instrumentalisé dans les discours populistes de droite qui mobilisent les racines chrétiennes de l’Europe afin de tracer une frontière entre une culture européenne idéalisée et les musulmans. Cependant, que des élus installent une crèche dans une mairie ne témoigne pas d’un retour du religieux, au contraire. C’est plutôt le signe d’une sécularisation du religieux, car la symbolique chrétienne est alors subordonnée à une logique politique. Reste que cet intérêt pour cette dimension culturelle de la religion a contribué à ce que le catholicisme redevienne légitime au sein des droites. D’où un certain malaise : dans quelle mesure les courants conservateurs ne sont-ils pas des idiots utiles du populisme en politique ? En tout état de cause, la génération née de La Manif pour tous a connu des facilités de carrière comme personne à gauche. Regardez à quelle vitesse est entrée dans le paysage intellectuel français une Eugénie Bastié. À gauche, il y a des intellectuels autour de la revue Projet, comme François Mandil, engagé chez les Verts, de Témoignage chrétien ou encore d’un groupe comme Les Poissons roses, avec Dominique Potier. Mais ils rament à contre-courant.

Propos recueillis par Marion Rousset.

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voir

• Elles sont comme les piliers du ciel, leurs flèches frappent l’azur, et s’inscrivent dans la mémoire humaine. Enrichies par chaque génération, les cathédrales sont gravées dans notre imaginaire. Nul besoin d’être pratiquant ni même croyant pour se laisser embarquer avec David Brouzet vers ces vaisseaux de pierre. • Qu’est ce qui fait qu’un lieu aimante et nourrit un peintre, un sculpteur, un musicien ? Que puisait Georges Braque à Varengeville-sur-Mer, dans ce cadre, cette lumière, cette atmosphère ? Boris Grebille nous emmène dans l’univers de cet artiste qui voulut unifier nature et culture. On y croise aussi bien ses oiseaux emblématiques que d’autres œuvres moins connues, natures mortes, sculptures, toutes facettes d’un même humanisme. • Elles ont 20 ans, aiment leur pays et rêvent non seulement d’y vivre en paix mais aussi de faire découvrir sa beauté âpre et farouche à tous ceux pour qui l’Afghanistan est symbole de guerre et d’obscurantisme. Oriane Zerah, photojournaliste, passe des semaines entières dans ces montagnes dépouillées… mais truffées de mines. Elle a suivi une équipe de femmes qui, chaque jour, partent à l’assaut des flancs infestés pour rendre le monde un peu meilleur et nous livre un reportage glaçant et somptueux. • Une porte ouverte sur un autre monde, un univers dont on ne maîtrise pas les codes : chaque œuvre est un voyage où nous avons pour bagages nos références, nos codes, notre imaginaire, des bagages qu’il nous faudra déposer pour nous laisser emporter dans le monde de l’artiste. Jean-François Bouthors nous invite à l’imagination. Celles des peintres et photographes qui l’ont transposée en couleurs, matières, toiles, papiers, et la nôtre, qui, s’y mêlant, créera à chaque fois une œuvre unique.


Cathédrales Le temps des

De longue date, les cathédrales ont inspiré les peintres autant que les écrivains. Peu de temps après leur construction, ces grands édifices font leur apparition dans de nombreuses représentations figurées. Jean Fouquet célèbre le prodige de leur édification dans les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe, mais aussi dans les Grandes Chroniques de France et les Décades de Tite-Live. La Renaissance et l’époque classique, qui goûtèrent peu l’architecture gothique, ne les montrèrent pas, sauf aux Pays-Bas, où apparut un genre, celui de l’intérieur d’église, qui leur fit la part belle. Il faut attendre le xixe siècle pour qu’à nouveau les romantiques portent la cathédrale aux nues. Sa forme architecturale et ses ornements furent même à l’origine d’un style qui gagna jusqu’aux arts décoratifs. Au même moment, alors qu’émerge la notion de patrimoine, sont mises au point des mesures visant à la restauration de nos cathédrales. De grandes campagnes de prise de vue photographique les ont accompagnées, qui nous valent des chefs-d’œuvre. Par David Brouzet

Jean Fouquet, Flavius Josèphe, les Antiquités judaïques : la construction du premier Temple de Jérusalem, Paris, Bibliothèque nationale de France.

L’ART DE LA PIERRE

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ues à l’écrivain juif Flavius Josèphe (37-vers 100), les Antiquités judaïques racontent l’histoire du peuple juif depuis la Genèse jusqu’en 66 après J.-C. Le peintre Jean Fouquet fut chargé vers 1465-1475 d’illustrer un manuscrit de cette œuvre commandé au début du siècle par le duc de Berry. Le folio 163 montre la construction du Temple de Jérusalem par le roi Salomon, épisode que Fouquet a transposé dans le contexte d’un chantier de construction d’une cathédrale gothique. Au premier plan, des tailleurs de

pierre, munis de masses, de pics, de ciseaux et de gouges, dégrossissent des blocs tandis que d’autres les sculptent et prennent des mesures ; un maçon prépare le mortier. Les pierres sont hissées au sommet de l’édifice grâce à un treuil à roue. Sur des échafaudages, des peintres dorent les façades. La partie basse du Temple, avec ses trois portails, est déjà achevée. Plus loin dans le manuscrit, le folio 213 illustre la destruction du Temple en 587 avant J.-C., rappelant le caractère éphémère de toute construction humaine, fûtelle consacrée à Dieu. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - III


Le temps des cathédrales

PORTES DU CIEL

DENTELLES DE LUMIÈRE Claude Monet, La cathédrale de Rouen. Le portail et la tour Saint-Romain, effet du matin en 1893, Paris, musée d’Orsay. © Musée d’Orsay/RMN.

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e 1892 à 1894, Claude Monet a peint pas moins de trente fois la cathédrale Notre-Dame de Rouen, représentant principalement des vues du portail occidental, sous plusieurs angles et à différents moments de la journée. Ébauchées sur place, IV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

soit en plein air, soit depuis des appartements, le salon d’essayage d’une boutique de lingerie ou un magasin de nouveautés, elles étaient ensuite achevées dans son atelier à Giverny. Les cathédrales de Monet ont été classées à partir des différents points de vue d’où elles furent peintes. À Paris, le musée d’Orsay en conserve et expose cinq, dont les titres rendent compte des recherches chromatiques de Monet : Le Portail vu de face, harmonie brune ; Le Portail, temps gris ; Le Portail et la tour Saint-Romain, effet du matin ; Le Portail, soleil matinal, harmonie bleue ; Le Portail et la tour Saint-Romain, plein soleil, harmonie bleue et or. Les couleurs pâles de l’aube rendent la masse de pierre quasi translucide, la matière devient couleur.

M

aître d’œuvre et dessinateur ayant vécu sous Saint Louis, Villard de Honnecourt fut un artiste itinérant qui semble avoir étudié plusieurs cathédrales. Son carnet est composé de feuilles de parchemin présentant des dessins, des notes et des croquis sur leurs deux faces. Il ne traite pas seulement de la construction des cathédrales mais plus généralement des techniques de construction au xiiie siècle. Sous leur aspect modeste, ces dessins révèlent un haut niveau de connaissances, en particulier en matière de géométrie appliquée à la taille des pierres. Le folio 30 montre un pavage vu en Hongrie ainsi qu’une rose rappelant celle de Chartres. Telle

qu’elle existe encore aujourd’hui, cette dernière a été construite après l’incendie de la cathédrale survenu en 1194. Son armature de pierre, formée de douze colonnes supportant l’oculus central, enchâsse une surface de vitraux déjà très importante pour l’époque.

Carnet de Villard de Honnecourt, Pavage vu en Hongrie, pilier composé, rose rappelant celle de Chartres, Paris, Bibliothèque nationale de France.

UNE NEF POUR TOUS

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endrik van Steenwijck I est considéré comme l’un des premiers peintres d’intérieurs architecturaux. Il sut restituer avec beaucoup de sensibilité les effets de la lumière naturelle et ceux de la

perspective. Il consacra plusieurs tableaux à la cathédrale d’Anvers. De 1351 à 1522, les Anversois avaient élevé la plus grande église gothique des Pays-Bas, un vaste édifice en forme de croix latine dotée de sept nefs. Pillée et dégradée à plusieurs reprises par les iconoclastes, elle fut rendue au culte catholique en 1585 et en partie réaménagée dans le style baroque. Steen­wijck dépeint la cathédrale comme un lieu du quotidien où se mêlent paroissiens, mendiants et curés… Même les chiens sont admis dans le sanctuaire.

Hendrik van Steenwijck I, Intérieur de la cathédrale d’Anvers, musée des Beaux-Arts de Budapest.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - V


Le temps des cathédrales

LE CŒUR DU ROYAUME

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difiée au xiiie siècle sur le lieu du baptême de Clovis, Notre-Dame de Reims accueillit pendant des siècles le sacre des rois de France. Le cérémonial se déroulait en plusieurs étapes. À l’intérieur de l’édifice, le souverain recevait l’onction avant d’être couronné par les douze pairs du royaume puis acclamé par son peuple sur le parvis. Monté sur un cheval blanc, accompagné du régent, le jeune Louis XV s’avance au centre d’un long cortège. Tous se rendent d’abord au prieuré de Saint-Marcoul avant de rejoindre le cloître de Saint-Remi, où se déroulait la guérison des

écrouelles par le roi. Le sacre conférait au roi un pouvoir thaumaturgique par la seule imposition de ses mains sur le corps des malades. Paysagiste et peintre de batailles, Pierre-Denis Martin fait preuve d’une précision de miniaturiste pour représenter la cathédrale et ses alentours.

Pierre-Denis Martin, La Cavalcade le lendemain de sacre à Reims, 26 octobre 1722, 1724, Château de Versailles. © Philippe Bernard/RMN

DANS UN JARDIN ANGLAIS

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ohn Constable est considéré avec William Turner comme le principal rénovateur de l’art du paysage anglais au début du xixe siècle. La cathédrale de Salisbury était réputée l’un des plus beaux monuments gothiques de Grande-Bretagne. Le tableau fut commandé par John Fischer, l’évêque de Salisbury, ami de l’artiste, que celui-ci a représenté à gauche de la composition, se promenant avec son épouse. Constable s’est soustrait au genre de la vue d’architecture pour placer l’édifice hors de son environnement urbain habituel. Il l’a peint

VI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

depuis le jardin de son ami, à l’arrière-plan de hautes frondaisons qui forment une voûte au-­ dessus de lui, jouant délibérément du contraste avec une nature quasi sauvage. Se détachant sur un ciel aux tonalités dramatiques, le grand corps de pierre est éclairé d’une lumière très blanche qui lui confère un aspect fantomatique. La touche est fluide, presque transparente.

John Constable, La Cathédrale de Salisbury, 1823, Londres, Victoria and Albert Museum.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - VII


Le temps des cathédrales

LA DAME DE LA PLAINE

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Le collectionneur Étienne Moreau-­ lienne de l’artiste. Le tableau est caractérisé par Nélaton a rapporté combien Jean-­ un cadrage étrange qui a conduit Corot à plaBaptiste Camille Corot « s’enthousias- cer à l’avant-plan un « terrain vague », une butte mait avec les romantiques pour les plantée de quelques arbres avec un tas de blocs chefs-d’œuvre de l’architecture gothique : ce de pierre à sa base. Corot n’hésita d’ailleurs pas à goût le conduisit à Chartres ». Corot peignit La le reprendre quarante-deux ans plus tard, le faiCathédrale de Chartres quelques mois après son sant agrandir lors d’un rentoilage pour rajouter retour d’Italie, pendant la révolution de 1830, qui le petit personnage en bas à gauche de la toile. l’avait conduit à fuir la capitale. La mise en page est stricte. La lumière éclatante et les couleurs Camille Corot, La Cathédrale de Chartres, 1830, retouché en 1872, très claires rappellent la récente période ita- Paris, musée du Louvre. © Gérard Blot/RMN

À L'ASSAUT DU CIEL

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harles Marville publia ses premières photographies d’architecture en 1851. Il collabora aux grands chantiers de restauration de son temps, menés par les architectes Viollet-le-Duc et Paul Abadie ou le sculpteur Aimé Millet. Il photographia la Sainte-Chapelle, Notre-Dame de Paris et d’autres cathédrales françaises. Notre-Dame demeura sans flèche jusqu’à sa restauration, commencée par Jean-Baptiste Antoine Lassus et poursuivie, après la mort de ce dernier en 1857, par Eugène Viollet-le-Duc. Elle était inspirée par la flèche de la cathédrale Sainte-Croix d’Orléans. Jusqu’à sa destruction par le feu le 15 avril 2019, elle culminait à 93 mètres, encadrée à sa base des statues des douze apôtres, déposées quelques jours avant le sinistre. Charles Marville, Flèche de Notre-Dame de Paris, 1862, Charenton, médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine.

VIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - IX


Georges Braque, Stormy Beach, 1938, huile sur toile, Philadelphie, États-Unis, Philadelphia Museum of Art. © ADAGP 2019

à Varengeville

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Par Boris Grebille

« À Varengeville-sur-Mer, en 1939, commença une nouvelle

L’appel de l’harmonie Perchée sur la falaise de Varengeville-sur-Mer, la petite église Saint-Valery, entourée de son cimetière marin, des prés et des valleuses qui scandent la Côte d’Albâtre, semble méditer en silence sur la nature et le temps. La lumière, nourrie par les reflets verts et bleus de la mer et la blancheur de la craie striée de silex, variant sous les effets de l’heure et des nuages, vient traverser ses vitraux modernes, ceux de Raoul Ubac et celui de Georges Braque, éclairant son sombre intérieur de faibles et lumineux aplats de couleur. Chaque année, le temps et la nature érodent son bâti et la falaise qui la porte, rendant inéluctable sa disparition sauf à la déplacer de plusieurs mètres. Un rappel pour tous les visiteurs que le temps et la nature sont irrémédiablement liés à cette finitude que l’homme, choisissant de se penser en dehors du monde qui l’abrite, s’est appropriée indûment, en faisant jusqu’à sa propre essence. X - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

étape de mon œuvre, qui prit sa source dans la musique et la nature. C’est à peu près à ce moment-là que la guerre éclata. Je ressentais un profond désir d’évasion. Je me renfermais en moi-même à dessein. La nuit, la musique et les étoiles commencèrent à jouer un rôle majeur dans la suggestion de mes tableaux. »

evant un tel paysage, on comprend sans peine qu’en 1882, puis en 1896-1897, Claude Monet se soit attardé dans ce petit cimetière, comme sur l’ensemble de la côte, pour y peindre cette nature baignant dans une atmosphère changeante. Tout comme son incontournable série des cathédrales de Rouen, la modeste cabane du douanier de Varengeville deviendra ainsi un de ses plus célèbres modèles pour montrer cette mobilité du réel soumis à l’évolution de la lumière. Trente ans plus tard, en 1926, c’est au tour de Georges Braque, enfant du Havre, de découvrir Varengeville grâce à son ami l’architecte Paul Nelson. Avec sa femme, ils décident de s’y faire construire une maison et un atelier dans lesquels ils vivront au moins six mois l’année jusqu’à la mort du peintre. Les deux couples vont y inviter leurs amis artistes, peintres, écrivains, musiciens, faisant de Varengeville-sur-Mer un véritable centre de création, auquel rend hommage cet été le musée des Beaux-Arts de Rouen à travers son exposition « Braque, Miró, Calder, Nelson : Varengeville, un atelier sur les falaises ». La nature de ce petit village, les promenades, les barques sur la grève, les nuits étoilées, les objets du quotidien, le vol des oiseaux, mais également les discussions et l’amitié seront une source d’inspiration pour les visiteurs de ce village et de ses résidents. C’est notamment durant son séjour à Varengeville, en 1939-1940, que Miró créa une de ses séries les plus connues, Les Constellations.

Entretien avec James Johnson Sweeney, Partisan Review, 1948. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - XI


L’appel de l’harmonie

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Georges Braque, Tête de cheval, 19411942, bronze, Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne / Centre de création industrielle. Don de l’artiste, 1949. © ADAGP 2019

À

l’entrée du cimetière marin, une citation nous aiguille sur la méditation qui peut être la nôtre sur la nature et le temps : « J’ai eu le souci de me mettre à l’unisson de la nature bien plus que de la copier. » Elle est de Georges Braque, qui y est enterré, gardé par un de ses oiseaux en mosaïque. Le travail du peintre n’est pas de se mettre en surplomb et de proposer une vision extérieure et idéalisée de la nature et du monde, mais bien, pour reprendre ses propres mots, de « descendre au plus profond de la matière pour exalter la spiritualité ». À Varengeville, Braque découvre la sculpture. Il utilise les matériaux bruts trouvés sur la plage, galets et bois, les assemble à la manière de ses collages cubistes des années 1910. Il plonge également à travers la matière dans une relecture des textes grecs, gravant sur des plâtres peints en noir des figures de fines lignes enchevêtrées. Sa démarche humaniste passe par cette matière et relie ainsi sans peine les chevaux de la Grèce antique à ceux de la campagne normande contemporaine, nous invitant à notre tour à unifier plutôt qu’à opposer la nature que nous contemplons et la culture qui nous façonne.

XII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

Georges Braque, vitrail d’après dessin, 1956, église de Varengeville-sur-Mer. © Yvan Travert/akg-images

Georges Braque, Héraclès, 1931, plâtre peint et gravé, Saint-Paul-de-Vence, Fondation Marguerite et Aimé Maeght. © ADAGP 2019

eut-être est-ce d’ailleurs le testament qu’il nous laisse dans l’église Saint-Valery avec son vitrail représentant l’arbre de Jessé. La thématique choisie, la généalogie de Jésus, est celle du temps de l’histoire mais également de l’incarnation et donc de la matière et de la nature. Braque ne la traite pas selon l’iconographie dominante, les rameaux d’un arbre sortant du flan de Jessé pour porter toute la généalogie de Jésus selon le verset d’Isaïe. Il préfère le mât solide d’un bateau orné de trois voiles. Si ce choix marin est évidemment à relier avec la situation géographique de l’église, la composition, les couleurs, le traitement du vitrail semblent également répondre à la matière de la grève qu’elle surplombe et qui donne à la lumière de Varengeville toute sa singularité. Temps et nature s’imbriquent ainsi dans l’œuvre de Braque, l’un convoquant l’autre dans sa forme la plus abstraite, la seconde donnant toute sa luminosité au premier. L’écriture matérialisant les trois noms d’une généalogie réduite à sa plus simple expression, l’écriture se fondant dans une nature, certes abstraite, mais de laquelle se dégagent puissants le mât et les voiles de notre condition humaine, intimement liée à la nature et à ses éléments, dans les difficultés de la vie comme dans l’espérance du Salut. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - XIII


L’appel de l’harmonie Georges Braque, La Chaise, 1947, huile sur toile, Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne / Centre de création industrielle. Donation de Mme Georges Braque, 1965, déposé au musée des Beaux-Arts de Caen depuis le 14 octobre 1998. © ADAGP 2019

Georges Braque, L’Oiseau et son nid, 1955, huile et sable sur toile, Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne / Centre de création industrielle. Donation de Mme Georges Braque, 1965. © ADAGP 2019

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ans la lignée des peintres du silence dans ses natures mortes, dans celle des grands classiques dans ses nus, pionnière du cubisme avec celle de Pablo Picasso, l’œuvre de Georges Braque, certainement par sa remarquable maîtrise de la simplicité, nous touche profondément et sereinement, accessible et intemporelle malgré ses références multiples. De ses oiseaux stylisés à la modeste chaise de jardin gagnant le statut de modèle, de ses nus cubistes à ses sculptures antiquisantes, de ses vues figuratives des barques sur la grève au grand vitrail abstrait de l’église SaintValery, le regard et l’œuvre de Braque nous plongent dans un univers que l’on découvre être le nôtre. Un univers où culture et nature se conjuguent pour accompagner toutes nos histoires. Une œuvre et un regard qui faisaient dire à Stanislas Fumet : « Braque, pour les gens, c’est la poésie d’un ou deux poissons, d’un pichet et de deux citrons

2 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

sur une table qui n’est pas faite pour qu’on mange dessus, pas plus qu’on ne mange sur une table d’harmonie ; c’est de la matière et encore plus de l’esprit – ou de la forme et des couleurs ; c’est du silence et de la musique, c’est un paradoxe de contemplation. »

EXPOSITION : Braque, Miró, Calder, Nelson. Varengeville, un atelier sur les falaises Musée des Beaux-Arts de Rouen, jusqu’au 2 septembre. Esplanade Marcel-Duchamp – 76000 Rouen Tél.: 02 35 71 28 40 – musees-rouen-normandie.fr Catalogue aux éditions Silvana Editoriale / Réunion des musées métropolitains Rouen Normandie, 2019, 248 pages, 39 euros.

Les démineuses de l’Afghanistan


Les démineuses de l’Afghanistan Elles ont vingt ans, vivent dans la région de Bâmiyân, au centre de l’Afghanistan. Elles n’ont connu que la guerre, et aspirent comme tous les jeunes de leur âge à la paix et à la sécurité. Tous les matins, elles partent déminer les montagnes de leur pays natal. Texte et photos Oriane Zerah

I

l est à peine quatre heures du matin. Dehors il fait encore nuit, et il gèle. Zohra Rezai réchauffe ses mains devant le petit réchaud à gaz sur lequel elle fait bouillir de l’eau pour le thé. Elle avale en vitesse le petit déjeuner, finit de s’habiller, puis s’engouffre dans la jeep qui vient la chercher pour l’emmener au bureau. Elle y retrouve une douzaine de femmes, qui, comme elle, ont reçu une formation d’un mois avant d’intégrer l’équipe de déminage. Elles ont en moyenne une vingtaine d’années. Certaines sont déjà mères de famille, d’autres sont encore célibataires. Les jeunes femmes se changent dans une petite pièce, enfilent leur uniforme, rassemblent leur matériel, le chargent dans les voitures, puis se mettent en route pour le champ de mine. Celui-ci se situe près de l’un des sommets du massif montagneux du Koh-i-Baba, et il leur faudra grimper à pied une bonne trentaine de minutes à 3 000 mètres d’altitude pour y accéder. Avant XVI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

de commencer l’ascension, les jeunes femmes répètent les mêmes gestes méthodiquement : elles assemblent leurs détecteurs de métaux et vérifient que tout le matériel est en bon état de marche. Elles se rassemblent ensuite pour un débriefing, précédé d’une prière, et un rappel des consignes de sécurité. Une ambulance est constamment stationnée au pied de la montagne, en cas d’accident. Le soleil se lève timidement quand elles commencent l’ascension du Kohi-Baba, leurs dix kilos de matériel sur le dos. Durant la guerre civile, à la fin des années 1980, les moudjahidines (combattants) avaient fait du sommet de la montagne un poste de combat. Ils avaient miné le terrain pour se protéger d’attaques venant de groupes ennemis. Le sol est marqué de pierres blanches et de drapeaux rouges afin de déterminer les zones dangereuses et celles qui ont été déjà nettoyées. Arrivées sur le site de déminage, les jeunes femmes se reposent un

court moment avant de se mettre au travail. Une parcelle de terrain est attribuée à chacune d’entre elles. Zohra, vêtue de son gilet de protection, une visière fixée sur le crâne et son détecteur de métaux à la main, sonde précautionneusement le sol. Au moindre « bip » suspect émis par le détecteur, la jeune femme dégage la zone qui entoure l’objet métallique en grattant le sol, puis fait venir le chef d’équipe afin de décider de la marche à suivre. Elle a conscience qu’un geste maladroit pourrait lui être fatal. Mais elle ne semble nullement effrayée. Elle est fière de faire partie de cette équipe et déterminée à accomplir sa tâche ! La journée est ponctuée par de courtes pauses, pendant lesquelles les démineuses se retrouvent autour d’un thé chaud. Avant que le soleil ne soit trop bas, les jeunes femmes entament leur descente vers le camp de base. Elles y démontent leur matériel, le rangent dans les étuis respectifs, puis retournent au bureau afin de se changer.

Chaque matin Zohra répète le même rituel : elle se lève un peu avant 4 heures, aide son mari à préparer le petit déjeuner, s’habille, puis… se maquille. Pour elle, il est important de se sentir belle, même pour aller déminer. Chaque démineuse est vêtue d’un uniforme, qui comprend une visière, une tenue de protection et des gants. Des consignes de sécurité très strictes sont répétées tous les matins avant le début du travail.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - XVII


Les démineuses de l’Afghanistan Zohra sait que le métier qu’elle a choisi est dangereux. Pourtant elle ne se départit pas de son sourire : elle est heureuse et fière de participer à la reconstruction de son pays et à l’éradication d’un fléau qui fait encore de nombreuses victimes.

Le site de déminage, situé à quelque 3 000 mètres d’altitude, fait environ 40 hectares. Il est bordé de somptueuses montagnes. Un petit campement y a été installé afin que les démineuses puissent se reposer à l’ombre d’une tente. Quand il sera entièrement déminé, Zohra et son équipe espèrent que le site s’ouvrira au tourisme. Dans cette perspective, elle prend des cours d’anglais le soir. XVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019


Les démineuses de l’Afghanistan

Au début, l’entourage familial des démineuses a eu du mal à accepter qu’une femme puisse faire ce travail. Elles ont dû batailler pour prouver à leurs familles respectives qu’elles étaient aussi capables qu’un homme pour effectuer ce genre de tâche.

XX - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

Zohra et ses collègues sont rémunérées environ 300 euros par mois – le salaire moyen étant de 50 euros – pour un travail qui requiert une grande précision et beaucoup de concentration. Elles forment une équipe solide et se soutiennent mutuellement. Elles savent que la moindre maladresse peut leur être fatale. La consigne ? Au moindre « bip » émis par le détecteur, gratter avec précaution la terre afin d’isoler l’objet métallique. Parfois, ce n’est qu’une munition ou un bout de métal, d’autres fois c’est une mine.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - XXI


VISIBLEinVISIBLE

Dans nos vies, les œuvres des artistes sont des chemins d’accès au monde d’un genre très singulier. Elles ne sont pas à proprement parler une fenêtre par laquelle nous le verrions. Ni un miroir dans lequel il se refléterait. Posées devant nous comme des prismes, elles diffractent notre regard pour faire apparaître ce qui ne se laisse pas voir d’entrée de jeu. Elles n’inventent rien qui n’existerait pas, mais provoquent nos sens, nos émotions, notre intelligence, pour que nous éprouvions ce qui est ordinairement recouvert ou occulté par nos habitudes, nos mœurs, nos discours, nos croyances. Le monde qu’elles font surgir n’est pas irréel, mais simplement un monde voilé, et, pour le voir, il faut l’imaginer. Qui se prête au jeu que les œuvres proposent poursuit pour lui-même et les autres le travail poétique, créateur, commencé par ceux qui les ont fait naître. Par Jean-François Bouthors

imagine ! XXII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

Julien Mauve nous place devant un paysage enveloppé par la nuit. Au loin, l’œil se pose sur la pureté des sommets enneigés. Au plan moyen, une vaste maison blanche retient le regard. Enfin, au milieu de la toile, sur l’axe de la diagonale descendante ainsi tracée, une mystérieuse clarté baigne l’habi­tacle vide d’une grosse américaine noire. Quelqu’un serait-il attendu là ? Mais comme elle semble froide, cette lumière dans les ténèbres ! La roue arrière droite, à plat, interdit de penser qu’il est possible de prendre le volant pour partir. Quant à la route, ouverte devant le spectateur, elle se perd dans l’obscurité de la masse opaque de la montagne, si bien que le regard ne sait où s’échapper. Dans la part d’ombre du monde, il ne suffit pas d’une lueur pour être rassuré.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - XXIII


VISIBLEinVISIBLE Deux autres voitures, blanches celles-ci, franchissent un pont imposant. Malala Andrialavi­ drazana l’a dessiné sur une carte du monde datant du xixe siècle. Un immense poisson exotique, emportant sur sa queue la figure du discobole antique, semble boire aux eaux qui s’écoulent du détroit de Gibraltar. Des fleurs chatoyantes, une végétation luxuriante, une forêt en bordure de fleuve, une victoire ailée, et la figure pensive d’Alexandre le Grand évoquent les empires conquis par l’Occident ; tandis qu’un barrage hydroélectrique renvoie à la domestication des forces de la nature. L’exotisme du voyage ne va pas sans une relecture du passé, douce certes, mais sans complaisance.

Un cerf-volant aux couleurs des stars and stripes du drapeau des États-Unis se trouve pris dans les branches d’un arbre en bordure d’une vaste ferme d’éoliennes. Le vent souffle, soulevant le pan de la robe rose, légère, d’une petite fille rouquine aux ­longues nattes. Derrière elle, en retrait, la jeune femme noire immobile, grande et svelte, pourrait bien être sa dame de compagnie. Au sol, sur une nappe, près d’un panier de pique-nique, une grosse pomme – Big Apple, le surnom de New York – et une bouteille de Coca-Cola confirment le caractère américain du tableau. Erwin Olaf a composé en 2018 cette scène qui semble chargée des réminiscences de la domination blanche des États du Sud. Tout n’est que suggéré, mais il ne peut nous échapper que l’enfant ignore ostensiblement le symbole d’une Amérique incapable de reprendre de la hauteur, tandis que la pomme est tachée et la bouteille inentamée. À l’heure où les ombres s’allongent au milieu de ce désert venté, l’une et l’autre semblent guetter au loin le signe d’un espoir.

XXIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

Sur un fond de ciel sombre, seuls le château et les cheminées d’un ferry-boat émergent en noir et blanc, derrière une courbe qui semble bien être celle d’un corps dénudé. Mais cette chair, dont la présence envahit le cadre de cette photographie de Luigi Ghirri, pourrait bien être vue comme une dune. Elle a l’ampleur d’une vague immense, capable d’engloutir le navire et ses passagers. Écrasant les plans l’un sur l’autre, le photographe joue de l’inversion des proportions qu’impose le dispositif publicitaire dont il fait un usage détourné. Le corps devient un troublant paysage, et la traversée revêt les allures d’un tout autre transport. « Le monde, assure Ghirri, est un photomontage. » Et pourquoi pas le roman-photo du désir, dans l’œil d’un photographe espiègle ?

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - XXV


VISIBLEinVISIBLE

Il court, il court, l’homme en chemise blanche, pantalon bleu et quelques traits de rouge esquissant une chaussure que Jean-Charles Blais a dessinée au pastel gras sur un petit rectangle de papier. Si petit que la silhouette déborde le cadre. Et devant, et derrière, et en bas et en haut. Le coureur ne paraît pourtant pas grand. Un timide liseré bleu laisse imaginer la possibilité d’un ciel, à hauteur de sa chevelure. Il court, mais une force semble le retenir. Le petit rectangle de papier bat de la pulsation de ce mouvement contrarié. Quel élan, mais aussi quelle interrogation, quel doute, ou peut-être même quelle inquiétude (im)mobilise donc ce coureur ? Plus nous le regardons, plus nous nous sentons lui…

Traversée de la nuit à la nuit, cette Danse enfuie de Corinne Mercadier. Une silhouette féminine revêtue d’une longe et soyeuse robe noire franchit l’encadrement d’une porte pour disparaître dans l’obscurité d’une pièce qui reste mystérieuse. Et le regard du spectateur part d’une position elle-même plongée dans l’ombre. La lumière vient du couloir, qui n’est jamais qu’un lieu de passage, et nous n’en connaissons pas la source. Elle se pose sur la porte ouverte au premier plan et fait luire le chambranle derrière lequel la silhouette est sur le point de s’effacer. Mais elle nous échappe, autant que la danseuse…

Il n’est pas nécessaire de savoir que c’est le spectacle d’une aurore boréale, vue lors d’une partie de pêche à Stuenes en Norvège, qui a inspiré à Bill Woodrow cette représentation nocturne d’un hameau au bord d’un lac. La terre est rouge sang sous la nuit dont le noir recouvre les maisons du village. La puissance vitale de la couleur retient de penser que ce noir serait celui de la mort. Il est plutôt le signe d’un lourd sommeil, dont la profondeur laisse s’échapper un rêve au cours duquel la nuit se déchire pour laisser entrevoir comme un cheminement ascendant, en lacets, entre mer et terre repérées sur une carte imprimée. Lente, profonde et sourde élévation nocturne du pays dont la géographie habite et façonne les songes des dormeurs, et dont l’art garde une trace quand le jour balaye tout de sa lumière.

XXVI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - XXVII


VISIBLEinVISIBLE Quelqu’un a été là et s’est retiré de cet appartement qui, si l’on n’apercevait la cime d’un sapin, pourrait sembler suspendu dans le ciel sur lequel il s’ouvre en partie. L’hôte du lieu ne semble pas avoir fui dans la panique, mais s’être absenté temporairement de ce séjour désencombré. La vie n’est pas morte, même si le minuscule oiseau est un jouet de métal et de bois : elle retient son souffle. Le silence de l’architecture hypermoderne que convoque Blaise Drummond laisse imaginer une cohabitation possible avec la nature et le monde, à la condition de s’y promener discrètement, sur la pointe des pieds, sans faire de bruit… Le plus délicatement possible.

Tout aussi géométrique, tout aussi dépouillé, tout aussi silencieux ce quadriptyque de Vera Molnar. La montagne Sainte-Victoire habitait ses rêves depuis qu’étudiante elle avait découvert Cézanne. Elle s’était promis de s’installer à proximité. Puis, les recherches qu’elle menait aux États-Unis en créant sur ordinateur l’ont amenée à introduire – par jeu, par envie de rompre la monotonie de la distribution mathématique des points sur l’écran – des altérations dans une courbe de Gauss qu’elle répliquait. Mais sans rien chercher, ni rien y voir de particulier. Quelques années plus tard, à Aix-en-Provence, voyant la Sainte-Victoire se dresser devant elle, elle se souvint de ses jeux avec la courbe de Gauss : la montagne était déjà là, sans qu’elle le sache encore. Les détours de l’imaginaire créateur, dit-elle, sont toujours ou presque accidentels…

XXVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

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Gina and I pourrait bien être un autoportrait en diptyque, puisque Gina est le second prénom d’Olympe Racana-Weiler. Quoi qu’il en soit, puisqu’il faut regarder ensemble ces deux compositions, comment dialoguent ces deux mouvements opposés en nous ? D’un côté, ce qui s’apparente au flottement des éléments dans l’infini bleuté du cosmos et, de l’autre, imprégné par le rouge de la vie, le rassemblement, l’agglomération, la concrétion d’éléments qui en viennent à faire corps. L’aspiration à l’infini et le besoin d’unité se conjoignent et nous vivons de cette palpitation.

Tout est donc ouvert, comme ce Paysage effacé d’Olivier Mas­ monteil. Invitation au voyage, à l’itinérance… Les touches de couleurs esquissent des indices, des attentes, des promesses de découvertes ou de réminiscences. L’élancement des arbres dessine une porte majestueuse en bordure d’un fleuve dans lequel se reflète la course des nuages. Au loin, très loin, une chaîne de montagnes ne ferme pas l’horizon, tant le ciel est haut. Elle est là comme un appel à découvrir un au-delà dont la présence se fait déjà sentir dans cette immense plaine, que l’on resterait des heures à contempler. XXX - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

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1. Julien Mauve (né en 1984 à Saint-Germain-en-Laye, vit et travaille à Paris). untitled#1, After Lights Out, 2013, tirage pigmentaire, 114 x 169 cm. Courtesy galerie Intervalle. Œuvre présentée à Art Paris Art Fair 2019. 2. Malala Andrialavidrazana (née en 1971 à Madagascar, vit et travaille à Paris). Figures 1886, Voyages autour du Monde, 2018, impression pigmentaire sur papier Hahnemühle Photo Rag, rehaussée à la main à l’encre acrylique pigmentée, 110 x 158 cm. Courtesy Caroline Smulders, Paris. © Malala Andrialavidrazana. Œuvre présentée à Art Paris Art Fair 2019. 3. Luigi Ghirri (né en 1943 à Scandiano, Italie, mort en 1992 à Roncocesi, Italie). Bastia, 1976. © Succession Luigi Ghirri. Œuvre présentée au Jeu de Paume, dans le cadre de l’exposition « Luigi Ghirri. Cartes et territoires », jusqu’au 2 juin 2019.

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4. Erwin Olaf (né en 1959 à Hilversum, Pays-Bas, vit et travaille à Amsterdam). The Kite, 2018, tirage chromogénique, 100 x 177,8 cm. Courtesy galerie Rabouan Moussion, Paris. Œuvre présentée à Art Paris Art Fair 2019.

7. Jean-Charles Blais (né en 1956 à Nantes, vit et travaille à Paris et à Vence). Sans Titre (23.01.19), 2019, pastel gras sur papier, 24,5 x 20,5 cm. Courtesy artiste et galerie Catherine Issert. Œuvre présentée à Drawing Now 2019.

5. Bill Woodrow (né en 1948 à Henley-on-Thames, Royaume-Uni, vit et travaille à Londres et dans le Hampshire). Medium Stuenes Oscillator 1, 2008, acrylique et pastel gras sur carte imprimée, 89 x 108 cm. Courtesy Caroline Smulders, Paris. © Bill Woodrow. Œuvre présentée à Drawing Now 2019.

8. Blaise Drummond (né en 1967 à Liverpool, Royaume-Uni, vit et travaille à Dublin, Irlande). The Apartments, 2019, huile, collage et cire d’abeille sur contreplaqué de bouleau, 122 x 161 cm. Courtesy galerie Loevenbruck, Paris. © ADAGP, Paris. Photo Fabrice Gousset, courtesy galerie Loevenbruck, Paris. Œuvre présentée à Art Paris Art Fair 2019.

6. Corinne Mercadier (née à Paris en 1955, vit et travaille à Paris). Danse enfuie, série « Espace Second », 2018-2019, tirage numérique sur papier Hahnemühle Rag Baryta 315 g, 40 x 60 cm. Courtesy galerie Les filles du calvaire. Œuvre présentée à Art Paris Art Fair 2019.

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Communautés religieuses

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09. Vera Molnar (née en 1924 à Budapest, vit et travaille à Paris). de l’imprimante au pinceau, Sainte-Victoire, 2015, acrylique sur toile, quadriptyque, 80 x 80 cm par panneau. Courtesy galerie Oniris, Rennes. © Vera Molnar. Photo galerie Oniris, Rennes. Œuvre présentée à Art Paris Art Fair 2019. 10. Olympe Racana-Weiler (née en 1990, vit et travaille à Paris). Gina and I, 2019, huile, acrylique, encre, spray émaillé, polyuréthane sur toile de lin préparée, diptyque, 210 x 160 cm par panneau. © Galerie Éric Dupont, Paris. Œuvre présentée à Art Paris Art Fair 2019. 11. Olivier Masmonteil (né en 1973 à Romilly-sur-Seine, vit et travaille à Paris). Paysage effacé Centrale Otago, 2019, huile sur toile, 180 x 160 cm. Courtesy artiste, ADAGP et galerie Thomas Bernard – Cortex Athletico, Paris.

Le silence des abus Les communautés religieuses nouvelles ont attiré des années durant laïcs et religieux en quête d’une nouvelle forme de spiritualité. Mais nombre de ces groupes ont fini par défrayer la chronique. Dérives sectaires, travail dissimulé, agressions sexuelles, viols, rien ne manque. Comme pour la pédophilie, l’Église catholique peine à reconnaître le phénomène et à prendre des mesures énergiques pour faire cesser ces dérives. Par Antoine Champagne

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REGARDS // LE SILENCE DES ABUS

« En apparence, rien ne semble relier ces mouvements », explique Xavier Léger, ancien légionnaire du Christ. « La plupart des mouvements controversés sont mêmes assez souvent en concurrence, comme la Légion du Christ et l’Opus Dei. Il y a parfois quelques parentés historiques entre certains mouvements, comme les Frères de Saint-Jean et la Communauté de Bethléem, avec notamment la figure du père Marie-Dominique Philippe, poursuit-il. Ce sont en fait les conditions historiques de leur apparition qui sont le point commun. Ce sont pratiquement tous des “communautés ­nouvelles”. Tous ces mouvements se présentent comme des œuvres. » Au cours des années 1960 et 1970, la remise en cause des références morales, sociales et religieuses, dans le monde et en France, portent un coup à l’Église, dont l’autorité morale décline. C’est aussi au cours de la première moitié des années 1960 qu’est convoqué le concile Vatican II, qui doit répondre aux changements en cours au cœur des sociétés. Si l’Église catholique s’ouvre au monde moderne, le Concile est l’occasion de rechercher un retour aux racines du christianisme, à la Bible. Le rôle des laïcs est renforcé par le décret sur l’apostolat des laïcs : « ­L’Esprit Saint accorde des talents et tous sont appelés à les mettre au service de l’Église. » Ces transformations de l’Église vont favoriser l’apparition de communautés nouvelles intégrant des laïcs et surfant sur le renouveau charismatique. Ce mouvement né aux États-Unis à la fin des années 1960 postule que le Saint Esprit visite ses adeptes pour les baptiser. Certains « dons spirituels » du Saint Esprit se manifestent par des prophéties, des guérisons ou le fait de prier dans une langue inconnue. Le pape Paul VI embrasse ce mouvement 84 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

en 1975 en s’interrogeant : « Comment le renouveau ne serait-il pas une chance pour l’Église et pour le monde ? » De fait, cette nouvelle source de croyants est une aubaine alors que la société matérialiste des années 1960 et 1970 s’impose. Certains vont s’engouffrer dans cette brèche et bénéficier d’un regard très complaisant de la part des autorités ecclésiastiques. «  Ces mouvements justifient leur raison d’être en dénonçant le phénomène de déchristianisation qui s’opère depuis plusieurs décennies en Occident, précise Xavier Léger. Ils se présentent comme le nouveau visage de l’Église, en opposition avec une institution qu’ils considèrent comme dépassée, ringarde, trop ­timorée… Ils parlent de “signe des temps”, de “nouvelle évangélisation”, de “printemps de l’Église”, de “nouvelle Pentecôte”. Ils offrent une relecture de l’histoire de l’Église, basée sur un raisonnement assez simpliste : à chaque époque, l’Église a ­traversé des crises et, pour y faire face, ­l’Esprit Saint a suscité des fondateurs ou des réformateurs. Aujourd’hui, alors que tout fout le camp, l’Esprit Saint nous envoie pour sauver l’Église. » C’est dans la réaction à ce monde délétère que ces nouvelles communautés vont se forger. « Tous les mouvements sectaires ne peuvent trouver leur raison d’être que dans l’opposition. Il y a dans toutes ces communautés le même terreau idéologique paranoïaque, le même délire de persécution : des forces obscures précipitent le monde toujours plus loin dans la déchéance morale et le relativisme. De toutes parts, l’Église est menacée. Le monde est mauvais et court à sa perte. Ce discours permet de justifier les normes très strictes qui encadrent la vie des membres de la communauté, et notamment leurs relations avec le monde », ajoute Xavier Léger.

Les membres de la Légion du Christ, rebaptisée Regnum Christi, prononcent des vœux de pauvreté, d’obéissance et de chasteté, auxquels ils ajoutent ceux de charité et d’humilité. Fondée par le prêtre mexicain Marcial Maciel Degollado en 1941, cette communauté vise initialement à former des leaders catholiques en Amérique latine et reçoit immédiatement le soutien du Vatican. Consécration : en 1965, la Légion du Christ devient une congrégation de droit pontifical, c’est-àdire qu’elle dépend directement de l’autorité du pape et non de celle du diocèse. « Il y a deux juridictions possibles pour les communautés religieuses, qui peuvent être de droit diocésain ou de droit pontifical. Une communauté sectaire va naturellement chercher le statut juridique qui lui sera le plus favorable et lui permettra surtout d’échapper à tout contrôle. Donc, soit les fondateurs gourous vont chercher un évêque connu pour son soutien à toutes les communautés, sans discernement, soit ils vont chercher à obtenir le statut de droit pontifical, ce qui leur permet d’échapper au contrôle des évêques diocésains », explique Xavier Léger. Les plaintes pour abus sexuels contre Marcial Maciel Degollado, dont la première remonte à 1946, finissent au bout de longues années par pousser Rome à lancer

une enquête canonique, mais la mort de Pie XII en 1958 y met un terme prématuré. Le temps passe et de nouvelles plaintes sont déposées en 1998, mais, à en croire le National Catholic Reporter, l’enquête est freinée par Jean Paul II et son entourage, qui voient dans cette congrégation un pourvoyeur important de fidèles en Amérique latine. C’est en 2006 seulement que Benoît XVI demande au fondateur de « conduire une existence retirée dans la prière et la pénitence ». Marcial Maciel Degollado meurt en janvier 2008, sans avoir été véritablement inquiété. Après sa mort, on apprend qu’il a eu plusieurs femmes et des enfants et qu’il a commis des « actes d’abus sexuel sur des séminaristes mineurs », selon les termes des responsables de sa communauté. Il est même accusé de viol par ses propres enfants. Les exemples de dérives de c­ ommunautés nouvelles sont… légion. On en trouve ainsi dans la communauté des Frères de SaintJean, fondée par le père Marie-­Dominique Philippe sous l’impulsion de Marthe Robin, mystique française. Comme souvent, la hiérarchie religieuse a tout d’abord rejeté en bloc les accusations. Mgr Madec et Mgr Poulain expliquent ainsi sans sourciller en 2004 que « face aux accusations lancées par l’association Vie religieuse et famille, ils se portent garants de ce que

« IL Y A DANS TOUTES CES COMMUNAUTÉS LE MÊME TERREAU IDÉOLOGIQUE PARANOÏAQUE, LE MÊME DÉLIRE DE PERSÉCUTION. » XAVIER LÉGER, ANCIEN LÉGIONNAIRE DU CHRIST LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 85


REGARDS // LE SILENCE DES ABUS

« POINTS-CŒUR PROPOSE À SES MEMBRES DE VIVRE LE CHARISME DE COMPASSION ET DE CONSOLATION. »

Marcial Maciel Degollado, fondateur de la Légion du Christ, avec le pape Jean Paul II. 86 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

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LE SITE DU VATICAN vivent ces communautés et récusent à leur propos toute qualification de secte et de dérives sectaires. […] Leurs communautés vivent selon les règles établies par l’Église et ne peuvent d’aucune façon être accusées d’être des sectes. Nous ne pouvons admettre qu’on fasse peser sur elles un tel soupçon et qu’on ternisse ainsi l’image de jeunes religieuses et religieux qui, avec leurs richesses et leurs fragilités, donnent généreusement leur vie pour l’amour du Christ et des hommes ». Il faudra attendre février 2019 pour que le pape François évoque cette communauté dans laquelle « s’était installé cet esclavage des femmes, esclavage allant jusqu’à l’esclavage sexuel des femmes par des clercs et le fondateur ». Les dérives sexuelles au sein de la communauté seront notamment exposées dans un documentaire, Religieuses abusées, l’autre scandale de l’Église, diffusé sur Arte le 5 mars 2019. La Communauté des Béatitudes a dû pour sa part faire face à des accusations de dérive sectaire et d’agressions sexuelles sur mineurs. Quant au fondateur de la communauté Points-Cœur, le père Thierry de Roucy, il a été a été condamné en 2011 par le tribunal ecclésiastique de Lyon pour « abus sexuel, abus de pouvoir ». En 2018, Thierry de Roucy est finalement réduit à l’état laïc. Le site du Vatican décrit pourtant encore aujourd’hui la commu-

nauté en ces termes : « Points-Cœur propose à ses membres de vivre le charisme de compassion et de consolation, en offrant une présence accueillante d’amour et de tendresse aux enfants ; en vivant une amitié avec des personnes seules ou souffrantes là où elles vivent ; en construisant un pont entre les marginaux, l’Église et les structures sociales locales. » Plusieurs membres de la communauté s’étaient plaints de dérives sectaires. Ils n’avaient pas dû percevoir convenablement la « présence accueillante d’amour et de tendresse » promise… La communauté Les Fondations du monde nouveau, qui prendra par la suite le nom de Fondacio, a également vécu ce qui est souvent qualifié pudiquement de « crise ». Le fondateur, Jean-Michel Rousseau, un laïc, se lance dans des projets d’envergure, en dehors de tout contrôle. Mais, en 1991, il est accusé d’abus sexuels sur des femmes membres de la communauté. Il finit par quitter, à reculons, ses fonctions. Le fondateur avait visiblement confondu « accompagnement spirituel » – rebaptisé « accompagnement de croissance » – et abus sexuel. Il s’agissait là d’un mélange improbable entre concepts de psychologie, de New Age et de renouveau charismatique. Après un grand ménage, Fondacio est reconnue par l’Église catholique et a un statut de droit pontifical. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 87


REGARDS // LE SILENCE DES ABUS

Le Verbe de vie, autre communauté issue du renouveau charismatique, créée en 1986, a également connu sa «  crise  ». Georges et Marie-Josette Bonneval, deux des sept fondateurs, vont rapidement prendre le dessus et diriger la communauté. Avec l’accord du prêtre qui les accompagne, Jacques Marin, ils se font désigner responsables à vie de la communauté en 1998. En 2002, l’évêque de Tulle, Mgr Charrier, déclenche une visite canonique après plusieurs plaintes, notamment d’anciens fondateurs contraints de s’éloigner du mouvement. Le rapport présenté en 2003 fait ressortir une emprise du couple Bonneval sur les membres de la communauté. Tous les ingrédients d’une dérive sectaire sont là, y compris « l’excès de fatigue » des membres ou des « atteintes au respect et à la liberté des personnes », selon les termes pudiques d’autres membres fondateurs qui avaient quitté la communauté. Georges et Marie-Josette Bonneval s’exilent au Brésil, où ils fondent Les Semences du verbe. Le père Jacques Marin fait alors office de conseiller spirituel de cette nouvelle communauté au Brésil. Son rôle trouble pousse finalement Mgr Giraud, le prélat de la Mission de France – dont il dépendait –, à le suspendre en 2016 du pouvoir de confesser. Dans sa décision, le pré-

lat explique que, « trop souvent », le père Jacques Marin ne s’est pas « abstenu de gestes et d’attitudes admissibles avec discernement dans le charisme de guérison, alors qu’il faut toujours le proscrire résolument dans le sacrement de réconciliation, et que, par ce comportement, [il a] parfois scandalisé gravement des pénitentes, dont certaines ont porté plainte auprès de l’autorité épiscopale ». En clair, le prêtre a eu, au mieux, des mains baladeuses. Alors qu’il a 90 ans, un nouveau procès doit s’ouvrir pour le rendre à l’état laïc. Les associations* qui viennent en aide aux victimes des dérives de mouvements religieux de ce type recensent plus d’une vingtaine de communautés ayant gravement dérivé. La Conférence des religieux et religieuses de France, une instance de concertation, ouvre actuellement une enquête sur la question des emprises dans les communautés religieuses. À chaque fois, l’histoire est similaire. Sexe, argent, membres sous influence, signalements multiples aux autorités ecclésiastiques et délai très long avant que celles-ci ne finissent par réagir. Lorsque la justice n’est pas saisie, l’Église tente de laver son linge sale en famille et d’éviter que le détail des dérives ne soit exposé. Le jargon permet aussi de déguiser les dérives. « Crise » sonne mieux qu’« actes répréhensibles ».

« CE QUI A LE PLUS MANQUÉ À L’ÉGLISE, C’EST UN ORGANISME INDÉPENDANT POUR ENQUÊTER SUR CE TYPE DE DÉRIVES. » XAVIER LÉGER, ANCIEN LÉGIONNAIRE DU CHRIST 88 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

Pour Xavier Léger, « ce qui a le plus manqué à l’Église, c’est un organisme indépendant pour enquêter sur ce type de dérives, un parquet qui puisse agir réellement et librement. Le pape, les évêques, même les plus saints et les plus perspicaces, ne peuvent pas tout savoir et sont facilement influencés par ces communautés ». Il livre une anecdote symptomatique sur son expérience personnelle : « En 2013, j’ai moi-même écrit une lettre au pape François. Il venait d’être élu et j’ai pensé qu’il était de mon devoir de l’avertir qu’encore une fois, l’enquête menée par le Vatican sur les légionnaires du Christ avait été faite n’importe comment, sans écouter les victimes. J’ai écrit une lettre qui devait lui être remise en main propre par le cardinal Barbarin. Il l’avait promis. La lettre avait été traduite en italien par un traducteur professionnel. Le cardinal possédait les deux versions. Ce que je disais au pape était extrêmement grave. J’ai attendu plusieurs mois, et espéré une réponse. Quelques mois plus tard, j’ai publié un livre, que j’ai conclu avec cette lettre au pape. J’ai alors reçu un coup de téléphone de Pierre Durieux, le chargé de communication du cardinal, qui m’a d’abord félicité, encouragé, avant de m’annoncer que ma lettre – contrairement à ce qui avait été convenu – n’avait pas été donnée au pape, mais que le cardinal venait de l’envoyer par la poste. Évidemment, le cardinal l’a envoyée quand il a vu qu’elle était publiée dans le livre. Il ne l’aurait probablement jamais envoyée si je ne l’avais pas publiée. Et quand j’ai demandé à Pierre Durieux pourquoi le cardinal n’avait pas honoré sa promesse, il m’a répondu : “Mais tu sais bien, il y a tellement de gens qui…” On voit bien ici que c’est encore la structure hiérarchique de l’Église qui pose problème : outre la lâcheté du cardinal Barbarin, il y a une structure pyramidale, où chaque

niveau hiérarchique a peur d’être le messager de mauvaise nouvelle, a peur de dire à ses supérieurs des choses douloureuses à entendre. » Or, justement, « les communautés controversées sont souvent très organisées, et jouissent toujours de relations dans la hiérarchie qui les protègent. Alors, lorsqu’elle est alertée, l’Église, qui a toujours peur de blesser, de créer des conflits, des divisions, préfère tempérer, minimiser, prendre des demi-mesures. Elle agit, mais de façon dérisoire. C’est comme si elle n’avait pas pris conscience de la gravité de certaines dérives ». Empêcher la création et le développement de ces structures, qui prospèrent à la périphérie de l’Église, semble compliqué. Elles apportent de nouveaux fidèles et bénéficient ainsi d’un regard bienveillant de la part de certains membres de l’institution. « Il faudrait former les catholiques, les prêtres, les évêques sur les mécanismes d’emprise. Ce sont des phénomènes complexes, et tant qu’on n’a pas écouté plusieurs témoignages, que l’on n’a pas eu une formation solide sur le sujet, on a du mal à y voir clair. Ce sont des phénomènes extrêmement trompeurs, affirme Xavier Léger. Il faut accepter de faire la vérité sur les dérives lorsque des affaires éclatent. Encore aujourd’hui, les démarches sont opaques, les conclusions des enquêtes ne sont pas connues, et donc les fidèles sont trompés. Ce silence bénéficie bien sûr aux communautés sectaires. Il faut également que l’Église oblige les communautés à rendre publiques leurs archives historiques, afin que des historiens, des journalistes, des sociologues… puissent travailler dessus », conclut-il. Un vœu pieux ?

* Organismes de référence et d’aide : www.corref.fr / www.avref.fr www.sentinelle-asso.org LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 89


L’Albatros Un foyer de vie

r e e y · e o fo e i v v U · d ie vie vie vi e v e de de r d er d er yer ye oy foy fo n fo n f n Un e v de de r de er d er d er yer oye foy foy fo n fo n f Un Un · U · U e · U ie · er er ye oy oy foy fo n f n n Un · U · U · ie · vie vie vi e v e oy n foy n fo Un f Un f · Un · Un e · U ie · U ie · U vie · vie e vie e vie de v de r de r de er d yer d y r i · e o e v · U · U e · ie ie vie v e v e de r d r d r d er ye ye oy foy fo n f vie e vi e v e v de r de r d er d er ye oye oye foy fo n fo n f Un · Un · U · de er d er d er d yer oye foye foy foy n fo n f Un f · Un · Un · U e · U ie · vie vie vie oy foy foy fo n f n n Un · U · U · ie vie vie vi e v e de de r d n f n n · Un · U · U e · U ie · vie vie vie e v de de de r d er d yer yer ye f U U · · ie vie vie vi e v e de de r d er er er ye oy fo fo fo n vie vie e v e de de r d er d er er ye oy foy foy fo n f n Un Un · U de d r d er er ye oy foy foy n fo Un f · Un · Un · Un ie · U ie · U ie · vie · e vie e vie v e · er er ye oy oy fo f n n foy n fo n f n f Un · Un · U · U ie · U vie vie vie e vi e v de v de r de er d er d er Un e · U ie · U ie · U vie · vie e vie e vie de v r de r de r de er d yer d yer yer foye foy foy n foy n i v v e o fo U n n d e e y e v de de r de er d er d er yer oye foy foy fo n fo n f Un Un · U · U e · U ie · er er ye oy oy foy fo n f n n Un · U · U · ie · vie vie vi e v e oy n foy n fo Un f Un f · Un · Un e · U ie · U ie · U vie · vie e vie e vie de v de r de r de er d yer d y r i · e o v e · U · U e · ie ie vie v e v e de r d r d r d er ye ye oy foy fo n f vie e vi e v e v de r de r d er d er ye oye oye foy fo n fo n f Un · Un · U · U de er d er d er d yer oye foye foy foy n fo n f Un f · Un · Un · U e · U ie · vie vie vie oy foy foy fo n f n n Un · U · U · ie vie vie vi e v e de de r d n f n n · Un · U · U e · U ie · vie vie vie e v de de de r d er d yer yer ye f U U · · ie vie vie vi e v e de de r d er er er ye oy fo fo fo n vie vie e v e de de r d er d er er ye oy foy foy fo n f n Un Un · U de d r d er er ye oy foy foy n fo Un f · Un · Un · Un ie · U ie · U ie · vie · e vie e vie v e · er er ye oy oy fo f n n foy n fo n f n f Un · Un · U · U ie · U vie vie vie e vi e v de v de r de er d er d er Un e · U ie · U ie · U vie · vie e vie e vie de v r de r de r de er d yer d yer yer foye foy foy n foy n i v v e o fo U n n d e e y e v de de r de er d er d er yer oye foy foy fo n fo n f Un Un · U · U e · U ie · v er er ye oy oy foy fo n f n n Un · U · U · ie · vie vie vi e v e oy n foy n fo Un f Un f · Un · Un e · U ie · U ie · U vie · vie e vie e vie de v de r de r de er d yer d y r i · e o e v · U · U e · ie ie vie v e v e de r d r d r d er ye ye oy foy fo n f vie e vi e v e v de r de r d er d er ye oye foye n foy n fo Un fo Un f · Un · Un e · U e · U i U de d d d er e e y oy fo f

· ie ie vi v e e de d r r er ye y y · e r o i vie de v de v de v r de er de er d yer d yer foye foye foye n foy n fo Un fo Un f · Un · r yer yer oye foy foy fo n fo Un Un Un · U e · U e · ie · vie vie e y fo fo n f n Un Un · U · e · e · ie vi vi v e de de U · e · ie vie vi vi e v de de de r d er er yer n n · U U · · U ie · vie vie vie e vi e v de de r de er d er yer yer oye foy foy fo n e d r d er er ye y foy fo fo n f n Un Un · U · e v d e d de er d yer yer oyer foye foy n foy n fo n fo Un · Un · Un · U ie · U ie · ie · vie e vie e v o e · foy n fo Un f Un f · Un · Un e · U ie · U ie · U vie vie e vie e vi de v de v r de r de er d yer d yer e y v e e r U · d r · ie i fo faitn des plaques de peu ou pas autonomes affectées par de e · vie vie e vie de v de v de v r de er d er d yer d yer foye foye foye n foy n fo Un fo Unathalie pâte à U papier qui · serviront à gros troubles du comportement. « Cette · y o r e e U e r y · e n f d fabriquer des enveloppes, est le fruit de deux années i · r o n ie àe lettre v oue des objetsdu réorganisation r d yer d yer foye foye foye n foy n fo Un fo Un f · Un · Un e · U e · U ie · U vie · vie vie e vpapier de réflexion, explique Pascal Cherpin. Ça d r réside commence par la question “Comment d e i o v e U e i en carton. Cette femmer de 40 ans d · n r f e i · o n v e · U d e v ye Alba- dois-je lui parler pour qu’il comprenne ce er fovingt-cinq ye foyans à fl’Institut n f · Un · Un e · U ie · U ie · vie vie e vie e vi de v de r de r de er d yer d yer oydepuis o n des· qui est demandé ?” Ensuite, nous partons une structure d’accueil pour n n U n iv e e vie e vi e v de v r de r de er d er d yer oyer oye foye n foy n fo n fo Un f · tros, U · U handicapés adultes. Elleie partoujours de ses centres d’intérêt et de ses U · mentaux ·soixante-trois e y f d e o i v f d r e e U · y f d ticipe à l’un des ateliers capacités. Dans quelle situation dois-je e n U y i o r v e U i e ede cette r yer ye oye foy fo fo n f Un Un Un · U e · ie · ie · vie vi possibles. v v d e e d Karine, l’animatrice r la personne pour qu’elle soit en e r yeplacer e dest trèsrfière : d « Ici,eron lesyerecony fo fo n f n Un Un · U · e · e · ie vi v v e de dactivité, capacité d’apprentissage ? Il faut s’adapr ycomme i e v e de de r d er er naîted’abord e fodesy personnes, e U i · n o i · n o v e · f U v f pas ter à chaque tout en veillant à i v y d e U n que ·ça soitpersonne U · ie · vie vie vi e v e de de r d er er er ye oy foy focomme des o handicapé·e·s. » n f n U n « On est bien ce possible en collectivité. » U e · ie n · Nathalie. ie e v e de de r d er d er er ye oy foy foy fo n f n Un ici,· Urenchérit U · OnU estecontent · v de Les activités sont organisées par demi-­ i v e e « L’Albatros, i e vc’est ejournée, e r d er d er er ye oy foy foy fo n f n Un · Un · U · U e · ietravaillervietous lesvjours. » i v à la demande, en fonction des d r d y f e n U y i e o v r e U i e e d y · n r f i e · o n e v d’esprit, Pascal goûts des résidents. r activités. e opossibilités y et destous d eunrledétatresponsable ye fochangent r d explique oy n fo n fo n f Un · Un · U e · U ie · U vie · vie vie e vie de v de v de r de erd’abord e y Cherpin, des Certains e y o f y fo doitns’adapter f n participent n les jours, d’autres y defol’association U · U e · U ie · vie vie vi e v de de de r d er er yer ye foy Lefoprojet n plusieurs· fois par semaine à U · · iMême nrésidents. U U ieactivité. e dans les activités U e vie vi e v de de de r d er er yer ye foy foy fo n fo n Unà la demande n des Si un· édu- ·la même · U v e U · e y i o r v U · cateur e y r · iplaint e e d r queie les personnes ecommedlaefermer ou la forge, n n o f vi ec’estnev dproductives, e v d ie esepas v es’adapter r jamais e à son atelier, la rentabilité n’est r d yer d yer foye foye foye n foy n fo Un fo Un f · Un · Un e · U e · U ie · U vie · vie vpeuvent r eveut dire e recherchée. d e d r e y d y r i e o e v lui qui s’en va. Ça qu’il n’a pas Chacun travaille à son rythme ; r y e U i e d er ye ye oy fo fo fo n l’Albatros o n f Un Un Un · U e · ie · ie · vie vi e v e v e de r d r d el’état f r d’esprit Lesf résin’est pasnun centre d’aide par le travail. y defol’association. n d er ye ye oydentsfn’ont n · U · e · ie · ie Accueillir o i vdes adultes e handicapés · à v U dese bacs n f d o d r e v U · d n U pas à s’adapter à notre projet,U Eugénie, 28 ·ans, rempote r e e r v y e e i n f d i · r o n e i mentaux et leur offrir une vie digne o e · e U v n y e f d i à eunevpetite maid c’est-à-dire elaquelle e vendus ·de mettre e quiviseront U eux. ·OnUessaie le fleurs ye foy fo n fo n f n Un · Uils sont chez r yer dans v e i vi de v de v de r de er dde ceernom, y i · o e e v o i e v f d Solange, sa avons troise rie de région. côtés, f n n Un · U · U · U e · ie moins iepossible. ealaaussi v Nous iedepasrègles dmisÀ lessesergants e r yer yer oye foy foyils échangent, oy n foentreprennent, v d v n f d r i e v piliers : d’agressivité gratuite, pas de mère, e d e U · e U r i e v e devol, êtredtoujours e r dprêt à eaider e Cette r Les yeler avecyelle. ysemaine estpouruntravaile U i y fo fo n f n Un créent, · n aident, r i · v e · U e v devrait être la norme. o i v l’autre. temps f d e U · ie estvunieexemple y c’estfo un fpeu o particulier. i e v e de de r d er er pluserautonomes e y U · n · n o v n y e · U o Hélas, l’Albatros f aident les autres, Les parents peuvent i v y fo n f n n Uvenir n vivre U · U ie · vie vie vie e v encore e r d er d er er ye oy foy fovalorisant. » U avec leurs enfants pendant etrop rare. e · d bien d U · y f d e n U y i v U · e ·bien parr yer ye foy fo fo n fo n Un Un L’Albatros e e d ie Sylvain est l’un des trois édue U a ·un fonctionnement 48 heures. i v · e ye foDuplessy i o v e U e v r de er de er d yer d yer foyerParfoJacques i f n Un Un · U · e · ie · ieticulier.vPour i les vactivités,e l’association v e est decateurs qui anime l’activité. « J’ai appris n y o v e U i e e ddes « artiy · n r l’horticulture sur le tas, raconte-t-il. Nous f i · e n o en d trois secteurs, d celui r e d r oy n fo n fo Un f Un · Un · U e · U ie · U vie · vie vie e vie de v de v de v r de erdivisée e r y sans », e qui rassemble e lesoyrésidentsfoassez avons vendu récemment quarante mille y · y e U r i e e v r y e U i e f dunquotidien fleurs de nos serres lors du dernier mard · autonomes pour les gestes r o i e · o e v f de reproduire n Uce qu’ils ont ché aux fleurs. Nous en faisons deux par e · vie vie e vie de v de v de r de er d er d yer d yer foye foye foy n foy n fo Unetf capables n · U U · y U · appris, r r e y duiecentre » pour des an. Durant toute l’année, nous avons aussi · le « secteur e e d r o fo n n e autonomes, v ie e vimoins et enfin le des contrats pour fleurir des petites villes r d yer d yer foye foye foye n foy n fo Un fo Un f · Un · Un e · U e · U ie · U vie · vie vpersonnes e d i e «  secteur de l’éveil  » pour les personnes et des villages. » o o n f Un Un Un · U e · U ie · ie · vie vie e vi e v e v de r de r d er d yer f n · U · e · ie · ie vi v e v e de d r d r d er ye ye oy fo iv e e vie e vi e v de v r de r de er d er d yer oyer oye foye n foy n fo n fo Un f · Un d r d r d er ye ye y foy fo f n f n U · U · U · ie

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LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 91


de

r e e y · e o fo e i v v U · d ie vie vie vi e v e de de r d er d er yer ye oy foy fo n fo n f n Un e v de de r de er d er d er yer oye foy foy fo n fo n f Un Un · U · U e · U ie · v er er ye oy oy foy fo n f n n Un · U · U · ie · vie vie vi e v e oy n foy n fo Un f Un f · Un · Un e · U ie · U ie · U vie · vie e vie e vie de v de r de r de er d yer d y r i · e o e v · U · U e · ie ie vie v e v e de r d r d r d er ye ye oy foy fo n f vie e vi e v e v de r de r d er d er ye oye oye foy fo n fo n f Un · Un · U · U de er d er d er d yer oye foye foy foy n fo n f Un f · Un · Un · U e · U ie · vie vie vie e oy foy foy fo n f n n Un · U · U · ie vie vie vi e v e de de r d n f · Un · Un · Un ie · U ie · U ie · U vie · e vie e vie e vie de v r de r de r de er d yer d yer oyer foye f ie vie e vie e v de v de v r de er d er d er d yer oye foye foye foy n fo n fo Un f Un · Un de d r d er er ye oy foy foy n fo Un f · Un · Un · Un ie · U ie · U ie · vie · e vie e vie v e · er er ye oy oy fo f n n foy n fo n f n f Un · Un · U · U ie · U vie vie vie e vi e v de v de r de er d er d er Un e · U ie · U ie · U vie · vie e vie e vie de v r de r de r de er d yer d yer yer foye foy foy n foy n i v v e o fo U n n d e e y e v de de r de er d er d er yer oye foy foy fo n fo n f Un Un · U · U e · U ie · v er er ye oy oy foy fo n f n n Un · U · U · ie · vie vie vi e v e oy n foy n fo Un f Un f · Un · Un e · U ie · U ie · U vie · vie e vie e vie de v de r de r de er d yer d y r i · e o v e · U · U e · ie ie vie v e v e de r d r d r d er ye ye oy foy fo n f vie e vi e v e v de r de r d er d er ye oye oye foy fo n fo n f Un · Un · U · U de er d yer d yer doyer foye foye foy n foy n fo Un f Un f · Un · Un e · U ie · U ie · vie vie e vie e v e foy n fo n fo Un f · Un · Un · Un e · U ie · Uvie · vie · vie e vi e vi de v de r de er de er d yer d · U · U · ie ie ie vi e v e e de r d r d r er ye y oy fo fo ie ie vie v e v e v de d r d r d er ye ye ye foy fo fo n f n Un e v de de r d r d er yer ye ye foy fo fo n fo n Un Un · U · U e · ie r d er yer oye oye foy fo n fo n fo n · Un · Un · U e · U ie · ie · vie vie e vi e v foy n fo n f n f Un · Un · U · U ie · U vie vie vie e vi e v de v de r de er d er d er Un e · U ie · U ie · U vie · vie e vie e vie de v r de r de r de er d yer d yer yer foye foy foy n foy n i v v e o fo U n n d e e y e v de de r de er d er d er yer oye foy foy fo n fo n f Un Un · U · U e · U ie · v er er ye oy oy foy fo n f n n Un · U · U · ie · vie vie vi e v e oy foy n fo n f Un f Un · Un · U e · U ie · U ie · vie vie e vie e v de de r de r d er d ye Un · U e · U ie · ie · vie vie e vi e v de v r de r de r d er d yer yer oye foye foy n fo vie de vi de v de v r de er de er d yer d yer foye foye foye n foy n fo Un fo Un f · Un · Un e · U e · U i o r e i U

· ie ie vi v e e de d r r er ye y y · e r o i vie de v de v de v r de er de er d yer d yer foye foye foye n foy n fo Un fo Un f · Un · y fDE e foy UNfoFOYER r yer // L’ALBATROS, r yREGARDS o VIEn fo Un Un Un · U e · U ie · ie · vie vie e y e e o y fo fo n f n Un Un · U · e · e · ie vi v v e de d U · e · ie vie vi vi e v de de de r d er er yer n n · U U · r y ye oy foy foassez car on me demandait de vendre L’Albatros i est heureuse, e r dEt pourtant, v raconte r de journée ie ma fille e dadaptées ? r · U ie · vie vie v« Ici, e e v e d Solange, le prix e e y d n plus· de produits et de services à 46 ans d’existence yce qu’ilfoest dansfo n f n n toujours r e e r y e d r e o e v U y d e o une Française originaire du Pas-de-Caest deux fois supérieur à f d r e e U · y f d n U y o r e oy pourfoqu’elle fpuisse n · leUprix · U e · ie · iemes clients. ie J’ai décidé de changer de vie 325 résidents o n fun centre nÉtonnamment, n y dû me fbattre adapté. » de er d yer yer oyelais. J’ai v U U o v e U i e éducatrice pour redon- 70 % de Français, 15 % de Belges · n fici. Monnmari estUdécédé i v e v e etdjeesuis devenue n Uet je travailo n f venir e U de ·journée à· l’Albatros est un petit peu y d o i v f e · f e n r i o v r e U i e d erner duysens · uneieplace vimoins cher f n Un U · Ulais encore. · id’avoir e e Et impossible qu’env Franceepour un foyer d à ma vie. Un jour que l’on par· d e v r y d e 400 employés, dont 80 % de personnel éducatif e r e r ye ye foy laitfode création U · e · ie pourvieEugénie.viOn m’a vproposéedesv places e « Pourquoi d r o e d’accueil. en France n’avonsde nouvelles activités, j’ai · f d e d r e d n y fo fo n nproposé qu’on r prise e heure 21 millions d’euros de budget annuel een charge r pas y de fqualité e vie vi e v deà la journée e à plusdd’une n torréfie d de evoiture r yenous cette du café. J’ai baigné o · e U y o d r U · y f n U o r e e U e r y · cet univers e n · U · e · dans f n d’esprit ? » d r matin et soir.yeC’étaitoyintenablefopour moifo là etfosurtoutn l’ouverture car c’était i le métier de 63 ateliers proposés aux résidents n s’intereon avait i v e U U i v e U i e les recettes r d yer d yer foye foauyeniveaufoprofessionnel. · Etndans lesn lieux roge uneUautre mère en visite. mon père. Et gardé n f i · e vde ses eassemblages. e · v d i v d e U · e n U i e o v r e U Tél. : 00 32 60 37 00 11 i e que j’ai visités, les personnes accueillies Les résidents produisent une partie de Cela permet d · n · U · e · ie ie vi v e v e de d r d r er ye yerde faire 5, rue du Bois o n f Un Un neUfaisaient f Petite-Chapelle www.albatros-asbl.be pas grand-chose, un peu de leur alimentation, même si le but n’est pas plein de choses avec les résidents. » Cere v r y e · ie vi vi v e de de d r d er ye ye oy fo fo fo n n · U · e · ie coloriage 5660 Couvin – Belgique r ou de bricolage, point barre. Un de vivre en autarcie. Un peu plus bas dans tains partent sur le port d’Anvers achev de de de r d er er ye ye foy fo fo n f n Un Un · U · e i une rpsy d’un centre m’ardit en douce s’activent autour le moulentie une y certains U du café· vert,ed’autres efille folades vie de vi de v de v r jour, r mettez y propriété, · aussi ipeser, fo à manger dà lae fin : oleur donner n Un · U e · terfois o e e n y f e v f e y “Surtout, ne pas votre vaches pour torréfié. Il faut emballer, e n U y i o r v U i y qu’elle n · UAvec le lait,· d’autres f j’ai l’ain etUentretenir · ie · vie vi et vétiquetere vles paquets e moulude projet r yer ye oye ici.f”oDepuis oà l’Albatros, n o f e f e d U est l’étable. de café e n r cinquante-cinq équivalents temps r et yeplein e ouvicho- v e de doue en grain. U ·ferontedes· bouteilles y fo fo n f nvue évoluer. d er suryplace n des· choix, i n e · U d e r i v Elle fait apprends de lait nature Il est consommé et un hébergement de trente-deux U e U r auxypersonnels, i ou encore e r d er er proposé e foy familles v desdvariétés e U i e · n o i · e n o e v e · U f d v f d des choses.  » «  Ici, les familles sont partecolaté de yaourts. et amis places. Sans ce partenariat, nous n’aui e v y e U n jamais e devila vieedevleur enfant, U · ie · vie vnaires o n n n Urions r ye oy foy fodes résidents. e ruches r i e f d r e · e d e explique Des fournissent du miel. d r e U e · ie pu monter ce projet de 13 milyFrancefo n f n n DansUnla boulangerie, dest ouvert, U y r ie e v e de AlaindeDambroise. U e r y · d · r o o · v e y f e Tout nous L’Albatros a repris il y a un an en soixante-dix La boulangerie sera égaleo i elions v d’euros. » f n eUne famille e dupains U · y f e n U y i o r yrienerà cacher. v e e r d er d er en’avons U i e y · f i · o n v o e · U v dont l’endes serres chauffées pour produire sont préparés quotidiennement, pain ment transférée n o n f n f n U · U · U · ie ie vie vi e v e e de r d r d er sur ce site. Une boutique y f y o e y f o m’a des· légumes bio. «  d uneerdizaineyede avec e tousoyles produits fabriqués par l’Aldégalement ieperdaite vdene e v e de rblanc d mais eLe projet U pu eentrer · U il’argent y e n vient Ud’unninstitut Umédico-éducatif r i oy n fo n fo n f Ufant v r e i · · raconté ·qu’ils n’avaient jamais et la commune d’Éteignières sortes de pains spéciaux aux céréales, batros aussi de terre. « C’est imporo v e y d e v o f d e raconte y chorizo. ffois parn tantnpourfsortira d Pas-er er yer oye noix,oylard oufoencore e vsonti per-e v trouvait nd’ouvrir· notre institution au o e U · U e · U ie · dansviesa chambre… ie Lesvifamilles e f d r pas de partenaire, Une nous U n · d v f d r e e U · y f d n ·cuisinent U ·maximum ycar fo fo n nsemaine,nles boulangers r Nousyeétionsoyintéressés egênantes. » U ·aussi e vie vi e v deçues parfois e comme d er yercal Cherpin. ie de rencontrer du sur l’extérieur, o e e U d i v f d r e U · y f e n U i o r v e Certaines ·pizzas ioue des feuilletés. e e d r Danserles discussions, de la dennouveauxn explique fà la recherche ie Les e un déducateur. osommes v public, o nnous U e · U ie · des vi moines n · avec yela question f oyhandicae v f d e U · ye enfoFrance f n U r tout à fait y enfocharge i e v r U e des ateliers pour nos résidents, des prode l’abbaye de Chimay toute proche personnes accueillies sont r d yer d yer foye foprise d · r i e n v e e · U d e v n d r i e v e y d e U y foà la vente. » U · jetsiequi· ontvduiesens. Ici,vilaerèglevesti simple. r – leurye capables estndans toutes v de de de – etr dtrès impliquée r l’Albatros y defoparticiper U les·bouches. nadultes r deydans o n fo Un Un pés e · U e o f e e y f e U n Jessica · e o r « Les Français sont de bons théoriciens, j’ai Quand un éducateur vient avec une idée, demandent aussi faire de la drêche, Dans l’espace dédié i e e vi v e v de de d r d er er ye ye foy fo fo n f n Un Un à la·musique, n · U · e · ie ·fait mesieétudes enviFrance, · La U y dit Pascal Cher-d on l’examine : si 80 % des tâchesepeuventy une pâte constituée de levure de bièreU joue· sur une· batterie électronique. o r e e v r e i e n f i r o n i e o e · e v U n y e f d isont des vateliers très d à lar pratique,erça yêtree faitesoypare les orésidents, e Maisrquand U °C.eÉmiettée, · ieelle vimusique y fono l’accepte. » fo n f n Un · Ufermentée· Ucuite à· 100 d eonrpasse e vietele chant v vi de v de v de r dpin. e e n y f o i e v f e ça…oyEt puis,ocombien pas comme ça qu’estnné le projet ensuite moines, qui ene demandés. « d Il y a une d bonne ambiance y fd’adultes e vfournie ie Laeauxvpâtisserie e rJessica. o alorsn f C’est U dansde· U e · U ie · vie est ides yplacés n café.· U« Je travaillais r e r yer yer oye n’est n · d v d o e f sont en hôpitalf psychiatrique, torréfaction de font biscuits. produit ici, assure J’aime de la e d U f e n U r ye L’Albatros i e v e deaussi gâteaux e etr chocolats. r en yemusique. » y participejouerrégulièree U i y fo fo n f nqu’ils Un’ontn rien àUynfaire, faute d · r i · v e · U d e v o i e v de structures la banque, raconte Marianne. J’en ai eu L’Albatros f d e · e ie i v e etfodemie r yerdeux tonnes y avant U e e foà un concours o ment oyNoël. n inter-institutions. Et y f f n Un · Unie · U vie · vie · vie · e vie e vi de v de v r de er de er d er d yer d oyer foye fovend o U n f n · U n L’Institut fourmille de projets. Une noucertains peuvent des percussions Ule joure · dansieun orchestrejouer nferme ·deU50 hectares U va voir ie e v e de de r d er d er er ye oy foy foy fo n f n Un velle · · v U avec des personnes i ev e · uniean. « Nous e i v e r d er d er er ye oy foy foy fo n f n Un · Un · U · U e · ied’ici i v rien d valides. « On est bien équipé, explique v neefaisionsdplus ele père v duemonastère, y fo nn’ont f n pasn à s’adapter e n · U · Uà notre y i v e i e foy « Les résidents · r Serge, le prof de musique. On a divers i e o des terres raconte v o e U d v y f d r i e e v f d e U · e n U r i e o n projet, e v r y e U i e d · · ie eux. Debaisieux, Chimay de quoi enregistrer. Le but n Un ·ils e abbé y dedeTC). · iechez U esont eCahier v edev mettre o Nous instruments, ie On e r de r d er d er yerDamien viessaie y f y U o v U e f d · (voir le de printemps est de se faire plaisir, mais aussi de faire o i · e o v nleur savoir- découvrir des genres f l’Albatros, v e possible.  f rencontré ie edev règles e r d » r d er d er ye oye oy foy n fo navons n iv e moins U v e · vie le e n et musicaux qu’on ne d · c’était une connaît pas. » U« Poure nous e r d r d er d er ye oye oy foy n fo n f n f Un · U · U faire· nous U · e aeplu. » e d vi raconte Alain Le sport est aussi très valorisé dans l’inse vi extraordinaire, U e · ie vie viopportunité U · UCherpin, r d yer d yer foye foye foy n foy n fo Un f Un f · Un · Pascal · e e rNous d allons créer avec ce titution : foot en salle, handball, basket, e vi e v e de Dambroise. i des activités àe l’Albatros e i d · i · o n fo Un Un Un · U e · U responsable v e v f d r i e e v d e e n · U · e · ie · ie vi vi e vi e v de de r de r d er yer yer oye foy iv e e vie e vi e v de v r de r de er d er d yer oyer oye foye n foy n fo n fo Un f · Un d r d r d er ye ye y foy fo f n f n U U · U · e 92 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 93


de

r e e y · e o fo e i v v U · d ie vie vie vi e v e de de r d er d er yer ye oy foy fo n fo n f n Un e v de de r de er d er d er yer oye foy foy fo n fo n f Un Un · U · U e · U ie · v er er ye oy oy foy fo n f n n Un · U · U · ie · vie vie vi e v e oy n foy n fo Un f Un f · Un · Un e · U ie · U ie · U vie · vie e vie e vie de v de r de r de er d yer d y r i · e o e v · U · U e · ie ie vie v e v e de r d r d r d er ye ye oy foy fo n f vie e vi e v e v de r de r d er d er ye oye oye foy fo n fo n f Un · Un · U · U de er d er d er d yer oye foye foy foy n fo n f Un f · Un · Un · U e · U ie · vie vie vie e oy foy foy fo n f n n Un · U · U · ie vie vie vi e v e de de r d n f · Un · Un · Un ie · U ie · U ie · U vie · e vie e vie e vie de v r de r de r de er d yer d yer oyer foye f ie vie e vie e v de v de v r de er d er d er d yer oye foye foye foy n fo n fo Un f Un · Un de d r d er er ye oy foy foy n fo Un f · Un · Un · Un ie · U ie · U ie · vie · e vie e vie v e · er er ye oy oy fo f n n foy n fo n f n f Un · Un · U · U ie · U vie vie vie e vi e v de v de r de er d er d er Un e · U ie · U ie · U vie · vie e vie e vie de v r de r de r de er d yer d yer yer foye foy foy n foy n i v v e o fo U n n d e e y e v de de r de er d er d er yer oye foy foy fo n fo n f Un Un · U · U e · U ie · v er er ye oy oy foy fo n f n n Un · U · U · ie · vie vie vi e v e oy n foy n fo Un f Un f · Un · Un e · U ie · U ie · U vie · vie e vie e vie de v de r de r de er d yer d y r i · e o v e · U · U e · ie ie vie v e v e de r d r d r d er ye ye oy foy fo n f vie e vi e v e v de r de r d er d er ye oye oye foy fo n fo n f Un · Un · U · U de er d yer d yer doyer foye foye foy n foy n fo Un f Un f · Un · Un e · U ie · U ie · vie vie e vie e v e foy n fo n fo Un f · Un · Un · Un e · U ie · Uvie · vie · vie e vi e vi de v de r de er de er d yer d · U · U · ie ie ie vi e v e e de r d r d r er ye y oy fo fo ie ie vie v e v e v de d r d r d er ye ye ye foy fo fo n f n Un e v de de r d r d er yer ye ye foy fo fo n fo n Un Un · U · U e · ie r d er yer oye oye foy fo n fo n fo n · Un · Un · U e · U ie · ie · vie vie e vi e v foy n fo n f n f Un · Un · U · U ie · U vie vie vie e vi e v de v de r de er d er d er Un e · U ie · U ie · U vie · vie e vie e vie de v r de r de r de er d yer d yer yer foye foy foy n foy n i v v e o fo U n n d e e y e v de de r de er d er d er yer oye foy foy fo n fo n f Un Un · U · U e · U ie · v er er ye oy oy foy fo n f n n Un · U · U · ie · vie vie vi e v e oy foy n fo n f Un f Un · Un · U e · U ie · U ie · vie vie e vie e v de de r de r d er d ye Un · U e · U ie · ie · vie vie e vi e v de v r de r de r d er d yer yer oye foye foy n fo vie de vi de v de v r de er de er d yer d yer foye foye foye n foy n fo Un fo Un f · Un · Un e · U e · U i o r e i U

· ie ie vi v e e de d r r er ye y y · e r o i vie de v de v de v r de er de er d yer d yer foye foye foye n foy n fo Un fo Un f · Un · y fDE e foy UNfoFOYER r yer // L’ALBATROS, r yREGARDS o VIEn fo Un Un Un · U e · U ie · ie · vie vie e y e e o y fo fo n f n Un Un · U · e · e · ie vi v v e de d U · e · ie vie vi vi e v de de de r d er er yer n n · U U · r ye oy foy fo i Trois e der soid et laeconfiance vprofesseurs r leycirque, ie àvpied. e dment r · U ie · vie vie vcourse e e e d de sport avec e f n n « Nous d n ·avons une politique, celle d’accueillir yles autres. o r e e r y e f d r o e o e v U n y f d e o sont présents. Certains résidents partila confiance en soi, dans Il y a f d r e e U · y f d n U y o r pour toute la vie, toujours en leur ie o n fde l’entraide. » o jeuxn fOlymn · Un · Un · U ie · U ie · ie · vielese vrésidents de er d yer yer oyecipentfoauxyeSpecial oyOlympics, f f U e o · la place U Sur pour handicapés Céline, du « village  », leie grand bus v e v de rproposant n · Unmentaux. d r des activités. » v d e U · e n i v r e U i e · foy n fo Un f Un f · Upiques i e v une des·profs d’éducation physique se gare devantdle hall d es’oc- v blancedevl’Albatros d er ye ye oye Alain Dambroise, i e e e r i e v r e U i d · r i · e cupe particulièrement de l’atelier cirque. des sports. Une quarantaine d’adultes o v e y e · f d directeur de l’Albatros e v o f n d y rprennenteplace r etypartent e multiples e overs y f d n y o e r e vie vie e vi de« Cevquidestebien, c’est f d r o n qu’il y a de autistes · e U n y d eren fonction o n f n f n U · U · U · ie e duoyeBruxelles, y à f1 oh 30 den fPetite-Chapelle, r yquiers’adaptent y e de r d er possibilités o y f e o f d U e · U ie · vie vie vie e v e fparticiper. » UBruel.· Des y foBeaucoupfopeuvent U r yer ye foy fohandicap. écouterU len concert de Patrick n · n · n d enr famille ou au village. « J’aime bien aller prendre i e v e e Les dweek-ends, e r ddes retours e · e n U i o v r e U i Le groupe prépare un·spectacle pour jan-· U sorties comme celle-ci sont vrégulièren f i · o n e U d e v r organisés i organisées. v e e de r d r d er sont e unoymois osuryedeux, en un verre au café ou regarder un match de e · iebeaucoup e i le dépassement e v y i · U « Onietravaille n f · Un · Un e · U ie vier. e v f de la famille fune visite v e v e de r d r d er d er ye oye oy foyalternance fo avec n ·à foot », confirme Teddy. Certains nouent v e i n n i e v U n y e f d e v o iv e v e e de r d r d er er ye oy oy fo n f n f n Un · l’Albatros. U · U Pour les parents de résidents e ainsi des liens en dehors de l’Albatros. U · i · e y f d e o i v f d r e e U · y fo n f n n Un · U · U · e ie âgésvioue qui vnei conduisent pas, une voi-e « L’idée est toujours de favoriser la vie la y fohandicapés v eux. y pourfoadultes r d yer yer oyUne institut d plus o i e v qui transcende les frontières e deDeenome U ture les amène jusque chez · f e n U r normale possible, explique un édui e r e dpersonnes y fo fo n f n Un Un · U · U e · e · ie vie vi v e v de dbreuses d r e r e participent à des acticateur. On cherche toujours l’inclusion. » y y i multiples e r d er er vitésersportives e handisport v etdunee organisation y oufodans lesfo Deux U i e · L’Albatros, situé à Petite-Chapelle, quartier iechoixvd’activités n · n v y e · U d o d foyers, qui rassemblent les plus i e v y f e U n · n’ont e devi Couvin, U · idee · la commune e r d er er er ye oy foy foclubs desfovillagesn avoisinant. v e i n belge compte paredemi-journée. » n i e U d v Pour les autonomes, d’ailleurs pas d’encad e v U e · ie y se fo n f n n vacances d er Un nouveau n – 15· Ujours par· anU–, les·résidents y r ie e v aujourd’hui e y trois cent evingt-cinq résidents, projet transfrontalier européen e d r o e o v e U y f d drants le soir. Plusieurs couples se sont o f n vientn U · U · U · ie ie vie vi e v e d cinquante e Tous y y o r seulement etr un Belges. met actuellement enf place.nL’association e r d edont e r y f rles dautres o o e · e U v choisissent leur destination. « Certains en formés au sein de l’Albatros. Des soirées n y f esontofrançais. d r i fonction v des eéducateurse qui lesdeaccom-r d à leurr intention f e U · y e U y i Il faut direfo que lenbourg aussi densigner U pour transmettre son expertise o v e i e y · n f i · e v e sont régulièrement orgae sontv e v e de d r d r d er ye ye y U e ·en France. n · Ufrançaise.· U sur · l’autisme f n de laUfrontière i fo àn500 mètres e e Quatre volets i oy n fo estn situé v i r o i e au restaurant. v seronte organisées y dufolieu », fonisées, e Des · baisser fpar exemple e d’autres và domicile v visites ye en ffonction d er d er d yer oye pagnent, e viprévus. U e · Uva encore n années, la ·proportion puisque y e o i e e U · UEtsoixante-quinze i e n d r o n précise un encadrant. Depuis quelques i e o · l’association v U n · f d v f soir tombe d familles r enyecharge i enouvelles e pour v e placese seront U · aiderr les à prendre y f d n U y o r e ie d’ici U e v e vie créées · n f d i · Le sur Petite-Chapelle. Les a aussi ouvert un foyer médicalisé pour r o n o e · e v U leurs ydes outils f n Un · U résidents d erpour yeleurs enfants e enoyproposant o concrets i v f e 2020, et cedprincipalement e U · f d e y i o r v e e i e r · e regagnent habitations. les résidents âgés. «  Le vieillissement de n f d i e r n v nose résidents eplus possible, · ie L’idée e oavec U v y f e conventions d i v des lesfo pourfo aider à l’insertion (école, n vie quotidienne, rFrançais. e Outre d e U · y n U r y i e v r e U e est, le de reconstiest une problématique noue r d yer d des y d · n r · imises e dLes éducateurs n U Des aides e de l’associa· ieseront U spécifiques d er velle,yeexpliqueylee directeur ndu · Usommeil). y fogénérauxfodes nArdennes, fo ndef l’Aisne, conseils ie e vi e v e vtuerdune cadrer dfamilial. y e · r o v r e U · f o i o n o v e y tion. · ie eniplace f une politique, v qui etUde la Marne, l’association ont dee f avons ieles autistes e odeyeceuxodes v Asperger, y ateliers. fo Maisn nous d er d er d yesontr différents eîlotspour n · celle · Udépartements. USomme o e v y e Unde la·avec e n f d · n f · Un Nord, r i e v U n e · travaille quinze autres gros de compétences mais des problèmes f d v o f d r i e v e U · y f d e n U y Les chambres sont individuelles ou à d’accueillir les résidents pour r le ymonde e la vie, U · e · ie vtoute e foy fo fo n fo deuxn ou trois v ddee la structure r ydans iefoyersvidépendants e derelationnels n d epour i r n · e U s’insérer e v d r iv e e vie Deux e U · e veni leureproposant activités. » U lits,· selonilese foyers.vieTho- vitoujours r duye travailoy– « Onfoyorganise v dedesfrançais r « Nous e sontdeinstallés fo n Un Un · U · Umas, ele ·jeune d sur elersol français. o desn simulations belge e f e d r e autiste Asperger qui a été De nombreux politiques ou y f d y i e o r Uavec · e · ie vie monvi guide vdurantelesv deuxdejours sur e belges edoublefoyagrément d régulièrement n on · fait r f donc un des autorités d’entretien d’embauche, le lien r yer avons o n o · e U d n y f d r e f viennent visiter e U y e n U r institution e rdans o net de l’agence e foytrès souvent perçue i vi e v de deplace, dm’invite y fo fsanitaires d saechambre  n · Ude les· Uentreprises r ye:rune yecette iepour faire · ieet· lesvicollègues o n fbelges n Urégionale y e v v e U o r e e r y e U i e f unnmodèle du genre. « Un jour, explique le handicap et adapter · Dambroise, · Alain e le poste o ncar-fo comme v Pascal e d’une y quinzaine e levi connaître · sommes v explique o den fmètres dateliersder d er d yer oye opièce i e y f d e n · Ufrançaise, e Un · Uniesanté o i e U de conseil général français v r e directeur. Nous vraiment européens. » travail », Cherpin. Des i e f d r i e · e v y f d e v rés au mobiliernimitation xviii U  ! « Par- · Uun président o f d r e v e y f d e n U y i v À la demande Uque je ne· suisepas· né dans conseilegénéralddes Ardennes, sensibilisation e à l’autisme y seront ie raconte Alain Dambroise. À r 08,yaer dedirection o enn fo Un Un Un fois, e ddue sœur o nréalisés e · er desoyfamilles U je me dis avdébarqué, f d o i f r e · y f d e i association française, Albatros et du personnel médicor v e e v r de eune i e r y f une n« autismothèque » i », vplaisante r ye à Montcornet. o Enfin, n U sera créée vce férue d’his- dela fin, il me demande : ça coûte combien o n fsocial. e oy« C’est funo foyer fgéré U e · ie · ie · viele bonvsiècle  · y n U été créée e U e e y d eenr pour faire l’Albatros ? Cette question n’a · f i · e devant un tableau femme o n fo nfrançaise e U een· partenariat d d’une v e v de rtoire nqui ·aUlenmême d r i f d e U · une association à l’Albatros en France avec lesv e r i oy n fo par e v r y aucun sens. Ce centre s’est construit en U i e · i v eetv le centre e d r d er e grandeyeperruqueyeblanche. Tout le o monde n qu’Albatros y e · U e v f d e bureau U Belgique, mais avec une vimaisons des solidarités régional · e U o i r y e U i e f dunrepas. Puis quarante-six ans ! C’est un projet pédagor duye ye oy fo participe i Alain · ie · vfrançaise, o nà flaopréparation v e pourdel’enfance e vprécise d er dinadaptées v Dambroise. f d et l’adolescence i e n r e r y e · vie direction e c’est un temps de détente, télé, jeux gique qui s’est affiné avec l’expérience, en f d r o n e v a vraiment U eLes· Urésidents y avec funo centrefode n f n Un · U vidéo,· Ujeux de·société. d avecer des yeGrand yEst,e etoenyeBelgique On e r dimplantér dle concept o r e les fonction des besoins et des attentes des e f d i n U · U e · ie iplus o e e n y d e o lieux de vieedifférents des lieux de travail, des formation defGand. n i v f d r e y f U y o r v autonomes prennent régulièrement résidents que nous accueillons, ce n’est U e r ye y foy fo fo n f n Un Un · U · e · e · ie vi v v e de i e leur vélo pour aller jusqu’à la ville voisine pas qu’une question d’argent. » • o o n f Un Un Un · U e · U ie · ie · vie vie e vi e v e v de r de r d er d yer f n · U · e · ie · ie vi v e v e de d r d r d er ye ye oy fo iv e e vie e vi e v de v r de r de er d er d yer oyer oye foye n foy n fo n fo Un f · Un d r d r d er ye ye y foy fo f n f n U U · U · e e

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REGARDS REGARDS

Fraternités

Les associations multiplient les initiatives et débordent d’idées pour donner corps à la fraternité. Chaque saison, vous trouverez ici des noms et des pistes. Par Philippe Clanché

Internet – Un moteur de recherche altruiste Enrichir Google n’est plus une fatalité et des alternatives existent. Parmi elles, le moteur de recherche Lilo permet de surfer sur la toile en aidant divers organismes de solidarité. Une fois l’application installée dans son navigateur, chaque recherche effectuée offre à l’internaute une goutte d’eau virtuelle. Accumulées, ces gouttes d’eau pourront être attribuées à des associations agissant dans l’environnement, le social, la santé ou l’éducation sélectionnées par Lilo. L’utilisateur peut faire son

choix parmi une très large palette. La moitié des sommes issues de l’affichage des liens commerciaux lors des recherches leur est alors versée. Ensemble, les 676 000 utilisateurs mensuels du moteur, grâce à leurs 42 millions de recherches sur Internet, ont déjà permis de collecter 1,8 million d’euros, sans effort ni aucune démarche. Lancé en 2015 par deux ingénieurs français, Lilo appartient au mouvement de l’entrepreneuriat social. Rens. : www.lilo.org

Afrique – Des Nantais tournés vers l’Égypte « Chaque goutte d’eau a sa part dans l’immensité de l’océan », disait Gandhi. Fidèle à cette maxime, l’association Une p’tite goutte d’eau trace sa route modeste et tenace depuis 1993, autour de Nantes. En lien avec des parents d’élèves du village de ­Kokologho, au Burkina Faso, elle a permis la construction d’un collège-lycée (avec le soutien des collectivités locales de Loire-Atlantique). À Hagaza, village de Haute-Égypte, c’est en colla­ boration avec une association locale et une fraternité des Petits frères de Foucauld qu’Une p’tite goutte d’eau finance des bourses d’étude et des soins pour les enfants, ainsi que des formations pour les enseignants. Chaque été, des camps au bord de la mer Rouge permettent à des familles et des jeunes femmes de partir quelques jours. Pour recueillir des fonds, les militants multiplient les collectes de vieux papiers et de canettes en aluminium et récupèrent des livres pour les revendre aux bouquinistes. Ils diffusent également des objets en bois réalisés par un artisan du village de Hagaza. Rens. : uneptitegouttedeau.unblog.fr ou 02 40 03 09 28 96 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

France – Une épicerie sociale Après quatre années de préparation, la conférence Saint-Vincent-de-Paul de Toulon a ouvert une épicerie sociale au service des familles du quartier populaire de SainteMusse. Lancée en janvier, l’Épicerie de Rosalie est le fruit d’une coopération avec les assistantes sociales du secteur et l’association Amitiés Cité UDV. La paroisse Sainte-­ Thérèse fournit le local. Des collectes et des partenariats (notamment avec la Banque alimentaire), des aides de structures publiques et quelques achats permettent de remplir les rayons. Ouverte une fois par semaine, l’épicerie reçoit une quinzaine de familles, lesquelles se sont vu ouvrir des droits pour une durée limitée après une réunion des trois structures animatrices. Avec l’argent économisé sur les dépenses du quotidien, les bénéficiaires sont invités à mettre en place un projet personnel, qui peut aller de l’achat de matériel indispensable pour la maison au remboursement de factures. Accueillies par une dizaine de bénévoles de la conférence, quarante familles devraient en profiter durant cette année de lancement. Le projet a été baptisé « Épicerie de Rosalie », en mémoire de Sœur Rosalie Rendu (1786-1856), religieuse active aux côtés de Frédéric Ozanam, le fondateur de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, et béatifiée en 2003. Rens. : ssvp.fr/reseau/conseil-departemental-du-var ou 04 94 03 26 51

Handicap – Des portes ouvertes par le numérique Les outils connectés offrent des perspectives immenses pour les personnes handicapées. APF France handicap, nouveau nom depuis l’an passé de l’Association des paralysés de France, investit fortement ce secteur. Le 5 avril, deux ministres sont venus inaugurer à Roubaix APF Lab – le Hub, plate-forme au service de tous les projets en cours dans ce domaine. Ce service de sept personnes (ingénieurs, orthophonistes, ergothérapeutes…) offre une veille sur les nouveaux produits et services utiles aux personnes handicapées, les fait connaître et assure la formation des aidants et des bénéficiaires, notamment avec des tutoriels en ligne. Il prête aussi du matériel. Dans l’esprit du projet associatif

d’APF France Handicap, le Hub place les utilisateurs les plus en difficulté au cœur des processus de conception avec les concepteurs et techniciens dès le début du travail. Parmi les réalisations en cours, on trouve des commandes oculaires et des jeux vidéo adaptés, développés notamment par l’association Cap Game, qui permettent d’actionner un joystick avec les pieds, la bouche ou le souffle. Le Hub étudie aussi des casques de réalité virtuelle, utilisés tant en application thérapeutique pour des exercices moteurs ou cognitifs que comme moyen d’évasion. Rens. : lehub.apflab.org ou 09 72 66 31 75 LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 97


REGARDS

La fragile embellie de l’économie portugaise

Depuis l’accession au pouvoir du gouvernement socialiste en 2015, l’économie portugaise a retrouvé des couleurs. Après avoir été durement frappé par la crise économique et financière de 2008, puis par des mesures d’austérité, le pays affiche aujourd’hui de nombreux indicateurs positifs grâce à des mesures sociales et à un environnement économique favorable. Une bonne santé qui cache tout de même certaines fragilités. Par Morgane Pellennec

L

e programme du gouvernement veut tourner la page de l’austérité. » Lors de son discours inaugural, le 26 novembre 2015, le Premier ministre António Costa affiche son désir d’en finir avec les politiques de rigueur qui corsètent l’économie depuis 2008, année du début de la crise financière mondiale, suivie deux ans plus tard par celle de la zone euro, qui est liée à la dette publique des États qui la composent. Deux chocs pour le Portugal, dont l’économie est stagnante depuis le début du millénaire et qui tente dès lors de rassurer les marchés. Les finances se dégradent et le déficit se creuse. Sous la pression des marchés et de Bruxelles, le gouvernement socialiste adopte alors, à partir de 2010, quatre plans d’austérité. Privatisations, hausses de la

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TVA et d’impôts directs, diminution des dépenses publiques, baisse du nombre de fonctionnaires et de leurs salaires, plafonnement des aides sociales… En un an, les mesures s’accumulent, toujours plus drastiques. L’Union européenne, qui avait été une « bouffée d’oxygène » pour le Portugal lors de son adhésion en 1986 (voir encadré p. 101), désormais l’étouffe. Le pays, qui refusait un plan de sauvetage, finit par céder. L’UE et le Fonds monétaire international (FMI) lui octroient en mai 2011 une aide de 78 milliards d’euros sur trois ans. En échange, le Portugal s’engage à adopter de nouvelles réformes pour redresser ses finances publiques et sortir de la récession. Dès lors, la troïka (Banque centrale européenne, Commission européenne et FMI), qui supervise le plan, impose un régime drastique à un

pays déjà très fragile économiquement. Suivent quatre années d’une politique rigoriste, menée par une coalition de centre droit unissant le Parti social-démocrate (PSD) et le Centre démocratique et social (CDS). En 2015, le socialiste António Costa accède au pouvoir, avec l’appui inédit du Bloc de gauche et du Parti communiste (voir encadré p. 102). Poussé par sa gauche, il revient progressivement sur de nombreuses mesures prises par son prédécesseur. La partie des salaires des fonctionnaires qui avait été amputée est rétablie, le pays renoue avec les trente-cinq heures de travail hebdomadaire – p ­ assées à quarante sous le gouvernement précédent –, les pensions de retraite sont réévaluées, le salaire minimum est augmenté à plusieurs reprises – jusqu’à atteindre 600 euros par mois le 1er janvier 2019 –, les quatre jours fériés qui ne l’étaient plus le redeviennent, etc. « Le gouvernement d’António Costa a mené une politique de relance par la consommation, synthétise Dany Lang, maître de conférences en économie à l’université Paris 13 et membre des Économistes atterrés. C’est une politique keynésienne, qui va complètement à l’encontre de ce que préconisait la troïka et qui porte ses fruits ! L’augmentation du salaire minimum, la revalorisation des pensions de retraite, etc. ont permis l’augmentation des revenus des ménages, et in fine du pouvoir d’achat. C’est intéressant de voir qu’un pays qui décide d’augmenter ses salaires et ses prestations sociales se porte mieux, y compris en matière de déficit et de dette publics. » Mais le changement n’a pas été radical. « Les mesures fiscales en faveur des plus aisés prises par les gouvernements précédents n’ont pas été abolies et le pays aurait besoin d’une politique

LE TOURISME EST L’UN DES SECTEURS QUI A LE PLUS CONTRIBUÉ À LA RELANCE.

industrielle forte, difficile à mener dans le cadre des traités européens », nuance l’économiste. La politique budgétaire du gouvernement socialiste reste très restrictive et, selon des observateurs de tous bords, la baisse du déficit s’est faite en partie au détriment des investissements publics. « Le ministre des Finances Mário Centeno brandit le déficit budgétaire, qui avoisine les 0 %, comme un trophée, mais il omet de dire qu’en contrepartie il y a des déficits d’investissement abyssaux dans les systèmes de santé, d’éducation, d’infrastructure, de transport, bref dans tout ce qui peut assurer l’avenir du pays et le bien-être de la population », résume Cristina Semblano, économiste et membre du bureau national du Bloc de gauche. Un propos appuyé par André Veríssimo, directeur du quotidien économique libéral Jornal de Negócios. « Comme l’avait promis le Premier ministre, les gens paient moins de taxes directes, les prestations sociales ont été restaurées et les salaires augmentés. Mais cela a été possible parce que le gouvernement a gelé une partie des dépenses publiques et que les investissements de l’État sont très faibles. Depuis deux ans, le sujet devient particulièrement sensible car les effets du manque chronique d’investissements commencent à se faire sentir et à causer des problèmes dans les hôpitaux, le réseau ferroviaire, etc. » Les investissements étrangers, eux, ont nettement augmenté. Avec le tourisme et l’export, c’est l’un des secteurs qui soutient largement le dynamisme de l’éco­ nomie portugaise. Les gouvernements actuels et précédents ont mené une politique volontariste d’attractivité et de compétitivité qui séduit les investisseurs, qui profitent par ailleurs du faible coût du travail et d’une fiscalité allégée. Résultat, les LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 99


REGARDS // LA FRAGILE EMBELLIE DE L’ÉCONOMIE PORTUGAISE

LES MESURES DU GOUVERNEMENT COSTA ONT FAIT BAISSER LÉGÈREMENT LES INÉGALITÉS ET LE TAUX DE PAUVRETÉ.

investissements ont connu une hausse de 8,3 % entre 2016 et 2017. Profitant du statut de « résident non habituel » et de ses avantages fiscaux ou du « Golden Visa », titre de séjour officiel accordé aux investisseurs issus de pays non-membres de l’UE, actifs et retraités étrangers investissent notamment beaucoup dans l’immobilier. Depuis 2014, ces investissements croissent de 9 % en moyenne par an. Mais le bonheur des investisseurs fait le malheur des nombreux Portugais qui peinent à se loger, notamment dans les grandes villes. Avec les investissements, le tourisme est l’un des secteurs qui a le plus contribué à la relance. Grâce à des campagnes de communication efficaces, à des prix compétitifs et au fait que les voyageurs ont délaissé certaines destinations concurrentes pour des questions de sécurité, le nombre de visiteurs n’a cessé d’augmenter depuis 2010. En 2018, les recettes du tourisme dans le PIB se sont élevées à 8,2 % (4 points de plus qu’en 2009) et les 16 milliards d’euros générés ont représenté une augmentation de 9,6 % par rapport à l’année précédente. Selon le Conseil mondial du voyage et du tourisme, au Portugal, un euro sur cinq vient du tourisme. Et, d’après un rapport de l’Organisation mondiale du tourisme, le Portugal est le deuxième pays de l’OCDE le plus dépendant du tourisme, derrière l’Espagne. Une dépendance qui le rend particulièrement vulnérable aux évolutions du secteur. Enfin, le Portugal s’est largement tourné vers l’export. Il s’est ouvert au marché extérieur pour relancer et conforter son développement, mais a également opéré une montée en gamme de ses produits afin d’être moins dépendant des prix. Au cours des cinq dernières années, les

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exportations ont enregistré des taux de croissance annuels moyens de 4,2  %. Aujourd’hui, le poids des exportations dans le PIB représente 44 %, contre 28 % il y a dix ans. Le fait que le Portugal exporte majoritairement vers l’UE le rend toutefois particulièrement dépendant de la conjoncture économique de la zone. Peu à peu, tous les indicateurs économiques sont passés au vert, soutenus par ailleurs par un environnement économique international favorable. Le déficit public, qui avait atteint 6,4 % du PIB en 2012, devrait être proche de 0 % en 2019. Le taux de croissance, indice de l’augmentation des richesses, a culminé à 2,8 % en 2017, avant de ralentir (1,9 % prévu en 2019). Le taux de chômage a considérablement baissé, passant de 17,5 % au printemps 2013 à 6,3 % en février 2019. En mai 2017, l’ancien ministre des Finances allemand Wolfgang Schäuble, célèbre pour ses politiques très rigoureuses, surnomme M. Centeno le « Cristiano Ronaldo de l’Ecofin » – la formation qui rassemble les ministres de l’Économie et des Finances des vingt-huit États membres –, en référence au célèbre et talentueux joueur de football portugais. En décembre de la même année, M. Centeno est « adoubé » et devient président de l’Eurogroupe. Mais l’embellie économique ne masque pas certaines fragilités. « La politique du gouvernement socialiste n’a pas modifié les faiblesses structurelles de l’économie, expose Cristina Semblano. Le modèle se base sur des productions à faible valeur ajoutée et sur de bas salaires. La majorité des emplois créés correspond à du travail précaire, peu qualifié, que permet un code du travail – démantelé par le gouvernement précédent – qui exerce une pression à la baisse sur les salaires. » En échange du plan de sauvetage financier,

le Portugal s’était notamment engagé à réformer le marché du travail pour le rendre plus flexible. Assouplissement de la procédure de licenciement, réduction de coût du travail, baisse des allocations-chômage, entre autres, devaient restaurer la compétitivité et promouvoir la création d’emplois. Le gouvernement d’António Costa n’est pas revenu sur ces réformes. La reprise économique a effectivement permis la création de plus de 351 000 emplois entre 2014 et 2017. Mais le quinquennat précédent en avait vu disparaître près de 630 000. Avec la création de 44 000 emplois en 2017, le tourisme a largement participé à la baisse du chômage. Cette même année, il employait 8,2 % de la population active. Mais le secteur génère de nombreux emplois précaires et peu qualifiés. En 2018, près de 900 000 travailleurs étaient sous contrats atypiques (temps partiel, CDD…). Le nombre de travailleurs précaires a alors atteint son plus

haut niveau depuis 2011, date à laquelle l’Institut national de la statistique portugais a commencé à compiler des chiffres sur le sujet. Les mesures du gouvernement Costa ont tout de même fait baisser légèrement les inégalités et le taux de pauvreté. En 2017, 17,3 % des Portugais vivaient sous le seuil de pauvreté. Ils étaient 19,5 % en 2013. « Les politiques du gouvernement actuel ont renversé la tendance et stoppé l’évolution des taux de pauvreté et d’inégalité, observe Renato Miguel do Carmo, sociologue à l’Institut universitaire de Lisbonne. Mais les changements ne sont pas radicaux, parce que les facteurs qui contribuent à la montée des inégalités, la flexibilisation et la précarisation de l’emploi notamment, sont restés les mêmes. Le gouvernement essaye d’agir dans le secteur public mais il ne peut pas réguler le privé. » L’Institut national de la statistique a récemment souligné que la répartition des revenus dans le pays restait « assez asymétrique ».

Le Portugal et l’Europe Le 25 avril 1974, des militaires portugais renversent le régime autoritaire salazariste, en place depuis plus de quarante ans. Trois ans plus tard, le gouvernement de Mário Soares dépose la candidature du Portugal pour une adhésion à l’Union européenne. Le pays entre dans l’UE le 1er janvier 1986, ce qui participe à son développement économique. « L’Europe a été une bouffée d’oxygène considérable pour le pays, rappelle l’historien Yves Léonard, spécialiste du Portugal. L’adhésion à l’UE a permis non seulement au pays de rattraper ses retards de développement mais aussi à la population d’accéder à une image un peu irréelle et onirique de la

modernité. » Le Portugal rénove ses infrastructures et restructure certains des secteurs traditionnels de son économie (textile, vin, pêche…). « Les années 1990 sont une décennie un peu dorée, poursuit l’historien. Les taux de croissance sont supérieurs à ceux des autres États membres, le dynamisme est salué par tous et le pays est qualifié de “bon élève de l’Europe”. » C’est aussi une libéralisation rapide du pays, et un « démantèlement au coup par coup d’un modèle économique centré sur l’État », selon les termes d’Alan Stoleroff, professeur de sociologie qui signe un chapitre du livre Political Institutions and Democracy in Portugal d’António Costa Pinto.

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REGARDS // LA FRAGILE EMBELLIE DE L’ÉCONOMIE PORTUGAISE

REGARDS

La geringonça, le « bidule » qui fonctionne Après avoir gouverné le Portugal de 2011 à 2015, la coalition du Premier ministre sortant Pedro Passos Coelho (Parti social-démocrate, de centre droit) et des chrétiens-démocrates emporte les élections législatives le 4 octobre 2015. Avec 38,6 % des voix, elle reste toutefois loin de la majorité absolue. Après de laborieuses tractations, le Parti socialiste, le Bloc de gauche, le Parti communiste et le Parti écologiste « Les Verts » négocient une alliance inédite et font tomber le gouvernement de droite, devenu minoritaire au Parlement. Ainsi naît la geringonça, terme qui peut être traduit par le « bidule », le « truc » ou le « machin ». Les quatre partis se retrouvent autour d’un programme qui entend « tourner la page de l’austérité ». Depuis la Constitution de 1976 jusqu’aux élec-

tions de 2015, le Portugal avait toujours été gouverné par des exécutifs dirigés par le Parti socialiste (gauche et centre gauche) et le Parti social-démocrate (centre droit), avec différentes combinaisons. Ni le Parti communiste portugais, ni le Bloc de gauche (gauche radicale), ni Les Verts n’avaient fait partie d’un gouvernement ou ne l’avaient soutenu. Depuis la fin de la dictature, socialistes et communistes étaient en guerre. « Et, surpris, le pays a vu naître la geringonça », titrait en mai 2017 le ­Jornal de Negócios, journal économique d’orientation libérale. « Personne ne l’avait prédit, beaucoup l’ont maudit, mais après un an et demi, il était difficile d’imaginer un meilleur équilibre. L’économie croît bien, les comptes sont sous contrôle. »

De nombreux défis subsistent, selon l’aveu de M. Centeno lui-même, qui a écrit en juin 2018 un article pour VoxEU. org, le portail politique du Centre for Economic Policy Research, centre de recherche en économie basé à Londres. « Les stocks de dette privée et publique restent élevés. Des économies supplémentaires, internes et externes, sont nécessaires. Le chômage des jeunes et le chômage de longue durée ne sont pas encore revenus à leurs niveaux d’avant-crise. Le secteur financier a encore du chemin à parcourir pour retrouver sa santé. Pour maintenir les finances publiques sur une trajectoire de consolidation, les dépenses publiques devront continuer à être gérées avec beaucoup de soin. »

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Le gouvernement actuel a trouvé un équilibre fragile entre la bonne gestion des finances publiques et l’augmentation du pouvoir d’achat des Portugais. Une politique qui a pris quelques libertés avec le cadre libéral européen, sans toutefois s’en affranchir vraiment. La politique économique qui sera menée ces quatre prochaines années pourra être esquissée par les Portugais eux-mêmes, qui, après avoir donné une majorité de 33 % au Parti socialiste aux élections européennes du 26 mai dernier – contre 22 % au Parti social-démocrate, de centre droit, et 10 % au Bloc de gauche –, sont appelés à voter aux élections législatives en octobre prochain.

Le patron ? Le consommateur Permettre aux consommateurs d’acheter les produits qu’ils souhaitent et aux producteurs de vivre correctement de leur activité, c’est l’ADN de la marque « C’est qui le Patron ?! », cofondée par Laurent Pasquier. Par Séverine Charon

L

es produits de «  la marque du consommateur  » sont faciles à repérer sur les rayons de super­ marchés : la brique de lait est bleue, celle de jus de pomme verte, la motte de beurre est jaune… le tout fièrement estampillé « C’est qui le patron ?! ». La coopé­rative née en 2016 à l’initiative de Laurent Pasquier et Nicolas Chabanne se base sur un principe simple : proposer un produit qui satisfait à un cahier des charges établi par le consommateur en termes de prix, de composition, de provenance… et qui assure un revenu décent à son producteur. Pourtant, rien ne destinait Laurent Pasquier à faire bouger les lignes dans l’agro­ alimentaire. Doué en maths, ce fils de cadres qui grandit en banlieue parisienne enchaîne bac scientifique, école d’ingénieur et DEA de microélectronique. Ses études terminées en 1998, il rejoint le laboratoire de recherche du groupe Philips. Une seule ombre au tableau : le monde des nouvelles technologies dans lequel il travaille se restructure à marche forcée. « En douze ans comme ingénieur, j’ai vécu huit plans sociaux, raconte-t-il. Mon travail

me plaisait, mais l’ambiance était devenue franchement délétère. » En 2008, alors que les risques liés à la malbouffe sont de plus en plus pointés du doigt, le désormais jeune père fait les courses familiales, et il est soucieux de ce que mangent ses enfants. « Je regardais les étiquettes des produits au supermarché, et je réalisais que je ne disposais guère que du prix et de la marque pour choisir », explique-t-il. Et une question germe dans son esprit : comment faire le meilleur choix et le faire de façon raisonnée sur la base d’arguments objectifs ? Il s’attelle au sujet en bon cartésien qu’il est et étudie les étiquettes et les estampilles, compulse données publiques et valeurs nutritionnelles et fabrique une base de données. Puis il crée une grille d’évaluation des produits alimentaires en fonction du prix, de la composition, de la valeur nutritionnelle, de l’origine géographique… Les amis à qui il parle de ce drôle de passe-temps lui disent qu’eux aussi aimeraient disposer d’un outil qui leur permettrait d’y voir plus clair pour acheter les produits alimentaires en fonction de leurs critères. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 103


REGARDS // LE PATRON ? LE CONSOMMATEUR

Au travail, les restructurations continuent, le temps est aux plans de départs volontaires. Laurent Pasquier décide d’en bénéficier et de présenter un projet de création d’entreprise pour mettre sur pied cet outil d’aide au choix. En 2011, il quitte sa société et se lance dans l’entrepreneuriat. La création de cette base de données implique une grosse mécanique, masses de données et algorithmes, qui passionne l’ingénieur, ce qui lui permet de passer sans regrets de la micro­électronique aux produits alimentaires. En 2012, mesgouts.fr voit le jour. Le site, sorte de moteur de recherche en produits alimentaires, permet à chaque inscrit de fixer ses critères (prix, valeur nutritionnelle…) pour classer les produits. C’est une initiative très innovante et unanimement saluée. Mais les années passent et le nombre d’utilisateurs ne décolle pas suffisamment pour faire vivre l’entreprise. En 2015, Laurent Pasquier, qui n’a pas pu se payer et a dû licencier ses quelques salariés, s’apprête à jeter l’éponge. « J’imagi-

nais mal quitter un travail qui me plaisait autant. Est-ce que j’avais travaillé sur ce projet qui visait à aider les autres pour rien ? Malgré tout, j’y croyais, et c’est ce qui m’avait fait tenir jusque-là », se souvient-il. Ces années-là, l’agriculture va très mal. Les agriculteurs s’opposent violemment à Lactalis, qui refuse de payer le lait assez cher pour qu’ils survivent, arguant du fait que les conditions sont dictées par le consommateur. Laurent Pasquier est très sensible au sujet. Il a des attaches familiales avec les régions agricoles du Limousin, du Poitou et du Lyonnais, où il a passé enfant quelques semaines chaque été. Quand Nicolas Chabanne le contacte et lui propose de s’associer pour créer une entreprise dans l’alimentaire, l’espoir renaît. L’idée est de remettre consommateur et producteur au centre. De donner au consommateur la liberté de choisir les caractéristiques du produit qu’il veut trouver en rayon, tout en garantissant au producteur de vivre décemment de son travail. L’homme de marketing qu’est

La marque du consommateur Sur le site de C’est qui le patron ?! (lamarque duconsommateur.com), chacun peut contribuer à établir le cahier des charges du prochain produit en répondant à une dizaine de questions à choix multiples. Au mois de mai, c’était le tour du poulet. Type d’élevage, nourriture, croissance lente ou rapide et, bien sûr, niveau de rémunération de l’éleveur font partie des critères qui déterminent le prix de vente du poulet. Entre un poulet industriel nourri au soja payé au plus juste à l’éleveur et un poulet bio français dont le prix payé au producteur permet à ce dernier d’avoir du temps libre, le prix de

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vente va varier du simple au triple. À chacun de déterminer le poulet qu’il souhaite acheter, en fonction du prix qu’il accepte de payer. Chaque consultation a montré que les consommateurs sont prêts à payer pour un produit de qualité qui permette au producteur de gagner sa vie. C’est qui le patron ?!, c’est aujourd’hui 20 produits dans les rayons, 120 millions de produits vendus depuis le lancement du lait fin 2016, plus de 1 000 producteurs engagés dans la démarche et en moyenne 10 000 personnes qui votent pour chaque produit. L’entreprise compte 14 salariés.

Nicolas Chabanne a déjà imaginé le concept et les noms de marque : ce sera « C’est qui le patron ?! ». À Laurent Pasquier, devenu expert en produits, de trouver comment concilier les attentes du consommateur avec celles du producteur. Il imagine un questionnaire à choix multiple qui fera varier le prix en fonction des caractéristiques du produit afin de déterminer le compromis qualité/prix qui satisfera tout le monde. Les deux associés cofondateurs trouvent en Carrefour un distributeur pour le premier produit, du lait évidemment. Ils identifient un conditionneur. Reste à trouver les producteurs. La crise du lait bat son plein, mais les éleveurs, liés par contrat à leur acheteur, craignent de se jeter dans l’inconnu. C’est le hasard qui leur permet de démarrer. Au bord de la faillite parce qu’ils vendent leur lait de pâturage à vil prix à un industriel italien, une cinquantaine de producteurs réunis en coopérative distribuent des affichettes dans les super­

La brique de lait est bleue, celle de jus de pomme verte, la motte de beurre est jaune…

marchés de l’Ain, aux alentours de leurs exploitations. Le directeur d’un Carrefour en lit une, la transmet à son directeur régional, qui la fait parvenir au directeur de la filière lait du groupe… celui qui cherche avec Laurent Pasquier et Nicolas Chabanne qui pourrait les approvisionner pour mener à bien leur projet ! Contact est pris avec les laitiers, les consommateurs sont consultés et le prix de vente en rayon permet d’acheter le lait assez cher pour que les cinquante et une exploitations et les quatre-vingts familles qui en dépendent soient sauvées de la faillite. Depuis, les lancements se succèdent. Et les initiatives de C’est qui le patron ?! ont fait parfois bouger les lignes chez les concurrents. « Ma grande fierté, c’est de voir que le lait de pâturage est reconnu à sa juste valeur et payé plus cher par d’autres marques », se réjouit Laurent Pasquier. Désormais, pour continuer d’aider chacun à se prendre en main, il accompagne aussi le développement de projets similaires à l’étranger.

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out le monde se souviendra d’où il était et de ce qu’il faisait quand Notre-Dame de Paris a brûlé. C’est cela un événement : quelque chose qui entre vraiment dans nos vies, et qui nous bouleverse même si l’on n’est pas concerné directement. Et il faudra se souvenir aussi que, tandis que Notre-Dame fumait encore après avoir offert au monde un authentique spectacle de gothique flamboyant, de prodigieux gestes de solidarité se sont manifestés, le choc émotionnel aidant. François Pinault, par exemple, a aussitôt annoncé qu’il débloquait 100 millions d’euros, bientôt suivi par Bernard Arnault, la famille Bettencourt et quelques autres, qui ne voulaient pas être en reste. Je me suis fait la réflexion, dans mon petit cœur naïf, que ces masses d’argent dormaient donc quelque part. Où ? Servant à qui ? À quoi ? Une cathédrale ne brûle pas tous les jours, mais tous les jours des gens mangent mal, sont mal logés, finissent le mois sur les jantes, meurent quelquefois dans la rue. Vous me direz que cela n’a pas grand-chose à voir. Si le problème des religions chrétiennes, de leurs sectes ou de leurs Églises, dont les cathédrales sont

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Fauconnier

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l­’emblème et la vitrine multiséculaire, était réellement leur message proclamé de partage, de salut et d’empathie, cela se saurait depuis longtemps.

Vent mauvais

J

e ne connais pas encore le résultat des élections européennes, mais je peux sans trop de risque écrire qu’elles sont d’ores et déjà catastrophiques, quel que soit le score des partis nationalistes, identitaires, fachoïdes ou assimilés. La montée des populismes était prévue depuis de nombreuses années – je pourrais vous resservir des chroniques d’il y a au moins quinze ans, je n’en suis pas si fier, il suffit de connaître un peu l’histoire et ses ressorts – dans une Europe qui a mis l’économie et la finance devant la politique et la culture, au forceps ; qui a intégré des partis sans tradition démocratique pour les arrimer à l’Ouest, afin de les dégager de l’orbite russe ; qui a oublié d’expliquer comment fonctionnait réellement son organisation – mal du reste à maints égards. Ce que l’on explique moins, ce sont les forces venues des profondeurs de l’histoire qui nourrissent les extrêmes droites européennes, bien au-delà des

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réactions primaires et versatiles des « peuples », mot de peu de sens, concept flou ; en fait une fraction du « peuple », des petits blancs inquiets, hargneux et manipulés par des démagogues, animés par des réflexes tribaux et la tentation du repli derrière ses frontières, sinon ses murs. Il y a bel et bien une autre extrême droite, structurée depuis des siècles et qui existe encore, en apparence antédiluvienne et un peu ridicule avec ses traditionalistes, ses rêveries illusoires d’un passé idéalisé et ses fins de race podagres, en réalité influente, qui attend son heure depuis Richelieu et Mazarin : celle qui n’a jamais digéré la mise au pas des féodalités par Louis XIV, qui a peu goûté la Révolution française – on la comprend –, encore moins la révolution d’Octobre et la chute du tsarisme. C’est cette extrême droite là, minoritaire, résiduelle, mais idéologiquement solide, qui est réellement dangereuse, car elle a une stratégie, et non les crétins aux crânes rasés et aux slogans débiles qui en sont les instruments : le salut viendra de l’Est, longtemps le repère du diable communiste. Cette extrême droite, à l’occasion monarchiste, « chrétienne » au pire sens du terme, qui communie dans l’admiration nostalgique de Mussolini ou de

Franco (Hitler est peu présentable), soutient la frange la plus réactionnaire de l’orthodoxie religieuse russe. Son héros est Poutine, car c’est par lui que peut renaître un ersatz de la vieille Russie impériale et, au-delà, une Europe des frontières et des petits États, au risque de ranimer les conflits. Si l’Europe explose, comme en rêvent Russes, Américains et Chinois, je ne lui donne pas dix ans avant que les armes ne parlent à nouveau. Le clown Salvini, Marine Le Pen et toute la tourbe agissante de l’extrême droite européenne, dans leur cour empressée à Poutine, sont les instruments de cette collaboration nouvelle, intelligence avec une puissance étrangère qui leur eût valu en d’autres temps quelques menus ennuis. À l’heure où j’écris, un scandale secoue l’Autriche. Le vice-chancelier Heinz-Christian Strache, un facho bon teint, s’est fait gauler via une vidéo dans laquelle on le voit magouiller de la façon la plus miteuse avec la fausse nièce d’un oligarque russe pour, entre autres, obtenir des fonds et lui faire obtenir des marchés publics. Je crains que sa démission ne change pas grand-chose à la bêtise tragique des électeurs européens sensibles aux chants de ces sirènes putrides. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 107


SAISONS // DISSIDENCES

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Par Paul Samangassou

es ain ic

n vérité je vous le dis, nous sommes cernés. Isolés, désunis, éparpillés façon puzzle, nous mourrons. Poutine à l’est, Trump à l’ouest. Et, un peu plus loin, la Chine. Poutine est peut-être un tigre de papier, Trump un autre clown, mais dangereux comme une bombe H. Et son ex-âme damnée, Steve Bannon, est dépêchée en Europe pour la détruire, ni plus ni moins. Et qui lui prodigue risettes, mamours, papouilles et coups de langue coquins ? Devinez. Oui, c’est la mégère. Mais le pire n’est peut-être pas dans ces gesticulations obscènes et ces entreprises de destruction perpétrées avec la complicité de la vermine brune. La vraie menace immédiate est celle des « soft powers », des « erreurs » de Facebook, qui après le scandale Cambridge Analytica, a laissé se diffuser la vidéo du massacre de musulmans perpétré dans les mosquées de Nouvelle-Zélande par un suprémaciste blanc décérébré, qui a filmé ses meurtres en les commettant. Pendant dix-sept minutes, ces images sont passées sans filtre, sans que la plateforme réagisse, et elles sont évidemment devenues virales, relayées aussitôt par d’autres sites, reproduites des millions de fois. Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, s’est excusé. Sa créature lui a échappé, mais cela ne se reproduira plus, promis juré. Puis il est venu à Paris rencontrer Macron. Zuckerberg est un petit malin. Quand il sent un peu trop le vent du boulet, il montre sa bonne bouille de nerd juvénile, et il s’excuse, acte de contrition très à l’américaine. Ces temps-ci, il passe son temps à se flageller. Il a même déclaré récemment que non, non, loin de lui l’idée de priver les citoyens du monde de leur vie privée, la vie privée est chose sacrée. Lui n’est pas le premier Vint Cerf venu, chef évangéliste de Google sur Internet, qui déclarait récemment que la vie privée était désormais une anomalie. Zuckerberg affirme au contraire qu’il faut la protéger, ne pas traquer via leurs achats, leurs messages ou leurs photos les habitudes des habitants de la planète Terre, leurs goûts, leurs idiosyncrasies, leurs secrets les plus intimes pour en tirer profit. Luimême a d’ailleurs racheté cinq maisons autour de

chez lui pour être tranquille, et éviter d’être espionné. Bien sûr, on le croit ! Mais Zuckerberg a beau être l’homme le plus riche du monde, ou en passe de le devenir, il est petit joueur à côté des Chinois. Voilà des gens sérieux. Je ne feindrai pas de revenir de Chine, je n’y ai jamais mis les pieds et j’ai bien l’intention de continuer, je n’aime pas les dictatures à la fois communistes et capitalistes. Du reste, je voyage peu ces temps-ci, mon bilan carbone est exemplaire. Hostile au tourisme de masse, je ne vais pas en plus… Mais je m’égare. Ah oui, la Chine. Au pays de Confucius, la grande affaire, le projet suprême est le flicage total de la population. Des expériences sont menées dans des villes pilotes. Le principe, c’est de noter les gens. De distribuer des bons points aux bons citoyens, et des mauvais aux mauvais. Un bon citoyen s’occupe de ses vieux parents, rembourse ses crédits et élève bien ses enfants. Un mauvais citoyen achète des jeux vidéo, boit, fume, baise comme un castor, critique le gouvernement et a de mauvaises fréquentations. Si vous dénoncez vos voisins, vous pouvez aussi gagner des points, qui vous donnent accès à des crédits avantageux, ou à de bonnes places dans les transports. Grâce aux millions de caméras qui maillent le pays, et aux systèmes de reconnaissance faciale, vos gestes sont scrutés, vos sourires, vos mimiques, vos mouvements déviants, sans parler de vos communications. Grâce à l’intelligence artificielle, on espère même bientôt être en mesure de prévoir les crimes et délits, selon des probabilités induites par les compor­te­ ments. Minority Report en avait rêvé, les Chinois sont en train de le réaliser. Cette chape de plomb qui pèse sur les faits et gestes des individus a toujours été la règle en Chine. Quelques bons apôtres aux tropismes totalitaires font même la réflexion qu’on ne dirige pas un pays d’un milliard et demi d’habitants comme une province française. Les Chinois, comprenez-vous, ne sont pas comme nous. D’abord, ils sont jaunes, ils ont les yeux bridés, et on les dit de surcroît fourbes et cruels. Mais, s’ils ne sont pas comme nous, il n’est pas tout à fait exclu qu’en des temps rapprochés, grâce aux inlassables progrès des big data, nous devenions comme eux…

Notre avenir chinois


SAISONS // BALADES AFRICAINES

M

on pays dans le Sahel camerounais m’attire comme la lumière attire les insectes les soirs d’hivernage, lorsque les tornades, aussi soudainement qu’elles ont déversé leurs trombes d’eau sur les cases, s’arrêtent sans bruit, laissant les hommes abasourdis par une telle violence. Et chaque fois que j’y retourne se reproduit inlassablement cette espèce d’enfantement à la vie réelle, profonde, dépouillée et pourtant si riche des rires d’enfants, de la peine portée avec dignité, de la beauté sauvage et naturelle des choses qui n’ont pas encore été totalement altérées par la « modernité ». Cette fois, mes pas m’ont ramené à Garoua, chef-lieu de la région du Nord où, avec des amis, j’ai décidé de contribuer de manière plus efficiente et efficace à la réduction de l’incidence de la pauvreté par la création d’un institut de formation professionnelle pour travailleurs sociaux et humanitaires et d’un centre médico-social. L’enseignant que j’ai refusé d’être – pour préférer la formation et l’accompagnement des adultes dans les villages – a été rattrapé par le virus de la transmission d’une connaissance utile et surtout exploitable. Je dispense des cours dans cet institut de soixante-dix étudiants et je profite de mes week-ends pour me rendre où j’ai vu le jour, sur les berges du fleuve Logone.

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J’aime à parcourir les longues pistes qui me permettent d’aller recharger mes accus. Tôt ce matin de la fin d’un mois d’avril à la chaleur particulièrement éprouvante, j’ai baissé la vitre de la voiture que mon frère conduit, afin de profiter des dernières bouffées de fraîcheur que le soleil s’empressera de dissiper avant longtemps. De part et d’autre de la route, dont l’excellente qualité est en totale contradiction avec la corruption qui conduit à l’attribution des marchés publics à des entreprises sans qualifications, je vois défiler des paysages étonnants. Ces grandes étendues sèches – vertes de la couleur des arbustes et des arbres qui, selon la nécessité et la fertilité des sols où ils poussent, se sont adaptés à l’environnement dont ils tirent l’eau nécessaire à leur survie…, jaunes de la couleur des herbes et des tiges de mil que le soleil a brûlées…, ocres par endroits de la structure des sols et du limon… – sont un régal pour les yeux. L’esprit peut s’attarder sur les nuances de couleurs qui s’étendent à perte de vue, vagabonder au gré de mon humeur, tantôt joyeuse, tantôt mélancolique, parfois bougonne. L’air est sec et chaud. Et du tréfonds de mon cœur surgit, sans crier gare, ce poème de Birago Diop qu’à force de coups de chicotte mon maître du cours moyen a réussi à nous faire apprendre par cœur. Écoute plus souvent Les Choses que les Êtres La Voix du Feu s’entend, Entends la Voix de l’Eau. Écoute dans le Vent Le Buisson en sanglots : C’est le Souffle des ancêtres. Je ferme les yeux et me laisse bercer par la musique de ces vers que notre maître déclamait de sa voix chaude et grave. Je me plais à l’imiter, en respectant le rythme qu’il imposait aux strophes pour leur faire dire le potentiel dont l’auteur les a chargées. Ce faisant, le paysage prend une autre allure, change d’aspect, me donne à voir des choses que je n’imaginais pas : les choses, les êtres, le feu et l’eau… Les arbres qui s’animent, prennent vie, se mettent à

bouger, se parlent, se disputent, se déplacent… Se déplacent-ils vraiment ou est-ce le mouvement de la voiture qui produit cet effet ? Peu importe. C’est le souffle des ancêtres… Et je me surprends à imaginer la création de l’univers. Et si Dieu n’avait pas créé l’univers en six jours, comme le laisse accroire le récit de la création qui est devenu un prêt-à-penser commode pour tous ceux qui ont en partage la culture judéo-islamo-chrétienne ? Six jours, c’est bien peu pour créer un monde aussi complexe et aussi merveilleux. Six jours pour faire d’une terre aride et réputée inhospitalière une telle succession de couleurs, de senteurs, de paysages, d’hommes et de femmes heureux malgré tout semble peu réaliste. Je crois que Dieu a peaufiné son œuvre pour la rendre attractive, disposant chaque être et chaque chose là où il est le mieux adapté. Ceci expliquerait qu’il m’ait fait naître là-haut, dans cette région où la morsure du soleil m’a plus que buriné la peau ; elle me l’a carrément noircie, me permettant ainsi de laisser mon bras pendre négligemment sur la portière de la voiture sans craindre d’attraper un coup de soleil. C’est aussi pourquoi je me sens implanté dans cette terre où j’ai pris racine et où, autant que je le peux et aussi souvent que j’en ai la possibilité, j’essaie d’écouter tant les choses que les êtres. Ma conviction est que Dieu a pris son temps pour soigner chaque aspect de sa création, ainsi que le montrent les découvertes scientifiques qui prouvent que l’univers est en expansion permanente et qu’il n’a pas de fin. Et donc qu’il n’a pas de début. Et donc… « Au Commencement, Dieu créa le Ciel et la Terre » est une simple vue de l’esprit, puisqu’il n’y a, en réalité, pas de commencement pour un Dieu éternel. Mon audace théologique me surprend et je me morigène. La foi catholique dans laquelle j’ai été élevé enseigne autre chose. Je ne devrais pas avoir ces pensées parasites qui me font dire autre chose que ce qui est révélé et attesté par l’Église. Et pourtant, au fond de moi, j’ai le sentiment que mes divagations théologiques ont du sens. Je ne me sens jamais autant connecté à la nature que quand je contemple, du haut d’une montagne ou de la fenêtre d’une voiture qui roule, ces grandes

étendues où les branches des arbres sont tordues comme si on les avait torturées. Peut-être révèlentelles le combat que les êtres et les choses livrent à une nature dont l’hostilité n’épargne ni les hommes ni les animaux. À moins que ce ne soient les âmes torturées des défunts ancêtres dont la vie n’a pas été un long fleuve tranquille. Mon esprit de catho facétieux imagine que ces arbres sont habités par les dictateurs africains et leurs complices occidentaux à qui nous devons en partie notre état de misère permanent. Quoi qu’il en soit, je pense à tous mes morts, aux personnes que j’ai connues et dont la vie exemplaire, les actes de charité et de bienfaisance, les capacités de résolution et de désactivation des conflits ont permis de soulager des misères, petites ou grandes. Peu importe où ils sont car, avec Birago Diop, j’ai la conviction peu chrétienne que : Ceux qui sont morts ne sont jamais partis, […] Ils sont dans le tison qui s’enflamme. Ils sont dans le feu qui s’éteint, […] Ils sont dans les herbes qui pleurent… Alors que je viens d’atteindre l’espérance de vie moyenne d’un Camerounais, je me sens plus proche de ceux qui sont partis et qui, curieusement, sont partout présents et se manifestent de façon palpable, en prenant des formes diverses. Je me sens d’autant plus proche d’eux que je me sens obligé d’interroger ma « foi d’Africain » et de la confronter à celle de mes ancêtres. Mon esprit reprend donc son vagabondage théologique et ses questionnements impertinents. Je me demande si ceux qui « sont dans les herbes qui pleurent » ne me poussent pas du coude pour que je me grille aux yeux de mes frères en religion. Si Dieu a voulu que chaque chose et chaque être soit à sa place, ce désir n’est-il pas en soi une élection ? Et, dans ces conditions, la notion même de « peuple choisi » n’est-elle pas une prétention, surtout quand cette prétention, par divers procédés, s’impose au monde entier comme une vérité essentielle et définitive ? Dieu serait-il encore Dieu s’il avait une préférence et une prédilection particulières pour un peuple plutôt que pour un autre ? LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 111


SAISONS // BALADES AFRICAINES

Ma conviction est que Dieu a pris son temps pour soigner chaque aspect de sa création, ainsi que le montrent les découvertes scientifiques qui prouvent que l’univers est en expansion permanente et qu’il n’a pas de fin. Et donc qu’il n’a pas de début.

Le fait même de désigner un peuple comme étant le sien ne lui enlève-t-il pas une part de la divinité dont ceux qui s’en réclament de façon directe ou indirecte disent qu’elle est juste et miséricordieuse ? La seconde partie du voyage est ponctuée, comme la première, de réflexions personnelles et de paroles échangées avec mon frère sur des sujets aussi variés que la politique locale et régionale, la vie sociale, l’Éducation nationale – dont personne ne sait quel type de citoyens elle forme –, les nombreux foyers de tension créés par l’incurie des hommes politiques, l’accès aux soins médicaux… Dans la torpeur de la voiture, je repense à cette scène d’un surréalisme saisissant à laquelle j’ai assisté au centre médico-­social que nous essayons, avec courage et ténacité, de mettre sur pied. Ces dernières semaines m’ont amené dans plusieurs pays africains, où j’ai animé sans prendre de repos une succession de séminaires dans des conditions de confort relatif. Me sentant fatigué, je suis allé voir le médecin. Au centre sont hospitalisés six malades, dont deux, opérés trois jours plus tôt pour diverses pathologies, entamaient leur convalescence. Il faut dire que nombre de malades sont impécunieux et que les hôpitaux publics sont souvent sans pitié pour ceux-là : s’ils ne peuvent pas payer ce qui leur est demandé, ils ne sont simplement pas soignés ou bien sont retenus contre leur gré jusqu’à l’apuration de leur dette. C’est pourquoi certains, ayant entendu parler de notre centre, viennent solliciter nos services pour se faire prendre en charge. Les 112 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

malades hospitalisés quand je m’y rends sont tous dans ce cas. Une infirmière est en train de prélever le sang d’un donneur, qui se trouve être le directeur du centre de santé : devant l’incapacité de la famille à réunir les fonds nécessaires pour l’achat d’une poche de sang à la banque de l’hôpital régional, il a décidé de donner le sien. Le lendemain, après la transfusion, c’est l’une des quatre infirmières qui offrira le sien. Quelques jours après, les membres de l’association, réunis en assemblée générale, feront part de leur émotion devant ces actes altruistes et spontanés, qui nous confortent dans la conviction que nous avons eu raison de nous engager dans une telle initiative. Le chemin est encore long, mais notre détermination est grande. Il faut plisser les yeux pour essayer d’atténuer la luminosité induite par les rayons d’un soleil qu’aucun nuage ne vient voiler. La saison des pluies n’est pas encore là. « Êtres et choses » vont devoir supporter quelque temps cette période de purgation qui précède les grandes pluies. Mais déjà les premières mangues sont là pour rompre la monotonie de la consommation de fruits secs. Par une association d’idées dont le Bon Dieu a le secret, me revoilà repris par les démons d’une origine paysanne dont je n’arrive toujours pas à me défaire totalement. Suis-je d’abord africain et seulement après chrétien ? Ou bien suis-je chrétien avant d’être africain ? J’avoue que c’est bien mélangé dans ma tête. Autant mon fils, avec qui j’ai de longues discussions, se considère tout simplement chrétien, n’ayant connu

d’autre religion que le christianisme, autant je me sens « écartelé » entre deux représentations cosmo­ goniques du monde. Il me faut en permanence jouer à l’équilibriste entre deux modèles, deux formulations, deux façons de lire le monde à la lumière des outils qui m’ont été donnés : ceux de ma tribu, dont les ancêtres ont su lire les signes des temps à une époque où le christianisme n’avait pas encore franchi les limites du désert du Sahara, et ceux du catholicisme, dont l’implantation est bien postérieure à la Réforme et qui charrie des conceptions et des formulations intellectuellement complexes. À la catéchèse déjà, certains mots n’avaient pour nous aucun sens, n’ayant de correspondants ni dans notre lexique religieux, ni dans notre lexique général. L’âme et l’esprit, les apôtres et les disciples, un dieu un et trine, vin, communion, baptême, rois mages – traduit improprement par devins, lesquels seront farouchement combattus par l’Église –, pain, blé, blanc comme neige, saints, enfer, paradis et purgatoire… Et Dieu seul sait la gymnastique intellectuelle à laquelle il fallait se livrer pour donner l’impression qu’on avait compris quelque chose. La meilleure façon de montrer qu’on avait bien tout assimilé consistait à répéter des formules toutes faites. Je m’en suis très bien accommodé, prouvant par là même que des contradictions peuvent très bien cohabiter dans une même personne sans impacts visibles sur sa façon d’être au monde. Sauf que la mémoire est facétieuse et s’invite sans autre forme de procès dans un débat interne qui, à vue de nez, ne la concerne pas. Elle se mêle de ma réflexion, qui s’oriente vers les devins, prêtres et oracles de nos traditions. Nos devins, mis au chômage par les nouvelles religions, ne savaient plus, ne voulaient plus ou ne pouvaient plus faire parler les oracles. Personne ou presque ne les considérait comme utiles puisqu’à la lumière des religions révélées leurs techniques s’apparentaient à de la superstition de bas étage. Heureusement ou malheureusement, les religions traditionnelles ou plutôt les pratiques religieuses des différents peuples connaissent un léger rebond, cependant que le christianisme, et principalement

le catholicisme, traverse l’une des crises les plus graves de son histoire, dès lors qu’un schisme n’est pas à exclure. Le pape vient d’être accusé d’hérésie par une quarantaine de professeurs de théologie, qui demandent aux évêques de le déposer. Beaucoup pensent que l’Église catholique s’achemine vers un autre schisme, elle qui n’arrête pas d’affirmer qu’elle a été créée par Dieu et qu’elle détient les clés du Ciel. Puis, du coq à l’âne, l’incendie de Notre-Dame de Paris envahit mon esprit. Ce point de ralliement des chrétiens du monde entier, lieu de pèlerinage de premier plan, qui a traversé le dernier millénaire en défiant les guerres et les intempéries, monument d’attraction des touristes du monde entier, sans lequel Paris perdrait un peu de sa superbe, qui brûle comme du bois sec. Est-ce la mentalité magico-­ religieuse dont nous ont affublés les anthropologues occidentaux, mais je ne peux m’empêcher de penser que, faute d’avoir écouté la Vierge Marie, qui y a élu domicile, les Français n’ont pas su la retenir quand elle a décidé de quitter les lieux avec son Fils, laissant au malin le soin de mettre le feu à la cathédrale. Écoute plus souvent Les Choses que les Êtres […] Des Souffles plus forts qui ont pris Le Souffle des Morts qui ne sont pas morts, Des Morts qui ne sont pas partis, Des Morts qui ne sont plus sous la Terre.

À suivre…

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CULTURE // PATRIMOINE

D’une cathédrale l’autre

Théologien de renom, Joseph Doré a été archevêque de Strasbourg pendant une dizaine d’années. Après son retrait, il a lancé avec l’éditeur alsacien Bernard Reumaux, directeur de La Nuée Bleue, une collection de référence sur les cathédrales. « Elles se dressent au milieu du vain bruit de nos cités et sont comme des voix qui crient dans le désert », dit-il. Une vingtaine de titres sont déjà parus. Le soir de l’incendie de Notre-Dame de Paris, Joseph Doré a regardé longuement et avec anxiété les images à la télévision, craignant, comme beaucoup d’autres, qu’elle ne s’effondre.

L’incendie de Notre-Dame de Paris, le soir du 15 avril dernier, a eu un immense retentissement à travers le monde. Comment l’expliquez-vous ? Les cathédrales sont fondamentalement les marqueurs de la civilisation européenne. C’est pour cela d’ailleurs que j’ai eu du mal à comprendre les réticences qu’il y a eu à reconnaître les racines chrétiennes de l’Europe. Topographiquement, elles ont structuré le paysage. Lorsque vous arrivez à Strasbourg, ce que vous voyez en premier, c’est la flèche de la cathédrale. Cela s’inscrit dans quelque chose qui vient de loin. Une cathédrale, c’est aussi un lieu qui ouvre à une expérience esthétique majeure. Il y a peu d’endroits où l’on peut être envahi à ce point par le beau. C’est réellement une expérience de grâce. Chacune d’entre elles est une merveille. Quand on me demande celle que je préfère, je réponds bien sûr Strasbourg, parce que c’est celle qui m’a 114 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

donné accès à la grâce de toutes les autres. Les cathédrales sont aussi des lieux de rassemblement, des lieux marqués par l’histoire et la politique. En août 1944, où va le général de Gaulle lors de la libération de Paris ? À Notre-Dame ! Que pensez-vous du débat actuel sur la restauration de Notre-Dame ? Il ne faut pas craindre de donner leur chance à de nouvelles techniques et à de nouvelles sensibilités. Cela fait partie de la vie des cathédrales. Je suis convaincu qu’il y a moyen de constituer des instances de réflexion rassemblant les spécialistes de la construction et de l’entretien des monuments historiques. Les instances religieuses doivent, bien sûr, être associées ; cela ne se discute pas pour ce qui concerne l’intérieur du bâtiment. Contrairement à beaucoup d’édifices – les châteaux, par exemple –, les cathédrales continuent à vivre ce pour quoi elles ont été construites.

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas au seul pouvoir politique de décider, ni aux seules autorités religieuses. Il s’agit de formuler des requêtes porteuses d’un double souci : rester dans l’esprit de l’édifice, de ce qui l’a porté, de ce qui l’a fait vivre, pour le faire vivre plus loin, plus longtemps, tout en tenant compte des apports des techniques et des sensibilités contemporaines. Cela a-t-il du sens de vouloir reconstruire à l’identique ? Si vous reconstruisez un portail partiellement abîmé, il ne faut pas le défigurer mais chercher une mise en valeur cohérente. Si c’est une flèche qui a complètement disparu et qui n’est pas la flèche initiale, il n’y a rien, de mon point de vue, qui s’impose. Lors de la construction de la pyramide du Louvre, l’objectif était d’assurer une meilleure distribution du public mais aussi de ne pas défigurer le bâtiment. La solution trouvée a combiné astucieusement ces impératifs sans être esthétiquement offensante. Il y a là, me semble-t-il, un exemple à suivre. Y a-t-il eu ces dernières décennies un renouveau des cathédrales ? Dans mon enfance, la cathédrale de Nantes – je suis originaire de la région – était un édifice qui avait certes sa noblesse, mais restait quand même un lieu lointain, un peu poussiéreux. Il ne représentait pas quelque chose de central, ni de vital. Même si ce n’était pas directement son intention, le concile Vatican II a contribué nettement à la revalorisation des cathédrales. Il a revalorisé la responsabilité de l’évêque dans l’Église, rattaché au peuple auquel il est envoyé. L’évêque symbolise ce projet de rassemblement que Dieu a pour son peuple. Il y a eu alors une revitalisation des grandes célébrations autour

de lui, telle la messe chrismale pendant laquelle l’évêque consacre ou bénit les huiles saintes. En France, l’un des évêques qui a été déterminant dans ce sens, c’est Jean-Marie Lustiger, qui a considérablement exploité le renouveau de Vatican II à Notre-Dame de Paris. Qu’est-ce qui vous a conduit à créer votre propre collection sur les cathédrales ? Il y a eu un lien fondateur entre la cathédrale de Strasbourg et ma responsabilité épiscopale. C’est là que j’ai été ordonné évêque. Pendant la cérémonie, je me suis allongé de tout mon long, comme il est d’usage dans ces circonstances, sur le dallage du chœur de la cathédrale. Toute l’assemblée a alors prié pour me donner les moyens de répondre de mon mieux à l’appel qui m’avait été adressé. J’ai été très attaché à cette cathédrale, très séduit par l’édifice. Un jour, je me suis demandé si nous la valorisions suffisamment. En discutant avec mes collaborateurs, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas d’ouvrage qui en donnait une vue d’ensemble. Comme j’ai été éditeur et universitaire, je me suis laissé convaincre de diriger un ouvrage qui soit à la fois scientifique – avec les contributions de spécialistes – et accessible à un large public. J’ai voulu que l’image soit aussi importante que le texte. L’ouvrage a été conçu en trois parties. La première raconte l’histoire de la construction des origines jusqu’à nos jours. La deuxième recense les richesses du lieu, les vitraux, les tapisseries, les cloches, les statues, les autels, etc. Nous terminons en racontant, dans une troisième partie, les événements qui ont eu lieu dans l’édifice. L’ouvrage a connu un très vif succès. Lors d’une présentation à la librairie La Procure à Paris, j’ai eu l’idée, LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 115


CULTURE // PATRIMOINE

avec Bernard Reumaux, le directeur de la maison d’édition La Nuée Bleue, de poursuivre par une collection, « La grâce d’une cathédrale ». Nous avons décidé alors de lancer un ouvrage sur celle de Reims à l’occasion de ses 800 ans. Pour NotreDame de Paris, nous avons attendu son 850e anniversaire, célébré en 2013. Quels sont vos chantiers ? Nous sommes en train de préparer des ouvrages sur les cathédrales de Metz et d’Autun, qui paraîtront à l’automne. Nous avons aussi intégré à la collection des édifices qui ne sont pas des cathédrales, tels que la basilique de Vézelay ou l’église Saint-Roch à Paris. Nous avons également un livre en préparation sur une autre église parisienne, la magnifique Saint-Eustache.

© Ludovic Marin/AFP

L’entretien des cathédrales pose-t-il, selon vous, un problème ? En France, nous avons toutes les compétences et tout l’engagement pour cela. L’entretien de ces bâtiments demande, bien sûr, d’importants investissements. Le principe de la gratuité d’accès me paraît essentiel. Même en le maintenant, il est possible, je crois, de trouver des solutions. Avec quatre millions de visiteurs par an, la fréquentation de la cathédrale de Strasbourg arrive juste après celle de Notre-Dame de Paris. Vous ne me ferez

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pas croire qu’aucun de ces touristes ne va boire une bière ou ne réserve une chambre d’hôtel ! Le chef-d’œuvre qu’on visite s’inscrit dans un environnement. Il y a des ressources et des contributions à mobiliser pour aider aux financements de l’entretien. L’accès à certaines parties du monument peut ainsi être payant ; c’est le cas à Strasbourg pour monter dans la tour. Par ailleurs, même si on daube un peu là-dessus, les cierges constituent une source d’apports qui est loin d’être négligeable. Allumer un cierge est un geste qui traduit quelque chose d’une attitude intérieure, qui atteste de notre présence à un moment donné dans un lieu ! C’est peut-être un peu délicat de poser cette question, mais quels ont été, outre Strasbourg, vos grands coups de foudre ? Amiens, bien sûr ! Chartres aussi, magnifiquement remise en valeur par sa restauration. Il y a aussi la primatiale de Lyon et son splendide banc de pierre des premiers siècles derrière l’autel, où s’asseyait le presbytérium. J’aime beaucoup aussi la cathédrale d’Albi, celle de Clermont également pour son implantation dans la ville et sa cohérence avec le paysage. Propos recueillis par Bernadette Sauvaget.

« La grâce d’une cathédrale », collection dirigée par Joseph Doré aux éditions La Nuée Bleue (Strasbourg) Strasbourg, Joseph Doré (dir.), 2008 Reims, Thierry Jordan (dir.), 2010 Notre-Dame de Paris, André Vingt-Trois (dir.), 2012 Chartres, Michel Pansard (dir.), 2013 LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 117


CULTURE // LIVRES

Portrait deet,femme au milieu, avec fille Fille de l’actrice Dominique Laffin, Clémentine Autain livre le récit méconnu de son enfance, secouée par une mère instable. Il lui aura fallu plus de trente ans pour parvenir à se pencher sur les premières années de sa vie et réhabiliter l’image de sa mère. Par Marjolaine Koch

E

lle était exubérante, radieuse, libre et prête à brûler la vie par les deux bouts. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle l’a consumée, plus vite que la plupart des gens. Qui se souvient aujourd’hui de Dominique Laffin ? Morte à 33 ans, l’actrice reste un vague souvenir dans l’esprit de quelques cinéphiles avertis. Pourtant, dans les années 1970, elle fut une étoile montante du cinéma et tourna avec Claude Miller, Catherine Breillat, Jacques Doillon… Un parcours inattendu pour celle qui, à 20 ans, se morfondait dans son pavillon de banlieue parisienne, entourée d’un conjoint chanteur et d’une toute petite fille. C’est en fait l’histoire d’une jeune femme engoncée dans une vie étriquée et qui, à l’âge de 22 ans, fait exploser le carcan pour éviter de succomber à la morosité d’un quotidien trop prévisible. Elle court les castings, décroche ses premiers rôles, éblouit et se rapproche du César. Mais à trop vouloir profiter, elle se consume, se fait happer et bascule dans l’imprévisible. L’alcool, la souffrance. Les ailes brûlées. La trentaine qui arrive, des rôles qui se raréfient car l’imprévisibilité

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est incompatible avec un tournage. Puis, la chute : on la retrouve sans vie, à 33 ans, dans son bain. Une étoile filante du cinéma français. C’est le récit que connaissent justement les cinéphiles ayant encore en tête le parcours de Dominique Laffin. Mais il existe un autre récit. Celui d’une enfant qui grandit dans son ombre, au cœur des péripéties de sa vie agitée, et qui, passé la quarantaine, choisit d’en faire un livre. Cette enfant, c’est Clémentine Autain. Pour la première fois, après avoir soigneusement scellé le couvercle de ses souvenirs des décennies durant, elle le soulève avec prudence. En racontant ses émotions tout d’abord. Celui de ces années aux côtés d’une mère imparfaite, qui berce sa fille de sept ans en l’assurant qu’elle va rester là près d’elle, avant de sortir rejoindre des amis une fois qu’elle est endormie, provoquant ainsi une panique chez l’enfant qui se réveille seule dans l’appartement au milieu de la nuit. Ces années où, tour à tour, elle empêche sa mère de sauter par-dessus la balustrade du balcon ou bien, à 11 ans, la cale saoule dans un caddie à bagages gare de

Lyon après l’avoir ramassée sur les rails. Qu’est-ce que je te dois encore ? Cette Quand on a grandi ainsi, comment établir boulimie de l’action ? Engagée politiquedes liens de confiance avec les gens qui ment, parlementaire depuis 2017, la fille sont autour de vous ? n’a peut-être pas pris le même chemin Des années noires, tristes, qui sont les preque la mère, mais entrevoit les similimières à s’échapper de la marmite des tudes. Un agenda surchargé, des comsouvenirs. De ceux qui demandent à la promis à trouver entre vie professionnelle jeune femme un effort considérable pour et familiale, à ceci près qu’elle, la fille, est répondre poliment à qui évoque devant parvenue à construire une « famille norelle le souvenir de sa mère. En effet, tous male », dans une maison rangée au corsemblent lui vouer une admiration qui, deau. Comme une revanche. pour elle, a disparu depuis l’enfance. Mais Une fois soulevé, le couvercle ne retomle récit avance, avec cette question comme bera pas. Et des touches de couleur fil d’Ariane : « Qu’est-ce que je te dois ? » viennent éclaircir ce dur portrait en noir et Celle qui, aujourd’hui, est une femme blanc de Dominique Laffin. Ces touches réfléchie, posée et impliquée dans la vie de couleur, Clémentine est allée les cherde son pays semble s’être construite en cher auprès de ceux qui ont connu sa opposition. Pourtant, une fois les images mère. Ils la racontent avec une palette les plus sombres libérées, un autre portrait infinie. « Domino » revit soudain quand se dessine et laisse entrevoir la filiation. Marianne Sergent la raconte à sa fille. Car l’engagement de Clémentine Autain Et, cette fois-ci, c’est une femme rieuse, à gauche de l’échiquier politique n’est pas amoureuse de la vie et, surtout une mère dû au hasard. Pas plus très aimante. Oh, bien que son engagement sûr, elle savait qu’elle féministe : c’est pile au ne faisait pas bien, que moment où reflue la rien n’était facile et qu’il deuxième vague fémivalait en effet mieux niste, dans les années que Clémentine vive 1970, que Dominique avec son père, le chanLaffin s’élance avec teur Yvan Dautin. Mais fougue dans sa nouelle l’aimait, l’emmenait velle vie d’actrice. Elle sur les tournages, dont sera une fervente miliun où elle joua même tante, engagée dans un petit rôle. une branche radicale du « Tu étais mon cadavre Mouvement de libéradans le placard. » Et il Clémentine Autain tion des femmes, illusn’est jamais trop tard © Bertrand Guay/AFP trant de ses dessins les pour se rendre compte couvertures de la revue Les Pétroleuses. qu’il est possible de se s’en défaire et de Peut-on vraiment parler de hasard si, se réapproprier l’image de sa mère. Il étudiante, sa fille choisit de rédiger son faut parfois de longues années avant d’y mémoire sur la deuxième vague du fémiparvenir. C’est sans doute l’aspect le plus nisme ? Quand le couvercle est bien scellé, frappant du récit de Clémentine Autain : il y faut des soupapes… prendre conscience, à sa lecture, de la LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 119


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force de l’esprit, de sa capacité à tordre les faits pour qu’ils collent à notre propre sentiment. Des souvenirs cuisants, une mort floue – suicide ou crise cardiaque ? Le doute persista longtemps dans l’esprit de la jeune femme – radicalisèrent le portrait qu’elle se faisait de sa propre mère. Mais, en confrontant sa version d’enfant à celle des adultes qui partagèrent des moments de vie avec elle, elle a pu à nouveau colorer son portrait et se rendre à l’évidence : sa mère l’aimait et souffrait de ne pas l’aimer « comme il faut. » Au cours de ses recherches, Clémentine Autain fait une découverte surprenante : sa mère n’apparaît pas au registre de la Cinémathèque française. Rayée. Elle n’existe pas dans les archives du cinéma : il faut entrer le nom de ses films pour la retrouver. À la même époque, un autre comédien a connu sensiblement le même parcours : il s’agit de Patrick Dewaere. Membre d’une famille d’artiste, jeune premier éblouissant qui s’impose au cinéma dans les années 1970, il se suicide en 1982. Sa filmographie plus fournie explique peut-être le décalage de la notoriété entre les deux. Mais peut-être n’est-ce pas que cela. À ce titre, ce récit offre à Dominique Laffin une double réhabilitation : la première, dans le cœur de sa fille ; la seconde, dans son métier. Comme pour continuer, main dans la main, une lutte féministe à travers leur histoire et les générations.

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Alors, la publication de Dites-lui que je l’aime a-t-elle libéré son auteure de ce portrait lugubre et monochrome qu’elle se faisait de sa mère ? À la lecture, on comprend qu’un équilibre est rétabli. Un équilibre intérieur, personnel. Est-il pour autant devenu plus facile d’en parler ? Pas avec tout le monde, et l’auteure de ces lignes peut vous le confirmer : la distance reste de mise avec les étrangers, même s’il faut bien leur accorder une interview. Les réponses, directes et lapidaires, laissent entendre que le sujet n’en est pas pour autant devenu agréable. Ces choses-là sont personnelles. Et puis, la confiance dans les autres, elle, n’est jamais revenue. « Non, je ne l’accorde toujours pas », claque la députée quand on lui pose la question. Un livre ne peut pas tout régler, il offre même le paradoxe de choisir de s’exposer sur un sujet désagréable, avec des inconnus à qui il faudrait « se confier ». Tout est dans le livre, nous n’irons pas plus loin. Notre rencontre durera dix-huit minutes, pas une de plus, dont une bonne moitié dédiée aux questions de la journaliste, qui cherchera en vain la porte d’entrée, puis finira par abandonner, rendant la parlementaire à ses obligations. Au grand soulagement de cette dernière.

Dites-lui que je l’aime, Grasset, 162 p., 16 e

Nous n’irons plus au cinéma ? Avec Netflix, et d’autres plateformes vidéo plus récentes, le cinéma entre chez nous. Finies les salles ? La révolution des pratiques culturelles est en marche. Par François Quenin

L

a bascule est inexorablement en cours, il n’y a pas de solution miracle », déclare un acteur du changement qui préfère garder l’anonymat dans la bataille qui se joue. Quel changement ? Quelle bataille ? Celle des exploitants de salles contre les diffuseurs de films sur Internet. Les anciens et les modernes ? Cet article doit son origine à l’étonnement d’une amie concernant nos habitudes culturelles. Écoutant une émission sur France Culture, elle n’en revenait pas de la discussion entre quelques critiques épiloguant sur la cinématographie. « En fait, ce débat aurait pu tout aussi bien se tenir en 1960, 1970 ou 1990 », s’étonnait-elle. Tout change autour de nous mais l’approche est la même pour les tenants d’un cinéma traditionnel. En 1997, un certain Reed Hastings, ayant obtenu un diplôme en intelligence artificielle à l’université de Stanford, fonde Netflix, une société de location de DVD via un site Internet, qu’il dirige encore aujourd’hui. Avec l’évolution des techniques, notre chef d’entreprise passe à la SVOD (Subscription Video on Demand – vidéo à la demande par abonnement). En 2009, Netflix possède un catalogue de 100 000 titres et

plus de 11 millions d’abonnés dans le monde. En 2013, ils sont 40 millions. Et, au 31 décembre 2018, Netflix annonce 139 millions d’abonnés, dont 4 millions en France (5 millions en février 2019). Naturellement, la concurrence s’agite. En 2019 et 2020, les trois grandes majors américaines, Disney, Warner et Universal, vont se jeter dans la bataille. Même combat pour Amazon, Google, Apple, Orange Cinéma Séries (OCS), SFR – pour qui ce sera un nouveau métier – et enfin Canal+, qui doivent évoluer aussi sous peine de disparaître. D’ailleurs, depuis le 13 mars, Canal+ a dégainé son arme anti-Netflix, Canal+ Séries, qui fait suite à l’échec de CanalPlay, plateforme de vidéo à la demande par abonnement. Pas sûr toutefois que Netflix ait quelque chose à craindre car, une fois de plus, la société américaine double tout le monde en décidant de se lancer dans la production. Le 31 octobre 2018, la plateforme a annoncé un changement dans sa stratégie de diffusion : la projection de certains de ses films en salle avant de les proposer aux abonnés. Cette nouvelle orientation vise à être reconnue par l’Académie des oscars comme à attirer des réalisateurs presti LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 121


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gieux. Stratégie payante : en février dernier, Roma, une production Netflix, a frôlé l’Oscar du meilleur film – attribué finalement au superbe Green Book – et a décroché trois oscars bien mérités, meilleur réalisateur pour Alfonso Cuarón – réalisateur par ailleurs de Gravity –, meilleur film en langue étrangère et meilleure photographie. Auparavant, ce film, présenté en septembre 2018 au Festival de Venise, avait tout simplement décroché la récompense suprême : le Lion d’or. En 2017, deux films produits par Netflix avaient été programmés au Festival de Cannes. Face au tollé, Netflix s’était retiré de Cannes l’année suivante pour rebondir à Venise. Car la Mostra, comme le Festival de Berlin, n’a pas de ces pudeurs de gazelle. En février, la Berlinale a accueilli à bras ouverts Elisa y Marcela, produit par Netflix, dernier film de la réalisatrice espagnole Isabel Coixet, dont on a tant aimé Ma vie sans toi (2003) parmi les treize précédents longs-métrages de fiction. Et que répond-elle, la cinéaste, quand on lui dit qu’elle participe au début de la fin des salles de cinéma ? Qu’elle a passé dix

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ans à chercher des financements dans les circuits traditionnels pour un sujet qui n’intéressait aucun producteur ni distributeur – le mariage à l’Église au début du xxe siècle de deux femmes dont l’une s’était déguisée en garçon. Quand elle a enfin trouvé une maison de production à Barcelone, « ils m’ont demandé, raconte-t-elle, si ça me posait un problème qu’ils parlent du projet à Netflix. Je suis d’une autre génération. Je trouve ça très difficile à accepter quand le film n’est pas sur grand écran. Mais, en même temps, j’ai ce virus du cinéma, je dois faire des films. » De très grands cinéastes s’engouffrent dans la brèche parce que l’argent est là, pas la peine de se décarcasser pour le trouver. Netflix produit le nouveau film de Martin Scorsese, The Irishman, celui des frères Coen, La Ballade de Buster Scruggs, et celui de Steven Soderbergh, High Flying Bird. Voilà qui risque de ne pas faire l’affaire des exploitants de salles pour l’instant à l’abri grâce au système français. Car la France a construit un mécanisme compliqué mais efficace, ce qu’on appelle dans le milieu

«  la chronologie des médias  ». D’après cette réglementation, un nouveau film ne peut être vendu ou loué en vidéo à la demande (Video on Demand (VOD) – système de films en ligne sans abonnement) que 3 à 4 mois après sa sortie en salles. Il ne peut passer sur une chaîne payante que 6 à 8 mois après sa sortie en salle, et ne peut être programmé sur une chaîne gratuite que 20 à 22 mois après sa sortie et sur une plateforme VSOD que 28 à 30 mois après. Cette réglementation très stricte favorise les salles, nombreuses en France. Le système américain est plus souple ; il n’impose que 3 mois de décalage aux plateformes en ligne. Nous sommes là au cœur d’un problème qui va se résoudre dans les années qui viennent et provoquer des blessures chez les professionnels… mais pas chez les spectateurs, qui peuvent y trouver leur compte. Car, aujourd’hui en France, ce système chronologique est menacé, comme on l’a vu, par les nouvelles techniques. C’est pourquoi, le président de l’Association française de cinéma d’art et d’essai, François Aymé, a écrit une lettre ouverte adressée à Alfonso Cuarón et aux frères Coen, une lettre pleine d’amertume dans laquelle il regrette que leurs prochains films ne passent plus dans les salles, qu’ils ne soient plus programmés sur grand écran ; il parle de trahison, puisque les exploitants ont passé leur vie, dit-il, à promouvoir les auteurs. Certes, les exploitants défendent leur pain quotidien, mais ils sont rejoints par un poids lourd du cinéma mondial, Steven Spielberg, qui milite contre l’entrée de Netflix et des autres plateformes à l’Académie des oscars. « À partir du moment où vous vous engagez sur un format télévisuel, affirme le réalisateur de Jurassic Park, vous faites un film de télévision. S’il est bon, vous méritez

certainement un Emmy Award [décerné par l’Academy of Television Arts and Sciences], mais pas un oscar. » Ce n’est pourtant pas l’opinion du producteur français Vincent Maraval (La Vie d’Adèle, Palme d’or en 2013), qui souligne l’offre de films français plus ou moins récents que l’on trouve sur la plateforme : « Netflix est aujourd’hui le client numéro un du cinéma français. Ce qui n’empêche pas qu’on le traite comme un paria. Un ayant droit lui a vendu un titre ? Il a honte de le dire. “Ah, tu as cédé à l’ennemi ?” La mentalité de village gaulois est terrible. » À l’appui de cette thèse, le tweet plein d’humour du cinéaste Xavier Beauvois : « J’ai signé avec Netflix pour un biopic de Karl Lagerfeld avec Benoît Poelvoorde dans le rôle-titre, j’avais fumé un truc très bon, mon agent était au ski, injoignable. Je sais pas comment lui dire. » Plus sérieusement, Maraval ne cache pas sa satisfaction d’avoir vendu à Netflix Nocturama (2016) de Bertrand Bonello. « C’est rare, un deal “monde”, se réjouit-il. Il y a cinquante marchés majeurs. En vendant les droits de façon classique, je n’en aurais atteint qu’une vingtaine. Alors que, là, le film est accessible dans plus de quatre-vingt-dix pays. » Logique marchande ? Ça se discute. Car c’est le public qui vote finalement, avec ses pieds ou avec ses pantoufles. Alors, la fin des salles ? Le propre d’une industrie, et le cinéma en est une, prestigieuse, est d’inventer des moyens de production toujours plus performants. Le cinéma français a longtemps réussi à endiguer les invasions commerciales en protégeant le cinéma d’auteur grâce à son bon réseau de salles. Va-t-il pouvoir maintenir son barrage contre le Pacifique ? Rien n’est moins sûr, quoi qu’en disent certains critiques. « Il n’y a pas de solution miracle », affirme l’inter­ locuteur anonyme et bien informé cité au début de cet article.

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CULTURE // LES LIVRES DE L’ÉTÉ

LES LIVRES DE L’ÉTÉ Réfléchir, se distraire, apprendre, comprendre, rêver, s’interroger, découvrir, partir, rire, sourire… Installé dans un train, dans un hamac à l’ombre, dans le secret d’une chambre fraîche, ou dans les bras accueillants d’un transat, ouvrir un livre est toujours un voyage et se plonger dedans le vrai luxe des vacances. Voici neuf billets pour des ailleurs.

124 - LES CAHIERS 124 - LES DUCAHIERS TÉMOIGNAGE DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN -CHRÉTIEN ÉTÉ 2019 HIVER 2017

Décapage intensif L’auteur de Moins que zéro et d’American Psycho, romans puissants et visionnaires, ne nous cache rien de ses colères, de ses mecs, de sa vision de l’Amérique. C’est salutaire et salvateur. Il tire à boulets rouges sur les bien-pensants, les adeptes de la bonne conscience, les authentiques, les types bien, les dames outragées et autres indignés en croisade. Bret Easton Ellis dégomme à tout va la politique identitaire, l’idéologie progressiste, le conformisme menaçant, l’inclusion universelle ; bref, tous les partisans du récit victimaire ambiant, où, si l’on ne se joint pas au chœur de la supermorale du jour, l’on est vite taxé de racisme ou de misogynie. Esprit libre avant tout, il ne prétend pas être un exemple et ne se place jamais en surplomb : il n’a pas choisi entre Hillary Clinton et Donald Trump et il aime « mal se conduire » – le passage où il commande de la drogue via un tweet alors qu’il croit écrire un texto est cocasse. Il a été publié dès l’âge de 20 ans ; il a été, depuis, adulé ou méprisé ; pour lui, cela fait partie du jeu, et il est tout simplement stupéfait par ce qu’il appelle le « crime de pensée », qui est aujourd’hui une accusation quotidienne et à quoi il rétorque : « Le plus grand crime perpétré dans ce nouveau monde est l’éradication de la passion et la réduction au silence de l’individu. » Il ajoute, ce qui devrait sonner à nos oreilles comme une évidence mais qu’il est plus qu’utile de rappeler : « Je voulais être dérangé et même endommagé par l’art, je voulais être anéanti par la cruauté de la vision du monde. » Il évoque Scorsese, Sade ou Shakespeare pour conclure  :

« Cela m’a poussé loin du narcissisme de l’enfance et vers les mystères du monde – l’inexpliqué, le tabou, l’autre – et m’a rapproché d’un lieu de compréhension et d’acceptation. » Au moins, c’est dit, et il désamorce les vaines polémiques quand il précise, non sans humour, que les victimes professionnelles relèvent d’une consultation chez le psy. C’est peutêtre une adresse aux contempteurs de Nick Conrad – violem­ment mis en cause pour son nouveau titre, Doux pays –, qui oublient un peu vite que le rap est un genre artistique à part entière, et l’un des plus novateurs. Empêcher une voix de s’exprimer, c’est creuser son propre tombeau : on est toujours le prochain sur la liste quand il s’agit d’être réduit au silence. Il n’y a pas si longtemps, le chanteur Renaud, « la main sur [son] flingue », affirmait tout de go en conclusion d’une chanson : « Votre République, moi je la tringle. » C’est peut-être dérangeant, mais la liberté est à ce prix : « Parce que, une fois que vous vous mettez à choisir comment les gens peuvent et ne peuvent pas s’exprimer, s’ouvre une porte qui donne sur une pièce très sombre dans la grande entreprise, depuis laquelle il est vraiment impossible de s’échapper. Peuvent-ils en échange, policer vos pensées, puis vos sentiments et vos impulsions ? Et, à la fin, peuvent-ils policer vos rêves ? » La question est posée par Bret Easton Ellis dans White, et c’est une grande chance que ce livre soit disponible dans toutes les bonnes librairies.

Bret Easton Ellis, White, traduit de l’américain par Pierre Guglielmina, Robert Laffont, 312 p., 21,50 €

Jean-François Rouzières LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 125


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Un cri pour l’Église

Mettre les victimes au centre, désacraliser la figure du prêtre, déconstruire le système clérical, promouvoir la place des femmes, changer le style de l’Église, revoir l’exercice du pouvoir : voici quelques-uns des douze travaux qu’assigne Véronique Margron au monde catholique englué dans les scandales sexuels. Figure majeure de l’Église de France comme présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France, mais aussi théologienne moraliste reconnue, elle vient de publier avec Jérôme Cordelier Un moment de vérité, une étude percutante sur la crise du moment et ses racines. Les premiers chapitres – « La maladie du secret », « La forfaiture » – tiennent, à dessein, du réquisitoire. Au-delà du

pratiques. Car le temps n’est plus de « prétendre faire la morale à quiconque », il convient de « revenir à des pratiques plus évangéliques, plus modestes, plus proches de la réalité des p­ ersonnes ». L’ouvrage comporte une solide approche théologique, notamment avec l’étude du regard de l’Église sur la sexualité. Sa force est d’y mêler la sensibilité d’une femme, qui exprime « la colère du dedans, qui maintient le cœur ouvert, battant », quand elle entend tous les jours au t­éléphone les souffrances de victimes. Et qui peste quand son Église persiste à définir comme «  péchés  » des actes que l’on doit nommer « crimes », a fortiori quand ils amènent « la victime au bord de la mort ». Très bien écrit et très accessible, cet ouvrage apparaît comme programmatique pour le chantier décisif que doit entamer l’Église catholique. Rêvons qu’il inspirera en haut lieu. Philippe Clanché Véronique Margron, avec Jérôme Cordelier, Un moment de vérité, Albin Michel, 192 p., 18 €

bilan accablant, Véronique Margron assène qu’il ne suffira pas, comme certains le voudraient, de bien – ou mieux – gérer les crimes du passé pour sortir du chaos. Ses « douze travaux » impliquent de nombreuses réformes de fond, dans les discours, les esprits et les 126 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

Autoportrait de l‘écrivaine en enfant disloquée

C’est « une ville qui ressemble à toutes les autres, en France ». Avec son lieu de ban, aux marges, entre centre et château : un lotissement en ruines, une population hébétée ou titubante. Là où l’enfant a grandi. Entre une mère – « qui dessinait si bien, qui vibrait

tant en écoutant Édith Piaf » – que le quotidien de ces adultes mis au rancart par un pays qui ne veut plus les voir a lentement dégradée et qui passe ses jours comme ses nuits devant la télé ; et un beau-père fan de Johnny Hallyday, rocker de pacotille, violent, alcoolique, « lui dont le nom ne sera jamais écrit ». Et pédophile. De l’enfant, on saura qu’elle aime ce prénom, Céline, qu’une nuit il lui a demandé de venir dans son lit et qu’il l’a touchée « là », au point exact où la

mécanique du corps réagit, où se fomentent honte, mensonges et mutilation. Plus tard, bien plus tard, devenue adulte, mère de deux enfants, professeure et écrivaine, elle en plaisantera avec ses potes, « une enfance à la Zola », ou à la Hugo version Cosette. Car là est le miracle : que de cette sordide histoire d’adultes vue à hauteur de gamine, qui englobe lieux innommables et existences précaires, naisse le plus improbable des rebondissements  : « J’écris ou je crève. » Bien au-delà d’une énième histoire de fillette

sexuellement abusée, le quatrième livre de la jeune Cécile Lapertot, Ce qui est monstrueux est normal, est d’abord un récit de désapprentissage dont le fil narratif oscille sans cesse entre passé disloqué, urgence de se réparer et désir – ou volonté – de rupture. C’est dans un foyer de la DDASS que, paradoxalement et a contrario des clichés dominants, elle apprendra « qu’on peut souffrir pour soi, mais qu’il n’est pas interdit de souffrir pour les autres », que la promiscuité peut chasser la solitude, les jeux brutaux se transformer en blague et que les livres servent d’abord à ça, voyager, partir, se déplacer, même immobile ou enfermée. Au final, ce texte intime, sans pathos inutile, à la fois cri de rage et murmure d’amour, entraîne le lecteur de la « ruine » à l’apaisement, voire l’épanouissement. Sans le transformer en voyeur, ni en juge, simplement en lui permettant de s’approcher, de la plus lucide des façons, des complexités et aspérités que trimballent tous ceux qui, de près ou de loin, ont côtoyé les aspects les plus « monstrueux » de l’animal humain. Arnaud de Montjoye Cécile Lapertot, Ce qui est monstrueux est normal, Viviane Hamy, 96 p., 12,50 €

Quoi de neuf, Monsieur le maire ?

Pas facile de vieillir. Nous sommes aux Pays-Bas. Robert, notre héros sexagénaire, est soudain saisi de doutes et trébuche. Maire d’Ams-

terdam, il voit sa vie bousculée de partout par ses propres interrogations et par les décisions de ses proches. Sa femme le trompet-elle ? Pourquoi a-t-elle disparu ?

Et pourquoi donc ses parents ontils soudain choisi de se faire euthanasier ? Cet élu au bord de la crise de nerfs se moque de la politique tout comme de la monarchie et égratigne au passage quelques visiteurs prestigieux – François Hollande entre autres. Les Néerlandais et leurs manies, leur rigueur morale en prennent aussi pour leur grade. Cet humour caustique s’attaque aux non-dits et cumule une critique sociale et la crise existentielle du narrateur – l’auteur ? Journaliste, essayiste et romancier, Herman Koch est né en 1953. Son livre Le Dîner, publié en 2011, a été adapté au cinéma et reste l’un des romans traduits du néerlandais parmi les plus vendus. Adelaïde Robaut Herman Koch, Le Fossé, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Belfond, 312 pages, 21 €

Allez les filles !

Encore un livre de sportive. De féministe en plus  ! Alors, oui, Mélissa Plaza est la première internationale de football à devenir docteur en stéréotypes dans le sport. Elle raconte l’intimidation et le langage réservé aux sportives de haut niveau, mais aussi l’indigence de leurs équipements et de leur salaire. Elle démontre aussi combien les stéréotypes poussent les jeunes filles à abandonner le sport à l’adolescence. Pas très féminin, a fortiori quand ce sport est aussi genré que le football. Le sport, qui, pourtant, est reconnu comme un déterminant de la santé, de l’autonomie, de la sociabilité…

Mais le cœur du livre est ailleurs. D’une plume directe, courageuse, sans pathos ni faux-­ semblant, ce récit n’est rien d’autre qu’un ­fabuleux roman d’apprentissage moderne que vous aurez du mal à arrêter avant la fin. D’une famille maltraitante à une jeunesse précaire, entre troubles de l’alimen­ tation et harcèlement de ses coéquipières, Mélissa Plaza est ­ LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 127


CULTURE // LES LIVRES DE L’ÉTÉ

une figure de la survie et de la résilience. On se demande, longtemps après avoir refermé le livre, comment on peut encore, en France, échouer à protéger nos enfants à ce point. Comment on peut encore laisser des jeunes filles autant livrées à elles-mêmes. Toutes n’ont pas la puissance et la détermination de Mélissa Plaza… Vous regarderez peut-être la couverture du livre en pensant que vous n’aimez pas le foot, ou qu’elle ne pèsera pas lourd face à Mbappé. En réalité, vous y trouverez un destin de femme française, ancré dans une réalité sociale cuisante, indigne, et l’empreinte historique de ces héroïnes qui ont illustré les mots d’Albert Camus : « Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris. » Et le travail, ajouterait Mélissa Plaza. Marie Petitcuénot Mélissa Plaza, Pas pour les filles ?, Robert Laffont, 272 p., 20 €

Noces de sang

Chaque matin, Elena Blanco observe le même rituel : regarder les images de l’appareil photo qu’elle a installé sur son balcon et qui surveille la Plaza Mayor 24 heures sur 24. Elle scrute les visages dans l’espoir de retrouver l’homme à la peau grêlée qui traînait dans le square le jour de la disparition de son fils de 5 ans, une dizaine d’années auparavant. La seule affaire qu’elle n’a pas résolue et qui n’en finit pas de la hanter. Elle dirige un service très spécial de la police madrilène, la 128 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

B.A.C., ou Brigade d’analyse de cas, qui « récupère les emmerdes qu’on ne peut plus déléguer à personne ». Et lorsque, ce matin de gueule de bois, le téléphone sonne, c’est sans plaisir qu’elle décroche. On a trouvé le cadavre de Susana, une jeune gitane disparue en sortant de l’enterrement de sa vie de jeune fille. Un meurtre

gitane se conforme aux règles de ces deux genres littéraires, mais pour mieux en faire ressortir leur part d’ombre. Reste que le personnage le plus important, car omniprésent dans le roman, est peut-être Madrid, une ville dont la magnifique architecture recouvre d’atroces tragédies. Quant à la fin de l’histoire, glaçante, elle laisse présager une suite tant la personnalité troublée, et troublante, d’Elena est attachante. Et renvoie le lecteur à ses propres démons. Arnaud de Montjoye Carmen Mola, La Fiancée gitane, traduit de l’espagnol par Anne Proenza, Actes Sud, 368 p., 23 €

Gare au gourou

commis d’une manière aussi originale que cruelle. Le mode opératoire rappelle celui de la mort, sept ans avant, de sa grande sœur Lara, elle aussi fiancée à un gadjo. Mais le meurtrier de Lara a été arrêté et condamné, un peu hâtivement, au terme d’une enquête menée par un « flic historique », parti depuis à la retraite. Un travail bâclé, découvre Elena au cours de ses investigations. Et qui pourrait bien avoir envoyé un innocent en prison. Alors, elle reprend l’affaire depuis ses débuts, interroge les proches. Et découvre que Susana menait une double vie et que son père s’en doutait… Mêlant magistralement thriller et étude de mœurs, La Fiancée

Certaines communautés nouvelles ont « abrité » en leur sein nombre d’agressions, notamment sexuelles. Peut-on y déceler parfois des dérives sectaires ? Giorgio Ronzoni, prêtre italien, formateur en théologie pastorale, publie un petit manuel pour bien appréhender ce qui se passe dans ces groupes portés par un Saint Esprit pas toujours inspiré. Pour l’auteur, il s’agit de « trouver la limite au-delà de laquelle l’évan-

gélisation devient prosélytisme, la formation conditionnement, l’annonce propagande ». Après une étude des critères d’appartenance à l’Église catholique, notamment la reconnaissance de sa pluralité, l’ouvrage propose une grille d’analyse de tout groupe suspect au moyen de quelques questions fondamentales  : Quelle est la motivation des adhérents ? Dit-on la vérité ? Comment se forme la pensée du groupe ? Quelle place occupe le leader ? Quelles sont les portes de sortie possibles ? Documenté, illustré par l’exemple – sans citer de noms –, cet ouvrage facile d’accès s’avère un outil précieux en cas de doute devant une communauté trop catholique pour être honnête. Philippe Clanché Giorgio Ronzoni, Des sectes dans l’Église ? Critère pour un discernement pastoral, traduit de l’italien par Gilbert Dautrebande, Lessius, 144 p., 15 €

La dame du lac

Olivier Norek frappe toujours là où on ne l’attend pas. Après Entre deux mondes, une plongée glaçante dans la jungle de Calais, il nous emmène dans un village aveyronnais dont les effectifs de police sont jugés surdimensionnés par le ministère. Pour les préparer à un démantèlement, on leur envoie Noémie Chastain, jeune et brillante policière, défigurée par une balle. Elle déboule de la grande ville et, bardée de certitudes qui ont comme premier objet de la protéger (d’)elle-

même, attend avec impatience d’être rappelée au siège, quand le squelette d’un enfant remonte à la surface du lac au bord duquel elle s’est installée. Les choses se corsent quand on détermine que l’enfant en question a disparu il y a vingt-cinq ans. L’intrigue est brillante et impeccable, mais c’est bien le portrait de cette femme fracassée qui revient à la vie qui constitue le nerf de ce livre.

efficacité. Sociologue à l’université de Rennes, l’auteur souligne que si la mobilité a permis de dépasser les limites des villes et villages et de découvrir le monde, elle s’est aussi transformée en injonction et en aliénation. Passer quatre heures dans les transports publics, parfois défaillants de surcroît, relève-t-il encore de la liberté ? Si le « bougisme » peut paraître branché à certains, smartphone en main et ordinateur dans le sac à dos, devoir se déplacer conduit aussi à la déshumanisation et au désenchantement. Pour l’auteur, l’avenir des transports, qui laisse entrevoir des innovations technologiques

Sophie Bajos de Hérédia Olivier Norek, Surface, Michel Lafon, 432 p., 19,95 €

Vroum, vroum, badaboum

Gratuité des transports à Dunkerque, covoiturage en tout genre, investissement d’Uber dans la trottinette électrique, l’actualité des transports est en effervescence. La mobilité quotidienne est l’un des sujets centraux de la vie contemporaine et la mobilisation des gilets jaunes a appris à ceux qui l’ignoraient encore que pouvoir se déplacer, et pas à n’importe quel prix, était un vrai enjeu de société. L’excellent ouvrage d’Éric Le Breton sur le sujet retiendra l’attention par sa clarté et son

étonnantes – le véhicule autonome – ne pourra pas se priver d’un débat sur son efficacité en termes d’égalité sociale, écologique… Lire cet ouvrage est aussi l’opportunité de découvrir Apogée, éditeur indépendant créé en 1991 à Rennes, dont le nom de la collection « Les panseurs sociaux/ L’urgence du sens » sonne comme un signal d’alarme. Adélaïde Robault Éric Le Breton, Mobilité, la fin du rêve ?, Éditions Apogée, 96 p., 11 €

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019 - 129


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« La haine ne peut pas Fondé en 1941 dans la clandestinité par Pierre Chaillet (s.j.), Témoignage chrétien est édité par Les Cahiers du Témoignage chrétien, 5, rue de la Harpe – 75005 Paris. Tél. 01 77 32 72 78. redac@temoignagechretien.fr chasser la haine ; Courriels : initialeduprénom.nom@temoignagechretien.fr

seul l’amour le peut. »

Directrice de la publication et de la rédaction : Christine Pedotti

Martin Luther King Jr. (1929-1968)

Rédactrice en chef adjointe : Sophie Bajos de Hérédia Secrétariat de rédaction et réalisation graphique : Pascal Tilche Direction artistique : Fred Demarquette, avec Émilie Nasse pour le cahier central – La Vie du Rail Direction technique : Robin Loison – La Vie du Rail

Ont collaboré à ce numéro : Diffusion, abonnements : Abo Press / Témoignage chrétien Malcolm Anderson, Cécile Andrzejewski, Jean19, rue de l’Industrie - BP 90053 François Bouthors, Étienne Boutonnet, David 67402 Illkirch cedex - Tél. 03 88 66 26 19 Brouzet, Antoine Champagne, Séverine Charon, temoignagechretien@abopress.com Philippe Clanché, Jacques Duplessy, Roselyne Dupont-Roc, Bernard Fauconnier, Boris Grebille, Photo deencouverture Diffusion kiosque : KD PRESSE Antoine Guggenheim, Marjolaine Koch, Henri La jeune fille fleur, manifestation Venteàaula numéro/VPC : Lastenouse, Arnaud de Montjoye, Morgane Pellennec, contacttc@temoignagechretien.fr Marie Petitcuénot, Sébastien Poupon, François contre la guerre au Vietnam, Washington D.C., 21 octobre Quenin, Adélaïde Robault, Marion Rousset, JeanImprimerie : Imprimerie Bialec,1967 François Rouzières, Paul Samangassou, Bernadette Heillecourt © Marc(France). Riboud Sauvaget, Stefan Seidendorf, Oriane Zerah ISSN : 0244-1462 / No CPPAP : 1019 C 82904

130 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019

TC

Les défis de la fraternité

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CAHIER D’AUTOMNE LE 3 OCTOBRE 2019


Antijudaïsme

Cathédrales

Antisémitisme

Cinéma

Communautés nouvelles

Don

Démineuses Ennemi Europe

Fraternité

Gauche

Gratuité

Notre-Dame

Portugal

Le christianisme de progrès va-t-il disparaître ? Entretien avec Yann Raison du Cleuziou. Nouvelles communautés, la culture de l’abus Portugal, le « miracle » économique Cathédrales : des joyaux au cœur des villes Les démineuses de l’Afghanistan : risquer sa vie dans les montagnes

Handicap

Netflix Loi L’Albatros

L’antijudaïsme chrétien aux sources de l’antisémitisme ou vingt siècles d’enseignement du mépris

Producteurs

Réalité virtuelle Socialisme

Notre dossier :

L’amour peut-il sauver le monde ? conversation avec Véronique Margron et Antoine Nouis L’amour des ennemis est-il possible ? Regards croisés d’une bibliste, d’un juriste et d’une psychanalyste Comment l’amour et la loi se conjuguent-ils ? le regard de Jean-Pierre Mignard Cinq questions sur la gratuité de l’amour à Jean-Édouard Grésy, anthropologue

Été 2019

Amour

Comment réinventer la gauche : les analyses de Laurence Rossignol, Yves Sintomer, Gilles Finchelstein et Dominique Reynié

Supplément au no 3829 de Témoignage chrétien

Afghanistan

Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN

Abus

Témoignage

chrétien

L’amour CHRÉTIENS, LIBRES, ENGAGÉS DEPUIS 1941

peut-il sauver le monde ?

Dans Témoignage chrétien, retrouvez : Antoine Nouis Véronique Margron Jean-Édouard Grésy Jean-Pierre Mignard Laurence Rossignol Yves Sintomer Dominique Reynié Gilles Finchelstein Antoine Guggenheim Roselyne Dupont-Roc Yann Raison du Cleuziou Georges Braque Joseph Doré Clémentine Autain

Les Cahiers du

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Été 2019


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