Témoignage
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Les Cahiers du
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Été 2020
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« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Antonio Gramsci (1891-1937) Image de couverture : Joseph Mallord William Turner, Tempête de neige en mer, vers 1842. Photo © Tate
Le monde d’après
S
ans doute l’a-t-on beaucoup dit, mais la situation que nous venons de vivre est une expérience absolument nouvelle, totalement inédite. Rien ne s’est jamais produit dans l’histoire humaine qui, de près ou de loin, ait ressemblé à la réaction qu’ont eue la plupart des pays du monde face au risque vital que le Covid faisait peser sur les populations. De grandes épidémies, cruelles, mortelles, l’histoire en regorge. On pense aujourd’hui qu’un épisode de peste très sévère est l’une des raisons de la chute de Rome. On a gardé la mémoire terrifiée de la peste noire, qui ravagea l’Europe au milieu du xive siècle, faisant disparaître, suivant les endroits, entre un tiers et la moitié de la population. Et la fameuse grippe espagnole, voici un siècle, a fait de 30 à 50 millions de victimes. En comparaison, le virus de 2020 semble un bien petit joueur. Et pourtant, il a mis à l’arrêt l’économie mondiale pendant près de trois mois et la plupart des nations et des gouvernements ont choisi de préserver les vies, autant qu’il était possible, et ce à très haut prix, « quoi qu’il en coûte ». Les vies avant l’argent ! C’est cela qui est sans précédent. Qui aurait cru que nos sociétés, dont nous disions qu’elles étaient exclusivement gouvernées par « la finance », feraient ce choix ? Nous en sommes encore interloqués, et c’est pourquoi se pose réellement la question du fameux « monde d’après ». Après que nous avons fait ce choix, pourrons-nous de nouveau consommer sans compter ? Allons-nous ré-inverser les priorités et remettre l’argent avant les gens ? Ou pouvons-nous inventer un monde nouveau, un monde où les arbitrages seront faits en faveur des humains, de leur vie ? C’est la question qui est devant nous et elle est passionnante. En mal d’optimisme, nous pourrions même nous laisser aller à rêver que l’alerte du coronavirus soit le facteur déclenchant de la révolution des esprits nécessaire à la lutte contre le désordre environnemental.
Christine Pedotti
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somm Édito Maintenant Aujourd’hui p. 6 Un trimestre européen p. 8 La crise
p. 48 Un monde à réparer Entretien avec Roselyne Bachelot
– L’espérance d’un sursaut – Une France inégale face à la crise – La presse à l’heure du coronavirus – Géopolitique, stop ou encore ? – L’Église catholique en danger d’insignifiance – La confiance en temps p. II Les soignants de crise p. XI Villes vides – Le virus économique p. xVii Petit conte philosophique – Crise de soi
VOIR
p. xxIv La chair de l’œuvre
4 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
aire
été
2020
Saisons p. 104 Dissidences p. 107 Journal d’un directeur d’école
p. 1 12 Le feuilleton
Regards
de Notre-Dame
p. 1 18 Hommage :
p. 83 Hospice Africa Uganda
des vies de jésuite
p. 123 Livres
p. 90 Force Femmes : toutes ensemble
p. 96 Fraternités
Grand entretien p. 98 Alain Corbin La science de l’ignorance
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REGARDS AUJOURD’HUI
Un trimestre européen
L’Europe avance, la plupart du temps avec l’inertie d’un paquebot, parfois plus vite, sous l’effet d’événements imprévus ou d’une v olonté politique affirmée. Florilège.
Urgence pour les travailleurs 25 % des 160 millions de travailleurs européens, soit 42 millions de personnes, ont été prises en charge par leurs dispositifs nationaux de solidarité durant le confinement. Ils ont bénéficié du chômage partiel ou d’autres prestations similaires. La France se trouve en première place avec 11 millions de demandes, suivie par l’Allemagne – 10 millions –, puis par l’Italie – quelque 7 millions. Ces dispositifs ont permis d’éviter aux travailleurs européens
de se retrouver directement sans emploi, contrairement à ce qui s’est passé aux États-Unis, où la pandémie a fait perdre leur emploi à 33 millions de personnes. Malgré tout, « il y a un risque, si les États et l’UE n’agissent pas rapidement, que la plupart de ces 42 millions de travailleurs se retrouvent au chômage », indique le secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats. Henri Lastenouse, Sauvons l’Europe
Keir Starmer, leader prometteur ? 56,2 % des 600 000 membres du parti travailliste ont désigné Keir Starmer comme leader de l’opposition britannique. À 57 ans, député depuis seulement 2015, Keir Starmer a passé la majeure partie de sa vie dans les prétoires, comme avocat spécialiste des droits de l’homme. Nommé Queen’s Counsel (Conseiller de la reine) dès 2002, il a dirigé le Service des poursuites judiciaires de la Couronne de 2008 à 2013. Diplômé d’Oxford, il avait rejoint l’équipe dirigeante du Parti travailliste pour décortiquer la législation du Brexit. De père ouvrier et de mère infirmière, Keir Starmer est un caméléon, aussi à l’aise avec les « bobos » qu’avec les supporters de foot grâce à sa gouaille des quartiers populaires. Extrêmement compétent, proeuropéen, il présente un profil diamétralement opposé à celui de l’ancien leader, Jeremy Corbyn. Alors que Boris Johnson est déjà critiqué pour sa gestion de la crise sanitaire, l’expertise et le professionnalisme de Keir Starmer seront très probablement les bienvenus… Henri Lastenouse 6 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
Quand l’Europe passe au « monde d’après »… « Le plus grand défi dans l’histoire de l’Union européenne », telle fut la justification donnée par Angela Merkel le 18 mai pour expliquer un de ces revirements soudains dont elle a le secret. Avec Emmanuel Macron, qui, depuis son arrivée au pouvoir, n’a eu de cesse de lui rappeler sa responsabilité européenne, ils ont proposé un fonds de relance de 500 milliards d’euros financé par un emprunt commun. C’est un véritable tournant pour celle qui avait encore défendu une position contraire lors du dernier sommet européen du 23 avril. Ce revirement restera à jamais lié au verdict de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe du 5 mai dernier, qui remettait en cause la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) et la légitimité de la Cour de justice de l’Union européenne. En exigeant une légitimation démocratique des transferts financiers entre pays européens, jusqu’alors opérés silencieusement par la BCE, les juges constitutionnels allemands n’avaient sans doute jamais imaginé que celle-ci puisse se faire via Bruxelles, à l’initiative du couple franco-allemand. Ce qui passera par une nouvelle réforme des traités européens et de la Loi fondamentale allemande. C’est à ce moment-là que l’histoire jugera l’héritage européen laissé par le couple Macron-Merkel… Stefan Seidendorf, directeur adjoint de l’Institut franco-allemand de Ludwigsbourg, et Henri Lastenouse
Covid-19, petit tour entre voisins L’Espagne et le Portugal… Voilà deux pays méditerranéens qui se partagent la même péninsule. Et pourtant, le Portugal s’en sort mieux avec quatre fois moins de décès par million d’habitants. Certes, il a été touché plus tardivement que son voisin espagnol, ce qui lui a permis de prendre rapidement les devants. Mais si le gouvernement portugais a pu agir aussi vite, c’est aussi grâce au soutien d’une opposition de droite très constructive, qui a mis en avant l’intérêt supérieur du pays. Alors qu’en Espagne la droite et l’extrême droite de Vox n’ont cessé de mettre des bâtons dans les roues du gouvernement de Pedro Sánchez, notamment via les exécutifs régionaux sous leur contrôle.
… la Suède et le Danemark. Deux pays nordiques, culturellement proches. Les contacts sociaux y sont plus réduits que dans le sud du continent européen, la cellule familiale plus éclatée, avec un nombre important de personnes vivant seules. De fait, les chiffres du Danemark sont excellents, contrairement à ceux de la Suède. Seul pays d’Europe à privilégier la recherche de la fameuse « immunité collective », celle-ci en paie le prix fort par une surmortalité évidente… Quant à l’immunité collective, elle reste encore une gageure si l’on en croit les récentes estimations. Henri Lastenouse et Sébastien Poupon, Sauvons l’Europe LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 7
LA CRISE Si l’on en croit le philosophe Gramsci, toujours appelé à la barre dès que l’on prononce le mot crise, le propre de ce moment est d’être brouillé et de ne laisser que fort mal distinguer l’après, tandis que l’avant se perd déjà dans les limbes du passé. Encore un peu et nous dirions : « Avant, nous étions heureux. » Le président français se prête d’ailleurs au jeu, nous promettant au cœur du confinement que nous retrouverions « les jours heureux ». Étrange sentiment : étions-nous « heureux » avant ? Si c’est le cas, nous ne le savions pas. Souvenons-nous, en vrac, de l’improbable élection présidentielle – c’était il y a trois ans, presque une éternité – qui vit les deux principaux challengers, François Hollande et Nicolas Sarkozy, balayés au point que, non seulement ni l’un ni l’autre ne furent en situation d’être candidat, mais que leurs formations, qui structuraient la vie politique depuis un demi-siècle, n’ont pas été présentes au second tour. Souvenons-nous du long épisode des gilets jaunes, cette colère violente de gens sans ancrage ni tradition politiques, revendiquant le droit d’être partie prenante des décisions au-delà des règles démocratiques usuelles de la représentation. Et, pour finir, une longue grève contre la réforme des retraites, et des mouvements sociaux profonds, comme ceux qui agitaient les personnels hospitaliers… Tout cela sur un fond d’inquiétude grandissante concernant aussi bien les grands équilibres mondiaux et ce qu’on nomme le multilatéralisme que la menace environnementale, de plus en plus précise. Ce qui est vrai, en revanche, c’est qu’avant l’irruption de ce virus, comme le dit si justement l’Évangile, « nous mangions, nous buvions comme aux jours de Noé », c’est-à-dire comme les humains insouciants d’avant le Déluge. Insouciants ? Pas vraiment. Un jour, on pointait l’épuisement démocratique et la menace populiste – mauvaise réponse à une bonne question. Le lendemain, on s’inquiétait du financement des politiques sociales, de la santé, LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 9
AUJOURD’HUI // LA CRISE
on questionnait les écarts de richesse, les injustices que le système scolaire aggrave au lieu de réduire. Le jour d’après, on s’interrogeait sur les nouveaux modes médiatiques, le rôle des réseaux sociaux, l’information spectacle en continu… Et ainsi de suite. Et une inquiétude sourde nous habitait : quelque chose risquait de se passer, de faire irruption sans que nous l’ayons vu venir. Et le Covid vint. D’abord, la chose n’avait pas vraiment de nom ; un virus, repéré par les autorités chinoises, une transmission de l’animal à l’homme, semblait-il. Contagieux ? Dangereux ? À partir du 22 janvier, la Chine, qui à l’époque nous semblait bien lointaine, confinait une province quasiment grande comme la France et nous nous étonnions de ce qui semblait une riposte disproportionnée au vu de ce que beaucoup regardaient comme une « simple grippe ». La fable de la grippe tint jusqu’au début du mois de mars. Les fameux « gestes barrière » faisaient sourire et les porteurs de masque passaient pour des hypocondriaques. Quand l’Italie fut obligée de confiner elle aussi sa population, dans les provinces du nord d’abord, puis sur tout son territoire, nous nous étonnions encore. Il fallut attendre la séquence des annonces gouvernementales des 12, 14 et 16 mars pour comprendre que ça n’arrivait pas qu’aux autres, ni la maladie, ni le confinement. En quelques jours, et même quelques heures, nous avons été projetés dans un monde que nous ne voulions même pas imaginer huit jours plus tôt. La rapidité du bond dans ce monde inconnu où la vie s’arrête d’un coup et semble suspendue est en elle-même une violence, un traumatisme dont nous aurons besoin de reparler, que nous aurons besoin de nous re-raconter pour tenter de lui donner un contour, un sens. La compréhension de ce qui s’est passé – et se passe encore –, de ce que nous avons vécu, chacun à notre manière, dans notre temps, notre maison, accompagné ou seul, mais aussi l’expérience collective, nationale et planétaire est un enjeu capital. L’un des malaises que nous ressentons tient au fait que les aspects de la vie qui sont touchés par cet évènement sont extrêmement variés. Cette « crise » a de multiples visages, ce qui la rend très difficile à appréhender – comment répertorier, cartographier mentalement les domaines de nos vies qui sont touchés ? C’est pourquoi nous avons fait le choix de traiter huit aspects de cette crise. Il fallait choisir et les voici. Cette crise est d’abord SANITAIRE : elle parle de la maladie et de la santé, des soins, de notre relation à la vie et à la mort. Parce qu’elle immobilise l’activité des pays, elle est ÉCONOMIQUE : des pans entiers de l’industrie, du commerce et des échanges en subissent de lourdes conséquences. La crise est également GÉOPOLITIQUE, dans la mesure où les relations entre États ou entre grands groupes d’États sont transformées par la modification des rapports de force – relations
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Nord/Sud, poids respectifs de la Chine, des États-Unis, sursaut salutaire de l’Europe. La crise est aussi POLITIQUE à l’intérieur de chaque entité nationale. Le crédit de ceux et celles qui sont aux commandes est jugé, leurs décisions soupesées, leur responsabilité interrogée… Évidemment, la crise a aussi des conséquences SOCIALES. Elle a mis au jour les inégalités, entre ceux et celles qui disposaient d’un espace vital suffisant – grand appartement, jardin, résidence secondaire – et ceux qui ont dû supporter l’exiguïté, la promiscuité, la solitude… Inégalité aussi entre ceux qui ont travaillé chez eux, ceux qui ont subi le chômage partiel et ceux qui ont continué à assurer les besoins essentiels de la population, au premier chef les soignants. À ces disparités entre les adultes, il faut ajouter l’inégalité entre les enfants scolarisés à la maison, suivant qu’ils auront été aidés et auront ou non disposé des outils nécessaires pour communiquer avec leurs enseignants. Les circonstances auront aussi mis au jour une crise MÉDIATIQUE ; pendant quasiment trois mois, nous avons été envahis par une information univoque ; Covid du matin au soir, et palabres sans fin d’experts, tandis que les réseaux sociaux relayaient les thèses les plus complotistes. C’est ainsi que le professeur Didier Raoult est devenu une sorte de Che Guevara incarnant la défiance à l’égard des « élites ». Pour finir, nous avons considéré deux autres aspects de cette crise sans précédent. D’une part, osons le mot, le désastre de la parole des autorités RELIGIEUSES et tout particulièrement des autorités catholiques, incapables d’exprimer autre chose que des préoccupations de boutiquiers pressés de rouvrir le petit commerce du culte. Il y a à faire là un état des lieux terrible de la faiblesse spirituelle de ceux qui prétendaient être des experts en la matière. La dernière des crises est celle qui nous a traversés à l’INTIME. Ce temps suspendu, qu’a-t-il révélé de nous-même, de notre rapport à nous-même, à notre vie intérieure, des relations que nous avons avec nos proches… ? À chacun d’en faire l’examen. À tous ceux et celles que nous avons interrogé·e·s, nous avons demandé la même chose : cette crise, que révèle-t-elle qui était déjà en germe, quelles en sont les conséquences, et que peut-il en sortir de bon ? Puissent ce travail et ces regards multiples vous aider à comprendre, à surmonter et, finalement, à vivre…
Christine Pedotti
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AUJOURD’HUI // LA CRISE
L’espérance
d’un
t a surs u Les crises sont capables de produire des bouleversements politiques féconds. Mais aussi l’inverse. Pour éviter le pire, prévient le politologue Yves Sintomer, professeur de science politique à l’université Paris 8, dont le travail porte sur le renouveau démocratique et la démocratie participative, il faudra tirer le bilan de la gestion française de la pandémie. Et inventer une nouvelle organisation politique.
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La crise sanitaire liée au Covid-19 s’accompagne-t-elle d’une crise politique ? La crise politique était déjà là avant que l’épidémie de Covid-19 ne s’installe. Quand le confinement a été mis en place début 2020, la France sortait de deux années de mobilisations : le mouvement des gilets jaunes et les grandes grèves contre la réforme des retraites. À quoi il faut ajouter des indices de défiance par rapport aux partis politiques et au système habituel, tels que la montée du Rassemblement national et de forces autoritaires dans la société. Paradoxalement, la crise sanitaire a en partie gelé cette contestation, devenue moins visible sous l’effet de l’urgence. En même temps, des critiques adressées à notre système présidentiel vont sans doute resurgir avec force dès que les bilans auront été tirés. Le modèle français a été tellement moins efficace que son équivalent allemand qu’il y aura des questions à poser. La rhétorique militaire dont a usé Emmanuel Macron lors d’une allocution solennelle tranche avec la posture plus distanciée d’une Angela Merkel. Est-ce cette manière de gouverner qui est en crise ? Ce style personnel infatué d’Emmanuel Macron, on ne le retrouve pas chez la Chancelière allemande Angela Merkel, mais pas non plus chez Giuseppe Conte, le chef du gouvernement italien, lesquels ont un côté plus professoral, plus pragmatique, plus « objectif ». En France, cette posture d’un Président déclarant la France « en guerre » sans avoir aucunement préparé celle-ci participe sans doute à décrédibiliser la parole politique. Mais, au-delà de ces questions de style, le vrai problème tient dans la manière de structurer les rapports de pouvoir dans l’État, consubstantielle à l’hyperprésidentialisme de la Ve République. En Allemagne, le système fédéraliste a permis de mettre au point des expérimentations différentes en fonction des Länder. Ces derniers ont ainsi pu constater sur pièce quelles mesures étaient efficaces et lesquelles ne l’étaient pas, ce qu’il convenait d’imiter ou non. En France, on a assisté dans la gestion de la crise sanitaire à des couacs – qu’on pense à la pénurie de masques et au manque de tests – qui tiennent aussi à l’importance de la bureaucratie dans le pays : celle-ci établit des cases dont il est difficile de sortir, tant et si bien que l’action publique manque singulièrement de pragmatisme, de même qu’en Italie, en Espagne ou au Royaume-Uni. La crise sanitaire a ainsi mis au jour la désorganisation de l’État, qui a du mal à être efficace et à maintenir des liens équilibrés avec l’échelle locale. Faut-il maintenant revenir à la normale ? Un retour à la normale serait catastrophique du point de vue politique, alors que nous connaissons une crise extrêmement profonde de nos systèmes politiques. Ce qui a marché après la Seconde Guerre mondiale p endant quelques LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 13
AUJOURD’HUI // LA CRISE
décennies est aujourd’hui déstabilisé en profondeur. Des universitaires nord-américains, ayant tiré le bilan des grandes inventions politico-sociales du passé, ont suggéré qu’une Troisième Guerre mondiale pourrait peut-être permettre d’impulser des changements positifs, notamment face à l’urgence écologique. À la place, nous avons eu le coronavirus, une crise d’ampleur mondiale dont on peut espérer qu’elle soit l’occasion d’un changement… Si ce n’est pas le cas, je crains qu’on ait des lendemains qui déchantent très fortement. Si l’on ne procède pas à des innovations démocratiques, les tentations autoritaires seront fortes, et ce d’autant plus qu’il va falloir se confronter à une crise sociale et économique d’une ampleur inégalée. « Sachons nous réinventer, moi le premier », a déclaré Emmanuel Macron en avril dernier. Que vous inspire cette phrase ? Au début de la crise, le Président a fait preuve d’une condescendance et d’une morgue incroyables, insistant sur le fait que nous serions « en guerre » sans même amorcer une autocritique. Il a ensuite appelé à un nouveau départ. Le problème n’est pas de savoir si c’était sincère mais si ces propos se traduisent en actes, que ce soit par opportunisme ou par conviction profonde. Le président de la République, qui risque de sortir affaibli de cette crise, va-t-il choisir de transformer ses pratiques ? Je ne le sais pas. Le fait est que, jusque-là, je ne vois pas d’inflexion en termes de méthode politique. Que nous enseigne l’histoire longue quant à la manière de sortir par le haut de grandes crises ? Ce sont des moments de test. C’est dans leur façon de réagir aux crises que les systèmes politiques se montrent ou non résilients, se relancent ou au contraire s’enfoncent. La réponse qui sera donnée à l’épidémie va constituer un partage des eaux. Malheureusement, j’ai bien peur que la gestion par l’État accentue un déclassement de la France qui était déjà en cours, en termes de modèle social et de place dans l’ordre géopolitique. Quels exemples puisés dans le passé prouvent que les crises sont capables de produire des bouleversements politiques féconds ? Prenons la Seconde Guerre mondiale : l’Europe occidentale, qui en sort détruite, réussit à se reconstruire avec un ordre plus social et plus démocratique. Économiquement, c’est un succès, même si d’un point de vue écologique on s’engage dans une direction qui va s’avérer catastrophique, et même si cet ordre vaut pour les inclus plus que pour les colonisés ou ex-colonisés. Mai 68 a aussi permis une réaction positive des systèmes : dans les années 1970, on a assisté notamment à une rénovation des partis politiques et à 14 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
un début de rééquilibrage des rapports hommes/femmes. Mais l’issue positive n’a rien d’automatique. Si on remonte beaucoup plus loin dans le passé, des études historiques ont montré que la chute de l’Empire romain, déjà secoué par une crise politique, est largement due à une épidémie de peste. Comment voyez-vous le monde d’après ? Le premier scénario, c’est que tout recommence comme avant, une fois la crise passée, avec une classe politique plus délégitimée que jamais. Le risque étant alors de voir arriver au pouvoir des tendances autoritaires et xénophobes. L’alternative, c’est le « reset » : on peut se dire que la crise a été suffisamment forte pour qu’on essaye de redonner une dynamique et une légitimité profondément différentes au système politique. Une rénovation de l’État, pour lui permettre d’être à la fois plus efficace et plus au service du public, est fondamentale, dans une période où son rôle objectif est renforcé. L’innovation démocratique est bien sûr l’autre voie à explorer. De ce point de vue, quelles sont les premières initiatives que vous souhaiteriez voir portées ? Pour répondre à la crise, une mobilisation associative ou para-associative s’est mise en place, mais sans être assez coordonnée avec l’action de l’État, qui s’est très peu appuyé sur la participation citoyenne. Il est urgent de transformer le système politique en profondeur pour le rendre plus perméable demain, après-demain, dans les années qui viennent à ces ferments civiques. Pour y parvenir, il convient d’envisager des scénarios de transformation des institutions. Je plaide notamment pour la création d’une assemblée citoyenne en charge de dessiner quelques grandes lignes. L’idée qu’elle puisse rédiger une constitution entière ne me semble pas forcément la meilleure, mais elle pourrait se prononcer sur certains de ses points cruciaux, comme le rôle du président de la République, l’introduction d’un référendum d’initiative citoyenne, l’évolution du pays vers une structure quasiment fédérale… Les dispositifs numériques de traçage des populations comme l’application StopCovid suscitent des inquiétudes. Le risque autoritaire est-il en germe dans nos institutions ? Le risque autoritaire existe évidemment en dehors du Rassemblement national. Les techniques de maintien de l’ordre ont subi un tournant répressif qui s’est accentué avec les gilets jaunes. On se souvient aussi que la droite sarkozienne et Manuel Valls ont porté des visions autoritaires. Ceci dit, j’ai un rapport ambivalent à la question du traçage. Avec le corona virus, on a affaire à une situation exceptionnelle qui débouchera sur de nouvelles vagues – même si on ne sait pas quand ni avec quelle force. Si LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 15
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ces dispositifs sont efficaces pour maîtriser l’épidémie sans avoir à confiner des populations entières, il faudra prendre le traçage en considération. Autrement dit, je pense qu’on peut envisager des restrictions de libertés individuelles au profit de libertés collectives, comme on peut le lire dans la Déclaration universelle des droits de l’homme : la liberté des uns s’arrête là où celle des autres commence. Je n’ignore pas les usages autoritaires qui pourraient être faits d’une application comme StopCovid, mais la réponse libérale-libertaire ou de gauche radicale qui s’insurge contre le fait de toucher aux libertés individuelles me paraît trop rapide. Des pays démocratiques comme la Corée du Sud ou Taïwan ont eu recours à des technologies de traçage qui se sont avérées efficaces. Et, par ailleurs, on proteste si peu comparativement contre le traçage systématique effectué par les compagnies privées, à commencer par celle des géants du Net… Êtes-vous confiant quant aux possibles qui pourraient émerger de cette crise ? À vrai dire, je serais plutôt pessimiste… À l’échelle internationale, des millions voire des milliards de gens vont souffrir fortement. On le voit déjà avec la faim qui menace un peu partout. Quant à la France, elle n’est pas très bien préparée pour sortir de la crise de façon positive. Mais c’est un pessimisme raisonné : je pense malgré tout qu’un sursaut est possible, qu’une transformation féconde de notre système politique n’est pas exclue. Ce n’est pas forcément le scénario le plus probable, mais on ne peut pas prévoir l’avenir, et cela vaut la peine de s’engager pour le favoriser. Propos recueillis par Marion Rousset.
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RANCE inégale
face à la
crise
La crise sanitaire provoquée par la pandémie de Covid-19 – et le confinement en particulier – a éclairé les inégalités qui traversent le pays. Par Morgane Pellennec
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AUJOURD’HUI // LA CRISE
C
ette nuit, je n’ai pas trouvé le sommeil. Par la fenêtre de ma chambre, j’ai regardé l’aube se lever sur les collines. L’herbe verglacée, les tilleuls sur les branches desquels apparaissent les premiers bourgeons. Depuis vendredi 13 mars, je suis à la campagne, dans la maison où je passe tous mes week-ends depuis des années. » Le 18 mars, le quotidien Le Monde publie les premières pages du « Journal du confinement » de la romancière Leïla Slimani. Dix jours plus tard, le journal départemental L’Yonne républicaine se fait l’écho d’une autre réalité. Celle d’Élodie, mère de quatre enfants, dont deux en situation de handicap, qui habite un HLM à Sens. « Notre confinement est plus dur que l’on pensait. [Les enfants] ont énormément besoin de bouger et sortir mais nous ne pouvons pas. On respecte bien toutes les consignes, la semaine ce sont les devoirs pour les plus grands, les jeux, les livres… Mais bon, le moral chute. » Pendant le confinement, 63 % des Français étaient confinés dans une maison, 36 % dans un appartement et 1 % dans un autre type de logement. Ce qui correspond aux chiffres habituels que l’Insee expose dans une étude sur les conditions de vie des ménages. « Près des deux tiers de la population vit habituellement dans une maison, laquelle possède un jardin dans 95 % des cas. Mais plus d’un tiers vit en appartement, où l’accès à l’extérieur est plus restreint. » Selon le rapport de la Fondation Abbé-Pierre sur l’état du mal- logement en 2020, 14 620 000 personnes seraient mal logées ou en situation de fragilité. Soit près d’un français sur cinq.
À confiné, confiné et demi À Pierrefitte-sur-Seine, commune de Seine-Saint-Denis, Kofi* nous accueille dans son appartement, quelques jours après la fin du confinement. Sa femme, 37 ans, et lui, 36, ont cinq enfants et vivent dans un trois-pièces insalubre de 44 m2. Sur les murs, Kofi a posé des bandes de papier peint pour cacher la misère et les dégâts de l’humidité. « En hiver, c’est l’horreur, il n’y a même pas de chauffage, explique-t-il en faisant visiter la cuisine. Nous avons dû acheter des chauffages d’appoint, et les factures d’EDF explosent. » Le chauffeeau électrique n’assure pas plus de deux douches par jour. Kofi est agent d’entretien de toilettes publiques à la gare de Lyon, en CDD. Sa femme est employée de cantine à temps partiel en CDI. Elle gagne 800 euros par mois maximum. Lui, environ 1 200 euros. Ce jour-là, sa femme est au travail, à 1 h 30 de là. Mais Kofi n’a pas encore été rappelé par son entreprise. Il attend avec inquiétude de savoir s’il aura droit aux allocations-chômage pour ce deuxième mois confiné. Avant la crise, la possibilité d’un contrat à durée indéterminé s’esquissait. Aujourd’hui, rien n’est plus sûr. Avec un 18 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
loyer de 1 100 euros, les dettes s’accumulent depuis des mois déjà. « Je retarde certaines factures pour que les enfants aient toujours à manger », confie-t-il. Âgés de 3 à 16 ans, ses cinq enfants se partagent l’une des deux chambres, juste meublée d’un lit superposé et d’un matelas posé à même le sol. « Pendant le confinement, ils se sont occupés tant bien que mal, raconte Kofi. Mais ils n’ont pas de place et le moindre bruit résonne dans tout l’immeuble, ils ne peuvent rien faire. » Avec une tablette à partager et des parents dépassés par le programme, difficile aussi de gérer la « continuité pédagogique » promise au début du confinement par le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. « On fait notre possible mais nous n’avons pas un niveau suffisant. »
Laissés pour compte « En période de confinement, la vie des enfants est réduite à la cellule familiale, qui renvoie aux inégalités de classe les plus brutales, analyse Bernard Lahire, sociologue qui a dirigé l’ouvrage Enfances de classe – De l’inégalité parmi les enfants (Seuil, 2019). Culturellement et scolairement, les familles sont dotées et formées de façon inégale. Certains sont incapables de “faire l’école” à leurs enfants. L’école, c’est le seul moyen de contrarier les lois de la reproduction sociale. » Deux semaines après la fermeture des établissements scolaires, le ministre de l’Éducation nationale estimait que les professeurs avaient perdu entre 5 et 8 % de leurs élèves. Professeur de collège dans une petite ville de Seine- Maritime, Matthias* s’occupe de quarante-cinq élèves de Segpa (section d’enseignement général et professionnel adapté), de la 6e à la 3e. « Des élèves défavorisés, qui ont de grosses difficultés scolaires et sociales », résume le tout jeune professeur de 25 ans. Au début du confinement, parents et élèves se sont accrochés tant bien que mal. « Nous sommes sur un niveau CM2/6e, mais certains parents n’avaient pas les compétences pour aider leurs enfants. » Au fil du temps, certains élèves ont complètement décroché. À quelques jours de la réouverture du collège, Matthias attend deux élèves sur les dix que compte sa classe de 5e. Dans la classe européenne du même l’établissement, qui accueille des enfants un peu mieux lotis, ils seront quinze sur trente à revenir. Tous les trois ans, le Programme international de l’OCDE pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) évalue les systèmes d’éducation du monde entier. De tous les pays développés, la France est championne d’une catégorie. C’est chez nous que l’écart entre les enfants des catégories défavorisées et les enfants des catégories supérieures est le plus grand. « En France, le système est basé sur la méritocratie, analyse Hervé Le Bras, démographe et chercheur émérite à l’Institut national d’études démographiques. C’est-à-dire que l’on aide les meilleurs, ce qui est particulièrement injuste. Dans ce domaine, il y a du travail car on ne touche pas à des dispositifs ou des institutions, mais plutôt à des mentalités. Et les mentalités, ça résiste ! » LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 19
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De façon générale, la France est tout de même l’un des pays développés les moins touchés par les inégalités, relativise le démographe. « C’est le pays de l’Union européenne où la part du PIB consacrée à la protection sociale est la plus importante. La France est très bien située au niveau de la plupart des critères sociaux. Quand on voit ce qu’il se passe aux États-Unis, où plus de 30 millions de personnes se sont inscrites au chômage [Ndlr : depuis la mi-mars], on constate que la France résiste vraiment bien. » Grâce aux mesures de chômage partiel que le gouvernement a mises en place, la France a pu éviter cette vague massive de chômage. Mais le confinement a souligné la fragilité économique de certains de ces travailleurs. La Fondation Jean-Jaurès, fondation politique proche du parti socialiste, a réalisé une analyse du monde du travail en temps de confinement. Au moment de leur enquête, les trois quarts des cadres et des professions intermédiaires et les deux tiers des employés recevaient la totalité de leur salaire. Mais 43 % des ouvriers avaient dû entrer dans des dispositifs de chômage partiel ou technique. Et quatre artisans sur dix déclaraient ne plus toucher aucun revenu.
Le télétravail : oui, mais pas pour tous À 26 ans, Christopher Le Bervet partage sa vie entre Rouen, où il vit avec sa compagne, et Paris, où il travaille comme maître d’hôtel. Il est en contrat « extra », des CDD spécifiques aux professions de l’hôtellerie-restauration. Un système qui permet aux salariés de percevoir des allocations-chômage les jours non travaillés, lorsqu’ils ont fait suffisamment d’heures pour ouvrir leurs droits. Mais, depuis le premier volet de la réforme de l’assurance chômage entré en vigueur le 1er novembre 2019, les règles ont été durcies. Le salarié doit désormais avoir travaillé 910 heures, au lieu de 150 auparavant. « Je n’ai pas fait assez d’heures pour recharger mes droits, je touche zéro euro depuis le mois de février, s’inquiète Christopher qui n’a plus de mission depuis le début de la crise. Il reste huit jours d’indemnisation à ma compagne et, le mois prochain, on risque de ne pas pouvoir payer notre loyer. » Le jeune homme aimerait travailler à l’usine, mais un récent problème pulmonaire lui fait craindre les milieux fermés et le risque accru d’y être contaminé. « J’ai postulé chez les maraîchers, j’ai peut-être une saison de courgettes qui débute en juillet. » Entre le chômage, la précarité des contrats en CDD ou intérim, et les personnes qui déclarent souhaiter travailler mais ne sont pas considérées comme chômeuses, le mal-emploi toucherait huit millions de personnes, selon le rapport sur les inégalités en France que l’Observatoire des inégalités a publié en 2019. Soit près d’un actif sur quatre. Le recours à des contrats à durée limitée a nettement augmenté depuis les années 1980, selon le rapport « Emploi, chômage, revenus du travail » de l’Insee. Leur part est passée de 4,5 % en 1982 à 11,5 % en 2015. Des contrats qui touchent inégalement les différentes catégories socioprofessionnelles. Ainsi, 3,8 % des cadres du secteur privé marchand sont en 20 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
contrat à durée limitée, contre 14,3 % des employés et 11,3 % des ouvriers, selon cette même étude. Pendant la crise, ces travailleurs précaires ou aux professions peu valorisées ont été beaucoup plus exposés au risque que le reste de la population. Si, selon la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, 5 millions de Français étaient en télétravail début mai, d’autres continuaient à se déplacer. L’ensemble du personnel soignant « en première ligne », mais aussi les employés de la distribution, des commerces restés ouverts, des services de nettoyage, des sociétés de livraison, etc. Des femmes, pour beaucoup. Selon l’Insee, elles occupent 78 % des emplois de la fonction publique hospitalière. Les employés de commerce, catégorie qui comprend les caissières de magasin, sont des femmes à plus de 72 %. Dans le Nord de la France, à Lille, Michelle Demanne est agent d’entretien d’immeubles. Sans permis, elle ne peut travailler qu’autour de chez elle, soit sept petites heures par semaine. Ses 240 euros de salaire viennent s’ajouter aux 600 euros de la pension de réversion de son mari décédé. « Je ne voulais pas arrêter de travailler car, financièrement, c’est déjà compliqué, explique la Lilloise de 59 ans, qui n’a pas pu avoir de masques de la part de son employeur. Et puis je voulais protéger les habitants des immeubles que je nettoie. Je sais qu’il y a des étudiants et des personnes en difficulté. Je voulais bien désinfecter pour que personne n’attrape le virus. »
Des inégalités… inattendues « La crise a transformé certaines différences en inégalités, constate Hervé Le Bras. En temps d’épidémie, certaines professions sont plus à risque que d’autres. Il y a aussi une distinction entre les personnes qui vivent en pavillon et celles qui vivent en immeuble, où les contacts et la circulation du virus ne sont pas les mêmes. Et là, les différences ne sont pas du tout sociales. Les ouvriers sont par exemple nettement plus souvent en pavillon parce qu’ils vivent en périurbain ou en zones rurales. Alors que les cadres tendent à être plus en appartement dans les centres-villes. Si l’épidémie se pérennise, nous ne pourrons plus juger la société exactement de la même manière. »
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* Le prénom a été changé.
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La presse à l’heure du
coronavirus Les crises outrent les qualités et les défauts des institutions et des acteurs de la vie publique. La presse et les médias n’échappent pas à la règle. Par Thomas Legrand
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e quelle façon avons-nous – nous, les journalistes – collectivement traversé cette période exceptionnelle de la crise du coronavirus, et aidé nos lecteurs, auditeurs et téléspectateurs à la comprendre et à mieux se protéger ? Dans l’ensemble, il me semble que la presse a joué son rôle. Un rôle compliqué et précieux dans un monde noyé sous un flot, non pas d’informations au sens journalistique du terme, mais de contenus divers, aux origines souvent indéterminées, via les réseaux sociaux. La presse a joué son rôle en informant mais la partie télévisuelle du journalisme a aussi versé dans ce que Régis Debray appelle le « débagoulis », ce flot de commentaires et de débats plus destinés à « spectaculariser » l’événement qu’à l’expliquer. Dans ces moments de crise sanitaire, le rôle de la presse change quelque peu de nature. Il faut informer, mais aussi prévenir et participer à l’apprentissage collectif et rapide des gestes protecteurs… Il faut alerter sans paniquer… Mais, dans un contexte concurrentiel, notamment des chaînes d’info continue, le risque de surdramatisation est élevé. Le rôle de l’information est donc amplifié, élargi, et comporte forcément une part de relais, parfois sans distance suffisante, de la parole officielle, scientifique et gouverne-
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mentale. Il faut l’assumer et prendre en même temps garde de ne pas verser – surtout en ce qui concerne l’audiovisuel public – dans une sorte d’ORTF « voix de la France ». La culture de contre-pouvoir, bien ancrée dans l’esprit du service public moderne, nous en préserve… Cet équilibre a été respecté et les chaînes télé et radio du service public ont pris leur part dans l’opération « Nation apprenante » du ministère de l’Éducation pour aider les écoliers, collégiens et lycéens confinés sans entamer leur esprit critique et leurs capacités d’investigation. Plus largement, il ne s’agissait plus, dans un premier temps, de faire vivre le débat public et politique avec autant d’intensité qu’avant la crise, ni de rapporter la variété des faits à travers le monde sur divers sujets plus ou moins importants. La population, inquiète, avait d’abord soif d’informations fiables et circonstanciées sur le virus, sa propagation et les risques qu’il nous a fait courir. Ce sujet devenait envahissant pour des raisons compréhensibles. La presse papier mais surtout audiovisuelle et leurs versions numériques devenaient monothématiques et se mettaient à fonctionner en flux continu, comme le font les chaînes de télé « tout info » en temps normal… Un seul sujet était traité, sous tous les angles possibles. Une course de vitesse s’instaurait alors avec le flot de contenus invérifiables diffusés sur Internet.
D’une vérité l’autre Dans La Faiblesse du vrai, publié en 2018 au Seuil, la philosophe Myriam Revault d’Allonnes rappelle, après Hobbes, que la raison comme l’opinion produisent des vérités. Il est souvent difficile de hiérarchiser ces « vérités de raison » et ces « vérités d’opinion », ou même de les distinguer. Pourtant, dans l’idéal, le débat ne peut exister que sur ce qu’il convient de faire à partir de vérités factuelles partagées. Par exemple, on est d’accord pour constater qu’il y a un déficit budgétaire ; on discute de savoir si ce déficit est à combattre en urgence ou si, au contraire, il faut étaler ou supprimer son remboursement pour ne pas tuer la croissance. Voilà un vrai débat, avec deux « vérités d’opinion » qui s’affrontent à propos d’une seule « vérité de raison », la réalité du déficit. C’est ce qui compte. Hannah Arendt écrivait : « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat. » Le problème, en ces temps de pandémie, était que la vérité factuelle – donc « de raison » – n’était pas encore établie en totalité par les scientifiques. Le rôle des journalistes est donc, dans ce cas-là, d’abord de faire le point sur ce que l’on sait et sur ce que l’on ne sait pas. Mais la délimitation entre « vérité d’opinion » et « vérité de raison », déjà problématique en temps normal dans notre écosystème médiatique – au-delà du seul cadre journalistique –, devient plus délicate encore en temps de crise sanitaire quand le champ de l’inconnu et de l’incertitude est si vaste. C’est dans cet espace que LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 23
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s’engouffrent les fake news, les supputations, les explications imaginaires, les photos détournées, les prédictions délirantes. Le politologue François- Bernard Huyghe a d’ailleurs inventé un néologisme pour ce virus particulier qui s’attaque à l’information en période de pandémie : il parle d’« infodémie ». Et, dans un contexte de défiance accrue des élites, du « système », dans lequel la presse est généralement englobée, le travail des journalistes devient un enjeu de santé publique ! La crise joue aussi comme accélérateur des évolutions du rôle et de la place de la presse, déjà à l’œuvre depuis l’apparition des réseaux sociaux. Nous, journalistes, ne sommes plus les crieurs de nouvelles, mais les certificateurs d’information. Ce rôle est d’autant plus utile et complexe dans un contexte d’incertitude généralisée. La façon dont la presse nationale (Le Monde, Libération, Le Figaro, La Croix, etc.) mais aussi l’ensemble de la presse magazine et régionale ont multiplié les reportages, les interviews de vrais spécialistes, réalisé des « encadrés » techniques, des rubriques de fact checking, tout en rapportant l’action quotidienne du gouvernement, a, me semble-t-il, permis de redorer un peu le blason de notre profession. Tout du moins celui de la presse écrite, de la radio et des journaux télévisés. Les grands titres de la presse nationale ont d’ailleurs connu une augmentation significative de leur abonnement numérique pendant la période de confinement, de 12 % pour Le Monde, par exemple.
Le monothématisme Pour la partie audiovisuelle, le bilan est beaucoup plus mitigé. En cause, les télévisions d’information continue. Il faut cependant distinguer entre les différentes chaînes. BFM a les défauts de ses qualités. Le tout info est en réalité le « une info », qui peut frustrer les téléspectateurs qui aimeraient – sur une chaîne d’info – disposer d’un tour d’horizon de l’actualité du moment. Mais le modèle économique de ces chaînes leur dicte visiblement un choix éditorial bien particulier. Estimant que le téléspectateur qui allume sa télévision sur une chaîne tout info le fait pour savoir ce qu’il en est sur le thème principal de l’actualité du jour, l’idée, c’est d’être en permanence sur ce thème pour ne décevoir aucun des téléspectateurs arrivant… sachant que celui-ci n’hésiterait pas une seconde à passer sur une chaîne concurrente si sa soif de savoir n’était pas immédiatement assouvie. Ainsi se justifie le monothématisme, ligne constante du mal nommé tout info, même avant la crise du coronavirus. Une raison commerciale beaucoup plus qu’éditoriale. En période de crise grave, le phénomène est renforcé par une surcharge de titres et de bandeaux racoleurs destinés à convaincre que vous allumez votre télévision à un moment clé de l’affaire. 24 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
Le canard boiteux Une chaîne se distingue et noircit à elle seule la réputation du média tout info et par extension de toute la presse. Il s’agit de CNews : peu d’informations, une rédaction famélique mais des débats et des plateaux d’invités en tous genres. La mécanique est simple et éprouvée. Là encore, mais avec des effets plus dévastateurs, il s’agit d’une politique éditoriale aux ressorts avant tout commerciaux. Quand un sujet est sensible, il s’agit de faire débattre, non pas des spécialistes particulièrement pointus avec des journalistes chargés du dossier en question mais plutôt des activistes associatifs et politiques – et on choisit des troisièmes couteaux pour les valoriser et les fidéliser –, surtout recrutés aux marges de l’échiquier politique, avec des journalistes très généralistes, plus réputés pour leur bagou et leur sens de la formule que pour leur maîtrise du dossier. Le but de ces débats n’est pas d’informer mais plutôt d’utiliser l’information comme matière à divertissement. La joute est recherchée et l’argument de « bon sens », à l’emporte-pièce, en plus d’être spectaculaire, permettra sans doute au téléspectateur de retrouver certaines de ses intuitions sur le sujet. La justification éditoriale – parce qu’il y en a quand même une – est de donner la parole à tout le monde et de rechercher la proximité avec le public à l’heure où la défiance des Français envers le « système » – médias inclus – est à son comble. Il s’agit de sortir du « cercle de la raison », du « politiquement correct » et de la « bien-pensance »… en réalité de la complexité et du doute.
La vérité de l’émotion Le résultat est désastreux. Des « vérités d’opinion » s’opposent à des « vérités de raison » dans une discussion qui ne peut pas laisser de place à la précision que requiert pourtant le traitement de ces sujets à haute portée scientifique. La simplification prend le pas sur la vulgarisation, le clash sur l’argument, la réaction sur la réflexion. Une « vérité de l’émotion » vient ajouter de la confusion à ce qui n’est plus qu’un spectacle. Même relativement peu regardées, ces émissions ont ensuite une vie, par petits extraits de clashs, sur Internet, qui leur donne une puissance d’influence et d’« ambianceuse » de la société. Le sentiment que la France est toujours au bord de la guerre civile et que l’affrontement est permanent vient beaucoup de ce que diffusent les diverses émissions des chaînes du groupe Bolloré. Une étude récente du Massachusetts Institute of Technology a établi qu’un extrait haineux, un propos violent ou polémique avait une force de circulation sur le Net huit fois supérieure à celle d’une explication argumentée ou d’un débat courtois. Reste qu’il ne faudrait pas que le mauvais arbre CNews cache la forêt des quelque quarante mille journalistes français, qui, dans des conditions matérielles et techniques compliquées, ont plutôt correctement informé et permis à de nombreux Français de mieux se protéger.
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Géopolitique, stop ou encore ? Une pandémie mondiale qui met à l’arrêt toutes les économies de la planète serait-elle assez puissante pour redessiner les contours de la géopolitique ? Pour Bernard Guetta, ex-journaliste et désormais député européen, spécialiste de cette discipline, l’Europe a une vraie carte à jouer.
La crise du Covid-19 a-t-elle bousculé les grands équilibres internationaux ? Je ne crois pas que la crise ait apporté quelque changement que ce soit. Elle en a, en revanche, précipité un nombre impressionnant. Les États-Unis étaient affaiblis sur la scène internationale, ils le sont encore plus. Le pouvoir de Poutine était en recul, il l’est encore plus, et de manière spectaculaire. La Chine était arrivée à un point difficile de ses contradictions, elles se sont considérablement approfondies. L’Union européenne était en train de se réveiller et d’aspirer à une présence sur la scène internationale, cette évolution est aujourd’hui devenue criante. Les États-Unis ne veulent plus assumer le rôle de gendarme du monde qui était le leur depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Un géant qui ne veut plus être le premier sur la scène internationale, c’est une chose étrange, parce qu’un nombre considérable de pays et de régimes continuent à compter sur lui et qu’il n’est plus là. Ses alliés et anciens vassaux lui en veulent considérablement, parce qu’il les a trahis en les abandonnant en rase campagne. 26 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
À qui profite ce retrait des États-Unis ? Dans un premier temps, à la Russie. Elle s’est sentie libre en Géorgie et en Ukraine et elle a commencé à reconstituer, au moins par l’économie et l’influence politico-militaire, l’ancien empire des tsars devenu l’Union soviétique. Cela lui a aussi permis d’opérer un retour au Proche-Orient, dont elle était totalement exclue depuis des décennies. Poutine a sauvé le régime de Bachar el-Assad, qui n’en avait plus que pour quelques semaines lorsqu’il est intervenu, puis il a changé la donne dans tout le Proche-Orient en venant en appui au régime iranien. Mais, dans un second temps, au ProcheOrient, la Russie n’a plus véritablement d’alliés car le régime iranien s’est considérablement affaibli. Elle se retrouve seule à soutenir Bachar el-Assad, un allié de plus en plus difficile et encombrant. Donc la Russie, après avoir profité du retrait américain, est paradoxalement en train d’en pâtir. La Russie souffre-t-elle aussi de la crise du pétrole ? Le recul des prix était déjà amorcé avant la pandémie, mais, là, c’est spectaculaire, puisque le baril a même atteint zéro dollar à un moment donné. L’effondrement du pétrole, du gaz et de toutes les matières premières et énergétiques sur le marché mondial en raison du Covid-19 signifie que le régime de Poutine est aujourd’hui privé de sa principale ressource. Ce n’est pas encore la banqueroute, les coffres sont pleins, le pays peut tenir dix-huit mois à deux ans, suivant les estimations, mais il lui faut trouver une solution. Or, depuis le milieu des années 1970, la Russie a complètement négligé d’investir dans ses infrastructures et la modernisation de son industrie. C’est un pays en voie de tiers-mondisation. Ses difficultés économiques sont aggravées par les sanctions occidentales prises après l’annexion de la Crimée et l’invasion de l’Ukraine orientale. Poutine ne peut plus assurer le maintien du niveau de vie de ses compatriotes, déjà en recul constant. Sa cote de popularité reste enviable au regard de celle des dirigeants occidentaux, mais elle a beaucoup reculé. La situation rappelle les derniers mois de son prédécesseur. Pour d’autres raisons, Boris Eltsine était devenu tout aussi encombrant pour les très grandes fortunes et les organes de sécurité, dont l’alliance conflictuelle constitue le véritable pouvoir de la Russie postcommuniste. Et l’Union européenne, quel rôle va-t-elle jouer ? Quand je suis arrivé en septembre au Parlement européen comme nouveau député, ce qui m’a immédiatement frappé, c’est que les idées de défense commune, de politique industrielle européenne et d’affirmation politique de l’Union, trois idées jusque-là totalement taboues, ne l’étaient plus. Donald Trump et l’inquiétude qu’il suscite dans toutes les capitales européennes sont passés par là. Trump est en ce sens un père refondateur de LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 27
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l’Europe et, depuis la pandémie, après le même moment de flottement que partout, les institutions et les capitales de l’Union ont vite pris conscience que la crise sanitaire serait suivie d’une crise économique et donc sociale d’une dramatique ampleur, qu’aucun des États membres ne serait capable d’y faire face à lui seul, qu’il y fallait donc une réponse commune, un plan de relance de 1 000 à 1 500 milliards, et qu’il faudrait pour cela emprunter en commun. Un consensus s’est ainsi créé sur deux autres choses autrefois totalement taboues, celles d’investissements communs et d’emprunts communs. La manière dont il faudrait rembourser ces emprunts est restée sujet de conflit, mais deux tabous sont tombés en deux semaines, cinq en un an et, parallèlement, en une heure et sans que quiconque, aucune capitale, ne proteste, la Commission a suspendu l’application des critères de Maastricht, dont tant de gens avaient cru qu’ils gravaient le thatchérisme dans le marbre des traités européens. Tout cela avait déjà fait changer de nature l’Union européenne en modifiant totalement ses politiques et, là-dessus, le 13 mai 2020, une date désormais historique, madame Merkel dit clairement devant le Bundestag qu’il faut passer à une nouvelle étape de la construction européenne, l’union politique. Elle cite pour cela Jacques Delors : « Il faut une union politique, une union monétaire ne suffira pas », et c’est un tel séisme, à l’heure où l’Allemagne s’apprête à prendre la présidence tournante de l’Union, que beaucoup n’arriveront pas à en voir immédiatement l’importance. Reste à voir, bien sûr, si ce virage vers une Europe puissante et économiquement souveraine aboutira, mais il est pris. C’est maintenant l’objectif et ce changement de donne est beaucoup plus fondamental que l’affaiblissement du régime russe et tout aussi spectaculaire que le retrait américain des affaires du monde. Les États-Unis se retirent, l’Europe se réveille, quel rôle va jouer la Chine ? L’économie chinoise redémarre plus vite, parce qu’elle s’est arrêtée plus tôt. Ce n’est qu’un décalage temporel. Elle aura du mal à se remettre de ces trois mois d’arrêt. Tous ses clients sans exception ont été affectés et, comme les commandes étrangères nourrissent les exportations, la croissance, déjà en baisse avant la pandémie, continue de reculer. L’augmentation du chômage et la crainte de l’avenir devraient amener les Chinois à moins consommer pour plus épargner. La croissance ne pourra pas se rétablir par l’augmentation de la demande intérieure. Un autre équilibre est rompu : aucun Chinois n’ignore que les premiers lanceurs d’alerte ont été jetés en prison. Le pouvoir s’est discrédité en voulant cacher la pandémie. Le deal fondateur de la Chine depuis les années 1980 et l’entrée dans le capitalisme est : « Nous vous laissons vous enrichir, vous nous laissez le pouvoir. » Les fondements du régime sont ébranlés car ce deal pourrait être remis en question. Dans
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quelle proportion ? Personne ne le sait. La montée de la revendication démocratique ne va pas s’arrêter à Hong Kong. Et les succès de Taïwan vont continuer d’être insolents. Il est possible que, par un mélange de mesures de relance et de répression politique, le régime chinois passe le cap. Mais il y a une réelle usure et l’autre hypothèse, c’est une fuite en avant dans le nationalisme, l’agressivité vis-à-vis de tous ses voisins de la mer de Chine du Sud et aussi, naturellement, des États-Unis, dont la flotte est présente dans ces eaux. Et les pays moins puissants, comment se comportent-ils ? Au Proche-Orient, les vassaux des États-Unis n’ont plus personne à qui s’accrocher. Ces gens-là sont perdus, donc ils deviennent féroces. En Égypte, l’invraisemblable sauvagerie de la répression du maréchal Sissi ne mène nulle part. L’Arabie saoudite se jette frénétiquement dans une volonté réformatrice incroyable, aussi bien en termes sociétaux qu’en termes économiques. Cela n’empêche pas, bien au contraire, la poursuite d’une répression politique extraordinairement dure, mais la volonté de modernisation économique, industrielle et politique est là. Et puis il y a l’Iran, en recul constant, à la fois assommé économiquement par les sanctions américaines et par l’ampleur de la pandémie. Sa mainmise sur l’Irak recule spectaculairement, tout comme son influence au Liban via le Hezbollah et l’efficacité de son soutien, beaucoup moins fort, au régime Assad en Syrie. De son côté, l’Afrique reste certes un nain politique sur la scène internationale, mais un processus d’unification politique extraordinairement encourageant y est en cours et s’approfondit. L’Union africaine devient une réalité qui agit, et plutôt bien. De plus, la pandémie n’a pas eu en Afrique les conséquences catastrophiques qu’on pouvait craindre, peut-être parce que c’est un continent jeune, moins susceptible d’être touché par la maladie. Il y a des évolutions politiques et économiques heureuses. Le tableau est tout sauf décourageant. Quant à l’Amérique latine, c’est tout le contraire. Elle qui portait de tels espoirs après la fin de la guerre froide et qui a connu de beaux succès est en train de replonger dans le chaos, avec des reculs, des formes de dictature qui globalement offrent un spectacle navrant. De grandes révoltes y ont été presque partout matées par des pouvoirs de moins en moins démocratiques et de plus en plus violents et dictatoriaux. Que reste-t-il de la coopération internationale ? De plus en plus de grands acteurs de la scène internationale remettent en question le multilatéralisme. C’est évident pour Trump. Sa réélection poserait la question de la pérennité de l’Onu et de ses agences. De leur côté,
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les Russes continuent à bloquer les institutions internationales, en abusant de leur droit de veto. Ils sont soutenus en cela par la Chine, qui ne se soucie certainement pas de multilatéralisme et veut faire régresser tout ce qui est législation et conventions internationales afin d’affirmer sa puissance. Sur le plan sanitaire, l’OMS est la manifestation de l’une des deux facettes de la politique chinoise vis-à-vis du multilatéralisme : ou bien elle prend le contrôle de ces organisations, ce qui s’est passé à l’OMS, ou bien elle les affaiblit, avec la volonté de les détruire. Il reste, comme défenseur du multilatéralisme, l’Union européenne, qui n’est pas encore, loin de là, une grande puissance. Donc le multilatéralisme est très menacé, considérablement affaibli au profit d’une réaffirmation des puissances, exactement comme avant la Première Guerre mondiale. L’Onu et ses agences font malheureusement de plus en plus penser à la Société des nations. Qu’est-ce qu’on peut nous souhaiter, pour quoi doit-on se battre ? Et qu’est-ce qu’on peut craindre ? Ce qui est à souhaiter le plus est le succès de l’affirmation européenne, parce que nous sommes européens et que le recul de notre unité et donc de notre influence ne pourrait que nous desservir ; parce que l’Union européenne, en second lieu, est la dernière des puissances à jouer un rôle de modérateur sur la scène internationale et donc de défenseur de la paix, et parce que l’Union est aujourd’hui le bunker de la démocratie et de la protection sociale. Où y a-t-il une démocratie et des libertés aussi fortes ? Où y a-t-il un niveau de protection sociale et de redistribution des richesses aussi élevé ? Nulle part. Quant à ce que l’on peut craindre le plus, nul besoin de l’expliquer, c’est une réélection de Donald Trump.
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Propos recueillis par Guillaume de Morant.
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L’Église catholique en danger d’insignifiance La pandémie a été un choc pour les confessions religieuses, en particulier pour l’Église catholique, dont elle a mis cruellement en lumière les manques et les manquements. Par Anne Soupa
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n quelques jours, il a fallu prendre acte de ce que, en plein carême, il n’y aurait plus de messes, de confessions, de catéchisme, de visite aux malades ni d’assistance aux mourants. Et que la plus grande fête de l’année, Pâques, allait être célébrée devant un écran. Devant un événement aussi singulier, une sorte de frénésie sacramentelle s’est d’abord saisi de certains, proposant messes et confessions à distance, tandis que d’autres poussaient à la charité en actes, comme Véronique Fayet, présidente du Secours catholique, qui, dès le 24 mars, demandait un « plan Orsec pour les plus fragiles ». Dans la multitude des voix, celles des traditionalistes ont été bruyantes. En mettant en doute le bien-fondé des mesures de restriction, en évoquant parfois un châtiment divin, en pressant le pas vers la réouverture et, enfin, en dénonçant une entrave à la liberté du culte – ce que le Conseil d’État a finalement reconnu –, ils ont amplifié les fissures déjà constatées dans l’épiscopat. Les curés de paroisse, quant à eux, ont dû se familiariser avec l’usage du numérique. Certains ont diffusé des messes paroissiales, d’autres un bref commentaire de l’Évangile du jour. Enfin, pour Pâques, ont surgi, de la part de laïcs, plusieurs propositions de liturgies domestiques.
Quand le porte-monnaie se vide L’un des domaines où les conséquences de la crise sont les plus visibles est celui de l’argent. Les difficultés financières de l’Église étaient certes déjà connues. Au point que Mgr X, cet évêque anonyme, prédisait avec effroi : « L’Église ne pourra plus payer ses prêtres, ils devront travailler1. » Mais le confinement aura fait perdre au moins deux mois et demi de quête et de casuel (baptêmes, mariages, obsèques). À titre d’exemple, sur les 4,62 M€ de charges annuelles incompressibles du diocèse de Marseille, la perte estimée jusqu’à fin mai serait de 700 000 €, soit plus de 15 %2. Pour l’ensemble de la France, en 2018, les ressources de l’Église se sont élevées à 600 millions d’euros3. Si l’on estime à 20 % la part des quêtes et du casuel, le montant perdu serait de 120 millions. Difficile à rattraper. Du côté des fidèles, les observations sont instructives : il leur a paru dur de reporter un mariage, un baptême, cruel surtout d’avoir dû laisser mourir un proche seul ou sans sacrement des malades. Ceci laisse penser que les sacrements ancrés sur une réalité anthropologique traverseront la crise. Mais la question se pose pour l’eucharistie. Et là, on a entendu, mezza voce, des propos qui ont de quoi inquiéter l’institution. « Je ne m’en porte pas plus mal », « Cela ne me manque pas trop »… Et, surprise plus grande encore, ces aveux n’émanent pas de catholiques peu pratiquants, mais du cœur du réacteur, de ces « forts » dont parle Paul, comme ces religieuses qui, en toute sérénité, m’en ont fait le constat. C’est aussi ce que disent
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beaucoup de catholiques « du milieu du rang », qui ont jusque-là docilement accepté le discours actuel sur l’eucharistie.
Péril autour de l’eucharistie Car il faut oser dire que l’eucharistie actuelle n’est plus que l’ombre d’ellemême. Une première amputation a séparé la liturgie de l’agir chrétien. Si le don du Christ dont il est fait mémoire ne s’inscrit pas dans une histoire – et si cette histoire n’est pas insérée dans la liturgie même –, le sacrement n’est plus qu’un simulacre. La seconde dérive, récente, a consisté à faire de l’eucharistie une « performance de présence divine » réalisée par le prêtre, cet « alter christus » qui aurait le pouvoir de « faire descendre Jésus sur l’autel ». D’assemblée, il n’y en a guère plus, aujourd’hui, alors que c’est à partir d’elle que se donne à voir le vrai corps du Christ. Dépourvu de son ossature éthique et ecclésiologique, le sacrement se trouve maintenant livré, non seulement à la dévotion affective, mais au risque de la magie. L’hostie « signe » de la présence réelle du Christ est devenue « Jésus hostie4 », une fin en soi. Mais plus de deux mois de privation d’un sacrement qui n’est plus que l’ombre de lui-même ont permis au croyant de découvrir que ce Jésus qui sort du chapeau ne lui manque pas, qu’il préfère le rencontrer ailleurs, dans les chantiers ouverts par Matthieu 25. Plus encore, il risque de penser qu’il a été dupé par une institution qui a laissé ses clercs jouer aux prestidigitateurs. Et il peut désormais voir au grand jour le divorce tragique entre un Dieu qui met à bas les idoles et un corps de clercs qui, inlassablement, les reconstruit. De cette morsure au cœur des fidèles – une déception peutêtre salutaire – les clercs seront tenus pour responsables, et ils auront du mal à s’en remettre. De plus, l’avenir ne s’annonce pas sous les auspices du changement : malgré son parfum de modernité, l’initiative du diocèse de Châlons-en-Champagne d’une « messe en voiture », sur le modèle des « cinémas en plein air », n’enrichit pas l’eucharistie actuelle.
La parole, vecteur du message évangélique Outre ce branle infligé à un sacrement « source et sommet de toute la vie chrétienne5 », la crise devrait entraîner une réflexion sur quelques matières centrales pour le christianisme. La privation de rassemblements, qui risque de durer, interroge sur le corps. Le corps ecclésial, ce composé de présence physique et spirituelle, doit-il se structurer autrement ? Le modèle du rassemblement évangélique de la région de Mulhouse – foyer du virus – fait de grande proximité corporelle, de déplacements internes fréquents, d’embrassades et de
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chants multiples, est-il à revoir ? Peut-on faire vivre le corps ecclésial sans chanter, masqué, et éloigné de son voisin ? Ne faut-il pas construire des modes de participation à distance capables de nourrir une soif spirituelle qui soit aussi sacramentelle ? Les fidèles qui ont suivi la messe du pape à Sainte-Marthe disent avoir perçu, grâce au confinement, qu’ils étaient dans une communion nourrissante, sans le sacrement. Cette catégorie des « sacramentaux », en l’absence d’une présence physique, pourrait servir de point d’appui à de nouvelles pratiques liturgiques. Plus que jamais, il se vérifie que le vrai vecteur du message évangélique est la parole, car la parole fait le corps et engendre la relation. C’est ce qu’a compris, par exemple, François Cassingena-Trévedy, qui découvre devant les lecteurs de ses « Lettres du confinement », très suivies sur les réseaux sociaux : « Vous m’avez fait approfondir, comme jamais peut-être, la dimension sociale – “ecclésiale” – de la parole6. »
Vers un syndicat de catholiques ? L’Église sera aussi jugée à la manière dont elle s’est positionnée dans l’espace national. Elle a d’abord prôné l’obéissance aux directives sanitaires et accepté le sevrage sacramentel jusqu’à la fin avril7. Mais quand a été annoncé le détail du plan de déconfinement, sa position a changé. Dès le 28 avril, le Conseil permanent de la CEF sort de l’unanimisme : « Nous voyons mal que la pratique ordinaire de la messe favorise la propagation du virus et gène le respect des gestes barrières plus que bien des activités qui reprendront bientôt », en argumentant que les religions, en apaisant les besoins spirituels, apportent des secours de première nécessité. En somme : pourquoi les autres et pas nous ? Ce glissement vers le « catégoriel » peut se révéler lourd de conséquences. D’abord il fait entrer l’Église dans la terrible spirale du désir mimétique8. Mais, surtout, il en fait un prestataire de services comme un autre. En effet, se comparer révèle l’identité que l’on se donne. Me vient l’idée que l’institution s’y coule presque trop. Aurait-elle assimilé la laïcité au-delà de toutes les espérances laïcistes ? Elle n’est plus cette instance prophétique qui, à la manière d’une vigie, se dresse sur les hauteurs et donne à lire le sens de l’événement, tout en ramenant sous son manteau ses enfants en mal de consolation. Ce 28 avril, elle a abandonné sa posture universaliste et rejoint les bars et les salles de sport. Olivier Roy9 fait observer que l’Église a entériné son « autosécularisation », en choisissant d’être « une communauté de consommateurs de biens sacrés », et plus encore, un « syndicat de catholiques ».
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Ce faisant, la CEF s’inspire encore moins qu’avant des propos du pape, qui, lui, tient ce discours universaliste : « L’humanité est une seule communauté […]. Il n’y aura plus “l’autre”, mais il y aura “nous”. […] Construire une véritable fraternité entre nous, pour se souvenir de cette expérience difficile vécue tous ensemble ; et avancer avec l’espérance qui ne déçoit jamais. Ce seront les mots clés pour recommencer : racines, mémoire, fraternité et espérance10. » Ce chemin, lui, était légitime ; qu’est-ce qui empêchait les évêques de proposer un sens à la pandémie ? Qu’est-ce qui empêchait l’archevêque de Paris de remettre sa bouse blanche de médecin et de tenir aux Français, devant des médias alléchés, une parole de consolation et d’espérance ? Dans une brève exhortation, il aurait pu partager avec d’autres l’« apocalypse » de la pandémie : la révélation d’un amour venu d’un Autre que nous, qui nous porte les uns vers les autres, qui nous rend solidaires pour survivre, et nous invite à créer du neuf. Mais ce discours non tenu, ajouté aux querelles de l’épiscopat et à la dévitalisation du plus grand de ses sacrements, pousse l’institution à descendre encore une marche sur le chemin de l’insignifiance.
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1. Gino Hoel, Philippe Ardent, Les Confessions de Mgr X, Éditions Golias, 2018. 2. m arseille.catholique.fr/Appel-urgent-a-participer-financierement-a-la-vie-de-l-Eglisede-Marseille, 12 mai 2020. 3. Ambroise Laurent, secrétaire général adjoint en charge des finances à la CEF, www.lavie.fr/religion/catholicisme/face-a-la-baisse-inedite-du-denier-l-eglisereflechit-a-son-avenir-financier-18-12-2018-95140_16.php 4. Vidéos « Bien dans ma foi ! », CEF, qui représentent un Jésus de pied en cap dressé sur une patène. 5. Lumen Gentium, 11. 6. Cinquième lettre pascale aux amis confinés, 6 mai 2020. 7. CEF, Assemblée virtuelle de printemps, 24 avril 2020. 8. Le recteur de la mosquée de Paris a menacé de porter en justice un manquement à l’égalité entre les religions. Pour Chems-Eddine Hafiz, cette décision créerait une « inégalité » entre les citoyens des différentes religions. « Les musulmans […] ne comprendraient pas cette mesure inique du “deux poids deux mesures”, la fête de l’Aïd n’étant séparée de la Pentecôte juive et chrétienne que de quatre jours. » 9. Le croyant est-il un consommateur comme un autre ?, www.nouvelobs.com/ idees/20200508.OBS28544/le-croyant-est-il-un-consommateur-comme-un-autre-parolivier-roy.html, 8 mai 2020. 10. w ww.vaticannews.va/fr/pape/news/2020-03/pape-pandemie-nous-sommes-tousdes-enfants-de-dieu.html, 20 mars 2020.
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La
confiance en temps de
crise
Médecins, experts, politiques, les informations et recommandations se succèdent, se contredisant parfois et mettant en lumière un mal français, la difficulté à faire confiance. Faudrait-il repenser nos outils démocratiques ? Par Marjolaine Koch
S
e fier à une routine : le monde d’avant. Déposer les enfants à l’école, grimper dans le bus bondé et rejoindre le bureau à heure fixe, tenir le cap avec en point de mire les prochaines vacances… Désormais, l’incertitude est notre quotidien. Attendre le verdict, souvent temporaire, d’experts, soupirer devant les tergiversations de nos gouvernants, qui annoncent une ligne de conduite, puis une autre, ne pas savoir de quoi notre été sera fait… Et à la rentrée, il se passera quoi ? Dans un monde où tout est mouvant, en qui et en quoi avoir confiance ? Alors que nous étions
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bercés par la douce rengaine du « meilleur système de santé sociale au monde », la nation a soudain découvert une réalité bien plus sombre. Un sous-équipement des établissements de santé, des problèmes de stock et d’approvisionnement pour tout : masques, blouses, respirateurs… Avec cette crise, pour le chercheur Bruno Cautrès, « on retrouve la difficulté, dans cette économie mondialisée, d’amortir ce choc entre les réalités d’une économie devenue très contraignante et un narratif national redistributif et protecteur qui véhicule l’idée que l’on fait mieux que les autres de ce point de vue ». L’époque ébranle les certitudes, même les mieux ancrées. Il faut se fier à la parole d’inconnus du grand public, érigés en experts. Virologues, épidémiologistes, chercheurs sont sollicités de toutes parts. Une exposition difficile pour eux, habitués à mener leurs recherches à l’écart des regards, ne se confrontant à la scène médiatique qu’une fois les résultats validés par la communauté scientifique. Mais, depuis quelques mois, tout est partagé en temps réel avec la population, directement concernée car menacée par le Covid-19. Même Édouard Philippe dévoile ses doutes lorsqu’il tweete : « Tel savant nous dit, catégorique, qu’il ne peut y avoir de deuxième vague, que l’été verra le virus disparaître. Tel autre, aussi savant et respecté, nous dit l’inverse. Aucun pays au monde, aucun scientifique, ne saurait aujourd’hui prédire l’été, l’automne qui nous attendent. »
Un doute qui date Nous devons faire confiance à ces scientifiques, nommés experts, qui sont eux-mêmes dans le feu de l’action, dans la découverte permanente de l’évolution du virus, et doivent prodiguer les conseils les plus propices à protéger la population dans son entièreté. Des camps se dessinent et trahissent des croyances : et si le Professeur Raoult avait raison, mais voyait son action entravée par les laboratoires pharmaceutiques, désireux de trouver un remède plus lucratif que la chloroquine ? Et si des membres du Conseil scientifique étaient rattachés à quelque industrie pharmaceutique ? Dans le baromètre de la confiance mené début avril par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), le chercheur Luc Rouban note que « la confiance placée en France dans les sources d’information sur la situation sanitaire passe de 91 % lorsqu’il s’agit des médecins à 68 % lorsqu’il s’agit des experts scientifiques qui conseillent le gouvernement, puis à 42 % lorsqu’il s’agit du seul gouvernement ». Pour Michel Dubois, sociologue des sciences, le doute dans l’indépendance des experts qui conseillent le gouvernement existe depuis des décennies. Cette méfiance remonterait même à l’émergence de l’énergie nucléaire en France : « Cette expertise autour du nucléaire a été monopolisée par des membres de l’administration jugés trop partie prenante. » Entre cette époque et la crise actuelle, les grandes industries pharmaceutiques ont contribué à développer cette LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 37
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méfiance en mobilisant des chercheurs pour produire des études destinées à valoriser des produits pourtant reconnus aujourd’hui comme néfastes. Le tweet d’Édouard Philippe laisse aussi entendre qu’il faut se conformer à des décisions politiques prises sur des expertises mouvantes. Des décisions politiques qui impactent profondément nos vies : porter un masque ou non, réduire ses déplacements, éviter les visites aux parents trop âgés… Pour l’heure, la population suit les recommandations. Mais, encore une fois, dans son baromètre de la confiance spécial Covid-19, Luc Rouban souligne que « la gestion gouvernementale de la crise sanitaire reste limitée en France par la faible confiance accordée au gouvernement et aux informations officielles. Le doute quant à l’honnêteté du pouvoir est toujours d’un niveau élevé et ses effets déstabilisants touchent même le milieu médical, où le professeur Raoult a servi de figure emblématique de la défiance à l’égard de l’institution scientifique et des mensonges qu’elle générerait ». Et c’est bien une spécificité française : cette crise intervient dans un climat où la confiance avait déserté l’esprit des Français depuis longtemps. Le Cevipof mène un baromètre de la confiance en politique depuis onze ans, sous la direction de Bruno Cautrès. Il n’y a pas d’équivoque : les Français sont bien moins confiants que leurs voisins allemands ou britanniques. En France, cette défiance est « structurelle, profonde », estime Bruno Cautrès. Il situe ce décrochage entre la France et les pays voisins au début des années 1990 : « Un filtre perceptif s’est mis en place à une période qui a connu des scandales politiques, où la situation économique du pays était catastrophique et où le traité de Maastricht venait d’être signé. » Si la perte de confiance a été plus brutale qu’ailleurs, c’est en grande partie, estime le chercheur, dû à notre organisation centrale et unitaire. « L’Allemagne est un pays fédéral, ce qui lui donne davantage de ressort institutionnel pour amortir ce genre de choc : les Allemands sont habitués à avoir deux niveaux de décision, ils étaient donc mieux armés que nous pour penser l’Europe. » S’installe alors l’idée que la politique est désormais dénuée des moyens de ses ambitions.
Un mantra mis à mal Les crises successives, dont celle de 2008, vont ancrer dans les esprits de générations d’élus que les Français leur accordent peu de confiance. Au point de voir un candidat, Emmanuel Macron, faire de la réinstauration de la confiance un projet transversal de son programme. L’une de ses premières lois s’intitulera « Pour un État au service d’une société de confiance ». Plus tard, c’est « l’école de la confiance » qui débarque dans l’hémicycle. Auparavant, en pleine crise des gilets jaunes, il annonce lors de ses vœux 2018 sou38 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
haiter « retrouver confiance en nous-mêmes et entre nous ». Puis quand il lance le Grand Débat national, il conclut sa lettre adressée aux Français sur « En confiance ». La confiance devient son mantra. Mais la confiance n’est ni la foi, ni la croyance, et elle non plus ne se décrète pas. Emmanuel Macron l’apprendra à ses dépens, en essuyant la vague des gilets jaunes puis celle des grèves contre sa réforme des retraites. Avant même la crise du Covid-19, les sondages montrent même que la tendance à la défiance s’accentue sous la présidence Macron. Dans son baromètre d’avril, Luc Rouban constate certes une poussée de la confiance dans les grands services publics, notamment hospitalier, mais une défiance accentuée à l’égard de toute parole instituée. D’après Pierre-Olivier Monteil, philosophe et chercheur associé au Fonds Ricœur, cette défiance ancrée, peut-être même accentuée par la crise, traduit une autre évolution de nos sociétés : « La notion de représentation n’est plus considérée comme suffisante. Il y a eu un âge industriel de la démocratie où l’on remplissait son devoir de citoyen tous les cinq ans. Les temps ont changé : on aimerait avoir son mot à dire plus souvent. » La raison ? Des citoyens plus informés, et aussi mieux éduqués que leurs aînés du siècle passé, « cela génère une exigence d’être traité plus à égalité et non comme des enfants ».
Un nouveau souffle Percevant certainement la nécessité de regagner la confiance d’un public déstabilisé par la crise, de nombreux chercheurs, dont la quasi-totalité des membres du Conseil scientifique, ont signé dans Le Monde daté du 7 mai une tribune réclamant « un triptyque vertueux liant société, sciences et politique » pour instaurer un dialogue soutenu et coordonné, car « l’action publique a besoin de la participation et de l’information de tous, y compris des plus pauvres ou vulnérables ». Ce qui rouvre un vieux débat : et si, pour rétablir la confiance entre élus et citoyens, la Ve République avait besoin d’un nouveau souffle ?
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économique Le monde d’avant ou le monde d’après ? Révolution ou évolution ? Difficile de savoir où les conséquences de la pandémie risquent de nous emmener. Mais elle a quand même mis en lumière les fragilités d’une mondialisation sans régulation et les capacités des États et de l’Europe à réagir. Par Denis Clerc
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u bas mot, pour la seule France, un million de chômeurs supplémentaires, une baisse sur l’année de 11 à 12 % du produit intérieur brut – le fameux PIB, qui mesure l’activité économique du pays – : il faut remonter à 1930 pour trouver un choc d’une ampleur comparable à celui produit par le Covid-19 dans notre pays. Il en est de même dans la plupart des autres pays, de façon parfois atténuée, parfois accentuée, en fonction de la rapidité et, surtout, de l’ampleur des mesures prises par les autorités. Bref, la crise sanitaire a provoqué un tsunami mondial, dont nul ne sait encore quels seront les effets dans les années à venir : certains craignent un engrenage économique dépressif, d’autres parient sur une transformation profonde de notre modèle de développement, d’autres, enfin, tablent sur une reprise du « business as usual ».
Spirale négative ou reprise en V ? Sans vouloir jouer les oiseaux de mauvais augure, force est de reconnaître que la perspective d’une crise économique relayant la crise sanitaire est loin d’être négligeable. En effet, le tissu économique a souffert, mis à mal par le confinement. Il s’est agi d’un choc majeur – un « trou » d’activité –, durant lequel la production française a été réduite de 20 à 30 % en trois mois. La forte progression du chômage – un million de demandeurs d’emploi supplémentaires – tient moins aux suppressions d’emplois – relativement peu nombreuses à ce jour, mais l’anticipation atteint près d’un million de postes – qu’à l’absence d’offres pour les nouveaux venus sur le marché du travail et pour les travailleurs précaires dont le contrat avait expiré, intérimaires, saisonniers, pigistes, stagiaires, apprentis, CDD. Ce sont ces travailleurs précaires et les jeunes débarquant sur le marché du travail qui sont les premières victimes de la crise sanitaire. Quant aux entreprises, une partie d’entre elles ne s’en remettront pas et, pour les autres, le « retour à la normale » prendra du temps, car les pertes d’exploitation ne s’effacent pas en un tournemain : non seulement l’argent ne rentrait pas, mais il a souvent fallu emprunter ou repousser des échéances. Au total, de nombreux acteurs ont dû s’endetter pour tenter de passer les mauvais jours. Le remboursement de ces dettes accumulées durant le « trou » réduit d’autant leur capacité à dépenser et, s’ils font défaut, les prêteurs, mais aussi les fournisseurs, ainsi que les organismes sociaux et professionnels, subissent à leur tour des pertes qui peuvent les mettre en difficulté. La spirale négative est alors enclenchée : un peu comme dans un jeu de dominos, la chute de l’un entraîne celle du suivant, sans que l’on puisse l’empêcher. Cette spirale dépressive est assez classique dans les crises liées à un endettement excessif. Elle pousse nombre d’entreprises à réduire leurs prix – « déflation » – dans l’espoir d’augmenter leurs ventes et de pouvoir ainsi rembourser leurs dettes sans trop de problèmes. Mais ce qui pourrait sembler bénéfique à LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 41
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l’échelle individuelle aboutit à une catastrophe à l’échelle collective : les acheteurs repoussent leurs achats en espérant profiter un peu plus tard d’un prix encore moindre, et le pays tout entier a de plus en plus de mal à rembourser ses dettes, dont le montant ne diminue pas – voire augmente – alors que les revenus diminuent. La Grèce a vécu ce drame entre 2011 et 2014, le Japon dans les années 1990. Certes, ce scénario n’est pas inéluctable, et les libéraux parient pour une « reprise en V » – la lettre simulant une baisse se transformant en hausse de même amplitude –, c’est-à-dire rapide, les économies faites par certains au cours du confinement étant alors consacrées à rattraper le retard en termes d’achats, de restaurants, de voyages… Bref, un « après » fidèle reflet de l’« avant », à quelques – petites – modifications près, comme des soignants mieux traités, un souci plus affirmé à l’égard des plus fragiles. Cependant, même pour certains de ceux qui croient aux vertus d’un marché autorégulateur, des doutes s’expriment, tant sur la capacité des entreprises à reprendre rapidement le cap que sur le désir frénétique des ménages de rattraper le temps perdu en consommation.
Une arnaque vertueuse En fait, l’avenir – crise économique ou non – va dépendre essentiellement des banques centrales, dans la zone euro comme ailleurs. Disposant du monopole d’émission de monnaie « fiduciaire » – les billets –, elles ont partout ouvert les vannes pour financer les banques commerciales – celles qui gèrent les comptes courants et accordent des crédits – et les États. Les premières pour qu’elles octroient davantage de crédits et relancent ainsi l’activité, les seconds pour combler leur trou budgétaire. Car les recettes publiques ont sensiblement diminué – de 30 milliards pour la France selon les prévisions –, tandis que leurs dépenses ont explosé – avec 150 milliards de plus que prévu pour la France. Certaines banques centrales prêtent directement au Trésor public, comme au Royaume-Uni. D’autres – c’est le cas de la Banque centrale européenne (BCE) – rachètent aux banques commerciales les titres d’emprunts émis par le Trésor public qu’elles détiennent. Pour 2020, la BCE a ainsi prévu de racheter pour un peu plus de 1 300 milliards d’euros de titres, soit la totalité des dettes publiques issues du coronavirus. Ce qui signifie que les dépenses liées à la crise sanitaire ne pèseront pas sur les contribuables et seront payées par une création de monnaie. Et, cerise sur le gâteau, les bons du trésor français sont émis avec un taux d’intérêt de… 0 %. Autrement dit, pour le Trésor, s’endetter ne coûte rien. Mais, pensez-vous, il faudra bien rembourser un jour, quand les titres détenus par la BCE viendront à échéance. Sauf si la BCE, dont les achats de titres ne lui ont rien coûté – puisqu’elle a payé avec de la monnaie qu’elle a créée –, décide d’annuler cette dette. Mais, pour un banquier, annuler une dette est 42 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
toujours une souffrance, le signe d’un renoncement, une capitulation du créancier face à l’emprunteur. Aussi est-il plus vraisemblable qu’elle décidera de ne jamais demander le remboursement de cette dette, qui pourra ainsi rester éternellement dans ses avoirs potentiels, grignotée progressivement au rythme de la hausse des prix. Le problème réside plutôt dans les « effets secondaires » de cette émission considérable de monnaie. Celle-ci arrive dans les caisses des banques commerciales qui ont vendu les titres à la BCE. Théoriquement, cela devrait leur permettre de financer des crédits – aux entreprises ou aux particuliers. Mais les banques craignent toujours que les emprunteurs fassent défaut, surtout lorsque l’économie ne se porte pas bien. Elles sélectionnent les plus solvables, dédaignant les entreprises mises à mal par la crise sanitaire. Elles préfèrent placer l’argent dans l’immobilier, dans les fonds d’investissement, voire dans des spéculations diverses dont elles espèrent des rendements élevés. Ce ne sont donc pas les prix à la consommation qui flambent, mais les loyers ou les actions des sociétés prometteuses. Les contribuables n’ont sans doute pas de soucis à se faire… sauf s’ils sont locataires dans le parc privé ou salariés dans une entreprise cherchant à caresser ses actionnaires dans le sens du poil.
Tendre la corde aux premiers de corvée La question économique est donc simple en apparence : reprise ou déflation ? Chacun espère certes que la reprise soit au rendez-vous, ce que, au moins dans les pays riches, l’ampleur des sommes injectées – par les États et par la Commission européenne – laisse supposer, même si cela devrait prendre un certain temps. Mais s’agira-t-il de renouer avec le passé ou de changer de modèle de développement ? De privilégier l’environnement ou la croissance ? De tabler sur l’essor de la consommation ou sur celui des biens communs ? Sur le moment, on a constaté des prises de conscience parfois inattendues, comme en témoignent quelques exemples. C’est le Président qui déclare – le 12 mars – que « la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie ». L’opinion publique s’est aussi indignée des conditions de travail des « premiers de corvée » (caissières, éboueurs, aides-soignants, aides à domicile…) puisque, rapporte Dominique Méda à partir d’une enquête anglaise qui vaut sans doute aussi pour la France, « les emplois de ces travailleurs essentiels sont LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 43
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aussi ceux qui sont les moins bien payés, qui présentent les conditions de travail les plus difficiles et les statuts les plus précaires ». Enfin, lorsque le patronat, par la voix du président du Medef, demande que soient levées les « contraintes environnementales », quatre-vingt-dix patrons de grandes entreprises – dont le patron de Total… – s’en offusquent et demandent à ce que l’on mette « l’environnement au cœur de la relance ».
Vers un modèle plus coûteux ou « retour à la normale » ? Que restera-t-il de ces bonnes intentions dans six mois ou un an, lors de l’éventuel « retour à la normale » ? On se souvient de la chanson de Dalida Paroles… Paroles…. Plus les ambitions de changement sont fortes, plus elles exigent des modifications profondes de nos modes de vie, auxquelles une partie des personnes concernées peuvent s’opposer ou refuser d’adhérer. Ainsi, un collectif de personnalités – dont Yann Arthus-Bertrand, Gaël Giraud, Bruno Latour et Cécile Renouard – se fixe un objectif ambitieux : la justice climatique mondiale en 2050. Pour y parvenir, il faudrait limiter nos émissions de CO2 à 2 tonnes par être humain et par an, soit une division par six de l’empreinte carbone moyenne actuelle d’un Français. Pour y parvenir, voici le menu : « Dans les cinq années à venir [il faudra] ne plus prendre l’avion, redécouvrir les transports doux et rouler moins de 2 000 kilomètres par an en voiture ; développer la cuisine végétarienne et se nourrir d’aliments biologiques, locaux et de saison, avec de la viande au maximum deux fois par mois ; réinterroger nos véritables besoins pour limiter les achats neufs au strict minimum. » Certes, on peut être moins ambitieux, ce qui réduit d’autant les difficultés à atteindre l’objectif, mais sans les supprimer pour autant : plutôt que de sauver Renault et ses emplois, on aurait pu consacrer les 5 milliards qui lui ont été prêtés à financer des transports collectifs, mais avec le risque que l’activité et l’emploi automobiles se rétractent. Le gouvernement a vite décidé, pariant au fond pour l’ancien modèle, même s’il le masque en imposant à Renault et PSA de fabriquer – et vendre – un million de véhicules électriques, hybrides rechargeables ou hybrides par an sous cinq ans, un objectif contraint qui risque fort d’être inapplicable, donc oublié. Notre « modèle » économique est source de pollutions, de réchauffement climatique et de destruction des espaces naturels, mais s’il permet à ceux qui ont un emploi de gagner plus à la fin du mois ou à ceux qui n’en ont pas d’en trouver un, la majorité dira « banco » car « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ». Changer de modèle est plus exigeant, plus risqué et souvent plus coûteux que de conserver le même. Bref, on aimerait tous que les choses changent, mais beaucoup rechignent à en payer le coût ou à en supporter les inconvénients, que les partisans 44 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
du « système » se font une joie de mettre en avant et, souvent, de gonfler à l’excès. Si bien que prévaut le « retour à la normale ». Pourtant, la situation évolue. Nous avons fait un pas de côté avec le confinement, qui a parfois été pénible, mais qui nous a ouvert quelques horizons : sur la consommation responsable, le bio, le local et la proximité, l’importance de la protection sociale et d’un système de soins de qualité accessible à tous. Globalement, l’opinion publique pousse à une évolution vers un capitalisme moins mondialisé, moins prisonnier de la finance, aux règles climatiques plus strictes, où les salariés soient davantage parties prenantes puisque, sans eux, l’activité s’arrête et tout le monde en souffre. L’idée de taxer les hauts revenus et les patrimoines ne fait plus hurler du côté des dirigeants. Enfin, l’Union européenne est apparue moins marâtre et plus solidaire. Rien de tout cela ne va bouleverser notre système économique, mais, à défaut d’une révolution, il est possible qu’il soit désormais plus attentif aux biens communs planétaires et moins sensible au seul appât du gain. Mais peut-être que je prends mes désirs pour des réalités : de fait, les suppléments du Monde et des Échos qui exaltent le luxe et l’argent n’ont pas cessé de paraître, même durant le confinement…
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AUJOURD’HUI // LA CRISE
Crise de soi Ces semaines de confinement ont également été pour beaucoup celles d’un voyage intérieur dont les instantanés restent bien souvent à developper. Par Christophe Mory
11 mai.
On aurait aimé les embrassades de la Libération. Elles n’ont pas eu lieu. Une frustration qui s’ajoute à celle de ne pouvoir partager ces cinquante-cinq jours insolites. Quoi de comparable en effet entre les familles regroupées et les violences conjugales – ou les solitudes interminables –, les jardins et les appartements, le littoral et les barres d’immeubles… Nous ne pouvons pas échanger nos séjours, alors que certains ont goûté ce qui était pour eux une chance tandis que d’autres croulaient sous un fardeau. Il n’y a pas de mesures ni de normes. Impossible partage, donc. Alors, tentons de reprendre ce qui s’est produit pour comprendre ce qui se passe en nous. Passées les vingt-quatre premières heures de sidération et la mise en place d’une organisation interne (courses, horaires, rythmes), les confinés-activistes que nous sommes ont gardé l’esprit « check-list » afin de profiter de ce temps pour ranger-classer-jeter. Puis, peu à peu, les journées sont devenues si similaires qu’on en oubliait le jour, étonnés d’être déjà dimanche. Mon Dieu, qu’avions-nous fait de la semaine ? Ce temps interminable passerait-il si vite ? Ce 11 mai indique la fin de quelque chose sans passer pour un soulagement. Le confinement aurait pu être occupé autrement. À quoi ? D’abord à la recherche d’une réponse. Pourquoi et comment en sommes-nous arrivés là ? Un pangolin ? Un laboratoire P4 ? Le parti communiste chinois ? La mondialisation ? Les excès commerciaux ? Et moi dans tout cela ? Oh, pas d’examen de conscience, mais une prise de conscience plutôt. Pas de réponse. Nous avons eu le temps de décortiquer, d’observer, d’analyser. Un temps donné à inscrire dans cette valse à trois temps qui donne le tourbillon : le temps scientifique, le temps politique, le temps médiatique. Le premier est lent, marqué par la prudence ; le deuxième est lourd, mesurant les conséquences ; le troisième est immédiat. Les trois s’entrechoquent
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et accouchent de doutes, de trajectoires, d’émotions. Ils ne peuvent pas s’accorder. Alors l’humain, le citoyen, le spectateur, ces trois personnes en une, sont ballottées dans les contradictions apparentes. De quoi perdre la confiance si nécessaire dans les temps troublés. Du coup, la parole scientifique est inaudible, la parole politique dévaluée et la parole médiatique jamais sanctionnée, sinon par le désintérêt. Deux mois ont passé dans des gestes du quotidien somme toute assez mécaniques car aucun regard extérieur ne venait ni les approuver ni les contredire. Tout semblait lissé. Mais alors, qu’avons-nous fait de ces deux mois sans les joies des vacances ? Nous voudrions découvrir quelque chose ou qu’émerge une nouveauté du paysage intérieur, comme une lumière à suivre, une espérance, une force nouvelle, une raison supplémentaire de repartir sur le chemin. Ignorons-nous ce que nous voulons ? Nous sommes capables de dresser la liste de ce que nous ne voulons plus. Et nous rejoignons les utopies qui balbutient, trouvant des mots pour un monde que nous ne désirons plus. Comme tout traumatisme, cette traversée du désert laisse des traces dans notre vie. Nous les ignorons ou ne savons pas ce qu’elles sont. « Nous ne savons pas encore clairement ce que nous serons », écrit saint Jean. Ne cherchons pas à dresser un bilan de tout cela. D’autres événements ne manqueront pas de nous sidérer. Et nous serons étonnés, chacun dans notre intimité, de résurgences d’images, de pensées. Rien de ce que nous vivons n’est gratuit. Il en sortira des douleurs qui posent des refus et des limites, ou des joies d’un temps où l’incertitude fut battue par la fidélité à soi-même.
Le confinement, terreau individuel Le temps passé n’est jamais perdu. Le mot parenthèse est ici inapproprié : nous n’avons pas vécu deux mois entre parenthèses, nous les avons bien vécus. Ils valident ce que nous sommes. À nous de les prendre pour ce qu’ils sont et de nous prendre pour ce que nous sommes. Comprenons nous bien : notre époque d’activisme, notre économie de « création de valeurs » nous obligent et nous empêchent de rester sans rien faire, sans télé, sans écrans, sans lectures, sans téléphone… Or, pendant ce confinement, il est bien arrivé qu’un jour passe sans que nous puissions dire comment nous l’avons rempli. Sans sollicitations. Ne serait-ce pas ce qu’on appelle « développement personnel » ? Et si nous parlions pour cette période de « déploiement personnel » ? C’est-à-dire de cette forme d’acceptation respectueuse de ce que nous sommes ? Seule une miséricorde personnelle et collective, qu’elle soit inventée, ressentie ou comprise, nous en donnera le sens, la voie et l’énergie d’être. Alors ? Les temps scientifiques, politiques et médiatiques ne reprendront pas leurs prises sur ce temps singulier, personnel, intime que nous ne pouvons pas partager, et qui nous nourrit.
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MAINTENANT // ENTRETIEN
Un monde à réparer Ex-ministre de la Santé, Roselyne Bachelot fut accusée en 2009 d’avoir surestimé l’épidémie de grippe A. On lui a reproché à l’époque une application trop stricte du principe de précaution. Aujourd’hui, elle se garde bien de tirer sur l’ambulance. Et en appelle à réparer notre système politique.
© Karine Pierre / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
On a reproché au gouvernement de ne pas en faire assez. Que vous inspire la gestion française de la crise sanitaire ? Roselyne Bachelot : Juger d’une action politique en plein milieu de la crise est compliqué. Et c’est tout aussi difficile après, du fait que le biais rétrospectif est immense. J’appelle ça se vautrer dans les charmes de la lucidité a posteriori. Je ne sais pas si le gouvernement n’en fait pas assez. Au regard des commandes qui sont passées, il apparaît soucieux d’avoir le maximum de tests et de masques. Le problème, c’est plutôt celui de la préparation de la crise. Or, on ne peut pas imputer au gouvernement actuel la faiblesse du stock logistique de masques : la suppression de l’Eprus [Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires] date de 2016 ! Je remarque à ce propos que le gouvernement précédent est aux abris… On voit aujourd’hui que la suppression de la réserve sanitaire était une erreur. Quant au manque de tests, il relève d’une politique industrielle qui peut, elle aussi, difficilement être mise au débit du pouvoir exécutif en place. Cela ressort de choix qui viennent de très loin. L’Allemagne a accepté la présence d’une puissante industrie chimique dans le pays, alors que la réponse de la France à ce
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sujet témoigne d’une sorte de démission collective. L’enjeu est pourtant de taille : on ne peut pas en appeler à la relocalisation de certaines filières – souhait que je partage – sans réindustrialiser notre pays. À ces difficultés s’en ajoute une autre : l’atelier mondial de production du matériel indispensable à la gestion de la crise sanitaire était situé précisément sur le lieu de départ de la pandémie. Sans oublier la concurrence internationale, qui a indéniablement impacté les délais de fourniture. L’Allemagne nous a « carotté » des masques il y a quelques semaines… On voit bien que c’est « au plus fort la poche », comme disent les Québécois. Vous défendez une politique de relocalisation de la production industrielle qui n’est pas forcément compatible avec le souci de préserver l’environnement… C’est l’un des paradoxes de la relocalisation. Il y en a d’autres. Notamment le fait que la mondialisation a permis aux pays développés d’accroître le pouvoir d’achat de leurs populations. Les personnes qui demain devront changer de téléviseur ou de machine à laver, équiper leurs enfants pour la rentrée scolaire en tee-shirts, en survêtements, en chaussures de sport,
comme les parents qui voudront accéder à leur demande d’avoir un smartphone ou une tablette, auront les moyens de vérifier à quel point la relocalisation entraîne une perte de pouvoir d’achat considérable. Dans la période de dépression économique qui suivra cette crise sanitaire, ce sera le premier paradoxe à gérer. Il y en a encore un autre : le souci de relocalisation est porté par toutes sortes de familles politiques, en particulier par celles qui ont mis la solidarité internationale au cœur de leur programme. Or, il revient sur une mondialisation qui a aussi consisté en un partage de valeurs entre les pays riches et les pays pauvres. La Chine a traversé des crises de famine épouvantables dont certaines remontent à quelques dizaines d’années. Comment oublier celle qui, à la fin des années 1950, a tué 36 millions de personnes, entraînant des cas de cannibalisme. L’équilibre du monde a aussi été obtenu grâce à la mondialisation, et ça, j’ai le sentiment que personne n’en parle. Si je suis bien sûr favorable à la relocalisation d’un certain nombre de filières stratégiques, on ne peut pas balayer d’un revers de main une vision plus globale. Une enquête internationale montre qu’Emmanuel Macron est bien plus critiqué que la Chancelière allemande ou que la Première ministre néo-zélandaise. Le leadership à la française est-il en crise ? Chaque pays est porteur d’une histoire qui induit un rapport au pouvoir différent. On ne peut pas comparer l’Allemagne, qui a surgi au milieu du xixe siècle, et la France, qui remonte à Hugues Capet. Angela Merkel est la Chancelière, et non pas la Présidente, d’un pays neuf, qui s’est coagulé
dans une vision bismarckienne fondée sur une union de royaumes. Chez nous, l’État s’est construit selon un principe de rassemblement qui remonte à plus de mille ans. Pour reprendre un terme à la mode, le modèle « jupitérien » a façonné l’identité de la France. Aujourd’hui, le risque serait de procéder à une déification du pouvoir local, d’imaginer que « small is beautiful » et que tout pourrait être réglé par la base. En particulier lors de la gestion d’une pandémie, les questions logistiques sont telles qu’on a besoin du bras armé d’un pouvoir central qui organise. D’ailleurs, dans la période actuelle, la performance des autorités locales mériterait d’être évaluée : je ne vois pas quelle est leur valeur ajoutée quand elles passent des commandes de masques au moment où tout le monde le fait, y compris l’État ! Elle eut été d’alerter le pouvoir central sur des manquements au moment où nous n’étions pas encore en crise. Les présidents des conseils de surveillance des hôpitaux sont quand même des maires. À quel moment ont-ils averti qu’il y avait éventuellement un problème, eux qui étaient au plus près des réalités du terrain ? Je voudrais qu’on réfléchisse plutôt en dossiers, en tâches. Il y a des choses sur lesquelles le pouvoir local est plus compétent et d’autres sur lesquelles le pouvoir central est indispensable. La crédibilité du politique repose-t-elle sur sa capacité à assumer ses décisions sans se retrancher derrière les experts ? Oui et c’est bien pour ça qu’au moment de la grippe H1N1, je n’ai pas mis en place de conseil scientifique. Un tel dispositif met les experts un peu à égalité avec le pouvoir politique. Quand des ministres discutaient avec des infectiologues, comme je
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MAINTENANT // ENTRETIEN
Roselyne Bachelot Femme politique plusieurs fois députée et ministre, puis chroniqueuse et animatrice radio et télévision.
le faisais, ceux-ci pouvaient ensuite aller sur les plateaux télé donner leur avis à titre individuel. Mais ils n’étaient pas parés du titre de conseillers du gouvernement. À partir du moment où ils sont membres d’un conseil scientifique, leur parole prend un imperium beaucoup plus important, ils sont investis d’une sorte de mandat politique. Et ça me semble dangereux. Que vous inspire l’idée d’un retour à la normale ? Vendre au public que plus rien ne sera comme avant est anxiogène. La majorité des gens souhaitent un retour à la normale. On nous dit qu’il faudra consommer moins, ne plus voyager en avion ni se précipiter dans des lieux de convivialité… Je comprends ces exigences, mais je ne sais pas si elles sont très audibles. La crise du coronavirus a produit une formidable émotion collective et individuelle, entraînant des changements de comportement et des privations de liberté individuelle que nous n’aurions pu imaginer. Gardonsnous de prendre des décisions à contresens au nom de cette émotion. Je fais partie de ceux qui ont applaudi les soignants à 20 heures. Mais ce n’est pas en déversant de l’argent sur l’hôpital public pour solde de tout compte que l’on réformera en profondeur le système de santé. Bien sûr qu’il faut améliorer le salaire des soignants – et pas avec une petite prime
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politique qui relève d’un one shot –, mais il faut aussi se poser la question de ce qui est en amont et en aval. Or, on voit bien que, si l’hôpital est soumis à une pression considérable, c’est aussi parce que la médecine de premier recours est mal organisée. L’exercice libéral a trouvé ses limites dans une société où les questions de santé publique doivent être prioritaires. On sait que 47 % des malades en réanimation Covid-19 sont obèses et que l’obésité est un marqueur social de première grandeur. De toute évidence, il s’agit là d’une question de santé publique qui ne peut pas être gérée par l’hôpital. De même, la politique du grand âge, liée à la question du refus de la mort qui traverse nos sociétés, est centrale : il faut médi caliser des structures d’accueil pour les personnes âgées. J’ai peur qu’en étant emportés par l’émotion, on accélère à terme un certain nombre de dysfonctionnements au lieu de réparer le système. C’est donc de « réparation » dont on a besoin ? Réparer, ce n’est pas détruire, ni même transformer. Quand vous avez un beau vêtement un peu usé, vous ne le jetez pas à la poubelle, vous le réparez, vous l’entretenez. Cette société a plus besoin de réparation que de transformation. Propos recueillis par Marion Rousset.
voir Musées fermés, expositions repoussées, galeries d’art closes, ces temps de confinement n’ont pas été tendres pour le regard. Il nous a fallu concevoir ce cahier sans pouvoir faire référence à ce qui nourrit habituellement nos auteurs. Rendre hommage aux soignants s’est imposé. Porter attention à l’autre, tenter de le soulager de sa peine est une des manifestations de notre humanité la plus profonde. Il n’est pas anodin qu’une des premières représentations de Jésus le montre guérissant un paralytique, et David Brouzet n’a eu que l’embarras du choix pour illustrer ce que les Anglais appellent le « care ». Les citadins ont souvent été considérés comme les plus affectés par l’obligation de rester chez soi. Seuls ceux qui ont été dans l’obligation de travailler ont pu profiter de ce spectacle inédit des villes vides sous un insolent soleil printanier. Thierry Paquot, philosophe urbaniste, décrypte pour nous ces diagonales paisibles, ces places comme endormies. Boris Grebille, qui aime à nous faire partager son amour des musées, s’est livré à un singulier exercice, en laissant les toiles des peintres français du xviie nous raconter notre drôle de xxie siècle. Quoi de mieux que cette exposition imaginaire pour démontrer l’intemporalité de l’art ? Beaucoup de confinés solitaires n’ont pu qu’entrapercevoir, à la faveur de déplacements indispensables, leurs congénères. C’est à l’humain que Jean-François Bouthors a consacré son VISIBLEinVISIBLE, qui n’a jamais aussi bien porté son nom et interroge sur la présence et le regard.
soignants LeS
Par David Brouzet
L’une des premières représentations du Christ, datée de 232, le montre, à Doura-Europos (Syrie), guérissant un paralytique. Les apôtres à leur tour eurent ce don. Nombre d’œuvres ont trait à cet acte primordial et universel qui consiste à soulager les affections du corps et de l’âme. Certains saints, comme saint Sébastien et saint Roch, invoqués en temps d’épidémie, furent abondamment représentés. L’infirmière et le médecin leur ont succédé au xixe siècle, à une époque où l’histoire des soins s’écrivait en temps de guerre. Le visage du soignant sera toujours beau et nous apportera la consolation la plus sûre. Le Christ guérissant le paralytique, fresque provenant d’une maison chrétienne de DouraEuropos, 232 (Yale University Art Gallery).
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Les confréries ont assuré pendant des siècles assistance et hospitalité. À Venise, si souvent frappée par la peste, celle de San Rocco fit somptueusement décorer sa Scuola Grande par le Tintoret. Le Christ se rend à la piscine probatique et y guérit les malades. Le miracle a lieu un jour de Sabbat : pour les Juifs qui assistent à la scène, cet acte de transgression constituera un des actes d’accusation contre Jésus. Le Sauveur se penche avec douceur vers l’humanité souffrante, vers un monde en déréliction. Les corps en tension flottent dans les ténèbres d’un espace sans ancrage que strient les rehauts de blanc d’une écriture picturale pleine d’énergie. Jacopo Robusti dit le Tintoret, La Piscine probatique, 1578-1581 (Venise, Scuola Grande di San Rocco).
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - III
LES SOIGNANTS Ayant survécu à un premier martyre, criblé de flèches, saint Sébastien fut soigné par sainte Irène. Dans l’obscurité des catacombes romaines, un flambeau éclaire à peine le corps du jeune supplicié et les visages et les mains, si éloquents, d’Irène et de ses compagnes. Le sujet, qui apparaît seulement à la fin de la Renaissance, met l’accent sur le courage des femmes. L’Église catholique favorise alors d’autres types de représentation que celle des saintes martyres. À cette époque, les superstitions liées aux infections reculent, et l’institution donne également son approbation au traitement médical. Georges de La Tour, Saint Sébastien soigné par sainte Irène, vers 1649 (Paris, musée du Louvre).
IV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
L’épisode est tiré de La Jérusalem délivrée du Tasse (1581), long poème épique consacré à la première croisade, opposant les chrétiens aux Sarrasins sous les murs de Jérusalem. Blessé au combat, le héros franc Tancrède est soigné par la belle Herminie, princesse d’Antioche, qui en tombe immédiatement amoureuse. Le soin délicat apporté à l’exécution est caractéristique d’un tableau de cabinet destiné à la délectation d’un amateur. Le pinceau de Mola rend palpable le plaisir sensuel que l’« infidèle » prend à secourir son ennemi étendu et désarmé. Pier Francesco Mola, Tancrède secouru par Herminie et Vafrin après le combat d’Argante, vers 1650-1660 (Paris, musée du Louvre).
Au concile de Trente, saint Charles Borromée prit une part déterminante à l’élaboration de la discipline hospitalière, traduisant ses prescriptions générales en de minutieuses applications pratiques. Lors de la peste qui se propagea à Milan en 1576, il porta secours à tous ceux qui en étaient atteints, ignorant les dangers de la contagion. Pour le maître-autel de l’église qui lui fut dédiée à Rome, Pierre Mignard le met en scène dans les bas quartiers de Milan. Paré de tout l’éclat de la pompe cardinalice pour donner la communion à une femme agonisant sur un grabat, saint Charles est encensé par les anges. Pierre Mignard, Saint Charles Borromée administrant la communion aux pestiférés de Milan, vers 1657 (Le Havre, musée André-Malraux).
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - V
LES SOIGNANTS Sainte Françoise Romaine, épouse et mère de famille, fondatrice des Oblates de Marie, suscita une vive ferveur populaire dès sa mort en 1440. Peint pour le futur pape Clément IX, l’ex-voto célèbre la fin de la peste à Rome et dans d’autres villes italiennes en 1656. Tenant des flèches brisées, la sainte annonce la fin de l’épidémie à la Ville de Rome personnifiée par une femme voilée et agenouillée. Figurée sous l’aspect d’un cadavre à la chevelure remplie de serpents, emportant une de ses victimes sur son dos, la peste est chassée par un archange. Nicolas Poussin, Sainte Françoise Romaine annonçant à Rome la fin de la peste, vers 1657 (Paris, musée du Louvre).
Donner à manger aux affamés, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, accueillir les pèlerins, visiter les prisonniers, ensevelir les morts et assister les malades constituent pour un chrétien les Sept Œuvres corporelles de Miséricorde. Abraham Bosse en a tiré une série d’estampes au ton quelque peu précieux, typique du temps de Louis XIII. Quelques visiteurs élégamment vêtus sont introduits dans la chambre d’un malade. À côté du lit sont disposés quelques objets rudimentaires servant à prodiguer des soins. Un long texte exhortant à faire le bien complète la représentation. Abraham Bosse, Visiter les malades, vers 1635 (Paris, Bibliothèque nationale).
VI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
Invoqué en cas de peste, de choléra, de typhus et de grippe espagnole, saint Roch est né vers 1350, durant la tristement célèbre Grande Peste Noire qui décima un tiers de la population occidentale. L’ayant lui-même contracté lors de son pèlerinage à Rome, il trouva refuge dans un bois où il fut nourri chaque jour par un chien. Un ange apparut à saint Roch, l’exhortant à rentrer dans son pays où il serait guéri. Au Louvre, au Salon de 1761, Van Loo proposa une interprétation lumineuse et vibrante de leur rencontre : ayant posé près de lui son chapeau et son bourdon, le saint dévoile une plaie sur sa jambe à l’ange plein de grâce. Charles-Amédée Van Loo, La Guérison miraculeuse de Saint Roch, 1761 (Senlis, cathédrale Notre-Dame).
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LES SOIGNANTS
Cette grande toile d’Antoine-Jean Gros obtint un immense succès au Salon de 1804, peu de temps avant le sacre de Napoléon. Gros a peint le courage du général Bonaparte visitant en mars 1799 les soldats malades de la peste à Jaffa, en Syrie. La commande visait à redorer l’image du général : la presse anglaise avait en effet prétendu que Bonaparte avait décidé de faire euthanasier les malades. Comme le Christ et les rois de France qui touchaient les écrouelles, Bonaparte impose sa main sur les pestiférés maintenus en quarantaine dans une mosquée transformée en lazaret. Antoine-Jean Gros, Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa, 1804 (Paris, musée du Louvre). VIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
Durant la Première Guerre mondiale, le service de santé des armées avait chargé les infirmières d’organiser un réseau d’ambulances et d’infirmeries de gare où les soldats de passage étaient soignés et ravitaillés. Les infirmières exerçaient leur mission dans des conditions toujours difficiles. Sous le drapeau de la Croix-Rouge et un bouquet de fleurs tricolore, trois soldats en transit ont conservé leur uniforme bleu et rouge typique du début de la guerre. Un quatrième a été dévêtu et pansé tandis qu’un autre attend son tour. Le sol de la gare est jonché de linges souillés. Henri Gervex, L’Ambulance de la gare de Poitiers, 1915 (Paris, musée de l’Armée).
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LES SOIGNANTS Irak 4, de la photographe de guerre américaine Lynsey Addario fait partie d’un reportage en Irak commandé par Life Magazine. Il fut finalement publié par le New York Times Magazine en mars 2005. La série couvre cinq jours passés à l’hôpital de l’US Air Force de la base de Balad. Les médecins y apportent les premiers soins aux soldats blessés, au fur et à mesure qu’ils reviennent du combat. Le cliché a été pris dans un avion à destination de l’Allemagne, où les jeunes hommes étaient soignés avant de rentrer au pays. La lumière rouge qui inonde la scène révèle la dimension dramatique du moment. Lynsey Addario, Irak 4, 2004. © Corbis
X - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
Villes vides Des avenues désertes, des places vides, des rues dépeuplées… Aux images pleines de vie, de couleurs et d’habitants, le Covid-19 a substitué des lieux fantômes.
© Mélanie Challe / Hans Lucas via AFP
Par Thierry Paquot
Place de la Concorde, Paris.
Villes vides
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Regent Street, Londres.
Place Colomb, Madrid.
© Carlos Alvarez / Getty images Europe via AFP
ui n’a jamais vu de photographies de villes en ruines ? Des tonnes de gravats sur la chaussée, des pans de murs orphelins, des toits éventrés, des ponts détruits, des gens hagards traînant une valise ou portant un baluchon… ces images sont archiconnues et concernent toutes les villes où la guerre sévit. La presse regorge de ces clichés terribles qui montrent la violence des conflits, l’absurdité des combats et leurs plaies inscrites dans les corps comme sur les murs. Des villes meurtries sur tous les continents ou presque… Qui n’a jamais vu de reportages télévisés sur des villes après un incendie, un séisme, une inondation, un tsunami ou un ouragan ? Là aussi, ce sont des scènes de destruction, avec des passerelles métalliques tordues, des maisons encastrées les unes dans les autres, des voitures retournées sur les toits aux tuiles envolées, des cases pliées comme pour être rangées, des remises disloquées, des parois noircies par des flammes à peine éteintes. Et, bien sûr, des regards perdus sur des visages fatigués par tant d’heures d’angoisse et tant de larmes versées. On croyait que la seule catastrophe qui laissait tout en état était l’accident nucléaire. La radioactivité se répand partout de manière invisible… La ville de Prypiat, à côté de la centrale de Tchernobyl, a été vidée de ses habitants, partis en abandonnant leurs appartements sans toucher à rien,
© David Cliff / NurPhoto via AFP © Annette Riedl / DPA Picture-Alliance via AFP
Porte de Brandebourg, place du 18 Mars, Berlin.
ni au mobilier, ni aux vêtements dans les armoires, ni aux gravures et photographies accrochées aux murs. On pourrait croire que les résidents sont juste sortis chercher du pain et vont revenir d’une minute à l’autre… Pourtant, c’est une ville morte, momifiée. Aucun souffle, aucun battement de cœur, aucune voix, aucun rire d’enfant, rien, et ce rien enveloppe chaque construction, chaque rue, chaque parc. C’est un rien intimidant, terrifiant, incompréhensible. Eh bien, le virus adopte la même tactique : il arrive sans prévenir, est invisible, se transmet sans qu’on le sache, rend malade et tue. Cela a dû être la même chose lors de la calamiteuse peste noire qui décima la presque totalité de la population des villes contaminées au milieu du xive siècle. Le Covid-19 ne porte pas de masque, il n’en a pas besoin, il ne se dissimule pas, il se mêle à l’air et ne se manifeste que par des gouttelettes lors d’un éternuement, par des postillons lors d’une conversation animée, par la salive lorsque des lèvres s’unissent, aussi imposet-il une certaine distance préventive entre les gens, alors même que ceux-ci n’en ont pas l’habitude et encore moins l’envie. Environ quatre milliards d’humains ont été confinés, c’est-à-dire astreint à ne pas sortir de chez eux, une situation totalement inédite. Les historiens ont eu beau consulter compulsivement les chroniques des temps passés, ils n’ont pas trouvé d’équivalent. Certes, des villes ont été anéanties par tel chef de guerre et son armée,
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - XIII
Villes vides
Place Saint-Pierre, Rome.
XIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
© Claudio Peri / Pool / AFP
© Khaled Desouki / AFP
Place Tahrir, Le Caire.
© Alfredo Estrella / AFP
© Tayfun Coskun / Anadolu Agency via AFP
Grand Central Terminal, New York.
Paseo de la Reforma, Mexico.
des populations affamées lors d’un siège sont mortes, offrant leur ville sinistrée aux conquérants. Mais jamais encore sur la terre, des populations entières ne se sont calfeutrées chez elles, révélant des villes solides, apparemment agréables, mais sans vie humaine. On pourrait penser que ces photo graphies ont été prises à l’aube d’un dimanche d’été, les habitants n’étant pas encore réveillés, sauf quelques joggeurs matinaux curieusement équipés de masques. Il n’en est rien. Elles témoignent d’une catastrophe sanitaire sans mouvement de panique, sans manifestation de foule, sans organisation d’une quelconque résistance, mais d’une curieuse obéissance civile, d’une étonnante passivité, du moins vu de l’extérieur. De l’intérieur, nous
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Villes vides
© Li Shanze / Imaginechina via AFP
Place Tian’anmen, Pékin.
ne savons que peu de choses et les appareils photographiques ne traversent pas les façades pour montrer les violences conjugales et les enfants battus, l’ennui et la désespérance, l’isolement et la dépression… Paris, Londres, Madrid, Berlin, Le Caire, Rome, New York, Mexico, Pékin n’y ressemblent pas aux destinations touristiques vantées par les dépliants publicitaires et les sites numériques. Elles ne sont plus animées, joyeuses, cosmopolites. Ce sont des places vacantes, des avenues désertes, des immeubles inexpressifs, des décors de cinéma en attente de l’équipe de tournage, des acteurs et des figurants. Ce sont des villes à l’histoire suspendue. Elles sont
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si étonnées de ce qui leur arrive qu’elles en restent muettes, figées, hésitantes. Que vont-elles devenir ? Peuvent-elles bouger le petit doigt, cligner des volets ? Déroger aux impératifs médicaux du confinement, des gestes barrières, du port du masque ? Quelles sont leurs perspectives à l’heure où la réalité dépasse la fiction, où la science- fiction retarde sur la réalité ? Partout dans le monde, la zoonose, à l’origine encore ténébreuse et au traitement encore inconnu, immobilise des villes géantes, hier traversées par mille flux. Ce virus, qui en annonce d’autres, auxquels il nous faudra faire face tant que les humains saccageront les habitats des animaux et fragiliseront les écosystèmes, révéle à celles et
ceux qui le niaient que tout est lié au sein du vivant et que les humains ne font pas exception. Quelques-unes de ces photos s’ouvrent sur l’horizon, épousent une ligne de fuite, une perspective bordée d’immeubles pour nous inciter à poursuivre notre chemin, à ne pas capituler devant l’inédit, l’incertitude, le mystérieux. Mais, pour continuer à vivre sereinement, ne faut-il pas, avant d’imaginer l’après, mieux comprendre le présent ? Que savons-nous de ces territorialisations, de ces regroupements d’humains, de ces villes sans âme en manque de nature ? En nous questionnant sur notre condition humaine, ces photographies nous invitent à penser le monde, notre monde.
petit conte philosophique Une exposition imaginaire de la peinture française du xviie siècle au-delà de Schengen
Par Boris Grebille
Nicolas Poussin, La Traversée de la mer Rouge (Melbourne, National Gallery of Victoria).
Déconfinés le 11 mai, nous ressemblons au peuple de Moïse, arrivé sur la rive et regardant, soulagé mais encore inquiet, la mer se refermer sur l’ennemi. Nous ne nous sommes pas encore remis en marche vers les cieux plus chaleureux qui pointent par-delà les montagnes, sachant bien que, comme le titrait un journal régional, nous sommes « libérés mais pas délivrés », que la mer peut se rouvrir et laisser une deuxième vague du virus nous replonger dans un confinement sanitaire. Si l’imbrication mouvemen-
tée des corps semble encore être une louange au Dieu sauveur, on sent sans nul doute qu’elle nourrit déjà une cacophonie revendicative aux avis aussi tranchés et vifs que les couleurs qui les habillent. La période de confinement a été un long périple immobile qui a pourtant fait resurgir des questionnements essentiels. Toute la question est de savoir s’ils seront engloutis avec l’armée d’Égypte au fond de la mer ou s’ils perdureront dans un monde qu’on nous promet profondément changé. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - XVII
Petit conte philosophique
Georges de La Tour, La Diseuse de bonne aventure (New York, The Metropolitan Museum of Art).
Les propos définitifs ont la vie dure, mélange permanent de naïveté et de suffisance, à l’image de ce jeune homme qui se fait lire l’avenir tout en se laissant détrousser. Leur ténacité comme leur généralité est certainement un des premiers enseignements de cette crise où chacun s’est transformé en épidémiologiste et en médecin, en économiste et en sociologue, en ministre de l’Éducation nationale et en président de la République. Le Grand Siècle, qui accordait un rôle primordial – religieux, moral et social – au ques-
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tionnement sur la vanité, aurait certainement produit des œuvres exemplaires sur notre comportement. Ce que nous chérissons nous dépouille, comme ces deux belles jeunes femmes, et nous jetons notre espérance en des théories peu certaines qu’un virus vient détruire plus sûrement que nos réflexions. Nos certitudes économiques et sociales, confortées par une communication et des paroles d’expert à leur solde, ne nous protègent guère contre un monde d’artefacts qui se retourne cruellement contre nous.
Ici, la vieille femme ne lit pas l’avenir mais reçoit paisiblement sa fille et ses petits-enfants. « Ne passons pas à côté des choses simples », semble nous dire la jeune fille qui nous regarde, à l’instar d’une célèbre marque charcutière. Derrière l’évidence un peu commune du slogan, il s’agit peut-être d’un des grands enseignements de cette crise, la redécouverte de la nécessité du lien affectif et particulièrement du besoin de se retrouver. Enfermer et isoler nos aînés dans des Ehpad n’aura pas été une
solution viable même si elle était sensée leur être favorable. Nos sociétés civilisées ont redécouvert qu’il n’était pas bon pour l’homme de rester seul et qu’il y avait peu d’espoir de faire perdurer la vie si on la privait de ce qui la constitue, le mouvement relationnel. Être ensemble ce n’est pas être les uns à côté des autres, ce n’est pas non plus simplement du lien social. Les regards, les groupes, la vie de ce tableau qui semble pourtant si peu démonstratif attire le jeune valet sur le pas de la porte.
Le Nain, La Visite à la grand-mère (SaintPétersbourg, musée de l’Ermitage).
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Petit conte philosophique
Jacques Stella, L’Embaumement du Christ (Montréal, musée des Beaux-Arts).
Les vieux dans les Ehpad, les cimetières en dehors des villes : pour se préserver et se rassurer, nos sociétés excluent. Mais, quand un proche meurt, ne pas pouvoir l’enterrer dignement devient un drame. On se rend compte tout d’un coup que les rites pour lesquels nous avons ce léger mépris de ceux qui sont au-dessus de ces choses sont essentiels. Le thème de ce tableau, l’embaumement du Christ, est très rarement traité, mais l’œuvre montre brillamment que le rite
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mortuaire est familial et social et qu’il représente tout autant un moment très fort, presque charnel, du lien entre les vivants et le mort qu’un questionnement métaphysique ou religieux sur l’au-delà et donc le sens de la vie. En empêchant que les rites mortuaires soient célébrés dignement par tous, on ne fait donc pas qu’ajouter du malheur au malheur pour la famille, on brise également un moment de cohésion sociale qui structure notre manière de faire société.
Les paysages de Claude Lorrain ont été qualifiés de lyriques tant ils semblent paisibles et harmonieux, baignant dans une lumière qui fait vibrer les bleus du ciel et les feuillages des arbres majestueux. Une nature idéale et sentimentale qui nous enveloppe et laisse au second plan l’histoire à laquelle elle sert de cadre et qui, pourtant, résonne particulièrement à nos oreilles en cette période, l’enlèvement d’Europe ! Ni les femmes assises à l’ombre de l’arbre, ni les
baigneurs ne semblent d’ailleurs prêter attention à la scène qui se déroule sous leurs yeux plus indifférents qu’impuissants. La pauvre Europe risque d’être la grande perdante de la crise actuelle et certainement pas pour le bien de ceux qui s’en détournent ou l’enlèvent pour des raisons d’impérieux égoïsmes nationaux prioritaires, aussi impulsifs que le désir de Zeus, aussi fourbes que son stratagème, aussi pérennes que la brève union qui s’ensuivra.
Claude Lorrain, L’Enlèvement d’Europe (Moscou, musée Pouchkine).
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - XXI
Petit conte philosophique
Philippe de Champaigne, Saint Augustin, (Los Angeles, Los Angeles County Museum of Art).
Le confinement nous aura replongés dans les livres ou au moins dans la culture des livres. Plus largement, la culture au sens large a été réquisitionnée pour nous aider à vivre ce moment, comme l’ont montré les nombreux défis sur les réseaux sociaux consistant à publier couvertures de livres, affiches de films ou tableaux célèbres reconstitués. Voilà réaffirmé l’humanisme qui nous fonde à travers les liens personnels que nous avons tissés avec ces œuvres qui appartiennent à notre patrimoine commun. Le Saint Augustin de Philippe de XXII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
Champaigne exprime que toute cette culture est un chemin, celui de la recherche de la vérité sur le monde et sur nous-mêmes, vers laquelle nos regards doivent rester rivés. Une recherche qui nous mène à tenir notre cœur brûlant de charité. La culture n’est pas un refuge mais un questionnement ardent qui nous oblige à nous donner. C’est une nourriture essentielle et nous pouvons nous réjouir qu’Internet ait rendu possible de continuer, malgré la fermeture des lieux culturels, à puiser dans ce réservoir immense de dialogue intérieur et social.
Cet épisode d’une rare violence, qui aura touché, bien évidemment de manières très diverses, pratiquement toutes les femmes et tous les hommes de ce monde, changera-t-il radicalement notre manière de voir le monde ? Rien n’est moins certain. Pourtant, comme Valentin de Boulogne a su dépasser la violence réaliste du clair-obscur et des cadrages serrés du Caravage en introduisant dans ses tableaux une harmonie chromatique et une réflexion introspective et psychologique, il est probable que toutes les questions que nous avons pu nous
poser ou faire resurgir durant ce confinement porteront des fruits positifs. Sans attendre de pouvoir participer de nouveau à de grands rassemblements, nous commençons à revivre ces moments d’exceptions qui nous nourrissent et nous accompagnent – concerts, verres entre amis, discussions insouciantes ou enflammées – sans le truchement du numérique. Le bonheur des moments chaleureux et des échanges festifs nous a été redonné, même s’ils sont encore limités. Il sera certainement un moteur pour transfigurer le monde de demain.
Valentin de Boulogne, Le Concert, (Los Angeles, Los Angeles County Museum of Art).
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CHAIR LA
L’ŒUVRE
DE
L’une photographie, l’autre peint et dessine. Dans le travail de Marie Bovo, la figure humaine n’apparaît jamais en tant que telle ou, de manière exceptionnelle, tout à fait floue dans un reflet. Les gouaches ou les huiles de Jean-Charles Blais, tout au contraire, sont habitées de personnages, mais l’artiste semble les avoir saisis dans l’instant de leur passage, dans leur instabilité, dans leur fugacité. Déjà, ils sortent du cadre… Parfois ce ne sont que des silhouettes, qui détournent la tête ou se présentent de dos. Tout le contraire d’un portrait. Pourtant, chez l’une comme chez l’autre, une présence est palpable. Elle convoque le spectateur. Non seulement elle appelle son regard, mais elle sollicite son engagement : c’est lui qui fera surgir du sens à partir de la chair de l’œuvre, la matière que l’artiste a travaillée.
Par Jean-François Bouthors
MARIE BOVO Quand elle parle de son travail, Marie Bovo évoque plus facilement la peinture ou la littérature que des références photographiques. Ainsi, pour la série « La voie de chemin de fer », elle rappelle les collages du peintre allemand dadaïste Kurt Schwitters (1887-1948). De fait, cette photo, intitulée 21 mai 2012. 03 h 51, nous apparaît d’abord comme une sorte de patchwork, un arrangement
de tissus juxtaposés. Il faut y regarder plus précisément pour distinguer, parmi des draps et des couvertures, des rails, leurs traverses et le ballast sur lesquelles elles sont posées. On reconnaît une chaise, des chaussures, une gamelle, une assiette creuse, des CD éparpillés sur un tapis, un ballon… et finalement un toit de fortune… La photographe a installé sa chambre sur un pont
qui enjambe cette voie désaffectée dans la zone portuaire des quartiers nord de Marseille où des Roms avaient établi leur campement. Elle a travaillé de nuit, sans voir précisément ce qu’elle cadrait, en très longue pause. La hauteur de la prise de vue écrase la perspective et ce qui pourrait être l’objet d’une observation sociologique misérabiliste se présente avec l’éclat d’une beauté mystérieuse.
Marie Bovo, La voie de chemin de fer, 21 mai 2012. 03 h 51, 2012. C-print, 142,5 x 180 cm. © Marie Bovo. Courtesy artiste et Kamel Mennour, Paris/Londres.
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VISIBLEinVISIBLE
Nombre des photographies de Marie Bovo sont titrées avec une date, voire une heure. Ses séries sont faites d’instants précis dans une journée déterminée. Pour l’expliquer, elle évoque le personnage central du roman d’Alexandre Soljenitsyne Une journée d’Ivan Denissovitch : il se lève le matin en ne se sentant pas bien et ce qui se joue dans sa
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journée, c’est de survivre. Ainsi, par un renversement, il apparaît que vivre est sa seule manière de survivre. Il s’agit de vivre la journée, de l’habiter. La photo graphe fait de même : elle habite le temps, elle capte sa chair. Une démarche qui remonte peut-être au choc esthétique qu’a produit en elle la première toile abstraite qu’elle a vue, signée de l’Amé-
ricain Sam Francis. Une œuvre d’une puissance bouleversante. Elle était encore collégienne et l’énigme de cette peinture non figurative l’a conduite, dit-elle, à imaginer qu’elle ferait de l’art . En creux d’une absence apparente, d’un retrait, se manifeste dans les images de Marie Bovo une présence. Dans sa série « Alger », des vues d’un balcon,
prises de l’intérieur d’une pièce nue. On aperçoit en face d’autres balcons, d’autres appartements, du linge aux fenêtres. Le regard balance entre deux mouvements. La projection frontale conduit à se demander ce qui se fait, ce qui se dit, ce qui se vit de l’autre côté de la rue. Et même quelle conversation pourrait se nouer de part et d’autre…
Le déplacement latéral de l’œil détaille les carrelages, les couleurs des murs et des huisseries, qui jouent entre similitude et singularité, autant d’indices qui esquissent quelque chose de la personnalité des occupants du logement. Le silence de l’image, sa fixité, laisse place au déploiement des émotions, à celui des imaginaires.
Marie Bovo, vue de l’exposition « Nocturnes » à la Fondation Henri Cartier-Bresson, jusqu’au 23 août 2020. Série Alger. Photo Jean-François Bouthors. © Marie Bovo. Courtesy artiste et Kamel Mennour, Paris/Londres.
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VISIBLEinVISIBLE Marie Bovo, Cour intérieure, 6 juillet 2008, 2008. Tirage ilfochrome marouflé sur aluminium et encadré, 152 x 120 cm. © Marie Bovo. Courtesy artiste et Kamel Mennour, Paris/Londres.
En tournant sa chambre vers le ciel dans les cours intérieures des vieux immeubles haussmanniens de Marseille, Marie Bovo retrouve la coupole baroque en l’ascension vers la nuée céleste. Ce n’est pas le détail architectural qui l’intéresse, mais ce jeu de cordes et de poulies qui tissent un réseau de circulation entre les apparteXXVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
ments. Les plans successifs dessinés par les étendages de linges deviennent autant d’échelons pour s’élever vers le ciel et ce qui monte ainsi, comme des angelots, ce sont des pièces de linges portées à même la peau, signes fragiles d’une intimité précieuse. Poser l’appareil quelque part, dit-elle, c’est suspendre le juge-
ment, pour faire une expérience, une découverte. Pour sentir la matière. Celle de la vie ! Comme dans la série « Grisailles », réalisée à l’intérieur d’autres immeubles haussmanniens : en voulant rendre la couleur du gris de leurs murs dégradés, c’est une peau sacrifiée, blessée, qu’elle fait apparaître.
On sent, dans les photographies de Marie Bovo, cette « envie d’y aller » qu’elle confesse en parlant de son travail. Une joie profonde de faire surgir, depuis le dépoli de la chambre – qu’elle considère comme une « surface méditative », un « seuil d’invisibilité » où les repères ne sont pas évidents –, une image qui est infiniment plus qu’une simple surface plane et colorée. Ainsi en va-t-il de cette longue prise de vue, à la fin du jour, d’un « evening setting » – la disposition des éléments nécessaires
au repas du soir. L’image nous introduit dans la ritualité de la vie d’un village ghanéen. Nous ne connaissons pas ceux qui sont partis travailler, mais, par le jeu des couleurs, des formes, du rapport de l’obscurité à la lumière, nous sommes là, comme à les attendre…
Marie Bovo, Evening Setting Monday 20 h 16, Rain Season, 2019. Tirage chromogénique marouflé sur aluminium et encadré/Impression chromogénique montée sur aluminium et encadrée, 120 x 150 cm. © Marie Bovo. Courtesy artiste et Kamel Mennour, Paris/Londres.
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VISIBLEinVISIBLE
JEAN-CHARLES BLAIS Bien sûr, dans les œuvres de Jean-Charles Blais, la figure humaine est là. Mais elle échappe, ne se laisse pas saisir. Comme ces deux silhouettes noires, dont l’une a la tête qui sort du cadre. Elles sont là comme une masse sombre marquée de coup de pinceaux, de découpages, de collage. Et le
fond clair est de la même eau… Le peintre ne cache pas le travail, le parcours. Au contraire. On peut s’interroger autant sur ces interventions visibles que sur la forme des oreilles du personnage de gauche, ou sur le léger penchant de sa tête… « Je ne les calcule pas, ils me tombent sous la main », dit-il.
Ce qui lui importe, c’est avant tout la densité, la matière. On pourrait dire « l’être là ». Encore que Jean-Charles Blais se soucie peu de philosophie, d’interprétation, et encore moins de psychologie. Ce qui l’intéresse, c’est ce qui se produit, ce qui advient par le processus de création, sans que celui-ci réponde à aucun autre projet que celui de produire une chose qui n’est pas définie à l’avance. Il n’y a pas de scénario… Tout juste des protocoles. Des manières de considérer la forme, de mettre en œuvre des moyens. Il ne s’agit pas d’atteindre le résultat escompté. Il ne s’agit pas de donner une réponse, de tenir un discours, de susciter un sentiment, mais d’offrir une densité à laquelle un spectateur se confrontera, s’il le veut bien. « Le résultat est souvent quelque chose qui, pour une bonne part, m’échappe. » Ne lui dites pas que sa démarche est abstraite. Il répondra qu’elle est organique. Qu’elle passe par des choses très concrètes
Jean-Charles Blais, Sans Titre (18.07.15), 2015. Gouache sur papier, 106 x 81 cm. Courtesy artiste et galerie Catherine Issert.
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Jean-Charles Blais, Sans Titre, 2016. Gouache sur papier/Technique mixte, 70,5 x 54,5 cm. Courtesy artiste et galerie Catherine Issert. Jean-Charles Blais, Sans Titre, 2018-2019. Gouache sur papier/Technique mixte, 70,5 x 54,5 cm. Courtesy artiste et galerie Catherine Issert.
et leur agencement : les matériaux, les couleurs, les formes… « Le corps que vous pensez, dans cet artisanat manœuvrier, c’est le corps matériel de votre discipline. » Certains verront un homme triste dans ce personnage sur fond vert, d’autre peutêtre un rêveur. Le peintre ne nie pas qu’on puisse lire son œuvre ainsi. Mais quant à dire qu’il l’a voulu ou espéré… « J’ai senti très tôt une sorte de malentendu permanent entre ce que je croyais faire et ce que les gens pensaient y voir, mais je me suis dit que cela n’avait aucune importance. Mais c’est ainsi, on s’intéresse les uns aux autres sans probablement comprendre
le dixième de ce que l’un raconte à l’autre, et ça marche… Le malentendu a du bon, et peutêtre qu’il n’y a tout simplement pas de bien entendu. » Qu’il y ait une familiarité entre les différents personnages qui surgissent de son travail, Blais ne le nie pas. Il y a vu, a posteriori, un avantage, celui de ne pas avoir à se poser la question de son style. « C’est quelque chose qui préexiste, qui est sans que je m’en soucie. Même quand je m’éloigne de ma manière de faire. » Voilà qui lui permet de rester sur l’essentiel : commencer sa journée sans savoir à quoi ressemblera le soir. D’où sans
doute la fragilité, la fugacité, le déséquilibre, le caractère partiel de ses silhouettes. Certaines, comme cette gouache au fond jaune, résistent davantage que d’autres à l’interprétation, mais même sa pesanteur est une question, un passage… « La stabilité, la posture sont très surestimées, cela ne me paraît pas être le moyen d’être le plus proche du véritable ». Disons que Jean-Charles Blais fait surgir sous ses crayons, ses pinceaux, son cutter, sur le papier ou au dos d’affiches arrachées l’expression de son choix de l’inattendu et de l’incertain. Tout le contraire d’une recherche d’un projet artistique LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - XXXI
VISIBLEinVISIBLE
tendu vers l’affirmation du moi. « Ces choses-là sont mortellement ennuyeuses. Cela ne ressemble à aucune des conditions de l’existence ». Alors peut-être verra-t-on l’artiste et une évocation de son cher Malevitch XXXII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
– une découverte fondatrice qui ouvrit le début de sa carrière de peintre –, dans ces deux figures qui traversent un entrelacs qui pourrait être l’image d’un taillis, sur un fond de bleu qui offre au regard une profondeur céleste.
Jean-Charles Blais, Sans Titre, 2018. Gouache sur papier, 54,5 x 48,5 cm. Courtesy artiste et galerie Catherine Issert.
Hospice Africa Uganda Apaiser la douleur et permettre aux malades de terminer leur vie dans les meilleures conditions de confort est un combat mené à grande échelle depuis seulement quelques dizaines d’année en France. En Afrique, la lutte contre la douleur est quasiment inexistante. Cette association mène la bataille. Par Séverine Charon et Laurence Soustras Reportage réalisé avec le soutien de l’European Journalism Centre.
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REGARDS // HOSPICE AFRICA UGANDA
E
n léger retrait de la route, au sudouest de Kampala, capitale de l’Ouganda, un petit ensemble de bâtiments de deux étages en brique, séparés par une pelouse soignée et quelques arbres. Hospice Africa Uganda est un lieu unique en Afrique : ici, on se consacre depuis 1993 aux soins palliatifs, on se bat contre la douleur, en fabriquant et en administrant du sirop de morphine à des patients qui le plus souvent ne peuvent pas s’offrir un comprimé de paracétamol. Dans cette ancienne colonie britannique, les pratiques chères aux AngloSaxons perdurent : suivant le modèle des « charities » britanniques, Hospice Africa est une structure financée par des dons privés qui intervient en complément du système public de santé Grâce à ces financements, tous les jours, infirmières et médecins reçoivent en consultation des patients, enfants et adultes, atteints de pathologies graves, souvent incurables, pour soulager les douleurs aiguës ou chroniques occasionnées par ces maladies, pour lesquelles le système de santé ougandais n’apporte pas de réponse : « 95 % des patients qui viennent ici ont un cancer et ne peuvent pas se permettre de le faire soigner. Les cancers que vous y voyez n’ont rien à voir avec ceux que nous observons en Europe. J’ai vu ici des choses que je n’avais jamais vues auparavant en travaillant pendant huit ans en oncologie au Royaume-Uni et en Australie », soupire Philippa Guppy, une jeune médecin britannique venue en mission humanitaire pour quelques mois. En Europe, on opère les tumeurs cancéreuses et on administre des traitements, chimiothérapies et radiothérapies. « Ici, les tumeurs grossissent jusqu’à devenir énormes car les patients ne peuvent pas s’offrir une opération », explique la jeune
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femme. Le seul appareil de radiothérapie du pays est souvent en panne, et les chimiothérapies – importées – sont bien trop chères pour le plus grand nombre. Dans ces conditions, un traitement antidouleur est la seule mesure qui permette d’accompagner les patients en fin de vie. Mais il n’est pas disponible dans la plupart des structures hospitalières des États africains, qui n’y voient qu’un risque coûteux de dépendance aux opiacés. Un antalgique universel Et pourtant, l’alternative fonctionne : souvent adressés par l’hôpital public, les malades viennent ici pour une prise en charge de leur douleur, et se voient prescrire un sirop de morphine dosé en fonction de leur besoin. Le sirop de morphine, c’est la pierre angulaire du système. Parce que le coût des traitements est un écueil souvent insurmontable en Afrique, Hospice Africa a développé une solution qui paraît, vue de France, incroyable : l’anti douleur à base d’opiacé est fabriqué sur place. Dans le « laboratoire », un alambic permet d’obtenir de l’eau distillée. Mélangée à de la poudre de morphine, un opiacé peu coûteux, elle permet de fabriquer un antalgique universel, conditionné en flacons de 250 ml. Selon la concentration en morphine, l’étiquette du flacon sera bleue, verte, ou rouge, et permettra à tous les patients, même les moins instruits, de s’administrer seuls leur traitement. Une prise toutes les quatre heures, double dose le soir, pour que le répit soit plus long. Le coût de production est modique, et le prix de revient d’une bouteille, pour un traitement antidouleur de dix à quinze jours, est de 1 à 2 dollars. Le concept est simple, le coût est contenu pour la collectivité, et nul pour le patient. Alors qu’à travers le continent africain la
lutte contre la douleur est une grande oubliée, des milliers de malades ougandais bénéficient ainsi d’un traitement antidouleur efficace. À lire les statistiques publiées par l’Organisation mondiale des douanes, qui tient un registre de la quantité de morphine importée annuellement par chacun des pays à travers le monde, on s’aperçoit que l’Ouganda fait d’ailleurs figure d’exception sur le continent : c’est le seul pays achetant une quantité de poudre de morphine significative. Au-delà de la douleur physique Mais les soins palliatifs, tels que la fondatrice d’Hospice Africa, Anne Merriman, les envisage, ne se limitent pas à éteindre la douleur physique. À quelques pas des salles de consultation de l’hôpital de jour, au rez-de-chaussée d’un autre petit bâtiment, dans une pièce à peine meublée de quelques chaises en plastique, une dizaine de femmes prennent leur repas. Elles sont pour la plupart assises leur assiette sur les genoux, mais certaines, trop faibles, mangent allongées sur un des matelas posés à même le sol au centre de la pièce. L’installation est spartiate, le repas est simple,
mais les conversations bourdonnent et l’atmosphère est plutôt paisible. C’est la journée des soins de jour, le « daycare », à Hospice Africa. En parallèle de l’offre quotidienne de consultations de traitement de la douleur, un mardi par mois une quinzaine de malades sont accueillis à l’hospice pour toute la journée. « Les patientes viennent ici pour se reposer, loin de chez elles. Elles attendent d’être prises en charge par l’équipe soignante », explique Dianah Basirika, infirmière à Hospice Africa. « Nous avons identifié des patients ayant des besoins particuliers. Et lorsqu’ils viennent pour cette journée, ces besoins sont satisfaits. Cela leur permet aussi de partager avec les autres patients sur leur état, leurs sentiments. Ainsi, pour une journée, ces personnes bénéficient d’un environnement différent et d’une attention qu’elles ne reçoivent pas au quotidien », poursuit-elle. Ce mardi, les malades récupéreront leur traitement antidouleur. Ceux qui en ont besoin iront en consultation. Mais ce temps à Hospice Africa est d’abord une parenthèse dans la litanie des jours passés à la maison. Il s’agit de p asser du temps ensemble entre malades, de bavarder, de
« Pour une journée, ces personnes bénéficient d’un environnement différent et d’une attention qu’elles ne reçoivent pas au quotidien. » Dianah Basirika, infirmière LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 85
@ Laurence Soustras
REGARDS // HOSPICE AFRICA UGANDA
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« Une de leurs vraies réussites est d’avoir fait reconnaître les soins palliatifs comme une spécialité à part entière. » Philippa Guppy, médecin britannique
regarder la télévision… et de prendre un vrai repas. Autant de choses dont la plupart des patients sont privés dans leur vie de tous les jours. En Ouganda, les malades atteints de pathologies graves en phase terminale sont très exceptionnellement hospitalisés. À la fois par tradition et par nécessité, ils sont plutôt accueillis par la famille, qui s’en occupe avec les moyens du bord. Cette parenthèse allège aussi la famille pour quelques heures. « Lorsque les malades quittent leur maison et sont amenés ici, les aidants habituels profitent également d’une pause dans leur routine », explique Diana. Des experts unis Jacqui fait partie des malades conviés ce jour-là à Hospice Africa. Souffrant de la drépanocytose et du sida, elle témoigne avec ferveur et émotion de ce que lui apportent les soignants de l’association. Sa vie a changé depuis qu’à l’hôpital public de Kampala on lui a conseillé de venir ici. À l’hôpital, grâce aux programmes d’aide internationale, elle bénéficie gratuitement depuis plusieurs années déjà des antirétroviraux pour lutter contre le sida. Mais rien, ou presque, contre les douleurs occasionnées par les deux pathologies incurables dont elle souffre. Sans entou-
rage familial, Jacqui survivait dans un grand dénuement lorsqu’elle a été prise en charge et a bénéficié de l’approche holistique des soins prônée à Hospice Africa. « Quand les infirmières d’Hospice Africa viennent, elles vous regardent vraiment. Elles voient où vous habitez : elles m’ont même donné un matelas et une couverture. Si vous manquez une visite, elles vous envoient une assistante sociale », raconte Jacqui, visiblement émue. L’approche globale, holistique, est un leitmotiv chez Hospice Africa. Du côté des personnes qui prennent soin des malades, les soins palliatifs prodigués effacent les frontières entre assistance médicale et assistance sociale. Elles gomment aussi les limites entre médecins et infirmières, ces dernières étant reconnues comme de vraies expertes des traitements contre la douleur. En effet, un des premiers combats de la fondatrice, Anne Merriman, médecin, mené avec Rose Kiwanuka, une infirmière ougandaise, a été d’obtenir que les infirmières soient elles aussi, comme les médecins, habilitées à prescrire les antidouleurs, et notamment la morphine. « L’approche “soigné/soignant” est vraiment bien pratiquée en soins palliatifs. Dans notre discipline, infirmière ou médecin sont des notions en train de se fondre… LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 87
REGARDS // HOSPICE AFRICA UGANDA
Les gens sont devenus trop techniques. Quand vous entrez dans la salle de consultation d’un médecin, on vous demande quel est votre problème, sans vous avoir salué, sans savoir d’où vous venez, voire sans vous demander où se trouve la douleur. C’est trop technique », estime Diana. « En soins palliatifs, nous restons humains. La personne veut avant tout être respectée et, jusqu’à la fin, il faut préserver son autonomie », poursuit-elle. « Une de leurs vraies réussites est d’avoir fait reconnaître les soins palliatifs comme une spécialité à part entière, et une spécialité importante. Les infirmières sont extrêmement respectées, y compris par les médecins », s’enthousiasme Philippa Guppy. La formation comme corollaire Suivant l’approche globale en soins palliatifs, Hospice Africa soigne en dehors de ses propres murs. Des soignants formés aux soins palliatifs consultent désormais à l’hôpital public, et trois fois par semaine, des infirmières d’Hospice Africa font leur tournée pour rendre visite aux patients trop fatigués ou trop malades pour venir sur place. Autonome dans son pouvoir de prescription et de délivrance du traitement antidouleur, chacune des infirmières pourra augmenter la dose de morphine si
elle le juge nécessaire. Si elle apporte le sirop de morphine dans le dosage adéquat pour soulager les douleurs, elle fournira aussi des compresses, des alèses, et tout le petit matériel médical nécessaire. Elle prendra le temps de prodiguer des conseils et prêtera une oreille attentive au malade et à ses aidants pour améliorer la prise en charge. En presque quatre décennies, le modèle s’est enrichi d’une nouvelle génération d’infirmières capables de porter l’expérience d’Hospice Africa dans les pays francophones. L’une d’elles, Sylvie Dive, est arrivée à Hospice Africa sur les conseils d’une équipe soignante de l’hôpital public. « Ça fait plus de dix ans que je suis en Ouganda. Quand j’ai terminé mon école d’infirmière au Congo, je suis venue voir ma tante maternelle qui vivait en Ouganda à cause de la guerre », explique Sylvie. Elle est sur place lorsque sa tante tombe malade. Au bout de quelque temps, le couperet tombe : sa tante souffre d’un myélome multiple, un cancer de la moelle osseuse. « Il n’y avait pas grand-chose à faire et elle est rentrée chez elle », se souvient Sylvie. « On nous a orientées vers Hospice Africa. Ma tante est décédée avec beaucoup de dignité, sans douleur. Les visites à domicile ont amélioré l’atmosphère, et cela nous a
« Quand les infirmières d’Hospice Africa viennent, elles vous regardent vraiment. Elles voient où vous habitez : elles m’ont même donné un matelas et une couverture. » Jacqui, malade de la drépanocytose et du sida 88 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
Anne Merriman, une vie de lutte contre la douleur Née à Liverpool mais d’origine irlandaise, Anne Merriman, 85 ans, a passé l’essentiel de sa vie à l’étranger. Après vingt ans de mission en tant que médecin, notamment au Nigeria, elle est revenue quelques années en Angleterre à la fin des années 1970, avant de repartir en Asie, en Malaisie puis à Singapour. Preuve que les soins palliatifs et la lutte contre la douleur ne sont pas seulement une question d’argent et d’avancée du système de soins, Anne Merriman plaidait déjà pour la mise en place de soins palliatifs en Malaisie et à Singapour, qui sont pourtant deux des pays réputés offrir les meilleurs systèmes de santé au monde. Ne se satisfaisant pas d’avoir largement contribué à développer une association pour les soins palliatifs à Singapour, Anne Merriman est retournée sur le continent africain en 1990, d’abord au Kenya. Elle a ensuite choisi l’Ouganda, ravagé par le sida, pour y développer les soins palliatifs. L’Ouganda était alors le pays le plus touché d’Afrique, et les traitements existants étaient inaccessibles à la population. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard, avec le développement des antirétroviraux génériques produits par des laboratoires pharmaceutiques, que la population a pu accéder à des traitements.
beaucoup impressionnés. Je me suis dit, pourquoi ne pas faire un volontariat pour voir comment ça se passe ici, puisque dans mon pays, il n’y a pas de soins palliatifs ? Pendant ma formation au Congo, je voyais comment le malade torturé par la douleur était mis à l’écart dans une chambre à côté, c’était vraiment insupportable. » Dans un premier temps bénévole à Hospice Africa, Sylvie y est devenue par la suite salariée, chargée notamment de développer la formation aux soins palliatifs à destination de l’Afrique francophone. Car Hospice Africa Uganda a aussi vocation à former des soignants à travers tout le continent. Un modeste bâtiment de deux étages abrite l’Institut des soins palliatifs. Quelques salles de cours, une bibliothèque font un petit campus dédié à la formation, qui accueille à la fois des étudiants ougandais et des soignants venus de toute l’Afrique. Au mois de novembre, au moment de notre reportage, Hospice Africa Uganda recevait près de quatrevingts étudiants, dont la moitié seulement venait du pays lui-même.
Un budget en danger Pour combien de temps encore, c’est difficile à dire : Hospice Africa, créé il y a bientôt quarante ans, manque aujourd’hui cruellement de fonds. La bibliothèque du centre de formation, qui porte le nom de Diana, princesse de Galles et a longtemps été financée par sa fondation, est en léthargie. Début 2019, le partenariat de dix ans qui liait Hospice Africa à l’agence de développement américaine USAID est arrivé à son terme et, dans le contexte de la crise des opiacés aux États-Unis, il n’a pas été renouvelé. Des coupes drastiques ont été décidées. Le daycare, longtemps organisé toutes les semaines, n’a plus lieu qu’une fois par mois. Les visites à domicile, longtemps quotidiennes, n’ont plus lieu que trois fois par semaine. Les malades de Kampala ont malheureusement tout à redouter de l’impact qu’aura la crise économique liée au coronavirus sur la générosité des donateurs.
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www.hospiceafricafrance.com LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 89
Force Femmes Toutes ensemble Fondée il y a quinze ans, l’association Force Femmes se consacre à l’accompagnement et au soutien des femmes de plus de 45 ans sans emploi – des profils particulièrement discriminés sur le marché du travail. Par Sandrine Chesnel
À
25 ans, un recruteur hésite à embaucher une femme, parce qu’il a peur qu’elle fasse un enfant ; à 35 ans, il préfère éviter de l’embaucher, parce qu’il a peur que ses enfants soient malades ; et, à 45 ans, il ne veut plus l’embaucher… parce qu’il la trouve trop vieille ! » Camille Jean a 31 ans et déjà une conscience aiguë de la discrimination qui frappe les femmes dans le monde du travail – laquelle s’accentue cruellement quand elles ont le mauvais goût de dépasser le milieu de la quarantaine. C’est cette injustice qui a poussé Camille à rejoindre l’association Force Femmes, il y a six ans, après un parcours dans l’humanitaire à la Croix-Rouge et chez Médecins du monde. Aujourd’hui, c’est l’une des quatorze salariées de l’association, qui accompagne chaque année des femmes de plus de 45 ans privées d’emploi avec un objectif clair : non pas leur retrouver un travail, mais leur donner les moyens d’en retrouver un, en commençant par les faire travailler sur leur confiance en elle. « Ces femmes ont de l’expérience, des compétences, mais elles sont victimes d’une double discrimination, sur leur âge et leur sexe, alors qu’elles sont le plus souvent seules, avec des enfants et des parents à charge. C’est très déstabilisant pour elles », explique Élise Moison, déléguée générale de l’association – et trentenaire, comme Camille. Seule condition pour être accompagnée par Force Femmes : être inscrite à Pôle emploi depuis moins de deux ans. Pas d’adhésion, ni de cotisations, les femmes accompagnées ne paient rien,
conformément à ce qu’ont voulu, il y a quinze ans, les fondatrices de l’association, Véronique Morali et Anne Méaux, alors quadragénaires. La première est la présidente du directoire d’un groupe de médias Internet, Webedia ; la seconde a fondé une célèbre agence de conseil en communication, Image Sept. Elles sont aujourd’hui respectivement présidente et vice-présidente de l’association, reconnue d’utilité générale, qui a déjà accompagné plus de 25 000 femmes, grâce à 1 000 bénévoles, tous très qualifiés, principalement en ressources humaines, coaching, création d’entreprise. Le grand chamboulement du Covid Une association qui « tourne bien », donc, mais dont le quotidien a été complètement chamboulé par l’épidémie de Covid-19 et le confinement qu’elle a entraîné. Suspendre les rencontres et les ateliers en présentiel, un défi de taille pour une organisation qui a pour mission d’accompagner des femmes en recherche d’emploi… « Il a fallu tout numériser ou presque en deux jours, résume Élise Moison. Un vrai pari car notre métier, c’est la rencontre, le face-àface. En moyenne nous proposons quarante ateliers par semaine, pour cinq cents femmes, sans parler de l’accompagnement individuel, avec des rencontres accompagnateur/accompagnée toutes les trois semaines… Nous avons quand même décidé de suspendre toute notre activité en présentiel jusqu’à la rentrée de septembre, tout en gardant le plus de liens possible avec les femmes pour qu’elles ne LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 91
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se retrouvent pas isolées par le confinement du jour au lendemain. » Heureusement, l’association n’avait pas attendu le Covid pour découvrir les outils numériques ; les deux mille femmes accompagnées chaque année par Force Femmes pouvaient déjà compter sur verslemploi.fr et maboite-entrepreneuse.fr, plateformes d’e-learning qui ont déjà permis d’assurer plus de neuf mille formations à distance. Mais, mi-mars, il a fallu accélérer, et créer très vite sur les réseaux sociaux LinkedIn et WhatsApp des groupes privés en ligne, qui permettent de rester en contact entre bénéficiaires d’une même ville, ou d’une même région. L’association a également mis en place des ateliers en ligne avec des coachs et des experts grâce à la visioconférence. « Honnêtement, nous avions un peu peur que ça ne fonctionne pas, souffle Élise. Mais la numérisation forcée de toute l’activité a permis de valider des outils qui seront sans aucun doute encore utilisés après cette période de pandémie. » Pas toujours évident, par exemple, de faire venir des DRH de grands groupes, souvent basés à Paris, dans toutes les régions couvertes par Force Femmes ; avec les visioconférences, l’obstacle s’envole, plus de frais de déplacement, l’intervention peut se faire à distance. Ou comment faire d’une contrainte un atout.
Ce mercredi matin de mai, justement, alors que la France est toujours confinée, huit femmes se retrouvent dans un même atelier piloté à distance depuis son bureau sous les toits par Édouard Liagre. Coach professionnel spécialisé dans la transition professionnelle, Édouard est bénévole pour Force Femmes depuis un an. Sur l’écran de son ordinateur, comme sur celui de chacune des participantes, s’affichent neuf petites fenêtres, neuf visages, dont ceux de huit femmes aux sourires encadrés de cheveux blonds, bruns ou gris, qui semblent ravies d’être « là », séparées, mais ensemble. Toutes installées dans le nord de France, Laurence, Olivia, Barbara, Sylvie et les autres sont juriste, communicante, attachée de presse, commerciale… et à la recherche d’un emploi ou d’une nouvelle orientation professionnelle. L’une dans sa cuisine, l’autre dans son bureau, ces quadras et quinquas semblent toutes très à l’aise avec le principe de la visioconférence. L’objectif de cette formation en ligne, sur trois séances de deux heures : définir ou redéfinir les moteurs qui les font avancer. « Il faut comprendre l’effet d’une rupture professionnelle sur quelqu’un qui a toujours travaillé depuis vingt-cinq ou trente ans, décrypte Édouard. C’est très perturbant, cela peut amener à remettre en cause tout ce qu’on a fait aupara-
« Ces femmes ont de l’expérience, des compétences, mais elles sont victimes d’une double discrimination, sur leur âge et leur sexe. » Élise Moison, déléguée générale de l’association 92 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
vant. Dans ce cas-là, je ne crois pas trop à l’efficacité du bilan de compétences. Ces femmes savent où sont leurs compétences, mieux vaut les aider à identifier les moteurs qui les font avancer, pour leur redonner confiance et, pourquoi pas, élargir leurs possibilités de reconversion professionnelle. » « On oublie ses motivations quand on cherche un job, approuve Sylvie derrière son écran, on veut juste trouver un travail ! Donc, c’est intéressant de prendre le temps de réfléchir à ce qui nous fait avancer. » Les moteurs de la motivation Après un diaporama sur les six moteurs de la motivation – accompagner, explorer, construire, conquérir, créer, rencontrer –, Édouard invite les participantes à commenter. « Moi j’aime échanger, rencontrer, faire grandir une mission, lâche Olivia en se rapprochant de sa caméra. Mais passer du temps à cocooner quelqu’un, c’est pas mon truc ! » Sur l’écran, une ou deux têtes approuvent. Le coach organise alors des duos en ligne, pour que les participantes puissent échanger sur leurs ressentis dans une sorte de tête-à-tête virtuel, sans que les autres puissent les entendre, avant le débriefing final de cette séance de formation vraiment pas comme les autres. Plus tard, une fois la caméra coupée, Caroline, 47 ans, lilloise, confirme l’intérêt de ces ateliers « virtuels » : « Nous avons toutes en commun un passé professionnel un peu douloureux, c’est ce qui nous lie. Nous avons perdu ou quitté un emploi après avoir beaucoup donné à l’entreprise, donc ça fait du bien de recevoir autant d’écoute et de bienveillance de la part des bénévoles qui nous accompagnent, et aussi des autres femmes accompagnées. » Après un burn-out
Force Femmes 25 000 femmes accompagnées depuis 2005 14 salariés 1 000 bénévoles 15 antennes en France 53 % de taux de réinsertion 10 mois d’accompagnement en moyenne Association reconnue d’utilité générale, Force Femmes fonctionne grâce à des subventions d’entreprises et de fondations (2/3 du budget), et des subventions publiques (1/3 du budget). Elle ne fait pas d’appels aux dons auprès du grand public, mais est toujours en recherche de nouveaux talents bénévoles ; elle accueille aussi des salariés de grands groupes grâce au mécénat de compétences. Profils privilégiés : des actifs ou des retraités, avec une expérience sérieuse du recrutement et des ressources humaines, ou de la création d’entreprise. Plus d’informations sur www.forcefemmes.com
qui l’a laissée KO plusieurs mois et une rupture conventionnelle douloureuse, Caroline remonte aujourd’hui la pente : « J’étais bouffée par la peur et l’angoisse, aujourd’hui je découvre grâce à cet accompagnement que je suis faite pour lancer mon activité et travailler en indépendante, alors que je ne m’en pensais pas capable. C’est très positif ! » Comme Édouard, le coach en transition professionnelle, quelque mille bénévoles, hommes et femmes, ont déjà fait un bout de chemin avec Force Femmes. Parmi eux, des pivots précieux : les déléguées d’antenne. Brigitte Stroh est l’une d’elles, en charge de l’antenne d’Angoulême, la dernière ouverte, dont elle a accompagné la création. Elle pilote le recrutement des nouveaux bénévoles, la communication locale, l’organisation LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 93
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d’événements et de rencontres avec des recruteurs… Quand on réussit à la joindre au téléphone, elle est toute joyeuse : « Un accompagnant vient juste de m’appeler pour me dire qu’une femme que nous suivons depuis novembre vient de retrouver du travail ! Que ça fait du bien ! » Consultante en stratégie des entreprises, Brigitte a connu le travail dans un grand groupe, Orange, la perte d’emploi, le chômage, l’expatriation au Canada, le retour en France… La discrimination à l’égard des femmes, la quinquagénaire l’a expérimentée notamment à son arrivée en Charente : « Pour faire connaissance avec les acteurs du territoire, j’avais décidé de participer à une réunion organisée par la chambre de commerce et d’industrie locale. Et, quand je suis arrivée, on m’a gentiment demandé de quel homme présent j’étais l’assistante. » Elle en rit encore, mais n’en pense pas moins : « Je ne suis pas une féministe pure et dure, mais je suis persuadée que beaucoup de choses dans la société passent par les femmes, par leur éducation et leur travail. » C’est pourquoi, malgré son métier prenant, la néocharentaise trouve encore de l’énergie pour des engagements associatifs, et notamment – surtout – à Force Femmes : « L’enjeu dans ce territoire rural peu dense est de nous faire connaître des femmes qui ont besoin de nous. On dépend beaucoup du bouche-à-oreille, des événements auxquels nous participons ou que nous organisons, et puis des articles dans La Charente libre ! Dès qu’on y parle de l’association, nous avons des appels dans la semaine suivante. » Depuis un an et demi, l’antenne d’Angoulême a accompagné quarante femmes, dont 80 % avaient pour objectif de retrouver un emploi salarié et 20 % souhaitaient lancer leur activité. « Mais nous avons du mal à recru94 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
ter au-delà d’Angoulême et sa périphérie, se désole Brigitte. Les gilets jaunes, ici, on les a bien sentis monter, car il y a une vraie scission entre la campagne et la ville. Quand on a perdu son emploi, c’est compliqué de mettre du carburant dans la voiture pour venir rencontrer les accompagnateurs de l’association. » Une sélection rigoureuse des bénévoles Cette différence marquée des missions de Force Femmes suivant les territoires est aussi soulignée par Camille Jean, la responsable du développement de l’association dans le sud de la France. La jeune femme, basée à Marseille, couvre Bordeaux, Saint-Étienne, Lyon, Avignon, Montpellier et, bien sûr, Marseille : « Audrey Robert, qui s’occupe du développement du nord de la France, et moi faisons le même constat : les profils des femmes accompagnées sont très différents suivant les villes et les régions. Les Lyonnaises et les Parisiennes que nous suivons, par exemple, ont des revenus moyens plus élevés, et des profils plus qualifiés que les Avignonnaises, les Lilloises ou les Amiénoises. Tous les territoires n’offrent pas non plus les mêmes possibilités d’emploi. Il y a des particularités, comme Rennes, où beaucoup plus de femmes qu’ailleurs souhaitent créer leur entreprise. Nous devons tenir compte de ces différences pour adapter notre offre, nos ateliers, notre accompagnement, en ayant conscience de certains obstacles. » « Sur le papier, la numérisation de notre activité nous permet d’offrir un suivi à plus de femmes, complète Audrey, mais toutes n’ont pas forcément accès à un ordinateur individuel, ou à une pièce tranquille sans les enfants, pour suivre un atelier en ligne. »
L’efficacité de Force Femmes repose sur une sélection rigoureuse des bénévoles, tous les volontaires ne sont pas retenus : ils sont sélectionnés sur la base de leurs compétences et de leur expérience du recrutement ou de la création d’entreprise. Puis ils reçoivent tous une charte, un carnet de bord et une trame qui permet de baliser leur accompagnement. « Et, bien sûr, ils ne choisissent pas les femmes qu’ils accompagnent : les duos sont formés dans l’ordre d’inscription des unes et des autres », précise Audrey. Au final, l’association enregistre un taux de réinsertion de 53 %, une belle réussite quand beaucoup d’entreprises privées spécialisées dans la réinsertion professionnelle ont des taux à peine supérieurs. Cette efficacité de Force Femmes, Magali, 48 ans, a pu en profiter. La Girondine a contacté l’association après un parcours professionnel très dense. Commerciale de formation, diplômée du supérieur, elle a été visiteuse médicale, vendeuse, et même boulangère… au Costa Rica. Pour retrouver du travail elle n’a pas hésité à reprendre ses études pour devenir esthéticienne, avant un bilan de compétences qui l’a convaincue de revenir au monde médical comme déléguée pharmaceutique, en indépendante, faute de trouver un CDI. « J’avais le diplôme, l’énergie, l’expérience, et pourtant je n’étais jamais recrutée, sou-
pire Magali. En m’inscrivant chez Force Femmes, j’ai me suis rendu compte que je n’étais pas la seule dans ma situation, et la bienveillance des autres femmes, comme celle des coachs et des formateurs, m’a beaucoup aidée à reprendre confiance en moi. » Tant et si bien qu’à l’occasion d’un rendez-vous avec son agent d’assurances Magali a osé demander si le secteur de l’assurance pouvait recruter des femmes « comme elle ». Réponse positive. La quadra s’est préparée aux entretiens grâce à sa coach, Laurence, par ailleurs responsable des ressources humaines à La Poste : « C’est Laurence qui m’a aidé à faire ressortir dans mes entretiens les compétences que je possédais mais que je ne pensais pas à valoriser tant elles me semblaient évidentes – l’autonomie par exemple. » Bingo ! Après cinq entretiens de recrutement étalés sur trois mois, Magali a décroché un poste de chargée de clientèle chez Axa. « Un travail dans lequel mon âge et donc mon expérience sont un atout ! C’est un grand soulagement, car j’arrivais au bout de mes allocations-chômage en août. Sans Force Femmes, j’aurais peut-être retrouvé du travail, mais probablement pas aussi vite. » Après sa prise de poste, Magali a reçu une formation interne à sa nouvelle entreprise. Dont elle est sortie première de promo. Une nouvelle vie professionnelle peut enfin commencer pour elle.
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« La bienveillance des autres femmes, comme celle des coachs et des formateurs, m’a beaucoup aidée à reprendre confiance en moi. » Magali, 48 ans
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Fraternités Les associations multiplient les initiatives et débordent d’idées pour donner corps à la fraternité. Chaque saison, vous trouverez ici des idées, des noms et des pistes. Par Philippe Clanché
France – Le huis clos attise les violences Créée à l’été 2019, l’association Elien Rebirth ne pensait pas connaître, hélas, une telle activité. Car les violences conjugales, en hausse constante ces dernières années, ont redoublé pendant le confinement. « Les victimes sont coincées auprès de leurs agresseurs, parfois privées de téléphone et de réseaux sociaux », raconte Florence Elie, sa fondatrice. Elien Rebirth a mis en place une cellule d’urgence téléphonique pour aider à la mise à l’abri, via quelques logements. Puis, elle propose aux victimes qui le souhaitent une aide comportant des volets juridique – avec trois cabinets d’avo-
cats –, thérapeutique – soins individuels et groupe de parole –, et professionnel – coaching et réinsertion. Trente personnes en ont bénéficié en 2019. Le financement du dispositif – autour de 3 500 euros – est pour l’heure assuré par des partenariats privés. Également mobilisée pour lever le tabou des hommes victimes de violences conjugales, l’association se prépare à intervenir dans certaines entreprises pour des formations à la prévention et à la détection des violences vécues par les employé·e·s. facebook.com/ElienRebirthRenaissance ou 06 03 74 91 56
Philippines – Avec les oubliés du gouvernement La pandémie frappe encore plus fort ceux qui sont oubliés des autorités. À Manille, certains quartiers très peuplés ne peuvent guère compter sur l’aide publique. Depuis trente ans, l’association Asmae Sœur Emmanuelle soutient un partenaire local qui vient au secours de près de trois cents familles vivant dans les rues et qui n’avaient reçu qu’un colis de nourriture en mars. Pour trouver travail et subsistance, ces hommes et femmes doivent sortir de leur quartier, et donc enfreindre le confinement. Asmae finance l’achat de vivres, de savons et de masques durant la crise, en plus de ses programmes d’action ordinaires contre les risques d’abandon scolaire, le mariage et la grossesse précoces, et en faveur des enfants handicapés. L’ONG intervient également en Égypte, au Liban, à Madagascar, au Burkina Faso et en France. asmae.fr ou 01 70 32 02 50 96 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
Saint-Denis – Migrantes et séropositives En langue kinyarwanda, ikambere signifie « maison d’accueil ». Un nom tout désigné pour cette association créée à Saint-Denis il y a vingt-trois ans par Bernadette Rwegera, Rwandaise venue étudier en France, pour venir en aide aux femmes étrangères atteintes par le sida. Aujourd’hui, pas moins de vingt-trois salariés accueillent tous les jours une centaine de femmes, souvent à la rue, isolées et sans ressources, originaires essentiellement d’Afrique subsaharienne mais aussi d’Afrique du Nord, d’Asie ou d’Amérique latine. L’action d’Ikambere dépasse largement les seuls soins médicaux et la prévention santé. L’association gère quelques appartements d’urgence et propose une pléiade d’activités pour remettre debout ces femmes : alphabétisation, sport, cours d’informatique, danse- thérapie. Ikambere a également mis en place une aide administrative pour celles qui ont des problèmes de papiers et un parcours d’accès à l’emploi. « Quand une femme qui arrive sans parler un mot de français réussit à apprendre la langue, puis à trouver du travail, par exemple à Carrefour, c’est une fierté pour nous », témoigne la fondatrice d’Ikambere, dont l’association est soutenue par les hôpitaux, l’agence régionale de santé et les pouvoirs publics. ikambere.com ou 01 48 20 82 60
Tunisie – Les scouts sur le pont L’ONG Solidarité laïque fédère des structures agissant dans les domaines de l’éducation, en particulier à la citoyenneté, et de la lutte contre les inégalités. Son programme « Jeunes des 2 Rives » veut favoriser les échanges entre les jeunes de France, de Tunisie, du Maroc et d’Algérie. Ainsi, depuis huit ans, Solidarité laïque est partenaire des scouts de Sfax (Tunisie), lesquels se démènent depuis le début du confinement dans leur pays. Ils ont aidé à la désinfection des locaux des services publics et de nombreuses administrations. Ils ont donné un coup de main pour gérer les très longues files d’attente devant les bureaux de poste, en faisant respecter les distances de sécurité.
Les scouts ont récolté des dons dans les supermarchés pour les nécessiteux qu’ils aident régulièrement. L’État tunisien leur a confié l’organisation d’un grand centre de distribution d’aide alimentaire. Enfin, le mouvement a lancé un appel au don de sang, en partenariat avec le ministère de la Santé. Au niveau national, plus de 1 500 chefs et cheftaines et plus de 10 000 jeunes bénévoles ont participé à ces actions. « Les scouts sont la concrétisation de l’engagement citoyen dont la Tunisie avait besoin pour vaincre la crise », affirme Nidhal Ben Amor, coordinateur des actions des scouts à Sfax. www.solidarite-laique.org ou 01 45 35 13 13 LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 97
© Jean-Luc Bertini 98 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN HIVER 2018
La science de l’ignorance Avec son dernier livre, Terra incognita, l’historien Alain Corbin rappelle salutairement que, si l’on veut connaître le passé, il faut s’interroger sur ce que nos prédécesseurs ne savaient pas. Témoignage chrétien – Pourquoi avoir entrepris une histoire de l’ignorance ? Alain Corbin – On pense souvent l’histoire à partir d’un progrès. C’est évidemment le cas lorsque l’on fait de l’histoire des sciences, et il y a d’ailleurs en France de merveilleux historiens des sciences qui ne sont pas suffisamment reconnus. Pour ma part, j’ai voulu souligner, notamment en pensant à mes jeunes collègues, l’importance de l’ignorance. L’histoire, telle que je l’ai comprise, telle que je l’ai pratiquée, c’est un voyage dans le passé pour comprendre les individus qui nous ont précédés. Que pensaient-ils, que voyaient-ils, que ressentaient-ils ? À ces questions, il faut en ajouter une autre : qu’ignoraient-ils ? Comment peut-on comprendre l’autre sans savoir ce qu’il ne sait pas ? Si on ne se pose pas cette question, on risque de prêter aux hommes du passé des intentions et des responsabilités anachroniques ou de ne pas comprendre ce qui les a motivés. À vrai dire, puisque vous me demandez comment l’idée m’en est venue, ce qui a été le point de départ, je suis bien en peine de vous répondre… Une lecture peutêtre, mais je ne saurais dire laquelle. Pour ma part, je n’ai jamais travaillé sur commande, j’ai suivi mes intuitions, ma curiosité. Lucien Febvre disait que la qualité essentielle de l’historien, c’est l’imagination. Pour comprendre les gens du passé, qui sont tout à fait différents de nous, il faut avoir de l’imagination. Souvent, on cherche des similitudes entre eux et nous. Disons que j’ai imaginé une autre manière de poser la question de la différence, autour de l’ignorance. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 99
GRAND ENTRETIEN // LA SCIENCE DE L’IGNORANCE
Votre livre montre que cette question est essentielle. Pourtant il semble qu’elle est rarement posée. Il est vrai que je ne vois pas cette question posée chez les grands historiens comme Lucien Febvre, Georges Duby, Jacques Le Goff… Aucun n’a souligné l’importance de l’ignorance. Pour ce qui est de Fernand Braudel, je ne sais pas trop. Néanmoins, à la fin du xviiie, Joseph Joubert, qui fut le secrétaire de Diderot et l’ami de Chateaubriand, dit que l’ignorance partagée soude les êtres. Vous allez à rebours de toute une manière de penser qui consiste à regarder le passé à partir des préoccupations et des connaissances d’aujourd’hui. C’est ce qu’il ne faut surtout pas faire. Mais cela ne vaut pas que pour l’histoire. Comment peut-on lire Balzac, Descartes, Platon et tant d’autres sans savoir ce qu’ils ignoraient ? On a naturellement tendance à penser qu’ils savaient ce que nous savons. Mais Descartes, mon Dieu, ce qu’il ne savait pas, c’est abyssal ! Nous nous laissons aller à penser qu’il se faisait la même idée du monde que nous. S’interroger là-dessus, c’est essentiel. Et l’on peut s’en rendre compte à l’échelle d’une vie. La mienne est longue et, quand j’y pense, c’est fou ce que je ne savais pas quand j’ai commencé à enseigner la géographie au lycée en 1959. J’étais agrégé, mais Gagarine n’avait pas encore effectué le premier vol humain dans l’espace. Nous n’avions pas idée de la tectonique des plaques et j’ai le souvenir qu’en 1958 nous avons vu arriver à l’université de Caen le professeur Pierre Pédelaborde, spécialiste de climatologie, qui nous a expliqué que nous pouvions mettre au feu tout ce que nous avions appris, parce que, ce qui comptait, c’étaient les jet streams*. 1958, vous vous rendez compte ! Voulez-vous dire qu’il n’y a pas si longtemps nous ignorions beaucoup de choses ? Bien sûr, mais c’est toujours le cas. Plus la connaissance progresse, plus on découvre qu’il y a des choses que l’on ne connaît pas. Il me semble surtout que, dans le petit café de mon enfance, dans la campagne profonde, tout le monde ignorait à peu près les mêmes choses : l’ignorance était partagée. Aujourd’hui, dans une même famille, ce que j’appelle le feuilletage de l’ignorance s’est accru. C’est simple à comprendre : entre les jeunes générations, qui jonglent avec les nouveaux outils technologiques – les ordinateurs, les smartphones, les objets connectés –, et les plus anciennes, qui ne savent pas les manier, l’écart est considérable. Les paysans de mon enfance pouvaient se parler puisqu’ils ignoraient les mêmes choses, aujourd’hui le feuilletage des connaissances est tel que les uns savent des choses que les autres ignorent absolument. La complexité et la diversité des savoirs sont telles – pensez par exemple à la cosmologie, à l’espace-temps, à la théorie des cordes, à l’intelligence artificielle – que le magni100 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
fique idéal de la Renaissance qu’incarnait Pic de la Mirandole, l’homme qui sait tout de tout, n’est plus atteignable. Je ne suis pas sociologue, mais il me semble qu’il faut prendre en compte cette question du feuilletage de l’ignorance pour comprendre les tensions et les fractures qu’on observe dans nos sociétés. Pendant plus d’un millénaire, on s’est représenté le monde avec Aristote et la Bible : cela fonctionnait, ou du moins c’était rassurant. Cela donnait une explication du monde que tout le monde entendait. Le providentialisme, qu’on trouve par exemple chez Bernardin de Saint-Pierre, qui a pourtant des fulgurances scientifiques dans ses Études de la nature (publiéaes en 1784) – il a notamment pensé à la fonte des pôles et à la possible augmentation du niveau de la mer –, s’est effondré assez tard. J’ai encore en mémoire le sermon d’un curé qui était venu dire en 1950 aux paysans de la commune de mon enfance que, s’ils travaillaient le dimanche, Dieu allait faire pleuvoir sur leurs récoltes, qui seraient donc compromises. C’est ce que Jacques Le Goff appelle des « épaves de culture », des épaves de connaissances et d’ignorances qui traînent, par l’inertie des choses, alors que le savoir a évolué…
Alain Corbin Né en 1936. Historien spécialiste du xixe siècle et de l’histoire des sensibilités. Ouvrages notables : Le Miasme et la Jonquille (1982), Le Territoire du vide (1988), Les Cloches de la terre (1994), Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot : sur les traces d’un inconnu (1798-1876) (1998).
L’éruption du Tambora en 1815 a fait dans la région quelque 100 000 morts, sans que le reste du monde n’en sache rien et les rejets du volcan ont obscurci le ciel de l’Europe et des États-Unis jusqu’à juin 1818. On ne savait pas d’où venait ce phénomène, que l’on qualifiait de « brouillard sec ». Ce fut la cause d’un refroidissement climatique important, d’une météorologie désastreuse qui a ruiné bien des récoltes et provoqué des famines et des épidémies. Un bilan final qui se chiffre en millions de morts. Moi-même, je l’ignorais. C’est une découverte récente des historiens. J’en ai pris connaissance avec le livre de Gillen D’Arcy Wood L’Année sans été : Tambora, 1816. Quand j’avais étudié le Limousin, en faisant ma thèse, j’avais bien remarqué que les récoltes n’avaient pas été bonnes à cette période, mais je ne savais pourquoi. Pourtant, cette éruption a sans doute été la plus terrible qui se soit produite au cours du millénaire. On peut même se demander si elle n’a pas pesé, quelque trois mois plus tard, sur le sort de la bataille de Waterloo ! Vous écrivez qu’« en Occident nul alors ne comprit l’origine des plus grands bouleversements dans le ciel, dans l’air et sur la Terre qu’ait connus le siècle, et probablement le millénaire ». Et vous savez, cela peut revenir… Auparavant, il y avait eu en 1783 l’éruption du Laki, en Islande, dont les conséquences avaient été considérables. Il y eut aussi la tempête solaire de 1859. Si elle se reproduisait aujourd’hui, elle ferait probablement sauter tous les ordinateurs, les archives, l’informatique LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 101
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militaire, les banques… Aujourd’hui, on parle de l’anthropocène à propos du réchauffement climatique ; je ne veux pas nier la responsabilité de l’homme, néanmoins il y a eu d’énormes changements climatiques tout au long de l’histoire humaine, qui a été rythmée par l’avancée et le recul des glaciers. Notre histoire est faite d’adaptation à des glaciations épouvantables mais également à des sécheresses tout aussi épouvantables… Il n’y a pas si longtemps, dans les Alpes, les paysans disaient que leurs vallées allaient être mangées par les glaciers ! Il y a l’homme, mais il y a aussi des phénomènes cosmiques… Le contrepoint de l’ignorance, c’est le désir de savoir. On voit, dans votre livre, un formidable besoin de sortir de l’ignorance, un appétit immense de découverte. Vous parlez de libido sciendi. Michel Foucault avait fortement souligné ça. Cela vient de saint Augustin, qui identifie trois formes de désir : le désir sensuel, le désir d’apprendre et le désir de dominer. À la fin des années 1850 et après, les progrès de la connaissance sont énormes dans tous les domaines. C’est un tournant ? Oui, mais il y en a eu d’autres. La renaissance carolingienne, puis celle que met en évidence Le Goff aux xiie et xiiie siècles, puis la Renaissance, désignée comme telle par Michelet… Mais il est vrai que se répand, dans la deuxième moitié du xixe siècle, un puissant désir de savoir, dont Flaubert s’empare pour écrire son dernier livre, Bouvard et Pécuchet. Bien sûr, il dénonce et ridiculise la bêtise, mais en montrant la profondeur de l’ignorance, il décrit simultanément un désir fou de savoir. Qu’est-ce que le monde d’aujourd’hui vous inspire ? Je suis effrayé de penser à la multiplicité des formes d’ignorance qui se préparent avec toutes les nouvelles technologies. Vous imaginez tout ce que les gens vont ignorer selon leur position dans la société ; c’est abyssal, non ? Je suis inquiet pour les jeunes. Il y a eu les affreuses guerres de la première moitié du xxe siècle – j’ai même été pris dans l’une dans le Cotentin en 1944, après avoir vécu l’exode en 1940, je m’en souviens –, mais, pour se représenter ce qui se prépare, il faut vraiment de l’imagination. Propos recueillis par Jean-François Bouthors.
* Grands courants d’air rapides situés entre 7 000 et 16 000 mètres d’altitude.
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L’histoire des sciences à contre-pied « Je sais que je ne sais rien », disait Socrate. Mais encore ? s’est demandé Alain Corbin. Son dernier livre, Terra incognita, prend le contre-pied de l’histoire des sciences : il explore… l’ignorance. Il fallait limiter le champ, immense, de la recherche. Corbin s’est donc intéressé à ce qui nous semble a priori le plus directement observable : la Terre. C’est-à-dire la géologie, les montagnes, les mers, les glaciers, les pôles, les volcans. Quelle idée en avaient les contemporains de Chateaubriand, de Balzac, d’Hugo ? Le périple dans lequel l’historien entraîne son lecteur est plein de surprises fascinantes. Pour point de départ de son enquête, Corbin a pris le tremblement de terre de Lisbonne en 1755. Cette date marque un tournant, que symbolise le renoncement de Voltaire à la théodicée de Leibniz : on ne peut plus se contenter d’expliquer la catastrophe comme un fait divin, où les uns voient l’œuvre de la colère du Tout-Puissant et les autres un acte de sa miséricorde, pour prévenir la damnation… Néanmoins, pendant longtemps encore, le providentialisme va demeurer en toile de fond des explications des grands mystères de la planète, de même que les représentations tirées de la Bible. Ce sont elles qui conduisaient Bossuet à attribuer à la Terre un âge de 6 000 ans. Un calcul de Buffon, qui pensait que la mort de la Terre serait la conséquence de son refroidissement, aboutit au chiffre de 110 763 ans. Dans d’autres écrits, le grand naturaliste avance intuitivement le chiffre de plusieurs dizaines de millions d’années, tandis que La Bruyère pensait en centaines de millions… Encore
loin de nos quelque 4 milliards d’années. Ce n’est que très lentement qu’émergeront les connaissances qui sont aujourd’hui les nôtres sur la planète bleue, à des rythmes très variables selon les domaines. Ainsi, le monde sous-marin est très longtemps un abîme d’ignorance, tant quant à l’estimation des profondeurs – au xviiie siècle, les sondes ne vont pas au-delà de 700 mètres – qu’en ce qui concerne la faune des grands fonds. Les choses commencent vraiment à changer au milieu du xixe, mais c’est avec le commandant Cousteau, en 1956, que le grand public ouvrira les yeux sur Le Monde du silence. Extrêmement tardive aussi, la connaissance des pôles : pendant longtemps l’on pensera que la mer y est libre ! S’il est un personnage qui fascine Alain Corbin dans cette traversée de l’ignorance et de son « feuilletage » – ainsi désigne-t-il la manière dont elle se répartit dans la population –, c’est Jules Verne. Formidable vulgarisateur de l’avancée des connaissances et témoin essentiel de cette pulsion profonde qui habite l’humanité, le besoin de savoir, la libido sciendi, l’auteur de Vingt Mille Lieues sous les mers est aussi un reflet des représentations et des frayeurs de son temps. Au terme de ce livre, qui témoigne qu’Alain Corbin n’a rien perdu de sa curiosité et de sa finesse, le lecteur aura découvert cette vérité étonnante : il y a beaucoup à apprendre de ce que l’on ne savait pas ! J.-F. B. Terra incognita, une histoire de l’ignorance, Albin Michel, 288 p., 21,90 € LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 103
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urtout ma chère enfant ne venez point à Paris. Plus personne ne sort de peur de voir ce fléau s’abattre sur nous, il se propage comme un feu de bois sec. Le roi et Mazarin nous confinent tous chez nous. Cela m’attriste, je me réjouissais d’aller assister aux prochaines représentations d’une pièce de Corneille dont on dit le plus grand bien. Nous nous ennuyons un peu et je ne peux plus vous narrer les dernières intrigues à la Cour ni les dernières tenues à la mode. Heureusement, avec ma chère amie Marie-Madeleine de Lafayette, nous nous voyons discrètement et nous nous régalons des fables de La Fontaine, dont Les animaux malades de la peste, très à propos : “Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.” » Ces lignes, que l’on a exhumées pour l’occasion, vous rappellent peut-être une situation récente. Elles datent – peut-être – de 1687 et sont attribuées à Madame de Sévigné. C’est évidemment un faux, un fake comme on dit aujourd’hui, car, en 1687, Mazarin était mort depuis belle lurette. D’ailleurs ce texte brillant est davantage un pastiche qu’un exemple ancestral de fake news, ce qui est plus honorable et moins crapuleux. Cela prouverait au moins, à supposer que ce texte soit bien d’époque, que l’angoisse épidémique traverse l’histoire des hommes depuis
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la nuit des temps. La seule épidémie recensée cette année-là était la rougeole, qui frappa les « Treize Colonies », c’est-à-dire le Nouveau Monde. Mais la mémoire collective se souvenait encore de l’épidémie de peste noire qui avait décimé le monde entre 1347 et 1352, et dont on dit qu’elle accéléra l’émergence de la Renaissance et de l’humanisme en favorisant une réflexion renouvelée sur la médecine, l’organisation urbaine et les échanges économiques. Déjà une sorte de saut médiéval dans un « monde d’après » ? Il semble cependant que, depuis quatre ou cinq siècles, on n’ait pas fait beaucoup de progrès en termes de protection contre les épidémies : tout le monde à la maison et pas une oreille qui dépasse. Il m’est arrivé de me demander, dans ces longues périodes méditatives, à quoi peuvent bien servir les régions en France, à part y installer des roitelets dans des hôtels de région coûteux et inutiles. Loger tout le territoire à la même enseigne, ou plutôt dans la même situation d’enfermement, alors que nombre de zones n’étaient pas touchées, ou très peu, eût peut-être nécessité une gestion un peu plus nuancée de la situation. Et un peu plus autonome, les maires ayant démontré leur utilité dans ces circonstances. J’ai longtemps eu des tendances coupablement jacobines, mais je me demande si je ne vais pas devenir girondin…
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La foi qui sauve
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ux États-Unis, Donald Trump a suggéré que l’on s’injectât de l’eau de Javel dans les poumons afin de venir à bout du virus. J’ai presque honte de l’avouer, mais j’ai rêvé qu’il s’appliquât ce traitement à lui-même. En fait, non, je n’ai pas honte du tout. À ce propos, j’ai une pensée émue, et un peu inquiète, pour les benêts – il y en a, ils passent même à la télé – qui se sont fait tatouer le visage du professeur Raoult, leur gourou marseillais, sur le dos, les fesses, ou Dieu sait où encore. Supposez, ce n’est qu’une supposition, que l’on découvre que l’hydroxychloroquine – que ce mot est pénible à écrire –, que l’hydroxy chloroquine donc soit, pour ce virus en tout cas, de la poudre de perlimpinpin. Le soutien fervent de Donald Trump à ce remède, qu’il dit prendre tous les matins, n’est pas un indice très encourageant. Eh bien, ces malheureux tatoués promèneront, leur vie durant, ce stigmate. Ce que c’est que la foi… Enfin, le virus est en train de réussir ce qu’Allah luimême a parfois un peu de mal à imposer : nous sortons couverts, dissimulés par des masques, enfin disponibles. C’est une expérience assez troublante, un peu frustrante pour qui aime regarder les visages. Surtout les visages féminins, ces miracles de la Création, ces puits de mystère qu’Emmanuel Levinas a si mer-
veilleusement évoqués… Alors, il faut jouer à deviner. Et se contenter momentanément des silhouettes, qui quelquefois réjouissent le cœur et les sens d’un honnête homme. D’ailleurs, avouons-le : en temps ordinaire, nous ne regardons pas que les visages.
Le temps des prophètes
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entendre les commentaires sur les chaînes d’info en continu, et Dieu sait s’il y en eut pendant cette période, on avait l’impression d’être à Dresde ou à Berlin en 1945. Le ton était nettement apocalyptique. Or, rien n’est détruit. À ma connaissance, aucune bombe ne nous est tombée sur la tête. Le nombre de morts est relativement faible comparé aux grandes épidémies qui ont ravagé l’humanité au cours de son histoire. On annonce pour les mois qui viennent une crise économique épouvantable, alors que l’activité ne demande qu’à reprendre. Les décroissants frétillent d’aise : enfin une pause dans la course folle au profit et la production de biens inutiles et nocifs pour la planète. Ils n’ont sans doute pas tort, mais ne serait-il pas plus intelligent d’envisager, plutôt qu’une décroissance, perspective catastrophique pour tous les pauvres de la planète, une réorientation de la croissance vers des productions plus utiles et respectueuses de notre demeure LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 105
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t errestre ? Les libéraux s’affolent : la misère nous pend au nez car l’économie s’effondre, ce qui est excessif pour peu qu’on prenne les bonnes décisions. La dette va exploser, mais Esther Duflo, prix Nobel d’économie, relativise : l’argent dû par les États n’est pas la dette des ménages, il peut même être remboursé à la saint-glinglin, s’il l’est jamais. Les prophètes, façon Philippulus dans L’Étoile mystérieuse, y vont de leur chant funèbre et de leur messianisme noir. Pour Michel Houellebecq, « le monde d’après sera le même, en un peu pire ». Comme s’il pouvait y avoir un « monde d’après », concept étrange, comme tous les marqueurs d’histoire bidons, comme si l’avenir était déjà écrit. La pause forcée n’a certes pas éradiqué le mal, ni la cupidité, ni la crédulité, et le virus ne nous a pas débarrassés des malfaisants, mais cette crise génère un storytelling façon film d’anticipation des plus douteux. Pour Nicolas Hulot, friand d’anaphores, il s’agit d’un « ultimatum de la Nature », et même d’une « vengeance de la Nature », comme si l’on pouvait prêter une quelconque intentionnalité à cette pauvre Nature. Mais bon, il fut un temps où l’on se contentait de dire que les grandes épidémies étaient une vengeance de Dieu. Laisser Dieu où il est, c’est-àdire nulle part, et lui substituer la Nature, à l’instar de Spinoza, c’est tout de même un progrès.
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ermettons-nous une petite séquence futilités. Les abonnés des médias, des talk-shows, des émissions d’actualité, journalistes, experts, scientifiques, présentateurs, artistes, amuseurs de tout poil, nous les avons beaucoup vus chez eux pendant cette période, car il faut bien avouer que nous avons regardé la télévision un peu plus que d’habitude. C’était assez amusant. Et très révélateur. Notre cadre de vie nous ressemble, du moins quand on a les moyens de le composer. La plupart se font filmer devant leur bibliothèque. C’est normal, me direzvous, ils s’expriment depuis leur bureau via Skype, ou Facetime, l’un de ces sites ou applications que permet le riant progrès. Les intervenants de la 5 ou d’Arte font cela très bien : bibliothèque impeccablement
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rangée – je sais ce qu’il en coûte, j’ai passé une semaine entière à réorganiser la mienne –, quelques Pléiade en bonne place, cela sent le sérieux et le bon goût. Il règne dans certaines pièces un désordre élégant de dossiers, de livres, de journaux. Ces gens continuent à travailler pendant la pause, ils tiennent à ce que cela se sache. Chez d’autres, en revanche, c’est beaucoup moins classieux. Tenez, presque au hasard, Cyril Hanouna. Il fallait regarder son émission au moins quelques minutes, juste pour voir son canapé. Une horreur. Une horreur marron foncé, mafflue, recouverte d’une espèce de plaid des plus vilains. Et je n’oserai même pas décrire l’arrière-plan, et la déco qui va avec. À croire qu’il s’agit d’une mise en scène pour son public, qui, sans tomber dans le racisme social, n’est pas ce qu’il y a de plus… enfin, vous voyez ce que je veux dire. Ses invités, tous filmés en leur logis, ne font guère mieux, je ne dénoncerai personne. Cet épisode épidémique aura au moins eu le mérite de promouvoir une mode, le goût blaireau. Et encore n’avions-nous pas les odeurs, la télévision olfactive n’étant pas encore au point. Car on a appris des choses terribles pendant ce confinement. Certains Français ne se lavaient plus. Ou presque plus. Déjà que d’habitude… Nous avons, dans ce domaine de l’hygiène, une réputation exécrable à l’étranger, où la France est décrite comme un pays de gros salingues – cela doit remonter aux années d’après-guerre, quand les Américains découvraient notre beau pays dépourvu de salles de bains, ou que les Allemands en disaient pis que pendre, on se demande pourquoi –, en dépit et au mépris des 80 millions de touristes qui nous visitaient chaque année, avant que le virus ne cloue les avions au sol. Avec de pareilles nouvelles, vont-ils revenir ? Les Chinois si délicats, si luisants, si bien astiqués… les Américains si élégants et propres sur eux… En tout cas, à défaut du reste, les Français se sont beaucoup lavé les mains pendant ce confinement. Le résultat, d’après les médecins, c’est que l’épidémie quasi permanente de gastro-entérite a entièrement disparu. Ce qui signifie que le reste du temps… Mon Dieu, disait saint Polycarpe, le préféré de Gustave Flaubert, dans quel monde m’avez-vous fait naître…
Journal d’un directeur d’école élémentaire publique en zone d’éducation prioritaire
Lundi 2 mars 2020 Une autre tempête avait balayé la France pendant les vacances et l’un des nôtres était tombé. Un professeur de collège de Crépy-en-Valois (Oise) était décédé du Covid-19. C’était le 27 février. Ç’avait été le premier Français et j’avais repris la classe avec le sentiment que ce n’était pas une bonne idée. Alors qu’il y a quelques semaines, je blaguais comme beaucoup sur cette grippette venue de Chine, j’étais désormais inquiet. Les nouvelles venues d’Italie n’étaient pas bonnes et je n’avais pas de raison de croire que le virus resterait de l’autre côté des Alpes. Je n’avais jamais cru que le nuage de Tchernobyl s’était arrêté à la frontière. Ce matin-là, j’étais déjà dans la cour à surveiller l’accueil alors que des parents cherchaient à me joindre. Je comptais les rappeler en remontant, une fois le travail distribué aux élèves, mais ce papa était pressé. Il était donc venu à l’école. Pressé de me dire qu’ils avaient passé leur dernier week-end de vacances dans l’Oise. Un cluster. J’avais vu passer ce mot dans un mail reçu le matin même par mon inspecteur sans vraiment bien le comprendre. Il fallait lui signaler tout enfant qui serait passé par l’Oise ou la Savoie. Et là, c’était le cas. Branle-le bas de combat. Conformément aux instructions, j’avais dû informer ces parents-là que leurs enfants ne fréquenteraient pas l’école pendant deux semaines. L’agence régionale de santé confirmait mon discours. Une collègue était partie au ski en Haute-Savoie, mais ça ne comptait pas. J’étais rassuré à moitié, même si, dans la cour, j’observais toujours le préau que nous n’avions plus, essayant d’évaluer le nombre d’années pendant lesquelles les enfants ne seraient plus protégés de la pluie. Jeudi 12 mars 2020 « Il n’y aura pas de fermeture généralisée des écoles en France comme on a pu le voir dans d’autres pays d’Europe », déclarait Jean-Michel Blanquer le jeudi 12 mars, quelques heures à peine avant l’allocution LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 107
SAISONS // JOURNAL D’UN DIRECTEUR D’ÉCOLE
télévisée du président de la République. Dans la cour les discussions allaient bon train et chacun donnait son avis en fonction des petites phrases distillées dans la presse. « Ça ne fermera pas. » « Tu verras que oui. » « Pour une petite grippe ? » « C’est bien plus grave. » « Et on sera bientôt confinés. » « Comme en Italie ? Jamais de la vie… » Pour ma part, déchargé des élèves, j’étais soucieux d’informations que je n’avais pas. Alors, mon côté prévoyant avait anticipé : j’avais préparé des affaires, des dossiers à emporter au cas où, des trombones aussi, sait-on jamais, ainsi qu’une agrafeuse. Quelques stylos également. J’avais laissé le tout dans un carton de ramettes de papier, comme si je venais d’être licencié. Vendredi 13 mars 2020 « Dès lundi et jusqu’à nouvel ordre, les crèches, les écoles, les collèges, les lycées et les universités seront fermés pour une raison simple : nos enfants et nos plus jeunes, selon les scientifiques toujours, sont celles et ceux qui propagent, semble-t-il, le plus rapidement le virus, même si, pour les enfants, ils n’ont parfois pas de symptômes et, heureusement, ne semblent pas aujourd’hui souffrir de formes aiguës de la maladie. C’est à la fois pour les protéger et pour réduire la dissémination du virus à travers notre territoire. » Le couperet était tombé la veille à 20 heures. J’étais sonné. En ouvrant mon bureau de direction, je tombai sur le carton laissé là la veille. Je le remplis frénétiquement. J’y glissai tout ce que je trouvais. J’y remis même des trombones, sait-on jamais. Les collègues étaient arrivés au fur et à mesure, me demandant si j’avais plus de nouvelles. Je ne savais rien. Rien de plus que ce qui avait été annoncé. Le vieux PC ronronnait toujours et affichait désormais les mails. Mon inspection nous écrivait : je devais sonder les familles sur leurs équipements informatiques. Un joli tableau Excel avec des colonnes et des croix à cocher pour savoir 108 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
qui disposait d’imprimante, d’ordinateur, de tablette, de connexion Internet… Bien entendu, il avait fallu faire confiance aux enfants. Trop tard pour demander aux parents, ce sondage étant à rendre « dans les plus brefs délais ». Je rageais intérieurement. Pourquoi ne pas avoir anticipé ? Pourquoi tout faire dans la précipitation ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Lundi 16 mars 2020 La veille, j’étais allé voter l’angoisse au ventre. Les conditions sanitaires étaient optimales pour les votants, mais le maire de ma commune semblait ne pas avoir grand-chose à faire des gestes barrières. Serrage de mains, accolades, embrassades avaient été au menu de ce dimanche électoral. Ce matin-là, j’étais arrivé tôt à l’école. Même sans enfants, les habitudes ne changeaient pas. Elles étaient gravées dans mon ADN de directeur. Comme tous les lundis matin, le personnel de service était là. Fidèles au poste, balais en main, elles semblaient tout aussi abasourdies par la situation. Elles se dépêchaient de frotter le couloir, de le rendre propre pour des élèves qui n’arriveraient jamais. Après avoir pris le café du matin, j’étais descendu relever le courrier. Du haut du grand escalier, j’avais une vue plongeante sur la cour de l’école et ses grands platanes, ceux qui restaient, encore nus. Des oiseaux échangeaient d’un arbre à l’autre, ignorant le vide en dessous d’eux. Je me surpris à penser qu’à notre retour on ne verrait plus que du vert, que le soleil brûlerait la peau, que les bonnets et les écharpes n’auraient plus aucune utilité. Je ne savais pas encore quand nous reviendrions, mais j’avais une certitude : le printemps, lui, ne serait définitivement pas reporté. Le bruit des voitures qui se garaient là où les enfants jouaient habituellement au ballon me fit sortir de mes pensées. Privilège de confinés – ou presque –, nous nous étions rejoints autour du plus grand des
Avant de partir, j’avais éprouvé le besoin de faire une dernière fois le tour de mon école.
arbres, celui qui accueillait traditionnellement nos surveillances de récréation. Les habitudes, encore. Nous avons parlé des élections, de nos craintes pour nous, pour les autres. Nous avons aussi parlé de nos propres parents qui ne semblaient pas mesurer l’ampleur du danger. Pensaient-ils donc avoir tout connu ? Nous avions la consigne d’attendre des enfants, au cas où l’information ne serait pas bien passée. Aucun n’était venu. Alors, nous étions montés dans nos classes pour me laisser le temps de gérer l’urgence. Le transfert de ligne. La société privée qui gérait Internet pour mon école avait été réactive : ils avaient compris l’urgence dans ma voix, si bien que, avant la fin de la matinée, mon portable personnel sonnait déjà pour un appel professionnel. Il fallait que je m’habitue. Un peu plus tard que l’heure annoncée, je démarrai la réunion dans le strict respect des gestes barrières, deux mots que j’étais déjà las d’entendre. Nous nous étions alors éparpillés dans ma salle de classe, loin les uns des autres. Encore plus loin pour ce collègue dont la tête apparut subitement sur un smartphone. Il était loin mais présent. J’avais alors résumé mon week-end de dingue, partagé entre la préparation de ma classe et l’attente d’informations en vue de cette réunion. J’avais distribué les listes d’élèves avec des cases à cocher pour avoir une trace de notre communication future avec les familles car je voulais anticiper les futures enquêtes ministérielles. Il était aussi urgent de garder une trace pour ne perdre personne dès le début de la mise en place du télétravail. Nous utilisions un ENT (environnement numérique de travail)
depuis deux ans et les familles y étaient heureusement habituées. Une fois la mise en œuvre calée, tout le monde s’en était allé. Et j’étais resté seul. Je m’étais installé devant mon ordinateur pour reprendre ma to-do list. Et là… Je m’étais levé. J’avais déambulé dans le couloir. Sans savoir où aller. J’étais allé jusqu’à la salle des maîtres pour manger puis je m’étais ravisé. Puis, en me retournant, j’avais vu ce long couloir. Sinistre. Glauque. Soudain, ce silence pesant avait été rompu par mes sanglots, qui avaient résonné dans ce couloir vide. Je n’avais pas senti mes larmes venir. Elles étaient arrivées sans prévenir, les fourbes ! Je les avais laissées couler. Je savais que cela me ferait du bien. J’avais besoin de parler mais je ne voulais pas inquiéter mon épouse. Elle aussi professeure des écoles, elle devait préparer sa classe, envoyer des mails, et s’occuper de nos enfants. Alors, j’avais appelé ce collègue qui était en visioconférence plus tôt dans la journée, celui à qui on pouvait tout demander, l’ami à qui on pouvait se confier. Et j’avais pleuré sur ses épaules virtuelles, j’avais pleuré jusqu’à me vider. Une fois la conversation terminée, j’avais rassemblé mes forces pour effectuer les dernières tâches et j’avais chargé la voiture. Avant de partir, j’avais éprouvé le besoin de faire une dernière fois le tour de ma classe, de mon école. Un amas de bonnets et de feutres dans les escaliers. Quelques balles en mousse désœuvrées. Une date encore notée, figée sur… un vendredi 13. Une équerre oubliée. Un train en bois inutile. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 109
SAISONS // JOURNAL D’UN DIRECTEUR D’ÉCOLE
Je n’avais pas voulu fermer la porte de ma classe, parce qu’on reviendrait.
Mon PC de direction s’était éteint sur les trois mots « Arrêt en cours », comme un symbole de cette pause forcée. Et je n’avais pas voulu fermer la porte de ma classe, parce qu’on reviendrait. Jeudi 2 avril 2020 J’avais pris de nouvelles habitudes et la routine s’était installée. Entre la classe de ma femme, la mienne et les cours à distance de nos deux filles. Tout ça s’était imbriqué d’une manière étonnamment assez harmonieuse. Seul le chien nous reprochait notre présence constante. La première semaine d’école à distance, il avait fallu que je revoie ma copie. L’ENT avait été victime de son succès et la messagerie professionnelle montrait des signes de faiblesse. J’avais pris la décision urgente de tout basculer vers un prestataire de gestion de mail privé. Un des Gafam, très peu scrupuleux sur la protection des données… mais aux grands maux les grands remèdes. Je n’avais pas eu le choix, le risque étant de perdre les familles avec qui, pour certaines, la relation était ténue. Les semaines s’enchaînaient : les élèves faisaient, je corrigeais virtuellement et je renvoyais. Ils avaient même la voix de leur maître pour la dictée et je m’étais amusé à leur faire des tutoriels vidéo, que j’avais publiés sur YouTube. Je me réinventais tout en tentant de garder un lien, coûte que coûte. Même si je m’étais retrouvé démuni pour le seul élève de ma classe avec qui je n’avais plus aucun contact. L’éternel optimiste se disait qu’il faisait le travail envoyé, mais l’autre partie de moi lui rétorquait qu’il fallait que je le range définitivement dans la case des décrocheurs. 110 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
Lundi 13 avril 2020 Je n’avais pas écouté le discours d’Emmanuel Macron. Plus envie. Sur le canapé, avachi devant une série télévisée, j’avais surfé sur les réseaux sociaux et j’avais appris la nouvelle que je n’attendais pas. À partir du 11 mai, nous rouvririons progressivement les crèches, les écoles, les collèges et les lycées. Mais pour les étudiants de l’enseignement supérieur, les cours ne reprendraient pas physiquement jusqu’à l’été. J’étais resté abasourdi devant ce choix. Les enfants étaient subitement devenus moins contagieux. Je comprenais que l’économie devait être relancée mais pourquoi ne pas acter une grande garderie jusqu’à l’été ? Pourquoi appeler toujours ça l’école ? J’étais de nouveau inquiet. Inquiet de cette décision prise unilatéralement. Mercredi 29 avril 2020 Le temps s’était écoulé. Lentement. Les vacances de printemps s’étaient terminées sans nouvelles de quiconque, à part de mes collègues, que je voyais régulièrement par visioconférence. Mais notre hiérarchie semblait nous avoir oubliés. Elle nous avait laissés avec le goût amer de cette annonce dans la bouche. Jusqu’à ce mercredi. Nous devions sonder les familles. De nouveau. Mais, cette fois-ci, nous devions savoir qui reviendrait en classe car, depuis le discours du Président, le retour à l’école, spécialement pensé pour des raisons sociales, avait été précisé. Il se ferait sur la base du volontariat. J’avais souri ironiquement lorsque j’avais entendu ça la première fois. Mes collègues
aussi. D’autant plus que le maire de la commune préparait un arrêté municipal de non-ouverture. Le protocole sanitaire, que nous n’avions pas encore mais qui circulait sous le manteau, était trop lourd à mettre en place. De plus le Conseil scientifique avait prôné une ouverture des écoles en septembre. L’élu ne voulait prendre aucun risque. Mais on nous avait demandé de faire comme si ce futur arrêté n’existait pas. Notre chef devait faire sa remontée à son chef, qui devait la faire à son chef, qui devait la faire à son chef… Alors nous avions sondé avec un mail écrit avec toutes les pincettes du monde. Les retours ne s’étaient pas fait attendre et je n’avais pas été surpris de voir que mon décrocheur, dont je n’avais plus de nouvelles depuis de longues semaines, ne reviendrait pas. Dont acte. Lundi 4 mai Le maire avait pris sa décision. Un arrêté municipal de fermeture des écoles de la ville avait été signé. Pas de reprise le 11 mai. Mais je n’avais pas le droit de communiquer. Le temps politique et le temps de l’éducation sont distincts. Étroitement liés mais pourtant si différents. Les parents d’élèves de la commune avaient été informés par voie municipale de l’arrêté mais je devais rester muet, jouer les innocents. J’avais l’impression qu’en coulisse se jouaient des tractations que je ne maîtrisais pas, qu’on ne me disait pas tout. La paranoïa me guettait. L’école me manquait, pas celle que l’on me proposait pour le 11 mai, celle d’avant. Celle où je disais à Jacq de ne pas s’inquiéter pour ce virus apparu en Chine, qu’il ne viendrait jamais chez nous. Celle où je pouvais embrasser mes collègues, féliciter mes élèves avec un regard de connivence. Celle où on pouvait vivre ensemble. Sans danger pour la santé. Alors, on nous rassurait à grands coups de communication. Notre ministre s’inventait les virologues qui l’arrangeaient. On sentait déjà dans sa bouche
que si les enfants les plus en difficulté ne revenaient pas c’était la faute des directeurs. Pas assez convaincants. Notre ministre s’appuyait sur un protocole sanitaire strict, arrivé officiellement une semaine avant l’ouverture. Je comprenais la mise en place de règles draconiennes mais cette mise en œuvre dans l’urgence, pour l’honneur, était incompréhensible. Au lieu de prendre le temps de construire sereinement pour la rentrée de septembre. Mais ce qui m’avait fait bondir, c’était cette carte du déconfinement. En rouge, les collèges devaient rester fermés mais pas les écoles. J’avais l’impression qu’on voulait nous sacrifier sur l’autel de l’économie, tout en faisant semblant de préserver notre santé. Parce que les enfants ne seraient pas masqués. Parce que l’Éducation nationale fournirait les masques pour les enseignants et les accompagnants des élèves en situation de handicap. Mais comment avoir confiance alors que les soignants en avaient tant manqué ? Comment croire un ministre qui se félicitait de la mise en œuvre de l’école à la maison alors que tout avait reposé sur la bonne volonté de ses agents et du matériel personnel de ses fonctionnaires ? Le 11 mai, je n’aurais pas besoin de me couper en deux : être présent pour le seul élève de ma classe qui avait prévu de revenir et être à distance pour tous les autres. Je n’aurais pas besoin de ce don d’ubiquité que je n’avais pas. Je n’aurais pas besoin de me faire dépister avec des tests que notre ministre ne voulait pas gâcher. Je n’aurais pas besoin de penser à mille choses à la fois. Seulement à ma classe. À mon école. Pour ne laisser personne au bord du chemin. Mais je penserais aux autres. Très fort.
À suivre… LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 111
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SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME
Par Bernadette Sauvaget
112 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
Le 15 avril 2019, l’incendie qui ravage Notre-Dame de Paris est mondialement vécu comme une catastrophe. Sentiment qui, a posteriori, paraît excessif, les malheurs du monde s’étant, un an plus tard, singulièrement aggravés. L’avenir de la cathédrale, quant à lui, est encore en suspens.
S
i l’on avait des pensées complotistes, on pourrait croire que Notre-Dame de Paris est sous le coup d’une malédiction. Si l’édifice a été sauvé – de justesse – lors de l’incendie du 15 avril 2019, un an plus tard son état continue d’inquiéter. Les travaux de mise en sécurité ne sont pas terminés. Dressé pour rénover la flèche de Viollet-le-Duc, le gigantesque échafaudage demeurait là, en mai, comme une plaie calcinée dans le ciel de Paris, rappelant sans cesse la nuit tragique et l’effondrement possible du bâtiment. Le printemps qui s’annonçait aurait dû être celui du soulagement, de la sérénité enfin retrouvée. Sur le chantier de Notre-Dame, les experts, cordistes en tête, devaient commencer le 23 mars à démonter ce mikado dangereux, en équilibre instable, bardé de capteurs pour le surveiller. Sur l’île de la Cité, les préparatifs du spectaculaire et périlleux démontage s’achevaient. Pour stabiliser l’échafaudage, on l’avait d’abord ceinturé. Puis de grosses poutres métalliques avaient été posées afin de permettre aux cordistes de descendre scier un à un les tubes métalliques soudés les uns aux autres par l’incendie. Mais, le 16 mars, le chantier de Notre-Dame se met en sommeil. Avec vingt-quatre heures d’avance sur le confinement total de la population, le général Jean-Louis Georgelin a décidé de suspendre les travaux. Et ce jusqu’à « nouvel ordre », dit-on à ce moment-là dans son entourage. Les installations collectives, comme les vestiaires et celles de décontamination, liées à la présence de poussières de plomb, ne sont pas suffisantes pour mettre en œuvre « les règles de sécurité relatives à l’épidémie de coronavirus », indique l’établissement public. Plus d’une centaine d’ouvriers, des compagnons pour la plupart, experts dans leur domaine, tra-
vaillent habituellement sur ce chantier hors norme. La plupart résident hors de la région parisienne ; ce qui rend de fait impossible la poursuite des travaux car la pandémie interdit tout déplacement. Les opérations de rénovation en cours sur les monuments de Paris s’arrêtent elles aussi. « Tant que l’échafaudage ne sera pas démonté, nous ne pourrons être certains que la cathédrale est hors de danger », indique l’entourage du général Georgelin. Ce qui n’est pas en soi très rassurant. D’autant que le retard s’accumule. À l’été 2019, les opérations de mise en sécurité du bâtiment avaient déjà été suspendues à cause de la contamination au plomb. L’horizon de 2024 est-il encore tenable ? C’est l’objectif que le président de la République a fixé pour une réouverture de la cathédrale. Georgelin a fait la promesse d’un Te Deum dans la cathédrale pour le 16 avril 2024. Le clergé parisien, lui, archevêque en tête, piaffe d’impatience. Ce dernier, un peu parano, craint parfois de ne pas retrouver le plein – et strict – usage cultuel du bâtiment. Au commencement était Hugo Au xixe siècle, Victor Hugo pèse de tout son poids dans le sauvetage de la cathédrale. Comme toute la génération des romantiques, l’écrivain s’intéresse au Moyen Âge. Dans sa jeunesse, Hugo a dévoré les romans de l’écossais Walter Scott, dont l’œuvre a contribué à remettre la période médiévale au goût du jour. L’heure est aussi à la redécouverte du patrimoine. C’est le moment où l’idée d’État-nation émerge. L’écrivain se passionne pour les monuments français, des racines qui fondent une culture commune. Avant l’écriture et la publication de Notre-Dame de Paris, il lance sa bataille pour sauver le patrimoine. C’est déjà un écrivain à la réputation bien installée. Hugo veut obtenir une loi. Il publie un petit libelle intitulé Guerre aux démolisseurs, édité dans plusieurs versions, dont une en 1832 – l’année de l’édition définitive de Notre-Dame de Paris – dans la Revue universelle et la Revue des Deux Mondes, qui vient de naître. L’écrivain s’insurge contre les outrages que l’époque LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 113
SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME
fait subir aux monuments. « La démolition de la vieille France, que nous avons dénoncée plusieurs fois sous la Restauration, se continue avec plus d’acharnement et de barbarie que jamais, écrit-il. Depuis la révolution de Juillet, avec la démocratie, quelque ignorance a débordé et quelque brutalité aussi. Dans beaucoup d’endroits, le pouvoir local, l’influence municipale, la curatelle communale a passé des gentilshommes qui ne savaient pas écrire aux paysans qui ne savent lire. » Hugo ne s’est pas encore totalement débarrassé de ses opinions royalistes. Il a la dent dure pour un peuple dont il sera pourtant plus tard le héraut. Le saccage en cours le met en colère. « À Paris, le vandalisme fleurit et prospère sous nos yeux, dénonce-t-il. Le vandalisme est architecte. Le vandalisme se carre et se prélasse. […] Tous les jours il démolit quelque chose du peu qui nous reste de cet admirable vieux Paris. Que sais-je ? Le vandalisme a badigeonné NotreDame, le vandalisme a retouché les tours du Palais de justice, […] le vandalisme a amputé deux flèches sur trois à Saint-Germain-des-Prés », s’enflamme le poète
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et romancier. Hugo réclame des modalités particulières pour les travaux de restauration, qui doivent impérativement respecter l’identité du monument : « Faites réparer ces beaux et graves édifices. Faites-les réparer avec soin, avec intelligence, avec sobriété. […] Surtout, que l’architecte-restaurateur soit frugal de ses propres imaginations ; qu’il étudie curieusement le caractère de chaque édifice, selon chaque siècle et chaque climat. Qu’il se pénètre de la ligne générale et de la ligne particulière du monument qu’on lui met entre les mains. » Il y a fort à parier que, lors des prochains débats sur la restauration de Notre-Dame – quel matériau pour reconstituer la charpente, par exemple –, ce texte d’Hugo tombé dans l’oubli vienne soutenir la cause de ceux qui voudraient qu’elle se fasse à l’identique. Mais en écrivant – sous la contrainte d’ailleurs d’un contrat d’édition à honorer – son roman Notre-Dame de Paris, Hugo a fait davantage que de sauver la cathédrale. Il l’a sacralisée comme église de la nation…
Ken Follett à Notre-Dame Depuis l’incendie, c’est un privilège rare, accordé à quelques rares VIP, triés sur le volet, dont a pu bénéficier l’écrivain britannique à – très grand – succès Ken Follett. En juin 2019, il a pu visiter la cathédrale dévastée. « J’ai vu les dégâts provoqués par la chute de la flèche. La voûte est une construction à la fois fine et extraordinairement plus solide que je ne l’aurais pensé », confie-t-il dans une interview donnée au Figaro et publiée à l’occasion du premier anniversaire de l’incendie. L’écrivain est généreux. Avec son éditeur, Robert Laffont, il a décidé de verser l’ensemble des droits d’auteur issu d’un petit opuscule – sobrement titré Notre-Dame – écrit pour rendre hommage à l’édifice après l’incendie. L’ancien journaliste a déjà signé un chèque de 150 000 euros à la Fondation du patrimoine. Et en promet quelques milliers de plus. Farouche militant anti-Brexit, Ken Follett est surtout l’auteur de l’inusable best-seller Les Piliers de la terre, publié il y a trente ans. Roman populaire, l’ouvrage a fait découvrir à des brassées de lecteurs à travers le monde – une quinzaine de millions d’exemplaires vendus depuis 1990 –, les secrets de la construction d’une cathédrale au Moyen Âge, quitte à prendre parfois, fiction oblige, quelques licences avec la rigueur historique. Il n’en reste pas moins que sa vaste – et épaisse – fresque fait partie de ce que la culture de masse produit de meilleur. Ce roman excellemment ficelé initie à l’émergence de l’architecture gothique dans le contexte de la guerre civile anglaise et de l’assassinat de Thomas Becket, célèbre archevêque de Canterbury. L’attrait planétaire pour Les Piliers de la terre nous raconte aussi la fascination qu’exerce la culture européenne
et la quête de spiritualité – même si l’expression est galvaudée – de nos contemporains. L’incendie de Notre-Dame a provoqué un engouement mondial. Avec le dessin animé des studios Disney Le Bossu de Notre-Dame, l’œuvre de Follett – même si elle ne déroule pas à Paris – a contribué à populariser très largement les monuments médiévaux et à alimenter la passion mondiale pour la cathédrale de Paris. « Quand Notre-Dame a été érigée, Paris était le centre de la civilisation européenne, l’île de la Cité le centre de Paris et la cathédrale le centre de la Cité, expliquet-il au Figaro. Elle est restée un symbole magistral de la culture européenne. Au Brésil, en Chine, en Inde, les peuples sont attirés par la culture européenne, pas toujours pour sa meilleure part. Mais elle est importante pour tout être humain un peu éduqué dans le monde. »
Depuis l’incendie, l’archevêque de Paris est très sourcilleux de préserver son territoire, en l’occurrence la dimension cultuelle du lieu. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 115
SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME
Lorsqu’il découvre Paris, Ken F ollett est lycéen. Avec ses camarades, il vient de faire du camping dans l’Ouest de la France. Avant son retour au RoyaumeUni, la petite troupe fait une halte dans la capitale française. La première visite de Notre-Dame ne laisse pas un souvenir impérissable au futur auteur de best-sellers. « J’avais 17 ans et j’avoue avoir été plus intéressé par les filles du groupe que par une cathédrale », raconte-t-il au Figaro. La passion viendra plus tard : « Je suis retourné plusieurs fois la visiter et, il y a dix ans environ, j’y ai assisté avec ma femme, Barbara, à la messe de minuit. Je ne suis pas croyant, quoique je vienne d’une famille protestante très fervente. Mais j’ai toujours été ému et attiré par les messes et les églises. Ce paradoxe amuse mes amis. » L’écrivain témoigne des nouveaux usages bricolés – comme diraient les sociologues – du religieux. Même éloigné de toute croyance, chacun, au fond, peut faire l’expérience d’un attrait spirituel pour des monuments tels que Notre-Dame. Comme d’autres lieux de culte, elle échappe de plus en plus à la culture catholique. Ce qui ne manque pas de faire enrager les franges du catholicisme identitaire… Une couronne pour un archevêque… Pour entrer dans sa cathédrale fermée au culte depuis l’incendie, Michel Aupetit, l’archevêque de Paris, a dû, comme tout un chacun, se coiffer d’un casque le jour du Vendredi saint. La veille, à la basilique du Sacré-Cœur, il avait, du haut de la butte Montmartre, brandit son ostensoir, sous les yeux bienveillants de la maire, Anne Hidalgo, pour bénir la ville et ses habitants. À ses côtés, dans la cathédrale, le – très médiatique – recteur, Patrick Chauvet, et son évêque auxiliaire, Denis Jachiet. Mais aussi quelques artistes, et surtout le célèbre violoniste Renaud Capuçon. Concession à l’air du temps ? Mélange de culte et de culture ? Depuis l’incendie, l’archevêque de Paris est très sourcilleux de préserver son territoire, en l’occurrence la dimension cultuelle du lieu. Cette scénographie était politiquement fort habile ; ce qui n’est pas foncièrement dans les habitudes d’Aupetit. Alors un peu de culture pour beaucoup de culte ? Peut-être… Traditionnellement, le 116 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
V endredi saint, l’archevêque de Paris se recueille et prie devant la – supposée – relique de la Couronne d’épines. Du coup, l’événement était retransmis par toutes les chaînes d’information. La semaine suivante, dans La Croix, l’archevêque donnait sa clé de lecture. « La cathédrale est bien un lieu de culture ouvert à l’universel, au-delà de l’appartenance spécifique à une communauté. Sa splendeur gratuite attire le peuple des petits et des humbles, qui ont droit eux aussi à la beauté, y écrivait-il. Mais elle est infiniment davantage. Elle est d’abord un lieu de culte. La culture n’est en aucun cas un rempart contre la barbarie. Combien de grands assassins et idéologues étaient des êtres parfaitement cultivés et instruits dans nos meilleures universités ? Douch, le bourreau khmer rouge, récitait par cœur La Mort du loup d’Alfred de Vigny… » … et le gros bourdon pour les soignants Même pour les fêtes de Pâques, les vingt cloches de Notre-Dame sont demeurées muettes. Depuis l’incendie, l’électricité ayant été coupée, elles se taisent obstinément. Vicaire général du diocèse, Benoist de Sinety, missionné par l’archevêque pour suivre le chantier, avait promis des sonneries pour la fin du confinement. Mais, du fait de ce dernier, rien de ce qui était prévu pour célébrer le premier anniversaire de la nuit tragique du 15 avril n’a pu avoir lieu. Alors, à 20 h 00, le gros bourdon – treize tonnes, excusez du peu – a sonné cinq minutes durant pour accompagner les applaudissements qui crépitaient, chaque soir, pour rendre hommage aux soignants. L’idée était belle, pertinente. À travers un Paris désert, le son grave et pur – un fa dièse – du gros bourdon, Emmanuel, était en harmonie avec l’humeur du moment, une façon sobre de commémorer le sinistre et de se mettre au diapason de l’épidémie. « C’est le signe d’un rassemblement et d’une résilience du pays face aux épreuves », commente alors Franck Riester, le ministre de la Culture. Dans la tour sud, trois campanistes se relayaient pour activer le battant – d’un poids de cinq cents kilos – en tirant sur une corde. En combinaison blanche, casque sur la tête et masque. Non pas strictement
– et s eulement – à cause du Covid-19. Mais aussi parce que la cathédrale est encore polluée par les poussières de plomb. Emmanuel s’appelait d’abord Jacqueline, le petit nom attribué au gros bourdon dont la cathédrale avait été dotée au xive siècle. L’âge venant, il a été refondu à plusieurs reprises. La dernière fois, c’était en 1682. L’habitude veut que chaque cloche ait un prénom et donc un parrain et une marraine. Au xviie, ce furent le roi Louis XIV lui-même et son épouse, Marie-Thérèse d’Autriche, et on baptisa le bourdon Emmanuel-Louise-Thérèse. À sa manière, le gros bourdon de Notre-Dame, que l’on peut entendre, dit-on, à deux kilomètres à la ronde, appartient à l’histoire de France. Il sonne, bien sûr, pour les grandes fêtes solennelles chrétiennes comme Noël ou
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Pâques. Mais il accompagne aussi la vie de la nation : le couronnement des rois, la fin des guerres, le général de Gaulle entrant dans la cathédrale à la Libération, les visites du pape… Silencieux depuis l’incendie, Emmanuel a quand même retenti le 30 septembre dernier, lorsque la dépouille de Jacques Chirac a quitté, le jour de ses funérailles, les Invalides. Souvenir poignant pour l’auteure de ses lignes : le 8 janvier 2015, Emmanuel avait sonné le glas à la mémoire de la rédaction massacrée de Charlie Hebdo, à la grande émotion des survivants. Contrairement à d’autres, Notre-Dame n’a aucun ressentiment…
À suivre…
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LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 117
Hommage
DEs vies de jésuite Une vingtaine de jésuites de la province d’Europe occidentale francophone (EOF) sont décédés durant la pandémie, dont douze emportés par le Covid-19. Parmi eux, plusieurs grandes figures de la Compagnie en France. « Nous avons habituellement vingt-cinq décès par an, là c’est vingt en trois mois, déclare Thierry Dobbelstein, l’assistant du provincial. La moyenne d’âge est élevée, plus de 80 ans, donc ce n’est pas surprenant qu’ils partent. Mais c’est le nombre et la soudaineté qui nous marque. Nous avons hâte de pouvoir nous réunir pour leur rendre hommage. » Le parcours des compagnons décédés traduit bien la diversité des missions possibles dans la Compagnie de Jésus. « Cette génération est celle qui a participé à ce qui a été une quasirefondation de la Compagnie sous le père général Pedro Arrupe. Il y a eu un retour aux sources, une redécouverte de la spiritualité ignatienne, une nouvelle manière de permettre à l’Évangile de se frayer un chemin dans le monde. Certains ont eu des missions ad extra, parfois médiatisées, d’autres des missions plus dans l’Église. La Compagnie, ce n’est pas un moule. » Les jésuites de la province EOF sont aujourd’hui quatre cent quatre-vingt-dix, plus une centaine de jeunes jésuites étrangers en formation. Par Jacques Duplessy, avec l’aimable autorisation de www.jesuites.com
118 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
Jacques Berleur
(22 juillet 1938 – 26 avril 2020) Professeur de méta-informatique et engagé dans la réflexion éthique du monde informatique, il a aussi enseigné la philosophie et les sciences religieuses aux Facultés universitaires Notre-Damede-la-Paix à Namur (Belgique), dont il sera recteur de 1985 à 1993. Pendant toute sa vie, il est resté attaché au mouvement Luttes Solidarités Travail, un mouvement de rassemblement des plus pauvres pour lutter, avec d’autres, contre la misère et ce qui la produit.
Claude Bernard
(21 avril 1919 – 14 avril 2020) Professeur de lettres classiques et surtout d’anglais dans des collèges de France septentrionale (Lille, Metz, Amiens, Boulognesur-Mer), il fut aussi au service du diocèse d’Arras. En 2007, il gagne la communauté Notre-Dame de Lille-Stations, à laquelle il appartenait depuis 1995, et intègre l’Ehpad Maison Saint-Jean.
Michel Choisy
(26 août 1924 – 2 avril 2020) Il a surtout exercé des ministères en paroisses, en Dordogne et en Haute- Garonne, ainsi que dans la pastorale de la santé. Il quitte à regret le Sud-Ouest pour rejoindre en 2012 la communauté de Vanves, où il rendra de nombreux services.
Charles Cordonnier
(13 décembre 1923 – 25 avril 2020) Délégué pour les centres spirituels, vice-provincial de la région de Paris, il a aussi donné les Exercices pendant une vingtaine d’années au centre spirituel Manrèse, à Clamart. Il a été supérieur de plusieurs communautés d’Île-de-France, dont la grande communauté de formation des jeunes jésuites de la rue Blomet à Paris, mais aussi d’une petite communauté en HLM à Cergy-Pontoise. Il sera aussi vicaire général pour les catholiques de rite oriental, c’est-à-dire l’ordinaire des catholiques orientaux n’ayant pas d’évêque en France. « C’était un homme très vif, sympa, son rêve était de tenir un kiosque pour vendre des journaux et rencontrer les gens », raconte Étienne Grieu, qui a été en communauté avec lui.
François Evain
(21 septembre 1920 – 19 avril 2020) C’est une de ces belles figures de jésuites enseignants. Professeur de philosophie au scolasticat de Vals, au grand séminaire de Tananarive à Madagascar, il a aussi enseigné à l’Université pontificale grégorienne et a été adjoint au directeur des Fontaines, à Chantilly. Devenu aumônier des Sœurs du Sacré-Cœur de Jésus à Saint-Aubinlès-Elbeuf, près de Rouen, il donne aussi les Exercices, tout en poursuivant son travail de traducteur et d’écrivain.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 119
HOMMAGE // DES VIES DE JÉSUITE
Pierre Gauffriau
(7 janvier 1935 – 29 mars 2020) Ayant exercé ses ministères en collège, comme professeur de lettres, à SainteCroix du Mans et à Saint-Michel de SaintÉtienne, il fut également supérieur de communauté. Il devint par la suite directeur des revues Compagnie et Jésuites de France. Sensible à la liturgie, il continua à collaborer à l’édition du Missel du dimanche.
Louis Hincq
(25 mai 1922 – le 30 mars 2020) Missionnaire au-delà des frontières, il a consacré trente-quatre années de sa vie à la province de Calcutta (État du BengaleOccidental, Inde), spécialement au collège Saint-Xavier de la ville et au collège de Burdwan. Rentré en Belgique en 1982, il a travaillé à l’économat des missions.
Philippe Lécrivain
(1er août 1941 – 13 avril 2020) Historien de formation, ce grand spécialiste de la théologie de la vie religieuse a été un temps préfet des études chargé de la formation des jeunes jésuites et responsable des étudiants du 1er cycle du Centre Sèvres. Il a eu un très grand rayonnement auprès de nombreuses congrégations, les aidant à relire leur histoire et à adapter leur charisme. Il a aussi contribué à un travail historique sur les missions jésuites.
Volontiers provocateur mais très fraternel, il était de ces jésuites qu’on ne met pas dans une case. Il cachait sa grande sensibilité derrière son côté blagueur.
Henri Madelin
(26 avril 1936 – 8 avril 2020) Il fut successivement directeur de L’Action populaire (l’actuel Centre d’études et de recherches en action sociale), provincial des jésuites de France, président du Centre Sèvres, où il a aussi enseigné la philosophie, aumônier national du Mouvement chrétien des cadres, rédacteur en chef de la revue Études et enfin collaborateur de l’Office catholique d’information et d’initiative pour l’Europe. Son goût pour l’histoire, la sociologie et la science politique l’a conduit à Sciences Po et à la faculté de droit, et sa vocation à la vie religieuse dans la Compagnie de Jésus. Il voit dans saint Ignace l’homme qui « a voulu franchir les murs et les frontières ». Provincial de 1979 à 1985, il continue de mettre en place certaines intuitions de la 32e Congrégation générale, dont le décret le plus connu, « La mission de la Compagnie de Jésus aujourd’hui est le service de la foi, dont la promotion de la justice constitue une exigence absolue […] », et participe à la 33e Congrégation générale. Bien qu’il ait eu un parcours institutionnel et intellectuel riche, ses frères le décrivent comme « très simple », « fraternel, abordable et encourageant ».
André Manaranche
(8 janvier 1927 – 12 avril 2020) Ordonné prêtre du diocèse de Versailles en 1951, il entre dans la Compagnie en 1961. Membre des communautés de Vanves et de Paris-Grenelle, il fut un apôtre vigoureux : chargé de cours en séminaire et auteur d’une trentaine d’ou120 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
vrages de théologie, formateur de jeunes – notamment chez les scouts d’Europe –, accompagnateur spirituel et prédicateur de retraites.
René Marichal
(14 juin 1929 – 6 avril 2020) Traducteur d’Alexandre Soljenitsyne (Le Chêne et le Veau), rédacteur à Études, directeur de la bibliothèque slave de Paris, du Centre d’études russes de Meudon, et de la revue Simvol, il a consacré sa vie au monde russe. Le centre Saint-Georges de Meudon était un lieu de rencontre assez exceptionnel où se côtoyaient Français, Russes des diverses vagues d’émigration et Russes d’Union soviétique, Anglais, Italiens, etc., sans oublier quelques barbouzes de divers services de renseignement qui s’informaient de ce qui s’y passait. René Marichal participa pendant plusieurs décennies à la Commission mixte internationale pour le dialogue théologique entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe. Il a aussi traduit plusieurs ouvrages du père Alexandre Men, célèbre prédicateur et écrivain de la fin de l’époque soviétique. En 2002, à la fermeture du centre Saint-Georges, il rejoint la communauté de Lyon-Sala puis celle de La Chauderaie, où il poursuit ses ministères d’écrivain et de traducteur, cherchant sans cesse de nouveaux auteurs spirituels russes à traduire.
Maurice (Martin) Mortier
(11 septembre 1917 – 18 avril 2020) À 102 ans, il était le vice-doyen de la province jésuite EOF. Un temps aumônier d’étudiants à Toulouse, il fut surtout ministre ou économe au scolasticat de Vals, au collège de Sarlat, dans les centres spirituels de La Barde et de Penboc’h. Bricoleur, soucieux d’une certaine fidélité à la pauvreté, apprécié pour un bon sens, une sagesse et une finesse spirituelle tout à lui, il arrive en 1992 à Pau, où il continue à rendre des services communautaires.
Xavier Nicolas
(18 janvier 1921 – 5 avril 2020) D’un tempérament vigoureux, actif et engagé, il a exercé la plupart de ses ministères auprès des petits et des « incroyants » en Alsace, Picardie, Lorraine, Île-deFrance et Normandie : missions itinérantes, travail social, service « Incroyance et Foi », prédications, conférences, articles et livres, aumônerie de prison, service diocésain pour les sectes et nouvelles croyances, aumônerie des forains… « L’Église que j’aime se sait tout entière Peuple de Dieu pour le monde. Elle est libre de tout cléricalisme et se méfie des compromissions du pouvoir et de l’argent. », écrivait-il dans un texte publié dans La Croix en 1988. En 2012, à l’ouverture de l’Ehpad Maison Soins et Repos, il rejoint la communauté de Vanves. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 121
HOMMAGE // DES VIES DE JÉSUITE
Gérard Pierré
(1er octobre 1923 – 3 avril 2020) Survivant de Dachau, il est père spirituel et professeur de sciences économiques à l’école d’ingénieur des jésuites, l’Institut catholique d’arts et métiers de Lille. Après avoir donné les Exercices au centre du Hautmont à Mouvaux, il rejoint Troyes en 1986 et la Maison de l’outil et de la pensée ouvrière créée par Paul Feller, soucieux de manifester l’originalité de cet autre jésuite au service de la transmission des savoirs. Il exerce aussi des ministères pastoraux dans les paroisses de Troyes.
François Poméon
(27 novembre 1932 – 16 mars 2020) Longtemps accompagnateur de jeunes, il a également travaillé en paroisse (Bordeaux). Il a ensuite animé des sessions et accompagné les Exercices spirituels, que ce soit au centre Saint-Hugues de Biviers (à côté de Grenoble) ou aux Coteaux-Païs (Toulouse). Il était membre de la communauté et de l’Ehpad de La Chauderaie (Francheville) depuis 2017.
Guido Reiner
(16 août 1925 – 7 avril 2020) Né à Dresde en Allemagne, il entre dans la Compagnie dès la fin de la guerre, en novembre 1945. Auteur d’une thèse sur l’écrivain Ernst Wiechert, il fut longtemps professeur d’allemand à Paris IV-Sorbonne
et maître de conférences à Polytechnique, rattaché aux communautés de Paris- Raynouard et de Versailles. Il exercera aussi des ministères en aumôneries et en paroisses, tout en animant des groupes bibliques.
Michel Souchon
(5 juin 1929 – 9 avril 2020) Responsable d’études dans les services de recherche à l’ORTF et à l’Institut national de l’audiovisuel, directeur des études de TF1, puis d’Antenne 2 et enfin de la présidence de France Télévision, il a consacré une grande partie de sa vie à l’univers des médias. Chargé de cours à l’Institut d’études sociales et à l’Institut d’études politiques, rédacteur en chef adjoint des revues Études et Croire aujourd’hui, il a été vicaire paroissial dans les diocèses de Versailles et de Saint-Denis.
Christian Soudée
(8 mars 1934 – 1er avril 2020) Durant trente-huit ans au service de l’Église et de la Compagnie à Madagascar, il est engagé dans les collèges comme dans la pastorale rurale. Rentré en France en 2009, il accompagne des groupes du renouveau charismatique.
Adrien Toulorge
(1er juin 1925 – 7 avril 2020) Né à Tananarive, où il a passé sa jeunesse, il a exercé ses premiers ministères comme vicaire et aumônier d’hôpital à Madagascar. Il sera par la suite aumônier militaire une trentaine d’années. Après quelques années de pastorale paroissiale au diocèse de Saint-Denis de La Réunion, il doit, à regret, quitter l’océan Indien et regagner l’Hexagone pour raisons de santé. Photos : www.jesuites.com
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LES LIVRES DE L’ÉTÉ Enfin ! Après deux mois de diète, les librairies rouvrent. Beaucoup d’entre nous en ont profité pour relire des livres aimés. D’autres ont fait diminuer la pile des « à lire ». Mais la littérature est vivante et se réinvente chaque jour. Voici, pour votre été, les nouveautés qui nous ont ému·e·s, enchanté·e·s, inspiré·e·s ou simplement détendu·e·s.
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CULTURE // LES LIVRES DE L’ÉTÉ
Attention, culture vive
Depuis 1992 et les Fables de Jean de La Fontaine illustrées par Jean-Baptiste Oudry, peintre de Louis XV, jusqu’à La Genèse de la Genèse, traduite par MarcAlain Ouaknin et illustrée par l’abstraction, Diane de Selliers publie chaque année un livre d’art somptueux. Des bijoux qui, lorsque le tirage en est épuisé, sont ensuite proposés dans sa
« Petite Collection », à un prix plus abordable pour le grand public. Dans Et ainsi le désir me mène, elle raconte cette aventure totalement atypique, libre, passionnée, obstinée… Mais il en va de plus que de « beaux livres ». En suivant l’auteure dans les périples de ces publications hors normes, qui la conduisent à parcourir le monde – le récit de la préparation de l’édition du Rāmāyana, à la recherche des peintures et des miniatures les plus précieuses dans les musées de l’Inde, donne la mesure de son engagement sans limite –, c’est aux sources de la haute culture mondiale que nous sommes emportés. Ce 124 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
qui est en jeu dans ce travail, qui prend le plus souvent plusieurs années par ouvrage, c’est notre humanité et l’esprit qui peut l’animer ou la déserter. Les livres de Diane de Selliers sont des monuments, des temples presque, édifiés non pas pour les laisser négligemment sur un coin de table comme un marqueur social, mais pour les visiter et baigner dans le souffle qui les habite. On se laisse donc prendre dans ce récit chaleureux, poétique, empreint de l’innocence de l’enfant toujours capable d’émerveillement… Diane de Selliers entraîne son lecteur dans sa quête d’un patrimoine vivant, qu’elle arrache avec ténacité à l’obscurité des bibliothèques et des réserves des musées pour nous l’offrir. En refermant son livre, on ne souhaite qu’une chose : qu’elle nous en offre d’autres. Jean-François Bouthors Diane de Selliers, Et ainsi le désir me mène, Éditions Diane de Selliers, 304 p., 24 €
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Enfances
L’alchimie complexe d’une identité et les rivages perdus de l’enfance, voilà l’insondable matière qu’explore J. M. G. Le Clézio dans son dernier opus. Nous savions déjà ce que son alchimie personnelle devait à l’Afrique, au Mexique ou à son long compagnonnage avec l’île Maurice. Nous voici invités à revisiter ses souvenirs bretons et niçois, qui sont ceux de l’enfance, de la guerre et
de la paix… Un voyage au cœur d’une identité en devenir au travers de deux contes, Chanson bretonne et L’Enfant et la Guerre, réunis en un seul ouvrage. La Bretagne occupe un moment particulier de sa construction intime, celui du temps des vacances, chaque été, entre les âges de 8 et 15 ans : « C’est le pays qui m’a apporté le plus d’émotions et de souvenirs. » Voilà convoqués au fil des pages la lande et les vagues, les chemins creux et les haies, la marquise de Mortemart donnant chaque été en son château une fête où elle n’apparaît jamais… ou encore un mystérieux sonneur de biniou entendu une nuit dans un bois. Et puis, il y a cette langue bretonne, dont il ne maîtrise que les quelques expressions partagées avec ses compagnons de vacances. Pourtant cette langue résonne en lui, musique originelle qui rythme son identité. Enfin, cette Bretagne-là est encore ancrée dans un catholicisme sorti du fond des âges, avec, au cœur de ce monde breton, un clergé, aujourd’hui évanoui, dont on comprend qu’il participe avant tout de l’incarnation d’une iden-
tité culturelle et d’une histoire particulière… Ainsi se déploie la Bretagne de Le Clézio, tel un chemin perdu vers le monde à jamais disparu de l’enfance. Dans le second texte, plus bref, L’Enfant et la Guerre, Le Clézio remonte toujours plus vers les origines. Né en 1940, il a de la guerre des souvenirs à la fois vagues et précis, inventés ou rêvés, dont il tente de démêler les fils. La bombe qui explose dans le jardin ; la faim qui « crée un vide dans le corps » ; la mort de Mario, le résistant italien, tué par son propre engin explosif et dont on ne retrouvera qu’une mèche rousse : « Dans cette imagerie de la guerre, il n’y a pas de bons ni de méchants. Il n’y a pas d’ennemis. Il y a d’un côté des enfants, de l’autre la machine aveugle et féroce, aux mains d’adultes… » Ce sera l’Afrique, qu’il découvre à la sortie de la guerre pour y rejoindre son père, qui le guérira et lui rendra la plénitude de l’enfance.
verre qui s’étoile, Giovanna voit son monde se fendiller, s’écailler et laisser apparaître un univers inconnu, où la misère, la laideur, la grossièreté régissent les relations humaines. Mais où la vie, l’amour, la passion sont proclamés et non régis. La rencontre avec sa tante, contre la volonté de ses parents, fera basculer la petite fille dans l’adolescence comme dans l’apprentissage de la désobéissance et du mensonge. « Mon lien avec les espaces connus et les affections certaines céda face à la curiosité pour ce qui allait m’arriver. » Au fil des rencontres avec Vittoria, qui vit dans le Naples populaire et hait avec constance la réussite sociale de son frère, Giovanna comprend que la perfection, loin d’exister, cache des secrets, des doutes, des chagrins, et que toute vie charrie son lot de mensonges,
Henri Lastenouse J. M. G. Le Clézio, Chanson bretonne, suivi de L’Enfant et la Guerre, Gallimard, 160 p., 16,50 €
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Grandir
Des parents modèles, une fillette exemplaire, un foyer confortable… Giovanna est une enfant parfaitement heureuse. La première fêlure viendra d’où il était inconcevable qu’elle provienne, de son père, qui la compare à Vittoria, une sœur honnie, « laide » et inconnue de l’enfant. Comme un
de déceptions, d’envies, de lâchetés. On retrouve dans ce livre les thématiques chères à l’auteure, le poids de la naissance, la difficulté de l’émancipation sociale ou féminine, la force de l’amitié, les visages trompeurs de l’amour. Mais, plus encore que dans L’Amie
prodigieuse, ce sont les méandres de l’adolescence qu’elle explore avec une finesse et une lucidité hors pair. Sophie Bajos de Hérédia Elena Ferrante, La Vie mensongère des adultes, traduit de l’italien par Elsa Damien, Gallimard, 416 p., 22 €
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Prêtre à quel prix ?
Peu de gens ont la chance de mettre leurs pas dans les pas de l’histoire. C’est ce qui est arrivé à Noël Choux, un prêtre de la Mission de France. Il revient sur un pan de la vie de l’Église méconnu, celui des prêtres ordonnés clandestinement en Tchécoslovaquie à l’époque du communisme. Confronté à l’un des régimes les plus répressifs à l’Est – les ordres religieux y sont interdits dès 1950 –, le Vatican se résout, à la fin des années 1960, à y créer des structures clandestines et à ordonner des hommes mariés, de crainte que leur célibat ne trahisse ceux qui ne le sont pas. Environ trois cents prêtres et une dizaine d’évêques sont ainsi ordonnés en secret. L’Église tchèque craignait alors d’être totalement éliminée, en particulier après l’invasion des troupes du pacte de Varsovie, en août 1968, qui mit fin au Printemps de Prague. Cette histoire, Noël Choux l’a vécue de près. Des prêtres tchéco slovaques ordonnés clandestinement demandent à échanger avec un prêtre-ouvrier sur la manière de vivre leur ministère. C’est lui qui est choisi. S’ensuivent LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 125
CULTURE // LES LIVRES DE L’ÉTÉ
une série de voyages risqués et des amitiés indestructibles qui vont aussi changer sa manière de vivre sa foi. Après la chute du rideau de fer, Noël Choux passera plusieurs années en Tchéco slovaquie comme prêtre-ouvrier. De cette histoire, il a fait « un roman où tout est vrai ». Un genre littéraire qui lui permet de préserver l’identité de ces frères prêtres particuliers. Car l’issue a parfois été douloureuse. Rome a exigé que les hommes mariés ordonnés prêtres passent au rite byzantin slave, qui l’autorise. Beaucoup ont refusé et ont dû renoncer à exercer leur ministère. Ce roman a été publié dans l’urgence, l’auteur – décédé depuis – étant atteint d’une maladie grave. Cela se ressent dans l’écriture. Un travail de contextualisation historique aurait aussi été le bienvenu. Mais cette histoire révèle que, dans une situation où l’Église est menacée, Rome a fait le choix d’ordonner des prêtres mariés. Jacques Duplessy Noël Choux, Jusqu’à la tendresse – En mission derrière le rideau de fer, Enteleki, 288 p., 15 €
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Conte obscur
« Il était une fois un conte né des profondeurs caverneuses de l’humanité. » D’emblée, le ton est donné. Et la dramaturgie annoncée, tant ce « Il était une fois » semble s’inscrire dans de lointaines paroles revenues d’entre les ombres, pour offrir une relecture de notre époque à l’aune de nos préoccupations intimes, voire collectives. Car, en choisissant de relater le destin d’Eugénie, fille du Roi Cruel, séquestrée pour une œillade jetée à un page et promise « au premier homme dont la fortune dépassera de trois fois la valeur de [sa] dot », l’auteure, Lucie Baratte, donne un nouveau souffle à ce genre littéraire… Quand Eugénie épouse le prétendant choisi par son père et le suit jusqu’en son royaume, son voyage vers le pays du Roi Barbiche va l’entraîner dans une spirale de noirceur… Noir ténébreux des contrées traversées, noir de la barbe du roi, de ses vêtements et d’un énorme serpent de nuit tatoué sur son cou, noir de la tache de naissance qu’ellemême arbore sur la joue et, surtout, noir de Chasseur, le chien qu’elle recueille dans la forêt et qui l’accompagnera dorénavant partout. Et le Roi Barbiche n’est certes pas le prince charmant. Violent, secret, intrusif, il est à l’image de son château, une tache noire sous un soleil sombre. Quasiment recluse, régulièrement « possédée » par son seigneur et maître, abandonnée sans autre compagnie que
celle d’un majordome, Eugénie est trimballée de torpeurs terrifiées en appréhensions brutales, et quand, profitant de l’absence de son époux, elle se risque à entrer dans la pièce interdite, elle y découvre sa future destinée…
et peut-être la façon d’y échapper ; assumer pleinement son étrangeté personnelle et passer, enfin, de l’état d’objet à celui de sujet. Relecture hardie et émancipatrice de Barbe bleue, de La Belle et la Bête et des contes gothiques, Le Chien noir est clairement une réponse féministe à l’ordre établi par les voracités des prédateurs. Arnaud de Montjoye Lucie Baratte, Le Chien noir, Les Éditions du Typhon, 188 p., 17 €
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Sur la terre
La terre est notre seule demeure, qu’il faut savoir protéger, et habiter. Mais, autant qu’un lieu, davantage peut-être, nous habitons le langage, qui est « la maison de l’être », comme le suggère Martin Heidegger, l’une des pré-
sences tutélaires de ce beau livre de Thierry Paquot (auteur TC, voir p. XI). Car « comment habiter un monde dont les contours nous échappent, dont on ne peut nommer les éléments constitutifs, sur lequel nous n’avons guère de prise, et face auquel nous nous retrouvons irrémédiablement seuls ? » Demeure terrestre est un ouvrage très personnel, où le philosophe de l’urbain, dans tous les sens de ce mot qui renvoie à l’organisation de la
cité aussi bien qu’à l’art du vivre- ensemble, s’inscrit dans le sillage des maîtres qui l’accompagnent depuis toujours : Martin Heideg ger, le penseur qui interroge inlassablement le sens de notre présence au monde, nonobstant ses tropismes politiques douteux, que Paquot rappelle aussi, avec justesse et mesure ; et aussi Gaston Bachelard, le philosophe poète physicien des éléments, sa pensée lumineuse sur la maison idéale, qui doit comprendre, comme l’âme humaine, une cave et un grenier… et Le Corbusier, assez sombre personnage sur
lequel on lit d’utiles révélations. Après une introduction en forme de confession et un détour par l’Inde, afin de mieux penser les différences et spécificités irréductibles des cultures particulières dans un monde qui se globalise, Thierry Paquot compose un essai tournoyant, érudit, chaleureux, où il rend hommage à ces maîtres-penseurs de l’habiter et de l’être-au-monde, tout en évoquant des manières d’être et de vivre qui rendraient cette planète un peu plus fréquentable : un détour, en compagnie du poète américain Henry David Thoreau, par la cabane, ce lieu magique de notre enfance, beaucoup moins régressif qu’on pourrait le penser ; des incursions critiques dans les errements de l’urbanisme contemporain, dominé par une technique mal pensée et souvent mortifère, où triomphent l’aberration topographique et les gaspillages. Un livre profondément nécessaire pour ce « monde d’après » dont il faut redessiner les contours. Si monde d’après il y a… Bernard Fauconnier Thierry Paquot, Demeure terrestre, Éditions Terre Urbaine, 272 p., 19 €
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Tu seras une fille, ma fille
Lorsque la fille paraît, le cercle de famille n’applaudit pas toujours à grands cris. Il lui arrive même de siffler. Surtout quand on est la deuxième, dans ces années 1960 où le mâle héritier
est encore une valeur sûre et qu’à la question « Avez-vous des enfants ? » le père répond « Non,
j’ai deux filles. » Dès lors, l’enfance et l’adolescence de Laurence Barraqué ne seront qu’une série de confrontations à son genre, aux mots qui le désigne – pourquoi « garce », féminin de « garçon », a-t-il une connotation si négative ? Et sur quoi se baser quand, de fille, on devient mère et, qui plus est, d’une fille ? Que lui transmettre quand on a été entourée de barrières, d’interdits, d’impossibles ? Camille Laurens dissèque avec une érudition réjouissante toutes les facettes du mot « fille » et de son imaginaire social. Des années 1960 à aujourd’hui, l’auteure traverse les révolutions féministes, se heurte à la domination masculine, et invente un autre destin à sa fille. L’écriture est ciselée, sèche, précise, et, de fait, lumineuse. Un pur bonheur. Sophie Bajos de Hérédia Camille Laurens, Fille, Gallimard, 240 p., 19,50 €
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LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020 - 127
CULTURE // LES LIVRES DE L’ÉTÉ
Mettre au monde…
La carte postale est parfaite : Noël, des cadeaux, des enfants qui trépignent de joie, des parents qui s’impatientent de les voir trépigner. Mais les convives prennent sur eux pour paraître joyeux… Chris, écrivaine, et son gendre, Guillaume, sauvent en réalité les apparences pour masquer l’effondrement familial : Louise, sa fille disparue sans explications depuis quelque temps, ne leur a pas donné signe de vie, malgré la symbolique de Noël. Guillaume décide de partir à la recherche de sa femme, laissant ses enfants à leur grand-mère. Le lendemain, une vieille dame, Ludmila, frappe à la porte de cette dernière et s’installe à sa table pour lui raconter sa vie et, plus précisément, l’année de ses 14 ans, durant la Seconde Guerre mondiale, là où tout a basculé. Sa mère, d’origine polonaise, participe à la Résistance. Un jour, la Gestapo arrive dans leur foyer et l’arrête. La dernière image que Ludmila garde de sa mère est le pacte qu’elle lui demande de sceller un doigt sur la bouche : son silence. Chris, dont l’instinct de romancière 128 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2020
est plus fort, pense-t-elle alors, que l’instinct maternel, décide d’enquêter sur cette histoire. La concomitance du récit de Ludmila avec la disparition inexpliquée de sa fille est un révélateur. À travers la souffrance de la vieille dame, abandonnée en quelque sorte par sa mère pour servir la Résistance, elle mesure celle qu’elle a infligée à Louise en faisant passer l’écriture avant tout. Marion Muller-Colard signe ici un roman d’une extrême sensibilité qui est à la fois une enquête policière et une autre enquête, plus introspective et presque confessionnelle, sur les mystères et les difficultés des rapports mère/fille. Elle s’interroge : doit-on nécessairement choisir d’être mère, ou peut-on s’autoriser à s’épanouir dans une autre voie, au risque de sacrifier les siens ? Nul jugement, ni leçon de morale de la part de cette femme pasteure qui aurait pourtant pu s’en donner à cœur joie : elle dessine son histoire, sans fioritures. À chacun ensuite de fouiller aux tréfonds de son âme, là où souvent cela fait mal, pour trouver ses propres réponses… Gaëlle Dupré Marion Muller-Colard, Wanted Louise, Gallimard, 224 p., 18 €
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Libre !
Un soir d’été. Un inconnu sur un parking. Un cutter, des coups, des menaces. Le viol était presque parfait. Mais le violeur, lui, l’est tout à fait. Blanc, marié, père
de famille, propre sur lui, il nie. Et la victime l’est un peu moins : au procès, elle est calme, précise, fait preuve de sang-froid et refuse de pleurer. Après le viol, entourée, aimée, crue, elle s’est peu à peu reconstruite, comptant sur la justice pour finaliser son retour à la vie. Mais l’homme sera acquitté. Pas de preuves. Parole contre parole. Giulia Foïs a 23 ans et le verdict est une déflagration, « une gifle monumentale ». Mais, une fois encore, elle va se relever. Et grâce à des femmes, Clémentine Autain et Virginie Despentes, qui ont su mettre sur le papier
leur viol, leur histoire, leur combat, leur rage, et leur farouche volonté de cesser de subir. Et se sont extirpées de leur statut de victime pour devenir des « ex- victimes », « libres, fortes et fières ». Nul doute que Giulia Foïs aura le même effet sur ses lectrices, tant la force de ses mots, la puissance de son écriture, l’humour dont elle ne se dépare jamais sont une leçon de liberté. Sophie Bajos de Hérédia Giulia Foïs, Je suis une sur deux, Flammarion, 192 p., 16 €
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Fondé en 1941 dans la clandestinité par Pierre Chaillet (s.j.), Témoignage chrétien est édité par Les Cahiers du Témoignage chrétien, 5, rue de la Harpe – 75005 Paris. Tél. 01 77 32 72 78. redac@temoignagechretien.fr Courriels : initialeduprénom.nom@temoignagechretien.fr Directrice de la publication et de la rédaction : Christine Pedotti Rédactrice en chef adjointe : Sophie Bajos de Hérédia Secrétariat de rédaction et réalisation graphique : Pascal Tilche Direction artistique : Fred Demarquette, avec Émilie Nasse pour le cahier central – La Vie du Rail Direction technique : Robin Loison – La Vie du Rail
Ont collaboré à ce numéro : Jean-François Bouthors, David Brouzet, Séverine Charon, Sandrine Chesnel, Philippe Clanché, Denis Clerc, Jacques Duplessy, Gaëlle Dupré, Bernard Fauconnier, Boris Grebille, Marjolaine Koch, Henri Lastenouse, Thomas Legrand, Arnaud de Montjoye, Guillaume de Morant, Christophe Mory, Thierry Paquot, Morgane Pellennec, Sébastien Poupon, Marion Rousset, Bernadette Sauvaget, Anne Soupa, Stefan Seidendorf, Laurence Soustras.
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Les défis de la fraternité
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CAHIER D’AUTOMNE LE 8 OCTOBRE 2020
FORCE FEMMES Quand les femmes se mêlent du chômage des femmes, ça marche ! OUGANDA La difficile introduction des soins palliatifs dans un pays qui peine à soigner les siens GRAND ENTRETIEN Alain Corbin, de l’importance de prendre en compte l’ignorance covid-19 le regard de Roselyne bachelot EXPOSITION IMAGINAIRE Quand les peintres du XVIIe nous racontent notre histoire d’aujourd’hui et aussi : Les soignants, en première ligne depuis l’aube de l’humanité, le sauvetage de Notre-Dame, les villes vides, le journal d’un directeur d’école au temps du corona, un trimestre européen Notre dossier : LA crise POLITIQUE interview d’Yves Sintomer sur l’impact politique de la pandémie ÉGLISE A-t-elle été à la hauteur ? CONFIANCE Pourquoi les Français ne croient plus en personne MÉDIAS Comment l’information devient un spectacle ? L’analyse de Thomas Legrand ÉCONOMIE Denis Clerc mesure les risques et suscite des espoirs SOCIAL L’effet loupe de la crise sur les inégalités GÉOPOLITIQUE Bernard Guetta redessine les grands équilibres politiques du monde
Les Cahiers du Témoignage chrétien – Été 2020 – Supplément au no 3878 – 11,90 € – ISBN 978-2-490646-04-3