Témoignage
chrétien L I B R E S ,
E N G A G É S
D E P U I S
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un monde sans
vérité ? Les Cahiers du
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Automne 2020
Bla
« L’erreur ne devient pas vérité parce qu’elle se propage et se multiplie ; la vérité ne devient pas erreur parce que nul ne la voit. » Mahatma Gandhi (1869-1948)
Le monde qui ne vient pas…
L
a lutte contre la contagion du nouveau coronavirus a brutalement stoppé l’activité commerciale, culturelle, relationnelle du monde entier, touchant de la même façon les grands échanges internationaux et la sphère de nos relations familiales et amicales. Ce fut un choc immense, face auquel la première réaction a été de se projeter dans un « monde d’après » que beaucoup voulaient et espéraient meilleur que celui que nous quittions si soudainement et dont nous connaissions tous les défauts, toutes les impasses. Nous savions depuis des années déjà que « ça ne pouvait pas durer » et voilà que la fin de ce monde pressé et avide survenait en quelques semaines. Ce fut pendant la rude période du confinement un motif, sinon de réjouissance, du moins de consolation. Il y avait bien sûr quelques prophètes qui, pour être de tristes augures, n’en étaient pas moins réalistes et prédisaient que le « monde d’après » risquait fort d’être pire que celui d’avant, en particulier pour les plus pauvres et les plus fragiles, sous nos latitudes et a fortiori dans les pays du « Sud ». Nous voici maintenant six mois plus tard, et nous faisons le constat que, si le monde d’avant est bien derrière nous, celui d’après ne s’annonce pas. Nous sommes coincés dans le monde de « pendant », réduits à un présent mal défini, privés de capacité de projection dans l’avenir. Qu’en sera-t-il à Noël ? Et à Pâques, et l’été prochain… Nul ne se risque jusque-là et la position raisonnable est de dire qu’« à chaque jour suffit sa peine » et que « demain se préoccupera de lui-même », vieille sagesse évangélique. Vivre aujourd’hui, au présent en en faisant le meilleur, sans savoir ce que l’avenir sera, lourde épreuve pour un monde qui n’aime rien tant que prévoir, prédire, projeter, maîtriser… En ces temps incertains, nous allons continuer à marcher ensemble, pas à pas. Témoignage chrétien n’est né ni par temps calme, ni par temps de certitudes, le christianisme non plus, et l’appel du pape François à la fraternité à travers l’encyclique Fratelli tutti ne pouvait pas mieux tomber.
Christine Pedotti
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 3
somm Édito Maintenant Aujourd’hui p. 6 Un trimestre européen p. 8 Un monde sans vérité ?
p. 48 L’universalisme, une notion toujours utile Entretien avec Thomas Branthôme
– La post-vérité – Les fake news, l’autre virus mortel – Ô image, image ! – Socrate, l’antique combat pour la vérité – Un défi pour la démocratie p. II Les bouffons – Russia Today p. X Lesbos, voyage – Trump Fake Tower au bout de l’enfer – Science sans confiance… p. xVii La profondeur du doute, – Le chemin, la vérité et la vie
VOIR
un samedi en galeries à Paris p. xxIv Vies noires
4 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
aire
automne 2020
Saisons p. 104 Dissidences p. 107 Journal d’un directeur d’école
p. 1 12 Le feuilleton de Notre-Dame
Regards
p. 1 18 La femme est l’avenir
p. 83 L’aide sociale, une industrie pour les mormons
p. 90 Essonne MobilitéS :
de l’Église
p. 1 2 1 La croix et le marteau p. 124 Livres
En routes !
p. 96 Fraternités
Grand entretien p. 98 Emmanuel Demarcy-Mota Vers un humanisme du xxie siècle
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 5
REGARDS AUJOURD’HUI
Un trimestre européen
L’Europe avance, la plupart du temps avec l’inertie d’un paquebot, parfois plus vite, sous l’effet d’événements imprévus ou d’une v olonté politique affirmée. Florilège.
Ode à la joie… « Freude, schöner Götterfunken » (« Joie, belle étincelle divine »)…Voilà qu’enfin, au terme du Conseil européen du 21 juillet dernier, s’alignent en cohérence marché unique européen, monnaie unique européenne et budget de solidarité entre Européens. Le moment n’est pas sans émotion qui voit enfin l’Europe assumer sa triple finalité de prospérité, de solidarité et donc de « Pax democratica ». Pour Angela Merkel, cela augure d’une place de choix au panthéon européen et d’une
réconciliation au-delà du temps avec son mentor Helmut Kohl. Pour Emmanuel Macron, c’est sans doute une hypothèque majeure pesant sur sa réélection en 2022 qui vient d’être levée… Au-delà des personnes, l’Allemagne acte ce que sa prospérité industrielle doit fondamentalement au marché unique européen, alors que la France d’Emmanuel Macron aura démontré son ambition de dépasser les seuls délices rentiers de la monnaie unique… Henri Lastenouse, Sauvons l’Europe
… mais dissonance des « petits » L’élection du patron de l’Eurogroupe – réunion mensuelle des ministres des Finances de la zone euro –, aura été le « scalp » remporté par les États membres dit « frugaux ». La ministre des Finances espagnole, Nadia Calviño, socialiste, semblait pourtant la grandissime favorite, ayant obtenu l’appui de l’Allemagne puis celui de la France, ce qui suffit généralement… Mais un vent de fronde soufflait contre le couple franco-allemand et les « grandes nations ». Pour la première fois, les conservateurs européens du PPE ont clairement mené campagne contre la socialiste, en faveur de leur candidat, le ministre des Finances irlandais Paschal Donohoe. Ce dernier l’a emporté « au finish » par dix voix contre neuf. Leader des « frugaux », le Premier ministre néerlandais, Mark Rutte, était à la manœuvre, ravi de défier le tandem franco-allemand et les États favorables à une solidarité budgétaire accrue au sein de l’Union européenne. Henri Lastenouse 6 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
Pologne : la messe est-elle dite ? L’élection présidentielle polonaise du 12 juillet dernier se présentait comme un vote fatidique. Le taux de participation de 68 % – + 13 % par rapport à 2015 – a été à la hauteur de cet enjeu. Andrzej Duda, le président sortant, représentant de la droite nationaliste du parti PiS, a obtenu 10,4 millions de voix (51,03 %). Mais sa victoire cache bien des fragilités. Trzaskowski est arrivé en tête dans dix des seize régions
du pays, alors que l’opposition détient déjà les clés des douze plus grandes villes, ainsi que celles du Sénat polonais. Par ailleurs, maire de Varsovie, il a lancé une coordination avec les maires de Budapest, Prague et Bratislava, qui sont aussi dans « une constellation d’opposition » par rapport à leurs gouvernements centraux de type autoritaire. Sébastien Poupon, Sauvons l’Europe
Belliqueuse Turquie La Turquie est-elle devenue la principale menace géopolitique pour l’Union européenne ? Question paradoxale si l’on considère que ce pays est membre de l’Otan comme la majorité des membres de l’UE. Pourtant, depuis plusieurs mois, le président Erdoğan a fortement accéléré le rythme de ses provocations. Après les affrontements avec la France en Libye, le bombardement de nos alliés kurdes en Syrie ou encore la réislamisation de Sainte-Sophie, le régime d’Ankara s’en prend directement à deux pays européens en violant les eaux territoriales chypriotes et grecques. Rejetant toutes les mises en garde, la Turquie a mobilisé début août son navire de prospection pétrolière Oruç Reis – nom turc du corsaire Barberousse –, en l’encadrant d’une véritable armada. Athènes a bien tenté de lier les sanctions contre la Biélorussie à celles contre Ankara. Toutefois, pour Ursula von der Leyen, Turquie et Biélorussie constituent « deux situations distinctes »… Il est pourtant impératif que les pays de l’UE fassent preuve d’unité et d’intransigeance quant au respect de la souveraineté de ses membres. Sébastien Poupon
Pour l’automne, l’Europe investit contre la Covid La Commission européenne annonce avoir réservé au nom des vingt-sept États membres plusieurs centaines de millions de doses de vaccin contre la Covid-19, en préparation au sein de quatre laboratoires pharmaceutiques. « Bien que nous ne sachions pas aujourd’hui quel vaccin sera le plus efficace en fin de compte, l’Europe investit dans un portefeuille diversifié de vaccins prometteurs, basés sur différents types de technologie », a expliqué la prési-
dente Ursula von der Leyen. La formule envisagée permettrait à tous les membres de l’UE d’acheter le vaccin ou de faire des dons à des pays à revenu faible. En attendant, la Commission a également sécurisé un premier contrat d’approvisionnement leur garantissant l’accès au médicament remdésivir. Près de trente mille patients présentant des symptômes graves en bénéficient depuis début août. Henri Lastenouse LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 7
?
un monde sans VÉRITÉ L’usage du mensonge en politique n’est hélas pas une nouveauté, très loin de là. Mais on a pu penser qu’il était l’apanage des tyrans, des potes et autres dictateurs alors que la vérité était le propre de la démo cratie. Non que la pratique de la vérité y soit toujours assurée, mais du moins p ouvait-on croire qu’elle produisait de façon quasi « naturelle » les moyens de contrecarrer les mensonges. Certains rappelaient cepen dant que l’expérience originelle et antique d’Athènes supposait la chasse aux rhéteurs et aux sophistes, manipulateurs de mots et fabricants de constructions logiques douteuses. Or, la puissance des réseaux sociaux pro duit une sorte de bruit de fond incessant, où se mêlent la sottise sincère et l’art consommé du mensonge pratiqué par des officines intéressées. Le résultat, nous l’avons sous les yeux : un monde empli d’opinions diverses, où la puissance du nombre et l’excès du propos écrasent la nuance, la com plexité et l’exercice âpre, fatigant et parfois fastidieux de la raison, où les polémiques remplacent les débats et où l’art du dialogue et de la conversa tion est renvoyé au cercle moqué des intellectuels preneurs de tête. Donald Trump, clown vulgaire, empereur du mensonge et de la « fake news » n’est hélas pas une exception. La vérité nous rend libres, capables de discerner et de décider, le mensonge nous lie, nous enferme et nous livre à toutes les manipulations. Comment instaurer et faire respecter des règles dans un monde où toutes les études montrent que la fausse nouvelle chasse la vraie ? Il y a là l’un des enjeux démocratiques les plus délicats de notre temps. Les solutions seront com plexes à imaginer et à mettre en œuvre, et la première chose est de prendre conscience de notre fragilité.
Christine Pedotti LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 9
AUJOURD’HUI // UN MONDE SANS VÉRITÉ ?
postvérité La
Quand l’essentiel ne réside plus dans la différence entre le vrai et le faux, mais dans la « crédibilité » de l’information diffusée, on entre dans une logique où l’émotion prime le fait. Cette vérité d’opinion qui s’oppose à la vérité de raison est un danger pour nos démocraties, comme nous l’explique la philosophe Myriam Revault d’Allonnes.
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La post-vérité est définie comme « ce qui se rapporte aux circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur le public que ceux qui font appel à l’émotion ou aux croyances personnelles ». Cela concerne-t-il tous les domaines de notre société ? En 2016, le dictionnaire d’Oxford a proclamé post-vérité « mot de l’année », tant le terme avait envahi la scène politique et médiatique mais aussi le langage courant. Selon sa définition, les faits objectifs proposés à la connaissance du public ont beaucoup moins d’importance que leur appré hension subjective : l’essentiel est l’impact du propos, la façon dont il rentre en phase avec les émotions, les sentiments, les croyances prééta blies des individus. Mais, à mon avis, ce n’est pas l’aspect le plus intéres sant ni le plus caractéristique de la post-vérité. L’essentiel réside dans le fait que la différence entre le vrai et le faux devient secondaire au regard de l’efficacité de ce que l’on parvient à faire croire. Le partage entre le vrai et le faux s’efface et l’idée même de vérité devient caduque, hors de pro pos, voire dénuée de pertinence. En ce sens, la post-vérité installe une sorte de régime d’indifférence à la vérité. Et on constate que cette indifférence, qui a d’abord concerné les vérités de fait, c’est-à-dire les événements, s’est aujourd’hui étendue au domaine des vérités rationnelles et scientifiques, comme le montrent par exemple le refus des vaccinations, les positions climatosceptiques ou encore les théories créationnistes, qui récusent les découvertes scientifiques au nom du primat des vérités révélées. Où se situe la rupture avec le mensonge ? Précisément, la post-vérité n’est pas le mensonge. Nous considérons sou vent – à tort ou à raison – qu’en matière de politique le mensonge et la manipulation l’emportent sur la recherche du vrai. Les mensonges seraient les instruments habituels des politiciens et la vérité est souvent réputée impuissante au regard des contraintes de l’action. Or, la post-vérité n’est pas la généralisation ou l’accentuation du mensonge lié à l’exercice du pou voir. Le fait que le terme soit massivement apparu après la campagne du Brexit et l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis a pu le faire penser. Mais il y a une différence essentielle : le mensonge, qu’il soit politique ou non, ne fait pas disparaître la vérité en tant que telle. Il la nie, la dissimule, la tronque, mais il ne l’abolit pas. Et la vérité des faits peut toujours être rétablie par la suite. La nouveauté du phénomène de la post-vérité ne réside pas davantage dans l’avènement d’une ère de men songe généralisé qui aurait succédé à une époque où aurait triomphé la vérité. Le processus est plus insidieux et plus subtil à la fois : il réside dans le brouillage des frontières entre le vrai et le faux, dans l’indifférence à la vérité factuelle. C’est ainsi que Kellyanne Conway, conseillère de Donald Trump, a pu parler de « faits alternatifs » (alternative facts) lorsqu’il s’est LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 11
AUJOURD’HUI // UN MONDE SANS VÉRITÉ ?
agi de nier, contre la réalité factuelle, le fait que la pluie n’avait cessé de tomber durant tout le discours d’investiture du nouveau président ou que la foule rassemblée à cette occasion était moins importante qu’au moment de la cérémonie d’investiture de Barack Obama. Paradoxalement, le succès du fact checking n’est-il pas la preuve que la vérité nous importe toujours ? Certes, les journalistes s’attachent inlassablement à faire du fact-checking et c’est essentiel. Car il est nécessaire que l’information sur les faits soit garantie. Mais on peut douter de l’efficacité réelle de ce fact-checking quand on constate que le marché actuel de l’information – notamment la com munication par Internet et les réseaux sociaux, sur lesquels s’informent la grande majorité des 18-25 ans – propose aux individus une énorme masse d’informations non structurées, facilitant ainsi leur enfermement dans leurs convictions préétablies. L’usage des algorithmes a pour effet que, loin de pouvoir infirmer ou rectifier les croyances spontanées des individus, les informations qu’ils rencontrent renforcent le plus souvent leurs hypo thèses ou leurs préférences – pas seulement politiques – de départ. Face au fact-checking, la profusion de l’offre sur le « marché cognitif » ne favorise pas l’esprit critique, il intensifie les préjugés. Une loi contre la manipulation de l’information (« loi fake news »), qui vise à mieux protéger la démocratie contre les diverses formes de diffusion intentionnelle de fausses nouvelles, a été promulguée le 22 décembre 2018. Faut-il vraiment légiférer ? Cette loi, même animée des meilleures intentions, pose plusieurs pro blèmes. On peut d’abord remarquer que la diffusion de fausses informa tions est déjà sanctionnée par la loi de 1881 sur la presse et que la défi nition donnée sur la nature d’une « information fausse » pèche par son vague excessif et son caractère un tant soit peu inabouti. Le terme fake news est difficile à traduire en français – la récente traduction par « infox » n’est pas mauvaise – car il ne s’agit pas seulement d’informations erro nées, transmises par erreur et non vérifiées – dans ce cas, l’anglais dit plutôt wrong news. Fake news implique une tromperie déli bérée, mais cette dernière idée renvoie plutôt au contexte général dans lequel elles s’inscrivent, comme les propos de la conseillère de Donald Trump. On ne peut pas, selon moi, circonscrire l’analyse à l’univers des médias : c’est ne considérer que l’effet de surface du phénomène. Il faut s’interroger sur ce qui rend possible cet effacement, voire cette disparition du partage entre vrai et faux, et sur ses conséquences. Enfin, s’il s’agit, avec cette loi,
de lutter essentiellement contre les fausses nouvelles en « période élec torale », sa portée s’en trouve minimisée et cela laisse à penser qu’il s’agit plutôt d’un effet d’annonce ou d’un épiphénomène eu égard aux véritables enjeux de la post-vérité. Quels sont ces enjeux ? Quelles conséquences l’indifférence à la distinction entre mensonge et vérité peut avoir pour notre société ? C’est un danger très grave car non seulement cette indifférence porte atteinte à la réalité des faits, mais elle fait disparaître la pluralité des pers pectives et des points de vue à partir desquels les hommes peuvent débattre et échanger. Dans une démocratie digne de ce nom, ce sont les faits qui informent les opinions : celles-ci ne sont légitimes que si elles s’appuient sur des vérités factuelles. Ce sont les faits eux-mêmes, ainsi que leur inter prétation qui font l’objet du débat. C’est la condition pour que s’exercent et soient nourris les débats d’idées. C’est à ce préalable essentiel que porte atteinte la post-vérité en rendant impossibles la discussion et la confron tation de positions contradictoires. Et ce n’est pas seulement le fonction nement du débat démocratique qui se trouve profondément ébranlé, c’est la possibilité même d’échanger avec les autres dans un monde commun. Le monde des relations entre les hommes devient littéralement inhabitable dès lors que nous ne pouvons plus partager avec les autres nos expériences intellectuelles mais aussi sensibles. Qu’en est-il de la possibilité d’un monde partagé à partir du moment où nous présupposons que n’importe quel dis cours, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, ne peut qu’être suspecté a priori ? Comment vivre au sein de cette diversité indifférenciée où l’énoncé des opinions n’a plus besoin d’être étayé ni légitimé par les faits ? N’est-ce pas l’esprit même de la démocratie que chacun puisse exprimer son opinion et proposer sa vérité ? Que chacun puisse exprimer son opinion, ça n’est pas la même chose que de proposer arbitrairement « sa » vérité. Le problème, c’est précisément la dérive qui fait passer la libre expression d’opinions ancrées sur des vérités de fait à un relativisme généralisé où tout se vaut. « À chacun sa vérité » est une proposition intenable parce qu’elle conduit à soutenir n’importe quelle « opinion » sans se soucier de la réalité factuelle qui la sous-tend. Mais il est vrai que la société démocratique, dans la mesure où elle est le lieu d’une confrontation permanente de points de vue multiples, discordants, conflic tuels, est constamment exposée au risque d’un relativisme des opinions qui viendrait en lieu et place d’un véritable débat public. La capacité de juger des citoyens, qui, encore une fois, ne peut être fondée que si elle s’exerce sur des vérités de fait, se trouve alors profondément entamée. Peut-on encore parler dans ces conditions d’un espace public démocratique ? LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 13
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Que se passe-t-il si l’on perd la possibilité de faire émerger du consensus ? Tout dépend de ce qu’on appelle consensus. Je pense que la pluralité des points de vue, des perspectives qui nous font partager le monde commun donne lieu à un consensus qu’on pourrait appeler « conflictuel ». C’est une bonne chose et c’est même la condition pour que ce monde soit habitable et qu’il ne soit pas peuplé par une infinité d’individus atomisés qui seraient comme des échantillons interchangeables. La question du consensus ainsi entendu déborde le domaine strictement politique. Comme je l’ai dit, elle a trait au partage du monde commun. La post-vérité marque-t-elle plus généralement une crise de la confiance ? Dans les institutions, la politique, ses concitoyens ? Et comment la rétablir ? C’est une question qui déborde effectivement l’émergence de la post-vérité. Mais il est vrai que son apparition est inséparable de la crise contempo raine des institutions et de la représentation, de l’exercice de la citoyen neté et même de la confiance dans la capacité des sociétés démocratiques d’aujourd’hui à résoudre un certain nombre de problèmes fondamentaux. En ce sens, le phénomène de la post-vérité, même s’il ne s’y réduit pas, est lié à la montée des populismes et à la défiance généralisée à l’égard des « élites », de ceux qui sont supposés « savoir ». La crédulité et l’affaiblisse ment de la référence au vrai ont quelque chose à voir avec la crise généra lisée qui touche aujourd’hui la politique. Avons-nous besoin d’un nouveau récit commun ? L’imagination peut-elle nous permettre de lutter contre la post-vérité ? Il faudrait revenir sur la façon dont la post-vérité fabrique des « réalités alternatives », qui sont des substituts ou des fuites hors de la réalité. À ce titre, la post-vérité ne témoigne pas de la puissance de l’imagination : elle recouvre le monde d’une sorte de nuit indifférenciée où, pour reprendre le mot de Hegel, « toutes les vaches sont grises ». À l’inverse, la capacité d’imaginer n’est pas un substitut mais un pouvoir et, lorsqu’elle déborde le réel, elle permet d’y revenir en le requalifiant, autrement dit en l’enri chissant. C’est en explorant les possibles, en allant au-delà de l’évidence du monde qui nous est donné, en imaginant d’autres manières de l’habiter, d’autres récits, que nous pouvons lutter contre la post-vérité. Car, malheu reusement, elle s’est déployée dans un type de société où beaucoup de gens se sont résignés à l’idée qu’il n’y avait pas d’alternative et qu’ils étaient condamnés à s’adapter au monde tel qu’il est… Propos recueillis par Morgane Pellennec.
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f Les
ake news
l’autre virus mortel
Les fake news envahissent la toile et minent la confiance. Difficile de lutter contre ces mensonges assénés publiquement. D’autant que, désormais, avec les deep fake, l’art de la falsification est à portée de clic pour tous. Par Lionel Lévy
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AUJOURD’HUI // UN MONDE SANS VÉRITÉ ?
A
ttentat Notre-Dame : première preuve du bobard officiel ». C’était, il y a quelques semaines encore, la première occurrence (1,6 mil lion de vues) qui apparaissait sur YouTube quand on recherchait des vidéos sur l’incendie de la cathédrale – le réseau social a depuis enfoui la vidéo dans ses limbes. Bienvenue dans l’ère des fake news : un monde où le récit l’emporte sur le réel, où chaque événement peut nour rir la rumeur. L’incendie de Notre-Dame n’a pas échappé à la règle. En ce 15 avril 2019, la flèche de la cathédrale n’a pas fini de brûler que les fausses informations et théories du complot embrasent déjà la toile. Mieux qu’une traînée de poudre : là, des identitaires évoquent un attentat, ici, des illumi nés perçoivent dans les flammes la manifestation de la colère de Dieu, des gilets jaunes y voient même une « grossière diversion » de l’État. Sapristi ! On nous cache tout, on nous dit rien ! En quelques heures, des photos et vidéos qui tentent d’accréditer la piste criminelle, sinon terroriste, sont partagées des centaines de milliers de fois. Sur l’une d’elles, une silhouette perchée sur les hauteurs de la cathédrale semble regarder le feu se pro pager. « Que fait cette personne là-haut ? » est-il écrit sous le cliché. L’AFP répond après fact-checking que ce pyromane supposé est… une statue. Sur une autre vidéo, largement partagée également, un nouvel intrus est repéré sur le toit au moment de l’incendie. Cette fois, il bouge et court à toutes jambes. Certains y voient un islamiste, d’autres un policier. Démas qué, le malotru n’est en réalité qu’un pompier courant éteindre le feu…
Des politiques « autorisés » Aussi sottes soient-elles, ces fake news en forme de théories du com plot créent selon Gérald Bronner, professeur de sociologie à l’université Paris-Diderot, « une illusion de profondeur explicative » qui donne tou jours un sens à l’événement et ainsi l’impression de mieux le comprendre. « Dans ces millefeuilles argumentatifs, certains, pour conforter leur opinion, vont souvent chercher des signes : des coïncidences exagérées, des manifestations de la volonté divine – interprétation de type théophanique –, ou encore des formes dans l’informe – la paréidolie – comme des visages dans des objets… », explique le sociologue, auteur de Déchéance de rationalité (Grasset). Et la mayonnaise prend mieux encore quand les politiques s’en mêlent. Dans l’incendie de Notre-Dame, qu’importe par exemple que le procureur de la République indique que rien ne va dans le sens d’un acte volon taire et que la section antiterroriste du parquet de Paris ne soit pas saisie, Nicolas Dupont-Aignan ou encore Jean-Marie Le Pen se hâtent de répandre leurs précieuses connaissances sur le dossier. L’ancien chef du FN assu rant notamment que l’incendie est « d’origine criminelle », « probablement l’œuvre d’un service étranger »… 16 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
Les populistes de tous poils font leur miel de ces fake news. Jusqu’à cer tains chefs d’État qui n’hésitent plus à en créer pour les partager allègre ment. Donald Trump en tête, qui a fait de la fake news l’une de ses armes favorites de communication politique. Cela a visiblement inspiré d’autres dirigeants qui, durant la crise de la Covid, s’en sont donné à cœur joie, tels Jair Bolsonaro au Brésil ou encore le président de Madagascar, Andry Rajoelina – qui a vanté les mérites de plantes médicinales locales pour lut ter contre l’épidémie. Une crise sanitaire où chacun y est allé de son ana lyse sur les réseaux et en dehors et où quelques scientifiques et médecins, colportant rumeurs sur bobards, ont, eux aussi, perdu la tête. « Les fausses informations et mensonges partagés sur le Web n’ont jamais été aussi nombreux, pointe David Lacombled, président du think tank La villa numeris, auteur de S’informer demain : lutter contre le virus des fake news (Éditions de l’Observatoire). C’est un raz de marée. Et cela s’est encore aggravé pendant la crise du coronavirus. S’informer est dorénavant très complexe. »
Désinformez, il en restera toujours quelque chose Ainsi, Storyzy, une plateforme de détection des informations erronées, estime qu’aujourd’hui un article sur dix publié en ligne l’est sur un site de désinformation. Notamment sur des comptes et sites de propagande étran gers, principalement russes, chinois et turcs, qui en profitent pour mettre en avant leurs modèles autoritaires. C’est encore pire sur les réseaux sociaux, où, selon l’institut Statista, 24 % des infos partagées l’année der nière étaient des fake news. Et les diffuseurs de fausses nouvelles sont très bien organisés. Tout récemment, la société NewsGuard en a repéré des dizaines sur Twitter. Des comptes de « super-diffuseurs » regroupant plus de 20 000 abonnés, qui ont véhiculé des milliers d’informations trom peuses sur le virus en Europe à plus de 616 000 followers. Des fake news visiblement très appréciées et partagées. Selon des chercheurs du Massa chusetts Institute of Technology, une fausse information sur Twitter a, en moyenne, 70 % de chances supplémentaires d’être « retweetée » qu’une vraie. Parallèlement, un Français sur trois avoue partager des infor mations sans vérifier la source. Parce que c’est croustillant, parce que cela va amuser la galerie. Et aussi « parce que chacun au fond pense savoir distinguer le vrai du faux, et que son entourage saura également faire la part des choses », relève David Lacombled. Et ce raz de marée de désinformation fait de terribles dégâts. Combien de victimes durant la Covid à cause des arguments bidons des uns et des affabulations des autres ? Pour l’incendie de Notre-Dame, on sait :
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Les chasseurs de fake news Pour repérer les fake news, les enrayer et regagner la confiance de l’opinion publique, les médias traditionnels ont créé des services dédiés et transformé leur façon de travailler. Virus des fake news, « infodémie », festival de fausses informations… La chasse aux fake news s’intensifie depuis le début de la crise du coronavirus. En 2019, d’après le baromètre sur la confiance des Français dans les médias, 59 % ont été confrontés au moins une fois par mois à une fake news. Cette expression sans cesse utilisée ne signifie pourtant plus grand-chose. « Le terme de fake news regroupe aujourd’hui beaucoup de notions, explique Laurent Bigot, directeur de l’École publique de journalisme de Tours (EPJT), maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication et auteur du livre Factchecking vs fake news, vérifier pour mieux informer*. Une fausse information créée dans le but de tromper le public est effectivement une fake news. Mais, une information fausse parce qu’elle n’a pas été vérifiée ou parce qu’on s’est trompé n’en est pas une. » Diffuser de fausses informations pour manipuler l’opinion, la faire changer d’avis ou discréditer des opposants est une pratique vieille comme le monde. Mais, ces dernières années, ces fausses informations se sont propagées à grande vitesse par Internet et surtout sont utilisées par les responsables politiques eux-mêmes, pour se défendre et discréditer leurs adversaires et les médias. Donald Trump en a fait sa spécialité, mais la France n’est pas épargnée. « Dès les années 2000, aux États-Unis, des acteurs du Web se sont mis à traquer les fake news dans les discours en politique, avec PolitiFact, ou Fact Checker du Washington Post, retrace Laurent Bigot. Ce modèle se développe également en France, avec Les Décodeurs du Monde ou Désintox de Libération. Jusqu’en 2016, ces médias se concentraient sur la vérification d’informations dans les discours politiques. Mais, cette année-là, le Brexit et l’élection de Donald Trump marquent un tournant. Les médias se remettent un peu en cause car ils n’ont pas réussi à contrer les fausses informations politiques. Tout le monde s’interroge sur les raisons d’une telle prolifération, regarde du côté des réseaux sociaux et pointe du doigt Google et Facebook. On leur reproche leur absence de filtres et de régulation. On prête aux réseaux sociaux un pouvoir considérable. C’est là que le monde journalistique bascule de la vérification de propos politiques à celle de toute fausse information. » 18 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
Critiquées, ces plateformes s’emparent du sujet et décident d’aider les journalistes à se débarrasser des fake news. En réagissant ainsi, elles orientent le travail de toutes les rédactions. « Facebook les aiguille vers ce type de travail et, surtout, paie les rédactions pour le faire, jusqu’à 1 000 dollars par article », explique Laurent Bigot. Dès 2017, Libération abandonne Désintox pour créer CheckNews, qui traque toutes les fausses informations. Les plateformes s’offrent ainsi les services des journalistes pour faire le travail de vérification. En France, le projet CrossCheck se monte pour l’élection présidentielle de 2017. Il a réuni des rédactions de toute la France et de l’étranger pour traiter les fausses informations sur les élections. « Pour ce projet, le choix est fait de ne pas faire que de la politique », détaille Laurent Bigot. Au bout du compte, il y a peu de fact-checking politique et beaucoup de vérifications en tout genre. « Tout ça a finalement orienté les rédactions vers ce type de travail, poursuit-il. Mais s’attaquer à toutes les fausses informations revient à vider un océan de fake news avec une petite cuillère de fact-checking. Ces mêmes plateformes véhiculent des fausses informations, car tout le monde peut s’y exprimer. Et un certain nombre de médias sont rémunérés pour traquer ces fausses informations. » En France, cinq rédactions sont rémunérées par Facebook, celles de Libération pour CheckNews, du Monde pour Les Décodeurs, de France 24 pour Les Observateurs, de 20 Minutes pour Fake off, et de l’AFP pour AFP Factuel. Dans une interview aux Échos, en mai 2020, le patron de l’AFP, Fabrice Fries, déclarait que l’investigation numérique était le plus important relais de croissance de l’AFP. Cette chasse aux fausses informations serait-elle alors inutile ? Pour le savoir a été mis en place le projet de recherche VIJIE**, financé par l’Agence nationale de la recherche. « Le but de ce programme est de voir ce qui fonctionne ou pas dans le travail des fact-checkers, détaille le directeur de l’EPJT, qui participe au projet. On a beaucoup d’informations sur comment travaillent les journalistes dans ce domaine, mais on a très peu d’études pour savoir ce que le public réceptionne. » Il n’est absolument pas certain, en effet, que le travail de vérification et de décryptage de fausses informations ait un réel impact sur l’opinion publique et enraye leur diffusion. « La seule chose qui fonctionne réellement, c’est l’éducation aux médias et à l’information dès le plus jeune âge, insiste Laurent Bigot, et ce sont des dispositifs qu’il faut développer fortement. » Car l’objectif à atteindre est là : que chaque citoyen soit un chasseur de fake news et permette aux médias de se concentrer sur la production plutôt que sur la vérification des informations. Juliette Loiseau * INA, 2019. ** Vérification de l’information dans le journalisme, sur Internet et dans l’espace public. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 19
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les t héories fumeuses ont débouché sur une attaque bien réelle. Six mois après l’incendie, Claude Sinké, un octogénaire, ancien candidat frontiste, incendiait la mosquée de Bayonne et blessait grièvement dans sa fuite deux fidèles. « Pour venger Notre-Dame », dira-t-il aux enquêteurs. Navrant ! Ces fake news ne font pas que miner la confiance et vriller les neurones de quelques esprits fragiles, « elles polarisent les oppositions au sein des démocraties pour mieux les déstabiliser et les affaiblir, souligne David Lacombled. Comme lors du vote autour du Brexit ou des dernières élections présidentielles françaises et américaines, on peut s’attendre à l’avenir à de nouvelles campagnes toxiques venant troubler des élections majeures ». En attendant, les États tentent de riposter et de contenir la menace. Dans les organisations internationales, comme l’Onu et l’Union européenne, les plans anti-fake news se multiplient. Google, Facebook et Twitter doivent notamment fournir à l’Union européenne, qui pointe de plus en plus sou vent la Chine et la Russie dans les opérations de désinformation, un rap port mensuel sur leurs actions en matière de détection et suppression des fake news. Du côté des États, tous légifèrent – la France s’est par exemple dotée en 2019 d’une loi sur les manipulations en période électorale. Les moins démocratiques aussi d’ailleurs, mais pas pour la bonne cause : Amnesty International dénonce régulièrement les pratiques des États les plus autoritaires, qui profitent de ces législations anti-fake news pour bâil lonner, sinon emprisonner, leurs opposants.
Un filet encore trop lâche Les États-Unis comme l’Europe mettent la pression sur les géants du Web – car ce sont eux qui ont le plus souvent les clefs – pour qu’ils agissent. Twitter, par exemple, à la différence de Facebook, n’hésite plus à estam piller « fake news » les fausses déclarations des politiques. C’est ainsi que des tweets de Bolsonaro ou de Trump ont été épinglés. De son côté, Facebook se défend de rester inactif. Dernièrement, le réseau social, qui a étendu son programme de vérification des faits à dix pays en Afrique, vient de fermer des centaines de pages – suivies par plus de 4 millions d’internautes – visant à peser sur des élections sur ce continent. Malgré l’apparente bonne volonté des Facebook, YouTube, Twitter, Snapchat et consorts, il reste de gros trous dans la raquette. La politique volontariste de Twitter n’a pas empê ché, exemple parmi tant d’autres, le sénateur italien Elio Lannutti, du Mouvement 5 étoiles, de promouvoir sur ce réseau social les mérites de « la vitamine C en intra veineuse » pour lutter contre la Covid. Reste les actions de fact-checking de la société civile et des médias. Chaque grand média s’est doté d’une c ellule
spécialisée (voir encadré). De nombreux comptes sur Twitter, YouTube et autres tentent également de démasquer les impostures. Problème : beau coup finissent par renoncer devant le harcèlement dont ils sont l’objet sur les réseaux ou tout simplement devant l’ampleur de la tâche. C’est ce qu’ex pliquait déjà en 2015 Caitlin Dewey, journaliste du Washington Post, qui a abandonné sa rubrique What was fake on the Internet this week (Quoi de faux sur Internet cette semaine) en relevant dans son dernier texte que le déluge de sottises sur le Web était tel que toutes ses interventions lui paraissaient dérisoires. Même dépit dans nos contrées, où certains démys tificateurs, comme MedicusFR récemment, face à la pluie d’insultes et de menaces quotidiennes, préfèrent fermer leur compte. On les comprend. Ce n’est pourtant pas le moment de flancher. Car le « deep fake », ce dernier ava tar des fake news, fait craindre le pire.
Ne pas en croire ses yeux Le deep fake est un hypertrucage dopé à l’intelligence artificielle et au deep learning (apprentissage profond des machines) consistant à rempla cer le visage – voire les mouvements du corps – et la voix d’une personne. Résultat : des vidéos plus vraies que nature qui abuseraient saint Thomas. « Jusqu’à présent, on savait qu’il fallait se méfier de ce qu’on lisait, il faut maintenant apprendre aussi à se méfier de ce que l’on voit et de ce que l’on entend », résume Jean-Daniel Zucker, directeur de l’Unité de modélisa tion mathématique et informatique des systèmes complexes (Ummisco) de l’IRD/Sorbonne Université, spécialisée en intelligence artificielle et appren tissage artificiel (machine learning). « On peut reproduire les expressions faciales, les mouvements du corps, la tonalité des voix… Le deep fake, c’est une sorte de Photoshop puissance 1000 où l’œil humain – sinon l’oreille – ne peut plus aujourd’hui distinguer le vrai du faux. » Apparues fin 2017, ces vidéos modifiées grâce à de puissants algorithmes inquiètent. Si certaines sont utilisées à des fins récréatives – exemples très réussis avec les visages de Jack Nicholson dans Shining ou Robert De Niro dans Taxi Driver respectivement remplacés par ceux de Jim Carrey et Al Pacino –, la majorité sont pornographiques, utilisées pour nuire à la réputa tion de quelqu’un. Aux États-Unis, de Jessica Alba à Scarlett Johansson, une ribambelle de stars d’Hollywood en ont été les cibles, victimes, comme de nombreuses jeunes filles inconnues, d’internautes malveillants. En octobre 2019, l’entreprise néerlandaise Deeptrace, spécialisée dans les risques en ligne, comptabilisait 15 000 vidéos fake porn en circulation sur Internet. Car les technologies progressent à la vitesse grand V. Avec des applications gratuites telles FakeApp ou Zao, nul besoin d’être un brillant informati cien pour créer des faux. « Avec une simple photo de visage, n’importe qui peut aujourd’hui créer un deep fake de très bonne facture, relève David LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 21
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Lacombled. Autrement dit, le deep fake permet potentiellement à tous de nuire à chacun et de fabriquer toutes sortes de fausses informations. » Fini la réalité, place à de nouvelles vérités créées de toutes pièces. Un exemple ? En mai 2019, plusieurs vidéos truquées montraient Nancy Pelosi, la prési dente de la Chambre des représentants des États-Unis, en train de bafouil ler comme si elle était ivre au cours d’une allocation publique. Son oppo sant, Donald Trump, ne s’était d’ailleurs pas privé de la partager. « Avec les deep fake, on peut trafiquer le présent comme le passé et manipuler ainsi la mémoire en reconstruisant un récit historique », précise le cher cheur Jean-Daniel Zucker. Les deep fake peuvent être aussi utilisés autre ment que pour nuire, pour se mettre en valeur. Certains les utilisent déjà comme outil de communication. Ainsi, aux dernières élections législatives indiennes, un candidat a créé un deep fake sur l’une de ses allocutions pour donner l’impression qu’il s’exprimait naturellement en anglais alors qu’il ne le maîtrise nullement… Face aux deep fake, États et géants du Net – Google, Facebook, Twitter et Microsoft notamment – multiplient recherches et investissements pour améliorer les algorithmes de détection. Le sujet est également brûlant dans la communauté universitaire. Selon une récente étude de chercheurs de Berkeley sûr l’état de l’art en matière de création et de détection des deep fake, le nombre d’articles publiés sur le sujet est passé de trois en 2017 à plus de cent cinquante sur la période 2018-2019. « Le problème, c’est que ceux qui fabriquent les deep fake se perfectionnent aussi », pointe Jean-Daniel Zucker. Dans ce jeu du chat et de la souris, espérons que le matou triomphe.
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Ô
Image, image !
Dans l’écriture de son histoire, aucun régime n’a résisté à la tentation de prendre des libertés avec la vérité. Le processus de fabrication des images est complexe et elles n’ont pas toutes le même statut : par leur nature, les œuvres d’art n’ont pas pour fonction première de rendre compte de la réalité. D’autres sont en revanche soumises à cet impératif. Certains manquements en la matière ont conduit à douter de la véracité de beaucoup d’œuvres. Nous sommes entrés dans l’ère du soupçon. Par David Brouzet
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Ramsès II à la bataille de Qadesh, bas-relief du grand temple d’Abou Simbel.
La parfaite unité familiale et politique qui, sous le pinceau de David, semble régner lors du sacre de Napoléon à Notre-Dame de Paris le 2 décembre 1804, n’était qu’apparente : la mère de l’Empereur, Maria Letizia Ramolino, trônant dans la loge centrale, n’assista pas à la cérémonie pour protester contre la brouille de Napoléon avec son frère Lucien. L’ambassadeur ottoman Halet Efendi était absent lui aussi : il y est pourtant représenté sous les traits de son prédécesseur… Quant aux prêtres derrière l’autel, ils sont pure invention du peintre.
Jean-Auguste-Dominique Ingres, La Mort de Léonard de Vinci, 1818, Paris, musée du Petit Palais. 24 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
© Hervé Champollion / akg-images
La bataille de Qadesh, ville antique située dans le sud de l’actuelle Syrie, eut lieu aux environs de 1274 av. J.-C. C’est la première bataille documentée par des sources antiques susceptibles d’être confrontées aux représentations figurant l’événement. Elle opposa les deux plus grandes puissances du Moyen-Orient : l’empire hittite de Muwatalli et le Nouvel Empire égyptien de Ramsès II. Bien que son résultat semblât indécis et reste discuté aujourd’hui encore, Ramsès II trouva là le moyen d’affirmer sa toute-puissance : il fit exécuter de nombreux bas-reliefs accompagnés de commentaires retraçant son déroulement. Seul sur son char face à ses ennemis, le roi y est toujours sculpté plus grand que les autres personnages.
Jacques-Louis David, Le Sacre de Napoléon, 1805-1807, détail, Paris, musée du Louvre.
Le tableau fut peint sous la Restauration, alors que le régime cherchait à redorer le blason de la monarchie. Au moment de la mort de Léonard de Vinci au château du Cloux (actuel Clos-Lucé), le 2 mai 1519, François Ier était à Saint-Germain-en-Laye. La légende de sa présence auprès du génie agonisant vient d’une lecture erronée de l’épitaphe citée par Giorgio Vasari (1550) selon laquelle Léonard aurait expiré « in sinu regio », « sur la poitrine d’un roi ». L’expression devait plutôt s’entendre au sens figuré, « dans l’affection d’un roi ». Ingres choisit d’en donner une interprétation littérale bien plus intense visuellement.
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François-Jean Garneray, Molière honoré par Louis XIV, 1824, Paris, galerie Alexis Bordes.
L’épisode se réfère au passage de la Loire par les Chouans en octobre 1793. Le 25 octobre, la ville de Château-Gontier, en Mayenne, fut prise par l’armée vendéenne et vit périr le général républicain Michel de Beaupuy. En réalité, Beaupuy ne fut que blessé au cours du combat. Il mourra en 1796 lors d’une offensive sur le Rhin ! Mais, pour la jeune IIIe République, qui commande le tableau à quelques années de la célébration du centenaire de la Révolution française et dans le contexte « revanchard » faisant suite à la défaite de 1870, seuls comptent l’intensité dramatique de la scène et le statut de martyr de Beaupuy.
Joe Rosenthal, Raising the Flag on Iwo Jima, 1945, Associated Press. 26 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
Louis XIV aurait invité Molière à sa table pour le consoler des vexations que lui auraient fait subir ses serviteurs. Rapportée seulement à partir de la fin du xviiie siècle, l’anecdote, totalement inventée, vise alors à relancer la popularité des Bourbon. Le message politique est clair : le monarque sait récompenser les mérites et non la seule naissance. La scène a pour décor une pièce, l’antichambre des chiens, qui n’existait pas encore à la mort de Molière. Garneray cherche à restituer l’atmosphère typiquement « bourbonienne » de Versailles au temps du Roi Soleil, faite à la fois de grandeur et d’intimité.
Alexandre Bloch, Mort du général Beaupuy, 1888, Rennes, musée des Beaux-Arts.
Cette célèbre photo fut prise le 23 février 1945. Elle montre cinq marines américains et un infirmier de la Navy hissant le drapeau des États-Unis sur le mont Suribachi, lors de la bataille sur l’île japonaise d’Iwo Jima durant la Seconde Guerre mondiale. Son succès fut immense. Rapidement cependant, l’authenticité de l’œuvre fut, à tort, remise en cause. Rosenthal fut accusé d’avoir mis en scène les soldats. De nombreuses polémiques furent en outre suscitées par la difficulté d’identifier ces derniers. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 27
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Socrate, l’antique combat pour la vérité Ce n’est pas à Socrate que la philosophie doit son obsession pour la vérité. Mais c’est lui qui a permis de populariser cette quête. Portrait d’un illustre penseur de l’Antiquité qui offre aujourd’hui des outils théoriques pour lutter contre les fake news. Par Marion Rousset
S
i Socrate vivait encore, il y a fort à parier qu’il s’arracherait les cheveux – qu’il avait clairsemés d’après l’image que peintres et sculpteurs ont laissée de lui. Une chose est sûre, ce penseur de l’Antiquité, souvent présenté comme le « père de la philosophie », n’aurait pu qu’être heurté par le torrent de fake news qui prolifèrent sur les réseaux sociaux en ces temps de pandémie. Sans parler des déma gogues et populistes qui déversent leurs contre-vérités, à la manière de Donald Trump. Lequel en serait, à en croire le Washington Post, à vingt mille mensonges répertoriés depuis son élection. Un comble pour Socrate, essentiellement connu pour ses passes d’armes avec les sophistes, ces professeurs d’éloquence auxquels il reprochait de ne chercher qu’à séduire leur auditoire par un usage fallacieux du langage plutôt qu’à le convaincre au moyen d’arguments rationnels. « Ce philosophe, tel qu’en rend compte son disciple Platon dans ses Dialogues, serait terrifié par l’ère de la “post-vérité”, où l’on est conduit à considérer qu’une opinion est vraie parce qu’elle est soutenue par quatre millions de gens. C’est le début de la fin de la philosophie ! » relève Dimitri El Murr, directeur du département de philosophie de l’École normale supérieure-PSL. « Donner raison à celui qui crie le plus fort ou qui a le plus de followers relève de la même logique que ce que Platon reproche aux sophistes – soit toute personne qui utilise la parole pour manipuler, satisfaire ou flatter les gens qui écoutent. La vérité est une question qui ne se pose pas. Ou qui dépend du point de vue dans une vision très relativiste… » poursuit-il.
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Cette joute avec les sophistes a contribué à faire de la vérité l’alpha et l’oméga de la philosophie occidentale. « On a tous des opinions sur la justice, la beauté, la piété… Mais tant que ces opinions ne sont pas examinées, validées, scrutées par une argumentation philosophique qui cherche la vérité, elles ne valent rien pour un philosophe », résume Dimitri El Murr. « C’est cette idée que systématise et popularise Platon au travers de la figure de Socrate, si bien que celui-ci occupe de fait une place particulière dans l’histoire de la vérité. » Des livres comme Gorgias ou Protagoras, qui mettent en scène cette bataille entre philosophes et rhéteurs, sont ainsi devenus des classiques du baccalauréat. Quant à la célèbre « allégorie de la caverne », exposée dans La République, c’est un incontournable des cours de terminale pour aborder une quête de l’être – le vrai, le bien, le beau. Reste que ce n’est pas à Socrate qu’on doit cette obsession pour la vérité. Avant lui, les présocratiques étaient déjà à la recherche de l’être contre le paraître : « Parménide, Héraclite, Empédocle ne parlent que de la vérité. Du premier, il nous reste les bouts d’un poème qui raconte l’histoire d’un jeune homme à la croisée des chemins : l’opinion d’un côté, le discours vrai de l’autre. Platon s’en souviendra : la philosophie suit le chemin de l’être », rappelle Dimitri El Murr. Mais ce qui distingue cette discipline de la pensée archaïque est subtil : « Dans les grandes épopées homériques, un maître de vérité dit vrai parce qu’il est quelqu’un, ce qui est très différent de la démarche du philosophe, qui dit vrai parce qu’il démontre ce qu’il dit. Il ne prétend pas dire vrai parce qu’il est le plus riche. Il pose la vérité comme étant le seul critère à l’aune duquel il doit être jugé. Là se situe le point de rupture entre la philosophie, qui légitime la vérité par la raison, et la pensée archaïque, qui légitime la vérité par des procédures liées au statut, à l’âge, au rang social, etc. »
Le dialogue… et la vérité à n’importe quel prix Il se trouve que Socrate n’était pas riche, à en croire Platon qui le donne même pour pauvre. Entouré de jeunes gens de bonne famille, il serait né d’un père sculpteur ou tailleur de pierre et d’une mère sage-femme dans les environs d’Athènes, ville qui passe au ve siècle av. J.-C. pour le centre de la vie culturelle et où vivent quantité de sophistes, comme Protagoras, Gorgias, Hippias ou Prodicos. On raconte qu’au gré de ses promenades il s’est mis à entamer le dialogue avec toutes les personnes croisées dans la rue, les gymnases, les stades et les boutiques. La philosophie – qu’il enseigne ainsi gratuitement à partir de 435 avant notre ère – est sa seule activité connue. « Platon invente que la philosophie, c’est le désir de la vérité. Il s’agit de tourner sa vie, presque érotiquement, vers cette quête », souligne Dimitri El Murr. Qui d’autre pour illustrer cette proposition que Socrate, dont les derniers instants en forme de point d’orgue constituent l’ultime coup d’éclat d’un homme qui a aimé la vérité à en mou rir ? Socrate, qui fut accusé d’impiété et de corruption de la jeunesse, jeté en prison et condamné à boire la ciguë pour être resté fidèle à ses convictions alors même qu’il encourait la peine capitale. Dans l’Apologie de Socrate, Platon, qui érige au rang de mythe cet épisode de la vie de son maître, met ces mots dans sa bouche : « Vous avez entendu toute la vérité, Athéniens, car la vérité je vous l’ai dite. »
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Un
défi
pour la
démocratie Naturellement plus encline à se soucier de vérité que les régimes autoritaires, la démocratie se trouve aujourd’hui confrontée au double défi de la profusion des sources d’information douteuses et d’une exigence de transparence parfois excessive. Par Frédéric Brillet
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E
n ce qui concerne son rapport à la vérité, on serait tenté de dire que la démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres. Ce pastiche de la formule churchillienne a longtemps eu la force de l’évidence : la démocratie tend naturellement vers la vérité, plus que n’importe quel régime autoritaire qui étouffe l’opposition pour mieux imposer sa propagande. Libres de parole, les médias et les oppo sitions aident les électeurs à débusquer les mensonges, les fausses pro messes pendant ou à l’issue du mandat. Leader des démocraties libérales, les États-Unis ont longtemps revendiqué une posture morale de défenseur de la vérité face aux mensonges des régimes communistes comme face à ceux de leurs propres dirigeants. En témoigne le film Mr. Smith au sénat, de Frank Capra, dans lequel la démocratie américaine triomphe du men songe, et la démission de Nixon pour avoir menti dans l’affaire du Water gate. Puis l’étoile américaine a pâli : Reagan, Bush, Trump ont menti, le pre mier sur le financement de la guerre au Nicaragua, le second sur l’existence des armes de destruction massive en Irak dans le but d’y déclencher une guerre, l’entourage du troisième inventant même le concept de « faits alter natifs » pour mieux nier la réalité. Qui croire désormais ? Dans les démocraties, la profusion des sources d’in formation contradictoires sur Internet sème le doute, et la vérité devient plus que jamais difficile à saisir à mesure que l’on s’enfonce dans l’ère de la post-vérité, où chacun se détermine moins sur la base de faits objectifs rap portés par des médias ou des experts reconnus qu’à partir de ses émotions et croyances personnelles. « Notre époque est marquée par le recul sans précédent d’un des principaux héritages des Lumières : la vérité en tant que pilier moral et politique », se désole la sociologue Eva Illouz dans une tribune publiée par le quotidien israélien Haaretz. Si la vérité devient en démocratie une affaire d’opinion individuelle, toutes se valant, c’est donc à chacun « sa » vérité, tout absurde et fausse qu’elle puisse être.
La vérité n’a pas de camp Cet ébranlement général facilite aussi la remise en cause du passé, pour le meilleur et pour le pire. À la Libération, le général de Gaulle avait enclen ché une « dépétainisation » express de l’espace public, exerçant cependant son droit de grâce au bénéfice de son ancien supérieur, qu’il avait rem placé à la tête du pays. « L’histoire est écrite par les vainqueurs », assénait pour sa défense l’intellectuel vichyste et antisémite Robert Brasillach, depuis sa cellule de Fresnes, quelques mois avant son exécution pour faits de collaboration. Mais la formule de Brasillach, qui condamne toute possibilité de vérité his torique, perd de sa pertinence avec le temps. Quand ils ont quelque rai son de réclamer un réexamen du passé, les descendants des vaincus d’hier LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 31
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Lois mémorielles, flux et reflux Loi Gayssot de 1990 sanctionnant tout acte raciste, antisémite, xénophobe, notamment les propos négationnistes à propos du génocide des Juifs ; loi de 2001 reconnaissant le génocide arménien de 1915 ; loi Taubira de 2001 qualifiant la traite et l’esclavage de génocide et crime contre l’humanité ; loi de 2005 portant reconnaissance de la Nation aux Français rapatriés d’Afrique du Nord et d’Indochine – y compris donc aux harkis – et du rôle positif de la France outre-mer et notamment en Afrique du Nord : pendant vingt ans, le Parlement, pris de fièvre mémorielle, a voté des lois qui donnent un point de vue officiel sur des faits du passé et sanctionnent éventuellement ceux qui contestent cette version. Mais ces lois symboliques divisent les historiens. Certains estiment qu’il ne revient pas au législatif de figer une histoire officielle et de réprimer ceux qui la contestent. D’autres, que ces textes donnent aux négationnistes de tous poils l’occasion de s’ériger en victimes d’une censure d’État. La polémique continuant d’enfler, une mission parlementaire recommande en 2008 de ne plus en adopter en se gardant par souci d’apaisement de remettre en cause celles qui ont été votées. En 2012, le Conseil constitutionnel ferme définitivement cette voie en déclarant inconstitutionnelle au nom de la liberté d’expression toute loi interdisant la contestation des génocides reconnus par la France. F. B.
finissent par faire entendre leur part de vérité. C’est ainsi que le débat sur l’esclavage et la colonisation refait surface en Europe et en Amérique. Dans l’Hexagone, la présence dans l’espace public de Jean-Baptiste Colbert, de Jules Ferry ou du général Faidherbe, trois figures consensuelles sacralisées par l’historiographie dominante, est interrogée ; Colbert, dont la statue trône devant l’Assemblée nationale, n’a pas seulement veillé à nos finances et à la protection de nos industries sous Louis XIV : ce grand serviteur de l’État a été aussi chargé par le roi Louis XIV de faire rédiger le Code noir, qui précisait la situation juridique des esclaves dans les colonies françaises, avec force sinistres détails concernant le traitement qui leur était réservé. Jules Ferry ne s’est pas contenté de promouvoir l’école laïque et obliga toire, il a été également le chantre de la colonisation, réputée « civiliser » 32 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
des peuples qu’il qualifiait d’inférieurs dans ses discours. Quant au général Faidherbe, il n’a pas seulement remporté une bataille contre les Prussiens début 1871 : il a aussi été l’artisan de la colonisation au Sénégal et de mas sacres et destructions visant à mater la population, ce qui a valu à sa statue de Lille d’être taguée en juin dernier de l’inscription « Colon assassin ». Autant de vérités dérangeantes que les manuels d’histoire ont longtemps négligées. Inspirés par les manifestations récentes contre le racisme qui poussent aux États-Unis et au Royaume-Uni à retirer de l’espace public les représentations d’hommes politiques, militaires ou dirigeants d’entreprise enrichis par la traite, des militants réclament aujourd’hui que la France suive leur exemple. Spécialiste de l’esclavage, l’historien guadeloupéen Frédéric Régent critique ainsi le contresens historique que constitue la glo rification du royaliste Colbert par la République, désireuse de célébrer les grands serviteurs de l’État par-delà les régimes. Mais, une fois ce constat éta bli, les historiens et spécialistes du patrimoine se divisent sur la manière de rétablir la vérité : faut-il déménager dans des musées les statues de person nages controversés pour ne plus les célébrer dans l’espace public ? Apposer des pancartes in situ évoquant leurs actions les moins reluisantes ?
Histoire-mémoire versus histoire-science Les défenseurs du « roman national » s’offusquent que l’on puisse revisiter les biographies de ces grands personnages qui ont fait la France. L’historien Gérard Noiriel distingue à cet égard l’histoire-mémoire de l’histoire-science. La première est utilisée par les pouvoirs en place à des fins commémora tives pour nourrir le roman national, quand la seconde, faite par les histo riens, permettrait d’approcher la vérité historique. L’histoire-science peut alors faire remonter des placards du passé des cadavres qu’on avait voulu y cacher. Cette vérité-là intéressera davantage les nouvelles générations, notamment celles issues de l’immigration. Combien de gens savent que les troupes coloniales constituaient une part importante des Forces françaises libres, qui ont participé en 1944 à la libération du pays ? Ces dévoilements successifs du passé montrent que l’histoire, comme toute science, progresse par itérations ou approximations succes sives pour approcher la vérité. Parce qu’elle procède d’une démarche scientifique, une vérité historique ne peut pré tendre l’être que si elle accepte le principe de réfutabilité cher au philosophe Karl Popper (voir p. 44), selon lequel n’importe quel fait établi peut être remis en cause par de nouvelles recherches. C’est pourquoi les lois mémo rielles (voir encadré ci-contre), qui figent des faits histo riques, embarrassent tant d’historiens, tout comme les mythes et hagiographies. Jusque dans les années 1950,
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le manuel Le Tour de la France par deux enfants a ainsi enseigné à des générations d’élèves du primaire, y compris à ceux des colonies, que « nos ancêtres les Gaulois étaient grands et robustes […] avec des yeux bleus et de longs cheveux blonds ou roux ». Cet exemple absurde et bien connu montre à quel point le dépoussiérage des mythes est nécessaire. L’exigence de vérité propre à la démocratie impose de faire la lumière sur le passé, y compris le moins reluisant. Ce principe vaut-il pour le présent ? Toutes les vérités sont-elles bonnes à dire ici et maintenant ? Des lanceurs d’alerte célèbres comme Edward Snowden, qui a dénoncé l’espionnage mas sif de la NSA (agence nationale de sécurité américaine), et Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, soutiennent cette thèse. La transparence pro tège la démocratie du risque de voir les dirigeants verser dans l’arbitraire et les oblige à rendre des comptes en permanence. Elle améliore la qualité du débat politique en donnant aux citoyens la possibilité de voter en dis posant de toutes les informations. De fait, les plateformes dédiées aux lan ceurs d’alerte ont permis l’accès à des vérités d’intérêt public sans mettre en danger la vie des personnes, puisque les médias associés expurgent les documents avant publication.
Un droit à nuancer Ces plateformes ont montré que les secrets d’État, les secrets de défense ou le secret des affaires pouvaient couvrir des opérations douteuses. Pourtant, certains secrets demeurent nécessaires à la préservation de l’intérêt géné ral. Et, plus généralement, le droit à la vérité des citoyens n’implique pas le droit à la transparence à tout instant et en toutes circonstances vis-à-vis de leurs dirigeants, sauf à paralyser l’action publique. Aucune négociation pour sortir d’un grave conflit ne pourrait par exemple aboutir sans la construc tion d’une « boîte noire ». Il a fallu des années de tractations secrètes sous les auspices des Norvégiens et des Américains pour aboutir aux accords d’Oslo de 1993, aujourd’hui torpillés, mais qui constituaient à l’époque une base raisonnable pour parvenir à la paix entre Israéliens et Palestiniens. Une vraie démocratie ne saurait donc soumettre ses dirigeants, pas plus que ses citoyens, à une surveillance orwellienne. Pour autant, à l’heure des réseaux sociaux, nos démocraties sont sans doute davantage menacées par la propagation des mensonges et contre-vérités que par l’excès de vérité.
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Russi a Today Il plane sur RT France, la branche française de la chaîne russe d’information, comme une odeur de soufre. Régulièrement mise en cause pour des articles et des reportages de propagande, elle est aussi accusée de colporter des rumeurs ou des informations douteuses, non recoupées ou vérifiées. Lancée fin 2017 avec le budget non négligeable de 27 millions d’euros, elle a pour slogan « Oser questionner ». Une audace de questionnement à géométrie variable… Présente en masse sur les réseaux sociaux, elle est aussi diffusée via la box de l’opérateur Free et le bouquet de Canal+. Par Jacques Duplessy
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ux origines de RT, il y a la prise de conscience par Vladimir Poutine en 2005 de l’importance de disposer d’une chaîne de propagande dans la guerre de l’information. Il déplore que l’image de son pays soit sans cesse écornée dans les médias occidentaux : crise écono mique, crise politique, déficit démocratique… Un pays fragile, toujours en déclin, peu soucieux des droits humains et de la démocratie. Poutine confie à Mikhaïl Lessine, un de ses fidèles, surnommé « le bulldozer », la tâche de fonder une chaîne d’information internationale. Margarita Simonian lui succède en devenant la patronne du réseau Russia Today et de l’agence gouvernementale d’informations Rossia Sevodnia, qui comprend aussi le site Sputnik. Avec huit chaînes et six langues – l’allemand, l’anglais, l’arabe, l’espagnol, le français et le russe –, RT fait partie des chaînes d’information internationales qui comptent. « Le Kremlin dit que RT est le point de vue russe sur le monde. Mais ce n’est pas que cela, analyse Rudy Reichstadt, fondateur du site Conspiracy Watch – L’Observatoire du conspirationnisme. La chaîne est directement contrôlée par Poutine ; c’est le point de vue du Kremlin sur le monde, pas le point de vue russe. Et, pour Poutine, l’information est la continuation de la guerre par d’autres moyens. RT n’est pas un média classique, comme peuvent l’être la BBC ou Radio France. Ces deux derniers médias ont une identité, mais ils ne sont pas à la solde d’un gouvernement. » « Nous faisons un vrai travail de journalisme, se défend Xenia Fedorova, la directrice de RT France. Le procès qu’on nous fait en permanence est injuste. Les Français ont perdu confiance dans les médias “mainstream” depuis longtemps, bien avant que nous soyons présents en France. » La chaîne russe a été accusée d’avoir tenté de déstabiliser la campagne électorale des présidentielles. Ainsi, en mai 2017, Emmanuel Macron poin tait du doigt RT et Sputnik, qui ne se seraient « pas comportés comme des organes de presse et des journalistes, mais […] comme des organes d’influence, de propagande et de propagande mensongère ». La guerre froide s’est poursuivie depuis : ces deux médias sont toujours quasi interdits de présence lors des conférences de presse à l’Élysée ou dans les principaux ministères français. Une situation qui permet à RT de se poser en victime d’une censure d’État. « En novembre 2018, nous avons pu nous rendre une fois lors d’une conférence de presse à l’Élysée et poser une question au ministre de l’Écologie de l’époque, François de Rugy. Et depuis, rien, déplore Xenia Fedorova. Nos journalistes sont aussi désabonnés des newsletters des ministères. Ce n’est pas normal ! Nous avons une convention avec le CSA, un comité d’éthique, nos journalistes sont français, titulaires de la carte de presse. C’est confortable de nous blacklister… Vous croyez que les revendications des gilets jaunes ont été bien couvertes dans les médias ? »
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La crise des gilets jaunes a permis à la chaîne, qui avait jusque-là du mal à s’installer dans le paysage français, de voir ses audiences exploser sur le Web. Entre les gilets jaunes et RT, c’est une histoire d’amour. Dans les cortèges, certains manifestants portaient des pancartes « Merci RT ! » La chaîne, qui prend toujours un malin plaisir à pointer ce qui ne fonctionne pas en France, a fait le choix de couvrir des manifestations dans leur inté gralité, en les diffusant sur le Web, en direct et sans montage. Alors que certains médias ont été accusés de caricaturer le mouvement, en mettant l’accent essentiellement sur des violences en fin de cortège, RT a acquis sa popularité avec des directs de plusieurs heures censés être objectifs. Et les audiences ont bondi de manière spectaculaire : selon Médiamétrie, le site du média – qui diffuse aussi sa chaîne en direct – a atteint plus de 2,9 mil lions de visiteurs uniques en décembre 2018. Désormais, RT revendique 2,5 à 5 millions de visiteurs uniques par mois. Selon une étude de l’ONG amé ricaine Avaaz, ses vidéos ont cumulé plus du double des vues engrangées par Le Monde, L’Obs, Le HuffPost, Le Figaro et France 24 combinés. Depuis novembre 2018, début de la crise des gilets jaunes, le nombre de ses abon nés sur YouTube est passé de 253 000 à 691 000.
Savoir doser les biais Comment fonctionne cette chaîne un peu particulière ? Pour analyser RT, il faut sortir de la caricature. La chaîne n’est pas une usine à fake news, sa stratégie est beaucoup plus subtile. « Sur RT France, le contrôle du CSA oblige la rédaction à la prudence et à ne pas franchir certaines limites, estime Rudy Reichstadt. Dans neuf cas sur dix, l’information sera traitée comme dans les autres médias. Mais, parfois, elle sera biaisée, elle flattera le penchant complotiste du spectateur, quand ça sera important pour les Russes. Mais, sur RT International ou RT America, qui émettent en anglais, ils peuvent se lâcher. Par exemple, ils ont relayé qu’Hillary Clinton était une Illuminati ou que les attentats du 13 novembre étaient l’œuvre des services secrets occidentaux. » Difficile de trouver des témoignages d’anciens journalistes de la chaîne. Peut-être parce que, comme l’a avoué une ancienne de RT, ils ne sont « pas fiers » de ce moment de leur carrière… Deux anciens ont accepté de raconter leur passage sur la chaîne russe sous couvert d’anonymat, une dizaine n’a jamais répondu à nos demandes d’interview. Paul* y a travaillé quelques mois au moment où RT n’était encore qu’un site Web, juste avant le démarrage de la télé. « Les cadres avaient la mentalité russe, nous n’avions pas de prudence dans le traitement de l’information. Si on faisait du “à moitié vrai”, les rédacteurs en chef nous disaient d’employer
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le conditionnel pour qu’on soit tranquille en cas de polémique. Comme si ça pouvait nous dédouaner… Nous avions très peu de conférences de rédaction, les éditeurs nous distribuaient des sujets en nous lançant : “Traite ça !” On recopiait beaucoup l’AFP et le Guardian. Une partie des correcteurs et des éditeurs étaient à Moscou et nous donnaient des ordres depuis là-bas. La ligne était claire : faire passer le message que la France est à feu et à sang, insister beaucoup sur l’immigration et critiquer l’Europe. On faisait dix articles sur un sujet qui n’en aurait mérité qu’un. » Xenia Fedorova reconnaît qu’au tout début certains éditeurs ont pu être basés à Moscou. « Mais c’est terminé depuis longtemps, assure-t-elle. Aujourd’hui nous avons cent soixante et un salariés dont cent huit journalistes, hors pigistes et intermittents, tous basés en France. »
Journalistes affamés et vieilles gloires sur le retour « Je me suis interrogé avant de postuler à RT, mais trouver du travail quand on est jeune journaliste pigiste est compliqué, explique Laure*, qui y a travaillé récemment comme rédactrice commentatrice. Ils paient bien pour attirer des jeunes. À l’entretien d’embauche, on m’a demandé si j’avais des réticences à travailler pour cette chaîne. J’ai répondu cash que je ne voulais pas travailler sur la Syrie car je ne partageais pas leur ligne éditoriale sur la question, et ça a été respecté. Mes collègues qui travaillaient sur la Syrie subissaient des pressions : ils avaient interdiction d’utiliser des sonores de l’AFP et devaient utiliser ceux d’agences russes. Les rebelles devaient toujours être qualifiés de terroristes. Sur Hong Kong aussi, on ne devait jamais dire que les manifestants étaient pro- indépendance. Il fallait utiliser d’autres mots. Ces mots imposés sur les sujets sensibles marquaient vraiment la ligne éditoriale de la chaîne. » D’ailleurs, sur la Syrie, RT a été mise en demeure en juin 2018 par le CSA pour des « manquements à l’honnêteté, à la rigueur de l’information et à la diversité des points de vue » dans un sujet sur les attaques à l’arme chimique perpétrées par le gouvernement de Bachar el-Assad. La chaîne plaide, elle, « une erreur technique » : il y aurait eu un problème de calage entre la bande-son et la traduction… Pour couvrir l’actualité en France, la chaîne flatte le populisme, prétend révéler ce qui serait caché par les grands médias et n’hésite pas à relayer l’extrême droite en France. « Pour les gilets jaunes, on a assuré une couverture médiatique démesurée, raconte Laure. Un jour, une journaliste a fini son reportage par : “Allez, on est avec vous !” J’ai souligné en conférence de rédaction que ça ne se faisait pas et la rédactrice en chef lui a parlé après la réunion pour lui dire de ne pas recommencer. »
RT a tenté de recruter des personnes connues, animateurs sur le carreau ou vieilles gloires sur le retour. Une stratégie de banalisation de la chaîne et de gain en respectabilité payante. Fin décembre 2017, RT annonce que Jean-Luc Hees, l’ancien président de Radio France, prendra la tête du comité d’éthique. « J’ai accepté d’un point de vue strictement journalistique. Le b.a.-ba du journalisme c’est de ne pas accuser son chien d’avoir la rage pour le noyer et d’attendre de savoir. Comme la chaîne avait une licence du CSA, je ne voulais pas qu’on leur fasse un procès d’intention. C’est bénévole, je savais qu’il n’y avait que des coups à prendre, mais c’était un point de vue : attendre de voir avant de juger. Je regarde très peu la chaîne, mais on m’alerte quand il y a l’amorce d’un problème. On ne m’a jamais rien caché. La ligne éditoriale, c’est la leur, ce n’est pas forcément mon point de vue. S’il y avait eu un problème éthique, je serais parti immédiatement. Je comprends la méfiance de Macron, mais c’est exagéré de les mettre en quarantaine. Il y a un côté Tartuffe, on doit regarder dans notre jardin. Quand on est à Radio France, c’est un peu simpliste de dire qu’on se fout du président de la République ou du gouvernement. Ce sont eux qui paient. Sans arrêt, on est dans un compromis. Et on finit par se faire virer. Ça m’est arrivé deux fois. » En février, Alain Juillet, 78 ans, l’ancien patron de la direction du rensei gnement à la Direction générale de la sécurité extérieure, puis Haut res ponsable chargé de l’intelligence économique auprès du Premier ministre, est arrivé pour animer deux fois par mois une émission de géopolitique. Mais c’est surtout Frédéric Taddeï, l’ex-animateur de l’émission Ce soir (ou jamais !), qui a été une prise de choix pour drainer de nouveaux specta teurs et attirer des invités d’envergure parfois rebutés par la réputation de la chaîne. Son émission Interdit d’interdire, diffusée quatre jours par semaine, alterne débat de société et actualités culturelles depuis sep tembre 2018. « Quand je suis arrivé, je n’avais plus qu’une émission hebdomadaire sur Europe 1, donc la proposition tombait bien. Évidemment, j’ai toute ma liberté », assure l’animateur. Quand on lui demande s’il est à l’aise avec la ligne éditoriale de la chaîne, il botte en touche : « Je ne connais pas la ligne éditoriale de la chaîne, je ne regarde pas RT. Je m’en fous totalement… Non il ne faut pas exagérer… Je ne suis jamais d’accord avec la ligne éditoriale de qui que ce soit, sauf la mienne. » Il rit…
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* Les prénoms ont été modifiés.
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Trump Fake Tower Depuis son arrivée au pouvoir, le président américain en serait à plus de vingt mille mensonges ou informations inexactes. Par Loubna Anaki
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e moment-là, il l’attendait depuis plus de trois ans et demi. Assis dans la salle de presse de la Maison-Blanche, ce 13 août 2020, Shirish V. Dáte, journaliste pour le HuffPost est désigné pour poser une question au président améri cain. « J’avais déjà essayé. Une première fois juste après son élection et une deuxième il y a quelques mois, nous confie le journaliste. Mais, à chaque fois, je présentais d’abord un contexte avant de poser ma question et Donald Trump m’interrompait très vite. Alors j’ai appris ma leçon. » Cette fois, il se lance et va droit au but : « Monsieur le Président, après trois ans et demi, regrettez-vous tous les mensonges que vous avez dits au peuple américain ? » L’instant d’une seconde, Donald Trump se fige, lui demande de répéter – « Tout quoi ? — Tous les mensonges » –, puis de préci ser – « Que “qui” a dits ? — Vous ! » Lorsqu’il comprend enfin de quoi il s’agit, sur un « Euh… » de stupeur, il ignore la question et passe à un autre journaliste. L’échange fera le tour des télévisions du monde entier. Shirish Dáte n’aura pas eu de réponse, mais il est content d’avoir enfin pu poser LA question. Il se dit surpris que le président ne l’ait pas insulté. « Une habitude face aux journalistes qui l’agacent. » Shirish Dáte couvre la politique américaine depuis une trentaine d’années et suit le Président depuis le lancement de sa campagne en 2016. « Au début, je n’écrivais pas le mot mensonges, je parlais d’inexactitudes ou d’erreurs, se souvient-il, parce que Donald Trump est quand même assez ignorant. » Pour le journaliste, il était délicat de savoir si « le candidat, devenu président, disait tout ce qui lui passait par la tête
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sans savoir que c’était faux » ou s’il « affirmait des choses qu’il savait être des contrevérités ». Comme beaucoup de ses collègues à Washington, le reporter politique a très vite compris que cette présidence serait marquée par le mensonge. Le jour même de son investiture, Donald Trump ment sur la taille de la foule ayant fait le déplacement à Washington et assure qu’il y avait « des millions de personnes de plus que pour Barack Obama ». Les photos aériennes montrent clairement le contraire. Donald Trump ment en interview, il ment lors de ses discours, lors de ses entretiens avec des chefs d’État, et il ment sur Twitter. Il déforme, maquille, exagère tous les jours, plusieurs fois par jour. À en croire le Washington Post, qui dispose de la base de données la plus précise, Donald Trump en serait aujourd’hui à plus de vingt mille mensonges depuis son arri vée à la Maison-Blanche. Les plus récurrents concernent l’économie, qui, selon le Pré sident, n’aurait jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. Ce qui est faux, car les chiffres étaient bien meilleurs sous Bill Clinton, Dwight Eisenhower ou Lyndon Johnson. Mais tout cela n’empêche pas le président républicain de répéter encore et encore qu’il a sauvé le pays. Régulièrement, il est contredit, preuves à l’appui, parfois en direct à la télévision. Pourtant, ses partisans continuent de le soutenir contre vents et marées. « Si le maire d’une ville était aussi malhonnête, les gens l’auraient déjà mis à la porte », ironise Shirish Dáte. Le fait est que, parmi les supporters de Donald Trump, il y en a qui savent qu’il ment mais n’y accordent pas d’importance. « Il rend son pouvoir à l’Église, défend les valeurs chrétiennes », explique Rafael Alardo, pasteur dans une église évangélique new-yorkaise. Il a voté Trump en 2016 et salue la nomination de juges conservateurs à la Cour suprême, ou encore la posi tion de la Maison-Blanche sur la question de l’avortement. Originaire d’Amérique cen trale, ce pasteur reconnaît être parfois « partagé » en raison du comportement du Président, mais dit « préférer se concentrer sur sa politique ».
Une machine qui s’emballe Une position partagée par une majorité d’électeurs pro-Trump, mais il y a parmi eux une minorité qui croit à tout ce que dit le Président. Ces supporters-là estiment qu’il révèle en fait des vérités cachées par « un gouvernement de l’ombre » (le fameux « Deep State ») : le coronavirus n’est pas aussi dangereux qu’on le dit, les masques ne servent à rien, le vote par correspondance va donner lieu à d’importantes fraudes, etc., jusqu’au fait que Barack Obama ne serait en fait pas né sur le sol américain. Des mensonges qui trouvent écho au sein de QAnon, un mouvement conspirationniste qui prend de plus en plus d’ampleur aux États-Unis et qui rassemble de nombreux supporters républicains. À un mois de la présidentielle, les mensonges de Donald Trump semblent se multi plier, en particulier à propos de son rival Joe Biden et de sa colistière Kamala Harris. Sa crédibilité est au plus bas. « La plupart des Américains sont fatigués de tout ce cirque, des mensonges, des scandales », analyse Shirish Dáte. Reste à savoir si cela lui coûtera son second mandat. Ce n’est pas certain.
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Science sans confiance… La science dit-elle le vrai ? Faut-il opposer croyances et connaissances ? Entretien avec le physicien et philosophe des sciences Étienne Klein*. Pourquoi les fake news remportent-elles un tel succès ? L’esprit humain, qui, adore être trompé, préférerait-il le faux au vrai ? Sans doute le goût du vrai, comme l’écrivait Nietzsche, disparaît-il à mesure qu’il procure moins de plaisir. Le cerveau humain sait très bien gérer son confort psychique : les vérités qui dérangent ou qui vont à l’encontre de nos croyances, nous préférons le plus souvent les ignorer. Nous sommes, en effet, tous victimes de biais cognitifs qui nous poussent volontiers à dire ou à croire des balivernes. Primo : la tendance à accorder plus de crédit aux thèses qui nous confortent dans nos opinions qu’aux autres. Et qu’importe si des faits ou arguments viennent à nous démentir. Deuzio : l’ipsédixitisme, à savoir une sensibilité aux arguments d’autorité et/ou à ceux d’une personne qui repré sente pour nous l’autorité. Un travers qui peut nous pousser à croire qu’une chose est vraie pour l’unique raison que nous l’avons lue ou entendue. Tertio : l’ultracrépidarianisme, c’est-à-dire, la tendance, fort répandue, à parler avec assurance de sujets que l’on ne connaît pas. Il y a enfin la confiance accordée à l’intuition personnelle, au bon sens. Et pourtant, non : l’eau froide ne gèle pas plus vite que l’eau chaude, même si celle-ci doit refroidir avant de devenir glace : la science contredit souvent le bon sens et n’a que faire de la bureaucra tie des apparences. Gaston Bachelard expliquait que faire de la science, c’est « penser contre son cerveau ». « Penser contre son cerveau », un paradoxe ? Oui, j’adore les paradoxes. Je pense qu’ils nourrissent la pensée. Ils en sont l’un des combustibles : c’est souvent lorsque l’on rencontre des surprises et contradictions que la pensée est obligée de sortir des routines et des couettes 42 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
mentales dans lesquelles elle a tendance à s’installer, car elle se conforte tou jours elle-même. La « provocation », au bon sens du terme, c’est toujours du miel pour notre cerveau. Au lieu de fortifier la parole scientifique, l’épisode de la Covid ne l’a-t-il pas écornée ? La science ne parle pas, seuls les scientifiques parlent. Et certains, comme tout un chacun, peuvent se mettre à délirer, on l’a vu durant la Covid. Pour ma part, j’ai confiance dans la science en tant que méthodologie. La science est, certes, collective, encore faut-il ensuite se mettre d’accord sur une façon de dire. La majorité des gens qui ont assisté à ce spectacle médiatique sont désormais convaincus que la science est le régime de la controverse car au lieu d’aboutir à des résultats, elle a distillé de la perplexité… Ce n’est pas nouveau ; sur le Web, l’omniprésence de solutions scientifiques créée également du trouble : loin d’une aide à la connaissance, on y trouve tout et son contraire, et c’est à l’inter naute de choisir en fonction de ses croyances. Entre connaissances, croyances, informations, opinions, commentaires, fake news, ce n’est pas simple de s’y retrouver. La science n’échappe pas à cette confusion. Et, finalement, l’opinion prend le pas sur la connaissance car celle-ci n’est pas claire. C’est intéressant, cela dit des choses sur l’humanité et nous-mêmes. Et parler avec aplomb de ce qu’on ne connaît pas, comme on l’a vu durant la Covid, c’est la manifestation de quoi ? Les médias, notamment les chaînes d’info, qui promeuvent à longueur de plateaux des pseudo-experts et les font parler de tout – donc de rien –, n’ont-ils pas une part de responsabilité ? Brandir son inculture pour délivrer à la cantonade toutes sortes d’injonctions est la forme la plus manifeste du narcissisme contemporain. C’est aussi la manifestation de l’« effet Dunning-Kruger », qui s’articule autour d’un double paradoxe : d’une part, l’ignorance rend plus sûr de soi que la connaissance, et, de l’autre, pour mesurer son incompétence, il faut être… compétent. Accuser les médias est trop facile, si nous regardons ces émissions c’est aussi parce que nous sommes disposés à accueillir ces discours. Néanmoins, dans les médias, la sincérité des propos semble toujours mise au crédit de la thèse de celui qui la colporte. Certes, la sincérité doit être prise en compte, mais elle n’est pas un argument scientifique. Penser sincèrement que la terre est plate n’apporte aucune preuve qu’elle le soit. Remplacer l’argumentation par des compétitions d’avis différents est une régression pour les citoyens. L’argumentation est vitale à la démocratie et à la République ; la promesse est celle-ci : pas de discours d’autorité, mais une parole et des décisions que l’on est capable d’expliquer à partir de divers arguments. Or, on
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La science selon Popper : le critère de réfutabilité Comment distinguer une théorie scientifique d’une « pseudoscience » ? Selon le philosophe Karl Popper, une théorie, pour être scientifique, doit être réfutable, c’est-à-dire qu’on peut en tester la validité. Ainsi, en sciences, l’irréfutabilité n’est pas, comme on l’imagine souvent, une vertu, mais un défaut. Sans possibilité de faire des expériences pouvant la contredire, aucune théorie ne peut donc avoir de valeur scientifique. Impossible de prouver, par exemple, qu’une théorie qui nous voudrait tous manipulés par des extraterrestres invisibles est fausse. Idem avec les prévisions des horoscopes, rédigées de telle manière qu’elles ne peuvent être démenties. Les travaux de Karl Popper remettent en cause l’idée de certitude scientifique. Selon lui, une science ne peut être considérée comme vraie et définitive. Elle n’est vraie ou jugée comme non fausse que provisoirement, selon le critère de réfutabilité : si aucun fait expérimental ne vient la démentir, la théorie est corroborée. À l’inverse, évidemment, un seul fait expérimental contraire suffit à la déclarer fausse. Problème : ce critère de réfutabilité semble peu adapté aux sciences sociales. Ainsi, pour Popper, la psychanalyse freudienne n’est pas une science. Car elle est irréfutable, à savoir non testable d’un point de vue scientifique – l’inconscient ne s’y prête guère… De même avec la sociologie, où les paramètres d’observation sont tellement nombreux et contextualisés qu’ils ne permettent pas d’être reproduits et donc réfutés. Finalement, et c’est mieux ainsi, la théorie de Popper semble elle-même réfutable. Même Popper ! L. L.
n’argumente guère, on « opinionne ». Avoir un avis, ce n’est pas la même chose que connaître. Si la vérité ne tombe pas du ciel et doit être elle-même objet de controverses, elle n’est pour autant pas une affaire d’opinion. La crise de la Covid n’était-elle pas pourtant une formidable occasion de promouvoir la science ? On a raté une occasion historique, la façon dont a géré l’incertitude durant la Covid est coupable. Il y a eu beaucoup trop d’infantilisation et peu d’explica tions. La conférence de presse d’Édouard Philippe le 28 mars était pourtant très prometteuse. Comme beaucoup, je me suis dit que ça y était, qu’on allait pou voir expliquer la recherche, comment on met en place des protocoles, qu’est-ce 44 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
qu’une étude randomisée, une méthodologie en double aveugle, mais, rapide ment, au lieu d’expliquer, une ribambelle de personnes en mal de publicité ont donné leur avis sans rien y connaître. Un journal a été jusqu’à commander et publier un sondage sur l’efficacité de la chloroquine ! Seuls 20 % ont répondu qu’ils ne savaient pas… Une forme de délire collectif. Durant la Covid, la science, dans l’espace politique, social et médiatique, a été victime de l’impatience. Tous voulaient des résultats immédiats et non de l’argumentation. Ce n’est évidem ment pas par le scientisme et la parole docte que l’on sortira de tout cela mais en montrant qu’une connaissance est l’aboutissement d’un très long processus – c’est d’ailleurs ce qui lui permet de se démarquer d’une croyance. Croyances et connaissances sont-elles antinomiques ? Nous avons tous des croyances, pas que religieuses, elles inspirent notre rap port aux autres et à nous-même et peuvent donner un sens à nos vies. Dire que les croyances sont différentes des connaissances n’oblige pas à hiérarchiser. Mais, quand une connaissance a ce statut, elle ne peut plus être mise en com pétition avec une croyance qui la conteste. La science dit-elle le vrai ? Le rapport de la science à la vérité est contradictoire : d’un côté, elle affirme avec assurance pouvoir l’atteindre, de l’autre, elle se réclame du doute systé matique. Forcément, de l’extérieur, on a du mal à suivre. Une vérité scienti fique n’est déclarée comme telle qu’à la suite d’un débat contradictoire ouvert, conduisant à un consensus. Évidemment, celui-ci n’est pas un critère absolu de vérité. Il arrive que des vérités scientifiques se révèlent fausses, mais le propre de la science est de pouvoir dire, in fine, qu’elle s’est trompée. Exemple avec les grands leurres de l’histoire de la physique, la mémoire de l’eau, les avions renifleurs… À la fin, on sait que c’est faux. Même le fameux article du Lancet sur la chloroquine a été retiré au bout de quatre jours. La science permet, non pas de dire la vérité, mais de démasquer des contre-vérités. Pour autant, il y a quelques vérités quasi absolues, comme E = mc2. Les remettre en cause, en accusant la science de n’être qu’un discours parmi d’autres, est une folie. Ce relativisme tous azimuts menace la vie républicaine dans la mesure où il ne permet plus de fabriquer un monde commun. Propos recueillis par Lionel Lévy.
* Étienne Klein a publié récemment un essai intitulé Le Goût du vrai dans la collection « Tracts » chez Gallimard.
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Le chemin, la vérité et la vie La vérité, au sens où nous l’entendons, ne fait guère bon ménage avec la Bible. Mensonges, transgressions, déformations sont légion dans l’Ancien Testament. C’est dans les Évangiles que se dessine son sens profond. Par Christine Pedotti
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ui pourrait penser que la question de la vérité n’a pas la plus grande importance dans la Bible ? Ne parle-t-elle pas de Dieu et celui-ci n’est-il pas la vérité même ? D’ailleurs, Jésus le dit avec la plus grande net teté en déclarant de lui-même : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. » Cependant, en y regardant d’un peu près, on découvre que les grands héros de la Bible ont un rapport à la vérité assez particulier. Prenons Jacob, fils d’Isaac, petit-fils d’Abraham, frère jumeau d’Esaü et père de douze fils qui seront, si l’on en croit la narration biblique, la souche des douze tribus d’Israël. Ce Jacob, donc, est le père du peuple, l’ancêtre qui donne son nom à Israël. Or, sa désignation comme héritier de son père Isaac et, par là même, de la promesse divine, est l’occasion d’un énorme mensonge, d’une monstrueuse manipulation. Le vieil Isaac, étant devenu aveugle, demande au jumeau premier né, le puissant et fier chasseur Esaü, de lui préparer un ragoût de gibier. Tandis que l’aîné court la campagne avec son arc et ses flèches, Jacob, le cadet, suit le conseil de sa mère. Il tue un chevreau du troupeau, que cette dernière cuisine, puis il revêt la peau de la bête, dont les poils roux et la puanteur trompent le vieil homme, qui croit
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reconnaître le chasseur au toucher et à l’odorat, mange le ragoût et accorde sa bénédiction à Jacob. Quand Esaü arrive, il est trop tard. La bénédiction donnée ne peut être reprise. On s’attendrait à ce que Dieu sanctionne le tricheur et son subterfuge. Eh bien, pas du tout. Aucune punition ne tombe sur Jacob, tout au contraire, celui-ci est béni et, avec lui, sa descendance. Quelques pages plus loin, si l’on s’aventurait à lire l’histoire de David, le roi d’Israël béni et comblé par Dieu, on trouverait aussi un talentueux roublard que ni la ruse ni le mensonge n’effraient. Une pratique pour le moins distante de la vérité ne semble donc pas être un obs tacle pour plaire à Dieu. Le mensonge n’est d’ailleurs pas explicitement interdit par les dix commandements. Deux d’entre eux cependant, s’approchent de cette interdiction : « ne pas invoquer à faux le nom du Seigneur » et « ne pas faire de faux témoignages contre son prochain ». Les deux visent un usage abusif de la parole. Dans l’histoire originelle, où le serpent incite les deux premiers humains à manger du fruit de l’arbre dans le jardin, la bête est qualifiée de « rusée » et même « la plus rusée » et, si on lit l’histoire avec soin, on se rend compte qu’en effet le serpent déforme savamment la parole de Dieu, la tord et finit par accu ser Dieu lui-même de mensonge. « Pas du tout », rétorque-t-il à la femme, qui lui répète que, s’ils mangent du fruit de l’arbre, ils mourront. Dans l’Évangile de Jean, le diable est nommé « père du mensonge » et, à ce titre, celui qui s’oppose à Dieu. Pour l’évangéliste, demeurer dans la vérité et demeu rer en Dieu est tout un, et, dans le texte qui lui est attribué, l’Esprit est nommé Esprit de vérité. Ce qui est évident pour l’auteur de l’Évangile, qui place le mot vérité à des dizaines de reprises dans la bouche de Jésus, c’est que ce qu’il nomme ainsi n’est pas une simple vertu humaine mais le propre de Dieu luimême. La vérité n’est ni un moyen ni une ascèse qui permettrait de découvrir ou de connaître Dieu, mais un don que Dieu offre à ceux et celles qui se tournent vers lui. Selon Jean, la vérité ne s’obtient pas, ne se déduit pas, mais se reçoit. À ce titre, elle est très éloignée de la vérité recherchée par la philosophie. Jésus ne dit d’ailleurs pas qu’il enseigne la vérité, qu’il la démontre, ou qu’il la professe, il dit qu’il l’est : « Je suis la vérité. » Notons que les institutions religieuses ont eu la tentation de prétendre « détenir la vérité », malheureuse expression qui place la vérité en détention. C’est au nom de cette prétention que tant de condamnations ont été prononcées sur ceux et celles qui ne rentraient pas dans le moule et ne souscrivaient pas à l’intégra lité des énoncés dogmatiques. Jean Paul II a même publié une encyclique inti tulée La Splendeur de la vérité (1993), qui contient une sévère mise au pas de la recherche théologique. La vérité selon la Bible n’est pourtant jamais ni un énoncé, ni la source d’un pouvoir sur lequel certains pourraient mettre la main. Elle n’est pas non plus une morale, ni même le fondement d’une morale. Et elle ne se fige pas dans le marbre, puisqu’elle est chemin et vie.
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MAINTENANT // ENTRETIEN
L’universalisme, une notion toujours utile Critiqué par les tenants d’un antiracisme décolonial, l’universalisme servirait aujourd’hui à masquer les discriminations, notamment celles qui sont liées à la couleur de peau. Ces critiques justifient-elles de se débarrasser d’un concept qui a longtemps fait consensus à gauche ? Pas pour Thomas Branthôme, historien du droit et des idées politiques, persuadé qu’il y a quelque chose à sauver dans l’universalisme.
Aujourd’hui vivement critiqué par certains courants antiracistes, l’universalisme est une notion qui a longtemps fait consensus à gauche. Quelle est son histoire ? Thomas Branthôme : Le moment spécifique que nous vivons laisse quelque peu interdits beaucoup de nos concitoyens, qui se demandent ce qui a pu se passer pour que l’universalisme subisse une telle critique, émanant de surcroît de la gauche. Historiquement, l’universalisme puise ses origines conceptuelles dans le christianisme. On peut dire qu’il « naît » avec Paul lorsque ce dernier énonce* qu’« il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme » car tous les chrétiens sont « un en Jésus-Christ ». Le dieu unique, désigné comme le Père, renforce cette idée d’une humanité de frères égaux, puisque tous sont ses fils. C’est une vraie révolution de la pensée car Paul met fin, par cette formule, à la conception antique selon laquelle l’Homme avec un grand « H » n’existe pas. Pour les Grecs ou les Romains, l’identité, de même que les libertés et les droits, sont entièrement dépendants de l’apparte48 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
nance à une cité. L’idée d’universel se développe avec la propagation du christianisme dans tout l’Occident, à partir du ive siècle. Puis sous l’effet de l’humanisme, de la Renaissance et des Lumières, l’universalisme se sécularise. Grotius, éminent philosophe du droit naturel, explique ainsi que l’homme aurait des droits « même si Dieu n’existait pas ». Cette sécularisation de l’universalisme trouve son parachèvement dans la Révolution française, qui se fait pour les hommes du monde entier. Pour les révolutionnaires, il existe une synonymie entre révolution, égalité et universalisme. Un continuum conceptuel dont héritera le républicanisme à la française. Être universaliste, c’est considérer que nous sommes tous égaux, et réciproquement. Le marxisme lui-même validera l’équation en chantant que « l’Internationale sera le genre humain ». L’origine, la race, la couleur de peau s’effacent derrière la figure universelle du « prolétaire de tous les pays ». Mais il ne s’agit pas d’un universalisme béat. Il appartient aux combattants de son idéal de le rendre véritable, à travers l’édification d’une société sans classe et des droits réels.
Comment expliquer que l’universalisme soit devenu si clivant ? Dès le commencement de la Révolution, certaines voix signalent des manquements. Les députés de la Constituante prononcent le mot, mais ils omettent les femmes et les pauvres, ce que dénoncent des députés comme Robespierre ou des révolutionnaires en devenir comme Condorcet. Même constat en 1848 : les insurgés de février proclament le suffrage universel… masculin ! Les femmes sont exclues du droit de vote. C’est donc un universalisme tronqué. Mais, de Marx à J aurès, on retrouve la même idée : parfaire l’universalisme en s’attaquant aux inégalités économiques. Le regard critique sur l’universalisme n’est donc pas nouveau. Mais, aujourd’hui, certains à gauche rejettent le concept lui-même. Il faut dire qu’entretemps la fracture entre le Nord et le Sud est venue ternir la revendication « universaliste » de l’Occident. L’esprit occidental a cessé de souffler l’idée de libération et d’émancipation. L’universalisme est suspecté d’être le masque d’une conception impérialiste et ethnocentrique du monde. On cite le discours de Jules Ferry sur la République prétendant devoir « civiliser les races inférieures », au nom des droits de l’homme et de l’universalisme. Les partisans des subaltern studies accusent aussi ce dernier d’être uniformisant : il ne laisserait pas de place aux particularismes des personnes, des lieux, des cultures. Une critique qui recoupe celle du modèle républicain à la française : souvenons-nous qu’au xxe siècle la « deuxième gauche » lançait déjà une offensive contre la culture « jacobine ». Contre ce modèle, il est donc logique que les critiques de l’universalisme brandissent souvent le modèle anglo-saxon et sa « société multiculturelle » comme une alternative à adopter.
Cette tradition anglo-saxonne est-elle plus féconde en matière de lutte contre les discriminations ? On l’a cru aux États-Unis… jusque dans les années 1980-1990. C’est une chose que nous ne disons pas assez : les débats qui émergent actuellement en France sont ceux que l’Amérique a eus à la fin du siècle dernier, notamment au travers de grandes controverses universitaires. Ce qui se passe outre-Atlantique aujourd’hui offre des réponses cruciales à nos questions. Malgré une philosophie qui se voulait « ouverte », « tolérante », et qui faisait officiellement la promotion du « multiculturalisme », la société américaine est toujours gangrenée par le racisme et les violences qui en découlent. Le Royaume-Uni a dû faire face à de vives tensions inter ethniques dans plusieurs de ses villes au cours de la dernière décennie. Et une partie de la population canadienne tend de plus en plus à questionner ce modèle. Plusieurs grands défenseurs du multiculturalisme des années 1990 reviennent d’ailleurs un peu sur la consécration absolue du « droit à la différence ». D’une part, parce que le multiculturalisme – lorsqu’il est jusqu’au-boutiste – conduit à une forme d’individualisme. Et il faut reconnaître qu’au sein de cette philosophie la question de ce qui unit les habitants d’un pays, par-delà les différences, est de moins en moins posée. Dire à quelqu’un « Je te tolère » n’est franchement pas la panacée ! Le modèle républicain me paraît plus inclusif. Sans être mon semblable, l’autre est mon égal, mon alter ego. D’autre part, cette recherche permanente de singularité – quand elle renonce dans le même temps à la « lutte des classes » – risque de conforter le narcissisme des individus et d’alimenter la société de consommation. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 49
MAINTENANT // ENTRETIEN L’universalisme est tronqué, le multiculturalisme dévoyé. Ces imperfections doivent pousser à construire un nouveau modèle. Il est temps de sortir des dogmatismes !
Thomas Branthôme Docteur en droit, maître de conférences en histoire du droit à l’université ParisDescartes. Coauteur en 2018 d’Histoire de la République en France. Des origines à la V e République aux Éditions Economica.
Mais l’universalisme peut-il encore être un levier pour lutter contre le racisme et promouvoir l’égalité ? Beaucoup de nos concitoyens sont à même de comprendre que l’énoncé des droits humains, ce n’est pas rien. Et que, comme l’a écrit Hannah Arendt, il reste que cet énoncé – même soumis à toutes les critiques du monde – a posé pour l’ensemble de la planète le « droit d’avoir des droits ». Les mouvements d’indépendance et de décolonisation se sont d’ailleurs réclamé de la logique des droits humains au travers du droit des peuples à disposer d’euxmêmes pour revendiquer, à juste titre, l’autonomie. Je ne crois donc pas qu’il faille rejeter l’universalisme en soi. En revanche, il reste trop abstrait. Il faut être capable de sanctionner les manquements à l’universalisme. Mais il faut aussi remettre en cause le système économique actuel, qui crée des inégalités de condition et rend la parole universaliste vaine. Non, il n’est pas juste de dire que nous sommes tous égaux. Pour s’en convaincre, il suffit de faire un tour de France ! Les « quartiers » sont victimes d’une discrimination géographique, tandis que le périurbain et le
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monde rural souffrent d’un sentiment d’abandon. Pour en finir avec les discours incantatoires, le politique qui se réclame de l’universalisme républicain doit absolument renouer avec le projet révolutionnaire dont cette notion est issue. Au niveau national, cela suppose de travailler sur les conditions matérielles de vie de la population et de remettre à l’ordre du jour la lutte contre les discriminations. La recrudescence d’actes racistes, antimusulmans, antisémites, machistes et anti-LGBT montre toute l’actualité du combat en faveur de l’égalité et de l’altérité. Au niveau international, j’en appelle à la reformulation de la définition de l’universalisme. Celle-ci devrait faire l’objet d’une discussion mondiale plutôt que d’être le fruit d’une vision européenne avec laquelle les autres n’ont qu’à composer. Il faudrait mettre à contribution l’ensemble des habitants de la terre. Imaginons une assemblée constituée de délégués de tous les continents qui siégeraient pendant un an pour définir ce qui est commun à l’ensemble de l’humanité. Leur mission serait de forger une définition mondiale de l’Homme. Alors nous pourrions dire que l’univer salisme mérite son nom. Propos recueillis par Marion Rousset. * Galates 3, 28.
voir Est-ce le règne des bouffons ? Nous ne parlons pas seulement des dictateurs qui s’agitent dans divers coins de la planète, mais aussi de démocratie ayant pignon sur Onu. À voir le père Ubu qui sévit à la Maison-Blanche, et le Premier ministre britannique qui s’essuie joyeusement les pieds sur les accords internationaux, on pourrait regretter ceux que David Brouzet a sélectionnés pour nous et qui étaient, derrière leurs masques, des êtres humains. Pendant ce temps, nous détournons le regard des rives de la Méditerranée, où s’entassent, dans des conditions indignes de notre continent, ces femmes et ces hommes venus y chercher un avenir. Le photographe Alessio Paduano est allé à Lesbos, dans le camp de Mória, témoigner de leurs conditions de vie. C’était avant l’incendie de septembre. Son reportage n’en est que plus glaçant. Peu à peu, même si on ne sait pas pour combien de temps, musées et galeries rouvrent leurs portes. C’est à une flânerie dans Paris que Boris Grebille nous convie et à un hommage aux galeristes qui rendent vivants et perceptibles au chaland l’art d’aujourd’hui. Poussez les portes et laissez-vous déranger, étonner, séduire. « Black Lives Matter », « Les vies noires comptent. » Ce slogan a traversé l’Atlantique et vient nous interpeller sur notre façon de vivre ensemble. Mais notre présent interroge inlassablement notre histoire, que les artistes interprètent pour mieux nous aider à en saisir les tours et les détours. À travers les œuvres de Roméo Mivekannin, William Kentridge et Samuel Gelas, Jean-François Bouthors nous propose une réflexion sur notre passé et nos perceptions.
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BOUFFONS Le
Par David Brouzet
La liste des bouffons célèbres est longue. Les dieux de l’Olympe, les premiers, eurent le leur, qui s’appelait Momos. En 449, Attila avait déjà à son service un fou pour distraire ses convives. Au Moyen Âge, les comptes royaux mentionnent les dépenses, parfois élevées, faites pour eux. Dans son Éloge de la folie, Érasme souligne l’importance de leur présence auprès des rois et des reines. Pour Shakespeare, ils ont « la parole libre comme l’air ». Ce faisant, ils délivrent des vérités terrifiantes et néanmoins salvatrices. Mais quand les bouffons et les fous deviennent rois, alors le danger menace…
Pietro Gonella Bouffon à la cour de Ferrare, Pietro Gonella osa un jour pousser son maître dans le Pô. Pour le punir, le prince fit semblant de le condamner à mort. Mais, au lieu d’être décapité, le bouffon devait seulement se prendre un seau d’eau sur la tête. Les yeux bandés, Gonella fut donc conduit sur le lieu de son supplice. Le malheureux eut tellement peur qu’il en mourut d’une crise cardiaque. Son portrait, qui le montre mal rasé, souriant mais le regard empreint d’une expression douloureuse, aurait été peint par Jean Fouquet peu après sa mort en 1441. Le cadrage serré, la pose, les bras croisés, s’inspirent des images du Christ souffrant.
Jean Fouquet, Portrait du bouffon Gonella, vers 1441, Vienne, Kunsthistorisches Museum.
II - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
Ci-contre : Arsène-Henry de Saint-Alary (H. de Sta), 1882, illustration représentant le comédien François Jules Got en Triboulet dans Le roi s’amuse de Victor Hugo. Ci-dessous : Francesco Laurana, Triboulet, 1461, Paris, Bibliothèque nationale de France, Cabinet des médailles.
Triboulet Plusieurs bouffons portèrent le surnom de Triboulet. Le premier, chef de troupe et comédien, fut aussi l’auteur de farces et de sotties. Cinq nous sont parvenues, dont la célèbre Farce de Maître Pathelin. René d’Anjou, auquel il était attaché, l’habillait comme un roi, le maria avec le plus grand faste et fit graver par Francesco Laurana une médaille en bronze à son effigie. Triboulet y tient sa marotte, l’attribut traditionnel des bouffons. Un autre Triboulet, qui vécut sous Louis XII et François Ier, inspira à Victor Hugo Le roi s’amuse, drame romantique dénonçant la société de l’époque qui fut donné en 1832 à la Comédie-Française. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - III
Les bouffons
Agnolo di Cosimo, dit le Bronzino, Le Nain Morgante, 1552, Florence, Palais Pitti, Galerie palatine.
Morgante Braccio di Bartolo, surnommé ironiquement Morgante – nom d’un géant dans le poème éponyme de Luigi Pulci –, fut le modèle favori des artistes florentins de la fin de la Renaissance. Giambologna le sculpta dans le marbre chevauchant un dragon, il fut fondu en bronze sous l’aspect d’un Bacchus ivre juché sur un tonneau et, en 1600, Pietro Tacca fit même de lui une statuette en sucre pour la table des noces d’Henri IV et Marie de Médicis ! À son tour, dans le but de prouver la supériorité de la peinture sur la sculpture, Agnolo di Cosimo, dit le Bronzino, le peignit nu, grandeur nature, en « ucellatore » (oiseleur), sur une toile double face. IV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
Marie Dareille Si François Ier avait à ses côtés Brusquet, la naine Dareille vivait, elle, auprès de son épouse, la reine Claude. Leurs histoires d’amour défraient la chronique et réjouissent les souverains. Celle dont Nicolas Lagneau fit plus tard un portrait saisissant est alors une « curiosité » de la nature, au même titre que les perles baroques en forme de poire qu’elle arbore et qui font écho aux difformités de son nez et de ses lèvres.
Nicolas Lagneau, Femme naine de profil, entre 1600 et 1650, Paris, Bibliothèque nationale de France.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - V
Les bouffons Sebastián de Morra Peu d’œuvres de peintre comptent autant de bouffons que celle de Vélasquez. Sebastián de Morra servit successivement le cardinal-infant Don Ferdinand d’Autriche puis le prince Baltasar Carlos, dont il devint l’un des héritiers. Vélasquez fait émerger sa figure d’un fond neutre vibrant de matière. L’air renfrogné, presque provocateur, le fou est assis les poings serrés sur les genoux. De ses pieds, il semble repousser le spectateur. Le raccourci des jambes crée une tension qui est renforcée par la vivacité de l’accord complémentaire du rouge et du vert.
Diego Vélasquez, Sebastián de Morra, vers 1645, Madrid, musée du Prado.
VI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
Jan Matejko, Stańczyk durant un bal à la cour de la reine Bona après la perte de Smoleńsk, 1862, Varsovie, Musée national.
Stańczyk Le Stańczyk (1862) de Jan Matejko est l’un des tableaux les plus connus de la peinture polonaise. Acquis par le Musée national de Varsovie en 1924, le tableau fut saisi par les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale, récupéré par l’Union soviétique, puis restitué à la Pologne en 1956. Stańczyk fut le bouffon du roi de Pologne Sigismond Ier. Alors que les courtisans festoient dans le palais, le fou, qui vient d’apprendre par lettre la défaite de Smoleńsk, est plongé dans la mélancolie. Son visage, un autoportrait de Jan Matejko, exprime la tristesse suscitée chez le peintre lui-même par les malheurs que connaît la Pologne à l’époque où il peint son chef-d’œuvre. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - VII
Les bouffons
Père Ubu La pièce d’Alfred Jarry Ubu roi fut publiée en 1896 dans la revue Le Livre d’art et représentée pour la première fois par la troupe du Théâtre de l’œuvre, faisant scandale. Par sa singularité, elle préfigure le théâtre de l’absurde. Le personnage-titre fut inspiré par le grotesque M. Hébert, professeur de physique au lycée de Rennes dont les aventures faisaient l’objet de farces écrites par les lycéens. Le Père Ubu est à lui seul un condensé de tous les vices et de tous les ridicules. Le bouffon est devenu roi. Jarry, qui pratiquait le dessin et la gravure sur bois, illustra lui-même son texte.
Alfred Jarry, Véritable portrait de Monsieur Ubu, 1906, Paris, Bibliothèque nationale de France.
VIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
Pierre Prévert, Voyage surprise, 1947, le nain Piéral dans le rôle de la grande-duchesse Marika de Stromboli.
Piéral « Piéral » ou « le nain Piéral » – il mesurait 1,23 m – fut le nom de scène d’un grand acteur français, Pierre Aleyrangues (1923-2003), qui commença sa carrière au théâtre en jouant pour Henri Lartigue le rôle d’un bouffon dans Fariboles. Au cinéma, il endossa souvent le même emploi, incarnant des personnages maléfiques dans Les Visiteurs du soir de Marcel Carné, dans Notre-Dame de Paris et La Princesse de Clèves de Jean Delannoy, et dans le populaire Capitan d’André Hunebelle. Pour d’autres grands cinéastes, comme Max Ophüls et Luis Buñuel, Piéral fut avant tout l’interprète idéal du réalisme poétique et du surréalisme. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - IX
Notre-Dame-des-Landes
X - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019
© Angelos Tzortzinis/AFP
lesbos Voyage au bout de l’enfer
Textes et photos intérieures Alessio Paduano LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - XI
Le 9 septembre 2020, le camp de réfugiés de Mória, sur l’île grecque de Lesbos, a été partiellement évacué à la suite d’un incendie qui, selon les autorités grecques, aurait été provoqué par un groupe de demandeurs d’asile. Le feu se serait propagé en plusieurs points de la structure, la détruisant partiellement, sans faire de blessés ni de morts.
L
e camp officiel de Mória est une ancienne base militaire d’une capacité d’accueil d’environ 3 000 personnes. Mais, entre la fermeture des frontières européennes en 2016 et le confinement dû à la Covid-19, on décomptait près de 20 000 réfugié·e·s entre l’intérieur de la structure du camp et l’oliveraie qui la jouxte. 60 % viennent d’Afghanistan et de Syrie. D’après Aegean Boat Report, une ONG norvégienne indépendante, 114 bateaux sont arrivés à Lesbos depuis début 2020, pour un total de quelque 4 300 personnes. Selon les accords de Dublin, encore en vigueur, leurs demandes d’asile sont enregistrées sur place. Mais leur traitement est très lent et on estime l’arriéré actuel à 90 000 dossiers. Avant l’incendie, hommes, femmes, enfants, survivaient dans des conditions déplorables. C’est de ce quotidien dont témoigne notre photographe, Alessio Paduano. Depuis le 9 septembre, des structures d’urgence ont été mises en place par les autorités grecques. Mais les tentes installées dans les îles voisines et les distributions de nourriture ne parent qu’au plus pressé. Aujourd’hui, l’Allemagne exhorte les États membres de l’Union européenne à accueillir les 3 000 à 4 000 migrants dont le refuge temporaire et les maigres possessions ont été ravagés par les flammes. Mais, même pour ceux qui « habitaient » dans l’oliveraie voisine, épargnée par l’incendie, la situation reste d’une précarité indigne et ne peut que s’aggraver si des mesures concrètes ne sont pas prises pour soutenir ces milliers de personnes dont la seule faute est de vouloir une vie meilleure.
XII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
Vue générale du camp de Mória et de l’oliveraie où vivent aussi de nombreuses personnes.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - XIII
Ce reportage a été réalisé en février. L’hiver est froid et pluvieux en Grèce. Ceux qui ont accès à des tentes les recouvrent de plastiques pour mieux les isoler. D’autres construisent des abris avec des bâches
XIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
qu’ils renforcent de morceaux de grillage et de palettes, au milieu d’un monceau de sacs-poubelles et de déchets d’emballage. À l’intérieur du camp, on tente de s’organiser et de réinventer le quotidien.
Couper du bois, faire du feu, se rendre d’un point à un autre, étendre son linge, surveiller les enfants, les occuper, les faire jouer, la vie est scandée par la banalité de ces gestes qui ne peuvent occulter
l’ennui, la misère et la peur du lendemain. Le rêve d’Europe, de liberté et de fraternité de ces migrants en quête d’un avenir meilleur s’est enlisé dans un camp qui déshonore l’humanité.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - XV
Ils sont supposés avoir la vie devant eux. Comment soutenir leurs regards ? De gauche à droite, et de haut en bas : Arsh, 12 ans, Afghan ; Ahmad, 18 ans, Afghan ; Sleem, 23 ans, Iraquien ; Hashem, 16 ans, Afghan.
XVI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
La profondeur du doute Un samedi en galeries à Paris En cette rentrée masquée, où l’incertitude plane comme un brouillard anglais, les galeries parisiennes nous offrent l’occa sion de nous questionner et de nous émerveiller, de nous forcer à affronter nos craintes et de nous inciter à reprendre la main sur notre monde. Leurs artistes nous mettent face à nous-mêmes par le truchement de leurs œuvres et nous font un bien fou en nous plongeant dans nos propres doutes pour nous obliger à en ressortir vivants ! Il y a quelque chose de baptismal dans la confrontation à l’œuvre. Plongeon dans la profondeur du doute. Par Boris Grebille
Rirkrit Tiravanija (né en 1961), Untitled 2020 (Once Upon a Time) (After Jasper Johns). Tapisserie, marbre. Courtesy artiste et galerie Chantal Crousel. Photo © Martin Argyroglo.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - XVII
La profondeur du doute, un samedi en galeries à Paris
À
la galerie Chantal Crousel, l’artiste Rirkrit Tiravanija nous invite à déambuler dans un ensemble de tapis d’Aubusson et de pièces de marbre sur lesquels il reprend les fameuses cartes des États-Unis de Jasper Johns en y ajoutant des slogans. L’artiste explique qu’il voit ses œuvres comme des panneaux de signalisation routière qui viennent, presque de manière inconsciente, dialoguer avec notre culture, se frayer un chemin jusqu’à notre conscience. Dans ce parallèle, l’œuvre Once Upon a Time (Il était une fois…), formant par son tapis posé au sol et sa stèle de marbre l’image d’une tombe, devient « un sens interdit » ou une « interdiction de stationner ». La tombe des contes de fées est en effet une image insoutenable. Ces contes qui permettent aux enfants de vaincre leurs angoisses sont finalement ici l’image même de l’art comme source possible de questionnement et d’accompagnement des hommes et des femmes adultes dans leur travail permanent d’émancipation et de prise de contrôle du monde dans lequel ils tentent de vivre. Acter la mort des contes de fées serait acter la suprématie des doutes et donc notre propre impuissance. Rirkrit Tiravanija, Untitled 2020 (Once Upon a Time) (After Jasper Johns), détail. Tapisserie, marbre.
XVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE ÉTÉ 2020 2020
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uillaume de Sardes met des mots sur les photographies qu’il a prises. Les murs de la galerie Odile Ouizeman sont couverts de ses petits tirages en noir et blanc, regroupés comme des histoires courtes, sous-titrés par des petits textes qui racontent ce qu’ils lui renvoient de ces moments où il a appuyé sur le déclencheur. « En photographie, la quête d’objectivité est vaine et sans intérêt. Dans toute image reste quelque chose de soi : une sensibilité, la marque de notre rapport au monde et aux autres. Un portrait, un fragment d’histoire comme un paragraphe tiré d’un roman. » Accepter que le monde soit notre monde, celui qui nous habitons comme nous le pouvons, et non un monde subi qui nous habite nous, souvent en nous terrifiant, voilà peut-être le chemin qu’il nous faut accepter de prendre pour ne pas être confronté à l’impasse du doute.
Guillaume de Sardes (né en 1979), Vers l’Est, Riga, 2011-2019. Tirage sur aluminium par Subligraphie®. Courtesy artiste et galerie Odile Ouizeman.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - XIX
La profondeur du doute, un samedi en galeries à Paris
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uc Delahaye, lui, se sert de la photographie pour reconstruire une situation vécue, utilisant des modèles, multipliant les poses pour que de la répétition des gestes naisse une existence. À la galerie Nathalie Obadia sont regroupés des tableaux photographiques et des séries en noir et blanc réalisés dans un village du nord du Sénégal. Madame Sarr, l’herbe pour les chèvres en fait partie. Madame Sarr est dans ces neuf photographies plus sûrement que dans chacune d’entre elles. Neuf images pour l’évocation d’une réalité, aucune ne pouvant renfermer à elle seule l’instant remémoré ou l’être représenté. Belle métaphore de l’impossible appréhension objective de la vie et de cette quête mortifère d’une vérité figée qui nous pousse aux pires méprises sur les personnes et les situations. Pour ne pas dire aux pires folies. Luc Delahaye (né en 1962), Madame Sarr, l’herbe pour les chèvres, 2020. Neuf tirages jet d’encre couleur réalisés par l’artiste. Courtesy artiste et galerie Nathalie Obadia, Paris / Bruxelles. © Luc Delahaye.
XX - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
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a nouvelle série qu’Alin Bozbiciu expose à la galerie de Suzanne Tarasieve, « Performing Doubt », illustre sa vision du monde : « La vie est un théâtre et nous en sommes tous les acteurs… » Daily Backstage s’inspire du Radeau de La Méduse de Géricault, image ô combien contemporaine, qui, au-delà d’un simple renvoi au drame des réfugiés, illustre l’état d’esprit de nombreux de nos concitoyens, naviguant à vue, épuisés et sans espoir. Pour composer ses tableaux, Alin Bozbiciu part d’une figure centrale et dispose les autres éléments autour de celle-ci. « C’est cette figure principale qui me dit de quoi elle a besoin autour d’elle », explique-t-il. Il ne s’agit pas d’une illustration du nouvel adage contemporain « replacer l’humain au cœur de nos réflexions », mais, bien plus subtilement, de replacer les liens de dépendance, positifs comme négatifs, au cœur de notre vision du monde. Quels sont nos besoins ? Une question bien plus réelle et concrète que tous les discours pseudo-humanistes qui ne font qu’essayer de maintenir à flot des visions éculées. Alin Bozbiciu (né en 1989), Daily, Backstage (série « Performing Doubt »), 2020. Huile sur toile. Photo © YAP studio / Pavel Curagāu.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - XXI
La profondeur du doute, un samedi en galeries à Paris
À
la galerie Alain Gutharc, les aquarelles et installations d’Edi Dubien, artiste transgenre autodidacte, utilisent la finesse et la douceur pour témoigner de la violence que la société engendre en imposant des représentations étroites et aliénantes. Son univers est peuplé d’animaux et de nature. C’est auprès d’eux qu’il a trouvé refuge, enfant, quand il désespérait d’un corps prisonnier des stéréotypes de genre. En mélangeant humains, animaux et nature, il construit des relations qui paraissent imaginaires ou fantastiques mais qui entrouvrent finalement la possibilité d’envisager un monde où les constructions de genre, de domination et de hiérarchisation supposés naturels laissent place à de nouvelles corporéités physiques et sociales. Ce daguet fardé et bijouté nous évoque bien plus un corps poétique qu’une quelconque transgression. Comme si ce détour fantastique autorisait finalement assez facilement le regard à évoluer. Le détour par les contes de fées pourrait n’avoir jamais été aussi nécessaire. Edi Dubien (né en 1963), Sans titre, 2020. Aquarelle et crayon sur papier. © Edi Dubien et galerie Alain Gutharc.
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C
omme l’écrit Tony Cragg, qui expose ses sculptures chez Thaddaeus Ropac, « l’art nous montre qui nous sommes et où nous nous situons. En fin de compte, tout l’art, aussi abstrait soit-il, tourne autour de la figure humaine et de la nature humaine et s’y rapporte ». Faites de mouvement, de sédimentation, d’instabilité, ses sculptures nous ressemblent, s’élevant à la verticale et venant habiter l’espace selon des mouvements qui peuvent nous paraître surprenants. On y lit nos faiblesses, nos renoncements, nos détours et nos accélérations. Mais si les vies humaines ressemblent à une sculpture de Tony Cragg, c’est que, finalement, la profondeur de nos doutes est certainement la plus belle des forces, celle qui met en mouvement et permet de s’élever en développant un corps relationnel, fragile mais vivant. Tony Cragg (né en 1949), Stack, 2018. © Galerie Thaddaeus Ropac.
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VIES NOIRES Les vies noires comptent. La mort, le 25 mai dernier, de George Floyd, au cours d’une interpellation policière, a fait retentir cette vérité bien au-delà des États-Unis, où est né, en 2013, le mouvement Black Lives Matter. Dès lors, comment ne pas s’interroger sur la conscience que nous avons du traumatisme inscrit dans la chair des descendants des victimes de la traite négrière et de la colonisation. Il faut commencer par prendre la mesure de ce traumatisme et de ce qui s’ensuit de nos jours. Des artistes peuvent nous aider à le faire sur un mode qui n’est pas seulement celui de la réflexion intellectuelle ou d’un questionnement éthique abstrait. Par Jean-François Bouthors
C’est ainsi que l’on était saisi, en juillet dernier, en pénétrant dans la galerie Éric Dupont, à Paris, devant le travail de Roméo Mivekannin, et en particulier devant ce portrait saisissant qui s’imposait dès l’entrée. Celui d’un esclave fouetté sauvagement dont on avait pris soin de photographier les cicatrices spectaculaires, à Baton Rouge, en Louisiane, en 1863. Pourquoi cette photographie ? À titre d’avertissement pour d’autres esclaves tentés de se rebeller ? Ou pour satisfaire un appétit de jouissance sadique ? De cette photo, Mivekannin a fait une œuvre. Aux traces du martyre, il a donné la beauté
d’un feuillage, et, en lieu et place du visage de la victime, il a mis le sien, fixant le spectateur. Comme pour lui demander : « Vois-tu ? Je suis là. Un être de chair, comme toi qui me regarde. Comprends-tu ? Éprouves-tu ce que j’ai souffert, ce qui me hante ? » Sans être accusatrice, l’interpellation ébranle celui qui la reçoit. Roméo Mivekannin, Cicatrices d’un esclave fouetté dans le Mississippi, 2 avril 1863, Baton Rouge, Louisiane, États-Unis, 2020. Acrylique, bain d’élixirs sur toile libre, 194 x 154 cm. Courtesy galerie Éric Dupont, Paris.
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VISIBLEinVISIBLE VISIBLEinVISIBLE Être noir, Roméo Mivekannin, né en 1986, dit n’en avoir pris conscience qu’en venant en France, où ses parents avaient voulu qu’il étudie. En Afrique, être noir n’était pas une question… Ça l’est devenu au contact d’élèves du lycée qu’il a intégré en Haute-Garonne, qui sont venus le toucher, pour savoir « comment c’était, si ça n’allait pas déteindre… » C’était hier ! Autre choc, celui qu’il a éprouvé au musée du Quai-Branly, devant le trône de son ancêtre Béhanzin, avant-dernier roi d’Abomey – régnant sur le Dahomey, partie de l’actuel Bénin. Ce
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ernier s’était rebellé contre le colonisateur frand çais. Il avait été vaincu et déporté en Martinique, puis, à la fin de sa vie, alors qu’il était malade et demandait à rentrer dans son pays, à Blida, en Algérie, où il était mort en 1906. Après avoir vu, l’an dernier au musée d’Orsay, l’exposition « Le modèle noir » , Mivekannin s’est représenté lui-même sous les traits de celle qui apporte les fleurs à l’Olympia de Manet… Comme il l’a fait aussi en réinterprétant quelques autres tableaux, comme le célèbre Femmes d’Alger dans leur appartement de Delacroix.
Page de droite : Roméo Mivekannin, série « Le Modèle noir », Olympia, d’après Manet, 2020. Acrylique, bain d’élixirs sur toile libre, 260 x 260 cm. Courtesy galerie Éric Dupont, Paris. Ci-contre : William Kentridge, Drum, partie des décors réalisés pour la pièce Sophiatown, 1989. Gouache sur papier, 298 x 173 cm. Photo : Thys Dullaart. © William Kentridge/Courtesy artiste.
William Kentridge est blanc, et il est né en 1955, en Afrique du Sud, quelques semaines avant la réunion du Congrès du peuple, qui entendait protester contre l’apartheid. Cette même année 1955, le quartier métissé de Sophiatown – littéralement « la ville de la sagesse » – était rasé en une nuit et ses 65 000 résidents noirs réinstallés dans celui de Soweto. Il s’agissait de briser l’élan culturel de ce quartier, qui était, entre autres, le cœur battant du jazz sud-africain. Trente-quatre ans plus tard, pour servir de décors à une pièce éponyme qui racontait l’histoire de
ce quartier, l’artiste a réalisé trente-huit grandes gouaches sur papier. Sans doute l’a-t-il fait parce que son arrière-grandpère, Morris Kantorowicz, juif de Lituanie, avait fui les pogroms au début du xxe siècle et transformé son nom, et parce que son père, Sidney, fut l’avocat de Nelson Mandela dès 1956 lors du célèbre « procès de la trahison » – qui dura jusqu’en 1961 –, procès pendant lesquels les leaders du Congrès national africain risquèrent leur tête avant d’être finalement acquittés. Aussi le jeune William a-t-il vu ce que d’autres s’employaient à cacher ou à ne pas voir… LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - XXVII
VISIBLEinVISIBLE VISIBLEinVISIBLE
Né en 1986 en Guadeloupe, Samuel Gelas ne pouvait pas manquer de traiter le sujet de la traite et de ses conséquences. Il le fait à partir des codes culturels et des mythologies des bandes de jeunes Guadeloupéens qu’il a approchées, et notamment de l’usage de masques et de totems. La violence et le désespoir d’aujourd’hui ne sont pas étrangers aux exactions passées. Ce que peint Gelas rappelle les sévices infligés, leur caractère presque impensable, et pointe à la fois les séquelles qui persistent… Tout cela relève, affirme-t-il dans le titre de son œuvre, d’un « crime contre l’humanité ». Contre toute l’humanité, puisque c’est finalement notre capacité de vivre notre commune humanité dans XXVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
sa multiplicité qui est encore aujourd’hui mise à mal, en raison de ce que le mépris des uns par les autres a imprimé en tous. Comment, en effet, peut-on réparer l’ignominie dont témoigne l’image reprise par Mivekannin de ces femmes noires grimées en joueuses de tennis, en lieu et place de leurs maîtresses, pour en faire les objets d’un voyeurisme sadique. Là encore, l’interrogation silencieuse de l’artiste, qui leur prête son visage, transperce le spectateur. On pourrait aussi évoquer cette peinture d’un soldat portugais, pelotant fièrement, en 1968, une jeune fille africaine dénudée devant l’objectif d’un appareil photo. De qui sommes-nous les héritiers ?
Samuel Gelas, Crime contre l’humanité, 2015. Pierre noire et acrylique, 130 x 260 cm. Courtesy galerie LJ, Paris.
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VISIBLEinVISIBLE VISIBLEinVISIBLE Pour réaliser ces œuvres poignantes, Mivekannin utilise de vieux draps, tirés de trousseaux marqués aux initiales des jeunes femmes qui perdaient leur nom en se mariant. Il les fait longuement macérer dans des élixirs réparateurs utilisés dans les rites vaudous qui prennent leur origine dans le royaume du Dahomey. Ces draps sont comme des linceuls, qu’il peint dans l’espoir d’opérer une libération qui commence par un hommage aux victimes. Ces êtres humiliés – songeons à ceux qui furent exhibés dans
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des zoos humains, à Paris et ailleurs, et photographiés comme des animaux –, il les rend présents, et même, d’une certaine façon, vivants en esprit devant nous. Il nous propose, en quelque sorte, d’en devenir solidaires, d’entrer en fraternité avec eux. Roméo Mivekannin, « Are you fond of tennis ? », Durban, Afrique du Sud, 1910, 2020. Acrylique, bain d’élixirs sur toile libre, 262 x 247 cm. Courtesy galerie Éric Dupont, Paris.
Mais il faut plus que de la compassion et de l’émotion, vient rappeler William Kentridge, avec son film d’animation Ubu Tells the Truth, qui réagit à la mise en place de la Commission de la vérité et de la réconciliation qu’a présidée Desmond Tutu à partir de 1995 pour examiner les violations des droits de l’homme pendant l’apartheid. Quelle vérité attendre d’Ubu et de ses séides ? demande Kentridge. « Vous pouvez sacrifier la justice à la connaissance, mais savoir tout ne s’obtient qu’au prix de l’impuissance. » Tout ne pouvait donc miraculeusement se régler par le pardon et la réconciliation… Il n’y a d’autre chemin que l’humilité qu’impose l’épreuve inévitable de notre impuissance.
Kentridge nous le dit en mettant en scène son propre travail, sa propre réflexion. Il n’est pas anodin qu’il se représente nu traçant le squelette fantomatique d’Ubu dans la série d’eaux-fortes, aquatinte et pointe sèche qu’il réalise sur le même thème en 1996 et 1997. Lui qui est blanc, que peut-il aujourd’hui pour réparer le désastre ? Peut-il seulement se laver de cette autre noirceur, celle de l’héritage que lui laisse le passé ? William Kentridge, Ubu Tells The Truth, 1996-1997, eau-forte, 36 x 50 cm. Photo : Thys Dullaart. © William Kentridge/Courtesy artiste.
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VISIBLEinVISIBLE VISIBLEinVISIBLE Kentridge exprimait déjà, en 1994, dans Felix en exil – Felix est l’un de ses doubles, presque toujours nu –, l’infinie désolation que tout cela lui inspire. Dans cet autre film d’animation, réalisé à partir de dessins au fusain, on le voit, dans une chambre loin de chez lui, contemplant ce qui se passe dans son pays. Il assiste impuissant au sort tragique de Nandi, personnage féminin africain qui veille sur le paysage et le partage de la terre, abattue d’un coup de fusil… Mais peut-on imaginer construire quelque chose en commun en faisant l’économie de cette désolation ? Il n’y a pas de « solution », pas de « méthode », pas de « procédé » technique ou scientifique, et peut-être même politique, qui puisse nous per-
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mettre de reprendre la maîtrise. Et c’est peut-être mieux ainsi, si nous voulons permettre à ceux dont les parents, proches ou lointains, ont été brisés et humiliés de trouver leur propre place. La leur, et non pas celle que nous pourrions nous croire capables de leur octroyer gracieusement. La suite, donc, appartiendra à d’autres, plus jeunes, qui pourront alors construire un avenir commun, allégés du poids d’un passé qu’il revient à une génération plus ancienne de porter sans pouvoir l’effacer… William Kentridge, Felix in Exile, 1994. Film 35 mm transféré en vidéo, 8’22”. Vue d’exposition. Photo Jean-François Bouthors.
États-Unis
L’aide sociale, une industrie pour les mormons
L’Utah est un État américain peu versé dans le social, mais ici les mormons ont pris le relais. Toute personne dans le besoin peut s’adresser à leur Église pour obtenir nourriture, vêtements et même aide à l’emploi. Par Guillaume de Morant
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REGARDS // L’AIDE SOCIALE, UNE INDUSTRIE POUR LES MORMONS
I
l y a au moins un point sur lequel Salt Lake City, capitale de l’Utah, ne se distingue pas des autres grandes villes américaines : les riches y sont souvent très riches et les pauvres très pauvres. Il suffit de prendre le TRAX pour le constater. Ce métro léger sillonne la ville en longeant les autoroutes parcourues par de puissants et luxueux 4x4 pilotés par les millionnaires. Il accueille en principe les « cols blancs », en costumes sombres et tailleurs stricts. Mais, aux heures creuses, c’est une tout autre population qui occupe ses petits wagons bleus, verts ou rouges. Des hommes et des femmes sans ressources viennent s’y rafraîchir en été et s’y réchauffer en hiver car il a la particularité d’être gratuit en centre-ville. Beaucoup se rendent par ce moyen dans les centres sociaux de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours, autrement dit l’Église des mormons, dont le nom s’abrège en Église LDS – pour « Latter-day Saints ». Salt Lake City est un peu le Vatican de cette Église d’obédience chrétienne qui joue un rôle social important spécialement en Utah, mais aussi dans d’autres États américains. Une aubaine pour les pauvres dans un pays où l’aide fédérale est réduite à sa plus simple expression. À quelques centaines de mètres du centre-ville, et un peu plus loin du mythique Temple Square, grand pôle touristique avant la Covid-19, nous rencontrons Emily, une mère de famille de 47 ans, et deux de ses trois enfants, Katrina et Lydia. Elles sont venues faire leurs courses au Bishops’ Storehouse, une institution qui existe depuis 1938, implantée le long d’une voie express dans un quartier tout entier dédié à l’aide sociale, le Welfare Square. Le « magasin des évêques » ressemble à une petite épicerie, un peu désuète. « Je viens m’approvisionner pour la semaine.
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Je prends de la viande, des spaghettis, de la sauce tomate, du miel, du sirop pour les crêpes. Il y a aussi des légumes frais et des fruits », raconte Emily en poussant un chariot classique de supermarché. Détail intriguant, dans les rayons, il n’y a pas beaucoup de marques et aucune publicité. Mais sur les étiquettes, un mot, Deseret, revient souvent, orné d’une petite ruche. C’est la marque des mormons. Nous sommes ici dans un lieu qui a toutes les apparences d’un supermarché. La seule différence, c’est qu’il n’y a ni caisse, ni vigile. Tout y est absolument gratuit. Une aide à double sens Pour bénéficier de cette aide, Emily, qui n’est pas croyante, a contacté « l’évêque » de son « pieu ». En langage mormon, c’est le prêtre de la paroisse la plus proche de chez elle. L’Utah étant en majorité de confession mormone, il y a un « pieu » presque à chaque coin de rue. Elle a expliqué sa situation au prêtre mormon, son divorce il y a quelques années, un licenciement sec il y a six mois et les difficultés qui s’accumulent. L’évêque l’a inscrite sur la liste des bénéficiaires et, depuis, elle vient chaque semaine remplir gratuitement son chariot. Comme Emily, des dizaines de milliers de familles, membres ou non de cette Église, peuvent se rendre dans l’un des cent vingt « magasins des évêques » répartis dans tous les États-Unis, partout où il y a des communautés mormones. « Il n’y a aucune condition de religion. Cela marche que les gens soient mormons ou non, qu’ils soient membres d’une autre Église ou bien athées. L’évêque les aide à définir leurs besoins, ensuite ils viennent ici et remplissent leur caddie », explique Pete Nielson, 59 ans, le directeur de ce magasin réservé « à ceux qui en ont besoin ». En échange, les bénéficiaires sont invités à
talons, chaussures n’y dépassent pas les 5 dollars, tandis qu’un lit avec matelas s’y négocie 30 dollars. Les travailleurs sont directement salariés par l’Église. Un sérieux coup de pouce Amid, 39 ans, réfugié syrien, a trouvé ici son premier emploi. « Je ne parle pas encore très bien l’anglais, mais ils me donnent des cours en même temps que je gagne ma vie », explique cet homme arrivé récemment en Utah avec sa famille. Pour Pete Nielson, « Amid est en quelque sorte en formation professionnelle. Il acquiert des compétences afin d’être employable. Il ne fait pas que trier des vêtements et des meubles. Il apprend aussi les métiers de la vente ; il décide du prix des articles dans le magasin et fait du merchandising – c’està-dire qu’il détermine comment les pré senter. » Au bout de trois mois, une fois sa formation terminée, Amid sera embauché par une entreprise locale. Selon l’accord signé avec les mormons, l’Église LDS payera son salaire pendant trois mois, puis l’entreprise le gardera définitivement s’il fait l’affaire, ce qui arrive dans 90 % des cas nous assure le directeur : « Tout cela est financé grâce aux ventes de la friperie. Clairement, l’objectif n’est pas seulement de vendre des articles d’occasion, mais d’aider les gens à être autonomes, à prendre soin d’eux-mêmes et de leur famille. »
Un Français à la tête de l’Église des mormons Gérald Caussé est le premier évêque président français de l’Église. Diplomé de l’Essec, il a fait carrière dans l’industrie agro-alimentaire, qu’il a quittée pour prendre la tête de l’Église en octobre 2015. Né à Bordeaux en 1963, il est marié et père de cinq enfants.
© Intellectual Reserve, Inc.
rendre service à la communauté. Régulièrement, Emily donne une journée de son temps pour tenir un rayon, remplir les étagères, aider une autre personne à faire ses courses ou bien ranger le magasin. La crise s’intensifiant, la réputation d’accueil des mormons en Utah s’est transmise comme une traînée de poudre auprès des plus pauvres. « On avait déjà un flux constant en provenance de Californie, celui des oubliés de la Silicon Valley », raconte Jean-Luc Magré, un mormon français établi en Utah. « À partir de 2018 est venu s’ajouter celui des nouveaux exclus en provenance des États voisins de l’Utah. » Au-delà de l’alimentaire, ces nouveaux pauvres, souvent des familles monoparentales, trouvent une aide globale de la part de l’Église LDS. Après l’équivalent local des Restos du cœur, les mormons ont ainsi créé une sorte d’Emmaüs, sous la forme de friperies appelées « Deseret Industries Thrift Store ». Celle de Salt Lake City est située dans le même ensemble que le supermarché gratuit, mais, contrairement à celui-ci, elle est ouverte à tous sans conditions de ressources. Selon le principe popularisé par l’abbé Pierre, des vêtements et des meubles sont donnés par des familles plus aisées ; des chômeurs les trient et les réparent ; et le tout est ensuite revendu à petits prix dans le magasin adjacent. Tee-shirts, vestes, pan-
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REGARDS // L’AIDE SOCIALE, UNE INDUSTRIE POUR LES MORMONS
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« Cela marche que les gens soient mormons, membres d’une autre Église ou bien athées. » Pete Nielson, directeur du Bishops’ Store de Salt Lake City
Pour les demandeurs d’emploi qui ont déjà des compétences ou des diplômes, il existe aussi le Welfare Square Employment Services, sorte de Pôle emploi à la sauce mormone, chargé de remotiver les chômeurs et les remettre sur la voie du travail. À côté du supermarché social et de la friperie, ce centre accueille toute personne au chômage. Les demandeurs d’emploi peuvent s’y former aux techniques de mise en réseau et à la manière de passer des entretiens. Des formations annexes de tous niveaux s’adressent à ceux qui parlent mal l’anglais ou manient mal l’informatique. Des bénévoles guident les chômeurs vers les sites d’annonces d’emplois et les aident à y répondre. L’agence mormone les aide aussi à améliorer leur CV et à cibler les meilleures offres d’emploi. Les moyens professionnels mis en œuvre par l’Église LDS pour distribuer cette aide sociale sont impressionnants. Dans une vision très américaine de « supply chain » (chaîne logistique), les mormons maîtrisent l’intégralité du processus. Et cela commence très en amont, bien avant la distribution des « produits et services » pour les pauvres. L’Église est très riche – sa fortune s’élève au bas mot à 60 milliards d’euros. Elle est à la tête d’un gigantesque patrimoine qui fait d’elle l’un des plus importants propriétaires terriens du continent américain, avec plusieurs ranchs aux États-Unis et en Amérique du Sud. Celui de
Floride est réputé le plus grand du monde, avec 126 000 hectares. De quoi produire des millions de tonnes de produits alimentaires, grâce aux terres et à l’élevage. Ces vastes surfaces de production, les mormons ne s’en cachent pas, sont destinées à assurer l’indépendance alimentaire de leurs membres en cas de catastrophe. Sans être survivalistes, dans le sens où, contrairement à certaines sectes dangereuses, ils ne craignent pas la fin du monde, les membres de l’Église LDS suivent les consignes de leurs dirigeants, qui leur conseillent de disposer d’un an de stock de nourriture pour toute la famille, histoire d’être autonomes en cas de perte d’emploi, de maladie, voire de cataclysme, de guerre ou d’épidémie. Vu la taille des exploitations et des élevages, les réserves sont largement excédentaires et permettent ainsi d’aider les plus pauvres et d’intervenir lors de catastrophes humanitaires, aux États-Unis ou ailleurs. Une action mondiale « Nous nous occupons d’entraide et d’œuvres humanitaires dans le monde entier. Nous travaillons avec des agences de l’Onu, comme le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés ou l’Unicef, et d’autres organisations, comme le Secours catholique, partout dans le monde », explique l’évêque président Gérald Caussé, sorte de ministre des LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 87
REGARDS // L’AIDE SOCIALE, UNE INDUSTRIE POUR LES MORMONS
Finances de l’Église LDS, en charge également de missions religieuses. Récemment, avec la Covid-19, LDS Charities, filiale de l’Église, est intervenue pour distribuer de la nourriture dans trenteneuf pays, en Amérique du Sud, dans les Caraïbes, en Asie, en Afrique, au MoyenOrient, en Europe de l’Est et même en Espagne, au Portugal, en Italie, en Grèce et, de manière plus étonnante, dans des quartiers pauvres en Allemagne. Qu’elle soit distribuée dans d’autres régions du globe ou bien aux États-Unis, cette production alimentaire est centralisée dans les faubourgs de Salt Lake City. Tout se passe dans le Bishops’ Central Storehouse. Avec ses 5 hectares, cet « entrepôt des évêques » est tellement vaste que la visite se fait en chariot électrique. C’est une organisation pyramidale : « À partir d’ici, nous distribuons de la nourriture et des fournitures aux dépôts centraux de cinq autres États. Nous disposons de notre propre compagnie de transport, car ces entrepôts livrent ensuite à plus de deux cents petits entrepôts répartis partout aux États-Unis et au Canada », raconte Scott Cottam, le directeur, tout en nous faisant traverser les zones réfrigérées. Ici sont conservées des tonnes de maïs, haricots, viande de dinde et de bœuf, fromage, lait, céréales, beurre, mais aussi du savon, du shampoing, du papier toilette et d’autres
articles d’hygiène. « Tout cela est distribué gratuitement, soit directement dans nos cent vingt Bishops’ Storehouses, soit par l’intermédiaire de partenaires associatifs, par exemple le Secours catholique, avec lequel nous collaborons régulièrement. » Une fortune basée sur la dîme Après avoir quitté l’entrepôt, certaines denrées doivent être transformées. Pour comprendre comment les mormons s’y prennent, retour au Welfare Square, dont le haut silo est visible depuis toute la ville. Il est rempli de blé et l’Église LDS en possède vingt-huit identiques dans tout le pays. De quoi fabriquer un sandwich pour chaque fidèle pendant sept mois en cas de besoin ! « Mais la nourriture est réservée en priorité aux plus pauvres », répète Pete Nielson, en charge également de ce lieu peu commun, qui s’étire lui aussi sur plusieurs hectares pour fabriquer et distribuer de la nourriture. Le Welfare Square de Salt Lake City réceptionne les produits de base comme le lait ou la farine et les transforme en beurre, fromage, crème fraîche et pain. Cette nourriture est fabriquée sur place avec des exigences dignes d’un grand industriel. L’Église LDS consacre des dizaines de millions de dollars à l’aide aux plus pauvres. La provenance de cet argent intrigue. Leur évêque président, Gérald Caussé,
« Je ne sais pas pourquoi ils font ça. Personne n’a essayé de me convaincre de rejoindre LDS. » Emily, bénéficiaire du Bishops’ Store de Salt Lake City 88 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
L’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours The Church of Jesus Christ of Latter-days Saints (LDS) est une Église protestante américaine surnommée Église des mormons. Elle a été créée en 1830 par Joseph Smith, auteur de la « bible », le Livre de Mormon. La polygamie est interdite aux fidèles depuis 1890. L’Église est dirigée par un président, deux conseillers, douze « apôtres », un collège de soixante-dix dirigeants. Elle se qualifie de chrétienne, mais n’est pas reconnue comme telle par les autres Églises. En France, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) ne classe pas l’Église des mormons parmi les sectes. Il y a 16 millions de mormons dans le monde, dont 38 000 en France. L’Église LDS peut compter sur le bénévolat de ses membres, qui fournissent chaque année 1 million de journées de travail pour soutenir des initiatives d’aide sociale. Sa filiale LDS Charities est présente dans 195 pays et territoires pour des projets d’aide et de développement.
ne fait pas de mystères : « Tous les revenus de notre Église proviennent du vieux principe biblique de la dîme. Chaque membre est prié de verser 10 % de ses revenus. » L’Église ne fournit pas de chiffres, mais avec 16 millions de membres, son budget annuel est estimé à environ 8 milliards de dollars… Mais cet argent sert principalement au fonctionnement quotidien, à l’entretien des bâtiments et à la construction de temples – celui construit en France au Chesnay, près de Versailles, a coûté 60 millions d’euros. Alors, pour financer l’aide aux pauvres, les fidèles sont sollicités d’une autre manière, tout aussi biblique : le jeûne de chaque famille. « Une fois par mois, nous nous privons de deux repas. L’argent que nous aurions dépensé, nous le donnons à notre évêque, qui le verse au fond spécial de l’Église pour les pauvres », détaille Aaron Frazier, père de cinq enfants vivant dans le sud de l’Utah. Le prix de deux repas par mois multiplié par 16 millions de membres explique l’énormité des sommes dont dispose le Welfare Square… Pourquoi les mormons consacrent-ils autant d’argent et d’énergie à aider leur
prochain ? Par conviction religieuse ou par besoin de recruter de nouveaux adeptes ? Une chose est sûre, dans les magasins des évêques ou à la friperie, il n’y a nulle trace de prosélytisme – les mormons donnent de l’aide sociale sans attendre de conversion. Bien sûr, ils le pratiquent, mais les cours de catéchisme se font dans les « pieux », ou bien directement dans la rue par les jeunes missionnaires envoyés de par le monde prêcher la bonne parole mormone. Ce sont ces jeunes gens toujours tirés à quatre épingles que l’on croise dans les rues des grandes villes, tirant les sonnettes pour distribuer le Livre de Mormon. Ce prosélytisme est ouvertement assumé, mais il n’a jamais pour cadre les centres sociaux de l’Église LDS. Emily, que nous avons retrouvée avec ses deux filles en train de monter dans un wagon du TRAX avec ses paniers de courses, nous le confirme. Elle est bien consciente que l’aide reçue provient des dons des fidèles de cette Église. « Je ne sais pas pourquoi ils font ça. Quand je leur ai posé la question, ils m’ont parlé de la dîme. Mais personne n’a essayé de me convaincre de rejoindre LDS. D’ailleurs je suis athée. »
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Essonne MobilitéS En routes ! Se déplacer, être autonome, pouvoir disposer d’un véhicule est souvent une question de survie, si ce n’est d’intégration. L’association Essonne MobilitéS l’aborde sous toutes ses formes. Par Jacques Duplessy
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ohammed passe avec application un coup de Kärcher sur une Renault Scénic de couleur sombre. La cliente ne va pas tarder à venir récupérer la voiture qu’elle a achetée il y a quelques semaines. Mais il ne s’agit pas d’une transaction comme une autre. Ici, au garage d’Essonne MobilitéS, situé dans les locaux de l’université Paris-Saclay à Orsay, les bénéficiaires sont des personnes en recherche d’emploi ou ayant de faibles revenus. Et Mohammed est luimême en emploi d’insertion au garage de l’association. Ce Soudanais est arrivé en France en 2015, après quatre années passées en Libye. « J’ai fait des études d’économie à Khartoum, mais j’étais dans l’opposition au président El-Bechir, raconte-t-il dans un français un peu hésitant. J’ai été arrêté trois fois. Alors il a fallu que je quitte le pays. J’ai passé quatre années en Libye, j’ai un oncle qui y travaille. Mais j’ai toujours voulu venir en France. Alors, un jour, j’ai tenté la traversée. » Aujourd’hui, avec une carte de séjour de dix ans, il peut envisager l’avenir. Depuis un an, il travaille comme garagiste au sein d’Essonne MobilitéS. « Mon idée est de faire de la mécanique trois ou quatre ans, puis de reprendre un master d’économie. » Son collègue, Salah, 41 ans, est déjà titulaire d’un diplôme d’électromécanicien de l’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (Afpa). « J’étais préparateur de commandes, mais j’ai voulu changer de métier. J’ai fait cette formation, mais je ne trouvais pas de travail. Alors,
ce contrat à Essonne MobilitéS me donne de l’expérience pour travailler ensuite dans un autre garage. Car le diplôme ne suffit pas, souvent les garagistes exigent que les candidats aient de l’expérience. » Arrive Mada, la cliente du jour. Sa joie déborde : « Merci ! Merci ! Merci !, répètet-elle. Sans vous je ne pourrais pas m’acheter de voiture. Et je ne pourrais pas continuer mon travail. J’en ai aussi besoin pour mes enfants. Je suis soulagée de pouvoir enfin organiser ma vie. » Mada travaille comme aide-encadrante dans un potager et une conserverie d’insertion. Elle avait commencé elle-même en insertion avant d’être employée par l’association pour accompagner d’autres personnes vers l’emploi. Le don fait l’occasion « La vente de véhicules d’occasion est une des activités d’Essonne MobilitéS, explique Guillaume Garson, son directeur. Ces voitures proviennent de dons de particuliers et d’entreprises. Nous les remettons en état dans ce garage, qui est lui-même un chantier d’insertion, avant de les revendre à bas prix. Le garage entretient aussi des véhicules de personnes qui ne pourraient pas payer les réparations dans un garage classique. Mais nous faisons attention à ne pas faire concurrence à ces derniers. Tous les bénéficiaires sont envoyés par des travailleurs sociaux. » Seule l’activité de « self-réparation » est ouverte à tous, après adhésion à l’association. Ce garage solidaire n’est que l’une des multiples propositions d’Essonne MobilitéS. Situé dans la grande couronne LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 91
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arisienne, l’Essonne est un départep ment particulièrement étendu, avec plus de 1 800 km². « Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le sud de l’Essonne est très mal desservi en transports en commun. Il ne concentre que 14 % de la population du département, explique Guillaume Garson. Dans le département, plus de 60 % des trajets se font en voiture. Et c’est pire dans le Sud-Essonne. Le but de l’association est de permettre à des personnes d’être autonomes au niveau du transport pour faciliter leur insertion professionnelle et leur vie familiale. Beaucoup sont bloquées dans leur vie car elles habitent des zones rurales ou péri urbaines où les transports en commun ne sont pas toujours adaptés. Et c’est un obstacle pour trouver ou retrouver un emploi. Nous cherchons avec elles les moyens leur permettant d’avoir une vie normale. » Bouger pour s’insérer La mobilité est un facteur clef d’insertion et d’emploi. Les études estiment que 7 millions de personnes en âge de travailler peuvent être touchées par des problèmes de mobilité. Une personne en
insertion sur deux a déjà refusé un emploi ou une formation pour ce motif. Les personnes en insertion renoncent aussi à leurs sorties de loisir dans la même proportion. 25 % de ce public fragile ne dispose d’aucun moyen pour se déplacer. Essonne MobilitéS intervient sur l’ensemble du département. Les quatre conseillers de l’association font des permanences dans vingt-cinq points de l’Essonne, des maisons départementales des solidarités, des caisses centrales d’activités sociales (CCCAS) ou des missions locales. Location de voitures, de scooters, de vélos électriques, préparation au permis de conduire, transport à la demande, tous les moyens sont bons pour amener les publics fragiles vers l’autonomie. « Notre travail est gratifiant, nous changeons la vie des gens », se réjouit Guillaume, en charge au sein de l’association de la gestion des scooters et des vélos électriques. À Martine, une mère célibataire de 45 ans, le scooter a permis de trouver un emploi de vendeuse dans une grande surface, alors qu’elle était au RSA. Andréa, 20 ans, a aussi pu trouver une stabilité grâce à cette location de scooter
« Le but de l’association est de permettre à des personnes d’être autonomes au niveau du transport pour faciliter leur insertion professionnelle et leur vie familiale. Beaucoup habitent des zones rurales ou périurbaines où les transports en commun ne sont pas toujours adaptés. » Guillaume Garson, directeur de l’association 92 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
à bas prix. Elle lui a permis d’éviter jusqu’à deux heures d’attente de bus et de se rendre à son travail en 20 minutes. Bac pro « service à la personne » en poche, elle avait trouvé un emploi dans une maison de retraite. L’assurance qu’elle serait à l’heure malgré les horaires matinaux a convaincu son employeur de transformer son CDD en CDI. L’auto-école Sabrina est l’un des partenaires d’Essonne MobilitéS. Ce matin-là, William Élie, conseiller mobilités de l’association, accueille des candidats venus faire une première évaluation de conduite. « On va mesurer les aptitudes à la mobilité. On a de plus en plus de jeunes qui ont fait de l’autoapprentissage pour le code mais qui bloquent sur la conduite à cause du coût. » Le permis… plus ou moins vite Alpha est le premier à monter en voiture avec un moniteur. À 19 ans, il voudrait faire un BTS en alternance comme assistant administratif en gestion des PME. « J’ai une piste d’entreprise. Mais elle est sur plusieurs sites et ils voudraient que j’aie le permis pour pouvoir me déplacer. C’est la mission locale qui m’a envoyé vers Essonne MobilitéS. » Bilan de l’évaluateur : Alpha pourrait obtenir le permis après 30 ou 35 heures de cours. Awa, 40 ans, est aide-soignante. Durant la crise de la Covid, elle a travaillé dans un Ehpad de Courcouronnes en tant que contractuelle. La voilà désormais au chômage. « Dans mon secteur, il y a du travail, mais ne pas avoir le permis est un frein pour obtenir un CDI car les employeurs craignent qu’on n’arrive pas à l’heure, surtout avec nos horaires décalés. J’ai déjà passé le permis à Bamako, au Mali, mais il manquait un papier et je n’ai pas pu l’échanger à temps. Donc, je dois le repasser. »
Essonne MobilitéS (chiffres 2019) 11 salariés en insertion. 1 007 orientations de bénéficiaires. 737 diagnostics mobilité. 61 % des bénéficiaires sont des femmes. 1/3 des bénéficiaires viennent des missions locales. 178 candidats au permis de conduire. 2 270 jours de location de voitures. 19 véhicules vendus. Mais, pour certains, le permis est un long chemin. « On évalue des candidats à 60 heures de conduite, constate William Élie. Ou alors, il faut envisager un permis boîte automatique, car parfois gérer les vitesses en même temps que l’environnement est trop difficile. Chez certains, il y a un problème de motilité, il faut retravailler la confiance en soi, la gestion du stress, avant d’envisager un permis de conduire. Pour d’autres, on passe par l’apprentissage du vélo afin de travailler le rapport à l’environnement et la coordination des gestes. On fait aussi parfois de la formation au déplacement avec les transports en commun pour permettre de sortir des quartiers. Nous envisageons aussi des cours de français spécifiques pour la conduite. » « Le vélo peut être une bonne entrée en matière pour la conduite, estime Jean, mécanicien cycle qui achève une formation de moniteur. On a les mêmes réactions à vélo qu’en voiture… et les mêmes défauts parfois. Comme dans un véhicule, il faut faire attention à soi et aux autres. » Letfiyé a déjà tenté en vain d’obtenir le précieux sésame après 50 heures de conduite. Pour cette femme de 57 ans, qui travaille pour des sociétés de nettoyage, une voiture serait un atout précieux. Dans la voiture, le moniteur LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 93
REGARDS // ESSONNE MOBILITÉS Donner un véhicule d’occasion ? Et pourquoi pas ! Essonne MobilitéS recherche des véhicules d’occasion pour permettre à des personnes de retrouver un emploi. Après révision, le véhicule donné sera proposé à des personnes en situation de précarité, orientées par des travailleurs sociaux, soit à la vente, soit à la location. L’association est reconnue d’intérêt général. Vous recevrez un reçu fiscal mentionnant la valeur estimée de votre voiture vous permettant de bénéficier d’une déduction fiscale de 66 % de ce montant dans la limite de 20 % de vos revenus imposables. Contact : 01 69 16 11 69 ou contact@essonnemobilites.fr l’interroge : « Combien y a-t-il de systèmes de frein ? » « Ça veut dire quoi système », demande la candidate. Après quelques périphrases, elle répond correctement à la question. « C’est un problème fréquent qu’on rencontre pour ce type de public ; pour répondre, il faut déjà comprendre la question. La maîtrise du français peut être un handicap pour l’obtention du code comme pour la conduite. » Après l’évaluation, le moniteur lui conseille de s’orienter vers un permis boîte automatique. Dans quelques mois, Letfiyé devrait accéder à l’autonomie. Pour Yalika, le permis est encore loin. La jeune femme a du mal à gérer son stress. L’association a investi dans un simulateur de conduite pour un apprentissage en douceur. Mais, même avec cet outil, ce n’est pas simple. Assise au poste de conduite, elle s’entraîne au module « S’arrêter avec précision ». Des plots barrent la route et elle doit arrêter son véhicule au plus près sans les toucher. Mais Yalika s’arrête toujours trop loin. « Quand je vois un obstacle, ça me fait peur, alors je freine brusquement. » Pour aider les personnes nécessitant plus de 50 heures de formation à obtenir leur 94 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
permis, l’association vient d’embaucher un moniteur d’auto-école supplémentaire et d’acquérir une voiture à double commande. Essonne MobilitéS s’est aussi rapprochée d’un Esat, un établissement d’aide par le travail accueillant des personnes handicapées. « Pour des personnes avec un handicap léger, il faut des formations plus longues, et l’établissement ne trouvait pas d’auto-écoles intéressées pour accueillir leur public, raconte Françoise, une des monitrices. Parfois, il leur faut deux ou trois ans pour intégrer le code de la route. » Au service de la santé Pendant la crise du coronavirus, l’association s’est adaptée pour aider les soignants. Plusieurs de ses salariés et des bénévoles ont assuré leur transport vers les hôpitaux et les Ehpad pendant le confinement. « Beaucoup de lignes de bus ou de trains étaient supprimées et certains soignants ne pouvaient plus se rendre sur leur lieu de travail. Je me suis dit que nous pouvions faire quelque chose, raconte Guillaume Garson. Nous avons prêté gratuitement des voitures et des scooters. Mais j’ai pensé que nous pourrions aussi réaliser du transport à la demande en fonction des horaires de travail. » Le directeur contacte le conseil départemental, qui approuve l’idée. « Il a relayé l’information auprès des soignants, et ils nous ont contactés. Avec six véhicules, dont deux minibus, on était sur les routes de 5 heures du matin à 11 heures du soir. Crevant, mais utile… Et le sourire et la reconnaissance des soignants étaient une belle récompense. Nous avons aussi poursuivi l’activité de notre garage, car beaucoup étaient fermés. Nous avons assuré des réparations d’urgence pour le personnel prioritaire. »
Essonne MobilitéS poursuit son développement. L’association vient d’ouvrir un atelier de réparation de vélos donnés par des particuliers. Ils sont ensuite revendus ou donnés à des bases de loisir. Une camionnette est en cours d’équipement en atelier mécanique. « L’idée est de faire des animations autour de la mécanique auto dans les quartiers prioritaires et de pouvoir intervenir pour de petites réparations chez ceux de nos bénéficiaires qui sont loin de notre garage à Orsay », explique Guillaume Garson. Un deuxième garage est en projet à Savigny, en partenariat avec la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). « Initialement, ce garage avait été pensé pour l’entretien des voitures de la PJJ, sauf que celui-ci fait désormais l’objet d’un marché national, raconte le directeur de l’association. Donc, ce garage tout équipé ne sert presque à rien. L’idée est de l’utiliser pour en faire un chantier d’insertion qui pourrait accueillir, entre autres, des jeunes de la PJJ. Cela ne coûterait pas grand-chose car l’essentiel des outils est déjà là. Nous avons solli-
cité PSA et l’agglomération de Savigny pour subventionner les équipements qui manquent. Nous n’attendons plus que l’agrément de la Direccte, la direction régionale du travail et de l’emploi. » Essonne MobilitéS espère démarrer ce nouveau projet d’ici la fin de l’année. Des fins de mois difficiles Mais l’association connaît des tensions sur le plan financier. « Nous avons une partie importante de nos fonds qui provient du FSE, le Fonds social européen, explique Guillaume Garson. Le solde de la subvention est versé parfois trois ans après la fin du projet. Ce mode de fonctionnement est complètement inadapté à l’activité associative. Nous sommes en permanence dépendants des banques qui nous avancent les fonds et sous la menace de fermeture des lignes de crédit, alors que nous avons une mission de service public… S’il existe de nombreuses plateformes de mobilité en France, très rares sont les associations qui regroupent à la fois le savoir bouger et le pouvoir bouger à l’échelle d’un département. »
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« Dans mon secteur, il y a du travail, mais ne pas avoir le permis est un frein pour obtenir un CDI car les employeurs craignent qu’on n’arrive pas à l’heure, surtout avec nos horaires décalés. J’ai déjà passé le permis au Mali, mais il manquait un papier. Donc, je dois le repasser.» Awa, 40 ans, aide-soignante LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 95
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Fraternités Les associations multiplient les initiatives et débordent d’idées pour donner corps à la fraternité. Chaque saison, vous trouverez ici des idées, des noms et des pistes. Par Philippe Clanché
Six ONG font cause commune Quand surviennent les grandes catastrophes, comme l’explosion du 4 août sur le port de Beyrouth, les bonnes volontés peuvent hésiter sur le destinataire de leur don. L’association Alliance Urgences a lancé un appel commun au nom de six grandes structures humanitaires actives au Liban et engagées dès le lendemain de la tragédie. Les sommes recueillies sont donc réparties au mieux des compétences de chacune. Action contre la faim s’occupe de la nourriture et de l’abri des personnes sans domicile ; Care France apporte du soutien
psychosocial et aide à réhabiliter les hôpitaux ; Handicap International donne son expertise auprès des amputés ; Médecins du monde veille à la continuité des soins, des vaccinations, ainsi qu’à la lutte contre la propagation de la Covid-19 ; Plan International se préoccupe des enfants marqués par la catastrophe ; et Solidarités International mène des programmes de réaménagement et de réhabilitation d’appartements endommagés, notamment en veillant à l’accès à une eau de qualité. allianceurgences.org ou 01 70 84 70 92
Quand les livres remettent debout Que faire des livres déjà lus qui encombrent nos bibliothèques ? L’entreprise sociale et solidaire Recyclivre offre une solution vertueuse. Elle vient prendre gratuitement les ouvrages – en bon état – dans plusieurs villes – Paris, Bordeaux, Lyon, Lille, Nantes, Strasbourg et Toulouse, et ailleurs on peut déposer des cartons dans des points relais. 1,8 million de livres ont ainsi été récupérés l’an passé, pour être proposés à la vente en ligne, à un tarif modéré. 10 % des bénéfices sont reversés à des structures sociales, notamment engagées dans la lutte contre l’illettrisme, ou à des projets environnementaux. Pour fonctionner et gérer l’entrée ou la sortie de 50 000 livres par mois, Recyclivre a créé vingt emplois. Grâce à Log’ins, structure spécialisée dans la réinsertion professionnelle, ces postes sont occupés par des personnes en grande exclusion ou en situation de handicap. Recyclivre, qui récupère et vend également CD, disques vinyle, DVD et jeux vidéo, travaille aussi avec des entreprises ou des bibliothèques qui déstockent. www.recyclivre.com ou 01 83 62 12 21 96 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
Agriculteurs et précaires main dans la main Pendant le confinement, nombre d’agriculteurs du sud du Jura ont connu des difficultés pour vendre leur production. Dans le même temps, des personnes en précarité ne pouvaient s’offrir des produits frais. Pour résoudre ce double défi, les équipes du Secours catholique ont lancé le dispositif des Paniers Jura solidaire. Avec le soutien du Groupement Agriculteurs Bio du département, et l’aide logistique d’un magasin Biocoop – lequel a prêté une chambre froide –, des paniers ont pu être constitués – viandes, poissons, fromages, fruits et légumes – et livrés chaque semaine. Pour quelques euros, des foyers habituellement cantonnés aux offres à bas prix des supermarchés ont pu se nourrir en faisant « bonne chère ». « Il y avait de la viande de très bonne qualité et pas chère. Je l’ai stockée pour pouvoir la cuisiner quand j’aurai mes enfants à la maison », témoigne Sylvain, un des bénéficiaires. Au-delà de l’aide alimentaire, les Paniers Jura solidaire ont permis des échanges riches entre des acteurs de toute la chaîne : producteurs, préparateurs, livreurs et bénéficiaires. Tous espèrent poursuivre l’expérience durant l’année. franchecomte.secours-catholique.org ou 03 70 27 26 40
La Covid change les priorités Avec près de trente mille morts de la Covid, le Pérou est le pays le plus touché au monde en proportion de sa population. Durant de longues semaines, les communautés autochtones – 40 % des 32 millions d’habitants – ont fermé hermétiquement leurs portes pour se protéger. Cette situation a provoqué une baisse importante de leurs revenus. Faute de matériel informatique, les enfants ont souffert d’une longue période de déscolarisation. En juin, à l’heure du déconfinement, le virus a causé une hécatombe, les centres de santé étant très rapidement débordés. Présente
depuis plusieurs années au côté d’ONG locales, l’association Terres des hommes France a dû s’adapter à une situation inédite. Tous les efforts ont été concentrés dans les actions de première nécessité : formation aux gestes barrières, distribution de kits d’hygiène et de colis alimentaires. Petit à petit, les activités ordinaires – notamment des programmes de formation des communautés confrontées au développement des entreprises d’extraction des sols et à ses conséquences pour le milieu naturel – vont pouvoir redémarrer. terredeshommes.fr ou 01 48 09 09 76
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GRAND ENTRETIEN // VERS UN HUMANISME DU XXIE SIÈCLE
Vers un
humanisme du e xxi siècle Pour Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville et du Festival d’automne à Paris, l’irruption de la Covid-19 nous convoque à de nouvelles solidarités, à l’urgence de prendre soin de nous, des autres et du monde, puisque s’est produit un événement qui nous permet, peut-être, de faire des choix. Témoignage chrétien – Comment comprenez-vous le temps dans lequel nous sommes ? Emmanuel Demarcy-Mota – C’est simple : le xxie siècle commence en 2020. J’avais écrit cela, il y a deux ans, dans ce que j’ai appelé la Charte 18-XXI, en faisant remarquer qu’en 2020 les enfants nés en 2000, 2001, 2002 auraient 20, 19, 18 ans, et qu’ils deviendraient les premiers êtres majeurs du nou veau siècle. Or, nous ne les avons pas accueillis. Contrairement à ce qui s’était produit au xixe et au xxe, aucun auteur n’a commencé à parler de « l’enfant du siècle », de celui qui symboliquement va porter le siècle nou veau. Ceux qui sont nés en 1930, 1940, 1950, etc. ont fait comme si de rien n’était. Et c’est une faute morale ! Il faut réparer cela. Nous allons arriver en 2021, la première année des années vingt du xxie siècle, ces années pen dant lesquels nous allons commencer à construire ensemble – ceux du xxe et ceux du xxie – le présent qui vient. Cela a l’air abstrait, mais c’est fonda mental. C’est la question de la vie ! Quand nous arriverons en 2029, seronsnous contents, heureux, de ce que nous aurons construit ensemble ? Nous devons avoir ce projet : construire cette temporalité qui n’est pas celle des temps politiques. 98 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
Je sais que de nombreux historiens et commentateurs ont dit que le xxie siècle commençait avec l’attentat contre les Twin Towers de New York, le 11 septembre 2001. Bien sûr, c’est un événement considérable, qui est suivi par une crise économique mondiale, par une crise politique… Mais aujourd’hui, nous voyons où se trouve vraiment le curseur. La Covid-19 arrive en 2020 et nous sommes rattrapés par le réel, et c’est d’une tout autre ampleur. La pandémie et ses conséquences, ce n’est pas une réalité que nous avons construite, c’est le réel qui nous rattrape, et il va falloir faire face. Pour moi, le virus est un accélérateur. Nous avons devant nous un monde qu’on ne comprend pas et qu’on ne connaît pas. Comment faire pour éviter la violence ? Car tout cela – la crise sanitaire, la crise économique, la question terriblement grave du climat – ne sera que générateur de vio lences si l’on n’en prend pas soin. Le grand enjeu, c’est de prendre soin. Comme je l’ai dit aux artistes que j’ai engagés pendant le confinement, cette situation met à jour le mensonge et la question du mensonge. Non pas le mensonge aux autres, mais le mensonge à soi-même. Ne pas mentir à l’autre, c’est un peu moral et c’est finalement assez facile. Le plus dif ficile, c’est de ne pas se mentir à soi-même, sur son propre désir, sur son propre chemin, sur son sentiment de jalousie, sur ce qu’on est. En ce début de siècle, nous voilà obligés de faire ce travail. Nous ne croyons plus à l’homme politique, nous avons le sentiment qu’il ment, à l’autre et à luimême, ou que, s’il ne se ment pas à lui-même, c’est un manipulateur… Il y a donc une très grande, une trop grande perte de confiance de ce côté-là et cela nous donne une responsabilité. Par conséquent, notre engagement et notre désir sont fondamentaux. Quelle question nous pose la pandémie ? Nous avons vécu quelque chose d’unique, avec la fermeture des théâtres, des cinémas, des festivals : pour la première fois, on n’a plus entendu, dans le monde entier, Hamlet nous dire qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark. Pour la première fois, on n’a plus entendu l’un des tout premiers personnages féminins de la littérature, Antigone, expri mer sa colère, sa révolte, son indignation. On n’a plus entendu non plus les écritures contemporaines. C’est profondément troublant : le personnage s’est tu. Pour la première fois peut-être dans l’histoire, les personnages se sont tus. Songez que pendant la Seconde Guerre mondiale, à l’époque des camps d’extermination, Charles Dullin monte Les Mouches, la première pièce de Jean-Paul Sartre. Le théâtre continue sa vie. Et là, non. Les person nages ont été réduits au silence. C’est leur silence qui m’interroge : je ne vois pas comment une humanité peut vivre sans personnages. Si le person nage disparaît, l’humanité meurt. Ou alors, il s’agit d’une autre humanité, d’une nouvelle humanité, mais laquelle ? LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 99
GRAND ENTRETIEN // VERS UN HUMANISME DU XXIE SIÈCLE
Un personnage, c’est une œuvre de l’esprit qui naît et qui est représentée sur un plateau de théâtre – ou dans un cinéma. Mais qu’est-ce qu’un théâtre ? En grec, le mot signifie « le lieu d’où l’on regarde ». Et que regarde-t-on ? La passion, le monde, la haine, la violence, la démocratie… Or, c’est ce lieu qui a fermé sur toute la planète. De même, les librairies ont fermé, et pas les cavistes, comme s’il était plus important d’acheter du vin que des livres ! Est-ce à dire que l’objet culturel de notre pays, c’est le vin ? Le personnage, donc, c’est une œuvre qui naît dans un temps donné, dans le passé ou dans le présent, et qui va vivre une vie indépendante de la nôtre, et qui va pouvoir rencontrer d’autres vies, d’autres êtres humains. Hamlet continuera à vivre après nous, et il attend, finalement, que nous nous reproduisions pour pouvoir continuer à exister, parce qu’il a besoin d’être incarné… Ce qui pose la question de la présence humaine. Il est urgent de débâillonner le personnage, de le laisser revenir sur scène, sinon le pire est possible… « Quel pire ? » allez-vous me demander. L’acceptation que l’œuvre de fiction est moins importante que le réel, que l’imaginaire est moins important que ce qu’on appelle « la vie réelle ». Le réel, c’est ce que l’homme n’a pas construit, ce qui existe indépendamment de nous. L’être humain peut dis paraître de la planète, il y aura des cailloux, des végétaux mêmes, ils seront réels. Le réel aujourd’hui, c’est le virus. J’oppose le réel et la réalité. La rela tion humaine, c’est une réalité… La réalité, c’est ce qui peut être commun entre nous. Nous faisons partie de la réalité parce que nous avons en per manence une représentation de ce réel que nous transcendons, que nous transformons… Or, nous avons besoin de l’imaginaire et des personnages pour habiter ensemble dans ce monde. Nous en avons besoin pour regarder ce que nous vivons. Pour autant, vous n’avez pas souhaité mettre vos spectacles en ligne, à la différence d’autres grandes institutions culturelles. Il m’a semblé qu’il y avait autre chose à faire que mettre des spectacles révo lus en accès libre, à n’importe quel moment de la journée. J’ai pensé qu’il y avait mieux à proposer que regarder sur un écran notre travail passé. Ça, ce n’est pas la démocratisation culturelle, c’est du gaspillage prolifique pour occuper du temps, c’est de l’occupationnel. J’avais envie de prendre le temps d’une relation. Aussi avons-nous inventé les « consultations poétiques ». Au moment où je vous parle, nous avons écouté plus de 6 500 personnes, selon un protocole précis, pendant vingt minutes chacune, nous parler d’ellesmêmes, de ce qu’elles vivaient, pour ensuite leur faire entendre un poème qui résonnait avec ce qu’elles avaient dit… Et nous avons fait une restitu tion théâtrale de ces consultations, à l’espace Cardin, dès qu’il a été pos sible de rouvrir le théâtre. 100 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
© Jean-Luc Bertini
Emmanuel Demarcy-Mota Franco-portugais, multilingue, Emmanuel Demarcy-Mota est un homme d’imaginaire, de réflexion et de passion. Enfant unique né d’un père auteur et metteur en scène et d’une mère comédienne, il monte en 1987, à 17 ans, au lycée Rodin à Paris, une troupe de théâtre – les Millefontaines –, qui travaille, entre autres, sur Ionesco et Pirandello. Et, déjà, il monte Caligula, de Camus. Le cap est donné. Cinq ans plus tard, doté d’un solide bagage en philosophie, en psychologie et en études théâtrales, il met en scène L’Histoire du soldat, de Ramuz. En 1999, il sera primé pour sa mise en scène de Peine d’amour perdue, de Shakespeare. Deux ans plus tard, il est nommé directeur de la Comédie de Reims, où il crée, en 2005, Ionesco Suite, puis, en 2006, Variations Brecht. L’année suivante, on lui confie la direction du Théâtre de la Ville, à Paris, et c’est en 2011 qu’il prend la direction du Festival d’automne.
De quoi devons-nous prendre conscience ? Ce qui est en jeu, c’est l’expérience partagée. Certains racontent qu’ils ont vécu le confinement comme un moment de redécouverte du silence dans leur vie, comme quelque chose d’agréable parce qu’il y avait moins de monde dans les rues… Se rendent-ils compte de ce qu’ils disent : si, du fait d’une guerre, 70 % de la population des villes disparassaient, celles-ci seraient évidemment plus agréables pour ceux qui resteraient. D’autres, à d’autres moments tragiques de l’histoire, ont développé ce genre de pensée, comme si c’était salvateur. Nous devons faire très attention à ce que la pensée n’em prunte pas des raccourcis qui sont des illusions. On ne peut pas se dire : « C’est merveilleux, il n’y a plus personne… » Nous devons essayer de nous appro cher d’une conscience plus large de la situation. Par exemple, pendant ces quinze dernières années, la pauvreté avait reculé dans le monde de manière très importante, et elle va maintenant regagner du terrain, très vite. Nous sommes face à une nouvelle réalité qui a de quoi nous rendre tristes. Comment ne pas se laisser gagner par la tristesse et comment ne pas non plus se laisser gagner par une sorte de légèreté comme si tout cela n’était qu’une parenthèse ? Nous ne sommes pas dans une parenthèse, nous ne reprendrons pas les choses au même endroit. Nous sommes engagés dans LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 101
GRAND ENTRETIEN // VERS UN HUMANISME DU XXIE SIÈCLE
une grande courbe, nous prenons un grand virage et nous essayons de faire en sorte qu’il n’y ait pas trop de gens qui tombent, que l’on en perde le moins possible en route, mais où allons-nous ? Au moment où je vous parle, nous ne le savons absolument pas ! Dès le premier jour du confinement, presque tous mes amis m’ont dit : « Le monde d’après sera… » Je leur ai répondu : « Quel monde d’après ? Si vous commencez comme ça, ça sera pire, parce que les forces du capitalisme absolu sont sournoises et rapides, elles sauront agir. Si vous pensez qu’il y a un automatisme pour que les choses aillent dans le bon sens, vous vous trompez, vous faites une erreur majeure de jugement. » Ce n’est ni seulement une question de morale, ni l’affaire d’un changement d’habi tudes. Ce serait trop simple. Cela voudrait dire qu’il suffit de confiner les êtres pendant six semaines pour que cela aille mieux. Faudrait-il mettre les gens en prison le temps qu’il faut pour qu’ils en sortent saints ? Il faudrait pouvoir parler ensemble. Oui, mais nous avons quitté l’espace de l’échange. Aujourd’hui, c’est la polémique qui l’emporte. Qu’est-ce que l’échange ? Il existe selon deux modes. Le premier, c’est lorsque j’ai un euro et que vous avez une baguette. Je vous paie un euro pour que vous me donniez votre baguette. Chacun reçoit quelque chose, mais perd ce qu’il avait. En revanche, si j’échange avec vous un poème – c’est le second mode –, je vous le donne et je l’ai toujours en moi. Il y a donc un type d’échange où l’on ne perd rien. Aujourd’hui, on a presque perdu la capacité de dialoguer et d’échan ger en donnant sans perdre… Il est temps de construire l’humanisme du xxie siècle. Je considère notamment que l’art et la science doivent se remettre au travail ensemble. On sait aujourd’hui que Galilée n’aurait pas découvert que la terre tourne s’il n’avait pas connu admirablement la peinture : l’avoir beaucoup regardé lui avait donné une capacité d’obser vation supérieure à celles d’autres scientifiques de son temps, qui étaient peut-être plus qualifiés en matière de connaissances… Notre civilisation récente a totalement raté l’éducation par l’art ! C’est donc le moment de faire de nouvelles alliances. Il faut prendre soin de nous, ensemble, et aussi de ceux qui sont morts, prendre le temps de se dire qu’il y a eu des morts, et ne pas se contenter de les compter. Parler des morts, ce n’est pas parler de leur nombre, mais d’autre chose, c’est parler de ce que nous perdons de nous-mêmes. Il faut sortir du fétichisme du chiffre… La question, c’est de savoir si nous sommes capables d’ouvrir un espace et une temporalité dans lesquels nous pour rons échanger à travers des expériences différentes – qu’elles soient théâ trales, sensorielles, émotionnelles, médicales, économiques, scientifiques… – pour essayer d’élaborer quelque chose qu’on ne peut pas imaginer si 102 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
Ouvrir les théâtres pour y repenser le monde « Vivre, c’est être un autre », lit-on dans Le Livre de l’intranquillité, de Fernando Pessoa, un des auteurs qui comptent pour Emmanuel Demarcy-Mota. L’écrivain poursuit : « Et […] sentir aujourd’hui la même chose qu’hier, cela n’est pas sentir – […] c’est être aujourd’hui le vivant cadavre de ce que fut hier la vie, désormais perdue. » Il s’agit donc d’être… au présent ! Aussi Demarcy-Mota a-t-il lancé Tenir parole, « une nouvelle alliance d’acteurs venus de champs différents » : arts, santé, éducation, sciences, culture. Les intentions sont fortes : « Stimuler et impulser un nouvel imaginaire ; travailler à l’émergence de nouvelles formes de solidarité en s’appuyant sur notre capacité à penser ensemble ; travailler contre les frontières, qu’elles soient
physiques ou mentales, entre les disciplines et entre les êtres ; créer une proximité et une amitié pour traverser ensemble cette période inédite de l’histoire. » Il a engagé une troupe, conçu des rencontres internationales sur le thème de « l’urgence des alliances » en collaboration avec la Scène de recherche de l’École normale supérieure ParisSaclay, imaginé une « académie Santé-Culture », programmée au mois d’août, à travers un partenariat entre le Théâtre de la Ville et des médecins de l’hôpital de la Salpêtrière, décrété un « été solidaire », avec des spectacles à tarifs réduits, et même gratuits pour le personnel soignant et les enfants de moins de 14 ans, et cette liste est loin d’être exhaustive. J.-F. B.
l’autre n’est pas… Il ne s’agit pas de penser seul ni d’emmener les autres à l’endroit qu’on a choisi, déterminé à l’avance. Il s’agit d’entendre, chez l’autre, sa propre solution. Moi, ma solution, elle vient de l’autre en perma nence. C’est l’autre qui a la solution, l’autre, tous les autres. Et, pour cela, il faut écouter et observer. Se réunir, réfléchir ensemble et oser se dire qu’on peut coconstruire un chemin – ce qui est impossible si on n’échange pas avec l’autre – et considérer que ça y est : quelque chose s’est produit qui nous permet, peut-être, de commencer à faire des choix… Propos recueillis par Jean-François Bouthors. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 103
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h ! Nous nous en souviendrons de cet été 2020, tombé tout juste entre un confinement et une crise économique, avec petit épisode caniculaire en prime. La canicule m’a un peu déçu, à côté de celle de 2003 c’était petit bras, à peine trois ou quatre jours, et nous commençons à nous habituer à ces caprices du ciel et à « la Terre qui se venge », comme disent quelques benêts. Une chose à laquelle on s’habitue moins, c’est le progrès de la bêtise et le triomphe de l’ignorance, puissamment appuyés par l’hystérie des réseaux sociaux. Et, cet été, certains se sont surpassés. Cela a commencé par Colbert, dont quelques belles âmes ont ourdi le projet de déboulonner les statues et de supprimer le nom au fronton des écoles et des bâtiments publics, au motif qu’il fut l’instigateur d’un « Code noir », promulgué en 1685, c’est-à-dire deux ans après sa mort. On peut douter que ces militants zélés aient lu une seule ligne de ce code qui visait à poser des règles assurant, dans une certaine mesure, la protection des esclaves, mais avant tout à renforcer l’unité religieuse et juridique du royaume, obsession de Louis XIV qui, cette même année 1685, révoqua l’Édit de Nantes, l’une des fautes politiques les plus calamiteuses de l’histoire de France. Le texte de 1685 prévoyait des peines à l’encontre des propriétaires 104 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
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d’esclaves coupables de sévices et de meurtres, stipulait que les esclaves devaient « bénéficier » d’une éducation chrétienne, afin notamment de lutter contre l’idolâtrie, prévoyait l’affranchissement, et même autorisait le mariage d’un maître avec son esclave. Il fut aggravé tout au long du xviiie siècle par Louis XV et ses juristes, et même au-delà, au nom de l’intérêt économique dans l’exploitation des colonies. On ne voudrait pas se donner l’air de défendre Colbert, ce redoutable ministre aux pulsions dictatoriales, cet impitoyable ambitieux en partie fondateur de l’État français moderne, quelquefois par la violence et la contrainte, en le faisant passer pour un bobo progressiste de gauche ; on est simplement consterné par l’anachronisme qui consiste à plaquer des valeurs et des débats contemporains sur des siècles qui les ignoraient. Le Code noir de Colbert se fonde sur le droit romain, selon lequel l’esclavage était la règle. Ce n’est pas une excuse, c’est une explication. Ce n’est pas une défense de Colbert, personnage peu sympathique, c’est une recontextualisation. Mais, pendant qu’on y est, permettons-nous quelques suggestions aux coupeurs de têtes et aux effaceurs de mémoire historique : on pourrait décapiter les statues des empereurs romains qui se pavanent hiératiquement et insolemment au musée du Louvre et ailleurs, et qui dirigeaient un empire dont la prospérité se fon-
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dait sur l’institution de l’esclavage ; on devrait étêter, brûler, vandaliser, les effigies de Napoléon, qui rétablit l’esclavage aux Antilles pour complaire à la belle Joséphine et à sa famille ; on devrait même interdire les œuvres de Voltaire, qui, tout en s’indignant dans Candide du sort d’un esclave de Suriname, un « nègre » comme il est écrit – faut-il remplacer le terme par « homme de couleur » ? « native » ? Envoyez vos idées au journal –, mutilé pour cause de tentative de fuite, possédait des intérêts dans la Compagnie des Indes. L’affaire Colbert procède de cette volonté d’effacer les mémoires et les faits que l’on juge condamnables. Et cela vient bien entendu des États-Unis, tout comme la mode calamiteuse du politiquement correct, née du communautarisme au nom du respect des différences, que toutes les extrêmes droites, Trump en tête, vitupèrent au nom de la « liberté », ce qui, en refermant le piège, leur permet de s’enfoncer un peu plus dans l’ignoble. La vraie question à poser, me semble-t-il, est celle-ci : à partir de quel moment une réalité à combattre devient-elle de l’histoire, c’est-à-dire de la mémoire, fût-elle détestable ? Avouons que la mise en scène, en leur temps, de la destruction des statues de Staline, de Ceaușescu ou de Saddam Hussein ne nous a guère chagrinés. On n’aimerait pas voir non plus s’ériger en Allemagne, où quelques nazis relèvent
la tête et défilent contre le port du masque au nom de la liberté, humour douteux, des statues d’Adolf Hitler. Il y a un moyen assez simple de faire la part des choses, c’est d’étudier l’histoire, de lire et d’expliquer les textes. En principe, l’école et l’éducation devraient y pourvoir. C’est trop demander à une institution scolaire en capilotade, et aux essentialistes qui pensent par slogans, qui cherchent à exacerber les crispations identitaires et à qui, comme disait Albert Einstein, la moelle épinière tient lieu de cerveau. Ils devraient songer que si l’on déboulonne les statues des généraux sudistes en Amérique, on risque du même coup d’oublier la période esclavagiste. La condamnation des fautes de l’histoire n’est pas l’oubli de l’histoire. Effacer la mémoire d’un massacre n’empêche pas que le massacre ait eu lieu, mais cela permet d’en envisager d’autres en toute bonne conscience, et surtout en tout aveuglement. Même s’il ne faut pas se faire trop d’illusions sur la force dissuasive de l’exemple historique pour empêcher les atrocités. Dans la foulée de ce mouvement ridicule, où l’ignorance crasse le dispute à la mauvaise foi et au désir transparent de substituer au débat historique un pouvoir coercitif habillé de censure, il y eut la réponse d’en face, bien crapoteuse en cet été de la bêtise : la publication par Valeurs actuelles d’un « roman » illustré d’images montrant la députée Danièle Obono, LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 105
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nue et enchaînée, dans des postures humiliantes. Le but de cette délicatesse ? Montrer, ce qui n’est d’ailleurs pas faux, que des Noirs eux-mêmes se sont rendus complices du système esclavagiste en vendant leurs semblables à des trafiquants de chair humaine. Des collabos en somme, comme il y en a partout, et en tout temps, dès lors qu’il y a quelque profit à tirer, c’est aussi cela l’humanité. Venant d’un journal d’extrême droite, la démonstration est des plus spécieuses, les intentions douteuses, et la manière manque d’élégance, ce qui ne surprend pas. Ces Tartuffes se sont excusés. Bien sûr, on croit de bon cœur à la repentance pateline de ces humanistes ennemis du politiquement correct. La députée porte plainte. Elle a bien raison. L’ennui, c’est qu’on n’a pas très envie non plus de défendre une femme qui exprima de la sympathie pour Mohamed Merah, le tueur toulousain d’enfants juifs et de militaires, qui flirte volontiers avec la mouvance cryptofasciste des Indigènes de la République, et qu’on vit un jour défiler avec des islamistes déclarés. Allez vous y retrouver.
Cancel culture
C’
est exactement le corollaire de ce qui précède : on appelle cela la Cancel culture, qu’on peut traduire par culture de l’annulation, ou de l’effacement. Du temps de l’Union soviétique, une vieille blague circulait parmi les Russes, qui conjurent volontiers le malheur par l’humour : « Chez nous, le passé est imprévisible. » Il y a encore mieux en matière de démarche totalitaire : chez nous, désormais, le passé non seulement peut se modifier, mais aussi s’effacer. Il y eut, voici quelque temps, « l’affaire Gauguin », dont j’ai déjà parlé ici même : au nom de la morale, il fallait « supprimer » Gauguin, qui eut quelques tendresses pour de très jeunes Tahitiennes, des protestations s’élevant à l’occasion d’une exposition qui lui était consacrée à la National Gallery à Londres, protestations relayées par une bourrique cultureuse très #MeToo dans le New York Times. Les choses ne s’arrangent pas, et les musées et institutions culturelles sont en première ligne, surtout aux États-Unis. Des expositions sont supprimées, coupables d’« appro-
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priation culturelle », ou de ne pas respecter la parité raciale ou communautaire. À Cleveland, une exposition de Shaun Leonardo, lui-même afro-latino, consacrée aux meurtres de Noirs et de Latinos par des policiers, dans le sillage de l’affaire George Floyd et du mouvement Black Lives Matter, a été annulée à la demande même d’associations de Noirs, au motif qu’elle risquait d’« exploiter un traumatisme ». Quand on en vient à ce degré d’imbécillité… Rassurez-vous, ces pures intentions arrivent chez nous, malgré les quarantaines imposées par la pandémie de Covid-19. Dix petits nègres, le célèbre roman d’Agatha Christie, s’appelle désormais Ils étaient dix. Autant en emporte le vent, film par ailleurs pénible pour d’autres raisons – Scarlett est finalement une jeune mégère assez nunuche et Rhett une tête à claques à grandes oreilles –, s’est vu condamner pour racisme latent, ce qui est peu contestable. Mais, évidemment, on nous juge trop bêtes pour faire la part des choses et sourire par nous-mêmes de cette vision paternaliste de l’esclavage sudiste. Après tout, au vu de l’état des consciences et de l’a-culturation galopante qui touche des sociétés soi-disant évoluées, cela n’est peut-être pas tout à fait inutile. En vérité je vous le dis, la pensée n’a guère évolué depuis Platon, Aristote, le platonisme chrétien, l’illusion absurde de la séparation entre la vie physique et matérielle et le monde des idées pures et des essences : nous continuons à barboter dans un essentialisme calamiteux. L’existence précède l’essence, tenta de nous apprendre Jean-Paul Sartre, c’est-à-dire que l’expérience, l’action, la contingence déterminent nos vies, constituent notre destinée terrestre et lui donnent sens, sous un ciel vide. Mais on continue à penser, tragiquement, que l’essence précède l’existence et nous emprisonne dans un déterminisme mortifère ; à se reconnaître par catégories, par races, par espèces, par groupes, par tribus, par identités, souvent meurtrières. Les femmes, les Noirs, les Blancs, les juifs, les homos, les musulmans, les cathos, les végétariens, on pourrait allonger la liste sur des pages entières, tous essentialisés, réduits à une seule identité, manipulés par les extrémistes de tous bords. C’est ainsi que l’on prépare des guerres civiles.
Journal d’un directeur d’école élémentaire publique en zone d’éducation prioritaire
Vendredi 29 mai 2020 L’école ! Elle était devant moi. Imposante comme jamais. Je la retrouvais avec un bonheur infini et une crainte immense. En descendant de voiture, j’accueillais avec joie ce collègue et ami sur qui j’avais lâché mes larmes virtuelles il y avait plus de deux mois. Nous portions tous deux un masque, mais nos sourires se devinaient derrière. Après avoir pris le temps de trouver la bonne clé, je poussais les portes du bâtiment pour la première fois depuis trop longtemps. Les dames de ménage étaient là. Fidèles au poste. Seules leurs tenues avaient changé : une charlotte en plastique sur la tête, une surblouse, des surchaussures bleues. Prêtes à aller sur Mars. Elles avaient pris le temps de m’expliquer les nouvelles normes de nettoyage imposées par le protocole sanitaire. J’étais là pour anticiper une probable réouverture. La carte allait sûrement repasser au vert et le maire n’aurait plus aucune raison de laisser ses écoles fermées. Il fallait donc réfléchir à une organisation efficiente pour un retour serein. Pour les élèves et pour les enseignants. Avec les services techniques de la ville, des représentantes de parents d’élèves élues, l’adjointe chargée des affaires scolaires, nous avions fait le tour de l’école, partageant nos réflexions. Essayant d’imaginer l’inimaginable. J’avais pensé aux collègues qui avaient repris le 11 mai dernier. Les images avaient fait le tour des médias : des enseignants masqués, des lavages de main répétés, et ces élèves de maternelle chacun dans sa zone. Parqués. Les directeurs avaient essuyé les plâtres d’un protocole qui ne permettait pas le retour à l’école de tous les volontaires, suscitant des tensions. Pourquoi lui et pas elle ? Pourquoi mon enfant n’a-t-il que deux jours d’école ? Le LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 107
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ministre a pourtant dit que le retour à l’école était possible. J’avais observé ça de loin, mais j’allais bientôt y être confronté. Jeudi 4 juin 2020 Ce couloir vide, qui m’avait rendu si triste, ressemblait désormais à une scène de crime. Séparé en deux par une bande Ferrari sur toute sa longueur. Un sens aller, un autre retour. Dans ma salle de classe, les mains propres, le mètre réglementaire entre nous, nous étions tous là. Nous avions au préalable pris le temps de nous retrouver autour des croissants apportés par une collègue. Chacun avait donné sa vision du confinement : la meilleure période de leur vie pour certains, la pire pour d’autres. Le maire avait levé son arrêté de fermeture à compter de ce jour : l’école était de nouveau à nous. Les enfants arriveraient prochainement. Les parents s’impatientaient. Nous aussi. La matinée avait été consacrée à l’application du protocole sanitaire. Nous avions sondé les familles et de nombreux élèves étaient attendus. L’équation était complexe car, même si le ministre avait annoncé que les enseignants ne pourraient pas assurer l’école à distance tout en étant présents dans l’école, nous savions que nous ferions les deux. Ne pas lâcher celles et ceux dont les parents avaient fait le choix de ne pas revenir. Ne laisser personne au bord du chemin. Nous avions fait des groupes, mélangé les classes. Nous avions fait un emploi du temps pour le lavage des mains, pour les récréations. Aucun groupe ne devait se croiser. Tout se tenait à la minute et j’espérais que rien ne viendrait perturber cette mécanique. Après ce travail de fourmi, il avait fallu communiquer avec les familles, être le plus clair possible, répondre au téléphone en disant que les informations allaient arriver. Vite. Nous étions au maximum de ce que nous pouvions faire. 108 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
L’après-midi, nous avions mis en place nos classes. Retirer des tables, empiler des chaises au fond de la salle. Faire de la place, espacer les élèves le plus possible, prévoir un sens d’arrivée, puis de départ. Coller des scotchs au sol, une ligne continue puis discontinue. Prévoir la ligne d’attente pour le seul évier de l’étage. Faire de même au rezde-chaussée. Aller dans la cour pour compter les croix peintes par les employés de la mairie. Pour faciliter le nettoyage, le second étage était condamné. Une chose de moins à faire. Lundi 8 juin 2020 Je n’avais pas su donner de nom à ce jour particulier. Ce n’était pas une rentrée ni une reprise. Je ne m’étais jamais arrêté, les élèves non plus. Devant l’école, les parents nous saluaient de loin. Sans masque pour la plupart, comme si ce retour à l’école marquait la fin de l’épidémie. La carte du déconfinement y était pour quelque chose et les couleurs choisies également : rouge, je fais attention ; vert, tout est permis. Les élèves avaient pris le pli, s’installant sur leur croix sans rechigner. Le décalage des horaires à l’entrée avait fait grincer des dents, surtout dans les fratries. Certains devaient attendre quinze minutes… pourtant pas le bout du monde. La journée s’était déroulée avec le plaisir de retrouver les élèves et la joie de se laver les mains huit fois par jour. Le protocole imposait de garder un mètre de distance, y compris en récréation. Nous avions donc décidé d’encadrer les jeux de cour. Finis les loups glacés. On s’était réinventé. On devait attraper l’ombre du copain pour le geler. Le soir, j’étais épuisé. Tout s’était bien passé. Tout le monde avait joué le jeu : les collègues dans le respect des horaires, les élèves dans le respect des gestes barrière.
Chacun avait donné sa vision du confinement : la meilleure période de leur vie pour certains, la pire pour d’autres.
Lundi 15 juin 2020 Je ne l’avais pas vu venir. Je m’étais attendu à tout sauf à ça, même si une petite musique dans la tête m’avait soufflé les annonces du président de la République. « Dès demain, en Hexagone comme en OutreMer, les crèches, les écoles, les collèges se prépareront à accueillir à partir du 22 juin tous les élèves, de manière obligatoire et selon les règles de présence normales. » Alors que d’ordinaire certains élèves considéraient la fin du mois de juin comme un gruyère, préférant les trous au fromage, M. Macron exigeait que tous les élèves reviennent à l’école à compter du 22 juin. L’équation évoquée le 4 juin gagnait une inconnue : combien d’élèves allaient revenir ? Je ne pouvais plus sonder les familles : ils devaient en théorie tous revenir. Dans son discours, le Président avait parlé de normalité. Quid du protocole strict que nous appliquions jusque-là ? J’étais désemparé du peu d’informations dont je disposais en ce lundi matin. Le ministre s’exprimait sur une radio tandis que j’étais en classe. Faire, défaire, refaire. Toute la semaine, j’avais attendu un protocole sanitaire allégé qui n’était venu que tardivement, après avoir fuité une nouvelle fois sur les réseaux sociaux. Vieille politique que de lancer une information et d’attendre les réactions pour dire ensuite qu’il ne s’agissait que de rumeurs. Quoi qu’il en soit, le protocole ne tenait plus qu’en huit pages au lieu des soixante-quatre pages précédentes.
Les directeurs s’étaient inquiétés du fait que les groupes n’étaient plus limités à quinze élèves. Comment maintenir alors la distance d’un mètre dans des classes et garantir ainsi une sécurité toute relative face au virus ? M. Blanquer avait apporté sa réponse : le mètre « latéral », pure invention pour entasser le maximum d’élèves dans un minimum de place. Je restais alors circonspect, observant ma classe de quarante mètres carrés, m’interrogeant sur sa disposition avec uniquement des tables doubles. Impossible. Ironie du sort, le décret évoquait toujours un mètre de distance à respecter entre chaque élève. Lundi 22 juin 2020 Le décret avait été modifié pendant la nuit : les élèves pouvaient être accueillis dans les salles de classe en respectant un mètre « si [c’était] possible ». Cela aurait pu me faire rire s’il ne s’était agi avant tout de la santé de nos élèves, de leurs familles et des enseignants de mon école. Le soleil frappait fort ce matin-là. La classe était identique à celle que j’avais laissée la semaine passée. Je n’avais plus l’envie ni la force de reprendre du temps pour modifier encore et encore l’organisation spatiale de ma classe. Nous avions adapté le nouveau protocole en essayant de modifier a minima l’organisation existante. J’avais demandé que les services techniques de la mairie dessinent quatre zones dans la cour. Le planning des récréations avait été repensé, le deuxième étage ouvert. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 109
SAISONS // JOURNAL D’UN DIRECTEUR D’ÉCOLE
Je n’avais physiquement pas la place d’accueillir tous mes élèves. J’étais partagé entre la peur qu’ils reviennent tous et celle qu’ils ne soient pas au rendez-vous. J’étais directeur et si l’école redevenait obligatoire, je me devais d’être vigilant face aux absences. En théorie. 8 h 35 : j’avais retrouvé les cinq CM2 déjà revenus et je comptais les autres. Un… deux… trois… huit. Je soufflais : ils étaient treize en tout. Moins de la moitié des parents avaient obéi aux injonctions du Président. Je m’inquiétais de l’absence de mes deux décrocheurs, mais j’étais soulagé d’en avoir si peu. Ils pourraient tous rentrer et, surtout, en sécurité. Vendredi 26 juin 2020 Les vacances seraient apprenantes. Dispositif école ouverte. Cela reposerait sur le bon vouloir des équipes enseignantes. Chaque école pouvait déposer son dossier en incluant dans le projet d’éventuels partenaires extérieurs. J’avais vu passer le mail de mon inspecteur de circonscription, qui transmettait un courrier de l’inspecteur d’académie, qui lui-même faisait référence à une lettre du recteur. Ce dernier avait dû faire référence à la dernière vidéo du ministre. Ou pas. Les délais étaient extrêmement courts. Impossible à tenir, même avec la meilleure volonté du monde. Je n’aimais pas ça : si le dispositif était une réussite, ce serait grâce au ministre, et si
cela tombait à plat, cela serait la faute des enseignants. Pas assez de volontaires. Ces méchants fonctionnaires qui ne voulaient même pas travailler pendant les vacances pour aider les enfants en difficulté suite au confinement… Je me mettais à vociférer, à m’énerver tout seul devant mon ordinateur. La profession avait changé. Il existait encore des enseignants dont l’engagement allait au-delà de leur salle de classe, mais ils devenaient rares. Lors de mon premier poste, on m’avait annoncé que je devais partir en classe de neige. J’étais resté un instant sans comprendre pourquoi cela me tombait dessus. J’avais juste récupéré le niveau de classe du directeur, fraîchement retraité, et qui partait dans le Jura tous les ans depuis quarante ans. J’avais protesté pour la forme, ne souhaitant pas vraiment casser ce rituel plus vieux que moi, et je m’étais embarqué sur les routes enneigées de Franche-Comté. J’avais plutôt passé du bon temps, vu les élèves comme des enfants, partagé leurs cours de ski de fond et la découverte des chiens de traîneau. J’avais visité une fromagerie, découvert le morbier et le mont d’or fondu. Je m’étais régalé à déguster du comté dans une ferme avec des tartines de confiture de lait. Certes, de bons moments, mais, vingt-quatre heures sur vingtquatre, j’avais croisé les doigts pour que rien n’arrive, que tout se passe pour le mieux. Après cinq jours, j’étais rentré fourbu et sans
Je n’avais physiquement pas la place d’accueillir tous mes élèves. J’étais partagé entre la peur qu’ils reviennent tous et celle qu’ils ne soient pas au rendez-vous. 110 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
aucune heure supplémentaire de payée. Mais la descente du bus m’avait carrément achevé : aucun mot réconfortant, aucun remerciement, comme si j’avais fait juste mon job, alors que j’en avais fait plus. Beaucoup plus. Je m’étais alors dit : à quoi bon après tout ? Le « prof bashing ». Ou comment tous les médias et une partie de la classe politique s’étaient amusés à nous détruire. Je n’ai jamais su comment on était passé en quelques années de l’être le plus aimé du village à celui le plus détesté de France. Alors que, durant la période de confinement, on avait vanté les mérites et l’inventivité de notre profession, voilà qu’on nous crachait dessus. Moi aussi, j’avais perdu de vue le professeur de mathématiques de ma grande, moi aussi je pouvais comparer le niveau d’implication variable des enseignants de mes neveux. Moi aussi, j’aurais pu émettre un jugement sans appel, mais je ne l’avais pas fait. Moi aussi, j’aurais pu juger le travail de mes voisins : le fiscaliste, l’ouvrier, le garagiste, l’avocate, mais je ne l’avais pas fait. Vendredi 3 juillet 2020 Comme tous les derniers jours depuis dix ans, je rangeais mon bureau. Je triais les papiers, je mettais de l’ordre tout en organisant la rentrée prochaine : j’imprimais les listes des futures classes, je ramassais les cahiers d’appel. J’avais un pied en juillet et un autre en septembre. J’oscillais entre le passé et le futur, entre l’avant et l’après. Mais, pour la première fois, je clôturais une année sans aucune certitude sur la prochaine rentrée. Comme de nombreux collègues, j’avais attendu que notre pays fasse comme la Belgique, le Canada, l’Italie, et donne des consignes claires pour septembre. Tandis que notre ministre disait que la rentrée serait normale, le ministère du Travail
demandait que les entreprises prévoient dix semaines de stock de masques en cas de deuxième vague. Ordre. Contre-ordre. Un résumé de cette année particulière que je ne souhaitais pas revivre. J’avais bien reçu un mail, mais c’était pour m’indiquer l’importance des évaluations à venir. Normatives. Les mêmes pour tous. Pour avoir des chiffres, des chiffres et encore des chiffres. Je terminais cette année sans avoir revu toute une partie de ma classe depuis le 13 mars. Les élèves encore présents étaient venus avec des cadeaux, des cartes et des petits mots. Ces derniers rejoindraient ce tiroir où j’aime me plonger parfois pour les relire, me rassurer sur le fait que j’ai bien compté pour eux. Ce dernier jour avait aussi été marqué par les larmes de cette accompagnante d’élèves en situation de handicap (AESH), qui nous quittait pour une autre école. Bien malgré elle. Un pion comme un autre. Elle a aidé à faire grandir l’élève qu’elle avait en charge. Elle l’a aidé à devenir ce qu’il est. À aller mieux. Son départ nous rendait triste. Il y avait ce remplaçant aussi, qui avait passé une longue partie de l’année à nos côtés. Les écoles sont faites de mouvements perpétuels. J’avais eu une émotion particulière lorsque j’avais vu mes CM2 franchir le portillon une dernière fois. Ils s’en sont allés comme des grands vers le collège pour y devenir les plus petits. Ils s’en sont allés, je l’espère, les mieux armés du monde, avec tous les bagages pour réussir. Comme chaque année, je leur avais dit que je ne bougeais pas, qu’il ne fallait pas qu’ils jouent les timides et qu’ils pouvaient venir me dire bonjour, mais, comme chaque année, je savais aussi que c’était la dernière fois que je les voyais.
Fin LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 111
n de N o t e ot l l
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Le feu i
SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME
Par Bernadette Sauvaget
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Le 15 avril 2019, l’incendie qui ravage Notre-Dame de Paris est mondialement vécu comme une catastrophe. Bernadette Sauvaget qui suit pour nous le chantier de reconstruction s’est penchée sur la fameuse flèche de Viollet-le-Duc, qui sera donc reconstruite.
L’
affaire promettait des débats passionnants. Il n’en sera rien. Et on le regrette. D’ici 2024, Notre-Dame de Paris aura retrouvé une flèche, réplique à l’identique de celle édifiée par l’architecte Eugène Viollet-le-Duc au milieu du xixe siècle. La restauration du monument se fera, elle, avec les matériaux d’origine : une toiture en plomb – ce qui devrait provoquer quand même quelques levées de boucliers à cause des pollutions dues à ce métal lourd – et une charpente en bois. Exit les audaces promises par Emmanuel Macron après l’incendie qui, la nuit du 15 au 16 avril 2019, a ravagé la cathédrale. Le chef de l’État avait évoqué un « geste architectural contemporain ». Une promesse finalement sans lendemain. Mais faut-il le regretter ? Car, dès cette annonce, les idées farfelues – et même inquiétantes pour certaines – avaient fusé. L’un proposait une nouvelle flèche en verre ; un autre, un toit terrasse ouvert à la promenade. La vue de la Seine et de Paris des hauteurs de la cathédrale est, c’est vrai, prodigieuse : les méandres du fleuve se dessinent à travers la ville, tranchant la capitale en son centre. Mais il n’y aura pas de toit terrasse. Cela vaut mieux ainsi. Sur le papier, l’idée était séduisante. Dans les faits, elle devenait problématique. Construit à proximité de la Seine, le bâtiment est structurellement fragile. Avant l’incendie, Notre-Dame, en mauvais état, souffrait aussi – et surtout – de surfréquentation touristique. Cela lui était particulièrement dommageable. Bref, il n’y avait aucune raison d’attirer davantage de public. Hormis peut-être celle de gonfler l’assistance à la messe… mais nous nous égarons. Chaque année, une douzaine de millions de visiteurs, au bas mot, arpentent les travées de NotreDame. La cathédrale est un point de ralliement du tourisme de la capitale, engorgeant son centre, le
faisant suffoquer. L’accès à Notre-Dame est gratuit ; ce qui explique, en partie, l’engouement qu’elle suscite. En France, le clergé catholique tient farouchement à ce qu’il en soit ainsi. Ailleurs, la digue a déjà sauté, notamment au Royaume-Uni. À Barcelone aussi : entrer dans la cathédrale Sainte-CroixSainte-Eulalie, souvent surnommée simplement la Seu – le « siège » en catalan – coûte une poignée d’euros. Pour visiter l’ouvrage fameux de Gaudi, la Sagrada Familia (la Sainte Famille), toujours en construction, c’est beaucoup plus onéreux. Le visiteur doit débourser au minimum 25 euros ! D’après les bons connaisseurs de Notre-Dame de Paris – ceux qui vivent quotidiennement au cœur du monument –, sa fréquentation touristique a grimpé au début des années 1990. Est-ce l’effet de la chute du mur de Berlin et des régimes communistes qui a libéré un flot de visiteurs ? Il y a, quoi qu’il en soit, coïncidence dans les dates. Dans ces années-là aussi, les studios Walt Disney adaptaient – et réécrivaient – le roman de Victor Hugo pour en faire un dessin animé universel, Le Bossu de Notre-Dame, enchantant des générations d’enfants et assurant une renommée planétaire à la cathédrale de Paris. Mais, le problème, c’est qu’à l’évidence le monument n’a pas été conçu pour accueillir ces millions de personnes. Si la pollution urbaine la rend malade et ravage ses pierres, la cathédrale pâtit du surtourisme, qui abîme sérieusement le monument. Comment l’éviter ? Une telle réflexion mériterait d’être menée. Depuis le sinistre du 15 avril 2019, elle semble étrangement absente. Les grands incendies peuvent être l’occasion de nouveaux commencements. En 2020, à quoi sert une cathédrale ? Il n’y a rien de provoquant à poser la question. Nous vivons des temps de déchristianisation. Pour les millions de croyants, cette vérité est sûrement douloureuse. Mais l’identité de monuments tels que Notre-Dame de Paris, vouée au culte catholique, a dérivé. Souvent pour le pire. L’édifice est devenu un produit d’appel touristique, tandis que l’Église catholique s’accroche légitimement au lieu. Quoi qu’on en pense, elle y est chez elle, même si Notre-Dame de Paris appartient à l’État, LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 113
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comme quatre-vingt-six autres cathédrales. Tant bien que mal, les activités liturgiques cohabitent avec le flot incessant de touristes. L’incendie de l’édifice pose avec acuité la question de l’avenir de l’immense patrimoine religieux hérité d’une France chrétienne qui tend à s’effacer. À quoi va ressembler la restauration de NotreDame ? À un conservatoire du patrimoine, justement. Au sacre posthume d’Eugène Viollet-le-Duc. La « nouvelle » cathédrale qui sortira des cendres de l’incendie du 15 avril 2019 sera une copie de celle de l’architecte. Le suspense – si suspense il y avait d’ailleurs – a été officiellement levé le 9 juillet. Ce jour-là, l’architecte en chef des monuments historiques en charge du monument, Philippe Villeneuve, flanqué du général Jean-Louis Georgelin, « patron » du chantier nommé par l’Élysée, présentait ses options pour la restauration de NotreDame à la Commission nationale du patrimoine et de l’architecture (CNPA). Celle-ci, présidée par un respectable sénateur (LR) des Alpes-Maritimes, Jean-Pierre Leleux, devait donner un avis consul-
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tatif et lançait la discussion. C’est du moins ce que l’on croyait. Pour son grand oral, sans doute l’un des plus importants de son existence, Philippe Villeneuve s’appuyait sur un lourd rapport de trois mille pages, rédigé par une équipe dévouée d’une dizaine de personnes, des architectes qui travaillent auprès de lui depuis l’incendie. Quelques semaines plus tôt, un résumé circonstancié en avait été fait, à l’Élysée, au président de la République, qui avait arrêté ses choix. Sur France Inter, le matin même de l’audition du 9 juillet, Roselyne Bachelot, à peine nommée ministre de la Culture, avait éventé l’affaire. « Un large consensus se dégage dans l’opinion publique et [chez] les décideurs […] pour la reconstruction à l’identique », avait-elle déclaré quelques heures avant que Philippe Villeneuve et le général Georgelin ne s’expriment. De manière un peu discourtoise, l’intrépide Roselyne avait coupé l’herbe sous le pied à la CNPA. Prudente, elle précisait quand même que la décision finale reviendrait au président de la République.
En 2020, à quoi sert une cathédrale ? Il n’y a rien de provoquant à poser la question.
Mais, à l’Élysée, l’entourage du chef de l’État convoquait pour une audioconférence, en off, quelques journalistes attentifs au suivi du dossier de NotreDame. Tandis que Villeneuve et son « patron » dissertaient devant la Commission, les conseillers présidentiels expliquaient qu’Emmanuel Macron avait avalisé la reconstruction d’une flèche à l’identique, une réplique, donc, de celle de Viollet-le-Duc. L’entourage présidentiel précisait que le chef de l’État se rallierait cependant « aux décisions des experts sur les options concernant la charpente et la toiture, les matériaux qui seront employés pour les reconstruire ». Pour ne pas froisser la CNPA, il était convenu que cette information ne devait pas être divulguée avant 20 h 00. Villeneuve, qui a la garde de Notre-Dame depuis 2013 n’a, lui, jamais caché ses préférences. Comme ses confrères spécialistes du patrimoine historique, l’architecte a une profonde admiration pour Eugène Viollet-le-Duc, l’« inventeur », au xixe siècle, de Notre-Dame telle que nous la connaissons. Mais, pour ne pas compromettre ses chances d’emporter la bataille d’une restauration à l’identique, il avait observé un silence de moine pendant les mois précédant son audition devant la CNPA. Cette prudente discrétion n’est pas dans la nature de cet homme fort en gueule, doté d’un sens de l’humour dévastateur. Il faut dire qu’à l’automne 2019, le général Georgelin l’avait sommé peu élégamment de « fermer sa gueule » lors d’une intervention devant la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale. En coulisses, la bataille des anciens et des modernes a déjà tourné à l’avantage des premiers. Quelques mois avant le grand oral du jeudi 9 juillet,
Philippe Villeneuve a signé la préface d’une réédition – passée un peu inaperçue – d’un texte paru en 1856 et cosigné par son illustre prédécesseur et le baron Ferdinand de Guilhermy, Description de Notre-Dame (Éditions des équateurs). Le texte détaille consciencieusement l’état de la cathédrale au milieu du xixe siècle et justifie les choix des restaurateurs, Jean-Baptiste Lassus et Eugène Violletle-Duc. « Cette description est un témoignage très précieux sur le monument en cours de sauvetage et de résurrection, souligne Villeneuve. […] C’est ainsi qu’en suivant avec le baron le parcours de cette visite, on se trouve plongé à cette époque où Viollet-le-Duc œuvrait, bientôt seul, à ce formidable chantier. » Quand paraît la première édition, les travaux de restauration de la cathédrale, menés par Jean-Baptiste
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SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME
La flèche de Viollet-le-Duc, vue par Philippe Villeneuve « Cette merveille, dont la disparition a soudainement révélé au monde qu’elle était une œuvre du xix e siècle et non celle d’un génie anonyme du Moyen Âge, avait déjà trouvé sa légitimité par l’habitude de la voir s’élever, là, à la croisée, se détachant presque du monument pour toucher le ciel en se perdant dans les nuages, à peine retenue par la pyramide des statues de cuivre vert qui semblaient l’accompagner dans son ascension. Elle l’avait aussi trouvée par le génie de son créateur, Eugène Viollet-le-Duc. » « Cette flèche si indispensable à la silhouette de la cathédrale, et sans laquelle, comme on peut le voir par exemple sur les photographies datant des travaux de Viollet-le-Duc, elle ressemble à un long vaisseau voguant paisiblement vers l’ouest, lui a redonné son axe vertical, à l’exacte croisée des quatre points cardinaux inscrits dans son plan en croix. Le monument devient alors cosmique, embrassant l’univers dans toutes ses directions. Ainsi, malgré ses deux hautes tours, dont l’élan s’arrête brusquement à soixante-neuf mètres, la cathédrale s’élève encore davantage avec cette flèche culminant à plus de cent mètres, et rejoint les cieux, tel l’axus mundi. » Extraits de la préface à la réédition de Description de Notre-Dame (Éditions des équateurs).
Lassus et Eugène Viollet-le-Duc, ont débuté depuis douze ans. L’année suivante, en 1857, la mort de Lassus, pionnier de la restauration d’ouvrages médiévaux – il a à son actif, rien qu’à Paris, la Sainte- Chapelle, l’église Saint-Séverin, ou encore celle de Saint-Germain-l’Auxerrois –, laisse son adjoint seul maître à bord – après Dieu, bien sûr – sur le chantier de Notre-Dame. Le jeune Viollet-le-Duc – il a à peine trente ans quand démarre le chantier de restauration de Notre-Dame – a eu un parcours atypique. Forte tête, il a refusé, raconte Agnès C. Poirier dans son livre Notre-Dame de Paris, l’âme d’une nation – à paraître chez Flammarion – de « se présenter aux deux institutions françaises qui forment les jeunes talents, l’École des Beaux-Arts et l’Académie de France à Rome ». Malgré cela, grâce à l’appui d’un oncle maternel, Étienne-Jean Delécluze, un influent critique d’art de l’époque, le jeune Eugène fait carrière. Le frère de sa mère tient salon le dimanche après-midi. Il a pour ami Stendhal mais surtout Prosper Mérimée, qui soutiendra inconditionnellement Viollet-le-Duc. Le jeune homme est, selon Agnès C. Poirier, « un amoureux du Moyen Âge à une époque acquise au 116 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
néoclassicisme qui voit le monde médiéval comme une bizarrerie peuplée de monstres et un univers obscur où règnent la peur et l’irrationnel. Le jeune homme a déjà étudié l’architecture médiévale, et il en admire précisément la rationalité et la clarté ». Pour se former, Viollet-le-Duc voyage. D’abord en France et en compagnie de son oncle. En 1831, tous les deux, selon Agnès C. Poirier, « vont d’Auvergne en Provence, dessinant chaque église, chaque vieux monument sur leur route. Eugène revient de ce voyage avec trente-cinq études dans sa besace ». L’année suivante, le neveu poursuit seul son tour de France. Il affine son art de dessiner et s’enrichit de ses découvertes. Les voyages rythment son existence, le forment. « Un véritable choc l’attend à Chartres et dans sa cathédrale, où il s’arrête dix longues journées », explique Agnès C. Poirier. Comme il est d’usage à l’époque, Viollet-le-Duc peaufine son apprentissage en Italie. Au cours d’un périple d’un an et demi, il découvre les richesses innombrables de la péninsule. Rome le subjugue. À son retour en France, pour gagner sa vie, il reprend son métier de professeur de dessin. Sa carrière démarre grâce à Prosper Mérimée, qui l’engage en
1838 au département des Monuments historiques. Très vite, l’architecte autodidacte se voit confier son premier chantier de restauration. Mais pas l’un des moindres ! C’est la basilique de la Madeleine à Vézelay, l’un des chefs-d’œuvre du Moyen Âge. À bien y regarder, presque deux cents ans plus tard, le résultat des interventions de Viollet-le-Duc n’est pas totalement convaincant. Et à Notre-Dame ? Critiquer l’architecte du xixe siècle est devenu presque tabou. Avalisée depuis le 9 juillet, la restauration à l’identique de la cathédrale sacralise un peu plus Violletle-Duc. Une sanctuarisation ? « Je ne le pense pas, corrige Olivier de Châlus, l’un des meilleurs historiens actuels de Notre-Dame. C’est, me semble-t-il, la préservation d’une partie de l’histoire de NotreDame et du patrimoine. Le chantier de Viollet-leDuc est l’une des restaurations les plus réussies de cette époque. Elle a marqué la réflexion sur les monuments historiques, dont les architectes en chef, qui ont la charge de faire vivre notre histoire, sont aujourd’hui les héritiers. »
Dans sa préface à la réédition de Description de Notre-Dame, Villeneuve affiche l’amour inconditionnel qu’il voue à la flèche édifiée par Viollet-le-Duc, dont la construction s’est achevée en 1859. Pour lui, c’est une « merveille », un « chef-d’œuvre » qui a su « se fondre parfaitement dans la cathédrale, l’a magnifiée et l’a, en somme, parachevée ». Elle avait remplacé celle édifiée au xiiie siècle, qui, menaçant ruine, avait été démontée à la fin du xviiie. Mais nous n’en savons guère plus. « Même la date de sa dépose n’est pas tranchée, explique Olivier de Châlus. Les éléments de la souche, eux, avaient été conservés. Viollet-le-Duc les a étudiés, décrits, dessinés. Il les a reproduits en y apportant quelques adaptations. » Le 15 avril 2019, aux alentours de 20 h 00, dévorée par les flammes, elle s’est écroulée sous les yeux effarés de la foule, déjà très nombreuse sur les quais de Seine. « L’image de cette flèche basculant pour s’écraser dans le fracas des flammes et dans la fumée jaunâtre du plomb en fusion restera à jamais celle de ce jour atroce », écrit Villeneuve. La reconstruire à l’identique, n’est-ce pas vouloir effacer cette désolation, gommer l’incendie ?
À suivre…
Photos : p. 114 © Sputnik p. 116 © akg-images/Picture-Allia p. 117 © Geoffroy Van der Hasselt/AFP p. 119 © François Roux/Only France via AFP
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 117
La femme est l'avenir de l'église Depuis mai 2020, emmenées par Anne Soupa, huit femmes ont présenté leurs candidatures à des fonctions de l’Église catholique qui leur sont interdites. Lasses d’attendre, elles réclament l’intégration des femmes et dénoncent la misogynie de l’institution. Par Juliette Loiseau
D
epuis la démission du cardinal Barbarin, il y a plus de six mois, le poste d’archevêque de Lyon est vacant. Alors que les pronostics vont bon train, Anne Soupa, 73 ans, théologienne, a décidé de secouer l’institution en présentant sa candidature. « C’est une accumulation de déceptions, confie la cofondatrice du Comité de la jupe. La façon dont l’Église catholique gère les affaires d’abus sexuels, en noyant le poisson, en ne facilitant pas le travail de la commission Sauvé sur ce sujet, est catastrophique. » La décep-
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tion de trop, ce sont les pronostics sur le prochain archevêque de Lyon. « On parle de personnes qui ont le même profil que les prédécesseurs », explique Anne Soupa. Elle fait référence aux quatre évêques qui se sont succédé sans jamais saisir la justice sur les agressions sexuelles commises par le père Preynat, condamné à cinq ans de prison ferme en mars 2020, décision dont il a fait appel. L’idée de se porter candidate germe alors. « Plus il y aura de femmes, moins il y aura d’abus car ils sont favorisés par cet entre-soi
clérical, insiste la théologienne. Le genre ne peut plus être un critère pour les postes de gouvernance. » Pourtant, l’institution brandit inlassablement le même argument pour refuser cet accès aux femmes : Jésus a choisi douze hommes pour s’entourer. « Je suis atterrée d’entendre ces propos, s’insurge Anne Soupa. J’ai été formée à la théologie il y a quarante ans et, à l’époque, on aurait eu honte d’utiliser un tel argument. L’institution n’a cessé d’évoluer vers des arguments fondamentalistes. Si Jésus a choisi douze hommes, c’est parce qu’il y avait douze tribus en Israël. C’est donc, au contraire, tout le pays qui a été appelé, et les personnes qui le composent. Ce sont des hommes car Jacob, le patriarche, a donné les douze terres à ses fils. À l’époque, on ne transmettait pas aux filles. Mais, aujourd’hui, c’est refuser l’émancipation des femmes. » Sous l’égide de Marie-Madeleine La candidature d’Anne Soupa au siège archiépiscopal de Lyon a immédiatement suscité la condamnation des catholiques fondamentalistes, mais aussi et surtout un immense engouement des catholiques d’ouverture et des 30-40 ans. Comme Alix Bayle : « Quand j’ai pris connaissance de cette initiative, j’ai tout de suite écrit à Anne Soupa pour lui exprimer mon admiration et mon soutien », confie la journaliste, qui travaille depuis plus d’un an pour savoir si l’on peut être à la fois « féministe militante et catholique pratiquante ». Dans la foulée, elle contacte les cofondatrices de Oh My Goddess!, Anne Guillard et Valentine Rinner, pour lancer une opération de soutien numérique à l’initiative. « Nous avons donc écrit au nonce pour lui recommander Anne Soupa car, au moment de nommer un évêque, il peut prendre l’avis de laïcs », explique Alix Bayle. La lettre a
également été signée par cent cinquante baptisé·e·s. Un collectif, Toutes Apôtres !, s’est ensuite constitué avec les trois rédactrices, Anne Soupa, en tant que présidente du Comité de la jupe, et Hélène Pichon, auteure de L’Éternel au féminin, manifeste pour une nouvelle théologie de la libération. « Dans sa candidature, Anne lance un appel aux femmes pour qu’elles présentent la leur aux fonctions qui leur sont interdites, poursuit Alix Bayle. Toutes Apôtres ! a pour ambition d’y répondre. » Au fur et à mesure des rencontres, plusieurs femmes sont prêtes à candidater, dont Claire Conan- Vrinat au diaconat. « J’ai trouvé l’initiative d’Anne Soupa joyeuse, positive, culottée et je lui ai écrit, confie la consultante. J’ai reçu un message du collectif Toutes Apôtres ! et j’ai eu envie de m’impliquer davantage. Je n’avais aucune idée de comment faire. J’ai beaucoup échangé avec Anne Soupa, sur mon parcours, mon envie, petite, d’entrer dans une communauté religieuse, l’enga gement chrétien de mon père décédé. Et elle m’a dit, pourquoi pas vous ? Ces trois mots ont tout fait basculer. » Avec six autres femmes, elle a envoyé sa candidature au nonce apostolique le 22 juillet dernier, jour de la sainte Marie-Madeleine. La Conférence des évêques de France a alors réagi en expliquant que, dans l’Église catholique, on ne candidate pas, on est appelé. Claire Conan-Vrinat réagit : « Il y a des interpellations qui sont faites par l’institution pour occuper ces fonctions de gouvernance, mais celles-ci ne s’adressent jamais à des femmes ! Nous n’avons pas d’autres choix que de candidater. » Comme beaucoup de femmes, la candidate au diaconat ne trouve plus sa place au sein de l’institution. « Je me sens déconnectée des hommes qui gouvernent l’institution, comme ils doivent l’être de moi, détaille-t-elle. Ils ont mis à LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 119
SAISONS // LA FEMME EST L’AVENIR DE L’ÉGLISE
Un écho international L’Allemagne, la Suisse, l’Irlande, la Suède, la Russie, l’Inde, la Nouvelle-Zélande… Autant de pays où l’initiative d’Anne Soupa a été relayée. Après des années à n’entendre parler que des abus sexuels, la nouvelle a de quoi réjouir. La presse s’est emballée pour celle qui « mène un combat pour l’égalité » et « se bat contre la misogynie de l’Église catholique ». En Allemagne, le président de la conférence épiscopale a fait une déclaration dès le lendemain de la brève de la Deutsche Presse-Agentur, l’AFP allemande, sans toutefois citer Anne Soupa, appelant à s’interroger sur l’ordination des femmes. Seuls les médias de pays catholiques plus conservateurs, comme l’Espagne ou l’Italie, n’ont pas commenté l’initiative. Au-delà de la presse, des femmes et des hommes du monde entier, catholiques ou non, ont soutenu et partagé la démarche. La campagne de soutien à Anne Soupa a recueilli plus de 17 500 signatures dans le monde. Face à la tristesse de voir l’Église catholique s’enfoncer dans les affaires et l’insignifiance, sa candidature fait entendre d’autres voix. J. L.
distance les femmes et tous les laïcs de manière générale. Quand les évêques de France disent que les femmes sont les bienvenues dans l’Église, je me demande lesquelles ! Combien sont-elles ? Combien en sont parties ? Quelle Église ai-je à proposer à mes filles aujourd’hui ? Nous avons été très patientes, et je ne vois pas pourquoi nous devrions l’être plus. Je n’attendrai pas deux mille ans de plus. » Depuis des années, et notamment depuis l’arrivée du pape François, les discussions et réflexions se succèdent sur la place des femmes de l’Église, sans résultat. La commission sur le diaconat féminin, mise en place par François en 2016, a échoué
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face aux divisions de ses membres. Mais le statu quo n’est plus possible, ni sur la place des femmes, ni sur le rôle des laïcs. « Il y a urgence à réformer avant que l’institution ne se tue elle-même », insiste Claire Conan-Vrinat. Si les sept candidates ont obtenu un rendez-vous individuel du nonce apostolique, Anne Soupa est, elle, face au silence abyssal de l’institution. « Je vais faire savoir que j’attends une réponse et, surtout, on ne va pas s’arrêter là, d’autres vont candidater, insiste la théologienne. L’Église catholique se dit que les furieuses femmes finiront par partir. C’est vrai. Mais, s’il n’y a plus de femmes, l’Église s’effondre. »
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La croix & le marteau Après des décennies de rapports tendus avec le Vatican, les derniers prêtres-ouvriers se retrouvent dans le pape François, sa critique du cléricalisme et son invitation à « aller aux périphéries ». Engagé auprès des migrants ou contre la réforme des retraites après quarante-deux ans à l’usine, Bernard Massèra, prêtre et ex-électromécanicien, en témoigne. Par Timothée de Rauglaudre
I
ls ont été les acteurs d’une histoire que le dominicain Marie-Dominique Chenu a qualifiée de « plus grand événement religieux depuis la Révolution française ». Les prêtres-ouvriers ne seraient plus qu’environ trois cents en France, dont une petite quinzaine encore en activité – dans l’éducation, le nettoyage, la logistique, la santé, ou bien la maçonnerie pour encore deux d’entre eux. Bernard Massèra fait partie de ces vétérans. Il en est même une « figure » d’après Robert Dumont, lui aussi ancien prêtre-ouvrier et auteur d’une quinzaine d’ouvrages sur le sujet. Nous le retrouvons un mardi pluvieux de fin février
devant le cinéma Le Louxor, dans le nord de Paris. Avec son béret brun, sa veste en cuir et sa chemise à carreaux, l’homme, qui a fêté ses 80 ans à l’automne 2019, ressemble davantage à un militant communiste des années 1930 qu’à un curé. Il n’a d’ailleurs jamais été responsable paroissial. « Pour moi, mon sacerdoce, c’était le travail à l’usine », explique-t-il. Il refuse l’appellation de « père », « expression d’un cléricalisme qui n’est plus vraiment de mise ». Il nous conduit chez lui, à quelques minutes du métro Barbès-Rochechouart, au dernier étage de son HLM. « J’ai des voisins qui font de la mécanique », plaisante-t-il LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 121
SAISONS // LA CROIX ET LE MARTEAU
en désignant du menton, sur son palier, les trottinettes électriques retapées par ses jeunes voisins. Dans l’entrée de son appartement trône une photo avec ses « copains de l’usine ». Elle date de la fin des années 1990. À l’époque, avec ses camarades, il lutte contre la fermeture de son usine de construction automobile, la dernière usine Chausson, à Gennevilliers, dans les Hauts-de-Seine. Un combat qu’il a consigné dans Chausson, une dignité ouvrière ( Syllepse, 2004) au terme de quarante-deux années de travail, essentiellement comme é lectromécanicien. Des racines ouvrières « Tous les prêtres-ouvriers ne sont pas issus du monde ouvrier, rappelle le père Xavier Durand, délégué national à la Mission ouvrière. Certains ne l’étaient pas du tout et ont plongé dans un monde nouveau. » Ce n’est pas le cas de Bernard Massèra, qui, lui, y baigne dès l’enfance. Il grandit en Haute-Savoie dans une famille d’origine italienne. Pendant les vacances, il travaille avec son père et son frère sur les chantiers. C’est en fréquentant la Jeunesse ouvrière chrétienne qu’il ressent « l’appel de Jésus-Christ ». Une vocation qui contrarie son père, « pas un pilier d’Église », contrairement à sa mère. À l’âge de 19 ans, pourtant, il prend contact avec les Prêtres du Sacré-Cœur, à Lyon, dont l’un des axes missionnaires est le monde ouvrier. C’est cette congrégation qui va le mener vers le sacerdoce. Mais pas question de s’enfermer dans une paroisse : « Ma vocation, c’était véritablement d’être proche de la classe ouvrière, essentiellement par le travail. » Peu avant le décès de son père, en 1962, celui-ci lui rend visite et lui offre finalement sa bénédiction. Il est ordonné en 1967, à une période charnière pour les prêtres- 122 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020
ouvriers. « Leur engagement dans l’Église n’a pas toujours été un long fleuve tranquille », résume l’octogénaire. Avec le Vatican, une relation mouvementée Le mouvement est initié aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, dans l’optique d’abattre le « mur [qui] sépare le monde ouvrier de l’Église », selon le cardinal Emmanuel Suhard. « Ils sont partis pour convertir et se sont laissé convertir, estime Robert Dumont. Ils en sont sortis profondément changés. » Dès 1954, pourtant, Pie XII les condamne. Au Vatican et dans les milieux conservateurs, on voit d’un mauvais œil l’attrait de certains pour le communisme et l’engagement syndical, dans le contexte de la guerre froide, mais aussi, relève Bernard Massèra, leur rupture avec la tradition. « Pendant des siècles, on a complètement séparé le spirituel du matériel. Dans son engagement et son existence même, le prêtre-ouvrier montre l’unité des dimensions profane et sacrée. » Il faut attendre Paul VI et l’année 1965 pour que redémarre, sous la houlette de la Mission ouvrière, « l’expérience des prêtres-ouvriers » , terme officiel que les concernés ont en horreur. C’est à cette période que Bernard Massèra entame sa vie de prêtre-ouvrier. Après Mai 68, l’engouement est tel qu’en 1972 ils sont près de huit cents. « La hiérarchie est dépassée par ce qui se passe et les laisse faire », souligne l’historienne Nathalie Viet-Depaule. Arrive ensuite le règne de Jean Paul II, farouche opposant à la théologie de la libération – notamment en Amérique latine –, dans laquelle les prêtres-ouvriers, eux, se reconnaissent. « Pour nous, ça a été un recul, affirme l’électromécanicien à la retraite. Ce n’est pas notre pape, c’est surtout un pape de la régression »
François, le pape des périphéries Où en est, aujourd’hui, leur rapport au Vatican ? « Le bilan est mitigé, estime le père Xavier Durand. Les évêques n’ont pas beaucoup soutenu la continuité de l’expérience mais il y en a aussi qui ont toujours tenu à ce que les prêtres-ouvriers aient une place dans leur paroisse, comme dans mon diocèse, à Limoges, où ils siègent au conseil presbytéral. » En 2015, à Saint- Denis, le Collectif national français des prêtres-ouvriers organise un colloque pour revenir sur leur histoire et réfléchir au sacerdoce de demain. Il faut dire que l’arrivée à la tête du SaintSiège, deux ans plus tôt, de Jorge Bergoglio, très critique du cléricalisme, a réveillé leurs espoirs de changement. « Avec le pape François, on respire mieux », sourit Bernard Massèra. « Je pense qu’ils se retrouvent dans une critique du capitalisme très dure, notamment avec “Laudato si’”, abonde le père Durand. Sur l’idée des “périphéries”, au fond, les prêtres-ouvriers se disent : “On y était déjà.” » L’engagement de Bernard Massèra en est la preuve, lui qui donne la « priorité » aux « plus fragiles », qui « renversent les puissants de leur trône » à l’image de Dieu dans le cantique du Magnificat : pour le retraité, « ce sont les plus fragiles qui aspirent à ce que le monde change ». Une retraite faite d’engagements Au cours de notre entretien, on sonne à la porte. Le prêtre ouvre à un jeune homme. Parti de Guinée pour des motifs politiques, Oumar « s’en sort » désormais : il
a obtenu le statut de réfugié, avec l’aide de Bernard Massèra et d’autres. Le prêtre consacre une partie de son temps à s’engager, comme beaucoup de ses pairs, auprès des migrants, de La Chapelle à la porte d’Aubervilliers en passant par Stalingrad. « Pour moi, tous ceux qui aident les réfugiés sont dans l’esprit évangélique. » Un engagement qui remonte à loin. Sur le mur de son salon, à côté du J’accuse… ! de Zola, Bernard Massèra a accroché une affiche avec une citation de l’ancien président du Chili Salvador Allende. Au dos, des signatures de réfugiés politiques chiliens arrivés en France en 1973 après le coup d’État d’Augusto Pinochet. « Les prêtres-ouvriers ont toujours été très présents auprès des migrants, qui ont travaillé dans les grandes usines à l’époque », explique le père Xavier Durand. Malgré leur faible nombre, les prêtres- ouvriers continuent d’être une force vive des luttes sociales. « Quand on est prêtre-ouvrier, on ne peut pas être en retraite », affirme Nathalie Viet-Depaule. Bernard Massèra continue de militer à la CFDT, où il a été permanent syndical pendant quatre ans, bien qu’il goûte peu au réformisme de sa direction actuelle. Comme d’autres prêtres-ouvriers, il a participé au mouvement social contre la réforme des retraites, lui qui ne touche pas 1 500 euros par mois. « Les prêtres- ouvriers ne sont pas un corps à part », affirme-t-il. Sur son site Internet, le Collectif national français des prêtres-ouvriers a d’ailleurs affiché un temps, en bannière sur fond rouge : « Webmestre en grève contre la réforme des retraites ».
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LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 123
SAISONS // LES LIVRES DE L’AUTOMNE
LES LIVRES DE L’AUTOMNE Avec la fin du confinement, lecteurs et lectrices en manque d’écrits ont retrouvé avec bonheur les tables des libraires et redonné une bouffée d’air aux professionnels du livre. Cette saison, nous y avons trouvé de quoi nourrir spirituellement un automne aux contours flous.
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Au-delà des mots… « Et ils n’auront pas des enfants pour les voir périr ; Car ils formeront une race bénie de l’Éternel, Et leurs enfants seront avec eux. » Fondateur des Cahiers du Témoignage chrétien en 1941, Juste parmi les nations, le jésuite Pierre Chaillet traverse, discret mais efficace, l’émouvant texte que nous livre Valérie Portheret sur le plus grand sauvetage d’enfants juifs entrepris en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Raison de plus pour découvrir ce récit unique et inédit, publié juste avant le confinement. Valérie Portheret a consacré vingt-cinq ans de sa vie à retrouver quatre-vingt-dix des cent huit enfants juifs sauvés de la rafle de Vénissieux, à l’été 1942. Elle nous livre ici le récit au plus près des faits et des émotions de ces quelques jours où s’opéra cet extraordinaire sauvetage. Pour rappel, au début de l’été 1942, le gouvernement de Vichy propose d’« offrir » dix mille Juifs issus de la zone libre aux Allemands. Les premiers visés sont ceux d’origine étrangère. René Bousquet ordonne aux préfets d’organiser les rafles dans chaque département. Une centaine d’enfants se retrouvent piégés dans le camp de transit de Vénissieux, où plus d’un millier de Juifs étrangers ont été rassemblés. La nuit du 28 au 29 août 1942 concentre le cœur du récit de Valérie Portheret : « Imaginez l’ambiance de cette journée du 28 août… d’un seul coup ce télégramme de Vichy qui tombe : il faut au moins huit cents personnes à déporter. » En quelques minutes, des femmes et des hommes doivent faire le deuil de leur parentalité. Ils savent que les
Ésaïe 65, 23
trains qui vont les emmener ne les ramèneront jamais. Pour sauver leurs enfants des camps d’extermination, ils signent un acte d’abandon, renonçant à exercer leur autorité parentale, laissant leurs enfants entre les mains de l’Amitié chrétienne, que dirige Pierre Chaillet. À l’époque, ce sauvetage bouleversa l’opinion et la résistance lyonnaise diffusa un tract intitulé « Vous n’aurez pas les enfants ». Sous l’influence de Pierre Chaillet, Mgr Gerlier, primat des Gaules et « ami de Pétain », afficha un soutien sans faille aux « enfants de Vénissieux ». Ce qui poussa d’ailleurs le 2 septembre 1942 Pierre Laval à demander aux nazis « de ne plus formuler de nouvelles revendications sur la question juive, à cause de la résistance sans pareille de l’Église ». Grâce à cette incroyable chaîne de solidarités, cent cinq des cent huit enfants survivront à la guerre ! Mais le temps ne guérit pas tout, et l’auteur nous confesse : « Certains [des enfants] m’ont confié que plus ils vieillissaient, plus ils pleuraient en repensant à cette nuit-là. » Merci à Valérie Portheret de nous rappeler en ces temps si particuliers que « nous vivons dans un pays qui a des racines profondes de défense des droits de l’homme. Dans les moments tragiques, ces racines font émerger des gens qui portent des qualités et des valeurs : la gentillesse, le respect de l’autre, le courage ».
Valérie Portheret, Vous n’aurez pas les enfants, XO-éditions, 240 p., 18,90 €
Henri Lastenouse LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2020 - 125
SAISONS // LES LIVRES DE L’AUTOMNE
Le ventre des femmes
Alice Ferney dissèque avec tendresse mais lucidité les âmes et les cœurs. Et livre, à chacun de ses romans, un regard singulier sur ce qui nous anime et nous meut. Ici, elle explore la maternité sous toutes ses formes, à travers le chemin de trois femmes : Ada, qui perdra la vie en la donnant, Sandra, qui ne veut pas d’enfants, et Alba, qui refuse d’être enceinte mais se veut mère. En donnant à
chacune sa légitimité, en donnant à voir leur intimité propre, Alice Ferney interroge le désir d’enfant et le lien parental à travers leurs fureurs, leurs contradictions, leur noirceur comme leur luminosité. En fil conducteur, Alexandre, jeune veuf, confronté aux volontés et à la force des désirs de ces trois femmes. Qu’est-ce qu’être parent ? Ou s’arrête le désir et ou commence l’obsession ? Avec ses mots précis et affûtés, son art de brosser un personnage tout en nuances, Alice Ferney nous parle de l’amour, de l’amitié, des mots et gestes qui tissent l’intimité, construisent une relation à l’autre,
comme de la violence de la perte, du chagrin, mais aussi de la force de la vie. « Personne n’est fait pour s’arrêter d’aimer », souligne Sandra. Quelle que soit la forme de cet amour. Sophie Bajos de Hérédia Alice Ferney, L’Intimité, Actes Sud, 368 p., 22 €
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Hasard, vous avez dit hasard ?
Qui n’a jamais lu Erri De Luca ne peut connaître ces instants de grâce que suscitent les ouvrages dont la profondeur éclate à chaque page. Les écrits de cet Italien engagé sont toujours là pour nous rappeler que la vie peut être source de menus bonheurs, à condition de ne jamais se mentir à soi-même : que l’on franchisse un sommet, que l’on connaisse ses premiers émois amoureux, que l’on construise une œuvre d’art, que l’on se batte pour son pays, que l’on soit en quête de… Impossible nous conduit à la fois sur les sentiers ardus de haute montagne et sur ceux de la guerre idéologique et psychologique : ici s’affrontent un jeune juge et un homme âgé, inculpé pour le meurtre d’un ancien camarade d’un groupe révolutionnaire d’années antérieures. L’ouvrage se présente comme un interrogatoire entre les deux protagonistes, ponctué par des lettres écrites par l’accusé à sa bien-aimée – dont on suppose qu’il ne les enverra jamais –,
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dans lesquelles il commente leurs joutes verbales. Adepte des excursions en montagne, le présumé coupable prétend avoir simplement assisté à la chute mortelle d’un randonneur le précédant sur les chemins tortueux et dangereux des Dolomites. Il a d’ailleurs lui-même prévenu les secours. Or, cet homme n’est autre que celui qui l’a livré à la police, ainsi que tout un groupe, quarante ans plus tôt. Pour le juge, cela ne fait pas l’ombre d’un doute : cette rencontre et cette chute fatale ne sont pas le fruit du hasard, mais celui d’une vengeance. Il tente donc de lui faire avouer son crime, mais l’accusé reste sur ses positions, impassible ; cet accident est une coïncidence, le passé reste le
passé. Les deux interlocuteurs défendent chacun une cause : l’un, celle d’un homme au service de la justice et, l’autre, celui d’un justicier par conviction profonde. Ils dépassent très vite le cadre de l’interrogatoire. Le jeune magistrat cherche à comprendre ce qui peut pousser un homme à gra-
vir des sommets et à sacrifier sa jeunesse au nom d’un idéal politique qui lui paraît totalement dépassé. Le vieil homme, de son côté, lui insuffle des messages sur le sens de l’honneur, le poids de la trahison, le militantisme, la responsabilité individuelle et collective. L’amitié est au cœur de cette histoire et elle pourrait même commencer à se tisser entre les deux hommes, si toutefois un ancien révolutionnaire pouvait décemment se lier à un homme de loi. Quand sonnera l’heure du jugement, les deux protagonistes ne seront plus les mêmes… Évidemment, l’auteur n’est pas là pour donner des leçons de morale, on ne saura jamais qui des deux avait raison. « Impossible est la définition d’un événement jusqu’au moment où il se produit », laisse entendre le présumé coupable, manière d’entretenir le flou artistique et de passer à autre chose. Mieux vaut, finalement, consacrer la fin de son existence à escalader des montagnes par simple plaisir d’atteindre les cieux… Gaëlle Dupré Erri De Luca, Impossible, Gallimard, 176 p., 16,50 €
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Les engendrements
Depuis une vingtaine d’années, Marie-Hélène Lafon trace son sillon avec une magnifique constance. Celle d’une fidélité totale à l’idée qu’elle se fait de la littérature comme un art qu’il s’agit d’exercer à la fois avec force
et avec délicatesse. Elle peint des existences avec une économie d’effets très tendue. Tout se joue dans le choix des mots, leur couleur, la scansion de la phrase, la justesse de l’expression, la sobriété des images. Cette discipline extrême fait la vérité de ses personnages et la finesse des récits qu’elle tisse. Marie-Hélène Lafon fait entendre
famille. Elle offre au lecteur de quoi méditer sur les vertiges les plus profonds de l’existence, de quoi entendre ce que dit et trame le silence. La succession des motifs entrelace le temps avec lui-même pour en dévoiler le contenu et la consistance. Chaque moment d’une vie – ici celle d’André, né de père inconnu, élevé par Hélène, la sœur de sa mère Gabrielle – devient un kaléidoscope où se combinent des événements grands et petits, des détails microscopiques, des matières, des sons, des objets, des paysages, des terroirs, des accidents infimes et catastrophiques… Si bien que la lecture verse dans la contemplation du mystère des engendrements. Jean-François Bouthors
et voir ce que sont des vies singulières – ce que peuvent signifier ces vies dès lors que l’on consent à leur reconnaître une singularité. Elle les considère dans un rapport au temps qui noue en permanence passé, présent et avenir. Dans chaque moment qu’elle raconte, tout le temps – c’est-à-dire aussi d’où vient ce moment et ce à quoi il va s’ouvrir – est présent. Étincelle d’éternité. Puissance magnétique ou gravitationnelle de l’instant. Ainsi lui suffit-il d’une série de « tableaux », de « motifs » – ce sont ses mots –, échelonnés sur un siècle, dont seuls le premier et le dernier s’accordent à la chronologie ordinaire d’un récit, pour peindre le destin d’une
Marie-Hélène Lafon, Histoire du fils, Buchet-Chastel, 176 p., 15 €
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Une Blanche pour deux Noires
Desiree la brune et Stella la blonde ? Pas vraiment. À Mallard, petite bourgade de Louisiane, on est noir, puisqu’on n’est pas blanc, mais d’un noir si « light » qu’on se croit supérieur et qu’on évite soigneusement de se mélanger à plus foncé. C’est dans ce contexte que grandissent ces jumelles, qui finissent par s’évader vers la grande ville, La Nouvelle Orléans. Mais, bien vite, leurs chemins se séparent : Desiree part dans l’Est où elle épouse un homme violent qu’elle finira par quitter pour rentrer au pays avec sa fille,
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SAISONS // LES LIVRES DE L’AUTOMNE
« si noire qu’elle en est bleue », et Stella décide de franchir la ligne et de devenir blanche à part entière. Elle sera bien vite piégée par ce racisme si « naturel » aux Blancs de cette époque de désagrégation, au point de devoir s’y conformer pour ne pas risquer d’être démasquée par
deuxième, nous promet encore bien des émotions et bien des combats. Pascal Tilche Brit Bennett, L’Autre Moitié de soi, traduit de l’anglais (américain) par Karine Lalechère, Autrement, 480 p., 22,90 €
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Serial artiste ?
les bourgeois aisés qui forment désormais son environnement. Desiree, quant à elle, qui avait pourtant tout fait pour fuir la vie étriquée de Mallard, y demeurera pour s’occuper de leur mère et de sa fille, renonçant après quelques années à retrouver la trace de « son autre elle-même ». Une histoire de recherche identitaire souvent bouleversante, presque une saga – car, de celle des mères, l’histoire devient aussi celle des filles –, qui, sans avoir l’air d’y toucher mais sans ambiguïté, démontre une fois de plus l’absurdité d’un racisme profondément ancré dans la psyché américaine. Brit Bennett, autrice reconnue dès son premier roman, Le Cœur battant de nos mères, et dont L’Autre Moitié de soi n’est que le
Mon premier est un riche homme d’affaires chinois, M. Hui, dont le cadavre a été retrouvé dans la baie Victoria, à Hong Kong ; mon second est Bill Glenn, créateur de start-up, new-yorkais, dont le corps, compressé et passé à l’acide, a été découvert dans un sac-poubelle à Manhattan ; mon troisième, François Le Go, homme d’affaires florissantes, a été repéré par des passants, en train de se consumer non loin du bois de Boulogne ; mon quatrième, Mathias Kunz, citoyen helvétique et publicitaire influent, a
explosé dans une télécabine de Davos. Et mon tout est un agglomérat d’enquêtes dont personne, ni les autorités policières, ni la presse, n’a constaté de rapport
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entre elles… Et pourtant, toutes les victimes appartenaient au monde très discret des collectionneurs d’art. De street art. Lesquels, inquiets, créent un groupe, le « consortium de l’angoisse », et font appel au narrateur, un expert reconnu, afin qu’il élucide ces faits. D’emblée, il constate que chacune des victimes a acquis de mystérieuses œuvres subversives, regroupées sous l’appellation « Objet » et signées « jv ». Avec, à chaque fois, ces trois mots, « Efface toute trace », comme s’il voulait inclure ses acheteurs dans une « performance » dont le but serait que chacun, dès réception de l’Objet, s’engage à le détruire.... Mais les lois du marché ne tardent pas à reprendre le dessus et l’expert se rend vite compte que les dés sont pipés. Car si « jv » est introuvable, ses œuvres, elles, ne cessent de prendre de la valeur, en dépit ou à cause de ces décès. Et lorsque « jv » finit par le joindre, l’expert voit toutes ses certitudes esthétiques et sociétales s’effondrer. Magistralement mené, ce vraifaux polar n’en finit pas d’explorer les arcanes du marché de l’art en posant la seule question qui importe : « Que signifie être artiste au sein de nos sociétés capitalistes et dématérialisées ? » Et confirme le singulier talent de François Vallejo, montreur d’histoires à la fois bienveillant, lucide. Et féroce. Arnaud de Montjoye François Vallejo, Efface toute trace, Viviane Hamy, 288 p., 19 €
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Fondé en 1941 dans la clandestinité par Pierre Chaillet (s.j.), Témoignage chrétien est édité par Les Cahiers du Témoignage chrétien, 5, rue de la Harpe – 75005 Paris. Tél. 01 77 32 72 78. redac@temoignagechretien.fr Courriels : initialeduprénom.nom@temoignagechretien.fr Directrice de la publication et de la rédaction : Christine Pedotti Rédactrice en chef adjointe : Sophie Bajos de Hérédia Secrétariat de rédaction et réalisation graphique : Pascal Tilche Direction artistique : Fred Demarquette, avec Émilie Nasse pour le cahier central – La Vie du Rail Direction technique : Robin Loison – La Vie du Rail
Ont collaboré à ce numéro : Loubna Anaki, Jean-François Bouthors, Frédéric Brillet, David Brouzet, Philippe Clanché, Jacques Duplessy, Gaëlle Dupré, Bernard Fauconnier, Boris Grebille, Henri Lastenouse, Lionel Lévy, Juliette Loiseau, Arnaud de Montjoye, Guillaume de Morant, Alessio Paduano, Morgane Pellennec, Sébastien Poupon, Timothée de Rauglaudre, Marion Rousset, Bernadette Sauvaget.
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Diffusion, abonnements : Abo Press / Témoignage chrétien 19, rue de l’Industrie - BP 90053 67402 Illkirch cedex - Tél. 03 88 66 26 19 temoignagechretien@abopress.com Vente au numéro/VPC : contacttc@temoignagechretien.fr Imprimerie : Corlet Imprimeur, Condé-sur-Noireau (France). ISSN : 0244-1462 / No CPPAP : 1024 C 82904
TC
Les défis de la fraternité
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CAHIER D’HIVER LE 24 DÉCEMBRE 2020
Image de couverture : René Magritte, Le Faux Miroir, 1929. © akg-images / René Magritte / ADAGP
Bla GRAND ENTRETIEN Emmanuel Demarcy-Mota, La Covid nous oblige à repenser la culture MORMONS l’aide sociale à l’échelle industrielle La mobilité un facteur d’intégration et une condition de survie Les BOUFFONS des esprits vifs dans des formes grotesques au service de la vérité LESBOS le camp de la honte Catholicisme huit femmes à l’assaut de l’Église et aussi : Une rencontre avec Bernard Massèra, prêtre-ouvrier, une promenade dans les galeries parisiennes…
Notre dossier : UN MONDE SANS VÉRITÉ ? LA POST-VÉRITÉ un entretien avec la philosophe Myriam Revault d’Allonnes FAKE NEWS, DEEP FAKE à quelles infos et à quelles images se vouer ? LA DÉMOCRATIE Entre informations douteuses et exigence de transparence RUSSIA TODAY la télé qui ne doute de rien DONALD TRUMP ou le mensonge comme art de gouverner Étienne Klein Qu’est-ce que la vérité scientifique ?
Les Cahiers du Témoignage chrétien – Automne 2020 – Supplément au no 3887 – 11,90 € – ISBN 978-2-490646-04-3