Migrants La route meurtrière des Canaries En thérapie Le regard du psychanalyste Jean-François Rouzières sur la série évènement d’Arte et aussi : La forêt au secours de Notre-Dame, Saint-Julien-Chapteuil, un village aux petits soins, la renaissance sous toutes ses formes, le cinéma au secours de l’écologie Notre dossier : Peut-on sauver le monde ? Quel Sauveur pour quel Salut ? Les valeurs qui nous portent Le transhumanisme, leurre ou espoir ? L’Onu, un espoir mondial malgré ses failles Les philanthropes, l’État et nous Corine Pelluchon : réparons le monde ! Nouvelles technologies, que peut-on en attendre ?
Les Cahiers du Témoignage chrétien – Printemps 2021 – Supplément au no 3910 – 11,90 € – ISBN 978-2-490646-04-3
Supplément au no 3910 de Témoignage chrétien
Art Les galeries nous offrent des trésors, profitons-en !
Témoignage
chrétien L I B R E S ,
E N G A G É S
D E P U I S
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Printemps 2021
QAnons Ils ont fait trembler la démocratie américaine. Qui sont-ils, comment leurs idées se propagent-elles ?
Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN
GRAND ENTRETIEN L’historienne Jacqueline Chabbi éclaire la formation de l’islam et les origines du Coran
Peut-on sauver le monde ? Les Cahiers du
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Printemps 2021
TC
Les défis de la fraternité
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CAHIER D'ÉTÉ LE 24 JUIN 2021 « Le monde est finalement sauvé par un petit nombre d’hommes et de femmes qui ne lui ressemblent pas. » François Mauriac (1885-1970) Image de couverture : William Brodie, Hercule, 1850, Portmeirion, Pays de Galles, Royaume-Uni.
La raison et l’émotion
V
oici quelques décennies, l’expression des émotions était fortement réprimée. Il fallait faire « bonne figure », faire face afin de ne pas la perdre. On sait à quel point les émotions longuement refoulées peuvent ronger les âmes et produire de graves dégâts psychiques. Il est heureux que nos sociétés promeuvent une expression plus naturelle de notre émotivité. L’attention à nos sentiments et à ceux d’autrui fait de nous des gens courtois et civils et adoucit nos mœurs. Pour autant, dans la sphère publique, la dictature de l’émotion a un caractère ingérable. La démocratie n’a pas pour objectif de prendre en compte les émotions et les sentiments de tous. Elle suppose que nous sachions passer au-delà de notre réaction première à tel ou tel évènement et que nous soyons capables d’user des ressources de la raison afin de ne pas être ballottés au gré d’informations et de « désinformations » pêchées un peu au hasard. Il y a quarante-cinq ans, un journaliste présentateur du 20 heures prononçait le célèbre « La France a peur », qui a marqué les esprits. Aujourd’hui, les médias ne cessent de mettre en une la colère des uns et les peurs des autres. Les coups de gueule et les larmes assurent certes de l’audience mais ils alimentent le populisme, lequel sait très bien manipuler l’émotion collective. Comment y remédier ? Deux éléments doivent être conjugués. L’un, de long terme, tient à l’éducation citoyenne. La famille et l’école en sont les deux actrices majeures, mais les grands moyens d’information doivent aussi faire leur examen de conscience. Le second élément suppose que ceux et celles qui nous gouvernent éclairent précisément les populations des raisons des décisions – souvent difficiles – qu’ils et elles sont amenés à prendre et ne cèdent pas à la facilité de caresser leurs opinions dans le sens du poil. C’est une question de courage et de force d’âme, parfois d’héroïsme… Seule consolation : si les opinions sont versatiles, l’histoire est in fine un juge intraitable.
Christine Pedotti
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 3
somm Édito Aujourd’hui p. 6 Un trimestre européen p. 8 Peut-on sauver le monde ? – Le Salut, quelle histoire ! – Vous avez dit Sauveur ? – Ces valeurs sauvent le monde – Et le communisme ? – Le transhumanisme : sauveur ou fossoyeur de l’humanité ? – Onu : une gouvernance mondiale ? – L’argent des autres – Réparons le monde – Quand les jeunes se mobilisent – L’innovation nous sauvera-elle ?
4 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
Maintenant p. 48 De quels chefs ont besoin les démocraties ? Entretien avec Jean-Claude Monod
VOIR p. II Renaissances p. X Sans laisser de traces p. xVii Convoquer le passé pour nourrir notre futur p. xxIv « Non essentiel » viatique
aire
printemps 2021
Saisons p. 105 Écologie : que peut le cinéma ?
p. 109 En thérapie p. 1 12 Dissidences p. 1 16 Le feuilleton
Regards
de Notre-Dame
p. 120 Saint-Julien-Chapteuil
p. 83 QAnons Quand la folie gagne le monde
p. 90 Le Planning familial
Un village au pied des sucs
p. 125 Livres
Leur corps, leur choix
p. 96 Fraternités
Grand entretien p. 98 Jacqueline Chabbi Aux origines du Coran LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 5
REGARDS AUJOURD’HUI
Un trimestre européen
L’Europe avance, la plupart du temps avec l’inertie d’un p aquebot, parfois plus vite, sous l’effet d’événements imprévus ou d’une v olonté politique affirmée. Florilège.
Amsterdam à nouveau première en Europe ! La Bourse d’Amsterdam est considérée comme la plus ancienne du monde. En effet, la négociation des actions y a débuté grâce à la fameuse Compagnie des Indes orientales, fondée en 1602. Dès 1611, les transactions se tenaient dans un bâtiment dédié d’environ 70 mètres de long sur 40 mètres de large, qui pouvait contenir environ 4 600 personnes ! Pourtant, dès la fin du xviie siècle, Londres détrônait Amsterdam… Et voilà qu’à peine l’encre du
Brexit séchée Londres a vu la moitié de ses volumes quotidiens d’échange filer vers le continent, enregistrant en janvier dernier une moyenne de volumes quotidiens d’échange d’actions de 8,6 milliards d’euros, alors que dans le même temps plus de 9,2 milliards d’euros d’actions étaient échangés chaque jour à la Bourse d’Amsterdam, soit un quadruplement par rapport à l’avant-Brexit ! Henri Lastenouse
Italie : une législature caméléon… À n’en pas douter, la législature italienne 2018-2023 restera comme l’une des plus étranges dans l’histoire politique européenne. Elle aura débuté par le premier gouvernement ouvertement populiste du monde occidental, sous la forme d’un partenariat entre les antisystèmes du Mouvement 5 étoiles (M5S) et la droite extrême de la Lega de Matteo Salvini. À sa tête, le pâle juriste Giuseppe Conte. Une année plus tard, renversement d’alliance assez spectaculaire de la part du M5S, qui, lâché par la Lega, négociait avec le parti démocrate et l’Italia Viva de Matteo Renzi la formation d’un nouveau gouvernement, toujours dirigé par Conte. Ce dernier, ayant entre-temps gagné une certaine stature politique, suscita la frustration de Renzi, qui obtient in fine son scalp. Commence alors l’acte III de la législature. Les mêmes députés soutiennent désormais Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne. Le nouveau président du Conseil a notamment déclaré lors de son discours d’investiture que sa majorité de populistes – plus ou moins repentis – affirmait « partager l’irréversibilité de l’euro et la perspective d’une Union européenne de plus en plus intégrée, avec à terme un budget commun »… Henri Lastenouse et Sébastien Poupon 6 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
Russie : l’UE persiste et signe… L’Europe réagit après l’expulsion par la Russie de trois diplomates européens, au moment même où le haut représentant de l’Union européenne, Josep Borrell, était en conférence de presse à Moscou. Selon un diplomate européen, « avec la visite de Josep Borrell à Moscou, on a vu, on a compris et on va en tirer les enseignements, mais cela doit se faire de manière froide et structurée. […] Moscou ne veut pas dialoguer avec l’UE, mais seulement avec certains de ses États membres. Nous devons contrecarrer cette stratégie et rester unis ». Les trois diplomates expulsés – un Allemand, un Polonais et un Suédois – étaient accusés d’avoir pris part à des manifestations « illégales » le 23 janvier dernier en soutien à Alexeï Navalny. « La fonction d’un diplomate, conformément à la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, est d’observer l’évolution de la situation dans le pays hôte par des moyens légaux », a-t-on déclaré du côté allemand. Par ailleurs, l’UE a décidé lundi 22 février de sanctionner quatre hauts fonctionnaires russes responsables des traitements infligés à Alexeï Navalny et de la répression contre ses partisans. Évidemment, le gaz russe, soit un tiers des achats annuels européens, reste un sérieux frein à une approche plus musclée… Henri Lastenouse
L’Europe au cœur de la bataille des vaccins Chargée de réaliser des achats en commun pour assurer l’approvisionnement des petits pays européens, la Commission a conduit des négociations focalisées sur le prix et sur des garanties d’efficacité. C’est une prouesse technique au milieu d’une négociation mondiale pour des produits rares… Pourtant, si les doses théoriquement commandées apparaissent suffisantes, elles peinent à se matérialiser sur le terrain ! On attendait une « Europe puissance », mais les responsables européens ne se sont pas encore faits à cet habit-là. Alors que devrait faire l’Europe ? Le rôle de centrale d’achat a été plus ou moins tenu, et les Européens restent parmi les plus vaccinés de la planète. Le problème est désor-
mais celui de la production. Il va falloir sortir d’une négociation sur les prix et mettre en place des solutions industrielles. C’est le nouveau job du commissaire français Thierry Breton. Or, voilà que Jean-Claude Juncker, ancien président de la Commission, fustige l’erreur stratégique que constituerait un achat de vaccins limité aux besoins de la seule population européenne. Selon lui, l’Europe doit se fournir en quantités suffisantes pour assurer un accès aux vaccins à l’ensemble du monde, notamment l’Afrique… Alors, l’Europe se destine-t-elle à devenir le « nouvel atelier sanitaire du monde » ?… Arthur Colin et Henri Lastenouse
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Peut-on sauver LE MONDE C’est un étonnant paradoxe : alors que la question du « Salut » telle que la traitent les grandes traditions religieuses ne fait plus guère recette auprès de nos contemporains, il est plus que jamais question de sauver le monde. En premier lieu vient l’inquiétude environnementale. Dans l’histoire humaine, elle est nouvelle ; pendant longtemps, la nature est apparue comme une menace dont la civilisation et le progrès nous protégeaient. Aujourd’hui, il s’agit tout à la fois de sauver la nature, les espèces animales et la biodiversité et, bien sûr, la qualité de la vie humaine. Comme nos ancêtres, nous continuons à faire le constat que « le monde marche mal ». À qui la faute ? A-t-il été mal créé ? En sommes-nous coupables ? Comment le réparer ? Peut-on le sauver des guerres, des inégalités scandaleuses, de la grande pauvreté ? Fraternité, empathie, altruisme, courage, chaque jour nous découvrons ceux et celles qui avec peu de puissance mais beaucoup de détermination arrêtent la violence, s’opposent aux injustices. Plus sûrement que les super héros du cinéma, ils sauvent le monde. Et nos vies ? Nos pauvres existences, comment peuvent-elles être sauvées de l’absurdité, du non-sens, de la dépression, de l’inanité ? La question peut être repoussée, nous pouvons tenter de nous en distraire, mais, tôt ou tard, elle surgit pour chacun et chacune d’entre nous. Le dossier que vous allez découvrir ne donne pas de réponses mais il suggère des pistes, des chemins. Et, au fond, il suffit de poser la question pour commencer à espérer.
Christine Pedotti LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 9
AUJOURD’HUI // PEUT-ON SAUVER LE MONDE ?
Le Salut
!
quelle histoire
Peut-on sauver le monde ? Les récits originels de la Bible et de la tradition grecque donnent quelques clés d’interprétation. Une question qui renvoie tout autant à la Création qu’au Salut et au pouvoir de Dieu et des hommes. Par Lionel Lévy
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N
e demandez jamais à un helléniste si l’homme peut sauver le monde, la question est un non-sens. « Dans la tradition grecque, explique Charles Delattre, maître de conférences en langue et littérature gréco-latine à l’université Paris X-Nanterre, vouloir sauver le monde c’est se prendre pour des dieux et donc subir en retour leur colère » ; et elle est terrible ! D’après Hérodote, le roi Crésus, au faîte de sa puissance, demanda au sage Solon de nommer le « plus heureux des hommes », persuadé que sa richesse lui donnerait ce titre. Mais Solon lui préféra de modestes citoyens, expliquant que nul homme ne peut réunir tout en lui. « Crésus, je connais la puissance divine, elle est avant tout jalouse du bonheur humain et se plaît à le troubler. » (Hérodote, Histoire, Livre i, Crésus, 32.) Crésus, en colère, le congédia mais ne fut pas heureux très longtemps. Quelques mois plus tard, son fils Atys fut tué par le javelot du Phrygien Adraste, métaphore de la foudre des divinités. Dans cette tradition, « l’être humain est voué à souffrir et ne peut comprendre la volonté des dieux, qui, eux-mêmes, ne sont pas libres mais limités par les règles de l’univers ». Dans le monde méditerranéen antique, l’univers préexiste aux dieux. Des dieux pas forcément bons et pas « créateurs ». Tout au contraire, la Bible débute ainsi, au livre de la Genèse : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre… » Un premier verset limpide et pourtant si complexe… Au commencement ? Au commencement de quoi ?
Un triple mouvement « Dans la tradition judéo-chrétienne, la création est l’œuvre d’un Dieu bon, créateur et tout-puissant, rappelle Gérard Billon, prêtre et bibliste. Et la création n’est pas une, mais multiple. » À la Création de la première phrase de la bible, s’ajoute la création du vivant, végétal et animal – « Et Dieu vit que cela était bon » – (Gn 1, 21), la dimension de la bénédiction (Gn 1,22), et enfin ce qui concerne l’homme (Gn 1, 27), qui a un statut d’interlocuteur (Gn 1, 28-29). Le livre de la Genèse témoigne également d’un triple mouvement : Création au premier chapitre puis « dé-création » avec la triple cassure de l’homme avec la nature, les animaux et Dieu ; et enfin « re-création », avec le déluge et l’arche de Noé. « La Création n’est pas un point temporel du temps, souligne Gérard Billon. Dieu est avant le commencement, il est au principe de tout, du temps luimême et de chaque existant actuel, et le monde existe par sa volonté. » Yann Boissière, rabbin au Mouvement juif libéral de France partage l’analyse. « Le grand mystère de la Bible n’est pas qu’il y ait un Dieu, mais qu’il y ait un monde », s’amuse-t-il. Cette idée d’un monde donné de manière pleine et entière par volonté divine est remise en cause dans la tradition mystique juive, la Kabbale. Pour que le monde existe, il faut que Dieu se cache, estiment les kabbalistes – olame, LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 11
AUJOURD’HUI // PEUT-ON SAUVER LE MONDE ?
« le monde », est mis en rapport avec néélame, « caché, occulté ». Dans cette vision, le monde aurait été créé non par « expansion », mais par une annulation de Dieu en un point de lui-même. « C’est la théorie du “tsimtsoum” (contraction), précise Yann Boissière. Dieu a annulé un point de son être pour faire de la place, donner naissance à autre chose que lui-même : le monde… Dans cette perspective, la création possède, en son origine même, un caractère éthique : créer, c’est se retirer pour faire une place à l’autre. » D’ailleurs, pour les juifs comme pour les chrétiens, l’ontologie biblique est avant tout un horizon de capacités et d’obligations à caractère éthique. Mais, si dans la mystique juive l’absence de Dieu dans le monde est le signe même de sa grâce, comment le faire réapparaître ? Quel est le lien entre création, révélation et rédemption ? Les trois monothéismes répondent sur le mode de l’« alliance », un chemin vers la « sainteté », dans un monde où la dignité de l’homme et son salut n’existent que s’il est partenaire de Dieu. Dans la Bible, la première proposition d’alliance entre Dieu et l’Homme est un fiasco. Au jardin d’Éden, le premier couple humain transgresse la première loi. Et l’Église catholique en tire la doctrine du péché originel, esquissée par Paul de Tarse et mise au point par Augustin d’Hippone. Ni le judaïsme, ni l’islam ne connaissent ce concept, que Jésus ne semblait d’ailleurs pas connaître non plus. Dans l’islam, la faute d’Adam est présentée, non comme intentionnelle, mais comme un simple oubli, une omission. Et dans la religion juive, « la transgression d’Adam marque surtout la naissance des conditions de vie réelle, de la vie morale, l’émergence de la condition humaine », explique Yann Boissière. Pour autant, dans la doctrine catholique, la vision augustinienne du péché originel ne fait pas l’unanimité. « Les Pères orientaux de l’Église comme Basile, Origène, Grégoire de Nysse, Irénée de Lyon répondent différemment à cette question du mal, précise Mgr Charbel Maalouf, enseignant à l’Institut catholique et curé de Saint-Julien-le-Pauvre, l’église melkite de Paris. À leurs yeux, si le mal existe bel et bien, il n’y a pas, comme par exemple chez les gnostiques ou les manichéens, d’entité substantielle ontologique du mal. Ce qui existe vraiment en nous-mêmes, c’est Dieu, c’est le beau, le bon, ce n’est pas le mal. » Et ce spécialiste des Pères de l’Église d’ajouter : « Les Pères orientaux ont développé le concept de libre arbitre comme une faculté neutre que Dieu a mis dans l’homme depuis sa création. On n’est jamais déterminé par le mal, on peut aussi opter pour le chemin de la perfection et du salut au travers du Christ. » L’épisode du jardin d’Éden n’est alors plus une chute ou un péché mais « un appel à l’élévation, une vision dynamique et optimiste de l’Être, de Dieu, du monde et de l’homme ».
Reste cependant à comprendre pourquoi Dieu n’a pas créé un homme parfait. « Il a créé un être libre », résume Yann Boissière. « La Bible est avant tout un appel à responsabilité », abonde Gérard Billon. « Dieu ne veut pas nous imposer la perfection mais il nous appelle à elle, en nous montrant le chemin, au travers de Jésus-Christ », insiste Charbel Maalouf. Depuis le concile Vatican II, la théologie catholique contemporaine essaie d’éclairer la doctrine traditionnelle, non à partir d’Adam et Ève, mais à partir du Christ. Irénée de Lyon, dès le iie siècle, présente Jésus-Christ comme le nouvel Adam permettant à l’humanité d’être proche de Dieu et d’ouvrir un chemin vers la perfection inachevée de l’origine.
Le langage Alors, qui peut sauver le monde ? « Dans la perspective chrétienne, c’est le Christ qui nous sauve, mais ce salut doit être librement et volontairement vécu, souhaité par l’être humain. Les Pères orientaux de l’Église parlent d’une énergie commune entre Dieu et l’homme, d’une synergie », explique Charbel Maalouf. Pour le rabbin Marc-Alain Ouaknin, se poser la question, « retrouver les livres, la culture et le savoir », c’est déjà sauver le monde. « Dans la tradition juive, le monde est sauvé par les lettres, rappelle le rabbin philosophe. En hébreu, arche se dit “téva”, qui signifie également “un mot”. Dans la Bible, il nous est étrangement précisé les mesures exactes de l’arche. Ces nombres, traduits en hébreu en lettres, donnent “lachon”, le langage. L’arche est donc un mot qui a les mesures d’une langue. Pour être sauvé, il faut entrer dans ce monde des lettres. » Et le philosophe de pointer la colombe et le corbeau, envoyés par Noé pour savoir s’ils étaient sauvés, c’est-à-dire « le blanc du parchemin et le noir de l’écriture », bref, une histoire à écrire.
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AUJOURD’HUI // PEUT-ON SAUVER LE MONDE ?
Vous avez dit
?
Sauveur Par Christine Pedotti
I
chtus – ΙΧΘΥΣ dans sa graphie grecque – désigne le poisson et est un acrostiche de la formule « Jésus, Christ, fils de Dieu, Sauveur ». Christ, traduction grecque de l’hébreu Messiah, qui a donné notre « Messie » désigne celui qui est choisi, élu, oint, au sens où il a reçu l’onction. Selon la tradition biblique, cette onction tient son origine du prophète Samuel choisissant au nom de Dieu Saül puis David comme rois d’Israël. La Bible raconte cette espérance sans cesse renouvelée qu’enfin viendra un roi juste qui vivra conformément à la loi divine et qui « sauvera » le peuple. Le prophète Isaïe parle ainsi de l’enfant royal à naître dans la « prophétie de l’Emmanuel », où les chrétiens verront la préfiguration de l’annonce de la naissance de Jésus : « Voici, la jeune femme est enceinte, elle va enfanter un fils et elle lui donnera le nom d’Emmanuel. » (Is 7, 14.) Et la promesse semble tenue : « Un enfant nous est né, un fils nous a été donné, il a reçu le pouvoir sur ses épaules et on lui a donné ce nom : Conseiller- merveilleux, Dieu-fort, Père-éternel, Prince-de-paix, pour que s’étende le pouvoir dans une paix sans fin sur le trône de David et sur son royaume. » (Is 9, 5-6.) L’écho d’Isaïe résonne jusqu’au chant des anges dans la nuit de Bethléem, selon la vision cosmique de l’Évangile de Luc : « Aujourd’hui vous est né un Sauveur, qui est le Christ Seigneur, dans la ville de David. » (Lc 2, 11.)
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Le christianisme est donc solidement fondé dans cette espérance d’un « sauveur » et comprend sa mission comme celle d’être le témoin de la réalisation de l’antique promesse biblique. Pour autant, le christianisme naissant va avoir à gérer une difficulté : le « Sauveur » n’est pas du tout ce que l’on imaginait. Il n’est pas cet élu divin qui va « bouter les Romains hors de la terre d’Israël » à bras fort et main étendue. Le Messie n’est pas le guerrier espéré, le héros attendu… Tout au contraire, il est vaincu, arrêté, condamné et exécuté. Le « Salut » n’est pas non plus ce qu’on imaginait : une victoire matérielle, politique. C’est ce que les premiers disciples vont devoir accepter et comprendre. La première génération va encore espérer en un retour rapide et glorieux du Messie-Sauveur qui accomplirait la fin des temps et mettrait un terme aux tribulations de l’humanité sur la terre. Mais il lui faudra se rendre à l’évidence ; ce « retour » n’est pas pour tout de suite et, en attendant, il va falloir continuer à vivre, à travailler pour se nourrir et à fonder des familles.
Un acte de foi Le « Salut » va donc devoir être réexaminé. La distinction s’instaure entre le salut individuel et l’issue de l’aventure de l’humanité, la fin des temps, que l’on nomme eschatologie. Paul de Tarse exprimera le tragique des vies marquées par l’inaccomplissement et la propension au mal dans la Lettre aux Romains : « Vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir : puisque je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas. Or, si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui accomplis l’action, mais le péché qui habite en moi. » (Rm 7, 18-20.) Cruel constat, terrible lucidité. Mais Paul ne s’adonne pas au désespoir et, quelques versets plus loin, laisse éclater son espérance : « Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. […] Car notre salut est objet d’espérance ; et voir ce qu’on espère, ce n’est plus l’espérer : ce qu’on voit, comment pourrait-on l’espérer encore ? Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec constance. » (Rm 8, 22-25.) Voici donc l’acte de foi que les chrétiens vont devoir poser avec « constance », espérer ce qu’ils ne voient pas. Et, de fait, depuis presque deux millénaires que ces mots ont été écrits, les motifs de douter ne manquent pas. Et les effroyables tragédies du xxe siècle avec leurs immenses cortèges de victimes ont fait vaciller les fondements les plus solides de la foi. « Comment croire en Dieu après Auschwitz ? » Et après Hiroshima, après le Goulag, après le Cambodge, après le Rwanda… La liste est si longue… si terrible. Qu’aurait dit Paul de Tarse devant cette capacité de l’être humain à l’ignominie ? Pouvait-il la soupçonner ? Certes, le monde antique connaissait la cruauté extrême et la peine de mort par crucifixion en est une effrayante illustration. Penseurs, philosophes et théologiens contemporains se sont LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 15
AUJOURD’HUI // PEUT-ON SAUVER LE MONDE ?
affrontés à l’horreur de la destruction massive des êtres humains et aux génocides. Pour certains, c’est une raison suffisante pour écarter l’hypothèse d’un Dieu. Pour d’autres, elle conduit à une révision de la place de Dieu dans l’histoire humaine, non plus en surplomb mais acceptant d’avoir part aux errances de l’humanité. Cette méditation sur l’« abaissement de Dieu », sa « kénose », trouve aisément ses ressources dans les textes fondateurs du christianisme. Paul, toujours lui, contemplant la croix, écrit : « Le Christ Jésus, lui qui est de condition divine, n’a pas revendiqué son droit d’être traité comme l’égal de Dieu mais il s’est dépouillé, prenant la condition d’esclave. Devenant semblable aux hommes et reconnu à son aspect comme un homme il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix. » (Ph 2, 6-8.) Selon Paul, c’est là que se noue le « Salut » ; c’est parce que Dieu vient partager en toutes choses la condition humaine que les humains ne sont pas abandonnés à leur détresse. Mais cette « pauvreté » du Christ, cette faiblesse de Dieu n’a pas effacé notre désir d’un « Sauveur » plus flamboyant. Le rêve d’un « Messie » triomphant ne cesse de nous hanter. L’histoire de l’art nous en offre de nombreuses représentations ; le Christ y règne dans les cieux, attributs du pouvoir en main, entouré d’un aréopage d’anges et archanges. C’est aussi l’un des ressorts les plus ordinaire des grandes productions cinématographiques ; Superman, Bruce Willis dans Piège de cristal ou le Jedi Luke Skywalker sont quelques-uns des héros providentiels qui sauvent le monde de la destruction. Le xxie siècle cependant, en déplaçant le risque d’une attaque de « méchants » qu’un « bon » pourrait arrêter au danger vital de la destruction de l’environnement, nous laisse seuls face à nous-mêmes et aux conséquences de nos actes. Paul de Tarse voyait la Création « gémir dans les douleurs de l’enfantement » ; nous la voyons souffrir de nos excès et de nos abus. Et nous savons que Dieu n’enverra pas ses saints anges trier nos déchets ou replanter nos forêts… Dur d’abandonner nos rêves de toute-puissance et d’accepter qu’au bout du compte l’affaire soit entre les mains de chacun et chacune d’entre nous.
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Ces valeurs sauvent le monde LA PATIENCE, Francis Hallé (France)
Botaniste, Francis Hallé a consacré sa vie aux arbres. Pour étudier la richesse de ce monde végétal, il a accepté d’en épouser la lenteur. À 82 ans, il défend le projet de reconstituer une forêt primaire en Europe, un chantier – sans ouvriers – qui s’étendra sur les dix siècles à venir. Mille ans, c’est le temps qu’il faut pour qu’une forêt primaire se constitue à partir de terres défrichées. Une éternité à l’échelle des humains. Mais les arbres, eux, sont millénaires, voir immortels. Francis Hallé, botaniste, explorateur des cimes, spécialiste des arbres, leur a consacré sa vie. Pour comprendre leur fonctionnement, leur richesse, leur évolution, il a parcouru les forêts primaires – vierges de toute intervention humaine – du monde entier, avec le souci constant de ne rien détruire. En 1986, il réalise sa première expédition scientifique à bord de son Radeau des cimes. À l’aide d’un dirigeable, les chercheurs s’installent sur une plateforme, au sommet des arbres, pour observer les formes de vie animale et végétale que concentre la canopée. Guyane, Gabon, Cameroun, Panama, il alerte sur l’urgence de préserver ces forêts primaires. Chaque année, 15 millions d’hectares de forêts tropicales vierges sont déboisés. « Au cours de ma vie, j’ai vu disparaître presque toutes les forêts primaires de la terre », constate le botaniste. Il en reste quelques-unes en Amazonie, dans le bassin du Congo et en Indonésie. En Europe, elles ont quasiment disparu depuis 1850. Seule celle de Bialowieza, en Pologne, survit, difficilement, face à l’appétit vorace des industriels. Alors, en 2019, il a lancé le projet fou d’en reconstituer une en Europe : une zone de 60 000 à 70 000 hectares exempte de toute activité humaine pendant environ mille ans. Pourquoi un tel projet ? Parce que les bénéfices des forêts primaires sont inestimables : des capacités de décarbonation exceptionnelles face au réchauffement climatique, des réserves inimaginables de biodiversité, une barrière contre les pandémies, des ressources hydriques en abondance… Francis Hallé veut que l’homme change de regard sur les forêts et, surtout, revienne au temps long qu’est celui de la nature. Certes, il faudra être patient pour un tel projet. Mais comme le rappelle cet explorateur des cimes dans ses vœux pour 2021, « l’arrogance [est] de continuer à penser que c’est l’être humain qui sauvera la planète, alors qu’il s’agit au contraire de se retirer, de ne rien faire par nous-même et de laisser faire la nature ». La patience du botaniste est peut-être ce qui sauvera le monde. Juliette Loiseau
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 17
AUJOURD’HUI // PEUT-ON SAUVER LE MONDE ?
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Le communisme a-t-il encore quelque chose à dire ? La question est certes provocante quand on connaît le bilan de l’ère soviétique, du modèle chinois ou d’autres dictatures se revendiquant de l’idéologie communiste, mais elle reste pertinente. Par Jacques Duplessy
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n 2013, Maurice Bellet, prêtre et philosophe qui prend souvent ses lecteurs à rebrousse-poil, publiait chez Bayard L’Avenir du communisme. Sans point d’interrogation. Selon lui, le communisme incarnerait « une espérance, qui, dans la crise où nous sommes, est plus nécessaire que jamais ». Une provocation à changer de monde afin de faire apparaître « ce qu’il faut absolument sauver ». L’idéologie communiste, les théories marxistes auraient-elles encore quelque chose à nous dire ? Certains le pensent, comme Stéphane Gatignon, ancien maire de Sevran, qui a démissionné en 2018 lassé du mépris du gouvernement envers les banlieues, ou Pierre Eyben, un élu local belge, cofondateur du mouvement Demain (mouvement-demain.be). Un point commun entre ces deux personnalités politiques : elles allient idées communistes et combat pour l’environnement. L’avenir du communisme passerait-il par le vert ? « Il est certain que nous devons avoir une rupture claire avec le productivisme, affirme Pierre Eyben. Et le communisme était productiviste. On a pris conscience aujourd’hui de la finitude des ressources de notre terre. Le marxisme est anachronique sur cette question, même si, dans ses écrits
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tardifs, Marx distingue la valeur d’usage et la valeur d’échange. La valeur d’usage est l’utilité concrète du bien. Elle est donnée par la nature et la quantité de la marchandise. La valeur d’échange est une propriété de la marchandise qui permet de la confronter avec d’autres marchandises sur le marché en vue de l’échange. Ce clivage marxiste entre ces deux valeurs est écologique, dans le sens où il invite à choisir la valeur d’usage, donc à donner le juste prix aux choses et à choisir l’utilité pour éviter la surconsommation. » « Le communisme tel qu’on l’a connu au niveau organique est mort, estime Stéphane Gatignon, mais la question d’un monde égalitaire, d’un e n-commun partagé, d’un monde où chacun a sa place est vraiment d’actualité. Évidemment, le partage des richesses est lié à l’en-commun. » « Des concepts marxistes restent intéressants et pertinents pour analyser la société, estime Pierre Eyben, mais il faut les retravailler. Si la lutte des classes reste un fait, il faut redéfinir les classes sociales. Par exemple, la césure manuels/intellectuels n’est plus totalement pertinente. Mais la bourgeoisie reste bien une classe qui tire son revenu du travail des autres. » « Le monde ouvrier a disparu mais il y a beaucoup de déclassés, de marginalisés, d’écrasés, analyse Stéphane Gatignon. Dans les banlieues, parmi les autoentrepreneurs précarisés, chez les uberisés de notre monde moderne, une forme de rapport de classe est toujours actuelle. Les habitants des banlieues n’ont pas de voix dans la société. C’est comme les ouvriers il y a cent ans. » « Je me revendique aujourd’hui de l’écosocialisme, dit Pierre Eyben. Pour moi, ce courant doit prendre en compte trois dimensions : sociale, démocratique et écologique. Dans la dimension sociale, la clef de lecture marxiste est cohérente. La question démocratique est aussi centrale. Là, le communisme a échoué, mais le capitalisme aussi échoue sur ce plan avec l’avènement d’un capitalisme de surveillance. Réinventer la démocratie doit être au cœur du projet. Je ressens une fatigue des citoyens par rapport à notre modèle démocratique, et c’est inquiétant. Sur la question écologique, nous devons avoir une rupture ferme avec le productivisme et encourager les ruptures technologiques. En Belgique, nous avons fait le choix, en créant le mouvement Demain, de partir du local, d’encourager la planification à une échelle plus petite, de gérer l’eau au travers de structures publiques. Je ne crois pas au grand soir ! » « En France, la situation est un peu différente, soupire Stéphane Gatignon. Comme élu de terrain, j’ai échoué à faire bouger les choses. On est la mouche du coche, on n’a pas de moyens. Les plus pauvres sont les premiers à souffrir de la crise environnementale, en France comme à l’étranger. En banlieue, en province, dans le budget des précaires, beaucoup d’argent va dans l’essence. Le capitalisme va évoluer côté écologie, il est important de profiter de cette crise pour penser la cogestion des entreprises. Il est urgent de redéfinir une république écologique et sociale. »
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AUJOURD’HUI // PEUT-ON SAUVER LE MONDE ?
LE Sauveur ou fossoyeur de l’humanité ? Pour sauver le monde et l’espèce humaine, le transhumanisme propose de transformer cette dernière en misant sur les acquis de la science. Un projet qui suscite des inquiétudes croissantes à mesure qu’il se précise. Par Frédéric Brillet
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u’on se le dise : les transhumanistes sont déjà parmi nous et chacun l’a été, l’est ou le sera un jour. En mêlant des idées libérales inscrites dans l’individualisme contemporain à un prophétisme technologique teinté d’optimisme, le transhumanisme fédère des croyants, athées, environnementalistes, scientistes, libéraux libertariens, communistes… Il est vrai que le simple fait de s’affranchir des lois de la nature par les acquis de la science pour améliorer sa vie participe déjà du transhumanisme au sens étroit du terme. « La majorité des retraités connaît aujourd’hui une anticipation de la condition de cyborg : implants dentaires, hanches artificielles, stimulateurs cardiaques installés dans le corps. Et les enfants conçus dans une éprouvette se comptent par milliers », pointe le théologien Dominique de Gramont, qui a écrit Le christianisme est un transhumanisme (Éditions du Cerf).
Vienne l’amortalité Résultat de la fusion d’un être de chair avec la machine, le cyborg du futur ira encore plus loin. Ce sera un « homme augmenté », c’est-à-dire amélioré, bardé de biotechnologies et d’intelligence artificielle qui accroîtront considérablement ses performances physiques et intellectuelles ainsi que sa longévité en bonne santé. Plutôt que l’immortalité, les transhumanistes visent en fait l’« amortalité », qui donnera aux individus la capacité de se régénérer en permanence. « L’homme qui vivra mille ans est déjà né », répète Ray Kurzweil, un des théoriciens de ce mouvement, qui travaille pour Google. Une firme qui, à l’instar des autres géants de la Silicon Valley, investit massivement dans les NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives) nécessaires à l’avènement du transhumanisme… Fondateur de la branche « extropienne » du mouvement, le philosophe Max More imagine même que la vie pourrait se prolonger au-delà des corps physiques, en téléchargeant notre conscience, notre intelligence, notre personnalité sur un support numérique. En accordant à chacun le droit de recourir à la technologie pour progresser moralement, physiquement et intellectuellement, le transhumanisme permettrait à l’espèce humaine d’acquérir la sagesse nécessaire pour maîtriser guerres et conflits et échapper ainsi à l’extinction. « Les transhumanistes sont animés de la conviction que l’aventure humaine s’inscrit avant tout dans une histoire cosmique où l’humanité n’est qu’une forme naturelle transitoire et passagère, à moins qu’elle ne parvienne à s’améliorer, à coloniser l’espace ou à contrôler l’essor des vies intelligentes supérieures – fussent-elles naturelles ou artificielles – qui pourraient chercher à lui succéder », résument Franck Damour et David Doat dans Transhumanisme quel avenir pour l’humanité ? (Le Cavalier Bleu Éditions).
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S’appuyant sur des progrès scientifiques qui prouvent régulièrement leur capacité à transformer nos vies, le « grand récit » du transhumanisme a tout pour séduire, remarque Dominique de Gramont : « Simple et accessible », il permet « d’échapper au vide de l’air du temps » en apportant une espérance de substitution à la religion ou au politique, le salut venant de la promesse de longévité extrême. « Mais, plus qu’une espérance, il s’agit d’une réponse technique au désespoir existentiel, le domaine de l’espérance authentique demeurant le propre du christianisme », estime-t-il. Quoi qu’il en soit, ce voyage vers l’amortalité ne sera en rien un long fleuve tranquille. Entre le Covid et les autres pandémies, il y aura de nombreux naufrages, qui n’empêcheront pas le rêve du transhumanisme de perdurer sous de nouvelles formes. Déjà, le mouvement se divise en de multiples ramifications qui défient les principes éthiques, démocratiques et religieux communément admis.
Charité bien ordonnée… Le socle même du transhumanisme, à savoir une espérance de vie décuplée, suscite la polémique et le doute. « Comment oser prédire l’immortalité quand l’espérance de vie diminue ? La santé éternelle quand les maladies chroniques – cancers, diabète, obésité… – se généralisent ? L’intelligence augmentée quand les pollutions font chuter le QI des enfants ? » tacle le biologiste Jacques Testart. D’autres critiques pointent le risque de surpopulation engendrée par des centenaires qui n’en finiront pas de mourir. Ou, à l’inverse, si l’on stoppait la croissance démographique, l’avènement d’une humanité chenue, triste et confite dans le conservatisme. En décuplant la longévité, le transhumanisme creuserait par ailleurs les inégalités entre privilégiés pouvant se payer une médecine de pointe et les autres. Car, dans sa version libérale libertarienne, le transhumanisme augmente l’espérance de vie et les performances physiques et intellectuelles d’une petite élite fortunée. À commencer par les millionnaires de la Silicon Valley qui financent les recherches et projets dont ils espèrent bénéficier, comme Larry Page et Sergei Brin, les fondateurs de Google, ou Elon Musk, celui de SpaceX, qui dirige également Tesla. Mais à quoi servira-t-il de prolonger la vie humaine sur une Terre devenue invivable pour cause d’environnement et de climat dégradés ? Là encore, les transhumanistes versent dans le solutionnisme technologique en imaginant de migrer vers d’autres planètes. Elon Musk prévoit d’installer une colonie humaine sur Mars. Reste à savoir sur quels critères seront sélectionnés les heureux élus qui pourront embarquer dans cette arche de Noé, à quelles « augmentations » ils devront recourir pour s’adapter au milieu extraterrestre et si tous les volontaires pourront se les payer…
Si la liberté de s’augmenter ou pas rassemble les transhumanistes, ceux-ci se divisent sur cette question de l’égalité d’accès aux technologies. D’un côté, les technoprogressistes rassemblés dans l’Association française trans humaniste-Technoprog (AFT-Technoprog) prônent une régulation publique pour l’assurer. De l’autre, les libéraux libertariens préfèrent laisser agir la main invisible du marché en faveur du bien commun. Ces derniers font valoir que, par le jeu de la concurrence, l’accès aux technologies se démocratise de plus en plus vite, de l’avion au smartphone. Moyennant quoi, tout un chacun pourra donc un jour ou l’autre s’augmenter, devenir amortel ou envisager un voyage interplanétaire… « Le mouvement ne prend pas de position officielle unique sur cette question car les choix politiques et sociaux relatifs à l’égalité d’accès aux technologies lui échappent. Mais ça n’est pas satisfaisant », reconnaît Marc Roux, le président de l’AFT-Technoprog. Au-delà de l’espèce humaine, certains transhumanistes s’intéressent à la sauvegarde de la planète. Ils envisagent des manipulations génétiques rendant l’homme intolérant à la viande, ce qui supprimerait toute tentation d’en consommer et donc les émissions de gaz à effet de serre découlant de l’élevage. D’autres interventions permettraient de réduire la taille des humains – et donc leur empreinte carbone –, ou de développer leur altruisme – pour les rendre plus sensibles aux questions écologiques. Autant de projets que dénoncent les universitaires Gabriel Dorthea et Johann Roduit dans un article consacré à la place de l’écologie dans ce mouvement : « Au lieu d’augmenter l’être humain, d’étendre ses capacités, il s’agit de le limiter. On assiste ici à une sorte de renversement de l’horizon transhumaniste : les technologies envisagées ici seraient utilisées pour un nouveau régime de contrainte se substituant à la libre volonté humaine. » Une critique que réfutent les transhumanistes progressistes, qui rappellent leur refus de toute contrainte et leurs convergences avec les décroissants : « Bien davantage que rendre l’humain intolérant à la viande, ou le rapetisser, […] un allongement radical de la durée de vie en bonne santé des populations est un facteur d’abord de décroissance démographique à long terme. […] Combinée à un effort politique et social pour nous libérer de nos modes de surconsommation, une “amélioration morale” ou mentale, par la technique, pourrait nous aider à nous débarrasser de la tentation consumériste et de la fascination pour l’Avoir », lit-on sous la plume de Marc Roux sur le site de l’AFT-Technoprog.
Le meilleur des mondes Se situant dans une perspective évolutionniste, les transhumanistes se disent favorables à l’eugénisme dans une version libérale et non coercitive. Ils souhaitent mettre fin à la loterie génétique en autorisant les futurs parents à pratiquer toutes sortes de tests sur leurs enfants à naître pour s’assurer d’une descendance la plus parfaite possible. Et, à ceux que cela choque, LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 23
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ils ont beau jeu de faire remarquer que les tests prénataux existants permettent déjà aux femmes enceintes dont le fœtus est affecté d’un handicap physique ou intellectuel, comme la trisomie 21, d’avorter. À terme, le projet transhumaniste prévoit d’aller encore plus loin. Les géniteurs se verraient accorder la possibilité non seulement d’éliminer les embryons déficients mais de sélectionner le génome de leurs futurs enfants pour les doter de certaines caractéristiques physiques ou intellectuelles. Dans cette perspective, Le Meilleur des Mondes, roman d’Aldous Huxley – dont le frère, le biologiste Julian Huxley a été l’un des précurseurs du transhumanisme –, et Bienvenue à Gattaca, film d’Andrew Niccol, auraient-ils annoncé le futur dystopique de nos sociétés ? C’est ce que pensent les détracteurs de ce mouvement : en prônant l’eugénisme, fût-il libéral, les transhumanistes pousseraient à l’élimination des profils atypiques, faibles ou handicapés. Qu’adviendra-t-il alors des sentiments d’empathie ou de tolérance propres au genre humain qui se manifestent visà-vis de la différence ? « La sélection des “meilleurs”, surtout par la reproduction dirigée – tri intensif des embryons, voire leur modification –, diminuerait la diversité humaine, fragilisant l’espèce », alerte par ailleurs Jacques Testart. Un argument qui porte en pleine pandémie… Enfin, en créant une humanité à deux vitesses, le transhumanisme encouragerait les conflits entre humains augmentés et ceux qui n’ont pu ou voulu se lancer… À terme, cette nouvelle division du genre humain augmenterait le risque de racisme ou de guerre civile. Et, si tout le monde manipule son génome, devient cyborg en incorporant des dispositifs mécaniques et d’intelligence artificielle, l’espèce humaine telle que nous la connaissons disparaîtra, comme l’homme de Néandertal…
Choisir ou non, telle est la question Face à ces critiques, les transhumanistes libéraux demeurent sereins : en l’absence de coercition, les individus choisissent ou pas d’être augmentés et expriment des préférences différentes sur des traits physiques ou de caractère. Laisser chaque individu décider ne saurait donc poser de problème, pour peu que l’État veille à ce que les humains non augmentés ne soient pas discriminés. Et le risque de domination par l’intelligence artificielle qui supprimerait ou asservirait notre espèce ? « Les transhumanistes comme Nick Bostrom, professeur à Oxford, ont été parmi les premiers à alerter l’opinion sur les dangers de la super-intelligence. Nous sommes des prospectivistes responsables », conclut Marc Roux. Dont acte.
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Ces valeurs sauvent le monde LE COURAGE, Loujain al-Hathloul (Arabie saoudite)
Emprisonnée pendant près de trois ans, Loujain al-Hathloul, militante féministe saoudienne, a finalement été libérée en février 2021. Mais son combat pour la justice est loin d’être terminé. À 31 ans, Loujain al-Hathloul est devenue une icône de la lutte pour l’émancipation des Saoudiennes. Après une enfance passée entre la France et l’Arabie saoudite, elle commence à militer pour l’émancipation des femmes au Canada, où elle fait ses études. Sur les réseaux sociaux, elle fustige, avec humour et insolence et à visage découvert, les contraintes subies par les femmes saoudiennes. En octobre 2013, de retour en Arabie saoudite, son père la filme en train de conduire. La vidéo fait le tour du monde. Son père est convoqué et doit s’engager à ne plus jamais la laisser conduire. Mais elle trouve du travail aux Émirats arabes unis, où elle obtient son permis de conduire. Et, en décembre 2014, elle tente de traverser la frontière saoudienne au volant d’une voiture. Elle est arrêtée et passe soixante-treize jours en prison. En 2015, la militante essaie de se présenter aux élections municipales, mais son nom n’est pas même enregistré. En 2016, elle est de nouveau arrêtée, brièvement, pour avoir signé une pétition pour l’abolition du système de tutelle masculine. Mais c’est en mars 2018 que tout bascule. Étudiante en master de sociologie à la Sorbonne d’Abu Dhabi, elle est kidnappée et rapatriée à Riyad. Après une assignation à résidence, elle est arrêtée en mai 2018. Pendant plusieurs semaines, elle disparaît dans ce qui est – sa famille l’apprendra plus tard – un centre de torture informel. Elle y est électrocutée, menacée de mort, harcelée sexuellement. La presse saoudienne relaie les accusations de trahison évoquées par les autorités. Il n’y aura jamais de preuves. L’activisme reste son seul crime. Dans la foulée de son arrestation, et de celle de d’autres militantes, le royaume autorise, enfin, les femmes à conduire. Le message est clair : seul le prince héritier, Mohammed ben Salmane, décide. Le procès de Loujain al-Hathloul, transférée entre-temps dans une prison officielle, sera mis en sommeil dès son ouverture en mars 2019 et n’aura lieu qu’en décembre 2020. Elle est condamnée pour « diverses activités prohibées par la loi antiterroriste » à cinq ans et huit mois d’emprisonnement, dont deux ans et dix mois avec sursis. Finalement libérée le 10 février 2021, Loujain al-Hathloul n’est toujours pas libre. Elle ne peut quitter le pays pendant cinq ans et n’est pas innocentée. Mais elle réclame justice. Elle a déposé plainte pour torture et fait appel de sa condamnation. Et ne renonce pas. Juliette Loiseau LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 25
Onu?
AUJOURD’HUI // PEUT-ON SAUVER LE MONDE ?
Une gouvernance mondiale
Chloé Maurel, docteure en histoire, spécialiste de l’Organisation des Nations unies (Onu), revient sur le rôle de la plus célèbre des organisations internationales.
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Quel bilan faites-vous de l’action de l’Onu depuis sa création ? Même si l’image de l’Onu est souvent celle d’une organisation inefficace, à cause des fréquents blocages du Conseil de sécurité liés au veto des grandes puissances, le bilan est positif. L’Onu et ses agences mènent des actions importantes dans quatre domaines : la paix et la sécurité, les droits humains, l’aide au développement économique et social et l’environnement. Et l’Onu a lancé beaucoup d’idées et de concepts clés : celui de « développement durable », popularisé en 1987, celui de « non-prolifération », qui a abouti au traité sur la non-prolifération des armes nucléaires de 1968, ou encore celui de « patrimoine mondial », lancé par l’Unesco en 1972. Enfin, l’Onu est la plus démocratique des organisations internationales : avec cent quatre-vingt-treize membres, elle rassemble quasiment tous les pays du monde et, à son assemblée générale, chaque État, riche ou pauvre, est doté d’une voix. A-t-elle empêché une nouvelle guerre mondiale ? Oui, même si, lors de la plus grosse crise Est-Ouest, celle de Cuba, les chefs d’État américain et soviétique se sont parlé directement. Et l’Onu a permis de désamorcer et d’apaiser de nombreux conflits régionaux, comme au MoyenOrient ou lors de la guerre de Corée. Elle s’est engagée dans soixante-et-onze opérations de maintien de la paix depuis la création des casques bleus en 1948. Aujourd’hui, douze sont en cours, dont quatre au Moyen-Orient et six en Afrique, et 90 000 casques bleus sont à l’œuvre. Mais il faudrait que l’organisation ait plus de pouvoir, que les États respectent mieux ses résolutions et ses conventions. Pour cela, il lui faudrait plus de force contraignante. Quelles évolutions voyez-vous ? Les pays du Sud, rassemblés dans le G77, aspirent à y être plus influents, et y jouent d’ores et déjà un rôle croissant. Des pays comme l’Afrique du Sud, l’Indonésie – qui a présidé le Conseil de sécurité en 2019 pour la première
Une organisation tentaculaire Le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le Programme commun des Nations unies sur le VIH/sida (Onusida) sont les plus connus, mais il existe une quarantaine d’institutions spécialisées, de programmes et de fonds spécifiques. « Le Machin », comme l’appelait de Gaulle, tourne tant bien que mal.
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AUJOURD’HUI // PEUT-ON SAUVER LE MONDE ?
Les droits de l’Homme sur la sellette L’Onu a proclamé en 1948 la Déclaration universelle des droits de l’homme, complétée ensuite par différents textes. Avec, parfois, une parole forte : ainsi, en 2018, un rapport qui détaillait les « crimes contre l’humanité » perpétrés par l’armée birmane contre les Rohingyas en parlant de « génocide ». L’Onu a adopté également des textes très progressistes, comme la convention sur les droits des travailleurs migrants et de leurs familles en 1990. Le problème est que, souvent, des États ne ratifient pas ces textes, comme c’est le cas des États-Unis. En revanche, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, où siègent des pays comme l’Iran ou l’Arabie saoudite, ou la Cour pénale internationale, qui ne condamnerait que des Africains, sont très critiqués.
fois – ou l’Équateur sont moteurs pour lancer des propositions de résolution. Par exemple, ce dernier a lancé avec d’autres le projet de traité international pour encadrer les agissements des multinationales et l’Indonésie se bat pour une « couverture santé universelle ». Et dans le domaine de l’environnement ? En 2007, le Prix Nobel de la paix a été décerné au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, le GIEC, pour ses efforts sur la question du changement climatique. C’est le couronnement d’une action de longue haleine des Nations unies dans le domaine de l’environnement, entamée avec la Conférence intergouvernementale sur la biosphère organisée par l’Unesco en 1968 et la création du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) en 1972. L’Onu a réussi à faire interdire les chloro fluorocarbones, ce qui a permis de reconstituer la couche d’ozone. L’accord de Kigali sous l’égide de l’Onu pour l’interdiction des hydrofluorocarbones, gaz qui contribuent au réchauffement climatique, a déjà été ratifié par quarante-six États et est entré en vigueur. Enfin, l’accord de Paris sur le climat – signé en 2015 lors de la COP 21 – est un pas important dans la lutte contre le réchauffement climatique, et la décision du nouveau président américain Biden d’y faire réadhérer les ÉtatsUnis est salutaire. Propos recueillis par Jacques Duplessy.
Chloé Maurel a publié Une brève histoire de l’Onu au fil de ses dirigeants aux Éditions du Croquant en 2017.
argent
L’
des autres Historiquement faible, la philanthropie française progresse depuis une quinzaine d’années à la faveur du désengagement de l’État et d’un cadre fiscal incitatif. Aux États-Unis, royaume des philanthropes par excellence, l’engagement financier des plus aisés essuie de plus en plus de critiques quant à son rôle peu égalitaire et peu démocratique. Par Timothée de Rauglaudre
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L
e 6 avril 2020, alors que la France entière est confinée depuis trois semaines pour lutter contre la propagation du Covid-19, la Fondation Bettencourt Schueller annonce en ligne sa « participation » à « l’élan de solidarité nationale » en finançant des organisations engagées dans l’aide à l’enfance, la recherche médicale ou auprès des personnes âgées. À l’instar des héritiers de L’Oréal, de nombreuses fondations familiales ou d’entreprise ont augmenté leur contribution depuis les débuts de la pandémie. À la Fondation de France, « nous avons connu sur l’année 2020 une hausse de 20 % des dons, ce qui est totalement historique », révèle Laurence de Nervaux, responsable de l’Observatoire de la philanthropie, rattaché à l’organisme. Au sein de l’association Un esprit de famille, qui regroupe une centaine de fondations familiales et privées, 40 % des membres ont augmenté leur budget en 2020. « La plupart de nos membres interviennent auprès des plus vulnérables, dont la crise n’a fait qu’augmenter les fragilités », explique Tessa Berthon, déléguée générale de l’association. Si cette hausse des dons s’est accentuée depuis un an, elle ne date pas de la crise du Covid-19. « La philanthropie a connu une montée en puissance, une structuration et une visibilité croissantes depuis une quinzaine ou une vingtaine d’années », explique Nicolas Duvoux, professeur de sociologie à l’université Paris 8. D’après la Fondation de France, le montant des dons déduits de l’impôt sur le revenu a augmenté de plus de 70 % en l’espace de dix ans. Quant au nombre de fondations et de fonds de dotation, il a été multiplié par cinq entre 2001 et 2018.
Inégalités et incitations fiscales Selon le sociologue, l’explosion des inégalités n’est pas étrangère au phénomène : « Puisque la philanthropie est le réinvestissement d’un capital qui a été accumulé, l’augmentation des inégalités, notamment de patrimoine, est, pour ainsi dire par construction, une condition favorable à l’émergence et à la croissance des initiatives philanthropiques. » Dans ce contexte, l’État français a mis en place depuis la loi Aillagon de 2003 un cadre juridique et fiscal incitatif pour encourager les dons. « Il y a une tendance de fond de prise de conscience des acteurs privés, que ce soit les particuliers, les familles ou les entreprises, qu’ils ont un rôle à jouer dans la prise en charge de l’intérêt général, alors que les besoins sont de plus en plus importants », estime Laurence de Nervaux. Si les entreprises françaises s’engagent de manière croissante dans le mécénat, les particuliers restent à l’origine de plus de la moitié des fondations. Parmi eux, développe la responsable de l’Observatoire de la p hilanthropie, on trouve quelques « grandes familles industrielles du Nord », comme les Mulliez, mais les profils tendent à se diversifier. « Aujourd’hui, ce qu’on voit beaucoup, ce sont des entrepreneurs de première génération qui ont créé 30 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
eux-mêmes leur propre fortune. » Ainsi, la moyenne d’âge des philanthropes, autour de 60 ans, a tendance à baisser. Leurs principaux domaines d’intervention sont la santé, la recherche médicale, l’action sociale et la solidarité. Les causes environnementales drainent de plus en plus de dons ; la Fondation de France accorde aux structures qu’elle abrite une « prime » lorsqu’elles s’y investissent. « Aujourd’hui, la philanthropie a une approche de plus en plus globale des sujets, qui prend en compte leur complexité, avance Laurence de Nervaux. Notamment, la question de la transition écologique est de plus en plus intégrée avec le traitement des questions sociales. »
Le pouvoir des philanthropes Malgré leur indéniable progression, les dons privés ne représentent qu’environ 0,5 % du PIB en France, contre 2,5 % aux États-Unis, berceau historique de la philanthropie. Là-bas, il n’est pas rare que les noms de généreux donateurs soient inscrits au fronton des universités, bibliothèques ou hôpitaux. « La société américaine s’est construite sur la réussite individuelle, rappelle Tessa Berthon. Les fondations philanthropiques font partie intégrante de son fonctionnement. Elles financent des pans entiers de l’économie : la santé, l’éducation, la culture. En cela, elles sont des acteurs incontournables de la vie sociale aux États-Unis. » Pourtant, outre-Atlantique, la philanthropie essuie de plus en plus de critiques. En 2018, le chercheur Rob Reich, professeur à Stanford, jetait un pavé dans la mare en publiant Just Giving, un ouvrage où il qualifie la philanthropie actuelle d’« indéfendable », lui reprochant de favoriser les « préférences » des plus riches au détriment des plus pauvres et même de menacer la démocratie. Quatre ans plus tôt, dans Le Monde diplomatique, Benoît Bréville notait que, en 2013, 1 % des universités – les plus élitistes – captaient 17 % des dons. Le journaliste s’interroge aussi sur le pouvoir politique des plus éminents philanthropes, comme Bill Gates, dont les avoirs réunis des deux fondations excèdent les 65 milliards de dollars : « Rien ne l’oblige à se soucier de l’intérêt général ou d’un quelconque impératif de redistribution, écrit-il. Si ces deux fondations formaient un État, celui-ci disposerait pourtant du soixante-dixième produit intérieur brut mondial, devant la Birmanie, l’Uruguay ou la Bulgarie. Et son président n’aurait été élu par personne. » Dans la lignée de Reich, Julia Cagé s’inquiétait en 2018, dans son livre Le Prix de la démocratie, d’une « privatisation de la démocratie » à laquelle participerait la philanthropie. L’économiste française critique en outre les réductions d’impôt dont bénéficient certains gros donateurs tout en pratiquant l’exil fiscal – comme les Mulliez, expatriés en Belgique –, voire l’évasion fiscale – ce fut le cas de Liliane
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Bettencourt –, qui font perdre chaque année des sommes considérables à l’État français. En décembre dernier, l’OCDE appelait à une plus grande transparence des fondations, notamment pour s’assurer que leurs allègements fiscaux ne leur servent pas à échapper au fisc.
S’attaquer à la racine des problèmes À en croire les personnes interrogées dans le cadre de cet article, ces critiques, audibles, refléteraient mal les spécificités de la philanthropie hexagonale. « En France, l’État est présent au conseil d’administration des fondations reconnues d’utilité publique, on ne peut pas dire qu’il n’y a pas de contrôle, fait valoir le sociologue Nicolas Duvoux. La Cour des comptes scrute ce qui se passe dans les grandes fondations. » À la Fondation de France, « la décision est extrêmement collégiale et prise par des comités d’experts bénévoles qui sont issus de la société civile », ajoute Laurence de Nervaux. De son côté, Tessa Berthon, qui apprécie la « culture du don » américaine, se distancie d’une pratique « un peu show off ». Elle a d’ailleurs contribué à un rapport cosigné par deux députées de la majorité, Sarah el-Haïry et Naïma Moutchou, remis au Premier ministre en juin 2020, sur la « philanthropie à la française », où elle a pu porter la vision d’une philanthropie « engagée, sans c ontrepartie, sans ego, discrète et complémentaire de l’action des pouvoirs publics ». Si la philanthropie n’a pas vocation à se substituer à l’État – elle n’en a de toute façon pas la capacité –, elle peut servir de prétexte à l’inaction pour certains responsables politiques. Pour enrayer cet effet pervers, l’organisation américaine Resource Generation, qui rassemble des jeunes issus des 10 % les plus riches de la population, milite pour une « philanthropie de justice sociale », plus politisée, qui « soutienne les organisations qui s’attaquent aux racines des problèmes au lieu de s’attaquer uniquement aux symptômes ». Ce qui serait déjà largement le cas en France, d’après Laurence de Nervaux : « La philanthropie va plutôt avoir un rôle de détection de l’innovation, avec une plus grande capacité à prendre des risques et à financer des projets innovants, qui pourront éventuellement être repris après à plus grande échelle, y compris par l’État. » Exemple le plus emblématique, les Territoires zéro chômeurs de longue durée, initiés par l’association ATD Quart monde et en partie financés par la Fondation de France, existent depuis 2017 dans dix territoires, dans le cadre d’une loi d’expérimentation, et ont déjà permis de créer un millier d’emplois en CDI occupés par d’anciens chômeurs dans des entreprises de l’économie sociale et solidaire.
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Réparons Le monde a aujourd’hui moins besoin d’être sauvé que d’être réparé, estime la philosophe Corine Pelluchon. Et la pandémie est l’occasion de procéder à un inventaire.
Vous adoptez plus volontiers le lexique de la « réparation » que celui du sauvetage. Pourquoi ce terme ? Parler de réparation implique que l’on reconnaisse aussi qu’il y a de l’irréparable. Il y a de l’irréversible et des plaies qui ne se refermeront jamais : Auschwitz, Hiroshima, cela ne peut être réparé au sens où on pourrait oublier. Il faut aussi regarder en face la destructivité humaine, en particulier le mal que nous faisons aux animaux. Donc « réparer le monde » n’a rien à voir avec la volonté de recoller les morceaux, ni avec le déni. J’ai d’ailleurs dédié mon livre éponyme à mon frère, qui a perdu la vie très jeune dans un accident de voiture. La réparation dont je parle fait d’abord référence à la Kabbale lourianique*, pour laquelle, dès le début de la création, on est dans la dispersion : les vases sont brisés, les étincelles divines dispersées dans le monde, dans l’âme des vivants, et il n’y a pas d’unité, ce qui veut dire que LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 33
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Corine Pelluchon
© DR
Professeure de philosophie politique et d’éthique appliquée à l’université Gustave-Eiffel, elle a publié plusieurs ouvrages parmi lesquels : Réparer le monde. Humains, animaux, nature, Rivages, 2020, 288 p., 8,80 € et Les Lumières à l’âge du vivant, Seuil, 2021, 336 p., 23 €
l’on n’a accès qu’à des fragments de vérité. Dans cette tradition, ceux qui étudient soutiennent sans bruit le monde. La réparation, pour moi, est une méthode. Il s’agit de se donner les moyens de reconstruire les choses, parce qu’on est conscient de leur fragilité, qu’on a une prescience de catastrophes possibles, et qu’au lieu de céder à la confusion générale on cherche à préparer l’avenir, à offrir des pistes qui peut-être ne seront considérées qu’une fois le chaos passé. Réparer le monde suppose donc de partir des choses elles-mêmes, d’examiner avec attention ce que nous faisons, nos modes de production, nos styles de vie, pour voir si cela a du sens, et distinguer ce que nous voulons conserver et ce que nous devons supprimer. La pandémie actuelle est l’occasion de procéder à cet inventaire individuel et collectif. Ainsi, on refuse la fatalité, sans pour autant croire au Grand Soir ! Cette approche ne nécessite-t-elle pas davantage d’humilité qu’un grand sauvetage ? Absolument ! Le style et la manière comptent autant que le contenu. La réparation est un geste modeste et constructif. Dans la Kabbale lourianique, on voit bien qu’on n’a pas accès à la vérité absolue, que chacun ne détient qu’une parcelle de vérité. Certes, quand on est philosophe, on essaie toujours d’atteindre l’universalisable, de penser des normes qui peuvent être valides pour les autres, et pas seulement pour soi. Cet effort, qui suppose qu’on intègre plusieurs perspectives, ne doit pas être confondu avec la vision surplombante des « sachants » qui expliquent qu’ils géreraient mieux la pandémie que les autres. Réparer consiste à se demander ce que chacun peut faire à son échelle. Changer d’alimentation, éviter d’écraser autrui pour s’imposer, proposer des alternatives aux modes de production actuels, innover… Il y a un horizon d’espérance : on peut se mettre sur une trajectoire plus vertueuse, y compris au niveau collectif. Enfin, il est presque criminel d’enfermer les jeunes dans le désespoir en les laissant 34 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
seuls avec les mauvaises nouvelles qui accompagnent forcément la prise de conscience du dérèglement climatique. Il faut les aider à transformer certaines émotions négatives – honte, sentiment d’impuissance, chagrin – en capacités d’agir. Vouloir sauver le monde serait trop prétentieux, mais il y a des choses à sauver, comme la démocratie – alors que les forces de la réaction et le nationalisme sont bien présents. On a longtemps cherché à améliorer les conditions d’existence sur la terre. Aujourd’hui, notre mission est d’abord d’empêcher la destruction. À quand faut-il faire remonter ce changement ? On a encore beaucoup à faire pour améliorer la vie de nombreuses personnes qui ne mangent pas à leur faim, n’ont pas accès aux vaccins, etc. Mais il est vrai qu’il y a eu une rupture technologique majeure. Quand Descartes affirmait que la technique devait nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature », c’était surtout pour allonger la durée de la vie. De même, au xviiie siècle, le progrès avait un sens : la liberté, la diffusion des connaissances, la justice. Avec la bombe atomique, tout change : la technique peut causer la destruction irréversible du monde. Comme le dit Günther Anders, les conséquences des technologies actuelles et même de nos modes de vie s’étendent bien au-delà du temps présent. La mondialisation et notre poids démographique modifient la structure de notre responsabilité. On peut infliger sans le vouloir des dommages irréversibles à des êtres qui ne sont parfois pas encore nés et affecter les conditions de vie de personnes habitant loin de chez nous, comme lorsqu’on externalise nos déchets dans d’autres pays ou qu’on achète ici un jeans dont la fermeture éclair a été fabriquée dans un atelier de misère au Pakistan. La découverte des camps de concentration est un moment fondateur de votre propre prise de conscience… Quand j’étais à l’école, autour de 14-15 ans, ça a été un choc terrible. Cette découverte des camps de la mort a été la preuve que le mal existe, que l’humain est capable du pire. J’ai compris aussi que l’horreur pouvait recommencer sous d’autres formes. Je suis devenue philosophe politique en grande partie parce que j’ai conscience de la destructivité humaine et que je sais qu’il faut des normes, des institutions, ainsi qu’une éducation digne de ce nom pouvant permettre aux individus de soutenir la démocratie et d’être moins vulnérables au mal. Le second grand choc de ma vie, c’est la prise de conscience de l’intensité de la souffrance animale, du nombre de vies massacrées chaque jour, chaque seconde, dans le monde, ici et maintenant. Je ne suis jamais revenue de ce cataclysme.
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Quel est ce mal qui menace le monde ? Il est sans doute en nous. Mais sur le plan civilisationnel, il y a aujourd’hui une dialectique destructrice, dont je parle dans Les Lumières à l’âge du vivant et qui conduit à l’inversion du progrès en régression. La raison n’est pas coupable de cela, mais son dévoiement, qui est lié à l’avènement d’une rationalité instrumentale, amputée de sa dimension morale, explique le retournement de la rationalité en irrationalité et en barbarie. La raison, qui était l’organe de l’universel au xviiie siècle, chez Kant ou chez Rousseau, est devenue l’instrument de l’individu dans ce qu’il a de plus particulier et elle a été réduite à une fonction de performance, ne permettant plus de distinguer le vrai du faux, le juste de l’injuste. Elle est devenue un instrument de calcul et d’exploitation. La logique de la domination – qu’on exerce sur les autres, sur le vivant et sur soi-même – transforme tout en guerre, l’élevage, l’agriculture, la politique, etc. Après les totalitarismes et la bureaucratisation de la société, le capitalisme financier est une autre forme que revêt ce schéma de la domination qui caractérise le rationalisme instrumental. Il y a toutefois une amputation plus originaire de la raison qui explique la culture de mort qui est la nôtre. Il s’agit de la séparation entre la civilisation et la nature, du dualisme nature/culture. L’humain est ainsi devenu une sorte de tyran de la nature. Il faut extirper ce vice de la civilisation. La prise au sérieux de notre condition charnelle et terrestre et le fait de considérer que nous sommes tous engendrés, mortels, vulnérables – à ce virus notamment – témoignent de l’unité du genre humain. Il y a une seule humanité, une seule planète et plusieurs formes de vie et de culture. Enfin, les techniques ne sont pas nos ennemies, mais il faut les réorienter afin de préserver le monde commun. Quand on met au cœur de l’humanisme cette conception de l’humain, la politique ne peut faire de l’écologie une question secondaire, ni exclure la prise en compte des intérêts des animaux. Bien plus, l’approfondissement de la conscience de soi comme être charnel fait que la conscience de cette communauté de destin devient une évidence qui change nos rapports aux autres. C’est la définition que je donne de la considération, qui est le contraire de la domination. On ne pense pas à sauver le monde, mais on aura au moins l’amour du monde ou le désir de transmettre un monde habitable. Comprenez-vous que certains, face aux menaces qui pèsent sur le monde, se tournent vers la religion ? Pourquoi pas ! J’ai fait en 2003 ma thèse sur Leo Strauss, qui explique que la critique de la Révélation n’a pas détruit l’intérêt pour celle-ci. La raison peut être sensible à ce qui la dépasse. Les religions recèlent des trésors de sens qui demandent à être interprétés. Reste que la philosophie est athée : c’est un effort, une ascèse qui met Dieu
entre parenthèses, pour donner des outils à tout le monde, croyants et noncroyants. Elle n’a pas à imposer un arrière-monde. Kierkegaard disait que la foi est une passion, un rapport personnel à Dieu. Ce n’est pas une idée. Par ailleurs, qui veut sauver la démocratie doit neutraliser politiquement les religions et exiger la laïcité, la séparation du religieux et du politique. On ne peut pas décider des règles de la vie commune en se fondant sur la religion car l’ordre théocratique mène à la domination, justifiant un système d’asservissement d’un groupe sur un autre. Quelles sont les principales qualités requises pour réparer le monde ? Il n’y a pas de sauveur, d’homme ou de femme devant éclairer les autres. Le culte du chef et l’appel au gourou me font peur. Il faut, en outre, toujours se rappeler que la domination et l’abus de pouvoir sont une tentation. Cette conscience va de pair avec le doute et la réflexivité, avec la capacité à ôter ses lunettes pour voir que notre perception peut être partielle et partiale. Sans oublier l’attention, qui est une qualité de présence à soi et aux autres et qui exige aussi de faire taire un tas de choses, de se mettre en retrait pour être plus réceptif aux choses et aux autres. Ce n’est pas la qualité la plus partagée aujourd’hui. Par ailleurs, il n’y a pas de maîtres émancipateurs. Chacun doit faire son chemin et s’affranchir de représentations périmées, faire son inventaire. Enfin, je me méfie de ceux qui veulent tout détruire pour tout recommencer. Ceux-là n’ont pas le sens du tragique et ils sont dangereux. La sagesse pratique, disait Paul Ricœur, doit être éclairée par la sagesse tragique, qui nous enseigne que le dogmatisme, c’est la guerre. Propos recueillis par Marion Rousset.
* La principale originalité de la Kabbale lourianique tient au fait que le premier acte de la divinité transcendante n’est pas « un acte de révélation et d’émanation, mais, au contraire, un acte de dissimulation et de restriction ». C’est la théorie du tsimtsoum : la contraction de Dieu en lui-même pour laisser place à un vide, par l’intermédiaire d’une émanation lumineuse, procède à la création du monde en alimentant dix vases qui sont à l’origine de la vie et de la création. Intervient alors la chevirat hakelim ou brisure des vases, l’ajout à cette création d’un rayon en ligne droite appelé Adam Kadmon (homme primordial). L’afflux de lumière fait éclater sept vases parmi les dix, en dispersant la lumière divine sous forme d’étincelles attachées aux débris qui se répandent dans le monde. Enfin, c’est à l’homme qu’incombe la tâche de réparer les vases. C’est le tikkun ou réparation. Pour y parvenir, l’homme doit agir à l’intérieur de lui-même pour exhumer les étincelles de lumière divine en les libérant des choses qui les emprisonnent. (D’après Wikipédia.)
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Ces valeurs sauvent le monde L’HONNEUR, Nathan Law (Hong Kong)
Célèbre activiste prodémocratie à Hong Kong, Nathan Law est réfugié depuis juillet 2020 au Royaume-Uni. Plus jeune élu de l’histoire au parlement de Hong Kong, il continue à s’opposer aux autorités chinoises depuis Londres. Pékin a rompu ses promesses de liberté et d’autonomie vis-à-vis de Hong Kong. Nathan Law fait partie de ceux qui refusent de vivre sous la botte de l’autoritarisme. Né en 1993, en Chine, d’un père hongkongais et d’une mère chinoise, il débarque à Hong Kong alors qu’il n’a que 6 ans. La région bénéficie d’un régime particulier, fruit d’accords postcoloniaux. Issu d’une famille d’ouvriers, il commence à militer pendant ses études. Dès 2014, Nathan Law devient un des leaders de la révolution des parapluies. Le mouvement prodémocratie s’oppose à une réforme de Pékin qui permettrait à la Chine de sélectionner les candidats à l’élection du chef exécutif de Hong Kong. Le régime chinois abandonne finalement le projet. En 2016, le militant fonde avec d’autres jeunes leaders du mouvement le parti Demosistō, avec pour but de lutter pour le droit à l’autodétermination. Dans la foulée, il se présente aux élections législatives. Il devient le plus jeune élu au parlement. Mais, lors de sa prestation de serment, Nathan Law défie Pékin en s’engageant à servir « la nation hongkongaise », plutôt que la Chine. Au terme de plusieurs mois de bataille juridique, le serment est invalidé et le militant destitué. Dans la foulée, il est condamné, avec d’autres activistes prodémocratie, à huit mois de prison ferme pour son rôle dans le mouvement de 2014. Mais Nathan Law ne transige pas avec les valeurs qui ont fait d’Hong Kong une brillante réussite face à l’oppression de Pékin. Au printemps 2019, le gouvernement pro-Pékin annonce la présentation d’un texte législatif permettant les extraditions vers la Chine continentale. Les Hongkongais manifestent en masse, craignant une utilisation politique de ce dernier par Pékin. La contestation éclate ; Nathan Law et les militants prodémocratie de sa génération deviennent les personnalités médiatiques d’un mouvement qui se veut sans leaders. Malgré les pressions, la répression de plus en plus violente et les arrestations arbitraires, les manifestations antigouvernementales se poursuivent jusqu’à début 2020. En mars, Nathan Law est de retour à Hong Kong après quelques mois aux États-Unis pour ses études. Mais, en juin, Hong Kong adopte la « loi sur la sécurité nationale », qui élargit la possibilité d’interpeller tout opposant au régime chinois. Les arrestations se multipliant, le militant choisit finalement l’exil, à Londres, pour continuer la lutte. Juliette Loiseau 38 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
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uand les jeunes se mobilisent
À l’instar de la militante suédoise Greta Thunberg, partout sur la planète les jeunes se lèvent pour améliorer le monde. Environnement, démocratie, accès à l’éducation ou fin du lobbying des armes à feu, les combats ne manquent pas. Par Cécile Andrzejewski
© AFP Photo / Nasa / Handout
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n n’est jamais trop jeune pour changer les choses. » Ainsi parlait la militante écologiste Greta Thunberg, 16 ans à l’époque, au sommet sur le climat de l’Onu en 2019. Proposée pour le Prix Nobel de la paix 2020, l’adolescente en sait quelque chose. Devenue en à peine deux ans une figure mondiale de la lutte contre le réchauffement climatique, elle a poussé la jeunesse dans la rue tout autour du globe afin de protester contre l’immobilisme des responsables politiques. « Greta Thunberg est une militante pour le climat et la principale raison pour laquelle elle mérite le Prix Nobel de la paix est que, malgré son jeune âge, elle n’a de cesse d’ouvrir les yeux des dirigeants sur la crise climatique », indiquent les deux députés suédois du Parti de gauche qui ont soumis sa candidature, Jens Holm et Håkan Svenneling. Dans une tribune publiée dans le magazine américain Foreign Policy, David Runciman, professeur de politique à l’université de Cambridge, va plus loin. Selon lui, « les propos de la jeune Suédoise ont mis en lumière le fossé profond qui sépare les générations en matière de politiques sur le climat : le conflit entre ceux qui ont le pouvoir d’agir et ceux qui devront vivre avec les conséquences de l’inaction LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 39
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de ces derniers ». Incarnation même de l’engagement des enfants et des adolescents pour changer le monde, Greta Thunberg n’est pourtant pas la première à se lancer dans un combat de cette envergure.
Une génération mondialement investie En 2014, c’est Malala Yousafzaï qui devenait, à 17 ans, la plus jeune lauréate de la fameuse récompense. L’écolière pakistanaise, icône de la lutte pour le droit des filles à l’éducation, déclarait au sujet du Nobel : « Lorsque j’ai reçu ce prix, j’ai eu la sensation que ce n’était pas que moi qui le recevais, que c’était toutes les filles, cette jeune génération qui a travaillé tellement dur. » La même année, à Hong Kong, Joshua Wong, 17 ans lui aussi, prenait la tête de la « Révolution des parapluies », qui s’opposait au projet du gouvernement chinois de réformer le mode de scrutin désignant le chef de l’exécutif local et réclamait plus de démocratie. Quelques années plus tard, en 2018, Emma Gonzáles, 18 ans, rescapée de la tuerie de Parkland, aux États-Unis, donnait une voix et un visage aux adolescents de la « génération des fusillades scolaires » – Time leur a d’ailleurs consacré sa une. À la tribune, lors d’une manifestation organisée trois jours après le massacre, Emma Gonzáles s’en prend ouvertement aux politiques ayant reçu des dons de la National Rifle Association, le puissant lobby américain qui milite en faveur du port d’armes. « Les jeunes comme [elle] vont changer le monde. Écoutez-la ! » s’enthousiasme alors l’actrice Reese Witherspoon sur Twitter. Sur le front écologique aussi, Greta Thunberg est loin d’être la seule. Son mouvement a entraîné l’engagement de jeunes du monde entier. En Ouganda, Leah Namugerwa, 14 ans, inspirée par les « Fridays for Future » – les grèves scolaires du vendredi pour le climat lancées par la Suédoise – a organisé des manifestations dans la banlieue de Kampala. « Des gens m’ont critiquée. Ils disent qu’à mon âge, le vendredi, je devrais être en cours et pas dans les rues à faire grève », rapporte la militante, soutenue par ses parents. Pour son quinzième anniversaire, elle a décidé de planter plus de deux cents arbres. Elle a également lancé une campagne visant à interdire l’usage des sacs plastiques à Kampala. « Notre avenir n’est pas garanti. Les dirigeants actuels ne seront plus là, mais nous oui et nous souffrirons des conséquences de leur inaction. Nous devons parler maintenant, pas demain », déclarait-elle en 2019. En Thaïlande, Ralyn Satidtanasarn a elle aussi, à 12 ans, commencé à se mobiliser les vendredis, pour ramasser les déchets en plastique. Un succès puisqu’elle a convaincu une chaîne de supermarchés de supprimer l’usage de ces sachets extrêmement polluants. « Au début, je me trouvais trop jeune pour militer, mais Greta m’a donné confiance. Quand les adultes ne font rien, c’est à nous, les enfants, d’agir », affirme-t-elle.
Et les jeunes Français ? D’après l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire* (INJEP), en 2018, 57 % des Français âgés de 15 à 30 ans déclaraient faire partie d’au moins une association – une participation supérieure de quatre points à celle observée parmi l’ensemble des jeunes Européens. Sur le front du bénévolat, en 2020, deux jeunes sur cinq donnent de leur temps quelques heures par semaine, par mois ou à des périodes précises de l’année – enquête réalisée début 2020. Un engagement en hausse depuis trois années consécutives. Toujours en 2020, 19 % des 18-30 ans ont participé à une manifestation, une grève, ou occupé des lieux. Un indicateur qui augmente également. « Cette hausse s’inscrit dans un contexte sociétal où de grands mouvements et mobilisations sociétaux ont rythmé le quotidien de nos concitoyens », note l’INJEP, en faisant notamment référence aux marches pour le climat lancées par Greta Thunberg, mais aussi aux mobilisations contre les violences policières. Pour l’Institut, celles-ci démontrent qu’« indépendamment du thème, les jeunes restent assez mobilisés lorsqu’il s’agit de défendre la justice sociale, économique, environnementale ou de faire entendre une cause jugée minoritaire ». C. A. * injep.fr/publication/barometre-djepva-sur-la-jeunesse-2020
« Nous construisons notre futur » Engagée depuis 2016 avec Amnesty International au Maroc, Ikram Jaoui, aujourd’hui âgée de 23 ans, ne dit pas autre chose. « Les jeunes ne sont pas seulement l’avenir, ce sont eux qui façonnent le monde d’aujourd’hui. Depuis toujours, ils ont été à l’avant-garde des mouvements sociaux, en première ligne partout dans le monde. » Membre du Collectif mondial de jeunes d’Amnesty, qui promeut l’engagement des moins de 25 ans autour de la planète, elle a commencé par militer pour les droits des femmes, avant de s’investir dans la lutte plus globale pour les droits humains. « Les jeunes doivent comprendre que c’est nous qui construisons notre futur. Il s’agit de notre devoir de nous battre pour un monde meilleur, plus juste. Nous en avons la capacité, il suffit de s’engager, de s’impliquer et d’y croire. Les générations précédentes se sont battues pour leur futur, qui constitue désormais notre présent. » Avec les membres du Collectif mondial de jeunes, elle a édité un manuel du bien-être militant, intitulé Sauver le monde sans s’effondrer, afin de concilier son engagement et sa santé mentale. « Les jeunes activistes se retrouvent souvent exposés à des messages de haine, des menaces, du stress, qui ont LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 41
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des répercussions sur leur bien-être. On ne peut pas changer le monde si on va mal », insiste Ikram Jaoui. En charge du compte Instagram d’Amnesty Maroc, elle se souvient de messages particulièrement violents reçus alors qu’elle venait de partager une publication en soutien aux droits des LGBTQ+. « Ça ne m’était pas adressé personnellement, mais je me rappelle cette vague de haine. » La violence des mots, ce n’est pas en ligne que Kimberly Coulombe a dû l’encaisser, mais bien lors d’une manifestation à l’occasion de la journée des droits de l’homme. Rejoignant un groupe d’activistes, la militante d’Amnesty au Canada retrouve un ami, en grande discussion avec un membre plus âgé de l’organisation. « Il lui donnait des conseils pour son avenir, une sorte de mentorat et, quand j’arrive dans la conversation, il me dit : “T’as bien l’air exotique toi, tu viens d’où ?” Il ne m’a même pas considérée comme quelqu’un qui mérite d’être entendue », se désole l’activiste, dont la mère a quitté les Philippines pour le Canada. « Elle m’a souvent dit “Rappelle-toi d’où tu viens”, ça m’a toujours fait réfléchir à notre rôle, à ce qu’on est au monde », raconte l’étudiante de 23 ans, engagée depuis ses 14 ans. Elle voit dans la jeune génération de militants une vague qui amène « la multiplicité des luttes. On analyse la complexité des mouvements, marqués par l’intersectionnalité. On s’intéresse à la façon dont les rapports de domination s’imbriquent, on veut travailler sur l’aspect systémique des problèmes, s’attaquer à leurs racines. Voilà ce qu’on apporte en termes de regard ».
Une irrévérence très saine Dans la pratique, la Canadienne constate un engagement plus « téméraire » de ses pairs : « Ils prennent des risques car ils n’ont rien à perdre », sourit-elle. Une « irrévérence très saine des jeunes générations envers la classe politique », selon Naomi Klein. Interrogée par Libération en 2019 à l’occasion de la parution de son ouvrage Plan B pour la planète – Le New Deal vert, qui appelle à une révolution écologique et sociale, l’essayiste saluait l’engagement profond de la jeunesse : « Il n’y a plus cette déférence automatique. Ils regardent le bilan des élus, font la liste de leurs échecs, les mettent face à leurs responsabilités les plus basiques, et les traitent en conséquence. » Car la jeunesse d’aujourd’hui, au-delà de sa volonté de changer le monde, se bat pour le sauver.
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Ces valeurs sauvent le monde LA FRATERNITÉ, Pia Klemp (Allemagne)
Ancienne capitaine des navires de sauvetage Sea-Watch 3 et Iuventa, Pia Klemp a sillonné la Méditerranée au secours des migrants. Elle risque aujourd’hui vingt ans de prison pour avoir sauvé des vies. « J’appartiens à la mer, ma place est sur les océans. » C’est ainsi que se présente Pia Klemp, 37 ans, capitaine de navire de sauvetage. Mais, depuis 2019, la navigatrice est bloquée à terre. Elle est poursuivie par la justice italienne pour « complicité à l’immigration illégale » suite aux sauvetages réalisés par le Iuventa lorsqu’elle le commandait. Elle risque, ainsi que les membres de son équipage, vingt ans de prison pour « ne pas avoir laissé des gens mourir », comme elle dit. Pendant cette période, le navire a secouru pas moins de 5 000 migrants de la noyade. Depuis 2015, la capitaine enchaîne les missions. Née en 1983 à Bonn, elle étudie la biologie, avec comme objectif la préservation des océans. Au début des années 2011, elle rejoint l’ONG Sea Shepherd, fondée par le capitaine Paul Watson, qui combat les chasseurs de baleines, phoques et autres requins protégés. C’est là qu’elle apprend à naviguer, accumulant les heures en mer, participant aux opérations, jusqu’à devenir capitaine. Mais lorsque des civils se noient en masse, fuyant les guerres en Syrie, en Libye et ailleurs, elle se met au service d’ONG qui secourent les réfugiés. En 2017, elle prend les commandes du navire Iuventa, affrété par Jugend Rettet. L’ONG allemande revendique le sauvetage de 14 000 personnes en Méditerranée en 2016 et 2017. Mais, cette année-là, le bateau est saisi par la justice italienne. Pendant un an, la capitaine et son équipage ont été mis sur écoute et surveillés jusqu’à trouver un motif d’arrestation. Qu’à cela ne tienne ! Elle poursuit aux commandes du Sea-Watch 3, jusqu’en juin 2018, date à laquelle ses avocats l’informent qu’elle risque une détention préventive si elle continue à naviguer. Pia Klemp ne peut plus prendre la mer. Pour se défendre, elle invoque le droit maritime international, qui impose de porter secours à toute personne en détresse. Mais les pays européens ont dressé des barrières, durcissant les lois pour empêcher les ONG d’affréter des bateaux. Elle ne reste cependant pas longtemps à terre, prenant de nouveau les commandes d’un navire de sauvetage, le Louise Michel, en août 2020. Pia Klemp refuse l’héroïsation. Pour elle, il ne s’agit pas d’un combat humanitaire, mais solidaire ; cela vaudrait la peine de se battre s’il n’y avait ne serait-ce qu’une seule vie à sauver, alors que les États européens sont prêts à laisser mourir des milliers de personnes. Si elle nie toute dimension chrétienne à son combat, sa fraternité en actes contribue sans aucun doute au salut de l’humanité. Juliette Loiseau LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 43
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L’innovation nous sauvera-t-elle ?
Face à l’ampleur et à l’urgence des crises environnementale et sociale, les « techno-optimistes » misent sur l’innovation technologique pour nous sauver du naufrage. Par Morgane Pellennec
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ransportons-nous en 2100. Grâce à l’édition génomique – la modification des gènes –, les agriculteurs ont amélioré le rendement et la valeur nutritive de leurs cultures, ainsi que leur résistance aux maladies et à la sécheresse, repoussant ainsi le spectre des famines. Sur les rayons des supermarchés, la viande végétale développée grâce à l’intelligence artificielle et à la robotique a remplacé le jambon et les steaks hachés, devenus trop polluants à produire. La médecine bénéficie des progrès des big data – ou mégadonnées – et de la biotechnologie, qui a notamment permis à des chercheurs de reproduire artificiellement les organes du corps humain. La majorité des 8,8 milliards d’êtres humains vit dans des smart cities (villes intelligentes), où les flux énergétiques et humains sont optimisés et où le mobilier urbain permet de filtrer la pollution, responsable de 7 millions de morts chaque année dans les premières décennies du millénaire. Scénario de science-fiction ? Pour les « technosolutionnistes », pas vraiment. Pour préserver les écosystèmes naturels et notre espèce, maintenir le réchauffement climatique à 1,5 degré, voire 2 degrés, d’ici la fin du siècle et offrir une vie décente à l’humanité, les défis à relever semblent colossaux. Certains misent tout ou partie sur la technologie. « La science et la techno logie offrent des leviers importants face aux urgences planétaires », peut-on
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lire dans un long rapport intitulé Aux frontières de l’Impact Tech. Édité par l’agence d’études et d’innovations Good Tech Lab en 2019, celui-ci détaille la façon dont les sciences et les technologies peuvent contribuer aux dix-sept objectifs de développement durable fixés par l’Onu, feuille de route mondiale qui vise à éradiquer la pauvreté et protéger la planète. Ce que les auteurs appellent l’« Impact Tech ». « Les outils à notre disposition n’ont jamais été aussi puissants, écrivent-ils. La révolution numérique transforme en profondeur la plupart des secteurs économiques, tandis que la “quatrième révolution industrielle” s’apprête à déferler. » Une « quatrième révolution » fondée sur les deep technologies (technologies profondes) que sont, entre autres, l’intelligence artificielle, la biologie de synthèse, la robotique ou encore les technologies avancées de production et de stockage énergétique.
La tech au service du climat Les « techno-enthousiastes », qu’ils soient ingénieurs, entrepreneurs ou scientifiques, se penchent notamment sur la question climatique, en quête d’innovations qui permettraient de réduire notre empreinte carbone et d’extraire une partie des gaz à effet de serre déjà émis. Ces dernières années, la climate tech a connu une croissance considérable. Entre 2013 et 2019, les investissements dans ce secteur ont augmenté de 85 % chaque année. Un vaste panel de solutions existe déjà, comme les technologies des énergies renouvelables (éolien, solaire, géothermie, etc.), qui permettent de décarboner l’énergie, principale source d’émissions de gaz à effet de serre. D’autres sont à l’étude, comme la production durable d’hydrogène, qui offrirait une alternative aux carburants fossiles ou permettrait, par exemple, de fabriquer de l’acier bas carbone. Selon l’Agence internationale de l’énergie, 75 % des réductions d’émission de CO2 nécessaires vont résulter de technologies actuellement en phase de prototypage ou de démonstration, ou bien de technologies qui ne sont pas encore commercialisées en masse. Depuis quelques années, la géo-ingénierie émerge notamment dans le débat public. Ce terme un peu fourre-tout désigne deux grandes catégories de techniques qui visent soit à réduire le CO2, soit à masquer le réchauffement. D’abord, la captation et le stockage ou la destruction des gaz à effet de serre. De la reforestation à la captation chimique du CO2 dans l’atmosphère, les méthodes sont plus ou moins complexes et plus ou moins avancées. « Si l’on veut respecter l’objectif des 2 degrés, nous aurons besoin de certaines de ces techniques sous une forme ou une autre », estime Olivier Boucher, directeur de recherche au CNRS et climatologue à l’Institut Pierre-Simon-Laplace. Certaines commencent à voir le jour. En décembre 2020, le gouvernement norvégien a approuvé un projet qui vise à capter le CO2 émis par des
AUJOURD’HUI // PEUT-ON SAUVER LE MONDE ?
usines, le liquéfier et l’injecter dans un réservoir naturel situé dans les fonds de la mer du Nord. Un vaste chantier porté par des industries pétrolières, que la Norvège souhaite voir aboutir en 2024. En revanche, la deuxième catégorie de techniques de géo-ingénierie, la gestion du rayonnement solaire, est beaucoup plus controversée. Il s’agit de refroidir le climat en contrecarrant le réchauffement dû à l’effet de serre, soit en injectant des aérosols dans la stratosphère, soit en modifiant la réflectivité des nuages au-dessus des océans. À l’heure actuelle, il n’existe ni les technologies, ni même une compréhension suffisante du système et de ses conséquences, et relativement peu de financements pour la recherche. « Ce n’est pas la solution privilégiée, explique Olivier Boucher. Mais si l’on arrivait à 2,5 ou 3 degrés de réchauffement, la question serait probablement beaucoup plus prégnante. » Si ce technosolutionnisme peut sembler effrayant pour certains, pour d’autres, c’est une évidence. Et il dépasse même la stratosphère. Dans le cadre de ses recherches, le sociologue Arnaud Saint-Martin, spécialiste notamment de l’histoire des techniques, se rend régulièrement dans la S ilicon Valley. Dans ce temple de la tech, « la croyance est dominante que, en application d’une certaine éthique de l’innovation, tout est non seulement possible mais aussi nécessaire, et surtout historiquement inévitable, rapporte-t-il. J’ai rencontré là-bas de nombreuses personnes qui sont d’avis que l’expansion de l’humanité (américaine…) dans l’espace par les technologies de pointe de l’aérospatiale permettra de résoudre tous les problèmes ici-bas. C’est un vieux cliché, activé dans les années 1970 à l’heure des alertes du rapport au Club de Rome sur les limites de la croissance, mais qui n’en reste pas moins très prégnant encore aujourd’hui. » Ainsi, des milliardaires comme Larry Page, cofondateur de Google, ou Elon Musk, fondateur de SpaceX, ont déjà la tête dans les astéroïdes, dont ils souhaitent exploiter les minerais.
Le mythe de la technologie « verte » Alors, à nous le bonheur et la croissance infinie ? Consommerons-nous plus avec moins grâce à des technologies « vertes » dont on nous promet qu’elles seront plus efficientes, moins polluantes et moins gourmandes en ressources ? « Toute technologie nécessite des ressources naturelles, notamment métalliques, constate Philippe Bihouix, ingénieur et auteur de l’ouvrage L’Âge des low tech – Vers une civilisation techniquement soutenable. La dématérialisation est un mythe… Notre économie n’a jamais été si matérielle ! Dans leur grande majorité, les hautes technologies ne remettent pas en cause mais accélèrent plutôt le paradigme “extractiviste” de notre société. Elles font souvent appel à des métaux plus rares et aggravent les difficultés à recycler correctement. » Ainsi, l’extraction de terres
rares, un groupe de dix-sept métaux essentiels à la révolution numérique et à la transition énergétique, occasionne un désastre environnemental en Chine, principal producteur mondial. « Toutes les promesses sur l’efficacité technologique portent en elles leur propre contradiction », conclut l’ingénieur, qui insiste sur l’importance des low tech et alerte sur le pari d’un solutionnisme basé uniquement sur des innovations technologiques.
Innover, oui… mais avec frugalité En France, si les cinq cents adhérents, financeurs, incubateurs et entrepreneurs du mouvement Tech for Good souhaitent que la technologie soit mise au service de l’environnement et de la solidarité, ils prônent eux aussi une innovation frugale. « Nous sommes à l’aise avec toutes les formes d’innovation, y compris les innovations d’usage », résume Jean Moreau, son coprésident. La preuve avec Phénix, start-up qu’il a créée qui lutte contre le gaspillage alimentaire en donnant une seconde vie aux invendus, via des dons ou de la vente à prix réduit. « Cette application, c’est l’amélioration d’un service existant plus qu’une révolution technologique ! » L’entrepreneur déplore la vision un peu étroite que peuvent avoir les structures publiques en France. « Si les mots magiques deep tech ou high-tech ne sont pas présents dans un dossier de financement, c’est plus difficile, explique-t-il. Alors que les low tech peuvent parfois avoir un impact bien plus fort ! » Benjamin Tincq, ingénieur de formation et coauteur de l’étude Aux frontières de l’Impact Tech est pragmatique. « On ne peut plus se permettre de faire reposer tous nos espoirs sur une seule solution. Ce ne sera pas soit la deep tech, soit la low tech, soit les changements de comportements. Aujourd’hui, il nous faut appuyer très fort sur tous ces leviers à la fois. »
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MAINTENANT // ENTRETIEN
De quels chefs ont besoin les démocraties ? En période de crise, le rôle du leader se pose avec plus d’acuité que jamais. Les démocraties peuvent-elles se doter d’un chef suffisamment charismatique pour produire un effet d’entraînement, sans être pour autant infantilisant et manipulateur ? Éclairages du philosophe Jean-Claude Monod.
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Les situations de crise renforcent-elles le rôle des chefs ? Jean-Claude Monod : Elles élargissent les prérogatives de l’exécutif et redonnent aux décisions du dirigeant une importance cruciale et potentiellement redoutable. Ainsi, des « pouvoirs extraordinaires » ont pu être attribués au(x) chef(s) d’État par le passé, dans un contexte de « danger » interne ou externe, au nom de l’identification de cette fonction, souvent inscrite dans la constitutionnalité des démocraties occidentales, avec celle de « commandant en chef des armées ». Au point d’autoriser le leader à s’affranchir et à affranchir ses troupes des conventions internationales et des normes humanitaires fondamentales. Aujourd’hui, avec la pandémie, on en revient à des schémas qui présentent une certaine analogie avec les situations de guerre : toutes les parties de la société peuvent être activées ou désactivées, on peut fermer des commerces, restreindre la circulation… Cette figure de politique de crise représente toujours un recul de la démocratie et des libertés. On est dans une situation limite de ce point de vue. En France, à part quelques consultations, les décisions ont été prises d’en haut.
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La pandémie met donc à l’épreuve nos manières de gouverner ? Elle met à l’épreuve le cadre démocratique dans son fonctionnement libéral représentatif classique. L’état d’urgence sanitaire a redéfini l’équilibre entre le pouvoir exécutif et le pouvoir parlementaire. En France, le Parlement a très peu à dire sur les mesures qui se prennent au niveau du Président, du Premier ministre et peut-être du ministre de la Santé ainsi que du Conseil scientifique. Cette nouvelle configuration concentre la décision sur l’exécutif, tandis que le législatif se contente presque d’un rôle d’approbation. Cette concentration du pouvoir et cette faible délibération sont plus ou moins accentuées selon les pays. Sur le plan mondial, on assiste à une très grande restriction des libertés. Le spectre des expériences tragiques du xxe siècle ne continue-t-il pas d’entacher la figure du leader ? Au singulier, le mot « chef » s’associe à une histoire marquée par le « culte du chef ». Lequel aura atteint des dimensions d’autant plus catastrophiques au xxe siècle qu’il se soutenait d’appareils d’État, de moyens policiers, bureaucratiques, médiatiques de répression, d’en-
cadrement et d’embrigadement d’une sophistication et d’une extension jamais vues. Le fascisme, le nazisme et le stalinisme ont ainsi incarné les errements catastrophiques d’une notion qui fut alors le nom d’un excès de pouvoir, d’une sacralisation indue, d’une tromperie collective. Les deux premiers en se construisant explicitement comme des idéologies du pouvoir incarné en son chef, de la hiérarchie entre les hommes contre l’égalité de tous. Avec le stalinisme, ce fut plutôt une « surprise du chef », préparée par Lénine, qui a articulé la lutte des classes et le « guidage » des masses par le Parti, sous l’égide du chef intraitable. Cette histoire nous oblige aujourd’hui sans cesse à conjurer le spectre du chef, qui n’est pas mort partout et fait parfois mine de revenir sous des habits neufs. La notion de chef est-elle compatible avec la démocratie ? On pourrait croire que la démocratie, en tant que pouvoir du peuple par le peuple, implique de se passer de chefs. Et rien n’interdit de penser que seule une politique débarrassée de tout phénomène relevant de la « domination charismatique » serait authentiquement démo cratique. C’est d’ailleurs peut-être ce qu’expérimentent certains tenants d’une « démocratie radicale ». La perte de crédibilité des « théologies politiques », qui dotaient les dirigeants d’une « supériorité » fictive, a par ailleurs compliqué la tâche de ceux qui auraient voulu penser la figure d’un leader démocratique. Pour Rousseau, aucun homme ne serait assez vertueux, assez « divin », pour faire office de chef en démocratie. Pourtant, le charisme personnel n’a nullement disparu de la vie sociale et politique. Le socio-
logue Max Weber considérait même que c’était une source de légitimité du pouvoir. Faut-il voir dans cette persistance le signe d’une société encore irrationnelle, le reste archaïque d’une religiosité diffuse et d’un culte des héros ? À mon avis, le problème du charisme parfois exacerbé dans nos démocraties et républiques contemporaines n’est pas une trace de la divinisation des gouvernants. Elle traduit plutôt l’idée démocratique de qualités qui distinguent, parmi les citoyens, certains d’entre eux, les mieux disposés pour certaines fonctions. À partir du moment où l’on a cessé de penser que le pouvoir était exercé par des êtres « naturellement » différents de leurs gouvernés, on a vu s’imposer la quête d’un charisme qui sert à sélectionner les dirigeants politiques… et est tout à fait compatible en ce sens avec la démocratie. Max Weber plaidait même en faveur d’un important pouvoir d’action et de décision personnelle contre une « démo cratie acéphale » qui perdrait, avec sa « tête », sa capacité de faire écho aux demandes de transformation profonde du peuple. La question se pose donc de savoir si le charisme peut être favorable au fonctionnement, voire à l’approfondissement de la démocratie. Je me demande si, en tant que quintessence d’un rapport personnel et émotif à des aspirations populaires, ce n’est pas l’un des rares vecteurs possibles de bouleversement des structures oligarchiques, conservatrices et inégalitaires. Il peut apporter à la démocratie un souffle progressiste, une impulsion transformatrice, une capacité à réintroduire de la justice, de l’égalité, de l’imagination dans une politique qui risque toujours de virer à la simple gestion du statu quo au profit des intérêts dominants. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 49
MAINTENANT // ENTRETIEN
Jean-Claude Monod Philosophe, chargé de recherches au CNRS, professeur à l’École normale supérieure, il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme (Seuil, 2012) et L’Art de ne pas être trop gouverné (Seuil, 2019).
À quelles conditions ? Il convient d’abord de démystifier le charisme démagogique et de le distinguer du charisme authentiquement démocratique. Le premier cherche moins sa légitimité dans le peuple que dans ce qui le constituerait d’un point de vue identitaire, dans sa différence avec l’étranger, et en particulier l’immigré. Il faut, surtout, p enser le chef politique en démocratie comme une figure qui n’a rien à voir avec celle d’un chef de famille ou d’un maître de sagesse. C’est la tâche de la pensée critique, qui, dans son combat contre le despotisme et la monarchie absolutiste, récusait déjà la manière dont on identifiait le souverain au père. Puis est arrivée la distinction des pouvoir exécutif, législatif et judiciaire, qui a conduit à renoncer à la figure du roi juge, qui peut renvoyer au philosophe roi de Platon, censé avoir accès au Vrai et au Bien. Quels exemples donneriez-vous de chefs au charisme démocratique ? Le charisme démocratique ne se réduit pas à la figure du chef de l’État. Il peut s’étendre à des personnalités qui sont
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susceptibles d’entraîner positivement les autres, de donner un cap, des impulsions libératrices, de favoriser une émancipation. C’est le cas par exemple de Martin Luther King, qui a accompagné le mouvement d’approfondissement des droits civiques aux États-Unis. Le cas de Joe Biden est différent : il ne brille pas par son charisme, mais il a mis en avant une capacité d’empathie qui semblait faire défaut à Trump. Et, aussitôt élu, il a fait en sorte que la société se reconnaisse dans sa diversité dans les instances du pouvoir, en prenant dans son gouvernement une ministre amérindienne et un secrétaire d’État transgenre. L’identification au chef produit un effet d’entraînement. Cette circulation du charisme, outre qu’elle interdit au chef de parti ou d’État de considérer qu’il détient le pouvoir comme sa propriété, permet de sortir d’un rapport désabusé ou passif à la vie politique. À l’inverse, une gouvernance diffuse et désincarnée, comme celle qui existe au niveau de l’Union européenne, ne donne pas forcément prise au contrôle démocratique. Propos recueillis par Marion Rousset.
voir Avouons-le. Sans cette certitude que l’avenir nous réserve des jours meilleurs, nous ne supporterions ni la mort, ni l’hiver, ni le gris, ni cette pandémie qui nous mine insidieusement. Et, heureusement, sous nos latitudes, la nature nous prouve chaque mois de mars que la nuit a une fin, et que l’arbre qui semblait mort refleurit au printemps. David Brouzet nous propose une salutaire échappée belle au pays des renaissances. Sans laisser de traces. Quelle pire fin imaginer pour ces jeunes ou moins jeunes gens qui inlassablement continuent à risquer leur vie dans l’unique espoir d’accéder à un monde meilleur, le nôtre. La route des Canaries est réputée la plus dangereuse pour les migrants et l’Atlantique est encore plus cruel que la Méditerranée. Sarah Boucault et Javier Bauluz nous livrent un témoignage glaçant pour, justement, laisser une trace de ces vies brisées. L’ancien et le nouveau. Il ne s’agit pas de la Bible mais des correspondances que créent les artistes contemporains avec leurs prédécesseurs. Boris Grebille fait appel à l’art moderne que les galeristes nous donnent à voir, véritables bouffées d’air pur dans nos villes soumises au couvre-feu, et à son musée imaginaire pour faire dialoguer les œuvres et les thématiques. Non essentiel. Le mot tombe comme un couperet, et souligne le sort de la culture dans la crise sanitaire. Pourtant, nous avons un besoin vital de nous nourrir d’œuvres, comme autant de fenêtres sur un monde qui se confine. Jean-François Bouthors a choisi une série de créations qui portent en elles le souffle vital et essentiel d’une culture bien décidée à vivre.
Renaissances
Renaissances N’en doutons pas : comme le phénix, nous renaîtrons bientôt de nos cendres. Cette espérance, commune à toutes les civilisations, repose sur une simple observation des lois de la nature et de la rassurante répétition de ses cycles. La belle saison qui s’annonce sera propice à ce nouveau départ. Avec les Grâces de Botticelli et les Ballets russes, nous entrerons dans la danse et, tels Vulcain et Maia, nous connaîtrons l’amour. Goûtons les plaisirs de la vie, raffermissons notre foi, gardons confiance en la Création et en ses mystères. Par David Brouzet
Pierre-Henri de Valenciennes, La Danse autour de l’arbre de mai, 1812, Paris, galerie Éric Coatalem.
II - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
Bartholomeus Spranger, Vulcain et Maia, 1585, Vienne, musée d’Histoire de l’art.
E
n Grèce antique, les Ménades se livraient à une danse de mai afin de reconstituer le corps de Dionysos qui avait été découpé en neuf morceaux par les Titans. Dans un paysage néoclassique à l’équilibre parfait, Pierre-Henri de Valenciennes oppose la masse puissante d’un arbre foudroyé à la souplesse de l’arbuste autour duquel les danseuses font flotter leurs rubans. Bien qu’interdite en 1579 par l’Église catholique, cette tradition païenne a perduré pendant des siècles et se perpétue encore aujourd’hui dans de nombreux pays.
Maia est une déesse romaine de la fertilité et du printemps. Elle était l’épouse du dieu du feu, Vulcain. Son nom est lié à celui du mois de mai et se réfère à la croissance des êtres vivants, en particulier des végétaux. Le mot latin « maïus » signifie « plus grand ». La déesse est représentée dénudée et couronnée d’épis de blé. Dans l’intimité de leur chambre, les deux époux ont déposé à terre leurs attributs respectifs, marteau, casque et corne d’abondance. L’Amour dévoile leur union en soulevant le ciel d’un lit somptueux placé sur une estrade. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - III
Renaissances
Sandro Botticelli, Le Printemps, 1478-1482, Florence, galerie des Offices.
Phénix, Bestiaire d’Aberdeen, vers 1200, Aberdeen, bibliothèque de l’université.
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Le phénix est un oiseau légendaire, doué du pouvoir de renaître après s’être consumé dans les flammes. Sentant sa fin venir, il construit un nid d’aromates, y met le feu, bat des ailes pour attiser les flammes et s’y consume. Une fois réduit en cendres, il renaît sous la forme d’un oisillon. Pour les chrétiens, le phénix est devenu le symbole de la résurrection du Christ. Dans le Bestiaire d’Aberdeen, l’oiseau de feu est figuré sur un fond d’or, entre deux grandes volutes, dans une mise en page stylisée typiquement romane. Botticelli peignit Le Printemps à l’occasion du mariage de Lorenzo di Pierfrancesco de Médicis avec Sémiramis Appriani. Au centre du tableau, protégeant la ronde des Trois Grâces, Vénus assure l’harmonieux et fragile équilibre du monde que menace son propre fils, l’Amour aveugle. À droite, sous l’effet du souffle de Zéphyr, la froide Chloris se métamorphose en Flore, déesse du printemps. À l’opposé, Mercure empêche les nuées de jeter une ombre dans le jardin aux mille fleurs et aux orangers chargés de fruits. Le Retable d’Issenheim fut exécuté entre 1512 et 1516 sur commande des Antonins d’Issenheim. Cet
Matthias Grünewald, Résurrection du Christ, Retable d’Issenheim, 1512 à 1516, Colmar, musée Unterlinden. © akg-images
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Renaissances
Jacopo Zucchi, Allégorie de la création, 1585, Rome, galerie Borghèse. © akg-images / Nimatallah
VI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
John Everett Millais, Pommiers en fleurs, 1859, Liverpool, galerie d’art Lady Lever.
ordre avait pour vocation de soigner et d’assister les malades affectés de ce que l’on appelait alors le « mal des ardents ». Au Moyen Âge, la méditation des images sacrées a valeur de « quasi-médecine ». Les doubles volets du retable étaient ouverts à certaines dates du calendrier liturgique. La première ouverture, réservée aux grandes fêtes, retrace l’histoire du salut à travers l’Annonciation, l’Incarnation et la Résurrection d’un Christ glorieux et rayonnant triomphant des ténèbres de la mort et du néant. Dans l’Allégorie de la Création, Jacopo Zucchi a rassemblé sur un petit tableau peint sur cuivre l’ensemble des êtres vivants. Ils constituent, avec les citations des psaumes qui les accompagnent, un hymne à la richesse et à la perfection de la création divine. D’autres éléments, étrangers au texte biblique, relèvent de la pen-
sée hermétique alors en vogue : la sphère armillaire représente le point de communication entre l’intelligence divine et l’intelligence humaine. L’œuf brisé dans l’angle inférieur gauche incarne le lien entre le géniteur et l’embryon. Issu de la matière du chaos, il est le véritable point de départ de la création du monde. En divisant son tableau Pommiers en fleurs en deux longs registres superposés, le peintre préraphaélite John Everett Millais établit un parallèle entre la fraîcheur et la délicatesse des pommiers fleuris et celle des jeunes filles réunies dans le verger. En s’appliquant à restituer la finesse de leur physionomie, la variété de leurs attitudes malgré le manque d’action, il livre une peinture ambitieuse et moderne, susceptible de rivaliser avec celles des grands maîtres du passé, mais sans recourir à la mythologie ou à l’allégorie. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - VII
Renaissances
Vincent Van Gogh, Amandier en fleurs, 1890, Amsterdam, musée Van Gogh. © akg-images / Album / Prisma
Vincent Van Gogh a peint Amandier en fleurs en février 1890 pour célébrer la naissance de son filleul Vincent Willem, le fils de son frère Théo. L’amandier, l’un des arbres les plus précoces, fleurit dès le mois de février. Le tronc est absent de la toile. Seules les branches se détachent sur fond de ciel, à la manière raffinée et poétique de l’ukiyo-e (« image du monde flottant » en japonais). Peut-être symbolise-t-il aussi l’espoir d’une renaissance pour le peintre lui-même, qui, sujet à des crises de démence, avait demandé son internement à Saint-Rémy-de-Provence. VIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
Le Sacre du printemps est un ballet composé par Igor Stravinsky et chorégraphié originellement par Vaslav Nijinski pour les Ballets russes de Serge de Diaghilev. Il fut donné pour la première fois au théâtre des Champs-Élysées à Paris, le 29 mai 1913. Les décors et les costumes furent confiés au peintre symboliste russe Nicolas Roerich. Le « massacre du printemps » – pour reprendre l’expression de ses détracteurs – provoqua un immense scandale. La partition est traversée d’un rythme intensément dynamique qui met l’auditeur hors d’haleine et réveille ses pulsions de vie.
Costume pour Le Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky, 1913. © akg-images
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - IX
Sans laisser de traces
Sans laisser
de traces
X - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
Texte Sarah Boucault, photos Javier Bauluz. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - XI
Sans laisser de traces La route des Canaries est moins surveillée mais plus dangereuse que celle de la Méditerranée. En 2020, des centaines d’Africains ont disparu dans les eaux atlantiques « sin dejar rastros » – sans laisser de traces, rayés de la mémoire collective.
S
ur le petit port d’Arguineguín, au sud de l’île de Grande Canarie, Wassim*, paniqué, interpelle chaque passant, une photo à la main. Cet Italien d’origine marocaine a décollé la veille de Rome pour tenter de retrouver un ami parti en mer quatre jours plus tôt. Dans le bateau pneumatique, vingt personnes avaient
embarqué au Maroc. « Seules six ou sept ont été sauvées, s’alarme Wassim. S’il est mort, il est mort. S’il est vivant, il est vivant. Sa femme, ses trois enfants et ses parents veulent savoir. » Fait-il partie des 1 951 candidats à l’exil morts noyés dans l’Atlantique en 2020, comme ces cent quarante personnes, le 23 octobre, au large du Sénégal, lors du naufrage le plus meurtrier de l’année ?
Ces chiffres glaçants sont aussi tronqués. « Combien de disparus ? s’interroge Helena Maleno, fondatrice de l’ONG Caminando Fronteras, qui fait les comptes, la mort dans l’âme, et s’apprête à lancer un guide pratique à destination des familles sans nouvelles d’un proche. Perdre un enfant dans la mer, c’est terrible. Mais ne pas avoir de certificat de décès, au-delà de l’impact psychologique,
Des sauveteurs récupèrent le corps d’un migrant dont la barque s’est écrasée sur la côte de l’île de Lanzarote. Cette nuitlà, des riverains se sont jetés à l’eau et ont sauvé vingt-huit personnes. Huit sont mortes.
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condamne à un deuil infini. Une veuve ne peut pas se remarier si son mari a disparu. Les Canaries ne doivent pas devenir le trou noir des droits humains. » Entre le 20 août et le 29 novembre, Arguineguín, habituellement bercée par les allées et venues des pêcheurs de thon, a été le théâtre d’une agitation sans précédent. Des dizaines de tentes de la Croix-Rouge y ont concentré des migrants maliens, sénégalais ou marocains, récupérés au large par les secours espagnols, et parqués dans l’attente d’un test Covid et d’un toit. En novembre, le camp, rebaptisé « camp de la honte » par la maire de la municipalité, O nalia Bueno, a accueilli jusqu’à deux
mille personnes, dont la moitié dormait à même le sol. Madigata, 23 ans, y a transité avant d’être logé dans un hôtel. Après avoir fui son pays avec trois amis, ce Malien a pris la mer au Sénégal, avec quarante-deux autres personnes. « Au bout de onze jours, nous n’avions plus ni eau, ni nourriture, ni essence, racontet-il. Nous avons erré deux jours de plus, jusqu’à ce qu’un avion nous repère et appelle les secours. Nous étions assoiffés et souffrions de brûlures. À l’arrivée, quatre d’entre nous ont été h ospitalisés. » Depuis le Maroc, le voyage dure quelques heures, si le moteur ne flanche pas. Depuis le Sénégal, la traversée de 1 500 kilomètres dure
jusqu’à quinze jours. Pendant le trajet, les passagers, agglutinés, se figent sous peine de faire vaciller l’esquif. La plupart n’ont jamais vu la mer et ne savent pas nager : tétanisés par le danger et affaiblis par le mal de mer, ils perdent connaissance. Les rescapés souffrent de déshydratation, de dénutrition, d’ulcères dus au stress et de brûlures. En se déversant dans la mer autour de l’embarcation, l’essence se mélange aux vagues salées et les éclabousse d’un mélange corrosif, qui attaque l’épiderme. « Ils en sont recouverts et lorsqu’on les tire pour les hisser sur le bateau de sauvetage, leur peau se détache », témoigne Ismael Furió, sauveteur à Salvamento Marítimo, la société
Des migrants marocains, récemment débarqués d’un bateau de fortune sur la côte sud de l’île de Grande Canarie, sont sur le point d’être transférés par la police au camp du port d’Arguineguín.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - XIII
Sans laisser de traces
espagnole de sauvetage en mer. Le prix du voyage varie entre 700 et 3 000 € ; les femmes et les mineurs, facteurs d’attraction pour le sauvetage, paient moins cher. En 2020, 23 023 migrants ont traversé en empruntant cette route, contre 2 687 en 2019. Cette recrudescence découle du durcissement de la politique migratoire espagnole : l’accroissement des contrôles douaniers a réduit l’activité des passeurs en Méditerranée occidentale et réactivé la route atlantique. En septembre, quinze Subsahariens ont été découverts sans vie dans une embarcation de for-
tune échouée en contrebas de la bourgade d’Agüimes. Ils ont été enterrés dans le cimetière communal. « Depuis dix-huit ans que je travaille ici, je n’ai jamais eu de migrants dans mon cimetière. Et nous ne connaissons même pas leurs noms, confie Bartolomé Suarez Gómez, le fossoyeur. Leurs parents doivent croire qu’ils travaillent en Europe. » D’autres n’ont pas « la chance » d’être inhumés. Même à la belle saison, d’octobre à mars, où la traversée est plus facile car les alizés moins forts, des naufrages sévissent, loin des côtes et des regards. « C’est la route la plus
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longue, la plus suicidaire, la plus absurde d’Europe. C’est un cimetière, affirme Ismael Furió. Pour échapper aux contrôles, les bateaux sortent jusqu’aux eaux internationales. Les courants sont si forts et l’océan si vaste qu’ils sont parfois emportés au large et coulent. Normalement, chaque corps réapparaît sur une côte. Là, ils disparaissent au large. » Depuis son passage sur l’archipel, Wassim est rentré chez lui, à Rome. Face au silence assourdissant de son ami, il a conclu à sa noyade. Disparu sans laisser de traces. * Prénom d’emprunt.
Page de gauche. Policiers et migrants arrivés en barque sur la plage au sud de l’île de Grande Canarie. C-dessus et ci-contre. Un mineur subsaharien et ses compagnons sont acheminés au port dans un bateau de sauvetage espagnol. Deux migrants sont transférés à l’hôpital après avoir été sauvés en pleine mer. Des sauveteurs transportent le corps d’un homme noyé sur l’île de Lanzarote. Un père et ses filles, arrivés en barque, dans un refuge de l’île de Fuerteventura. Une femme marocaine enlace un proche qu’elle vient de retrouver dans le camp du port d’Arguineguín.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - XV
Sans laisser de traces
En haut. Un soignant prend la température d’un homme dans le camp d’Arguineguín, où jusqu’à 2 700 personnes ont été entassées sur 3 000 mètres carrés. En bas. Le curé, Don Miguel Lantigua, et le fossoyeur du cimetière d’Agüimes, Bartolomé Suarez Gómez, posent une plaque en mémoire de quinze inconnus échoués morts dans un bateau sur l’île de Grande Canarie.
XVI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
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le
notre
En ce début de mois de mars, en France, les musées sont toujours fermés. La pandémie continue de dicter notre vie sociale. Heureusement, les galeries d’art restent ouvertes et nous invitent à venir puiser dans les œuvres qu’elles présentent une liberté sans masque. Comme dans ce portrait tiré de la série « Squares » d’Erwin Olaf, qui vomit des perles semblant avoir été peintes par les plus grands virtuoses de la Renaissance ou du Baroque, certaines d’entre elles nous offrant la réminiscence d’œuvres que nous admirions autrefois dans les musées. Un détail, une construction, la vitalité d’un geste les convoquent et nourrissent tout à la fois notre lecture de l’œuvre contemporaine, de l’œuvre ancienne et de notre engagement dans le monde. Ce va-et-vient abolit les frontières du temps en ouvrant le présent à notre avenir. Par Boris Grebille
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - XVII
Erwin Olaf, Pearls, 1986, « Squares », tirage gélatinoargentique baryté, courtesy galerie Rabouan Moussion.
Convoquer le passé pour nourrir notre futur
Dominique Fury, Data World, Why do you think I’m fake ?, 2019, aérosol sur tissu à motif de damier, 162 x 97 cm. Photo : Studio Baraja, courtesy galerie Mark Hachem.
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ue des Tournelles, dans la galerie Mark Hachem, Dominique Fury présente ses travaux récents dans une exposition intitulée « Data World, Welcome in Dystopia ». L’omniprésence d’Internet dans nos vies, particulièrement en cette période de confinement, nous a-t-elle réellement plongés dans un monde imaginaire auquel nous ne pouvons plus échapper ? Un monde de datas qui transforme même ce qu’il y a de plus humain XVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
en nous, notre vie amoureuse. Data World, Why do you think I’m fake? est née de la lecture du De l’amour de Franck Leibovici, qui présente et décrypte l’amour sur Internet. Elle n’est pas le fruit d’une critique de ce positionnement des personnes comme des produits échangeables et à échanger, sommes de datas les définissant par addition de critères, vraies ou fausses. Mais plutôt celui de l’espoir de ce que l’artiste y a décelé et de ce qui l’a touchée : cette forme de résistance de l’humain, certes
Jan Van Eyck, La Vierge du chancelier Rolin, vers 1435. Huile sur panneau, 66 x 62 cm, musée du Louvre.
souvent triste, du domaine de l’attente ou de la quête, du besoin de tendresse. Elle l’a matérialisé par ce pied « rebelle » qui conserve du mouvement et donc un futur possible dans cette silhouette de jeune femme qui semble s’être statufiée dans ce fond à damier vibrant représentant les datas. Un fond à plat, qui à l’inverse des dallages de la Renaissance, n’apporte aucune profondeur, aucune perspective. À l’opposé, par exemple, de la sublime Vierge du chancelier Rolin de Jan Van
Eyck, où le carrelage conduit notre œil, au-delà des figures posées, jusqu’aux jardins, au fleuve et aux montagnes. La perspective naissante de la Renaissance chrétienne ouvrait le monde sur une espérance eschatologique ; la verticalité plate peinte par Dominique Fury rapatrie cette espérance dans un pied, clin d’œil à l’amour dans son acception la plus sexuelle, qui anime une ombre finalement très spirituelle, peut être encore prête à réanimer le monde et à y repercer des perspectives. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - XIX
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la galerie Odile Ouizeman, les peintures généreuses et mouvementées d’Enzo Certa nous plongent en plein Baroque. Sa figure de sainte d’Il grande sculacciata, à l’air austère et au trench presque paramilitaire, juchée sur une architecture reprenant en azulejos son portrait de propagande, campe la rigidité d’un pouvoir autoritaire pas si lointain de la vision dystopique de Dominique Fury. Cette personnalisation d’un ordre
Enzo Certa, Il grande sculacciata, 2020, huile sur toile, 162 x 130 cm, courtesy galerie Odile Ouizeman.
XX - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
liberticide, au nom du salut de tous et de chacun, contraste vivement avec les airs de carnaval grotesque de la population qui s’y soumet tout en revendiquant, en apparence, sa liberté festive disparue. À tel point qu’on hésite à savoir si le titre de l’œuvre, « La Grande Fessée », se réfère à la punition ou au phantasme. Peinte par l’artiste pendant son confinement, cette toile cite avec gourmandise l’art baroque qu’il a tant regardé. Ciel mouvementé, architec-
ture surélevant les personnages, diagonales et courbes… mais peut-être avant tout jubilation de la peinture destinée, après le concile de Trente, à rendre visible sur terre la plénitude céleste. Comment ne pas comparer cette composition et cette figure avec celle du célèbre Saint Janvier intercédant pour la cessation de la peste de 1656 de Luca Giordano. Dans un contexte commun d’épidémie, les deux personnages reflètent des postures néanmoins opposées. L’une reçoit l’hom-
mage contraint d’une population aux allures grotesques et clôt dans sa rigidité tous leurs espoirs. L’autre intercède auprès d’un monde céleste pour une population tragiquement décimée, ouvrant la triste réalité d’une situation à des finalités supérieures. D’un côté, l’absence de perspective anéantit le sens des vivants et rend leur allure et leurs attentes ridicules. De l’autre, l’ouverture à un monde supérieur nimbe les morts mêmes d’une gravité à la transcendance salvatrice.
Luca Giordano, Saint Janvier intercédant pour la cessation de la peste de 1656, 1660, huile sur toile, 400 x 315 cm, musée national de Capodimonte, Naples.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - XXI
Convoquer le passé pour nourrir notre futur
Erwin Olaf, Vanity Fair Felipe II Iris Van Herpen, 2019. tirage gélatinoargentique baryté, 160 x 120 cm, courtesy galerie Rabouan Moussion.
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ans un tel contexte, quel sens peut avoir cette figure de vanité d’Erwin Olaf que présente la galerie Rabouan Moussion dans l’exposition qu’elle consacre au photographe ? Sublime mannequin, idéalement vêtue d’une robe à l’architecture complexe et aux motifs à la simplicité somptueuse de la créatrice néerlandaise Iris Van Herpen, portant négligemment dans sa main un magnifique bijou, voilée à l’ancienne d’une coiffe rehaussée d’une chaîne d’or, de perles et de pierres, elle pose, XXII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
hiératique, au côté de son chien au port de tête aussi altier que celui de sa maîtresse et également rehaussé d’un riche collier de perles. La moquette vaporeuse qu’elle foule tout comme le merveilleux papier peint sur lequel elle se détache viennent encore faire ressortir le luxe absolu dont elle est finalement une allégorie… critique. La série dont elle fait partie s’intitule « Felipe II », en référence à l’incroyable portrait en armure que Titien avait fait du monarque. Mais c’est, du même artiste, le Portrait de Charles Quint avec un chien,
Titien, Portrait de Charles Quint avec un chien, 1532-1533, huile sur toile, 192 x 111 cm, musée national du Prado, Madrid.
également conservé au Prado, qui vient immédiatement à l’esprit face à cette photographie, même si l’empereur semble plus humain par la proximité qu’il a avec son chien que la mannequin. Même art de la construction et de la mise en scène, même souci de la mise en valeur par les détails luxueux, même volonté de donner à voir le sublime pour placer à une distance infranchissable du commun la figure représentée. Si l’artiste critique implicitement la cohérence d’un tel luxe dans un monde où les inégalités se creusent,
il nous propose également une critique de l’image même dans un monde où la communication numérique et l’exposition permanente et immédiate de tous sur les réseaux sociaux produisent des images où fond et forme s’unissent dans la médiocrité. Le vrai luxe dans cette foire aux vanités est la qualité de l’image produite, une image travaillée, réfléchie, influencée par une culture générale et porteuse d’un sens qui demande à être découvert. Une image qui se déploie dans une temporalité longue. Toujours une histoire de perspective ! LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - XXIII
« Non essentiel »
viatique
XXIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
C’est symptomatique, si l’on peut utiliser ce mot qui appartient au registre du vocabulaire de la pandémie : dans le long article de Wikipédia consacré aux confinements en France au cours de l’année 2020, le mot « culture » n’apparaît qu’une fois, celui de « cinéma » deux. Les mots « théâtre » et « musée » brillent par leur absence. Être « non essentiel », c’est sans doute cela, cette invisibilisation douce comme la mort du même nom : euthanasie ! Pourtant, pour ne pas mourir de désespoir entre les chiffres du Covid-19, le démarrage poussif de la campagne de vaccination et le ressassement ad nauseam de tous les scandales dont se repaissent les machines à informer contemporaines, nous avons besoin des œuvres. Pour desserrer l’étau… Parce les œuvres tracent dans nos imaginaires et dans nos âmes des voies de traverse, pour la contemplation, pour le sens, pour l’intelligence. Parce qu’elles nous offrent de pouvoir respirer un autre air que celui du confinement et du ressentiment. Alors, comme viatique pour ce printemps, en voici quelques-unes.
Par Jean-François Bouthors
Daniel Buren – Philippe Parreno « Simultanément, travaux in situ et en mouvement », galerie Kamel Mennour, Paris, 2020. © Daniel Buren, Adagp, © Philippe Parreno. Vue de l’exposition. Photo Jean-François Bouthors. Courtesy artistes et galerie Kamel Mennour, Paris/Londres.
C
ommençons par Daniel Buren et Philippe Parreno que le galeriste Kamel Mennour a accueilli dans le nouveau lieu qu’il a ouvert à Paris 5, rue du Pont -de-Lodi – galeries et librairies ont rouvert leurs portes et leur accès n’est pas réservé aux « grands collectionneurs » ou aux professionnels de la culture. Les deux artistes ont investi tout l’espace disponible.
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VISIBLEinVISIBLE Le premier y a installé, en quinconce, vingt-cinq piliers miroirs, dont certaines faces sont porteuses de ses célèbres bandes de 8,7 cm – blanches cette fois –, structurant ainsi le lieu par un réseau de reflets jouant à l’infini, chambre d’écho de toute variation de lumière comme de toute forme qui s’y inviterait – dont, bien sûr, celles des visiteurs. Parreno, pour sa part, a recouvert les vastes baies vitrées et les portes-fenêtres de filtres colorés jaune, cyan et magenta et imaginé un jeu de rideaux qui s’ouvrent et se ferment verticalement, comme des obturateurs photographiques, selon un rythme défini par des capteurs qui enregistrent le mouvement des vagues de la Seine, non loin de là. Le dispositif crée un véritable ballet aléatoire de lumière. L’ensemble de cette installation, dans laquelle le spectateur est partie prenante, en immersion, est absolument magique. L’espace devient un corps que l’on habite et dont la respiration est signifiée par le mouvement de la lumière, un corps qui ne cesse de changer, de se transformer, un corps qui signifie par lui-même la présence d’un autre monde, dont chaque battement est un peu comme la découverte que fait le promeneur en montagne chaque fois qu’un nouvel horizon s’ouvre devant lui après avoir passé un col ou avoir atteint une ligne de crête. Le temps semble à la fois pulsé et suspendu. Rien à comprendre, à savoir, pas de « message » à décrypter, mais une proposition d’être-là, simplement là, pour reprendre le temps, profond, de sa propre respiration… Sur le côté, un couloir étroit mène à un autre espace plus petit, conçu sur le même principe, à ceci près qu’on y découvre un voile d’eau qui barre l’accès à une troisième pièce inaccessible dont un mur est… vert d’eau – tirant vers le turquoise –, et où un autre pilier de Buren reflète ce qui se passe du côté du spectateur. La vue est trouble, le regard flotte… Cette transparence imparfaite – tout le contraire du scalpel et des lampes glaciales des chirurgiens de l’info en continu – est une magnifique pose poétique.
XXVI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
Daniel Buren – Philippe Parreno « Simultanément, travaux in situ et en mouvement », galerie Kamel Mennour, Paris, 2020. © Daniel Buren, Adagp, © Philippe Parreno. Vue de l’exposition Daniel Buren. Photo archives Kamel Mennour. Courtesy artistes et galerie Kamel Mennour, Paris/Londres.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - XXVII
VISIBLEinVISIBLE
Autre duo, celui de Lucien (1910-2007) et Rodolf Hervé (1957-2000), photographes, père et fils, présentés à la galerie Maubert (à Paris). Le premier, László Elkán de son nom de naissance, arrivé en France en 1929, s’est mis à la photographie à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Après avoir combattu à Dunkerque, il est entré dans la Résistance où il a pris le nom de Lucien Hervé. En 1949, Le Corbusier a fait de lui son photographe. De fait, Hervé joue de la lumière et des lignes comme personne, tout en gardant à sa photographie un caractère profondément humaniste. Incontestablement, il a communiqué à son fils Rodolf sa passion pour l’humain, que ce dernier a investi en devenant, notamment, le photographe de la transition hongroise, à la manière passionnelle, voire paroxystique, de l’époque – comme en témoignent aux États-Unis Nan Goldin ou en
XXVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
Lucien Hervé, India, 1955. Tirage moderne signé, 20,5 cm x 24,5 cm. © Lucien Hervé. Courtesy galerie Maubert.
Rodolf Hervé, Steinhof, Vienne (Autriche), 1990. Tirage d’époque, 16,5 cm x 23 cm. © Rodolf Hervé. Courtesy galerie Maubert.
France Antoine d’Agata – en y engageant toute sa personne. Rodolf Hervé s’était installé à Budapest en 1990, devenant rapidement une des importantes figures de la scène artistique alternative. Deux univers à la fois différents et proches que Judith Elkán Hervé, épouse du premier, mère du second, qui veille attentivement à faire vivre la mémoire de l’un et de l’autre, a voulu faire dialoguer à la galerie Maubert, à Paris. À la photo prise par Lucien en Inde en 1955 de ce mollet maigre et nu posé sur une jarre de terre et du pied ridé qui s’y rattache répond celle de Rodolf, prise à Vienne en 1990, d’un bras nonchalamment étendu sur le dossier d’un banc. Le premier pourrait être masculin, le second féminin. L’un est sec et noueux, l’autre un peu flasque. On distingue dans la pénombre, en arrière-plan du pied que vient caresser la lumière, une autre jambe, couverte celle-là, sans qu’il soit clair que
les deux appartiennent au même corps. Le mystère est dans cette coexistence silencieuse. Hervé père suggère volontiers le silence dans ses images, de même qu’il semble arrêter le temps – mais pas le mouvement comme on le verra plus loin. Le bras photographié par Rodolf pose la question du lieu. Ces bancs dont les lignes traversent le cadre en pente douce, de gauche à droite, sont-ils ceux d’un temple, ceux d’une église – mais la manière dont le bras est posé semble un peu trop relâchée – ou ceux d’un amphithéâtre ? La main traînerait-elle pour être rejointe par une autre ? Ou serait-elle l’appui attardé de quelqu’un qui vient de se tourner vers son voisin pour lui glisser un mot ? On imagine une conversation, un chuchotement. Rodolf condense l’émotion dans les ombres qui marque le volume de la chair… À la mystique du père répond la sensualité charnelle du fils, même lorsqu’elle ne fait qu’affleurer.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - XXIX
VISIBLEinVISIBLE Lucien Hervé, PSQF (Paris Sans Quitter ma Fenêtre), Paris, 1947. Tirage moderne, jet d’encre sur papier baryté, 29 cm x 33 cm. Édition 2/3. © Lucien Hervé. Courtesy galerie Maubert. Rodolf Hervé, Fuite en avant, Budapest, 1990. Tirage vintage N&B, 17 cm x 22,5 cm. © Rodolf Hervé. Courtesy galerie Maubert.
1947, Lucien, fait le guet à sa fenêtre. En contrebas, la lumière rasante donne aux pavés parisiens un relief somptueux. Ce n’est plus une rue ou une place, mais presque un champ nu. Nulle architecture ne vient limiter l’espace. Et, dans cet infini où l’on distingue cependant quelques lignes de fuite,
XXX - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
un homme court, en contrejour. Le photographe l’a saisi au moment de la foulée où les pieds échappent au contact du sol. Sa petite silhouette, noire et gracile, s’apprête à sortir du cadre, mais son ombre portée s’allonge derrière lui comme le souvenir durable qui va nous en rester, souvenir qui ne s’effacera que très doucement, antithèse de la vitesse du coureur… Budapest, 1990. Cette fois-ci, la silhouette occupe un bon tiers de l’image. Elle est saisie en contre-plongée, probablement au grand-angle, face au soleil qui darde sa lumière dans l’espace que dessinent un arbre, au fond, et le bas de la veste et la jambe arrière du coureur, tandis que l’autre jambe est déjà, en partie, hors du cadre. Avec Rodolf, le sol a disparu, tout semble basculer dans un mouvement halluciné. Celui d’un monde emporté par sa frénésie. À la sérénité du père qui a traversé les heures noires de la guerre, succède l’angoisse du fils qui pressent, en hypersensible qu’il est, que le monde qui s’annonce, après la chute du mur de Berlin, ne sera pas tranquille, quoi qu’en disent les optimistes… Lui-même n’y survivra que dix ans !
« Produire des œuvres, c’est la seule chose qui m’intéresse dans la vie* », dit Alain Fleischer, en précisant que les montrer a moins d’attrait pour lui et qu’il n’éprouve, à cet égard, pas la moindre impatience. Créateur en 1997 et depuis directeur du Fresnoy, haut lieu de l’enseignement artistique intégrant les techniques audiovisuelles contemporaines, il semble hélas avoir été pris au mot par la pandémie, car son « Aventure générale », la grande exposition qu’accueillait Le Centquatre- Paris a été victime du confinement et de la fermeture des lieux de culture. À 77 ans, Fleischer est l’un des grands artistes français les moins connus du public, mais son œuvre multiple, foisonnante, est passionnante. « Je ne serais jamais devenu un artiste, écrit-il pour expliquer le titre de son exposition, si je n’avais pu trouver dans la création une aventure, et même l’autre grande aventure de ma vie, avec celle de l’amour, qui en est inséparable. » Il crée pour partager une curiosité insatiable pour la fragilité magnifique et tragique du monde, pour s’interroger sur la perte et la rémanence de toute vie, de toute forme, sur ce que fait surgir ou resurgir la lumière, sur le dialogue qu’entretiennent
Alain Fleischer, Autant en emporte le vent, 1980. © Alain Fleischer. Vue d’exposition. Photo Quentin Chevrier.
le réel et l’illusion. « Une journée est perdue si je n’ai pas recueilli à un moment ou un autre cette trace déposée par le visage de l’aimé(e), là où elle se dépose, dit-il. L’art a cette fonction de recueillir tout ce qui est important, tout ce qu’on aime et tout ce qui se perd… » Ainsi, cette œuvre intitulée Autant en emporte le vent : sur un ventilateur qui tourne est projeté le film d’un visage de femme dont les yeux clignent et les cheveux bougent du fait du vent produit par ce même ventilateur pendant la prise de vue. Mise en abîme d’un double mouvement dont l’existence tient au mouvement lui-même… Voilà qui donne à penser.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - XXXI
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De même, ce masque – un parmi des centaines d’exemplaires faits jour après jour, en papier d’aluminium appliqué sur son propre visage, auquel il donne des pseudonymes pour les présenter, alignés en série, ou qu’il installe dans la nature pour les photographier. Le titre, Autoportraits sous le masque, donne à comprendre que la présence de l’auteur s’efface puisqu’elle est recouverte. Trace fugace d’un instant d’une vie, mais aussi dispositif qui capte la lumière et la renvoie en reflets fragmentés du monde, le souvenir se donnant donc comme un reflet du présent, tout autant qu’il est l’empreinte d’un passé qui s’éloigne. Ainsi, Alain Fleischer, par l’inventivité méditative de ses dispositifs, nous invite-t-il à ne jamais cesser de regarder le monde autrement qu’en faisant l’école buissonnière. Avec lui, il ne s’agit que d’une chose : d’emprunter la voie des questionnements poétiques. N’est-il pas temps, en effet, de prendre cette poudre d’escampette pour échapper au ressassement quotidien et grégaire de « l’info » et des « réseaux » qui vont avec ? XXXII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
Alain Fleischer, Autoportraits sous le masque (détail), 1993. © Alain Fleischer. Vue d’exposition. Photo Quentin Chevrier.
* Les citations sont extraites de la très belle émission consacrée à Alain Fleischer en décembre dans le cadre de la série L’Art est la matière, « L’univers artistique d’Alain Fleischer », disponible à l’écoute sur le site de France Culture.
QAnons Quand la folie gagne le monde Hillary Clinton boit le sang des enfants, George Soros veut anéantir les nonJuifs, Donald Trump est le seul président légitime des États-Unis. Derrière ces aberrations se déploie un mouvement protéiforme, nourri par Internet, qui a fait vaciller la démocratie américaine. Par Antoine Champagne
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REGARDS // QANONS, QUAND LA FOLIE GAGNE LE MONDE
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ous sommes le 28 octobre 2017. Dans un forum, sur Internet, un contributeur anonyme poste un message qui va changer la société américaine et culminer avec la prise d’assaut du Capitole à Washington. Ce jour-là, sur le forum 4chan, signant « Q », il écrit : « Hillary Clinton sera arrêtée entre 7 h 45 et 8 h 30 lundi 30 octobre 2017. » Q invite les lecteurs à faire leurs propres recherches pour découvrir une vérité qu’on leur cache. Il existerait une sorte de complot ourdi par des puissants, pédophiles et satanistes, la « cabale ». Une armée de « chercheurs » numériques va se lever sur Internet, interpréter tout et n’importe quoi, n’importe comment, amplifier ce qui ressemblait initialement à une blague potache comme on n’en compte plus sur 4chan. Très vite, Donald Trump retweet des messages de partisans de Q, ces derniers arborent dans la rue leur appartenance à ce qui ressemble de plus en plus à une secte. Depuis le 6 janvier, le monde entier est au courant de leur existence. Ils étaient très nombreux à envahir le Capitole, dont l’emblématique « shaman », Jake Angeli, arborant un chapeau à cornes. Les partisans du mouvement croient dur comme fer que des milliers d’enfants sont torturés et tués dans des bases souterraines partout dans le monde, que les membres de la « cabale » boivent le sang des enfants tués, qu’un « plan » est en place pour sauver le monde et qu’un ordinateur quantique en réajuste les paramètres au fil de l’eau, que Donald Trump est engagé dans une lutte secrète contre la « cabale ». QAnon – le mouvement des anonymes de Q – s’est peu à peu
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développé hors des frontières américaines. Alors que tout le discours qui l’entoure est a méricano-centré, il percole en Europe – en France, Italie et Allemagne notamment –, mais aussi au Japon… « Ayez foi dans le plan », « Tout va se dérouler selon le plan » et autres messages identiques lancés par milliers dans les groupes de discussion et les forums ont lavé le cerveau de centaines de milliers d’Américains.
Tout s’explique…
Bien sûr, lorsque les prédictions et autres annonces loufoques ne se réalisent pas, le plan évolue. Tous les adeptes de Q étaient par exemple persuadés que, le 20 janvier, Joe Biden ne serait pas intronisé président des ÉtatsUnis. L’armée allait prendre le pouvoir et remettre en place Donald Trump. Une évidence, puisque les démocrates avaient « volé l’élection » et que « nous le peuple » – les Américains, dans la Constitution – avait été dépossédé de son pouvoir, celui de choisir son président. Les dizaines de recours perdus devant les juridictions américaines pour tenter de faire valider cette théorie d’une fraude massive ne faisaient que conforter l’idée que la « cabale » était à l’œuvre. Des dizaines d’arrestations étaient prévues. Las… Rien de tout cela ne s’est matérialisé. L’explication est simple : la « cabale » a gagné… Mais ce n’est que partie remise. Car la « tempête » arrive tout de même et les peuples vont se « réveiller ». La liste des théories conspirationnistes nées des « bread crumbs » (miettes de pain) ou « Q-drops » (gouttes de Q), les messages de Q, est sans fin : le gouvernement a créé le virus HIV, cer-
tains hauts responsables démocrates seraient en fait des extraterrestres, de nombreux dirigeants ont été arrêtés et remplacés par des sosies… Les gouvernants mangent des enfants, les violent, les torturent pour en extraire au moment où ils meurent une substance, l’adrénochrome, qui serait utilisée comme une sorte de cure de jouvence. L’adrénochrome est en fait une substance qui résulte de l’oxydation de l’adrénaline et se fabrique aisément. De nombreux laboratoires en vendent. Mais qu’importe ? Les messages postés par Q sont souvent cryptiques. Ce qui incite ses partisans à interpréter, et donc insuffler toutes sortes de théories. In fine, QAnon devient un condensé de toutes les théories conspirationnistes. Le complot des complots… Et toutes sortes de tendances politiques s’y retrouvent. Les suprémacistes blancs opposés aux Antifas et au mouvement Black Lives Matter, les antisémites qui voient dans George Soros le leader d’une conspiration mondiale pour asservir ceux qui ne sont pas juifs, les républicains qui pensaient que les démocrates allaient ruiner le pays s’ils gagnaient la présidentielle, des gens de gauche qui rallient la cause anti pédophiles… L’antisémitisme qui sert de combustible au mouvement est particulièrement patent. La théorie selon laquelle les élites sacrifieraient des enfants et s’approprieraient leur sang est une adaptation de l’accusation de meurtre rituel selon laquelle les juifs assassinaient des enfants non juifs, dont le sang était récolté pour ses propriétés curatives supposées. La croissance impressionnante des QAnons intrigue. Le phénomène rap-
pelle curieusement la radicalisation en ligne ultrarapide des adeptes de l’État islamique. Selon plusieurs sondages, la proportion d’Américains soutenant les thèses des QAnons atteindrait entre 3 et 10 %. Soit, si l’on retient ce dernier chiffre, jusqu’à plus de 30 millions de personnes. Même s’il est évidemment impossible de quantifier précisément
Un supporter de Donald Trump et de Q (Londonderry, New Hampshire, août 2020). © Joseph Prezioso / AFP
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 85
REGARDS // QANONS, QUAND LA FOLIE GAGNE LE MONDE
Manifestation antimasque (Montréal, Canada, septembre 2020). © David Himbert / Hans Lucas via AFP
le nombre d’adeptes, le mouvement inquiète. Dans un bulletin daté du 30 mai 2019, le bureau de Phoenix du FBI estimait que les QAnons représentaient une source potentielle de terrorisme intérieur. Plusieurs crimes ont d’ailleurs été commis au nom de la mouvance ou par des membres des QAnons. À chaque fois, il s’agissait de
« loups solitaires », mais la prise d’assaut du Capitole laisse entendre qu’un appel aux armes pourrait déclencher de véritables troubles. Sur Gab, la dernière plateforme de la droite dure américaine encore en ligne, le groupe « QAnon et le grand réveil » compte 207 000 abonnés. Après le 6 janvier, Twitter a fermé 70 000 comptes associés aux QAnons. Parler, le réseau social de la droite trumpiste comptait 2,3 millions d’inscrits avant de perdre son hébergement sur les infrastructures d’Amazon. Encore aujourd’hui, sur Facebook, dont les profits sont intrinsèquement liés à la polarisation des discours, les théories les plus folles des QAnons continuent de circuler. Mi-février, c’était un montage photo qui faisait le buzz sur le réseau de Mark Zuckerberg. Il s’agit d’une vue de la Maison-Blanche et notamment d’une nouvelle infrastructure de la clôture. Une sorte de « zoom » dans la photo a été ajouté. Il s’agit en fait d’une pendaison publique au Koweït en 2013. Selon les QAnons, Donald Trump serait toujours au pouvoir et aurait commencé à pendre les membres du « deep state », l’« État profond », qui soutient la « cabale »… La « radicalisation » des QAnons et leur perte de repères sont telles que se forment des groupes de parole pour anciens membres et, surtout, pour les personnes dont un membre de la famille a délaissé la réalité. On trouve ainsi une foule de témoignages poignants sur un forum hébergé sur Reddit, « Victimes de QAnon ». « Je quitte mon mari après neuf ans de mariage. Je ne peux plus le suppor-
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© Isabelle Souquet
SOS QAnonisés
ter. Q est partout, sur les écrans, sur le téléphone, sur les habits », écrit une jeune femme. « Mes parents ont toujours vécu un profond amour. Ils sont mariés depuis trente-cinq ans, ont eu trois enfants, des petits-enfants. La pandémie et l’isolement ont amené ma mère à se rapprocher des théories des QAnons. Mon père ne parvient même plus à communiquer avec elle. Elle est persuadée que l’acteur Tom Hanks boit le sang des enfants. Je suis désarmée », explique une autre. « J’ai perdu toute ma famille, qui s’est ralliée aux théories des QAnons, poursuit une troisième personne. Je me réjouissais de voir Biden intronisé. Ils allaient être obligés de reconnaître que Q leur racontait des histoires. Eh bien, pas du tout. Ils sont persuadés que la cérémonie d’investiture était fausse, qu’il n’y a plus de président et que les militaires ont pris le pouvoir. Et que Trump va revenir pour nous sauver… »
Un processus d’endoctrinement
Comment des gens parfaitement « normaux » en arrivent-ils à se persuader de la réalité de théories aussi fumeuses ? Comment peuvent-ils se couper à ce point du reste du monde, les incroyants, ou plus précisément, dans le cas des QAnons, de ceux qui ne sont pas « éveillés » ? Sans même se pencher sur les processus sectaires qui sont à l’œuvre, il faut s’arrêter sur la technologie qui soustend le réseau sur lequel les adeptes de Q s’informent. Le Web et ses liens hypertextes permettent d’étendre la culture à laquelle nous avons accès. On va cliquer sur un lien « pour en savoir plus ». Sur le papier, c’est la bibliothèque d’Alexan-
drie qui se reconstruit ! Le savoir de l’humanité à portée de clic… Décrit comme cela et, d’ailleurs, dans l’absolu, le Web est parfait. Un moyen de mettre à disposition de tous, sans discrimination, toutes les connaissances humaines. Ceux qui n’avaient pas accès au savoir vont pouvoir y avoir accès. L’effet Gutenberg dans des proportions bien plus larges. Cependant, les liens associés aux textes ou aux images permettant d’aller chercher un complément d’information ne sont généralement pas créés par des machines, mais par des humains. Dès lors, le premier lien que l’on va suivre va pointer vers un document en accord avec ce qui est raconté précédemment. Lui-même pointera sans doute vers d’autres documents qui n’apportent pas plus de contradiction. Un site d’extrême droite pointera vers d’autres sites d’extrême droite, un site antivaccins vers des sites antivaccins, un site pro-vaccination vers l’Institut Pasteur, etc. Ces exemples sont caricaturaux, mais ils traduisent un état de fait plus large. Cette possibilité technique consistant à créer des liens pour étendre l’information, si elle est exploitée par une personne souhaitant prouver qu’elle a raison, va être utilisée pour créer, volontairement ou involontairement, des boucles infinies de biais de confirmation. Sur des personnes prédisposées, ces boucles vont avoir un effet « lavage de cerveau » propice à l’endoctrinement. Le Covid et le confinement n’ont pas aidé, fournissant beaucoup plus de temps pour « s’informer » et beaucoup moins d’interactions sociales pour « tempérer » les délires complotistes. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 87
REGARDS // QANONS, QUAND LA FOLIE GAGNE LE MONDE
Le 6 janvier 2021, des partisans de Trump envahissent le Capitole. À gauche, le QAnon Jake Angeli, alias Yellowstone Wolf. © Saul Loeb / AFP
On pourrait également questionner le rôle des algorithmes des moteurs de recherche. Quelles réponses proposent-ils à nos requêtes ? Celles-ci tiennent-elles compte par exemple de nos « identités calculées » ? Ou sontelles purement neutres ? Sur Internet, vous avez au moins trois identités. La première est votre identité réelle. Toute la complexité de l’être humain. Cette identité est mouvante. On n’est pas la même personne à 20 ans et à 50. On peut faire ou dire des choses que l’on regrette plus tard. Cette identité est floue, extrêmement complexe. Ensuite il y a l’identité que vous projetez sur les réseaux. C’est votre identité agissante. Ce que vous y laissez comme traces et ce que ces traces disent de vous pour les autres humains qui hantent le réseau. Cette identité est parcellaire. Vous êtes bien d’autres choses que ce que vous laissez comme traces. Enfin, il y a l’identité
calculée. Il s’agit là de la manière dont les machines déterminent votre identité. Par exemple, lorsqu’un internaute est connecté à sa messagerie Gmail dans un onglet et que, dans un autre, il consulte un site pornographique, ce dernier site en informe Google, via Google Analytics – qui recueille les statistiques de visites –, une information qui viendra sans doute allonger son dossier chez Google. Même principe avec les sites politiques visités. L’histoire est encore pire si l’on utilise un téléphone sous Android. Avec ces informations, Google « calcule » nos identités. Les réponses qu’il fournira à nos requêtes en tiendront-elles compte ? La réponse est oui. Enfin, il est impossible de faire l’impasse sur les informations véhiculées par les « chaînes YouTube ». Dans un organisme de presse, l’intelligence collective œuvre à chaque instant. Le choix des sujets, celui des angles, des interviewés… sont discutés à plusieurs. Les journalistes confrontent en permanence leur vision des faits à celle de leurs collègues. À l’inverse, le « youtubeur » est seul face à sa caméra.
Les algorithmes en cause
Au-delà des méthodes de travail, il faut également compter sur les algorithmes de YouTube, qui vont proposer d’autres contenus susceptibles d’intéresser le spectateur. YouTube a tout intérêt à ce que l’internaute regarde toujours plus de vidéos – il visionne ainsi plus de publicités – et va donc lui proposer des dizaines d’autres contenus en fonction de ce qu’il a déjà consulté. Les algorithmes auront tendance à proposer des vidéos en accord avec celles qui ont 88 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
été visionnées précédemment, afin de ne pas perdre l’internaute. Tous ces aspects, qui peuvent sembler techniques, sont au cœur des explications à chercher pour comprendre comment des personnes ordinaires peuvent s’enfermer aussi rapidement et violemment dans des théories complotistes parfaitement farfelues. Les Américains parlent de « rabbit hole », référence au terrier de lapin par lequel Alice accède au « pays des merveilles ».
En Europe aussi
En France, dès le 12 décembre 2020, en marge d’une manifestation des gilets jaunes, on peut observer une très large banderole évoquant les thématiques des QAnons. L’adresse d’un site français – redfamily.fr – y figure. Il y a tout sur ce site : la 5G, la vaccination, la pédocriminalité, le « plan », le « grand reset » – il s’agit de l’extermination de la majorité de l’humanité supposément planifiée par les élites… Les élucubrations des QAnons sont traduites en français, par des Français bien entendu, mais aussi par de nombreux Canadiens francophones très actifs sur la toile, qui organisent des « live » vidéo abrutissants et sans fin. En Allemagne, lors des manifestations contre les mesures anti-Covid en août 2020, les QAnons locaux, estimés par Der Spiegel à 150 000 dans le pays, se sont joints aux manifestants. Ces manifestants d’extrême droite avaient tenté de prendre d’assaut le Reichstag. L’Italie est également touchée par le phénomène. Dans une très longue enquête publiée sur le site internazionale.it, le collectif d’écriture Wu Ming, par le biais de l’auteur Wu Ming 1 (Roberto Bui), expose en détail
le phénomène QAnon. Cet article a été traduit et publié sur le site français lundi.am. Wu Ming avait publié en 1999 un roman titré Q et soutient que le mouvement QAnon s’en inspire. Selon Bloomberg, le Japon serait le pays où le mouvement s’est le plus développé. Sur place, des chercheurs évoquent des similarités avec la secte Aum Shinrikyō, qui avait commis en 1995 dans le métro de Tokyo un attentat au gaz sarin faisant 13 morts et plus de 6 300 blessés. Personne n’a pu établir avec certitude qui avait lancé le mouvement QAnon et qui se cache derrière les posts de Q. S’agissait-il d’une blague potache qui a dégénéré ? Est-ce une opération « politique » ? Cela n’a en fait plus aucune importance. Le nombre de familles détruites aux États-Unis, la profonde division des Américains, la perte du sens commun, de la réalité, l’oubli de ce qui fait société interrogent. Le rôle de Donald Trump, qui a encouragé les adeptes en ne les désavouant jamais – bien au contraire –, celui des plateformes comme Facebook, YouTube, Twitter, Instagram ou Parler sont au cœur de cette folie collective. Pour l’instant, leur responsabilité n’est pas recherchée. L’avenir s’annonce au mieux complexe, au pire violent…
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Mario Tama / Getty Images via AFP
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 89
Le Planning familial Leur corps, leur choix
Depuis soixante ans, le Planning familial accueille et accompagne des femmes de tout âge à la recherche d’informations sur la sexualité et la contraception. L’association contribue aussi à l’éducation à la sexualité, un sujet au programme de l’Éducation nationale mais encore trop souvent négligé. Par Sandrine Chesnel
L
e stérilet, c’est comme les yaourts, ça dure plus longtemps que la date de péremption. » La phrase, écrite au feutre vert sur un grand tableau blanc entre quelques autres blagues moins imprimables, annonce la couleur – contrairement à un cliché très répandu, on sait aussi rire chez les militantes féministes. C’est un jeudi matin comme les autres au Planning familial de Paris. Dans une arrière-cour pavée, entre la très chic galerie Vivienne et l’imposant palais Brongniart, dans le 2e arrondissement, un vieil immeuble défraîchi. Une série de pièces en enfilade, un parquet qui craque, des chaises dépareillées, des affiches « Un enfant si je veux, quand je veux ! » et un dessin de Wolinski de 1989. Le dessinateur s’est représenté avec un bouquet de fleurs et des petits gâteaux devant un panneau du Planning familial, avec un sourire radieux et ce commentaire : « Je vais voir mes copines ! »
La sororité en action
L’histoire du Planning familial commence en 1956. La Maternité heureuse est créée cette année-là pour diffuser une information de qualité sur le contrôle des naissances, à une époque où la pilule n’existe pas et où des interruptions volontaires de grossesse (IVG) induites à l’aiguille à tricoter ou au cintre peuvent entraîner stérilité, perforation de l’utérus, septicémies ; entre quarante et cinquante femmes meurent alors chaque année des suites d’un avortement. En 1960, l’association devient le Mouvement français pour le planning
familial. Un mouvement militant féministe et d’éducation populaire qui n’a cessé de grandir depuis. Juliette, 63 ans, de permanence ce jeudi au téléphone de l’antenne parisienne, se souvient de son premier contact avec le Planning : « C’était en 1973. J’avais 16 ans. En réunion avec d’autres femmes de tous les âges, on devait déterminer qui partirait avorter en Suisse, et qui allait pouvoir le faire à Paris. Comme j’étais très jeune, on m’a gardée en France. » À l’époque, la méthode Karman, du nom du psychologue américain qui l’a fait connaître, commence tout juste à se diffuser. Une technique d’avortement « révolutionnaire », par aspiration, simple et sécuritaire, qui va sous-tendre le mouvement de légalisation de l’IVG. Viendra ensuite l’IVG médicamenteuse, d’abord à l’hôpi tal, puis autorisée en cabinet en 2005. C’est cette méthode qui peut être proposée dans les plannings familiaux depuis 2007. Les femmes qui ont dépassé le terme légal sont orientées vers des soignants du réseau, aucune n’est laissée au bord du chemin – c’est ça, la sororité. Un mot qui parle à Juliette : « Quand je me suis retrouvée à la retraite, ça m’a semblé évident de devenir bénévole au Planning, car j’y suis attachée et je leur suis redevable. » « Nous sommes toutes dans le même bateau », résume Bénédicte Paoli, 56 ans, membre bénévole du bureau national du Planning. Plusieurs décennies après sa création, le Planning familial est aujourd’hui le plus grand réseau français à la fois associatif et militant à traiter de santé LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 91
REGARDS // LE PLANNING FAMILIAL
sexuelle. L’accès à l’IVG n’est qu’une des facettes du Planning. Si toutes les associations départementales du Planning familial poursuivent les mêmes objectifs, chacune a son organisation et ses spécificités. Ainsi, au Planning familial de la Vienne, à Poitiers, toutes les intervenantes sont des bénévoles. Héloïse Morel, médiatrice scientifique de métier, s’y est engagée à 21 ans, après ses études : « Je voulais être utile aux femmes, m’engager comme féministe, se souvient-elle. Dans ma famille j’ai toujours entendu que “le Planning” était quelque chose d’important. Ma grandmère, que je n’ai pas connue, a participé à l’époque à un mouvement de ce type, elle organisait des réunions chez elle… M’engager au Planning était une évidence. »
Au grand jour
Mais il est loin le temps où les réunions des militantes s’organisaient dans la clandestinité ! Le local du Planning de Poitiers, mis à disposition par la ville, est installé au rez-de-chaussée d’un banal immeuble HLM, entouré de grandes pelouses. Un salon avec fauteuils et canapés, une petite table pour poser le café, et une autre salle plus petite. Ici, une
vingtaine de bénévoles de 22 à 76 ans se relaient pour écouter et accompagner celles qui poussent la porte, y compris le samedi. Rarement des femmes du quartier. Outre l’accueil sur place et les réunions d’information, le Planning familial de la Vienne propose aussi des formations sur les violences sexuelles aux étudiants de la fac de médecine de Poitiers. Et, bien sûr, les animations en milieu scolaire qui ont fait connaître le Planning au fil des décennies. « L’Éducation nationale ne fait absolument pas son travail sur ce sujet, dénonce Héloïse. Les collégiens et les lycéens sont censés recevoir chaque année trois heures d’éducation à la sexualité, mais nous en sommes très, très loin ! » Avec ces jeunes, les « dames du Planning », comme ils les appellent parfois, abordent l’information sur la sexualité par le plaisir, à la différence des manuels scolaires, plus centrés sur l’anatomie et les risques de grossesse ou de maladies. Lors de ces animations, la posture des animatrices est très réfléchie : il ne s’agit pas d’apparaître comme « celle qui sait tout », mais de faire tourner la parole entre les élèves bien informés et les autres, puis de compléter si besoin.
« Les collégiens et les lycéens sont censés recevoir chaque année trois heures d’éducation à la sexualité, mais nous en sommes très, très loin ! » Héloïse Morel, responsable bénévole du Planning familial de la Vienne 92 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
Chaque semaine, Sarah, 35 ans, salariée du Planning de Rouen, en Normandie, assure trois animations de ce genre, dans des établissements scolaires, des foyers, des associations. Un défi : « C’est un exercice assez fatigant, car nous devons être très attentives à ce que disent les jeunes, et aussi à ce qu’ils ne disent pas, exposet-elle. Les élèves arrivent avec des questions préparées avec les infirmières scolaires ou leurs professeurs de sciences de la vie et de la terre, mais il faut bien comprendre que nous ne donnons pas un cours avec des dessins explicatifs. S’il n’y a pas de question sur le clitoris, par exemple, on ne va pas leur en parler de nous-mêmes. » Les groupes sont en effectif réduit, et toujours mixtes. On s’en étonne, mais Sarah explique : « La mixité est très importante car elle leur permet d’échanger entre filles et garçons et de travailler ensemble sur les notions de respect et de consentement, et aussi sur les stéréotypes des uns sur les autres. » L’occasion pour les filles de découvrir que, non, tous les garçons ne pensent pas qu’à « ça » et, pour les garçons, de comprendre que la contraception n’est pas qu’un « truc de filles ».
Ne pas juger
Avec toujours le souci de ne pas être dans une posture jugeante. Pour parvenir à cet équilibre, qu’elles soient salariées ou bénévoles, toutes les intervenantes du Planning passent par une longue période d’observation d’un an à un an et demi. Un parcours long, mais indispensable pour apprendre à se débarrasser de ses réflexes et éviter que sa propre histoire n’interfère dans les échanges avec les femmes accueillies. Juliette, la Parisienne, se souvient ainsi d’une jeune fille de 17 ans venue au Planning pour passer un test de grossesse : « Quand elle est sor-
La fédération du Planning familial regroupe 72 associations départementales et 9 fédérations régionales. Grâce à elles, en 2019, il y a eu : 380 000 personnes informées, 160 000 animations, 130 000 jeunes qui ont bénéficié de séances d’éducation à la sexualité, 26 300 groupes de parole,
8 300 professionnel·le·s formé·e·s.
www.planning-familial.org No vert : 0 800 08 11 11 tie des toilettes, on a regardé ensemble le résultat s’afficher et la deuxième barre est apparue. C’était positif. J’allais lui dire : “Oh, ma pauvre…”, mais, à ma grande surprise, elle a aussitôt saisi son téléphone pour faire un selfie avec le test. Elle était rayonnante ! Qui étais-je pour la juger ? » Juliette rayonne, elle aussi, quand elle parle de son engagement au Planning : « Cela m’apporte autant qu’aux femmes que j’accompagne, peut-être même plus qu’à elles. » Sarah vit tout aussi intensément son travail : « Il n’y a pas de monotonie, entre les animations collectives, les rendez-vous individuels au Planning de Rouen, le travail de veille sur l’information… Parfois, aussi, c’est dur, il peut nous arriver d’être confrontées à des situations terribles, des histoires de violences. Dans ces moments-là, c’est très important d’en parler entre intervenantes. » Avant de terminer l’entretien, Sarah tient à rappeler la différence entre le travail du Planning familial et celui des centres de planification et d’éducation familiale (CPEF), qui dépendent des conseils départementaux, avec lesquels le Planning est souvent confondu : « Nous, nous sommes des militantes, ça fait toute la différence ! » LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 93
REGARDS // LE PLANNING FAMILIAL Caroline Rebhi, 37 ans, coprésidente du Planning familial « Il faut bien comprendre que le Planning de Paris ne reflète pas toutes les réalités du pays. Ici, il y a des transports en commun, des médecins et des pharmacies à tous les coins de rue. Si quelque part on vous refuse une contraception, vous pouvez toujours aller ailleurs, nous avons des adresses de soignants, pharmacies et laboratoires non jugeants. C’est beaucoup plus compliqué d’accéder à la pilule du lendemain ou à l’IVG en milieu rural ou dans les petites villes. On constate également une évolution dans les demandes et, en tant qu’association d’éducation populaire, nous devons nous adapter. Par exemple, il y a un retour des méthodes naturelles de contraception depuis quelques années, en lien avec la tendance bio. Pas évident pour nous alors que le Planning s’est battu pour un accès facile à une contraception efficace ! Sachant que quand il a été créé il ne devait exister que trois ans, le temps d’obtenir un accès à la contraception pour toutes… Pourtant, en 2021, on a encore des histoires scandaleuses de médecins qui font écouter le cœur d’un fœtus pour faire “bien réfléchir ” leur patiente. Il y a aussi des femmes sans enfants qui doivent aller voir jusqu’à cinq gynécos différents pour en trouver un qui accepte de leur poser un stérilet. Le combat est loin d’être terminé. »
Retour au Planning parisien. Dans l’une des salles de réunion de la rue Vivienne, trois jeunes femmes : une mineure, deux vingtenaires. Covid oblige, elles sont masquées ; et elles frissonnent un peu sous l’effet du courant d’air froid qui rentre par la fenêtre. « La crise sanitaire a un peu changé notre mode de fonctionnement », commente Bénédicte, qui nous fait visiter les lieux. « Évidemment, on continue de recevoir les femmes qui arrivent sans avoir appelé avant, on ne va pas les mettre dehors ! Mais on doit privilégier les rendez-vous pour ne pas en avoir plus de cinq en même temps. » En attendant que la réunion débute, 94 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
tout est silencieux, les masques dissimulent mal l’inquiétude et les questionnements des participantes. Chacune des jeunes femmes est enceinte et a pris rendez-vous quelques jours auparavant pour participer à cette réunion d’information sur l’avortement médicamenteux. C’est un des principes essentiels du Planning depuis sa création : les consultations collectives, parfois mixtes, pour permettre l’échange, le partage d’expérience, et pas seulement sur l’IVG, mais aussi sur la contraception, la sexualité, les relations de couple… « C’est une pratique très importante parce qu’elle permet de lever des tabous, de faire de l’intime quelque chose de politique », résumait Héloïse Morel, la responsable du Planning familial de la Vienne.
L’expérience partagée
Aujourd’hui Bénédicte va animer la session avec Anna, jeune médecin généraliste formée à l’IVG. Bénédicte ouvre le bal des questions : « Est-ce que vous savez comment ça se passe ? » Delphine* lève la main : « Oui, moi, je l’ai déjà fait, une fois. » « Vous pouvez nous raconter ? » demande Bénédicte. Et c’est parti. La glace est brisée, la parole se libère, les corps se relâchent déjà. Anna et Bénédicte complètent les informations données par Delphine, répondent aux questions des autres participantes quand la jeune femme hésite ou ne sait pas. La gestion de la douleur, le sang, des détails précis sont donnés à ces femmes qui, en arrivant, étaient déjà décidées à interrompre leur grossesse. Anna reçoit les femmes une par une dans le cabinet médical qui jouxte la salle de réunion. Une échographie pour dater la grossesse, obligatoire, et un espace intime pour recueillir les confidences qui n’au-
raient pas pu s’exprimer dans le collectif. Avec toujours une question pour s’assurer que le rapport à l’origine de la grossesse était consenti. En attendant son tour, Delphine raconte les conditions de sa précédente IVG. Sa gynécologue habituelle ne voulait pas l’aider. À ce récit, banal, Bénédicte, treize ans de Planning au compteur, s’énerve : « Une femme sur trois avorte, ça fait partie de la vie, et ça doit faire partie du travail des gynécos de s’occuper des IVG ! » Vingt minutes plus tard, en sortant du cabinet, Delphine est plus détendue : « Je suis contente d’être venue ici, ça fait du bien d’être écoutée avec bienveillance, et sans jugement. » De plus, tout est gratuit au Planning. À la fin de cette séquence de plus de deux heures, chacune, si c’est sa décision, repartira avec les comprimés qui vont lui permettre de mettre un terme à une grossesse non désirée. Avec un peu moins d’inquiétude et de culpabilité.
Deuxième consultation de la journée, sur l’IVG, encore. Trois jeunes femmes, la brune Assia, la blonde Cindy, et la rousse Katherine. D’emblée le courant passe très vite entre les trois jeunes femmes. Le débat tourne sur les symptômes de la grossesse, le sommeil, l’appétit. « Ah, mais c’est pour ça que j’ai tout le temps faim ! » s’exclame Cindy, 17 ans. Elle est enceinte après un seul rapport avec un garçon plus âgé qui n’a plus donné de nouvelles. « Quel conn… », lâche Assia, solidaire. Katherine, qui vit entre l’Autriche et la France, est là à cause d’une énième galère de stérilet : « Chez moi, l’avortement est tabou et coûte très cher. L’Autriche, c’est un beau pays, on a de belles montagnes, des bergers, et Mozart… mais on n’a pas le Planning familial. Et ça manque. »
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* Tous les prénoms des femmes reçues au Planning ont été modifiés.
« La crise sanitaire a un peu changé notre mode de fonctionnement. Évidemment, on continue de recevoir les femmes qui arrivent sans avoir appelé avant, on ne va pas les mettre dehors ! Mais on doit privilégier les rendez-vous pour ne pas en avoir plus de cinq en même temps.» Bénédicte Paoli, membre bénévole du bureau national du Planning familial LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 95
REGARDS REGARDS
Fraternités Les associations multiplient les initiatives et débordent d’idées pour donner corps à la fraternité. Chaque saison, vous trouverez ici des idées, des noms et des pistes. Par Philippe Clanché
Lille – La solidarité passe par les chaussettes Des milliers de chaussettes, souvent orphelines, dorment dans les placards, tandis que les sans-abri en manquent cruellement. Créée par une avocate et un enseignant à Lille, l’association Sock en stock met à disposition dix-sept points de collecte (magasins, mairies, associations, bibliothèques…) dans la métropole lilloise. Après lavage et séchage, les chaussettes sont triées et remises par paires, deux dimanches par mois, dans un local prêté par la ville de Lille, et envoyées à
quarante-six structures ou associations partenaires. Plus de vingt mille paires ont ainsi été offertes depuis le début de l’activité de Sock en stock en 2017. L’association, qui compte une quarantaine d’adhérents, recherche en permanence des donneurs, des ambassadeurs auprès des commerçants ou fabricants de chaussettes, des « lessiveurs », des « navetteurs » pour acheminer les cartons aux partenaires, et des « trieurs ». sockenstock.fr ou 06 82 67 83 26
Brive – Un lieu unique face aux violences La Maison de soie a ouvert ses portes en novembre dernier à Brive-la-Gaillarde (Corrèze). Psychologues, médecins, sages-femmes, juristes et assistantes sociales sont à disposition des victimes de violences conjugales. Ce projet a été mis en place par l’ONG Gynécologie sans frontières, selon un modèle en place à Saint-Denis. Originalité de la structure, elle est également ouverte aux enfants victimes ou témoins de violences, ainsi qu’aux hommes. « Si une femme meurt tous les deux jours et demi sous les coups de son compagnon, un homme meurt toutes les semaines, donc ça existe aussi », rappelle le Dr Claude Rosenthal, gynécologue briviste, président de la structure et président d’honneur de l’ONG. Située face au service des urgences du centre hospitalier, la Maison de soie est soutenue par la Fondation des femmes et son financement dépend également des dons de particulier. maisondesoiebrive.fr ou 05 55 20 57 24 96 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
Paris – Les malvoyants ont leur librairie Deux maisons d’édition spécialisées dans les ouvrages pour déficients visuels, Voir de Près et À vue d’œil, ont créé en janvier la Librairie des grands caractères 6, rue Laplace, dans le 5e arrondissement de Paris, qui propose quelque six cents titres, dans tous les genres – romans, récits, documents – et pour tous les âges. Ces ouvrages sont imprimés avec des polices de caractères différentes – l’une d’elles, joliment dénommée « Luciole » vient d’être créée spécialement –, des interlignes plus importants ou encore un contraste plus fort, afin d’être accessible à différents types de handicaps visuels. Un même livre peut se trouver en différentes tailles de caractère. « Alors qu’ils devaient acheter les ouvrages par correspondance sans savoir s’ils convenaient, nos clients peuvent les manipuler et tester la lecture, grâce à deux fauteuils d’accueil et sous une lampe adaptée », explique Matthieu Rondeau, dirigeant de Voir de Près, ravi d’être devenu également libraire. Chaque semaine, deux cents personnes visitent le lieu, qui offre des possibilités de développement à un secteur qui produit environ cent cinquante livres adaptés chaque année. Des ouvrages achetés jusqu’à présent davantage par les bibliothèques que par les particuliers. librairiegrandscaracteres.fr ou 01 80 83 97 92
Toulouse – Des douches mobiles pour les SDF Après une pause hivernale, le camion douche a repris sa mission dans la ville rose. Deux fois par semaine, un véhicule équipé offre des services d’hygiène aux sans-abri et aux mal-logés de la ville. On peut s’y laver tranquillement, récupérer des sous-vêtements et des kits individuels contenant savons, brosses à dents, dentifrices, rasoirs, protections périodiques. Les bénéficiaires peuvent également échanger sur leurs besoins en matière d’hygiène. Cette année, les animateurs ont décidé de réserver une matinée aux femmes, celle du samedi matin, devant l’hôpital La Grave. Elles n’étaient
que 20 % des visiteurs du camion douche auparavant, alors qu’elles représentent 35 % des personnes à la rue. Le dimanche matin, allée Jules-Guesde, tout le monde est accueilli. Créée en 2014, l’association qui porte le projet et gère les trois véhicules aménagés peut compter sur un millier d’adhérents et une quarantaine de bénévoles actifs. Un millier de personnes ont bénéficié du service l’an passé. Des initiatives similaires existent à Paris et Montpellier, ainsi qu’un service municipal à Marseille. lecamiondouche.com ou 06 37 31 45 17
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GRAND ENTRETIEN // AUX ORIGINES DU CORAN
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Aux origines du Coran Pour l’historienne Jacqueline Chabbi, on ne peut rien comprendre au Coran sans connaître le terrain anthropologique dans lequel est né et a vécu Mahomet. C’est à partir du monde tribal de l’Arabie et des circonstances historiques de son expansion que s’éclairent la formation de l’islam et ses évolutions.
Témoignage chrétien – Dans quel milieu naît le Coran ? Jacqueline Chabbi – La Mecque est un endroit perdu dans une zone aride de la partie ouest de l’Arabie, à trois nuits de marche de la grande voie nord sud – la route de l’encens. Les grandes caravanes ne passent pas là. Elles ne font pas le détour… S’il y a de l’eau, ce n’est pas pour autant une oasis. On n’y trouve pas de production vivrière. Vit là une tribu sédentaire qui doit faire des voyages de 70 km pour s’approvisionner. Pour assurer sa subsistance, elle passe des alliances avec de petits Bédouins du désert. Les conditions de vie sont extrêmes, à cause de la chaleur. On ne peut pas tenir sans alliance. Avec les hommes et avec Dieu. Sur les pistes, on risque de se perdre si personne ne vous guide. Il faut des protecteurs… Tout autour, ce sont des montagnes, des volcans. Entre La Mecque et Médine, par exemple, se trouve un chaos basaltique de 300 km de long, infranchissable, même par des chameaux… Dans le désert, il faut trouver des pâturages, et ceux-ci sont éphémères. De là, d’ailleurs, une image très forte présente dans le Coran, celle de la terre morte que Dieu fait revivre en donnant la pluie ! Dieu n’est pas seulement créateur, il est avant tout protecteur : il possède la terre, dont la survie dépend entièrement de lui. Il doit donc travailler sans cesse… LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN — PRINTEMPS 2021 — 99
GRAND ENTRETIEN // AUX ORIGINES DU CORAN
Et Mahomet qui est-il ? Il est orphelin. Dans une société de tribu, c’est un grand désavantage. La tribu est une organisation segmentaire. D’abord la famille de tente, puis la famille élargie, le lignage – le père et les frères – et, au-delà, le clan, puis la tribu. Dans cette organisation, ne pas avoir de père est un très sérieux handicap ! C’est pourquoi le Coran répète plusieurs fois qu’il ne faut pas léser les orphelins, qu’il faut être solidaire avec eux. Mahomet n’a pas trouvé le soutien qu’il espérait de ses oncles. C’est un monde dur ? Oui, mais le don est une des règles tribales fondamentales. On ne laisse pas mourir quelqu’un à côté de soi, on doit lui prêter assistance. Le don a aussi une fonction politique. À ce sujet, l’image ancienne de la main haute et de la main basse est très parlante. Celui qui donne domine. Mahomet, au départ, a la main basse. De surcroît, il n’a pas de fils. Il a été épousé par une femme riche et de vingt ans plus âgée que lui – ce qui souligne la pauvreté de son « capital social ». Parmi les enfants qu’elle lui donne, seules survivent les filles. C’est une humiliation supplémentaire. Le Coran rapporte qu’on le traite de « châtré ». Il va donc devoir faire preuve de résilience. En effet. Il vit une crise intérieure qui se résout lorsqu’il reçoit, comme cela arrive en pareilles circonstances, une « inspiration divine ». Dieu va pallier sa faiblesse et son humiliation en lui promettant la surabondance. Cette révélation est auditive. Parmi les populations du désert, l’audition prime la vision, car lorsqu’on voit le danger, c’est trop tard, il est déjà là. Que va-t-il faire de cette inspiration ? Il fait savoir que Dieu lui a parlé. Le Dieu du lieu, qui n’est pas encore désigné comme Allah, mais comme Rabb, le Seigneur. C’est le maître de l’eau. Mahomet explique que le Rabb est le seul vrai protecteur. En conséquence de quoi, il faut se détourner des divinités féminines qui veillent sur les pistes. Dans ce milieu, le masculin est associé à la fraîcheur, au sperme, à l’eau, tandis que le féminin est lié à la chaleur. Les femmes ne sont là que pour donner des enfants et servir à conclure des alliances entre tribus… Le Coran dira qu’elles n’ont pas de cervelle, et donc qu’il faut les contrôler et les protéger. Mahomet affirme qu’il ne faut pas se mettre sous une protection féminine, mais faire alliance avec le Rabb, qui est masculin. C’est central. Comment cette « révélation » est-elle reçue par sa tribu ? On le regarde comme un vulgaire devin, en lui opposant la tradition des ancêtres, celle grâce à laquelle on a survécu. Il n’y a pas de raison d’aban100 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
L’histoire d’un point de vue humain Ne cherchez pas dans son nom, Chabbi, l’explication de sa passion pour l’histoire de l’islam. C’est son nom d’épouse. Elle est née dans une famille bretonne dans laquelle se croisaient le catholicisme et le radicalisme. Moyennant quoi, elle se dit, en souriant, solidement agnostique : « Je n’ai jamais pu croire, et je n’y peux rien. » Sa rencontre avec l’arabe, elle l’a faite en classe de quatrième, à travers des copines algériennes, au lycée du Raincy. Elle leur demande de lui apprendre quelques mots… et y prend goût. Puis un ami de sa famille, un Juif marocain expulsé d’Égypte par Nasser, comme tant d’autres, au moment de la crise de Suez, accepte de lui apprendre à lire et à écrire l’arabe. À partir de la seconde, elle va suivre les cours du soir d’arabe classique dispensés au lycée Louis-le-Grand. Tant et si bien qu’elle abandonne le grec classique pour passer son baccalauréat avec l’arabe en première langue. À l’université, elle a comme professeur Régis Blachère, le traducteur du Coran. C’est l’époque des derniers grands « orientalistes » : Charles Pellat, Robert Brunschvig, Henri Laoust… Elle fait sa thèse de troisième cycle avec Claude Cahen, le grand médiéviste de la Sorbonne, sur une figure mystique du xiie siècle dont elle montre que l’image de patron de confrérie avait été construite après sa mort, puis commence un doctorat d’État, toujours avec Claude Cahen, sur les confréries mystiques musulmanes. Mais, préparant un cours pour les étudiants d’agrégation sur les débuts de l’islam, elle trouve que la littérature disponible sur le sujet ne tient pas la route et pense qu’il faut reprendre les choses à la base. « Ce qui m’intéresse, explique-t-elle, ce ne sont pas les théories, mais l’analyse historique, les processus à l’œuvre d’un point de vue humain, bien plus que la spiritualité. » J.-F.B. donner ce qui fonctionne. Si bien que l’inspiré n’obtient pas la considération dont il manque et ne parvient pas à s’inscrire dans l’alliance tribale. C’est à partir de là qu’apparaissent des emprunts bibliques qu’il « naturalise » pour les adapter au terrain local. Dans le but de renforcer son discours, il a recours à l’eschatologie en invoquant le jugement final. Vous allez être jeté dans le feu brûlant du désert, dit la sourate 101. Cela, ses auditeurs peuvent parfaitement se le représenter. Mahomet convoque donc essentiellement une eschatologie punitive. Il veut convaincre par la peur. Et cela ne marche pas. Plus tard, il fera miroiter la promesse de paradis. Notamment lorsqu’il faudra faire face au mécontentement des pères des clans médinois dont les fils auront péri en le suivant dans ses expéditions. Le Coran dira qu’ils ne sont pas morts, mais qu’ils sont vivants dans des conditions merveilleuses. Mais, là encore, cela ne prendra pas. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 101
GRAND ENTRETIEN // AUX ORIGINES DU CORAN
À qui emprunte-t-il ? Aux chrétiens, aux juifs ? Dans la période mecquoise, les deux ne sont pas distingués. Il y a tout lieu de penser que cela vient du nord du Yémen, qui lui aussi est tribal. Il y avait là une présence juive et chrétienne depuis le ve siècle – notamment à Najran [Ndlr : aujourd’hui en Arabie saoudite], où pouvaient se rendre les Mecquois –, et une influence du christianisme éthiopien, dont on trouve des traces dans le Coran. Il y a d’ailleurs un autre emprunt yéménite important, c’est celui de « Rahman », le second nom de Dieu qui apparaît dans le Coran. C’est la figure du Dieu bienveillant, c’est lui qui va mener la guerre contre les divinités féminines. C’est ensuite qu’intervient le nom d’Allah, recours et secours, juge et créateur. La création d’Allah, ce n’est pas le surgissement des origines mais le fait qu’il façonne l’homme et les créatures pour que tout fonctionne bien et soit parfaitement en place. Si Mahomet se donne des référents empruntés à la Bible, c’est pour affirmer une légitimité. Il faut l’écouter, puisque le Dieu dont il porte les avertissements est celui qui a vaincu Pharaon, la plus grande puissance de la terre. Il assimile alors son propre itinéraire à celui de Moïse. Puis il convoque la figure d’Abraham…
Le Coran ne sort pas de la Bible La lecture anthropologique du Coran que propose Jacqueline Chabbi déconstruit l’idée courante d’un tronc commun dont seraient issues les trois religions dites « du Livre ». De même qu’elle se démarque notablement de ce qu’elle voit comme « une recherche effrénée des origines syriaques supposées du Coran » et qu’elle s’oppose « à une idéologie qui cherche à toute force à christianiser les origines de l’islam* ». Pour elle, comme elle l’a expliqué à Jean-Louis Schlegel et Thomas Römer dans un livre d’entretiens, Dieu de la Bible, Dieu du Coran, « assimiler d’emblée l’islam à une religion abrahamique » relève d’un « rapprochement anachronique ». * Jacqueline Chabbi vise ici des thèses soutenues dans Le Coran des historiens, publié récemment aux Éditions du Cerf sous la direction de Mohammad Ali AmirMoezzi et Guillaume Dye.
À lire •D ieu de la Bible, Dieu du Coran, entretiens avec Jean-Louis Schlegel, Seuil, 2020 (avec Thomas Römer). •O n a perdu Adam. La Création dans le Coran, Seuil, 2019. • L es Trois Piliers de l’islam. Lecture anthropologique du Coran, Seuil, 2016.
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Est-ce à dire qu’il se convertit au Dieu des Hébreux ou des chrétiens ? Pas du tout. Il reconstruit les notions qu’il emprunte selon ses besoins. Les figures auxquelles il se réfère deviennent en quelque sorte sa tribu d’adoption. Puisque Moïse et Abraham ont réussi, il peut espérer réussir lui-même. Il fait une « razzia » sur l’univers biblique. Mais les Mecquois ne sont pas plus convaincus, si bien qu’il est mis dehors. Il finira par rejoindre Médine. Ce n’est pas une arrivée triomphale, contrairement à ce que dit l’histoire écrite bien plus tard. Une des tribus de Médine l’accepte comme un renfort utile au moment où elle vient de perdre la primauté dans cette oasis fertile. Il y avait là, vivant en bonne intelligence, dans un système d’alliance, deux tribus arabes et trois tribus juives. Il y arrive comme réfugié. Son discours n’est pas mieux reçu qu’à La Mecque. Alors, avec beaucoup d’habileté, il va faire… de la politique, menant des razzias pour faire reconnaître sa force. Le but n’est jamais de tuer, mais de rallier les tribus à lui. Il mènera des petites attaques contre les Mecquois pour les conduire à négocier – c’est ce qu’il veut –, et il finira par arriver à ses fins. La notion d’alliance est fondamentale. Le mot-clé du Coran, ce n’est pas muslim (très peu utilisé au demeurant) qui désigne celui qui s’est placé sous la protection de quelqu’un, mais mu’min, qui porte à la fois l’idée d’un contrat de sécurité et celui d’un engagement. Cela fait-il de lui le maître de Médine ? Non. On voit dans le Coran qu’il doit composer. D’autant que ses emprunts bibliques sont, évidemment, très loin de convaincre les juifs et leurs rabbins… Il faudra qu’il trouve un prétexte politique pour prendre le dessus. Deux des tribus juives seront expulsées de l’oasis sous des prétextes de nature tribale. Les hommes de la troisième, celle des Qurayza, accusés de haute trahison, sont exécutés par le chef du clan médinois auquel leur tribu était liée. Les femmes sont réduites en esclavage ainsi que les enfants. Mais, par la suite, les juifs ne feront l’objet d’aucune persécution religieuse particulière. Jusqu’à présent, vous n’avez pas parlé de religion. En effet, parce que ce qu’on appelle la religion musulmane ne se constitue que lorsque le modèle tribal est à bout de souffle. Lorsqu’il n’est plus opératoire alors qu’un immense territoire a été conquis. Et, à vrai dire, ce n’est pas vraiment une conquête, c’est plutôt une razzia surdimensionnée qui ne rencontre pas d’obstacle. Il y a peu de combats, mais des tractations locales. Et pas de conversion, parce que, pour entrer dans l’alliance d’Allah, jusqu’en 750, il faut être rattaché à une tribu. Les Omeyyades – la dynastie qui s’est affirmée à l’issue des conflits entre les familles mecquoises, après la mort de Mahomet –, ne demandent qu’une chose à ceux qu’ils envahissent : qu’ils se tiennent tranquilles, pas qu’ils changent de religion. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN — PRINTEMPS 2021 — 103
GRAND ENTRETIEN // AUX ORIGINES DU CORAN
Quand la religion nommée « islam » s’installe-t-elle ? Lorsque le modèle tribal finit par se trouver en échec, il faut construire une nouvelle société et une nouvelle légitimité. C’est à cette fin qu’est écrite la Sirâ, la vie de Mahomet. Les Abbassides mettent sur pied un modèle à la fois pluraliste et intégrateur. Le mot « sharî‘a » – qui n’est employé qu’une fois dans le Coran – va changer de sens. Originellement, il ne désigne pas la loi, mais la piste qui mène à la source qui affleure, dans le désert. C’est un rabbin, Saadia Gaon (882-942) qui va lui donner son nouveau sens. Quand il traduit la Bible en arabe, la « Torah de Dieu » devient la « Sharî‘a d’Allah » ! À cette époque apparaît le corpus des hadiths – qu’il faut absolument distinguer du Coran –, ces paroles du prophète qui se seraient transmises fidèlement de génération en génération… Les populations urbaines, qui commençaient à se convertir massivement, avaient besoin d’autre chose que des hautes spéculations des premiers théologiens, les rationalistes mutazilites*. Il leur fallait pouvoir se référer à un passé mythifié. Les « dits du Prophète » sont une construction idéologique qui répond à cette nécessité, alors que cette nouvelle société intègre les élites de tous les peuples englobés dans ce qui est devenu un vaste empire. C’est le Siècle d’or, avec la rencontre des sciences, des savoirs, avec les traductions. Cela n’a pas duré. En effet, des pouvoirs militaires ont mis le califat sous tutelle dès le milieu du xe siècle. Puis survient le premier grand traumatisme, causé par l’irruption au xiiie siècle des Mongols, dont les princes finiront par se convertir, mais à leur manière, pour mieux contrôler les musulmans. C’est alors que naîtra le premier salafisme, l’appel au retour aux mythiques « pieux ancêtres », lancé par le théologien Ibn Taymiyya. Il accuse les chefs mongols d’être des mécréants et mène contre eux le djihad… Le deuxième salafisme viendra bien plus tard, avec l’effondrement de l’Empire ottoman face à la domination intellectuelle et politique de l’Europe. Quant aux Saoudiens, par opportunisme politique, ils avaient fait alliance avec le wahhabisme, qui prônait lui aussi le retour au passé. Né en Arabie au xviiie siècle comme un mouvement hétérodoxe, le wahhabisme avait pourtant été combattu par l’islam traditionnel. Mais, avec leurs pétrodollars, les Saoud ont réussi au xxe siècle à en faire la référence « sunnite ». Et là, on est très loin des origines du Coran, qui surgit, fondamentalement, comme un livre de vie. Propos recueillis par Jean-François Bouthors. * Le mutazilisme est une école de théologie musulmane apparue au viiie siècle. Inspirés par la philosophie grecque, les mutazilites voulaient lier la raison et la foi. Ils défendaient l’idée du libre arbitre et réfutaient l’idée du Coran incréé (c’est-à-dire émanant directement de Dieu et échappant donc totalement à l’histoire).
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Écologie :
que peut le cinéma ?
Dénoncer, réparer, contempler : les réalisateurs ont tracé un profond sillon en matière d’écologie. Qu’ont-ils réussi à changer ? « Je crois à la force du cinéma pour changer les gens en deux heures », prétend Claude Lelouch. Chiche ? Par François Quenin
Dénoncer
S’il en est un qui a sonné le tocsin à toute volée, c’est l’ancien vice-président des États-Unis et candidat malheureux à la présidence en 2000 au profit de George W. Bush. Six ans plus tard, dans Une vérité qui dérange, documentaire de Davis Guggenheim, Al Gore dénonçait l’apathie des gouvernements face au danger mortel du réchauffement climatique. Il rassemblait de multiples études et images prouvant la responsabilité humaine. A-t-il fait bouger les lignes ? Il a convaincu en tout cas le jury du Nobel de la paix, qui lui a accordé son prix en 2007. Nettement moins connus, les cinéastes macédoniens Ljubomir Stefanov et Tamara Kotevska, auteurs du documen-
taire Honeyland, sorti en octobre dernier et disponible en DVD, sont partis sur la piste des abeilles menacées. Ils ont découvert une paysanne qui perpétue une tradition transmise par ses parents et ses aïeuls. Elle récolte du miel dans les forêts alentour et rapproche les essaims dans des sites naturels à proximité de son village en respectant la tranquillité des abeilles et leurs habitudes. Puis elle va vendre le miel à Skopje, la capitale de la Macédoine. Jusqu’à ce qu’un lourdaud, entrevoyant les profits possibles, saccage le rythme ancestral. Honeyland raconte ce qu’il ne faut pas faire mais qui se pratique à l’échelle de la planète, pour le plus grand malheur des abeilles. En matière de saccage à grande échelle, on sait ce qu’il en est des forêts menacées LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 105
© Universal Pictures / Columbia Pi / Collection ChristopheL via AFP
SAISONS // ÉCOLOGIE : QUE PEUT LE CINÉMA ?
par les bulldozers. Dans Poumon vert et tapis rouge, un documentaire dont la sortie a été retardée par la pandémie, Luc Marescot, qui a travaillé à la télévision avec Nicolas Hulot, met en scène le botaniste Francis Hallé (voir p. 17), amoureux des arbres en général et de la forêt amazonienne en particulier. Grand spécialiste de la canopée, Hallé dénonce les destructions systématiques et prédit la disparition de la forêt tropicale. Toute fois, les films les plus forts en matière de dénonciation sont des fictions fondées sur des faits réels et défendues par de grands acteurs. Il suffit de citer Julia Roberts, qui, dans Erin Brockovich, seule contre tous de Steven Soderbergh, incarne une citoyenne lambda qui se dresse contre une entreprise polluant les eaux d’une région de Californie. Ou Matt Damon, très soucieux d’écologie 106 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
dans la vie réelle, qui, dans Promised Land (2012), de Gus Van Sant, réussit à faire annuler un programme de forage de gaz de schiste en Pennsylvanie. Ou encore Mark Ruffalo, dans Dark Waters (2019) de Todd Haynes, remuant ciel et terre pour faire condamner une entreprise de Virginie qui utilise un produit cancérigène pour la fabrication des ustensiles de cuisine. N’oublions pas deux films français de bonne facture, Ceux qui travaillent, sorti il y a quelques mois et Rouge, bloqué pour l’instant par la pandémie. Rouge, de Farid Bentoumi, a la force et l’audace des fictions américaines qu’on vient d’évoquer. Il raconte une histoire inspirée de celle des boues rouges rejetées dans les calanques marseillaises. L’intrigue est transposée dans une usine de montagne. Une journaliste écolo (Céline Sallette) découvre un site pollué. Elle demande des comptes au patron de l’usine (Olivier Gourmet) et au délégué syndical (Sami Bouajila), qui veut protéger l’emploi. On retrouve Olivier Gourmet dans Ceux qui travaillent (2018), d’Antoine Russbach, construit autour d’un livre du philosophe Alain de Botton, Splendeurs et misère du travail, qui décrit le trajet des crevettes depuis leur pêche en Indonésie jusqu’à leur dégustation dans notre assiette. Pour cela, elles naviguent dans des containers chargés sur d’immenses cargos, images dantesques qui militent pour les circuits courts…
Réparer
Un film déjà ancien, Gorilles dans la brume (1989) retrace l’histoire de Dian Fossey, incarnée par Sigourney Weaver, qui a consacré sa vie aux gorilles africains. Elle a été assassinée au Rwanda en 1985, probablement par des braconniers dont
elle menaçait le juteux commerce. Elle a réussi à protéger plusieurs centaines de gorilles subsistant dans les montagnes zaïroises et rwandaises. Il s’agit aussi de sauvetage dans Donne-moi des ailes (2019) de Nicolas Vanier. Thomas vient passer l’été chez son père, ornithologue en Camargue (Jean-Paul Rouve). Celui-ci a un projet fou : apprendre à des oies d’une espèce en voie de disparition une nouvelle route migratoire entre le sud de la France et la Norvège afin d’augmenter leur chance de survie. Pour cela, il faut habituer les bébés oies à suivre un ULM, entreprise hasardeuse mais couronnée de succès dans la réalité comme dans le film. Avec en prime des paysages fabuleux qui donnent envie de transformer l’Europe en vaste parc naturel. Restons en ULM, avec Jacques Perrin, qui a observé et accompagné les oiseaux pendant trois années pour Le Peuple migrateur (2001). Dans ce documentaire, les réalisateurs, Jacques Perrin, Jacques Cluzaud et Michel Debats, ont voulu montrer nombre d’espèces, bernaches, grues, cigognes, flamands, cygnes, pélicans, ramiers… un peuple migrateur multiple muni d’un instinct de survie impressionnant. Donc tout n’est pas perdu, comme le montre l’enquête menée par le cinéaste Cyril Dion avec l’actrice Mélanie Laurent pour Demain, César du meilleur documentaire en 2016. Y sont recensées les initiatives visant à réparer le réel dans les domaines agricole, énergétique, économique… Des exemples concrets qui ont rendu optimiste le million et demi de spectateurs qui se sont déplacés pour voir le film. À une échelle beaucoup plus petite mais aussi exemplaire, l’écrivain et cinéaste François Bégaudeau a filmé dans Autonomes des « décroissants »
obstinés en Mayenne : anciens citadins regroupés dans une ferme collective ; amies gérant un café et une boutique de produits à échanger plutôt qu’à payer cash ; religieuses réoccupant un monastère abandonné. Persévèreront-ils dans leur conduite hors des sentiers balisés ? Ils essaient. La décroissance, c’est aussi le thème d’un documentaire réalisé par un ancien collaborateur de Yann ArthusBertrand, Emmanuel Cappellin, Une fois que tu sais, dont la sortie a également été retardée. Ce film au contenu pessimiste montre que la destruction de la planète est commencée. Notamment au Bangladesh, souvent inondé depuis quelques années. Mais tout n’est pas perdu quand le réalisateur explique que ce pays rehausse ses bâtiments publics. Ou que la Grèce, premier pays d’Europe forcé de pratiquer la décroissance, peut devenir un modèle… On veut y croire.
Contempler
Et nous voilà parvenus à notre troisième étape, celle de la contemplation, parce qu’au sixième jour « Dieu vit que cela était bon » dit la Bible. Commençons donc avec une histoire d’amour entre les hommes et les dauphins. Dans Le Grand Bleu (1988), Luc Besson, dont les parents, instructeurs de plongée sous-marine au Club Méditerranée avaient transmis leur passion à leur fils, s’est inspiré de la vie de l’apnéiste français Jacques Mayol (1927-2001). Le rêve de Besson est celui d’un autre monde où les héros évoluent en apesanteur avec les mammifères aquatiques dans le silence des premiers jours de la création. Dans Le Grand Bleu, les dauphins ne parlent pas. Mais, dans La Marche de l’empereur de Luc Jacquet, qui a obtenu l’oscar du meilleur film documentaire en 2006, LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 107
SAISONS // ÉCOLOGIE : QUE PEUT LE CINÉMA ?
© FSJYC Production / Requins Assoc / Collection ChristopheL via AFP
une famille de pingouins vivant dans la région la plus rude et la plus isolée du monde, en Antarctique, discute par les voix de Romane Bohringer, Charles Berling et Jules Sitruk… On poursuit la balade dans l’immensité des mers avec la fresque réalisée par Jacques Perrin et Jacques Cluzaud – encore eux –, Océans (2009), un film sondant les abysses et la surface des mers, avec très peu de mots cette fois, et d’incroyables images telle que l’attaque foudroyante d’une horde d’albatros plongeant dans l’eau comme des obus et poursuivant leur proie jusqu’à quinze mètres de profondeur. Dans Océans, on voit le mouvement perpétuel des méduses, la pulsation des raies mantas, la danse des pieuvres. C’est le mouvement de la vie que l’on surprend encore dans Un jour sur terre, qui, sorti plus tôt en 2007, a peut-être
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inspiré Jacques Perrin. Il a fallu cinq ans à ses auteurs, Alastair Fothergill et Mark Linfield, pour capter les images des océans de la planète dans deux cents endroits différents avec quarante équipes spécialisées. Ce mouvement de la vie, Claude Nuridsany et Marie Pérennou l’ont observé, eux, dans leur jardin en Aveyron. Dans Microcosmos : le peuple de l’herbe, un documentaire produit par… Jacques Perrin – qui est décidément de tous les bons coups –, les deux scientifiques ont traqué avec des caméras robots la coccinelle à sept points, la chenille arpenteuse, les escargots et des centaines d’insectes. « Nous avons transformé notre jardin en studio de cinéma », disaient-ils à la sortie du film en 1996. Et l’on retrouve pour finir Nicolas Vanier, qui a quitté la paisible Europe pour les paysages du Yukon au nord du Canada. Dans Le Dernier Trappeur (2004), le cinéaste filme la vie libre et contemplative de Norman et de sa compagne amérindienne Nebraska. Leur territoire est immense. Ils vivent en autarcie avec leurs deux chevaux et leurs chiens d’attelage. Norman s’est donné le rôle de réguler les espèces et de surveiller la nature. Et de la contempler… Du temps a passé depuis Le Monde du silence, coréalisé par Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle, Palme d’or au Festival de Cannes en 1956. Le cinéma défrichait alors des espaces inconnus des spectateurs. Or, le tout dernier documentaire de Yann Arthus-Bertrand, Legacy (héritage), diffusé en janvier sur M6, n’incite pas à l’optimisme. « Le capitalisme est en train de détruire la planète », dit le photographe cinéaste. Car le cinéma est un miroir qui reflète le monde que nous créons ou que détruisons chaque jour.
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En thérapie La France entière s’est allongée devant son petit écran, pour suivre, presque haletante, les aventures psychiques d’une femme, d’une enfant, d’un couple, d’un homme, à travers le regard et surtout l’écoute d’un psychanalyste, magistralement interprété par Frédéric Pierrot. Par Jean-François Rouzières, psychanalyste
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n 1946, Georges Bernanos écrivait : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ». Le coronavirus nous a renvoyés à notre vie intérieure, il n’est pas certain que ce soit un mal ; « un mal pour un bien » dit l’expression et, si les temps sont difficiles, parfois cruels, ils permettent au moins de redécouvrir la lecture et la vie intérieure. C’est un retour à soi, l’occasion de revendiquer la possession de soi-même et d’inscrire son histoire singulière dans la grande histoire, déjà longue d’une année, de cette pandémie. Chacun se souviendra de « son »
confinement, de « son » couvre-feu, de « son » Covid. Beaucoup se souviendront aussi qu’au mois de février 2021 a débarqué sur nos écrans une série étonnante : En thérapie, d’Éric Toledano et Olivier Nakache, inspirée de la série israélienne BeTipul de Hagai Levi, Nir Bergman et Ori Sivan. En regard de l’intention, simple mais exigeante – scénariser et filmer des séances de psychanalyse –, le succès est phénoménal : 20 millions de spectateurs et première au top 5 des séries streaming du moment fin février 2021. C’est inattendu, stupéfiant même car, enfin, que n’a-t-on entendu ces derniers temps à propos de la psychanalyse : n’était-elle LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 109
SAISONS // EN THÉRAPIE
© Les Films du Poisson
pas décriée, conspuée, mise au rebut ? Remplacée par toutes sortes de thérapies plus modernes, plus efficaces, avec garantie de résultat à la clé ? Ne relevait-elle pas d’une escroquerie pure et simple ? Freud n’était-il pas un grand pervers doublé d’un obsédé sexuel ? Lacan pire encore ? Et quid de Françoise Dolto, une rejetonne de Mai 68, qui aurait tout simplement perverti nos enfants ?
Filmer l’écoute
Pour ma part, exerçant chaque jour dans le calme de mon cabinet d’analyse, je préférais rire de ces propos relevant le plus souvent de l’ignorance, et je m’en tenais à l’extraordinaire expérience intérieure que constitue l’écoute, 110 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
c’est-à-dire le fait d’avoir été écouté soi-même et d’écouter à son tour. À ce titre, la première réussite des réalisateurs de cette série – et ce n’était pas gagné – est de réussir ce petit miracle : filmer l’écoute. Le personnage de Philippe Dayan est tellement crédible qu’on serait prêt à décrocher son téléphone pour lui demander un rendez-vous ; une patiente adolescente m’a d’ailleurs dit en plaisantant à moitié – j’avais oublié de couper mon portable – : « Chez Philippe Dayan le téléphone ne sonne pas pendant les séances ! » C’est la force de cette série, les personnages sont bien plus que proches de nous, ils sont nous, dans nos failles et nos forces, dans nos colères et nos balbutiements quand nous essayons de nous retrouver, de faire avec la réalité, de dire les mots qui nous permettent de vivre. Saluons l’humanité de Frédéric Pierrot, dont on dirait qu’il a reçu et écouté des patients toute sa vie tant son jeu d’acteur atteint la perfection. L’on oublie le comédien pour ne plus voir que le personnage et ce n’est pas le moindre mérite de cette série que de nous donner à voir les différentes strates de la personnalité complexe du docteur Dayan, où sans cesse la compétence le dispute à la vulnérabilité et l’intelligence au doute. Dayan est faillible. Il n’est jamais en surplomb, jamais dans le jugement ou la morale, n’est pas là pour dire le bien et le mal, ne jargonne pas – on comprend tout ce qu’il dit – et, quand il évoque Freud ou Lacan, c’est aussitôt pour les rendre accessibles et compréhensibles. Avouons-le : on en avait grand besoin, c’est une fenêtre qui s’ouvre, un bol d’air jubilatoire, un pied de nez aux tenants d’une doxa psychanalytique dont on se demande parfois s’ils n’en font pas une religion, voire un
repoussoir, et c’est aussi la force de cette série que de nous rendre la psychanalyse abordable, tout en lui gardant son exigence : placer la personne au centre et lui permettre de mettre en avant sa singularité, de renaître à elle-même. Cette série tire aussi sa force de son écriture, et les scénaristes (David Elkaïm, Vincent Poymiro, Pauline Guéna, Alexandre Manneville, Nacim Mehtar) savent de quoi ils parlent ; il est véritablement question de psychanalyse ici et de la mise en scène de psychismes complexes où l’on fait avec tout ce qui fait l’humain : le sexuel, la pulsion, la séduction, la violence, l’émotion, la colère, les larmes, la tendresse, la mort… On n’efface pas la vie, on fait avec, et Freud affirmait du reste : « La civilisation est le combat de l’humanité pour la vie. » Les personnages sont attachants, irritants, provocants, attendrissants et, là encore, c’est un miroir que l’on nous tend. Avec Ariane (Mélanie Thierry), il est question d’une pulsion de vie qui déborde – n’oublions pas qu’elle a opéré des nuits entières les blessés de guerre du Bataclan – et d’érotomanie : d’emblée se pose la question de la transgression. Habile manière d’emporter la curiosité du spectateur et de mettre à l’épreuve Dayan, qui, s’il est immédiatement mis en difficulté, retrouve sans tarder Esther (Carole Bouquet), difficile personnage du superviseur, à qui l’on peut reprocher sa dureté mais qui rappelle pourtant l’importance du cadre sans lequel l’aventure psychanalytique est impossible. Le personnage de Camille (Céleste Brunnquell) est magnifique et je mets au défi quiconque de ne pas être bouleversé par elle. Le cheminement de sa relation thérapeutique avec Dayan est un bel exemple de ce que
peut être un travail analytique, où le psy s’engage tout en gardant sa place et où une enfant peut véritablement s’en sortir, quand rien ne lui aura été épargné. Le couple vous paraîtra insupportable ? Regardez-le bien, c’est peut-être vous, et si ces deux-là, joués par Clémence Poésy et Pio Marmaï, sont parfois pénibles, ils interrogent cet impossible que nous éprouvons et désirons tous, et que, parfois, nous réussissons : le couple. Quant à Adel Chibane (Reda Kateb), guerrier de notre époque à la dureté implacable et à la douceur désarmante, il semble définitivement marqué par la violence. Son personnage, dont on pourrait penser qu’il n’a rien à faire dans le cabinet d’un psy, nous pose pourtant les questions fondamentales de notre époque, et son courage nous explose à la figure. Son destin interroge l’origine, la honte, la trahison, la peur, l’engagement, le passage à l’acte, tout ce qui, tapi au fond de l’inconscient, fait un homme et parfois le rattrape.
La chance de la parole
Dayan a une femme, Charlotte (Elsa Lepoivre) et des enfants, il est en plein désarroi et devient presque étranger à sa propre famille. L’on a l’impression qu’il n’existe que face à son divan, d’ailleurs il y dort, il y oublie même ses chaussettes – habileté scénaristique : ici encore on n’efface pas la vie ; les psys en ont une, elle est parfois difficile, ce ne sont pas des êtres hors du temps. En thérapie a allongé une France confinée et nous a rappelés, avec un immense talent, ce possible, cette chance que nous avons, qui semble miraculeuse et qui pourrait disparaître si nous n’y prenons pas garde, qu’elle soit écrite ou qu’elle soit dite : la parole.
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Nécrologies
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ans les grands journaux, je veux dire ceux qui en ont les moyens, ce qui devient rare, il existe un département réservé aux nécrologies. Les gens très connus savent que la leur est prête depuis longtemps. Cela doit faire un drôle d’effet. Dernière étincelle de vie avant le néant, l’oubli, ou l’incertain travail de la postérité, « discours aux asticots » disait Céline. Je ne sais si l’on avait préparé la nécro de Jean-Claude Carrière. Sans doute. Mais on n’a pas attendu qu’il meure pour mesurer la place de ce touche-à-tout de génie, ancien de Normale Sup’ en dépit de ses origines plus que modestes, qui travailla comme scénariste avec les plus grands cinéastes, écrivit des livres gourmands, érudits, p arfois polissons, signa un mémorable Dictionnaire de la bêtise, des pièces de théâtre, dont la formidable Controverse de Valladolid, joua, chroniqua, enseigna. Par un heureux hasard, car ce livre m’avait échappé à sa sortie, je suis tombé il y a quelques mois, en furetant dans une librairie ouverte, ô miracle, sur Croyance, un lumineux essai écrit en 2015 au lendemain des attentats de janvier. Athée, JeanClaude Carrière s’intéressait de près aux religions, ces phénomènes étranges et mystérieux pour tout non-croyant, avec mesure, bienveillance, curiosité,
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quelquefois stupéfaction et un brin d’ironie. On se souvient de son prodigieux Mahabharata, adapté pour le théâtre avec Peter Brook. La profondeur avec laquelle Carrière analyse le phénomène mystérieux de la croyance, les spéculations illusoires sur l’invisible, la sottise de la pensée magique et beaucoup d’autres choses est impressionnante de clarté et d’érudition. Son rappel de l’histoire et des fondements de l’islam, sans acrimonie comme sans complaisance, devrait être enseigné dans les écoles. Au soir de sa vie, Jean-Claude Carrière a écrit un grand livre, une fête de l’intelligence. Curieusement, on en a assez peu parlé. Ne vous demandez pas pourquoi en ces temps de terreur. Pierre-Guillaume de Roux était un ami. L’un de mes éditeurs aussi. Un aristocrate immensément cultivé, subtil, pince-sans-rire, qui se disait « de droite » avec un clin d’œil et de grands rires, par provocation autant que par fidélité à ses racines familiales, à son père Dominique de Roux, à un oncle maurrassien – nul n’est parfait, c’est aussi cela la France. Un Huron inclassable encombré de son grand corps, qui passait en cinq minutes du coup de griffe féroce au rire enfantin. Nous avions des discussions homériques, des joutes vachardes et
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Toute-puissance affectueuses, des enthousiasmes partagés, et une amitié vigilante de trois décennies. Je me souviens encore d’un appel de grande classe quand il avait appris que mon premier roman, qu’il n’avait pu éditer lui-même, allait être publié. Un grand seigneur, un homme libre, désintéressé, tirant le diable par la queue, dont le seul critère de choix était la qualité, la hauteur et la beauté littéraire des textes, au mépris de toutes autres considérations, idéologiques notamment. Il avait dirigé quelques maisons d’édition, en avait créé d’autres, avec difficulté, pour défendre la haute idée qu’il se faisait de la littérature, publiant de grands auteurs, parmi lesquels le Slovène Boris Pahor. Non sans quelques dérives, les derniers temps, dictées je suppose par une singulière révolte devant l’état actuel d’un petit monde éditorial obsédé par la recherche des « coups », et de la vie intellectuelle. C’était un personnage, lunaire et intense, l’éditeur le plus singulier de Paris, le plus réfractaire aux oukases des pensées dominantes. On le lui fit payer assez cher, la liberté de l’esprit n’étant pas la chose au monde la mieux partagée chez le petit personnel des lettres et de la presse. J’ai comme l’impression qu’il en est mort. Et avec lui un peu de l’idée de ce qu’est la littérature.
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hez les vivants, pas de trêve. Mon Dieu, que de vilenies ! À propos de coup éditorial, en voici un beau, La Familia grande, le livre de Camille Kouchner qui raconte les turpitudes de son beaupère, un certain Olivier Duhamel, constitutionnaliste, professeur à Sciences Po – au demeurant l’un des baisodromes les plus chics et les plus courus de France –, chouchou des médias et homme de pouvoir, ce qui semble désormais quelque peu compromis. Ces gens ont bien de la chance : non seulement ils peuvent faire leur psychanalyse en public, antennes grandes ouvertes, mais, en plus, cela leur assure quelques revenus. La meute médiatique et le voyeurisme font le reste. Je n’ai nulle envie d’ironiser sur le sujet lui-même, l’inceste, qui est une infamie avec la pédophilie – les deux allant souvent de pair –, le viol, et quelques autres idiosyncrasies crapoteuses de l’espèce mammifère à laquelle nous appartenons, qui en est prodigue. J’ai tout de même un léger écœurement, très léger car je ne suis plus un merlan du jour et que plus grand-chose ne m’étonne, devant ces étalages. Mais tu as tort, me dit-on : cela permet de faire remonter l’ignoble et l’infâme des égouts de la société et de l’âme humaine, de dénoncer, LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 113
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peut-être d’agir en conséquence, c’est-à-dire de durcir les lois, ce qui semble se produire. Un enfant sur dix, paraît-il, serait victime de ces pratiques qui sont le plus vieux tabou de l’humanité, avec l’anthropophagie… et les femmes des amis quand on est bien élevé. Encore qu’un inceste symbolique ne soit pas tout à fait un inceste biologique, mais passons. Alain Finkielkraut, sans doute agacé par ces exhibitionnismes de people aux mœurs dignes des Atrides et des Labdacides, s’est emmêlé les pinceaux en posant maladroitement la question du consentement, ce qui, concernant un adolescent de 14 ans, est pour le moins hasardeux. On l’a viré de LCI : après un demi-siècle de joyeuses transgressions, de discours délirants sur le droit des enfants à découvrir leur sexualité, on ne rigole plus, l’hystérie puritaine va bientôt remplacer la folie permissive. Ces horreurs ne sont donc pas seulement le fait de familles primitives, façon Affreux, sales et méchants, mais aussi de gens propres sur eux, respectés, parfois puissants. Eh oui, les pulsions de toute-puissance se nichent aussi dans les recoins les plus obscurs de la psyché, et cela fait du dégât. Posséder, dominer, tenir sous emprise, exercer maladivement un pouvoir, tout se confondant, le privé et le public, dans un même délire narcissique. À se demander si les hommes n’ont pas inventé les dieux comme un miroir d’eux-mêmes, afin de justifier leur hubris, leurs poussées hargneuses et mal contrôlées de testostérone, pareilles à des montées de lait empoisonné.
Napoléon
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n voici un qui ne craignait personne en termes de toute-puissance. Une pathologie encombrante, qui a laissé l’Europe sur le flanc. En tout cas la France, laquelle n’existerait plus si le grand et retors Talleyrand ne nous avait sauvé la mise au congrès de Vienne en 1815, après les frasques napoléoniennes. Mais ce petit Corse énervé, dont on célèbre le bicentenaire de la mort, a toujours ses fans, ses adorateurs, ses thuriféraires. Cette « âme à l’échelle de l’univers », comme le décrivait
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Hegel, continue d’épater quelques esprits ivres de servitude et de fantasmes belliqueux. Même la sanglante guerre contre l’Espagne, la calamiteuse campagne de Russie, le blocus de l’Angleterre ne suffisent pas à calmer leurs ardeurs laudatives. C’est un cas singulier dans l’histoire. Les dictateurs et les massacreurs de masse bénéficient rarement de cette aura et finissent plutôt dans les poubelles de la mémoire. Il est vrai que l’épopée eut parfois de la gueule, et que le culte napoléonien prit naissance très tôt, dans la génération perdue des jeunes gens tenaillés par le « mal du siècle ». Et oui, bon, le Code civil, l’héritage un peu cabossé des Lumières et de la Révolution, l’organisation administrative, toutes ces choses. Pour finir par un désastre, des centaines de milliers de morts, et le retour de l’Ancien régime. Il est des bilans plus flatteurs. Mais Napoléon avait des goûts. C’est ce que nous raconte un livre enlevé de Philippe Costamagna publié chez Grasset, qui s’attache à la sensibilité artistique de l’Empereur. Qu’aimait-il ? Le mobilier Empire, qui sent furieusement son militaire en quête de style, ne résume pas les attirances esthétiques de l’ambitieux. Il goûte la littérature, surtout Corneille et Racine, se pique même de critique littéraire et, comme tout bon dictateur, entend même régenter le monde des lettres, ce nid de séditions ; il aime le théâtre, l’opéra, mais ne semble guère un subtil mélomane, ignorant Haydn, Mozart et Beethoven, des Teutons il est vrai. L’ouvrage ne dit pas, me semble-t-il, que l’un de ses compositeurs favoris était Paisiello, un peu oublié aujourd’hui. Quant à la peinture, si elle doit chanter sa gloire, elle sert surtout à remplir les salles du musée de Louvre, assurant la grandeur et le prestige de la France. Au demeurant, sa vraie passion de collectionneur s’exerce surtout sur la gent féminine. À vrai dire, on s’en fiche un peu, des goûts de Napoléon, qui expédiait ses repas en cinq minutes. Mais ce livre a le mérite de faire revivre un moment clé de notre histoire et de rappeler, à coups d’anecdotes pittoresques, que le bain culturel d’une époque en dit beaucoup plus que toutes les batailles.
LE RAPPORT STORA
Une enquête unique et des propositions audacieuses
Pour rendre compte des mémoires douloureuses qui se sont communautarisées depuis la guerre d’Algérie, l’historien a rencontré des dizaines d’interlocuteurs de tous bords. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 115 Il énonce des préconisations concrètes pour un chemin de réconciliation.
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SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME
Par Bernadette Sauvaget
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Le 15 avril 2019, l’incendie qui ravage Notre-Dame de Paris détruit entièrement sa charpente. Ce sont les forêts françaises qui vont pourvoir pour l’essentiel à sa reconstruction.
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iches et sangliers ont fui. Et laissé la forêt de Bercé, dans le sud de la Sarthe, à un équipage improbable d’huiles du département, de deux ministres en fonction, celui de l’Agriculture et celle de la Culture, du staff de l’établissement public en charge de la reconstruction de Notre-Dame de Paris, d’un architecte en chef des monuments historiques et de ses adjoints… Prudente, Roselyne Bachelot a choisi de chausser des baskets et opté pour une tenue décontractée. Plus téméraire, le général Jean-Louis Georgelin, le patron de l’établissement public, a préféré garder ses chaussures de ville. Sécurité oblige, un hélicoptère de la gendarmerie ronronne au-dessus du massif forestier, dont les accès ont été strictement bouclés. Deux gendarmes, un homme et une femme, patrouillent, eux, en VTT. Il y en a d’autres encore, égaillés dans les bois. Un gradé garde son téléphone portable collé à l’oreille. Ce déploiement de forces de l’ordre en pleine nature est quelque peu surréaliste. La venue des deux ministres en forêt de Bercé, ce 5 mars 2021, se veut une sorte de coup d’envoi à la reconstruction de Notre-Dame. Cela demeure, en l’état, très symbolique. Le chantier est loin d’en être là. « Je suis ému, heureux d’avoir quitté quelques heures Notre-Dame », reconnaît, lors des discours officiels, Philippe Villeneuve, l’architecte en chef en charge de la cathédrale. Un micro a été installé au milieu des bois, sous des chênes bicentenaires, dépouillés, sans frondaison. La scène a quelque chose d’étrange, presque cinématographique. Dans cette futaie, huit arbres d’exception ont été soigneusement sélectionnés, il y a quelques semaines, pour la construction de la future flèche de Notre-Dame de Paris. Une reconstruction, plus exactement, à l’identique de celle qu’Eugène V iollet-le-Duc avait érigée au xixe siècle. Le printemps, non plus, n’en est pas encore là. La végétation dort encore. Mais plus pour très long-
temps. La coupe des arbres devient urgente avant la montée de sève qui s’annonce. Ayant la tutelle de l’Office national des forêts (ONF), le ministre de l’Agriculture est ici chez lui. Au moment des discours, Julien Denormandie est lyrique, parle de « moment d’histoire », rend hommage à tous les forestiers qui ont pris soin de ces arbres qui contribueront à la reconstruction de Notre-Dame de Paris. Roselyne Bachelot a, elle aussi, choisi ses mots. Il est question de transmission, de générations qui traversent les siècles, de permanence et de renouvellement… C’est bien écrit, mais un peu ennuyeux, comme souvent en de telles circonstances.
La passion d’une vie Ce jour-là, Philippe Villeneuve, peu patient d’ordinaire, joue les bons élèves. « Je suis un peu triste que ces arbres soient abattus. Mais ils le seront pour la bonne cause », dit-il. En forêt de Bercé, au pied des chênes centenaires, il cherche, en marge des échanges officiels, seize glands, un pour chacun des collaborateurs de son studio d’architecture. « Nous allons les planter et les arroser. Et puis nous verrons bien ce qui se passe… » explique-t-il. L’homme est passionné, gouailleur, cabotin. Le vrai patron du chantier de Notre-Dame, c’est lui. Depuis le soir de l’incendie, il ne ménage ni sa peine, ni ses heures. « Le 15 avril, je crois que j’ai rencontré mon destin », nous disait-il en juillet 2019, lors de notre première rencontre. Depuis, nous l’avons souvent revu, même s’il est officiellement réduit au silence par l’établissement public, qui gère drastiquement la communication du chantier, devenu presque un secret d’État. De Notre-Dame, Villeneuve dit que c’est « sa cathédrale chérie » et qu’il la vit de tout son être. Depuis l’incendie, il veut se racheter car celui-ci « n’aurait jamais dû avoir lieu ». Il est souvent au bord des larmes quand il en parle : « Toute ma vie, je porterai le poids de cette souffrance. » Le chantier, pour lui, a commencé dès le petit matin qui a suivi l’incendie : « C’est un formidable défi. J’ai le devoir de donner le meilleur de moi-même. » Villeneuve est aussi un homme de fidélités. À NotreDame, il continue de travailler avec les entreprises LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 117
SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME
qui étaient là avant l’incendie du 15 avril 2019. Cela fait grincer des dents, suscite des jalousies tant le chantier est prestigieux, scruté par le monde entier. Il y a même des incompréhensions. L’architecte a soutenu fortement les équipes de Lebras Frères, une entreprise installée en Lorraine, très connue dans le petit monde élitiste des monuments historiques. Elle est spécialisée dans la rénovation de charpentes d’exception et les échafaudages périlleux. Dès le lendemain de l’incendie, Lebras Frères a été mise en cause autant par la presse que par la justice ; cette dernière étant pressée d’écarter, à ce moment-là, la piste terroriste. À Jarny, en Lorraine, l’entreprise a essuyé menaces et harcèlements ; ce qui l’a obligée à mettre en place un dispositif de sécurité pendant plusieurs mois. Les équipes de Lebras Frères ont été mises en cause parce qu’elles étaient les seules présentes à Notre-Dame le jour funeste de l’incendie. Ses échafaudeurs étaient en train de monter le gigantesque échafaudage destiné à restaurer la flèche de Viollet-le-Duc. Pour Villeneuve, les accusations portées contre Lebras Frères ont creusé une blessure profonde. Mais, ces derniers temps, il attend sereinement les résultats de l’enquête judiciaire sur les causes de l’incendie. Avec le général Georgelin, les relations sont en revanche plutôt compliquées. Mais, en forêt de Bercé, l’architecte aplanit sagement les difficultés. Y compris quand Georgelin – d’une rudesse très militaire – le tacle sans ménagement lorsqu’il prend à son tour la parole. « Pour une fois que l’architecte est modeste », lâche le général. Chacun fait poliment mine de ne pas avoir entendu. Sans doute la grâce de ce moment dans les bois ! Quoique relativement petite avec ses 5 400 hectares, la forêt de Bercé est, c’est vrai, remarquable. À cause de son ancienneté. « Longtemps, les historiens ont cru que c’était l’ancienne forêt des Carnutes. Elle date effectivement de la même époque », explique Guylaine Archevêque, directrice de l’ONF pour la région Centre-Val-de-Loire. Bref, le massif forestier remonterait à l’Antiquité. Il est très connu pour ses futaies cathédrales, composées de grands 118 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
arbres qui s’élancent vers le ciel pour se gorger de lumière. La plus célèbre est la futaie des Clos, plantés de chênes à l’époque de Colbert ; le ministre de Louis XIV avait été très généreux en plantation et voulait que les forêts du roi fournissent du bois d’exception pour la Marine. Mais, ce vendredi, la troupe officielle ne va pas contempler les arbres tricentenaires de Colbert. Les pas crissent sur le sol encore jonché de feuilles mortes. Il faut un peu s’enfoncer dans les bois pour arriver au pied d’un chêne majestueux et bicentenaire, le « Numéro un », selon le petit écriteau apposé par Roselyne Bachelot. L’arbre s’élance très haut dans le ciel. Quelques instants auparavant, Julien Denormandie, son collègue au gouvernement, a fait une encoche à l’arbre et apposé un poinçon à l’aide d’un marteau forestier, des marques, comme le veut le rituel des forestiers, qui désignent le chêne comme devant être abattu… « Numéro un » appartient à une élite. Comme sept autres, eux aussi bicentenaires. Cet ensemble de chênes d’exception, donnés par l’ONF au chantier de la cathédrale, constituera le tabouret – c’est-àdire l’assise – de la future flèche de Notre-Dame, qui s’élancera à 96 mètres de hauteur. Ingénieure forestière à l’ONF, Claire Quinones, qui a participé à leur sélection, a quelques pincements au cœur : « Ces chênes vont être abattus, c’est vrai. Mais pour avoir une nouvelle vie. » Leur avenir sera traçable. « Nous saurons à quel endroit de Notre-Dame ils auront été utilisés », explique-t-elle. L’affaire est, bien sûr, assez technique. « Pour que la flèche résiste aux mouvements, notamment à cause du vent, il lui faut un socle très solide », explique François Auger, architecte du patrimoine et ex-compagnon charpentier,
intégré à l’équipe de l’architecte en chef. Il a soigneusement supervisé la sélection des chênes. Pour preuve, il est venu avec ses documents en forêt de Bercé. Intarissable sur le sujet, il montre avec pédagogie tous ses tableaux Excel. « Nous avons analysé les bois brûlés de Notre-Dame, ce qui nous a permis d’affiner nos recherches », expliquet-il. Pour les huit chênes de Bercé, mais aussi pour les neuf cent quatre-vingt-douze autres nécessaires. En 2021, les forêts françaises ont effectivement fait don, en tout, de mille chênes, qui seront utilisés pour la reconstruction de la flèche et des charpentes du transept et de ses travées. La réfection du reste de la charpente, totalement détruite lors de l’incendie, qui se fera elle aussi à l’identique, nécessitera à son tour des centaines de chênes…
Huit entre mille Contrairement à ce que certains pourraient redouter, ces prélèvements se font selon des règles strictes. Bref, ils ne sont en rien des pillages qui mettraient en danger la forêt française. « Leur récolte était programmée pour les coupes de 2021 », précise Claire Quinones. Pour ce qui est des – premiers – mille chênes de Notre-Dame, les dons proviennent des forêts domaniales de l’État, des massifs forestiers communaux et de la générosité de propriétaires privés. Dans les bois de Bercé, le général Georgelin se félicite, lyrique lui aussi, de la mobilisation : « C’est un chantier qui concerne toute la France. Il permettra d’assurer la sécurité de NotreDame pour huit à dix siècles. » Quoi qu’il en soit, pour les huit chênes de la Sarthe, les exigences étaient particulièrement élevées. La future flèche de la cathédrale reprendra les dimensions initiales de celle de Viollet-le-Duc. Son élancement sera rendu possible grâce au large empattement de son tabouret. « Il nous fallait des chênes dont les fûts atteignent les vingt mètres », nous explique François Auger. « Les chênaies domaniales sont vraisemblablement les seules à pouvoir fournir ce type de bois, car cela fait plus de deux cents ans que les chênes y sont menés en futaie régulière, une technique qui permet de produire des
arbres très élancés, ajoute Bertrand Munch, directeur général de l’ONF. Les huit chênes ont été choisis parmi les arbres arrivés à maturité et dont la récolte était programmée pour laisser place à une nouvelle génération. » Les experts ont pris leurs précautions. Le tabouret de la future flèche nécessite seulement six fûts de chênes. Mais il y a les impondérables. « Par exemple, des nœuds noirs dans le bois, c’est-à-dire cachés, qu’on ne peut pas voir avant que les arbres soient débités », explique l’un des experts. « Quoi qu’il arrive, les deux chênes supplémentaires seront eux aussi utilisés », rassure de son côté l’architecte Rémi Fromont, l’un des bras droits de Philippe Villeneuve. Les mille – premiers – chênes de Notre-Dame arriveront seulement fin 2022 ou début 2023 dans les ateliers des charpentiers chargés de la restauration de la cathédrale. D’ici là, ils devront être débardés, sciés, stockés, séchés. Dans les bois de Bercé, la presse ne lâche pas le général Georgelin. Alors, les travaux seront-ils achevés en 2024 comme l’a promis, le soir de l’incendie, le président de la République, Emmanuel Macron ? Le militaire, prudent, corrige le tir : « Je n’ai jamais dit cela, soutient-il. Ce que je promets, c’est que le culte pourra reprendre à cette date. » Depuis qu’il a pris ces fonctions, Georgelin promet, c’est vrai, un Te Deum le 16 avril 2024… Et la flèche ? Comme s’il avait un moment de doute, le général se tourne vers l’architecte. Villeneuve a le ton décidé de ceux qui veulent relever les défis. « Oui, en 2024, elle s’élancera à nouveau dans le ciel de Paris », lance-t-il. L’architecte paraît soudain bien téméraire. Un coup de bluff ? Remonter la flèche de Notre-Dame est l’un des grands défis techniques de la restauration. Et le chantier, lui, vit au rythme des impondérables…
À suivre… Photos : p. 116 © Sputnik p. 118-119 © Jean-François Monier / AFP
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 119
SAISONS // SAINT-JULIEN-CHAPTEUIL
l i u e t p a h C n e i l Un village u J au pied des sucs t n i Sa
Par Agnès Willaume 120 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
D’aucuns l’appellent le Saint-Paul-de-Vence local. Avec ses presque deux mille âmes, ce petit village auvergnat déploie une énergie peu commune pour porter haut ses couleurs.
D
ans le petit village de Saint- JulienChapteuil, au cœur de l’Auvergne, un nouvel arbre a été planté cet hiver. C’est un arbre de naissance, au pied duquel est apposée une plaque immortalisant les prénoms des petits Capitoliens nés l’année passée. C’est ainsi que le maire et ses conseillers accueillent et célèbrent la vie qui renaît dans les foyers et dans les jardins. Au creux de la montagne, certaines initiatives ont indéniablement plus de poésie qu’ailleurs et le cadre de vie donne une portée symbolique décuplée aux plus simples des traditions municipales. Saint-Julien-Chapteuil est par exemple un endroit où l’on trouve des moulins à eau. Il y en a notamment deux, espacés de quelques mètres tout au plus, dans les bois de la commune dont la mairie vient de faire l’acquisition. Cet achat, c’est la petite victoire de la saison de François Cabanes, notre conseiller municipal. Les petites bâtisses en pierres de taille surmontées de gigantesques lauzes ou de chaume font partie de la chaîne des moulins des Couderts et de Neyzac, qui datent pour certains du xviie siècle. Représentatifs de toutes les techniques de bâti locales : toits de genêts, de chaume, de lauzes sur voûte, etc., ils sont un petit bout de l’histoire des hommes et des femmes de Saint-Julien-Chapteuil en passe d’être sauvé de la ruine et de l’oubli. François est emballé par le projet, qui se veut attentif à la fois à l’environnement et à ses habitants. Les arbres en bataille seront remis en ordre par un élagueur du coin, les chemins et biefs seront nettoyés par des chevaux de trait ainsi que par des salariés d’une entreprise d’insertion. Une manière de prendre soin de la terre et des hommes dans un même mouvement qui n’est pas sans rappeler la définition même du « care », soin ou sollicitude selon les traductions, que proposent
notamment les Américaines Berenice Fisher, militante des droits civiques, et Joan C. Tronto, politologue féministe : « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie ». En effet, si la modeste petite équipe du conseil municipal a à cœur de prendre soin de son bel environnement entre ville et montagne, elle sait l’importance d’en faire autant pour celles et ceux qui l’habitent, et chacun tente de cultiver cet engagement à sa façon. Car le soin aux autres est bel et bien inscrit dans l’histoire du village, dont la tradition d’accueil remonte à la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle quelque mille réfugiés ont été accueillis. Une belle performance pour un village d’à peine plus de deux mille habitants à l’époque ! Pour l’essentiel ce sont des familles chassées de la Moselle et d’autres fuyant les bombardements de SaintÉtienne ou de Marseille qui se sont installées, pour parfois rester pour de bon. Parmi elles se trouvaient aussi quelques familles juives, et notamment celle de Serge Klarsfeld. Ce dernier garde du village et de cette période troublée de février 1944 jusqu’à la fin de la guerre des souvenirs heureux et paisibles. « Nous avons connu l’abondance après la faim qui tordait nos estomacs à Nice », racontera des années plus tard le célèbre avocat, qui est même retourné rendre visite à ses anciens camarades de l’école des sœurs de Saint-Joseph-de-Cluny et des frères des Écoles chrétiennes. Une tradition forte, donc, que les habitants de Saint-Julien-Chapteuil ont souhaité perpétuer. Ainsi l’histoire se poursuit-elle aujourd’hui avec LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 121
SAISONS // SAINT-JULIEN-CHAPTEUIL
l’accueil de familles réfugiées, déboutées du droit d’asile pour la plupart. « Un collectif les accompagne depuis leur arrivée à la sortie du Cada [centre d’accueil de demandeurs d’asile] en leur apportant un soutien matériel, financier et amical », explique François, que la démarche enthousiasme particulièrement. C’est l’association Le Tremplin, un centre d’hébergement et de réinsertion sociale du Puy-enVelay, qui s’occupe de répartir les familles. La toute première, qui a motivé la création du comité en 2014, était originaire du Kosovo. Des Gorans, littéralement « de la montagne » en slave, qui sont toujours épaulés dans leur adaptation à cette nouvelle montagne française. Face à la menace d’expulsion qui leur tombait dessus, un petit groupe de Capitoliens avait souhaité réagir en formant ce comité. Aujourd’hui, il est composé d’une douzaine de membres actifs, des femmes à la retraite pour la plupart, et d’un large cercle de sympathisants, qui ont moins de temps mais le donnent sans compter. Catholiques, protestants, athées, anciens ou actuels militants associatifs, syndicaux ou politiques, mais avant tout des hommes et des femmes de bonne volonté. Parmi eux, un couple de Saint- Julien-Chapteuil, Anne-Marie Eche et Antoine PuigCaixas, des militants chevronnés engagés entre autres dans le Réseau éducation sans frontières. Ils font régulièrement appel à la générosité des Capitoliens dans leur entreprise et sont rarement déçus. « Nous nous réunissons régulièrement et nous fonctionnons de façon très démocratique. De leur côté, les Capitoliens répondent toujours présents quand on les sollicite. Jusqu’ici, notre trésorerie était alimentée par des ventes de livres offerts par les habitants », explique Antoine Puig-Caixas. Mieux encore, les nouvelles familles qui arrivent, ne parlant pas ou peu français, ne connaissant personne et sans ressources, sont prises en charge par le collectif. C’est tout le charme de l’échelle de ce village où tout le monde se connaît, se parle et se soucie de l’autre. Depuis 2014, il y a eu beaucoup d’autres familles, individus ou mineurs isolés, avec chaque fois des difficultés différentes à affronter : montage de dossiers, demande d’aide matérielle et financière, 122 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
démarches administratives, recherche de lieux d’apprentissage pour les plus jeunes… « Actuellement nous accueillons une famille de six personnes – les parents et quatre jeunes âgés de 13 à 20 ans – et une jeune femme célibataire. Tous se sont vu refuser leur demande d’asile et par conséquent n’ont pas le droit de travailler. Ils ne perçoivent aucun revenu, si ce n’est les bourses d’étude pour les enfants scolarisés. Ils vivent de la solidarité des associations – Secours catholique, Secours populaire, Croix-Rouge et Restos du cœur – et des actions de notre comité de soutien », explique Anne-Marie, trésorière du comité. Il y a quelques années, François a même pris une jeune fille en stage au service départemental d’incendie et de secours. Il a été marqué par son implication. « Quand on a tissé des liens avec ces familles et qu’on a observé leurs efforts pour s’installer, c’est simplement insupportable de penser qu’elles pourraient être expulsées », souffle François, qui a investi beaucoup de temps et d’énergie dans ce combat.
Santé et dignité des anciens Prendre soin des plus fragiles, c’est également être présent pour les anciens du village qui ont tant souffert ces derniers mois du contexte Covid-19. Cela commence par le lancement d’une vaste campagne de vaccination pour les 75 ans et plus, qui sont cent vingt à Saint-Julien-Chapteuil, mais aussi répartis dans tous les hameaux alentour. Dans cette mise en œuvre, la fracture numérique est bien palpable. La plupart d’entre eux n’auraient jamais fait la démarche de téléphoner ou de se connecter au site ad hoc d’eux-mêmes. Ici comme ailleurs, plus à l’écart des tumultes de la grande ville, ils se sentent peut-être moins concernés ou moins dans l’urgence par rapport au flot de mauvaises nouvelles et de directives et imprécations nationales. Les personnes âgées sont ici comme dans beaucoup d’autres villages une invitation à ralentir le rythme de nos sociétés, témoins vivants du décalage tellement abyssal entre l’aspiration très partagée à des modes de vie plus humanisants et la société telle qu’elle s’organise au sommet,
les nouvelles familles de réfugiés qui arrivent, ne parlant pas ou peu français, ne connaissant personne et sans ressources, sont vite repérées et prises en charge par le collectif d’accueil.
le rythme, la rentabilité et la croissance effrénée qu’elle impose. Un combat perdu d’avance à moins de faire la révolution ! En attendant, pour que les plus vieux ne soient pas largués, humiliés par ces impératifs d’efficacité, il faut prendre le temps et le soin pour ces générations trop souvent infantilisées. Il y a là un réel enjeu de dignité que l’équipe municipale tâche de prendre en compte ! Pour mener à bien l’opération de vaccination, elle a donc transmis la liste des personnes concernées par la première campagne à l’hôpital, qui s’est chargé de les appeler une par une afin de leur parler du virus, du vaccin et de la marche à suivre. De quoi renforcer la volonté municipale de créer un centre de santé à taille humaine au cœur du bourg. C’est une demande de la population qui revient régulièrement mais qui n’a toujours pas pu aboutir, malgré l’unanimité et l’enthousiasme au sein du conseil municipal, faute de médecin généraliste partant pour l’aventure… À l’Ehpad de Saint-Julien-Chapteuil, Le Carme, il a aussi fallu expliquer et convaincre les familles pour que toutes celles et ceux qui le souhaitaient puissent être vaccinés. « Nous avons été le premier cluster de Haute-Loire en septembre dernier avec quarante-cinq cas dans un établissement dont la capacité est de cinquante-huit lits », déplore Gilles Chapuis, son directeur. Loin de céder à la peur, ce dernier a pris le parti de privilégier dès que possible les liens humains sur la sécurité à tout prix. Aucun résident n’a eu à porter de masque, ce sont aux soignants et aux visiteurs de faire attention. « On entend
beaucoup dire qu’on peut bien isoler les personnes quelques semaines dans une vie… mais, en l’occurrence, nos résidents vivent les dernières années de la leur. Il faut qu’ils en profitent et que leurs familles en profitent ! » s’indigne l’ex-cadre de santé. La situation est désormais sous contrôle et tous les résidents, sauf ceux qui n’ont pas été vaccinés, peuvent à nouveau rendre visite à leurs familles sans être isolés à leur retour. Au final, les restrictions sont très limitées. Le groupe de visiteuses porté par la pastorale de la santé a bien dû interrompre ses rendez-vous du mercredi pour se limiter à une présence réduite aux célébrations hebdomadaires qui ont lieu à la maison de retraite – sans eucharistie pour ne pas augmenter les risques de contamination –, mais les bénévoles de l’amicale Les Acacias arrivent toujours à proposer quelques animations, des groupes de musique essentiellement. Avant la pandémie, les bénévoles venaient chaque semaine proposer des activités aux résidents, issus en grande majorité de la campagne. « On leur faisait faire le beurre comme ils le faisaient chez eux. Ensuite on le mangeait tous ensemble avec du saucisson et du pain de seigle ! » raconte Marinette, trésorière des Acacias, avec nostalgie. « Pour les personnes atteintes d’Alzheimer, c’est devenu très difficile avec les masques et la distanciation, parce que beaucoup de choses passaient par le contact physique, qui est désormais interdit », regrette-t-elle, et ce malgré la grande bienveillance de la direction, qui, dans tout la mesure du possible, leur ouvre grand les portes. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 123
SAISONS // SAINT-JULIEN-CHAPTEUIL
À la mairie, quand il est question de soin et d’attention aux personnes, François travaille aussi régulièrement avec Agnès Mourlevat, première adjointe. La solidarité, c’est un peu elle qui l’incarne en fédérant les différentes associations de solidarité en présence : Secours catholique, Banque alimentaire, centre communal d’action sociale (CCAS)… Elle préside également la commission sociale de la mairie, composée de six femmes et d’un homme seulement. Une nouvelle preuve s’il en fallait que la solidarité est souvent une affaire de femmes !
Une promotion bienvenue Comme beaucoup d’autres, à l’entendre, Agnès est arrivée un peu par hasard comme simple conseillère en fin de liste en 2014, « pour rendre service ». C’était sans compter sur la défection en cours de mandat de sa prédécesseure première adjointe, qui l’a poussée à cette responsabilité sans qu’elle le voie venir. « J’en suis très heureuse, reconnaît Agnès. André me laisse beaucoup de marge de manœuvre, tout en me garantissant son soutien dans les difficultés. C’est une chance de travailler avec lui ! » Et, de fait, avec André Ferret, le maire en place, elle a le sentiment de pouvoir innover, bousculer parfois les traditions, comme avec ce sempiternel repas dansant des aînés qu’elle a transformé en spectacle musical avec goûter gastronomique composé de produits locaux. « J’ai eu envie de leur offrir un peu de culture. Certes, ça demande plus d’investissement, plus de recherches, il faut aussi aller voir les spectacles en amont avec des membres de l’équipe municipale… mais les réactions sont toujours extrêmement positives ! Quand c’était possible, ils pouvaient toujours aller au restaurant pour se faire plaisir, mais ils ne vont plus jamais au spectacle et, finalement, c’est ça qui leur manque », constate Agnès. Bien sûr, cet hiver, en raison du contexte sanitaire, il a encore fallu innover pour maintenir le lien coûte que coûte. Pas de retrouvailles, ni de spectacle ou de danse cette année pour Noël, mais des colis ou bons d’achat chez les restaurateurs capitoliens. Encore une fois, c’est la joyeuse équipe du conseil municipal qui s’est retroussé les manches pour 124 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
composer les colis : un tote bag réalisé par la boutique Au fil du Meygal de la place du Marché et rempli de produits sélectionnés exclusivement chez les producteurs et commerçants locaux, pour qui la période est loin d’être simple. Tisanes, miel, saucisses sèches, gâteaux… de quoi réchauffer les cœurs et les corps pendant cette saison particulièrement froide. « En fait, la composition des colis a même été l’occasion de passer un très bon moment convivial entre conseillers », souligne la jeune retraitée d’une crèche associative. Le CCAS aussi fait vivre la solidarité, apportant régulièrement son soutien aux familles en difficulté à travers des bons d’achat ou le règlement de factures en souffrance. Ce sont les membres de la commission sociale de la mairie qui reçoivent individuellement les personnes et cherchent avec elles des solutions. Une mission qui n’est pas totalement nouvelle pour Agnès, qui a été assistante sociale pendant près de quinze ans. « Ce qui me motive, c’est qu’en étant adjointe dans une mairie comme la nôtre on peut agir très concrètement pour améliorer la vie des gens, souvent bien plus que je n’ai pu le faire dans mon métier d’assistante sociale », se réjouit-elle encore. Ainsi passent les jours et les semaines sur les monts du Mézenc, au cours d’un hiver qui a bien voulu cette année semer un peu de neige sur les hauteurs. Entre deux réunions, François en a profité pour aller skier sur le Meygal et le Mézenc et, sa bougeotte aidant, dans les Alpes, où il a même carrément chaussé les peaux de phoque pour partir en randonnée avec Marie-Jo, sa femme. Pour les non-initiés, la peau de phoque, qui se fixe sur les skis et peut être naturelle ou synthétique, permet au skieur de ne glisser que dans un sens et ainsi de remonter les pentes sans avoir à déchausser. Une énième manière de s’évader ! « Même si le conseil municipal m’occupe plus que ce que j’aurais imaginé ! » regrette un peu François, qui mise sur la retraite imminente de Marie-Jo pour renouer avec les grandes escapades… Affaire à suivre donc !
…
LES LIVRES DU PRINTEMPS Nul ne sait à quoi ressemblera ce printemps 2021. Entre les menaces qui l’obscurcissent et les promesses portées par la saison, nous allons tâtonner, hésiter, espérer, nous inquiéter. Il nous faudra puiser dans nos ressources, et quelle source est plus féconde que celle de la littérature ? Profitons donc et nourrissons-nous de romans, d’essais, d’histoire et de réflexions. C’est si bon !
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CULTURE // LES LIVRES DU PRINTEMPS
Le nid vide
Ils en avaient décidé ainsi : Anne-Marie et Patrick accompagneraient leur fils Théo pour son déménagement, c’était beaucoup mieux, voilà tout ! Théo avait obtempéré. Dernier enfant de la fratrie, il quittait à son tour le giron familial, heureux de son envol de jeune étudiant, ne soupçonnant pas la petite bombe qu’il laissait derrière lui. Le jour du départ est soudainement là, chacun feint l’ignorance, mais, à chaque instant, tout devient
symbole. Anne-Marie observe l’ensemble des détails du quotidien, de leur quotidien de toujours, se solder par un point final. Dernier éveil tardif de leur fils, dernier petit déjeuner préparé par ses soins, dernier départ de la maison. Il n’y reviendra plus, sinon de passage, las de laver son linge et de se préparer à manger, il est si jeune encore. Patrick tient son rôle de père, efficace et peu bavard, il conduira le Kangoo prêté par son employeur et aidera à porter les cartons jusqu’au quatrième étage, dans cet appartement un peu sordide à ses yeux. Le trio se met en
route et la journée de déménagement ressemble exactement à ce qu’elle doit être. Anne-Marie, cependant, voudrait qu’elle soit exceptionnelle. Après le déballage et le rangement, elle suggère un restaurant. Là, elle évoque des pans de passé inédits et se perd en déballages sentimentaux que tous voudraient éviter. Vient le moment de partir et Théo prend sa mère dans ses bras. Il a compris, son père aussi. Lorsque Anne-Marie retrouve sa maison, un vertige la saisit, l’effondrement est réel, comment l’affronter ? De subterfuges en tergiversations, nous l’accompagnerons jusqu’à la fin de cette journée, qui frôlera la tragédie… La force de Philippe Besson réside dans la sobriété de ses récits et la puissance qu’il en tire. Une tranche de pain sur une assiette, une main qui effleure une épaule… et l’émotion nous submerge, alors qu’on avait cru, l’espace d’un instant, qu’il nous embobinait, nous entraînant dans la vacuité et la banalité d’une vie ordinaire…
graphes explore l’attachement de l’auteur pour ce personnage étrange de Jonas, qui refuse d’aller porter un message de mort, avant de refuser que la sentence ne soit pas appliquée. Par-delà les images d’un Jonas dans sa baleine ou sous sa courge, c’est bien la condition humaine qui intéresse l’auteur, le prophète étant vu comme un archétype de l’homme contemporain. Le dialogue permanent entre la voix de Dieu et celle de Jonas forge l’espace de la liberté dans ce qu’elle a de plus complexe, construite de refus et de soumissions, de décisions et de contraintes, finalement de toute-puissance et de miséricorde. Mais surtout construite sur une parole reçue et une parole transmise, sur une voix qui devient voie en empruntant tout autant les chemins de la raison que ceux du corps. Et qui, inexorablement, oblige l’homme à se situer non seulement par
Gaëlle Dupré Philippe Besson, Le Dernier Enfant, Julliard, 208 p., 19 €
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Si humaine condition
Jean-Louis Poitevin raconte l’histoire d’un Jonas contemporain allant délivrer un message dans la ville de Mossoul, construite sur les ruines de l’antique Ninive. Roman, conte philosophique, poème en prose, ce livre de deux cents soixante-dix petits para-
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rapport à lui-même mais également par rapport au monde et à l’histoire, qui est peut-être la troisième héroïne déconstruite de ce roman.
Le si court texte biblique qui l’inspire a suscité nombre de commentaires, dans les traditions juives et chrétiennes, durant des siècles, sur une théologie de l’histoire. L’auteur montre avec finesse comment le monde dans lequel s’aventure son héros, s’il est évidemment soumis à l’histoire et à ses cascades de conséquences, est également ouvert à notre propre possibilité de ne pas prononcer la sentence édictée. Le geste de Dieu que ne comprend pas Jonas, cette possibilité de changer le cours des choses parce que l’on a été touché par la miséricorde, cette capacité à déroger qui n’est pas une impuissance sont finalement l’espace d’une liberté aussi fondamentale que difficile : celle d’avoir voix au chapitre et donc d’avoir la nécessité de nous situer. C’est peut-être pourquoi le roman se termine par ces mots trois fois répétés : Où es-tu ? Boris Grebille Jean-Louis Poitevin, Jonas ou l’extinction de l’attente, Tinbad, 156 p., 18 €
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Vivre sa foi dans les camps nazis
Il est courant d’écrire que « Dieu est mort à Auschwitz » tant la déportation a fait peser sur les représentations traditionnelles du divin de lourds soupçons. Adrien Louandre tire de ses recherches un ouvrage qui déplace le problème de la métaphysique vers l’histoire : « Quelles expériences religieuses – et en particulier
chrétiennes – ont éprouvé les déportés croyants dans les camps de concentration ? » Dur d’écrire sur « la foi » ; le jeune historien, pour approcher l’expérience intérieure, part plutôt d’une anthropologie religieuse. Il revient, par exemple, sur ces déportés qui, au péril de leur vie, ont assuré la
continuité d’un culte en se procurant par exemple, par des stratagèmes complexes, des hosties – ce qui n’a pas été partout possible. La messe, surtout pour les religieux et les prêtres, acquiert le statut d’un acte de « résistance spirituelle » : pour l’abbé Deswaerte, déporté à Melk, c’est paradoxalement « la plus importante victoire » acquise au sein du camp. Par un jeu d’homologie entre la culture religieuse et la réalité des camps, les situations éprouvantes sont relues à l’aune des épisodes bibliques, comme la Passion. La mort est interprétée comme un « martyre » – surtout lorsqu’il est volontaire, à l’instar de ceux de Maximilien Kolbe ou de Mère Élisabeth – même si l’historien nuance : « Tous les chrétiens sont bien loin d’avoir accepté leur mort. »
Écrire sur la déportation n’est jamais facile et Adrien Louandre y parvient sans jamais sombrer ni dans le voyeurisme des horreurs vécues, ni dans l’apologie simpliste de croyants placés à la limite de toute humanité. Le camp n’est d’ailleurs pas toujours un lieu où le sentiment religieux se renforce, au contraire, c’est parfois la perte qui l’emporte. Être déporté est avant tout une expérience limite qui déplace les éléments les plus ancrés de la foi traditionnelle, à l’instar de celle de Jean Héricourt, qui relate son impossibilité de réciter le Notre Père quand le « pain quotidien » n’est plus là et de « pardonner à ceux qui nous sont offensés ». Le dernier chapitre, à la tonalité personnelle, donne l’interprétation du croyant engagé – Adrien Louandre a été un permanent du Mouvement rural de jeunesse chrétienne –, qui se discute mais interpelle : « L’Amour a été présent dans les camps, nous l’avons montré, même si, bien sûr, l’horreur l’était plus. » Anthony Favier Adrien Louandre, Dieu n’est pas mort en enfer – Les chrétiens dans les camps nazis, Salvator, 344 p., 22 €
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Ami d’une vie…
Avant sa vie de bohème lors de son arrivée clandestine à Paris, puis sa consécration avec le prix Goncourt, et enfin les honneurs de l’Académie française, Andreï Makine vécut sa jeunesse dans un orphelinat en Sibérie. Avec L’Ami
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CULTURE // LES LIVRES DU PRINTEMPS
arménien, il revient sur sa rencontre, adolescent, avec le jeune Vardan, moment précieux et fondateur de sa propre identité : « Vardan m’a appris à être celui que je n’étais pas. » Le contexte soviétique et surtout arménien imprègne le roman ; du génocide de 1915 au conflit du Haut- Karabagh, que transcende le secret de Vardan.
Vardan est cet adolescent qu’un mal mystérieux, la « maladie arménienne » ronge, ne lui laissant que quelques mois à vivre. Ce compte à rebours avec la mort explique qu’il obéisse à « un autre principe d’existence », car « le peu de jours qu’il restait à vivre devait servir à l’essentiel ». Vardan est différent, étrange, hors du temps, à l’image du lieu improbable qui sert de décor au roman. Le Boutdu-Diable est un lieu-dit aux confins de la Sibérie, un décor de barbelés et de peintures de propagande. Vardan et les siens y vivent en lisière des remparts de la prison où leurs proches sont détenus en attente d’être jugés.
La douceur de cette communauté arménienne contraste avec la rudesse et la violence de la Sibérie soviétique. Il y a la mère, Chamiran, qui accueille l’orphelin Makine avec considération ; la belle Gulizar, qui, avec son mari prisonnier, finira par incarner « l’amour même dans son expression la plus terrestre, la plus tragiquement brève et, pourtant, absolue » ; enfin, Sarven, le patriarche, qui écoute les estropiés de la grande guerre venus « dégeler leur âme ». Au final, cette parenthèse arménienne coïncidera « avec les quelques semaines ensoleillées d’un été retardataire ». Quelques mois plus tard, « je me rendais compte que chaque année allait m’éloigner un peu plus de Vardan ». Alors pourquoi avoir attendu une vie pour le retrouver ? « Je devais me trouver à l’unisson de cet enfant et de son étrangeté », c’est-à-dire vivre comme lui « l’épuisement […] du risible nombre de jours qui nous séparent de la mort ».
exilée à Paris. Elle est racontée par Hélène Coutard dans une enquête saisissante. Dans de longs portraits fouillés, l’autrice raconte ces Saoudiennes qui ont fui l’un des patriarcats les plus rigides du monde. En Arabie saoudite, il est encore impossible pour les femmes de s’inscrire à l’université, de se marier ou de travailler sans l’autorisation d’un père, d’un frère, d’un mari. Alors, lorsqu’il est trop difficile de se battre contre le système, certaines font le choix de partir vers l’Europe ou les États-Unis. À travers leurs histoires, la journaliste décrit le quotidien de ces femmes. D’abord, l’enfermement et la violence, mais aussi la fuite, le désir de liberté et le difficile chemin pour avoir une vie à soi. Avant de s’exiler, elles ont subi la violence des patriarches. Sara, Munira, Selma, Jane, Robin et d’autres témoignent des coups
Henri Lastenouse Andreï Makine, L’Ami arménien, Grasset, 216 p., 18 €
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Capitaines de leur vie
À l’aéroport Roissy-Charles-deGaulle, une femme en abaya noire court vers le service des douanes. Devant le policier, elle raconte qu’elle est Saoudienne et qu’elle demande l’asile à la France afin de fuir son mari. Cette histoire est celle de Julia,
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portés par les frères et les pères, des supplications pour pouvoir suivre un cursus à l’université, du port obligatoire du voile intégral et des mariages arrangés.
Avant de fuir, il a fallu également faire face à un État qui fait preuve d’un zèle sans pareil lorsqu’il s’agit de surveiller ses citoyennes. Les témoignages sont saisissants et illustrent les moyens conséquents mobilisés pour éviter l’échappée de femmes qui « salirait » la réputation du pays à l’international. Et lorsqu’elles parviennent à s’échapper – les échecs existent – le plus dur reste à faire : les longues procédures de demande d’asile, les problèmes d’argent et la peur de se faire rattraper par le passé. Pourtant, lorsqu’elles sont interrogées, ces fugitives sont unanimes : si c’était à refaire, elles recommenceraient sans hésiter. Rien ne vaut être maîtresse de son propre destin. Wassila Belhacine Hélène Coutard, Les Fugitives – Partir ou mourir en Arabie saoudite, Seuil, 240 p., 19,00 €
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L’ombre du Z
Il fallait oser. Allonger Zinédine Zidane sur le divan. Sans le connaître et sans même lui demander son avis. Zidane, le mythe, l’homme de tous les possibles, véritable fauve au magnétisme insondable, une des plus grandes légendes du foot. La psychanalyste Sabine Callegari, qui a bien retenu la leçon de Jacques Lacan – « L’analyste ne s’autorise que de lui-même » –, relève le défi. Son livre est étonnant et remarquable et, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il détonne
dans le milieu psychanalytique. Le propos est habile, car si Sabine Callegari n’a hélas pas eu la possibilité d’accéder directement aux rêves de notre danseur des terrains, elle sait pour le moins
que Zidane est une extraordinaire machine à rêves pour toute la planète et, à l’heure où la France entière s’allonge sur le divan de la série En thérapie, gageons que Zizou pourrait bien prétendre au statut de patient préféré des Français. Sabine Callegari descend dans l’arène du football, où se mêlent avec une folle incandescence le pulsionnel, les passions, la folie de l’argent, mais aussi l’un des plus exaltants spectacles qui soit, qui nous fait parfois tutoyer les dieux. Zidane est une énigme. Il échappe. Il semble prévisible et il est impulsif. Il a la douceur des poètes, son irrésistible sourire porte la candeur de l’enfance, mais c’est un redoutable guerrier sur le terrain, capable du plus beau football mais aussi de faire le coup de poing si on ne le respecte pas, et c’est surtout un compétiteur affuté auquel rien ne peut résister. Rien, sauf peut-être
lui-même. Et c’est là que Sabine Callegari touche au cœur du mystère : « Il y a une forme de dieu père aux sources de […] Zidane. […] une manière profondément spirituelle de se représenter la figure paternelle a façonné son être comme sa trajectoire. » La question est posée : comment aller toujours plus loin dans ce que le père attend de moi ? Qu’est-ce que l’autre me veut ? Qu’est-ce que l’autre désire, comment répondre le mieux possible à ce désir ? Avec minutie et méthode, la psychanalyste mène l’enquête, ses recherches sont passionnées et passionnantes, d’autant qu’elle ne laisse rien au hasard et ose interroger la « nuit obscure de l’âme » du champion, notamment le fameux « coup de boule » de 2006… Tel le phénix, Zidane renaît toujours de ses cendres, non sans avoir été, à chaque fois, jusqu’au bout de luimême. Dans ses réussites exemplaires, comme dans ses errances opaques, il revendique, presque malgré lui, une absolue liberté. Et c’est peut-être ce qui nous fascine le plus chez lui. Après La Vie augmentée, son premier livre, Sabine Callegari continue d’ouvrir la voie à une psychanalyse plus proche et plus humaine, en rendant avec subtilité et pudeur sa part d’ombre à l’un des plus grands sportifs de tous les temps. Jean-François Rouzières Sabine Callegari, Dans la tête de Zidane, Nouveau Monde Éditions, 224 p., 18,90 €
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021 - 129
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Ont collaboré à ce numéro : Cécile Andrzejewski, Javier Bauluz, Wassila Belhacine, Sarah Boucault, Jean-François Bouthors, Frédéric Brillet, David Brouzet, Antoine Champagne, Sandrine Chesnel, Philippe Clanché, Arthur Colin, Jacques Duplessy, Gaëlle Dupré, Bernard Fauconnier, Anthony Favier, Boris Grebille, Henri Lastenouse, Lionel Lévy, Juliette Loiseau, Morgane Pellennec, Sébastien Poupon, François Quenin, Timothée de Rauglaudre, Marion Rousset, Jean-François Rouzières, Bernadette Sauvaget, Agnès Willaume.
130 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2021
Diffusion, abonnements : NEXT2C / Témoignage chrétien Service abonnement CS 40032 67085 Strasbourg cedex Tél. : 03 88 66 26 19 Vente au numéro/VPC : contacttc@temoignagechretien.fr Imprimerie : Corlet Imprimeur, Condé-sur-Noireau (France). ISSN : 0244-1462 / No CPPAP : 1024 C 82904
TC
Les défis de la fraternité
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CAHIER D'ÉTÉ LE 24 JUIN 2021 « Le monde est finalement sauvé par un petit nombre d’hommes et de femmes qui ne lui ressemblent pas. » François Mauriac (1885-1970) Image de couverture : William Brodie, Hercule, 1850, Portmeirion, Pays de Galles, Royaume-Uni.
Migrants La route meurtrière des Canaries En thérapie Le regard du psychanalyste Jean-François Rouzières sur la série évènement d’Arte et aussi : La forêt au secours de Notre-Dame, Saint-Julien-Chapteuil, un village aux petits soins, la renaissance sous toutes ses formes, le cinéma au secours de l’écologie Notre dossier : Peut-on sauver le monde ? Quel Sauveur pour quel Salut ? Les valeurs qui nous portent Le transhumanisme, leurre ou espoir ? L’Onu, un espoir mondial malgré ses failles Les philanthropes, l’État et nous Corine Pelluchon : réparons le monde ! Nouvelles technologies, que peut-on en attendre ?
Les Cahiers du Témoignage chrétien – Printemps 2021 – Supplément au no 3910 – 11,90 € – ISBN 978-2-490646-04-3
Supplément au no 3910 de Témoignage chrétien
Art Les galeries nous offrent des trésors, profitons-en !
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Printemps 2021
QAnons Ils ont fait trembler la démocratie américaine. Qui sont-ils, comment leurs idées se propagent-elles ?
Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN
GRAND ENTRETIEN L’historienne Jacqueline Chabbi éclaire la formation de l’islam et les origines du Coran
Peut-on sauver le monde ? Les Cahiers du
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Printemps 2021