Cahier Hiver 2021

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Témoignage

BANQUETS, NOCES ET FESTINS Balade en images dans des temps qui reviendront À CHACUNE SON EVEREST Quand la solidarité pousse à se dépasser COVID-19 Et si l’épidémie ouvrait des possibles ? Entretien avec le sociologue Bernard Perret et aussi : Saint-Julien-Chapteuil, village auvergnat, Les professeurs au cinéma en hommage à Samuel Paty, Entrez dans la peinture, Le feuilleton de Notre-Dame, Pompiers, les soldats du quotidien… Notre dossier : UN MONDE SANS dieu ? SONDAGE Comment fête-t-on Noël ? LE PAYSAGE RELIGIEUX Qui croit, en quoi et comment évolue notre rapport à la religion ? TRANSMETTRE LA FOI Pour ceux dont c’est le bien le plus précieux QU’EST CE QUE L’ÂME ? Roselyne Dupont-Roc, Timothée de Fombelle, Sylvie Germain et Jean-François Rouzières répondent RITES LAÏQUES Ceux qui ne croient pas ou plus doivent réinventer des cérémonies ÉCOLOGIE Quelles dimensions spirituelles lui donner ? SALUT Qu’est ce qui nous sauve ?

Les Cahiers du Témoignage chrétien – Hiver 2021 – Supplément au no 3898 – 11,90 € – ISBN 978-2-490646-04-3

Hiver 2021

ITALIE Quand les biens de la mafia sont redistribués

Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN

GRAND ENTRETIEN Cynthia Fleury, Ne laissons pas le ressentiment nous fragiliser

Supplément au no 3898 de Témoignage chrétien

Black Beach Day

chrétien L I B R E S ,

E N G A G É S

D E P U I S

1 9 4 1

Un monde sans

Dieu ? Les Cahiers du

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Hiver 2021


TC

Les défis de la fraternité

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CAHIER DE PRINTEMPS LE 25 MARS 2021

« Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Voltaire (1694-1778) Image de couverture : Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, 1889. Museum of Modern Art, New York


Fratelli tutti

I

l est des années qu’on ne regrette pas en se disant que la prochaine pourra difficilement être pire que celle que l’on quitte. Ainsi en est-il de 2020, même si nous avons au cœur un pincement, une angoisse à l’idée que nous sommes fort peu sûrs de l’an qui vient. Y verrons-nous le bout de cette pandémie qui a détraqué tous nos comportements, toutes nos habitudes, jusque dans l’intime ? Allons-nous de nouveau pouvoir nous embrasser, nous étreindre, serrer sur nos poitrines ceux et celles que nous chérissons ? Allons-nous pouvoir réenvisager les inconnus que nous croisons ou resteront-ils anonymes, cachés derrière leur masque, soupçonnés d’être celui ou celle qui va conduire le virus jusqu’à nos poumons ? Osons un petit exercice de voyage dans le temps et imaginons-nous débarquant sans mode d’emploi du monde de décembre 2019 à celui de décembre 2020… S’il fallait une preuve que l’avenir n’appartient qu’à luimême et nullement à nos pronostics, prévisions et prédictions, elle serait là, sous nos yeux, impuissants à nous aider à comprendre ce qui a bien pu arriver. Aussi, plutôt que de tenter de mettre la main sur ce qui vient, faisons le bilan de ce qui, au bout du compte, ne va pas si mal. D’abord, malgré l’épreuve, les États ont tenu bon, et il est apparu que seule leur puissance pouvait amortir le choc alors qu’il était de bon ton de gloser sur leur faiblesse comparée à celle des géants économiques, en particulier ceux du monde numérique. Dans la tourmente, les populistes, du moins pour l’instant, ne ramassent pas la mise. Donald Trump, le grand menteur en chef, a été mis en échec. Certes, l’affreux Bolsonaro sévit encore au Brésil, mais, en Europe, leur influence s’érode. Et l’Europe, justement, secouée par les bégaiements du Brexit voilà une année, a su montrer qu’elle avait la bonne dimension face à une crise de cette ampleur. Mais peut-être est-ce le pape François qui, au cours de cette année, a eu les seuls mots qui peuvent nous aider à accueillir les temps qui viennent avec leurs angoisses et leurs tristesses, leurs joies et leurs espoirs : F ­ ratelli tutti, tous frères… et sœurs.

Christine Pedotti

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 3


somm Édito Aujourd’hui p. 6 Un trimestre européen

Maintenant

p. 8 Un monde sans Dieu ?

p. 47 La pandémie, – Des dieux à l’âme une échappée vers l’avenir ? – Et vous, vous faites quoi pour Noël ? Entretien avec Bernard Perret – Croire ou ne pas croire – Le paysage religieux en France – Qu’est-ce que l’âme ? – Ceux qui ne croient plus – God Bless America – Dieu, Gaïa et la terre – Vous avez dit salut… p. II Banquets, noces et festins – Transmettre la foi p. X Soldats du quotidien – Quêtes spirituelles p. xVii Entrez dans la peinture ! – Rites laïques Un voyage intérieur Comment dire adieu ?

VOIR

p. xxIv De la solitude à l’extase

4 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


aire

hiver  2021

Saisons p. 106 Dissidences p. 109 Professeur, le plus beau métier du monde ?

p. 1 12 Chronique de la famille Aboubien

Regards

p. 1 14 Le feuilleton de Notre-Dame

p. 83 Italie

p. 120 Saint-Julien-Chapteuil

Sur les terres de l’antimafia

Un village au pied des sucs

p. 90 À chacune son Everest

p. 125 Livres

p. 96 Fraternités

Grand entretien p. 98 Cynthia Fleury Sortir de l’ombre du ressentiment LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 5


REGARDS AUJOURD’HUI

Un trimestre européen

L’Europe avance, la plupart du temps avec l’inertie d’un p ­ aquebot, parfois plus vite, sous l’effet d’événements imprévus ou d’une v­ olonté politique affirmée. Florilège.

Biden l’Irlandais… Le nouveau président des États-Unis s’appelle Joe Biden et ses origines sont irlandaises. Avec son élection, nombreux sont ceux en Europe qui espèrent un retour au business as usual. Pourtant, cet espoir est un mirage. Petit rappel, c’est sous Obama – et Biden – que les États-Unis ont opéré leur « pivot stratégique » vers l’Orient, ou que l’accord commercial transatlantique a échoué, notamment sur la question des Gafam. Mais ne boudons pas notre plaisir ! Cette élection marque d’abord le retour de la décence. Et la décence porte un nom bien connu dans les relations internationales,

l’état de droit. Il était temps ! Dans le sillage de Trump, de nombreux gouvernements étrangers s’étaient autorisé quelques franchissements de ligne rouge, par exemple sur les rives de la Tamise… Désormais, l’ambiance générale sera moins tendre, notamment en ce qui concerne la volonté britannique de quitter l’Union européenne en dynamitant le processus de paix irlandais. Croisé par une équipe de la BBC, Joe Biden a envoyé un message simple et souriant : « The BBC? I’m Irish! » Arthur Colin & Henri Lastenouse, Sauvons l’Europe

Post-Brexit, no limit! À peine Trump battu, son compère Boris Johnson annonce à ses députés son ambition de « rétablir » la position du Royaume-Uni en tant que « première puissance navale en Europe ». Le Royaume-Uni investira ainsi 190 milliards de livres (212 milliards d’euros) dans sa défense durant les quatre prochaines années, soit 2,2 % de son PIB. « C’est plus que tout autre pays européen et plus que tout autre allié au sein de l’Otan, hormis les États-Unis », a affirmé Johnson. Voilà, une forme de conclusion au Brexit qui ne manquera pas de rappeler la formule d’un certain François Mitterrand, pour qui le « nationalisme, c’est la guerre »… Mais il semble bien que Boris veuille aussi faire sien l’adage « The sky is my limit. » En effet, Il a également confirmé la création d’un nouveau commandement spatial britannique pour envoyer dans l’espace des satellites britanniques. Un premier départ de fusée vers l’espace est annoncé pour 2022 depuis l’Écosse ! Henri Lastenouse 6 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


Relocaliser, de la parole aux actes… Depuis le début de la pandémie, la France se veut en pointe en Europe sur la question des relocalisations. En même temps, la France est le pays de l’UE qui sous-traite le plus son industrie hors de ses frontières. Selon France Stratégie, 60 % des salariés des groupes industriels français travaillent à l’étranger, contre 38 % pour l’industrie allemande, 26 % pour l’Italie ou 10 % pour l’Espagne. Dans la réalité, une relocalisa-

tion est un engagement de long terme nécessitant des décisions stratégiques d’investissement, qui se décident difficilement en pleine crise. Conséquences, selon un sondage Randstad/Opinionway publié fin novembre, seuls 1 % des industriels allemands et 4 % de leurs confrères français envisagent vraiment une relocalisation de leur production… Henri Lastenouse

Effet Covid, tour d’Europe Un récent sondage paneuropéen permet d’appréhender l’impact de la pandémie de Covid19 sur le degré de confiance des citoyens envers leur classe politique. Tendance générale, un gain pour les partis de gouvernement et, a contrario, une perte de vitesse pour les populistes. En Allemagne – contrairement à ce qui se passe en France, où deux tiers des sondés désapprouvent la gestion gouvernementale –, la coalition des conservateurs de la CDU et des sociaux-démocrates voit sa gestion de la crise approuvée par une majorité de citoyens. Le constat est assez semblable aux Pays-Bas et au Danemark. Au Royaume-Uni, où la satisfaction est bien moindre, les Tories enregistrent malgré tout un gain de confiance, mais bien inférieur à celui du Labour, qui progresse de 15 points. Les gouvernants sont moins à l’aise en Suède et en Espagne, rares pays où ils sont en recul et où la confiance envers l’extrême droite progresse. En Italie, le jugement plutôt favorable envers l’action gouvernementale bénéficie aux progressistes du parti démocrate, mais pas à son partenaire de coalition, le Mouvement 5 étoiles. Bref, le sérieux est une valeur qui a de nouveau le vent en poupe en Europe ! Pour preuve, la Lega du populiste Matteo Salvini est le parti qui y connaît la plus grande chute de confiance… Sébastien Poupon, Sauvons l’Europe

Un dialogue religieux pour sauver des vies Le 27 novembre dernier, la Commission européenne a parrainé le premier dialogue religieux annuel de l’ère Von der Leyen. Se référant aux récents attentats, le métropolite Athénagoras de Belgique a souligné le rôle de l’éducation et des échanges de type Erasmus pour aider à en apprendre davantage sur la diversité des croyances. La politique migratoire était également à l’agenda.

De nombreux représentants ont estimé que « l’Europe a perdu son âme » avec le naufrage des migrants en mer. Selon Heinrich Bedford-Strohm, président du Conseil de l’Église évangélique d’Allemagne, l’objectif louable de l’UE d’un pacte sur les migrations et l’asile ne peut être une alternative au devoir de sauver des vies en mer. Henri Lastenouse LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 7


@ Brigitte Merle / Photononstop via AFP


?

un monde sans DIEU En 2019, une étude menée dans le monde entier – trente-quatre pays – par le Pew Research Center pose la question suivante : « Pensez-vous que croire en Dieu est nécessaire pour faire preuve de moralité et avoir de bonnes valeurs ? » La Suède et la France sont les deux pays qui répondent le plus massivement que ce n’est pas nécessaire ; respectivement 90 et 84 % de réponses négatives. Par comparaison, aux États-Unis, 44 % de la population croit Dieu nécessaire et 54 % non et, à l’autre bout du spectre, ces chiffres sont de 96 % et 2 % en Indonésie. Le signe de la sécularisation est de ne plus faire de Dieu une sorte de gendarme suprême et de penser que les lois peuvent s’imposer à tous et toutes parce qu’elles sont bonnes et justes, et établies selon un processus démocratique horizontal dans lequel c’est le consentement de chacun qui leur donne autorité. Pourtant, même si le « Dieu de l’ordre et du jugement » s’efface, il reste au cœur des êtres humains une dimension qui demeure en attente. C’est l’espace de la vie spirituelle, du désir des rites, c’est l’inquiétude qui persiste du sens de l’existence de chacun, du destin de l’humanité. Le ciel n’est plus un tribunal mais il n’est pas totalement vidé. Nous pouvons nous lamenter sur cet effacement d’un Dieu « nécessaire », nous pouvons aussi nous réjouir de l’avènement – certainement discret – d’un Dieu de la gratuité, du désir et non du besoin. Le christianisme, qui reconnaît la présence de Dieu dans la fragilité de la chair d’un nouveau-né venu à la vie dans le quasi-anonymat d’une province éloignée de l’Empire romain, ne célèbre pas la venue du gendarme du monde mais l’irruption d’une espérance pour l’humanité.

Christine Pedotti

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 9


AUJOURD’HUI // UN MONDE SANS DIEU ?

À

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Par Christine Pedotti

Q

uand on observe l’état des croyances en France, on constate que le critère le plus déterminant de l’adhésion religieuse est celui de l’âge. Plus on est jeune, moins on croit, et moins forte est l’adhésion à un système institutionnel de croyance. Exit donc l’influence des « grandes religions » sur les moins de 25 ans. Mais, en même temps, l’athéisme militant, fondé en raison, perd aussi du terrain au profit de ­l’indifférence. Et c’est sans doute là que réside la nouveauté ; la montée de l’indifférence. Pour des millions de femmes et d’hommes, et surtout les plus jeunes, « Dieu » n’existe pas au sens où la question même n’existe pas. Dieu ou pas, ils s’en fichent. La question de Dieu est d’ailleurs aujourd’hui une question de mots pour le dire avant même d’être une question de foi, de débat théologique ou de discussion philosophique. Quand je dis « Dieu », de quoi suis-je en train de parler ? L’affaiblissement des grands systèmes de croyance, en particulier de la proposition chrétienne – en France principalement catholique – laisse la majorité de nos contemporains indécis et désemparés. Il est vrai que le mot même a une histoire complexe. Issu du deus latin, il a les traits que Jupiter a hérités de Zeus, le maître de l’univers – qu’il gouverne éclairs et colère au poing – et l’arbitre de ses querelles, auxquelles, d’ailleurs, il se mêle assez volontiers. La philosophie grecque, avec Aristote, en fait un principe et, dans les deux cas, cette figure divine a peu à voir avec le « Dieu » du petit peuple juif, dont avec une sage précaution on ne prononce pas le nom ni ne représente les traits. Ce que nous désignons du nom de « Dieu » est le fruit de tous ces héritages et le résultat est suffisamment hybride pour constituer une étonnante chimère que beaucoup écartent de leurs préoccupations au motif qu’ils n’ont plus l’âge de croire au père Noël et moins encore au père fouettard. En conséquence, parler de Dieu ou le faire parler, y croire ou le croire, sup-

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pose de prendre la peine de tenter de savoir de quoi ou de qui on parle ; un exercice dont nombre de nos contemporains pensent pouvoir se dispenser. À l’inverse, de façon minoritaire, mais avec beaucoup de visibilité, certains trouvent dans des formes religieuses rigides et dogmatiques le sens et la structure de leur vie. Ils fournissent les bataillons de jeunes conservateurs ou fondamentalistes dans toutes les grandes familles religieuses – dans le cadre du protestantisme évangélique, du catholicisme identitaire et de l’orthodoxie intégriste au sein du christianisme, et dans ceux du judaïsme observant et de l’islam radical. Ils ont en commun le refus de toute relecture critique de leur tradition, un attachement intransigeant à des certitudes, des dogmes et des rites et une lecture le plus souvent littéraliste des textes fondateurs. Ceux et celles-là n’hésitent pas à tenter d’imposer « leur » dieu et à énoncer en son nom des vérités absolues. Voilà un demi-siècle, la grande inquiétude des traditions religieuses était la montée de l’athéisme. Aujourd’hui, elles se retrouvent prises en étau entre une masse indifférente et des minorités identitaires conservatrices parfois extrémistes et si zélées qu’elles n’hésitent pas à mettre en cause la supposée tiédeur des grandes institutions. Or, ces expressions religieuses bruyantes et intransigeantes confortent beaucoup dans l’idée que les religions sont porteuses de désordre, voire de violence. Dès lors, « un monde sans Dieu » peut devenir synonyme de monde pacifié où les questions se « Et votre âme ? règlent à hauteur d’homme et de femme. Et pourtant, — Elle est malade force est de constater que ce n’est pas si simple et que le printemps était trop vert le discrédit des grandes formes religieuses n’éteint elle a mangé trop de salade. » pas les besoins et les désirs de quelque chose que nous Jean Tardieu, Conversation, extrait. avons du mal à nommer mais qui se cherche à travers la méditation, la réinvention des rites, les offres de « développement personnel » … Bref, les petites boutiques spiritualo-­ religieuses, avec ou sans dieu, prospèrent et, le plus souvent, enrichissent leurs boutiquiers. La question demeure en suspens ; allons-nous vers un monde sans dieu, libéré de ce qui ne serait que des superstitions, et est-ce vraiment une libération ? Se débarrasser de « Dieu », n’est-ce pas céder la place aux dieux et aux idoles et remplacer la foi, ses doutes et ses hésitations par des croyances qui ne sont que des crédulités. On voit bien à travers l’explosion des théories complotistes que la propension à croire un peu n’importe quoi n’a pas diminué, tout au contraire. Si les visions caricaturales et surannées de « Dieu » sont en perte de vitesse, réjouissons-nous. Pour autant, les êtres humains ne peuvent pas faire fi de leur dimension spirituelle ; autrefois, on parlait volontiers de l’âme et peutêtre est-elle aujourd’hui malade du peu de soin que nous lui accordons.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 11


AUJOURD’HUI // UN MONDE SANS DIEU ?

Et vous, vous faites quoi pour Noël ? Pratiques au moment de Noël À tou·te·s Généralement, au moment de Noël, dites-nous si vous avez l’habitude... Français·e·s D’offrir et de vous voir offrir des cadeaux

Chrétien·ne·s Pratiquant·e·s

90 %

D’organiser ou de participer à une fête familiale

86 % 77 %

23 %

De décorer votre intérieur

76 %

23 %

De faire un don ou une action bénévole De participer à une célébration religieuse

12 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021

43 % 30 % 18 %

• Oui

90 %

90 %

89 %

81 %

78 %

83 %

83 %

61 %

75 %

1 %

36 %

47 %

1 %

29 %

64 %

14 %

De faire un sapin de Noël

De faire une crèche

93 %

9 % 1 %

1 %

57 % 69 % 81 %

• Non

• (NSP)

Enquête réalisée auprès d’un échantillon de Français interrogés par Internet les 2 et 3 décembre 2020. Échantillon de 1 002 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.

Noël est-il encore une fête religieuse ? Si l’on en croit notre sondage Odoxa pour Témoignage chrétien sur les pratiques des Français et Françaises, Dieu a une part de plus en plus congrue autour du sapin et de notre table familiale.


Signification de Noël À tou·te·s Cette affirmation correspond-elle bien ou mal à ce que vous pensez : « Noël est une bonne occasion de transmettre un message religieux aux enfants. » Français·e·s

Chrétien·ne·s Correspond mal 36 %

(NSP) 1 % Correspond bien 49 %

80

a

70

% Correspond bien auprès des Français·e·s 62 %

Correspond mal 50 %

f

60

Pratiquant·e·s : 82 %

52 % 49 %

50

* Sondages IFOP pour Sud Ouest Dimanche

Correspond bien 64 %

1997*

2012*

2020

40

D

ans notre réflexion sur la place de Dieu et de la vie spirituelle dans nos sociétés, nous avons interrogé les pratiques de nos contemporains à l’occasion de Noël. Qu’y voyonsnous ? Rares sont les Français qui ne célèbrent pas Noël d’une manière ou d’une autre : quasiment tout le monde (90 %) offre et se fait offrir des cadeaux et organise ou participe à une fête (86 %), mais seule une petite minorité se rend à l’église. 77 % des Français ornent un sapin et 76 % décorent leur intérieur ; en cela, il y a peu de différence entre chrétiens et non-chrétiens. Pour 30 % des Français, Noël a une dimension solidaire. Cette proportion atteint même 41 % chez les 65 ans et + et 47 % chez les chrétiens pratiquants. Quant à la dimension religieuse, la présence d’une crèche n’est pas marginale (43 %) mais la participation à une célébration religieuse n’est le fait que d’une minorité (18 %). Noël, de fête religieuse, est devenu au fil des siècles une fête familiale de plus en plus centrée autour des enfants. De fait, la moitié des Français seulement (49 %) estiment que Noël est une bonne occasion de transmettre un message religieux aux enfants (– 13 points en un peu plus de vingt ans). En cette année très particulière marquée par la pandémie, les pratiquants seront deux fois moins nombreux à participer à une cérémonie religieuse cette année (34 % au lieu de 64 %, soit 11 % des Français). C’est 7 points de moins qu’habituellement. Sans surprise, la baisse la plus forte est observée chez les Français qui fréquentent le plus les lieux de culte : chez ceux âgés de 50 à 64 ans (8 %, soit deux fois moins qu’habituellement) et surtout chez ceux âgés de 65 ans et + (7 %, soit trois fois moins qu’habituellement). Christine Pedotti LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 13


AUJOURD’HUI // UN MONDE SANS DIEU ?

C’

est la fin d’un monde à deux égards. Celui de la messe, avec la fin de la messe de Noël et de son Gloria in excelsis Deo. Dans l’immédiat après-guerre, la quasi-moitié des Français – plutôt des Françaises – vont à la messe chaque dimanche. En 1946, 46 %. Puis la pratique diminue durant les années 1960 (25 %), au point que, dans les années 1980-1990, les sociologues désignent comme une pratique régulière la fréquentation des églises une fois par mois. Mais demeure encore des traces de la civilisation paroissiale post-tridentine : la double pratique des quatre saisons, celles du cycle de la vie : la naissance avec le baptême, l’adolescence avec les fêtes de la foi, l’engagement adulte lors du mariage et la mort avec les funérailles. Et les quatre saisons de l’année liturgique : Noël, Rameaux/Pâques, Pentecôte ou 15 Août suivant les régions et enfin Toussaint. Là, sous nos yeux, c’est le dernier bastion qui tombe… Noël. Moins d’un Français sur cinq assiste à cette célébration, religieuse et familiale par excellence (18 %) et, cette année, le Covid en fait renoncer près d’un sur deux. Reviendront-ils l’an prochain ? C’est aussi la fin de la centralité du « divin enfant » : moins de la majorité des familles (43 %) font une « crèche » : ce symbole de la fête de Noël laisse la place au sapin (77 %), véritable tabernacle au pied duquel s’amoncellent les cadeaux. Certes, une forme de rite familial ancré dans une longue tradition perdure. Mais, désormais, sa signification a changé : c’est la famille centrée sur son enfant devenu sacré*, et donc inondé de cadeaux, qui se substitue à la Sainte Famille centrée sur l’enfant Jésus, don divin, et donc gratuit pour toute l’humanité. Olivier Bobineau, sociologue, politologue. * Olivier Bobineau, Constance Lalo, Joseph Merlet, Le sacré incestueux. Les prêtres pédophiles, Desclée de Brouwer, 2017.

Fréquentation de l’église/du temple Aux chrétien·ne·s* Habituellement (en dehors des moments de confinement), vous rendez-vous à l’église ou au temple...

Plusieurs fois par semaine Tous les dimanches De temps en temps, aux grandes fêtes

2 % 4 %

Pratiquants réguliers 6 %

23 %

Uniquement pour les cérémonies, les baptêmes, les mariages, les enterrements Jamais

}

}

Pratiquants 29 %

59 % 12 %

* 54% des Français se disent chrétiens dont 49% catholiques et 5% orthodoxes ou protestants

14 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


Participation à une célébration religieuse à l’occasion de Noël À tou·te·s Et cette année, compte tenu du contexte sanitaire, participerez-vous à une célébration religieuse à l’occasion de Noël ? Français·e·s (NSP) 1 %

Chrétien·ne·s

Oui 11 %

–7 en com pts avec leu paraison r Noël h abitu

(NSP) 2 %

el

a

Non 89 %

% Français·e·s participant à une célébration religieuse à l’occasion de Noël Habituellement 16 %

65 ans et +

21 %

a a

50-64 ans

Cette année 8 %

/ 2

7 %

/ 3

Non 82 %

Oui 16 %

f

Pratiquant·e·s : 34 %

– 30 pts chez les chré en com tien·ne·s avec leu paraison r Noël h abituel –3 chez les 0 pts prati en com quant·e·s avec leu paraison r Noël h abituel

L

a sécularisation en est arrivée à un point tel que Noël est comme vidé de sa signification religieuse. Pourtant, il reste une tradition, celle d’une fête familiale. La famille demeure une valeur refuge, même si la réalité est rarement à la hauteur de sa dimension imaginaire. Je suis frappé de la faible dimension de la solidarité, 30 %. On est devant une individualisation très forte. Avec la baisse de 13 points en vingt-trois ans de la notion de transmission d’un message religieux, Noël n’est pas un temps de transmission alors que c’est d’abord une fête religieuse autour d’un enfant et une fête familiale autour des enfants. C’est très remarquable. J’observe aussi une sécularisation interne au catholicisme ; les pratiquants ne sont que 75 % à faire une crèche. De même, la participation à une célébration ne concerne que 64 % d’entre eux. On serait alors tenté de se demander quand ils pratiquent, si ce n’est pas à Noël ? Évidemment, les chiffres de cette année très particulière sont encore plus impressionnants. C’est presque la moitié des pratiquants qui vont renoncer. Reviendront-ils ? Pour le prêtre que je suis, c’est une énorme question car, si j’écoute ce que les gens disent, il n’y a pas que la crainte de la maladie qui intervient, mais aussi une préférence pour une autre façon de vivre sa foi, plus domestique. Cette épidémie fonctionne comme un accélérateur de choses qui existaient mais qui se produisaient avec lenteur. Renaud Laby, prêtre, théologien et sociologue. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 15


AUJOURD’HUI // UN MONDE SANS DIEU ?

OU

Croire ne pas croire Le sociologue Pierre Bréchon interroge l’athéisme et l’indifférence religieuse, qui progressent en Europe, et en France en particulier, sans que les croyances disparaissent pour autant. À la lumière de l’actualité, on croit parfois à une résurgence du religieux. Dans l'ouvrage collectif1 que vous dirigez, vous rappelez que la thèse de la sécularisation en Europe est toujours valide. Les grandes religions continuent de perdre de leur influence. Mais le processus de sécularisation ne veut pas dire que toutes les formes de religiosité vont disparaître demain. Simplement, la religion est moins qu’avant un système de sens qui marque fortement toute la vie des individus. La situation actuelle se traduit par une montée de l’indifférence religieuse. Comment définiriez-vous ce phénomène ? Cela recouvre plusieurs positionnements. L’indifférence peut être liée à une méconnaissance de la religion. Mais on peut aussi avoir un bagage de connaissances en matière de religion, de culture, de traditions, et ne pas y trouver d’intérêt. Contrairement à l’athée militant qui s’oppose frontalement à la religion, l’indifférent est seulement distant. Dans quelle mesure l’Europe est-elle touchée par ce phénomène ? L’Europe est marquée par une très grande diversité. D’une manière générale, l’indifférence religieuse progresse dans de nombreux pays européens, tout particulièrement dans les pays d’Europe de l’Ouest, alors que la religion résiste mieux à l’est du continent. Et la France se démarque… C’est l’un des pays les plus sécularisés d’Europe. En 2018, 58 % des Français se déclaraient sans religion, alors que ce n’était le cas que de 38 % des Européens. La France est le pays qui compte le plus d’athées convaincus (22 %), donc de personnes qui ne sont pas seulement dans l’indifférence, mais dans le rejet des religions. Cette force de l’irréligion et de l’athéisme en France tient probablement à la forte opposition entre catholiques et républicains laïques depuis la fin du xixe siècle. 16 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


« L’indifférence se développe à travers des personnes qui n’ont jamais eu de socialisation religieuse », écrivez-vous. Peut-on imaginer que cette tendance continue dans les années à venir ? Oui, on peut le penser. La sécularisation s’opère en général par le renouvellement des générations. Celles qui meurent étaient beaucoup plus religieuses que celles qui entrent dans la vie adulte. Il y a de plus en plus de jeunes non socialisés à la religion dans leur enfance. Ce qui commence à se reproduire, c’est l’irréligion. Ce processus a débuté il y a déjà longtemps. En France, le moment charnière s’est situé dans les années 1960, lorsque les jeunes du baby-boom ont commencé à contester les valeurs traditionnelles de leurs parents. Selon moi, c’est la génération de la bascule. Un quart des indifférents et des athées en Europe se disent tout de même sensibles à la spiritualité… Oui, l’irréligion n’est pas incompatible avec de vagues croyances, une ouverture au sacré et au surnaturel. On le voit par exemple chez les jeunes, comme le montre le sociologue Claude Dargent dans l’ouvrage La France des valeurs 2. En 2018, 47 % des 18-29 ans croient en une vie après la mort, alors qu’ils étaient seulement 30 % en 1981. Mais, pour un jeune, que veut dire une vie après la mort ? C’est en général un simple espoir de futur. Cela relève d’une croyance psychoreligieuse. La plupart d’entre eux n’adhèrent pas du tout au récit chrétien. Ce grand récit religieux ne fonctionne plus vraiment aujourd’hui. L’indifférence religieuse se développe mais des traces de religiosité floue, d’attirance pour le merveilleux, pour l’irrationnel parfois, se maintiennent, voire se développent. Dieu garde-t-il une place dans la vie des personnes interrogées, indépendamment du contexte d’indifférence ? Oui, il subsiste pas mal de croyances incertaines autour de Dieu. Près d’un Français sur deux dit croire en Dieu, mais seulement un sur cinq croit en un Dieu personnel, et beaucoup déclarent connaître des doutes et des fluctuations dans leurs croyances. Sociologiquement, qui sont les indifférents et les athées en Europe ? Ce sont beaucoup plus souvent des hommes que des femmes. Ce sont aussi beaucoup plus des jeunes que des vieux. Et il y a un effet spécifique de l’éducation scolaire. Parmi les jeunes, ceux qui n’ont pas fait d’études sont un peu plus religieux que les autres. Comme si la rationalité scientifique apprise à l’école rendait la foi plus difficile. Propos recueillis par Morgane Pellennec.

1. Pierre Bréchon et Anne-Laure Zwilling (dir.), Indifférence religieuse ou athéisme militant. Penser l’irréligion aujourd’hui, Presses universitaires de Grenoble, 2020. 2. Voir pages 18 à 23.


AUJOURD’HUI // UN MONDE SANS DIEU ?

Le paysage

religieux

en France

Tous les neuf ans depuis 1981 est menée à l’échelle européenne une grande enquête sur les idées, les croyances, les préférences, les attitudes, les valeurs et les opinions des citoyens de toute l’Europe. L’ouvrage La France des valeurs. Quarante ans d’évolutions analyse les dernières données du volet français de ce projet de recherche de référence, la European Values Study. Le sociologue Claude Dargent y signe quatre chapitres sur le rapport des Français à la religion. Il commente ici quelques-unes de ses données.

18 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


Témoignage chrétien – Comment résumeriez-vous le paysage religieux en France aujourd’hui ? Claude Dargent – Il est en voie de diversification. Pendant des siècles, la France était un pays essentiellement catholique. Au milieu du xixe siècle, des recensements avaient mesuré l’appartenance religieuse des Français. Ceux qui n’étaient pas catholiques étaient encore très marginaux. Aujourd’hui, le paysage religieux est fragmenté entre des sans-religion, des catholiques et les tenants de religions minoritaires, parfois en expansion.

Musulmans 6%

Pro tes Au tants tre s 2 2% %

Quelles sont les évolutions marquantes depuis la première enquête de 1981 ? Depuis quarante ans, nous constatons une décrue du catholicisme et, au sein du catholicisme, une décrue de la pratique religieuse, au sens de l’assis­tance à la messe. Parallèlement, la part des sans-religions croît. C’est la première fois en France qu’à la question « Considérez-vous que vous appartenez à une religion ? » une nette majorité (58 %) des personnes interrogées répond « Non ». L’autre évolution marquante depuis 1981, c’est la croissance des cultes minoritaires. L’islam au premier chef, mais également, au sein du protestantisme, la mouvance évangélique.

Sans religion athées convaincus 21 %

Sans religion mais pas athées 37 %

Catholiques 32 %

Les Français et la religion en 2018. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 19


AUJOURD’HUI // UN MONDE SANS DIEU ?

1981

1990

1999

2008

2018

Catholique pratiquant régulier

17

15

10

9

7

Catholique pratiquant irrégulier

12

14

12

10

6

Catholique non pratiquant

41

28

31

23

19

Ensemble des catholiques

70

57

53

42

32

Une contraction d’ensemble du catholicisme français (en % de la population totale) Les pratiquants réguliers sont ceux qui assistent à un service religieux au moins une fois par mois, les pratiquants irréguliers ceux qui y assistent de temps en temps, pour les grandes fêtes, les non pratiquants ceux qui n’y assistent jamais ou presque.

3 % des 18-39 ans se disent pratiquants réguliers. Ils sont plus de 16 % chez les 70 ans et plus. 11 % des catholiques vont à la messe tous les dimanches. 45 % des Français qui prient quotidiennement sont catholiques. 15 % des catholiques pratiquants vivent dans de grandes agglomérations, 13 % dans les communes rurales. Claude Dargent  – « Aujourd’hui, nous sommes loin de l’image ancrée d’un catholicisme rural et paysan. C’est dans les villes et certaines banlieues pavillonnaires relativement denses que la part des catholiques est la plus forte. 18 % des cadres, directeurs et gérants, 16 % des professions intellectuelles et scientifiques sont catholiques pratiquants : ces groupes professionnels vivent volontiers dans les centres-villes ou les banlieues favorisées. »

Une croissance des minorités religieuses Les cultes minoritaires représentent 10 % de la population. Ils en représentaient 3 % en 1981. Juifs (– de 0,5 %) Chrétiens orthodoxes (0,5 %) Bouddhistes et hindouistes (0,5 %) Protestants luthéro-calvinistes (1 %) Évangéliques et Témoins de Jéhovah (1,6 %) Musulmans (6 %)

20 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


Claude Dargent  – « L’enquête montre une stagnation, voire un déclin des juifs en France, probable conséquence de l’Alyah, l’émigration religieuse vers Israël. Elle montre clairement une croissance de l’islam, que l’on constate depuis le tournant du siècle, et un dynamisme du côté évangélique. » « Sur la dernière période (2008-2018), les chiffres montrent d’un côté une décrue régulière de la déclaration d’appartenance au catholicisme et de l’autre une croissance des déclarations d’appartenance à l’islam. Aujourd’hui, un pratiquant régulier sur six est musulman. Il y a donc une évolution en ciseaux, mais qui ne préjuge en rien de la suite. » Selon le sociologue Olivier Galland, auteur d’un chapitre sur l’islam, « les musulmans sont beaucoup plus concernés par la religion et celle-ci tient une place beaucoup plus importante dans leur vie que pour les chrétiens ». S’appuyant sur plusieurs questions – la définition de soi comme une personne religieuse, le fait de considérer que Dieu est très important dans sa vie, la croyance en Dieu, en une vie après la mort, à l’enfer, au paradis –, le sociologue a construit un « indice de religiosité ». Il constate que le niveau de religiosité est légèrement plus élevé chez les jeunes musulmans de 18-29 ans (valeur moyenne de 5,6) que chez les adultes de même obédience (5,4).

L’importance de la religion selon l’appartenance religieuse Musulmans

Chrétiens

Sans religion

La religion très importante dans votre vie

63

22

4

Dieu très important dans votre vie

63

18

4

Se définit comme une personne religieuse

91

73

15

En %

« Croire sans appartenir » Entre 1981 et 2018, la croyance en Dieu a baissé régulièrement en France, de 3 à 4 % tous les neuf ans (dix ans pour la dernière période). Elle était de 61 % en 1981 et, en 2018, un Français sur deux déclare croire en Dieu, alors que seulement 42 % d’entre eux disent appartenir à une religion. Claude Dargent  – « Aujourd’hui, la croyance religieuse n’est plus équivalente avec le fait d’appartenir à l’Église ou de pratiquer. Cela rejoint la théorie du “croire sans appartenir” développée par la sociologue britannique Grace Davie. S’appuyant sur les données pour le Royaume-Uni, et pour l’Angleterre en particulier, la chercheuse montre que persistent des formes de foi et de croyance, mais qui échappent aux institutions ecclésiales. Les derniers résultats de l’enquête européenne vont dans ce sens pour la France. Il y a LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 21


AUJOURD’HUI // UN MONDE SANS DIEU ?

d’un côté une baisse de l’appartenance au catholicisme et de la pratique catholique, et de l’autre, une croissance d’un certain nombre de croyances, dont certaines sont centrales dans le catholicisme. Les croyances en une vie après la mort, au paradis, à l’enfer étaient peu répandues dans l’aprèsguerre. Elles augmentent régulièrement depuis les années 1980, particulièrement au sein des jeunes générations. »

Quatre croyances religieuses en progression Claude Dargent  – « Le dynamisme de ces croyances sur le moyen terme […] n’est guère compatible avec les théories du déclin de la religion, considéré comme caractéristique de la modernisation des sociétés. » Vie après la mort

Paradis

Réincarnation

45 40

38

30 26

15

22

15

35 28 24

25 20

41

35

35 30

38

39

Enfer

24

25

35 26

24 21

16

18

10

En %

5 0

1981

1990

1999

2008

2018

Pour certains, un lien étroit avec la religion 36 % des Français se disent pratiquants, qu’ils soient réguliers, irréguliers ou pratiquants exceptionnels. Le pourcentage de pratiquants réguliers est resté stable depuis 1999 (12 %), ce qui indique qu’ils sont plus nombreux aujourd’hui, compte tenu de l’augmentation de la population. Les catholiques représentent 53 % des pratiquants réguliers. Les musulmans 16 %. Les protestants 9 %. 12 % des personnes qui se déclarent sans religion assistent à un service religieux au moins une fois par mois. 22 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


Claude Dargent  – « La question précise, posée en anglais, était “Do you belong to a religion?”, qui peut se traduire par “Appartenez-vous à une religion ?” Pour certains, le mot appartenir est trop fort et beaucoup de gens répondent non. Cela ne les empêche pas de fréquenter le culte. Mais le contexte joue probablement aussi. Cette enquête a été réalisée alors que l’Église catholique était sous le feu des critiques pour des affaires de pédophilie. Peut-être que cela a dissuadé certaines personnes de se réclamer de la religion catholique. » En s’appuyant sur les données concernant la prière, Claude Dargent note un autre « signe de la permanence du religieux dans les sociétés contemporaines ». En 2018, 14 % des Français priaient quotidiennement ; ils étaient 9 % en 1999.

Moyenne Europe

Roumanie

Croatie

Bulgarie

Russie

Pologne

Royaume-Uni

Espagne

France

Pays-Bas

Italie

Suisse

(Données 2017/2018)

Norvège

En %

Allemagne

Perspective européenne

Religieux

54 38 48 78 44 43 49 37 86 77 65 84 85

62

Non religieux

35 54 41 16 45 35 37 50 11 16 32 10 14

28

Athée convaincu

11

9

11

7

11 22 15 13

3

7

4

6

1

10

C’est en France que l’on trouve le plus d’athées convaincus. Le pourcentage d’athées convaincus en Europe est de 13 % chez les 18-29 ans contre 7 % chez les 60 ans et plus. Propos recueillis par Morgane Pellennec.

Sources des graphiques et tableaux – p. 19 à 22 : La France des valeurs. Quarante ans d’évolutions, Pierre Bréchon, Frédéric Gonthier, Sandrine Astor (dir.), Pug, coll. Libres cours Politique, 2019 ; – p. 23 : Enquête sur les valeurs des Européens (2017-2018) www.pacte-grenoble.fr/programmes/european-values-study-evs

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 23


AUJOURD’HUI // UN MONDE SANS DIEU ?

Qu'est-ce que l'âme ? Timothée de Fombelle, écrivain À vrai dire, je ne sais rien de l’âme. Elle est pour moi comme ces taches ou ces arborescences que j’aperçois quand je ferme les yeux. Elles passent et s’enfuient derrière le globe de l’œil si j’essaie de les suivre. Puis elles reviennent rôder et papillonner au moment où je m’en détache. Parce que je ne la situe pas quelque part dans mon être, mon âme ne se laisse pas attraper par les ailes. Au moins, quand je parle du cœur ou de l’intelligence, je peux frapper du poing une partie de mon corps : ma poitrine ou mon front… Mais quand je dis « l’âme », où est-ce que je frappe ? Au mieux, je fais un geste vague, la main ouverte devant moi en forme de piste d’atterrissage, comme si je l’invitais à s’y poser. Il semble que mon âme est en dehors, au-dessus, au large de moi, et qu’elle a assez de recul pour me voir en entier. Mon âme ne parle pas. Je ne connais pas sa voix, je n’entends pas ses mots. Pourtant, elle est là, je le jure. Mon âme est là. C’est même ce qui la définit selon moi. Elle n’agit que par le fait d’être là. Son silence me regarde. Son silence me guide en secret. Mon âme est ce qui me définit le plus intimement, ce qui me rend unique, mais aussi ce qui me dépasse le plus largement et me survit. Par exemple, quand j’écris, je fais appel à toute une quincaillerie d’instruments qui me rassurent : la pensée, la mémoire, la connaissance, la technique, la confiance, l’émotion, les sens… Il ne me vient pas à l’idée d’appeler mon âme en renfort. Mais on dirait qu’elle profite de me voir la tête plongée dans cette boîte à outils que je crois maîtriser pour se glisser, tel l’homme invisible, dans la page. Et, à la fin, il n’y aura plus qu’elle. Le reste se sera envolé. C’est assez vexant, d’ailleurs. Le reste aura été un prétexte, une diversion pour la laisser passer. On croise des lecteurs. Ils nous parlent d’un livre qu’on a écrit. Ils nous disent : « Je l’ai lu, il y a longtemps. J’étais encore adolescent. Je vous avoue que je ne me souviens pas bien de l’histoire. » On écoute. On devrait être désolé d’être responsable de ce flou, un peu gêné d’être aussi oubliable. À ce moment, ils sourient étrangement et ajoutent : « Pourtant, il y a quelque chose que j’en garde. Quelque chose dont je me souviens parfaitement et que je ne saurais pas dire… » Alors, on comprend que c’est l’âme. L’encre s’est effacée, le livre a déteint sous l’averse, mais il reste le filigrane que l’on ne voit qu’en transparence dans l’épaisseur du papier, et que rien ne peut laver.

24 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


Face aux scandales ou suite à une prise de recul, voire au refus des rites, des catholiques perdent la foi. Mais vivre sans croire ne se décrète pas. Par Juliette Loiseau

C

omme près d’un quart des Français, Lucie*, 23 ans et élevée dans une famille « plutôt très catholique », se revendique aujourd’hui athée. « J’ai commencé à me poser des questions au lycée, au moment du mariage homosexuel et de l’opposition de La Manif pour tous, raconte-t-elle. Je me suis retrouvée avec des personnes, à l’aumônerie ou aux scouts, dont je ne partageais plus ni les convictions, ni les valeurs. Et l’Église était de leur côté. Ça a été très violent pour moi, d’autant que c’est une période où je questionnais ma sexualité. » La jeune femme tente alors de dissocier l’institution de sa foi. Mais ses études supérieures, une licence droit et sciences politiques puis un master de santé publique, tranchent ses questionnements. « J’ai appris la méthodologie du doute, à ne pas croire si LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 25


AUJOURD’HUI // UN MONDE SANS DIEU ?

je n’avais pas de preuve tangible, et je me suis rendu compte que je n’avais pas de raison particulière de croire en Dieu, poursuit Lucie. Un jour, je me suis retrouvée à la messe sans y trouver aucun sens. J’ai continué à y aller, par habitude, mais je n’y trouvais plus rien. Je me suis alors dit que ce n’était pas grave de ne plus avoir la foi. Mais il fallait l’accepter. J’en ai beaucoup parlé avec des catholiques et des athées pour savoir comment chacun vivait sa foi, ou non. Beaucoup de personnes m’ont dit qu’en tant qu’athée j’allais arrêter de m’émerveiller. Mais pas du tout ! Je m’émerveille différemment et j’apprends à accepter qu’il y a des choses qu’on ne peut pas expliquer. »

Des moments de rupture Parmi les raisons qui font perdre la foi à certains catholiques, il y a le décès d’un proche, qui peut faire vaciller, surtout à l’adolescence, quand les réponses de la religion semblent incongrues. « J’ai perdu mes grands-parents, et je me suis beaucoup questionné sur ce que disait la religion catholique sur la mort, témoigne Paul*, 41 ans. C’était incompréhensible pour moi de devoir être heureux du décès de mes grands-parents parce qu’ils étaient maintenant avec Jésus. J’ai commencé à trouver qu’on prenait beaucoup trop au pied de la lettre certains textes religieux. Élevé dans une famille catholique, avec messe plusieurs fois par semaine et catéchisme tous les samedis matin, je n’avais jusqu’alors pas vraiment aiguisé mon esprit critique. » Les questionnements scientifiques soulevés en cours achèvent pour lui le processus . « Mes parents pensaient que c’était une crise d’ado et que je reviendrais dans le droit chemin une fois qu’elle serait finie, mais ce n’est jamais arrivé », s’amuse-t-il. La contestation et la prise de recul face à des traditions familiales peuvent aussi mener à cette crise de foi. « À l’adolescence, une très bonne amie athée m’a demandé de l’emmener à un événement catholique car elle voulait voir à quoi ça ressemblait, se souvient Aliénor*, 32 ans. À l’époque je suivais la foi de mes parents, sans remise en question. Les rites me plaisaient, j’avais l’impression d’appartenir à quelque chose. J’étais à fond dedans ! J’étais chez les scouts d’Europe, je donnais des cours de catéchisme à des 6e, je préparais la prière universelle à la messe… J’ai donc eu l’idée d’inviter cette amie à une soirée d’adoration. Quand je suis entrée dans la chapelle avec elle, j’ai tout vu d’un autre œil : toutes ces personnes à genoux face à un type en robe blanche, qui chantaient avec plein d’enfants, ça m’a semblé tout d’un coup très bizarre ! J’ai commencé à me poser beaucoup de questions. Je ne comprenais plus tous ces rites et, surtout, je voyais beaucoup d’hypocrisie chez des personnes qui allaient à l’aumônerie ou à la messe mais se comportaient de la pire des manières en dehors. » À la fin du lycée, Aliénor se donne une dernière chance pour


raccrocher avec la foi et participe aux Journées mondiales de la jeunesse de Cologne, en 2005. « Je me disais que si je ne ressentais pas la flamme dans un tel événement, alors je ne la ressentirais nulle part, mais il ne s’est rien passé, confie la trentenaire. J’ai donc commencé à me faire à l’idée que je ne croyais plus. Mais c’est difficile de sortir de la religion, de perdre ce lien, quand on y est plongé depuis dix-huit ans. J’avais, littéralement, peur de mourir en enfer si je n’avais plus la foi. Heureusement, j’en ai parlé avec un prêtre, qui m’a rassurée et conseillé de garder un contact avec l’Église pour ne pas couper les liens trop tôt. Et puis j’ai rencontré des personnes, vaguement cathos ou athées, qui partageaient bien plus mes valeurs. J’ai accepté de ne plus avoir la foi. Ça laisse un manque, des moments où l’on aimerait pouvoir s’y raccrocher. Mais on apprend à vivre sans. »

De la déshérence à l'indifférence ou au manque Perdre la foi, c’est aussi perdre le lien intime que l’on entretenait avec Dieu. « J’ai été élevée dans la foi catholique par ma mère, confie Margot*, 29 ans. Mon père était athée, mais c’était tellement important pour elle qu’il laissait faire. J’ai été jusqu’à la confirmation, mais, déjà à ce moment-là, au lycée, je le faisais pour faire plaisir. Je questionnais beaucoup ma foi. J’avais l’impression d’avoir cru, petite, un peu machinalement, et surtout parce que j’avais quelqu’un vers qui me tourner quand ça n’allait pas. La mort est un sujet d’angoisses depuis mon enfance. Croire en Dieu était alors la seule chose qui me permettait de les faire taire. » Mais, au fur et à mesure qu’elle avance en âge, la mort de proches, les agressions, la souffrance pour s’en sortir confirment ses doutes : la foi ne protège de rien. « J’étais très en colère car certaines personnes proches acceptaient et pardonnaient absolument tout au nom de la foi, poursuit Margot. J’ai grandi, évolué et accepté que je n’avais plus la foi, que je m’en servais comme prétexte pour cacher certaines peurs. Il faut du temps pour apprendre à vivre sans. Même si j’ai fait mon chemin, accepte de rester sans réponses et revendique mon athéisme, il y a encore des moments, notamment difficiles ou de doutes, où je me demande ce que je ferais si j’avais la foi. Est-ce que prier m’aiderait ? Est-ce que je pourrais, miraculeusement, résoudre la situation ? Est-ce qu’on se sent moins seule, dans ces moments-là, quand on croit ? Et puis je me souviens de tous les moments où la foi ne m’a été d’aucun secours. » Malgré une relation apaisée avec la foi, son absence peut questionner, même des années plus tard. « Ça me trotte encore dans la tête, reconnaît Margot. Parfois, je ressens encore ce manque de n’avoir personne à qui me confier. »

* Les prénoms ont été modifiés à la demande des témoins.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 27


AUJOURD’HUI // UN MONDE SANS DIEU ?

God Bless

America

Les signes religieux ne manquent pas aux États-Unis. Chaque nouveau président prête serment sur la Bible, la devise « In God We Trust » est imprimée sur tous les billets de banque, tandis que le God Bless America fait figure d’hymne officieux. Pourtant, les équilibres religieux traditionnels sont en train de changer… Par Guillaume de Morant

D

urant la dernière campagne, la religion a tenu comme à chaque élection présidentielle un rôle important. Ce n’est pas par hasard si l’on a vu Trump brandissant une bible. Un geste hautement symbolique pour Denis Lacorne, politologue au Centre de recherches internationales de Sciences Po : « Il voulait signifier qu’il était une sorte de croisé de l’Amérique blanche chrétienne contre Biden, présenté comme un « anti-Dieu », un monstre favorable à l’avortement et contre lequel les forces du bien, que croit incarner Trump, devaient absolument lutter. » Les propos de Trump ont paru d’autant plus surprenants que Joe Biden, loin d’être un « anti-Dieu » ne cache pas sa foi catholique. Il se promène avec un chapelet et va régulièrement à la messe. Le démocrate a beaucoup insisté sur le fait que sa foi personnelle devait être distinguée de ses activités d’homme public. Un peu comme Kennedy avait répondu aux protestants à Houston en 1960 : « Je ne suis pas le candidat catholique à l’élection présidentielle. Je suis le candidat du parti démocrate, et il se trouve que je suis catholique. » Les deux candidats se sont affrontés sur la question de l’avortement. Trump a fait nommer à la Cour suprême trois juges susceptibles de faire basculer la jurisprudence Roe v. Wade, qui rend l’IVG légale aux États-Unis. « Biden a répliqué en disant que, personnellement, il était défavorable à l’avortement, mais que, comme tous les démocrates, il acceptait les décisions de la Cour suprême », poursuit Denis Lacorne. L’avortement n’était d’ailleurs pas

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son souci prioritaire, d’autant plus qu’une majorité de catholiques y est favorable. « D’autres questions tout aussi importantes devaient être traitées par les démocrates : démontrer la brutalité de Trump, la contradiction entre son soi-disant soutien aux religions et son comportement politique habituel, lui qui porte aux nues le culte de la richesse, l’individualisme excessif et le manque de solidarité vis-à-vis des victimes du virus, des plus pauvres et des immigrés. Lui qui avait osé séparer à la frontière les enfants des sans-papiers de leurs parents et les parquer dans des cages… » Un autre phénomène est apparu dans cette campagne, le poids de plus en plus important des « sans-religion ». Les schémas traditionnels sont en déclin. Près de 25 % du corps électoral se déclare non rattaché à une religion particulière, spécialement chez les jeunes qui ont fait des études supérieures, « alors qu’ils étaient 16 % en 2007 et seulement 7 % en 2001 », observe Amandine Barb, chercheuse à l’université de Göttingen. Le déclin est marqué chez les chrétiens, particulièrement chez les catholiques et les protestants non évangéliques, tandis que les évangéliques se maintiennent autour de 25 % de la population. Comment expliquer cette baisse ? Pour Amandine Barb, « la politisation croissante du religieux, le fait que les politiques invitent des leaders religieux dans leur meeting ou bien que certains pasteurs, notamment évangéliques, soutiennent ouvertement des candidats politiques, ce mélange-là ne plaît pas aux croyants ». Les non-affiliés ne sont pas pour autant athées. Pour la spécialiste, « la majorité rejette plus les religions dans leur dimension institutionnelle que la religion en elle-même. Leur relation au croire est plus souple, plus individualisée, un peu plus distante ».

L’athéisme se dédiabolise Quant au nombre de vrais athées ou d’agnostiques, il progresse lui aussi et s’évalue autour de 5 %. S’affirmer comme tel est moins difficile aujourd’hui : « Il y a quinze ou vingt ans, c’était encore très mal vu. Maintenant, c’est mieux accepté socialement. Dans un sondage de 2015, 60 % des Américains étaient prêts à voter pour un président athée, alors que pendant des décennies, les sondés répondaient massivement non, commente Amandine Barb. Historiquement, il y avait un lien très fort entre religion et citoyenneté. Pendant la guerre froide, les États-Unis se voyaient comme le pays religieux opposé à l’URSS, ce bloc athée. Avec un tel antagonisme, l’athéisme était perçu comme incompatible avec les valeurs et l’identité des États-Unis. » L’image négative de l’athéisme est donc en train de changer. Des mouvements de non-croyants, d’humanistes et de libres-penseurs ont émergé au cours des deux dernières décennies, comme la Secular Coalition for America ou American Atheists. Ils se mobilisent et développent leurs idées, tant au niveau national qu’au niveau local. Mais ils sont minoritaires et leur influence reste très limitée par rapport à celle des nombreux groupes et lobbys religieux de tous bords.

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AUJOURD’HUI // UN MONDE SANS DIEU ?

Qu'est-ce que l'âme ? Sylvie Germain, écrivaine Un monde sans dieu(x) ou sans Dieu ? Le monde pullule de dieux minuscules qui rivalisent entre eux, et ils s’agitent beaucoup, parfois jusqu’à la convulsion et l’entredéchirement, autour de l’idée d’un Dieu majuscule érigé en idole. Le monde est saturé d’idoles, de bruit et de fureur, mais très pauvre en Esprit, en silence et en écoute. Or, Dieu – si on ne prétend pas tenir par ce mot une définition mais juste faire signe à travers son imprécision vers un mystère sans fin – est Esprit. Le monde, trop pourvu de divines idoles, manque gravement d’Esprit, il a le souffle court, brutal, sifflant, en totale discordance avec la « voix de fin silence » que perçut Élie au mont Horeb. Aussi spectaculaires et tonitruantes soient les idoles – même lorsqu’elles se disent invisibles –, elles n’en sont pas moins dénuées d’être. Aussi discret soit le passage de l’Esprit, toujours en mouvement, la vibration de silence qu’il propage est d’une immense amplitude, mais, comme « la voix des prophètes » évoquée par Nelly Sachs dans l’un de ses poèmes, si elle « faisait irruption / par les portes de la nuit / et cherchait une oreille tel un pays natal — / Oreille de l’humanité / ô toi, envahie d’orties, / […] ô toi tout occupée à écouter petitement, / entendrais-tu ? » Alors, avons-nous une âme ? Encore un mot accordéon, comme ceux de Dieu, de liberté, de grandeur, de vérité…, que l’on distord dans tous les sens et dont on tire force flonflons, criards ou sirupeux, lyriques ou martiaux. Et puis, avons-nous ou sommes-nous une âme ? Si l’on conçoit l’âme comme un souffle de vie, comme un respir d’esprit, les deux verbes se compénètrent, fusionnent, ils constituent la personne humaine, le vivant questionnant que nous sommes fondamentalement, mais qui s’étiole, se dévitalise dès qu’il cesse de s’étonner, de chercher, dès qu’il croit avoir trouvé une réponse définitive à son questionnement, soit en enfermant Dieu dans une croyance blindée de dogmes, soit en le jetant aux oubliettes de l’indifférence ou en le reléguant au néant. « Prendre soin de son âme », c’est, peut-être, faire un pas de côté avec ses certitudes, ses jugements péremptoires autant qu’avec ses doutes et ses désabusements, prendre du large intérieurement pour rester ouvert à l’imprévu, en veille d’insoupçonné, qui, s’il surgissait « dans la nuit de l­ ’humanité / comme des amants qui cherchent le cœur de l’être aimé / nuit de l’humanité / aurais-tu un cœur à donner ? » Un « cœur pensant », ainsi que ­s’appliqua à l’être Etty Hillesum au temps de l’extrême désastre de la Shoah. 30 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


© AFP Photo / Nasa / Handout

Die&u,Gaïa Génération Laudato si’, retour de l’écologie profonde, « sorcières » écoféministes, légende du colibri : si l’écologie repose avant tout sur des fondements scientifiques, certains courants y associent une dimension spirituelle. Comment convoquer les dieux pour défendre la nature en évitant l’écueil d’un repli identitaire ou individualiste ? Par Timothée de Rauglaudre

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arie-Hélène Lafage, 32 ans, a été une pionnière en France des groupes Laudato si’, créés pour « vivre de manière concrète et pratique l’encyclique » du pape consacrée à l’écologie1. Convertie à vingt ans, elle vit le texte de François en 2015 comme une « seconde conversion » qui fait la synthèse entre son militantisme et sa foi. Comme elle, Mahaut Herrmann fait partie de ces « générations Laudato si’2 » qui transforment le visage de l’Église. Cette femme de 35 ans, élevée dans une famille catholique de gauche, militait déjà pour la protection de l’environnement avec son mari avant l’encyclique : « Notre croyance nous a aidés à dépasser un cadre strictement utilitariste », déclare-t-elle. Depuis Laudato si’, elle a vu les chrétiens multiplier les initiatives. Le label Église verte intègre par exemple un volet sur la biodiversité, aspect auquel tient cette ancienne journaliste, bénévole à la Ligue pour la protection des oiseaux3. D’abord engagé chez Les Verts, Stéphane Lavignotte, 50 ans, vit à l’aube des années 2000 un désenchantement vis-à-vis de l’engagement politique en parallèle de son baptême protestant. « Il me manquait quelque chose de l’ordre d’un fondement plus profond, un terreau qui pouvait nourrir de manière plus riche la réflexion. Certains l’auraient trouvé dans la philosophie, moi je l’ai trouvé dans la théologie. » Il quitte le parti et devient quelques années plus tard pasteur réformé. Il découvre la composante spirituelle de penseurs de l’écologie tels qu’Ivan Illich et Jacques Ellul, théologiens respectivement catholique et protestant, ou le protestant libéral unitarien Théodore Monod. Il continue de militer sous d’autres formes, entre autres en poussant l’Église réformée à renouer avec l’engagement écologique qu’elle avait amorcé dans les années 1960. À cet égard, Laudato si’ a constitué selon lui un « accélérateur ».

La Bible en accusation Aujourd’hui, tous les monothéismes, y compris le judaïsme et l’islam, produisent un discours sur l’écologie. Pourtant, de longue date, des écologistes ont accusé les grands monothéismes, notamment juif et chrétien, d’être à l’origine de la prédation de l’homme sur la nature. Dans les années 1970, le philosophe norvégien Arne Næss, père de l’écologie profonde, critique l’« anthropocentrisme » chrétien, comme l’avait fait avant lui l’historien protestant Lynn White4. Un verset de la Genèse en particulier est pointé du doigt : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et assujettissez-la ; et dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tout animal qui rampe sur la terre. » D’après Stéphane Lavignotte, une théologie née à la Renaissance avec le progrès technique, de plus en plus remise en cause aujourd’hui, aurait effectivement participé d’une « vision mécaniste de la nature, qu’on pourrait découper en ressources, en équations ». Influencés dans leur rejet des religions bibliques par White et Næss, de nombreux écologistes ont puisé dans 32 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


les sagesses antiques et orientales pour nourrir spirituellement leur souci de la nature : « Les néopaïens perçoivent le Dieu de l’Ancien Testament comme extérieur à la nature, contrairement aux divinités païennes qui sont dans la nature, explique le politiste et historien des idées Stéphane François, auteur de l’ouvrage Le Retour de Pan5. Dans leur conception, la nature, les animaux et l’homme appartiennent au même monde, c’est-à-dire le cosmos. »

Le retour de Gaïa Ces dernières années, l’écologie profonde, qui a réhabilité le culte de la déesse grecque Gaïa, assimilée à la Terre-Mère, refait surface. Sur son blog, l’association Écologie profonde, créée en 2019, assure que ce courant est en train « de gravir des cols et de gagner des étapes », citant la multiplication des « écorituels » dans les festivals. Elle-même propose des « bains de nature », « marches du temps profond » et autres rituels en partie inspirés du boud­dhisme. « Je ne souscris pas à l’intentionnalité de la Nature en tant que tout, précise Damien Vasse, cofondateur de l’association. Cependant, le nombre croissant de nouvelles maladies ces cinquante dernières années témoigne de l’invasion humaine d’espaces jusqu’alors à peu près sauvages, de ce rapprochement physique qu’accompagne l’éloignement spirituel et culturel d’avec le vivant. » Dans les rangs d’Extinction Rebellion, chez les collapso­logues et parmi des universitaires comme Dominique Bourg ou Bruno Latour, la figure de Gaïa revient comme entité, métaphorique ou non, qui se vengerait du mal que lui ont fait les humains. D’après Stéphane François, le néopaganisme écologiste a nourri des tendances politiques très différentes. À gauche, de nombreuses écoféministes se réclament de Starhawk, « sorcière » américaine. De l’autre côté du spectre des idées, la Nouvelle Droite veut elle aussi concilier spiritualités païennes et écologie. « La différence entre néopaïens d’extrême gauche et d’extrême droite, c’est le racisme, la conception identitaire des civilisations, analyse le politiste. Pour ces derniers, le paganisme est considéré comme la religion native des Européens, par rapport au christianisme qui serait une religion juive. » Les chrétiens ne sont pas épargnés par cette appropriation nationaliste ou conservatrice de l’écologie spirituelle. En témoigne l’idée d’« écologie humaine » brandie par La Manif pour tous, qui naturalise la famille traditionnelle, ou la défense de l’« écologie intégrale » par l’Action française.

Le chant du colibri Figure majeure de l’écologie, influent de l’extrême gauche à l’extrême droite en passant par Édouard Philippe, Pierre Rabhi puise dans diverses spiritualités. Catholique dans sa jeunesse, le paysan ardéchois a été à la fois


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inspiré par l’écrivain traditionaliste Gustave Thibon et l’occultiste Rudolf Steiner, fondateur de l’anthroposophie, courant ésotérique panthéiste surveillé par la Miviludes6. Il mobilise aussi bien la figure de la Terre-Mère que la légende amérindienne du colibri, invitant chacun à « faire sa part » pour éteindre l’incendie. Claire Eggermont, 38 ans, a été sa collaboratrice pendant douze ans et a cofondé avec lui le mouvement des Colibris. Élevée dans la foi chrétienne, elle se retrouve dans son « rapport sacré à la terre ». Lors de ses voyages, elle découvre les « traditions anciennes », du mantra en Inde à l’animisme en Amérique latine. Il y a dix ans, refroidie par les « conflits humains », elle arrête le militantisme et part vivre à la montagne. « Je me disais : si chacun n’arrive pas à harmoniser sa terre intérieure, on n’arrivera jamais à semer des graines fertiles pour le monde de demain. » Aujourd’hui, dans la Drôme, elle pratique au quotidien le « chant sacré » en s’inspirant de traditions chrétiennes, amérindiennes, hindoues ou celtes. Elle vit des retraites, conférences, conseils aux entreprises et autres « cercles de guérison » qu’elle propose pour « retrouver le lien avec la terre et avec sa propre part de divinité ». « Pour moi, il est évident que le chemin spirituel est le seul qui puisse nous amener à un véritable sens de l’écologie », affirme-t-elle. Le parcours de Claire Eggermont, qu’elle raconte dans son livre7, illustre un reproche fait à l’écologie spirituelle de Pierre Rabhi. L’invitation du père des Colibris à se transformer soi-même pour changer le monde relèverait d’une écologie individualiste, « inoffensive » voire « contre-productive8 », détournant de la critique des systèmes économiques qui détruisent la planète. « Tout est lié », répète pourtant le pape François dans Laudato si’. « Je défends systématiquement trois dimensions : les modes de vie, les structures et les imaginaires, abonde Stéphane Lavignotte. Il faut arrêter de les opposer, il faut jouer le catalyseur. » Pour lui, les spiritualités païennes peuvent aider à créer un « imaginaire antiproductiviste », tout comme le christianisme, « d’autant plus efficace que c’est le fondement culturel de l’Occident ».

1. Marie-Hélène Lafage, Laudato si’ en actes : petit guide de conversion écologique, Première Partie, juillet 2020. 2. Dominique Lang, Générations Laudato si’, Bayard, juin 2020. 3. Mahaut et Johannes Herrmann, La vie oubliée : crise d’extinction, agir avant que tout s’effondre, Première Partie, 2018. 4. Lynn White, « The Historical Roots of Our Ecological Crisis », Science, 10 mars 1967. 5. Stéphane François, Le Retour de Pan : panthéisme, néo-paganisme et antichristianisme dans l’écologie radicale, Archè Milano, 2016. 6. Jean-Baptiste Malet, « Le système Pierre Rabhi », Le Monde diplomatique, août 2018. 7. Claire Eggermont, Dans le creux de mon ventre, j’ai rencontré l’Éternité, Guy Trédaniel Éditeur, octobre 2020. 8. Jade Lindgaard, « Pierre Rabhi, chantre d’une écologie inoffensive ? », La Revue du crieur, mars 2016.

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Qu'est-ce que l'âme ? Roselyne Dupont-Roc, bibliste « Je n’ai qu’une âme qu’il faut sauver » : le cantique, encore chanté au cours du xxie siècle, peut nous faire frémir, il témoigne pourtant d’une conception de l’être humain profondément ancrée dans le christianisme et peut-être encore en chacun de nous. Cette conception est issue très anciennement de courants dérivés d’un platonisme vulgarisé : le corps de boue que nous devons abandonner n’est rien, seule compte cette réalité spirituelle que l’on désigne faute de mieux par « âme » ; avec pour conséquence, trop souvent, un mépris du corps qui pouvait aller jusqu’à la maltraitance sous toutes ses formes, pour au moins « sauver les âmes » ! Et puis est venu le reflux, la redécouverte de l’importance du corps, du fait que nous « sommes notre corps » bien plus que nous n’en avons un. Et l’expérience que chacun peut faire : rien de ce que nous ressentons, pensons, décidons et croyons n’est indépendant de l’état de nos neurones, de nos nerfs, de notre système cardiovasculaire et respiratoire ! Alors ? Je n’ai jamais pu croire à cette âme « séparée » qui ne touchait pas terre et ne se révélait capable de prendre en charge ni les angoisses et les questionnements de l’existence, ni la souffrance du corps et les désirs du cœur. Me voilà retrouvant les mots du psalmiste qui dit, non pas « mon âme a soif du Dieu vivant », mais « mon souffle » « ma vie », et d’un même mouvement « ma chair elle-même, terre aride, altérée, sans eau ». Combien je me sens plus proche de cette autre conception de l’être humain unifié : mon âme est à la fois – et c’est le sens premier et biblique du mot hébreu rouah – « souffle » et « esprit », car elle est aussi ce qui retourne à Dieu lorsque la poussière de la terre – qui pourtant me constitue –, se défait et retourne, elle aussi, au sein d’une création promise à la vie. En fait, je ne sais pas ce qu’est mon « âme », guère mieux ce qu’est « mon esprit », tout cela peut se défaire le jour où le vieillissement ou la maladie auront détruit les synapses entre certains de mes neurones et renvoyé ce qui en moi tente de penser à une confusion qui alors m’échappera totalement. Qu’en dire finalement ? Ce n’est ni l’âme ni le corps qui font l’unité de ma personne, mais ce don de la vie et cet amour offert que j’ai reçu et, si peu, si maladroitement, mais avec tant de passion, fait grandir. C’est le désir qui m’habite d’un toujours plus de vie, de connaissance, de partage, d’amour enfin. Ma foi est ferme au moins sur ce point : tout cela m’a été donné parce que j’ai été aimée, et ce don, avec ce que j’ai tenté d’en faire, restera définitivement vivant dans l’amour infini de Dieu. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 35


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salut

Vous avez dit … La prétendue mort de Dieu ou du moins l’effacement de la question remisent-elles la question du salut au magasin des accessoires ? Si l’espérance d’un au-delà consolateur promis aux meilleurs élèves de la vie a perdu de la pertinence, nos vies ont toujours besoin d’être sauvées, au moins de la tentation de l’inexistence. Par Jean-François Bouthors

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ietzsche avait à peine proclamé la mort de Dieu qu’en Europe surgissaient des promesses de salut, par la race ou par la classe ! Preuve s’il en fallait que les humains n’étaient pas disposés à renoncer à l’horizon du salut. Mais, si la mise en œuvre de ces messianismes modernes plongea le xxe siècle dans la barbarie, l’aspiration humaine à crever l’horizon apparemment fermé de la finitude ne s’est pas éteinte pour autant. Les progrès prodigieux de la médecine en témoignent, comme la poursuite de l’exploration du cosmos avec le rêve de pouvoir un jour s’échapper d’une terre en voie d’asphyxie. Cette quête d’un au-delà physique et technologique se prolonge dans le transhumanisme, qui projette d’affranchir l’humain de sa chair mortelle en « virtualisant » pour l’éternité son esprit et sa mémoire – version postmoderne du Docteur Folamour de Stanley Kubrick. Cette aspiration au salut sous-tend aussi le « retour de Dieu » – le resurgissement d’une conception de la religion qui prétend dicter à la société son ordre et sa vision du bien. On le voit notamment avec l’engagement très politique des Églises évangéliques aux États-Unis ou au Brésil. On l’entend mezzo voce chez des catholiques qui s’offusquent en matière éthique d’« être entendus mais pas écoutés » par les pouvoirs publics – comme si leur point de vue devait nécessairement s’imposer –, et qui pensent que, par conséquent, le monde va à sa perte. Quant à l’islamisme, dans sa version politique, il réinvestit la vieille idée de la violence salvatrice, accoucheuse d’un monde nouveau.

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« Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » aurait dit, en 1209, Arnaud Amaury, abbé de Cîteaux, chef de la croisade contre les Albigeois, avant le sac de Béziers. L’idée d’un salut final, à l’heure du Jugement dernier, et d’un paradis où seront accueillis ceux que Dieu sauvera – une conception que l’on retrouve dans l’islam – permet de ne pas s’encombrer des dégâts collatéraux. Dans cette optique, à la fin, tout est racheté par l’acte sauveur, déjà accompli, de la mort du Christ et relevé par la puissance de sa résurrection. Mais, dans un monde qui souvent semble démentir la pertinence de la solidarité, de la charité et de la tendresse, la perspective du salut final ne donnet-elle pas à ceux qui s’obligent à agir avec justice la force de rester fidèles au commandement d’amour du prochain ? Ne faut-il pas se savoir délivré du péché pour agir en conséquence ? Ainsi pense Paul, pour qui l’on est sauvé par la foi… dans le Sauveur. Le judaïsme est plus circonspect que la théologie chrétienne, plus discret aussi sur l’au-delà et le paradis – même si la mystique juive fait mention du monde à venir et annonce la venue du Messie à la fin des temps. Se fait surtout entendre le cri du psalmiste : « Dieu, fais-nous revenir ; que ton visage s’éclaire et nous serons sauvés. » (Ps 79-80.) C’est que l’histoire d’Israël commence par l’annonce d’un retour, celui de la descendance d’Abraham depuis l’Égypte, « après quatre cents ans » d’oppression (Gn 15, 13-14). Un retour qui s’entendra aussi comme celui de l’Exil. L’imaginaire d’un monde « final » parfait, net de tout mal, de toute souffrance – dont on trouve un écho en 1845 dans L’Idéologie allemande de Marx et Engels, selon lesquels la société communiste offrira la possibilité « de chasser le matin, d’aller à la pêche l’après-midi, de faire l’élevage le soir et de critiquer après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique » – pâlit. Dès lors, il n’est plus nécessaire de faire advenir ce paradis au forceps de crainte d’avoir à l’attendre indéfiniment.

Vivre grâce au dialogue offert par la Parole reçue Il s’agit, plus modestement, d’accueillir la possibilité – offerte et transcendante – pour l’être humain de recommencer à vivre sans être esclave ni du passé ni de quiconque. Le retour – techouva –, la conversion restitue à la personne et au peuple la capacité de répondre de ses actes. Celle de se reconnaître sujet de son histoire et gardien de son frère, bénéficiaire d’une vie qui se transmet non seulement par la chair, mais aussi par l’esprit en faisant mémoire d’une histoire et en pratiquant une éthique, fondées l’une et l’autre sur l’interprétation sous le régime du dialogue d’une Parole reçue pour vivre. Voilà ce que nous pourrions nous souhaiter en nous disant mutuellement : « Salut ! »


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Pour la majorité de nos contemporains, le Dieu de JésusChrist relève de l’incongruité historique. Pour autant, la foi constitutive de la vie de nombreux chrétiens les pousse, par conviction ou pression ecclésiale, à la transmettre aux générations futures. Avec des résultats mitigés. Par Philippe Clanché

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ormis dans les milieux catholiques très identitaires, principalement dans les classes aisées, où catéchèse et pratique dominicale relèvent du rituel familial évident, la transmission a globalement échoué, du moins celle de l’appartenance à la communauté officielle, l’Église. C’est particulièrement patent dans les familles de catholiques progressistes – jadis étiquetés « cathos de gauche ». À qui la faute : au contexte historique, à l’institution ou aux fidèles ? « En France, nous vivons avec la sécularisation depuis puis d’un siècle. Les spécialistes de transmission de la foi l’ont intégré comme un élément contre lequel on ne se bat pas, mais avec lequel il faut composer. Cela conditionne notre travail », explique Isabelle Morel1, directrice adjointe de l’Institut supérieur de pastorale catéchétique à l’Institut catholique de Paris, qui remarque que l’institution catholique n’a pas mené certaines adaptations nécessaires. « L’Église n’a pas suffisamment perçu en quoi cela change la réception de son discours. Elle reste une autorité de plomb quand notre époque demande de l’humilité, du doute et un message qui affirme l’espérance. » Dans la population, le substrat chrétien, jadis évident, disparaît. Dans un collège catholique, un enseignant peut montrer une Nativité et s’entendre dire que le tableau représente une dame, un monsieur et un bébé plutôt pauvres. Jésus, Marie et Joseph sont portés disparus. « C’est le travail de l’école de donner des éléments pour comprendre d’où l’on vient », rappelle Isabelle Morel. Las, des années après le rapport Debray et les grandes ambitions sur l’ensei­

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gnement du fait religieux à l’école (2002), le constat est cruel. « Certains enseignants se méfient de ce qui a trait à la religion, car nous ne sommes pas en paix avec cette question aujourd’hui. Du coup, on n’ose même plus en parler. » Les tensions actuelles autour de l’islam ne vont rien arranger. Pour la théologienne, l’évolution du regard porté sur Dieu ajoute à la difficulté. « Dans la catéchèse de jadis, Dieu était tout-puissant, savait tout. Une image verticale, qui a conduit à une forme de peur. » Après la Shoah, symbole de l’impuissance divine, ce Dieu-là a été rejeté, au profit d’un autre visage. « La catéchèse a promu la figure de Jésus frère, ami, plus horizontal, Dieu fait homme, qui a souffert comme nous. Le décrochage est lié au bouleversement des images. » Selon elle, ceux chez qui la foi a survécu à ce changement se sont trouvés dépourvus pour dire Dieu à leurs enfants. « Chez des personnes qui pratiquent sans se questionner, les mots issus de leur jeunesse ne parlent plus, ne sont pas intelligibles. Transmettre la foi, en témoigner, demande un réel effort intellectuel. » Les diocèses multiplient pourtant les propositions. Mais l’idée d’une formation continue du croyant tout au long de sa vie n’a pas d’écho auprès d’une majorité de catholiques français.

D'un christianisme l'autre Chez les protestants, la difficulté est sensiblement la même, mais le ressenti un peu différent. « En Suisse romande, décrit Olivier Bauer2, professeur de théologie à l’Université de Lausanne, l’éducation à la foi est vue en termes d’évangélisation, d’une proposition de l’idée de foi à des gens qui, a priori, ne la connaissent pas. Après la génération de ceux qui ont quitté les communautés, on parle à des gens qui n’ont jamais mis les pieds à l’Église. » Mais, contrairement à ce qui se passe au sein du catholicisme français, la situation n’est pas mal vécue et ne fait naître aucun sentiment de culpabilité. « Chez les Réformés, ce qui compte est d’abord la relation avec Dieu, l’adhésion à l’Église est un plus, et le culte n’est pas indispensable. » Adepte d’une théologie pratique liant l’expérience pastorale à la réflexion, Olivier Bauer pense la proposition de la foi en quatre niveaux : faire de l’autre un meilleur être humain, lui proposer de mettre sa confiance dans Dieu ou un être transcendant, évoquer le Dieu de Jésus-Christ, et enfin parler d’une Église. Et, à ceux qui ont quitté les Églises ces dernières décennies, il veut tenir un discours qui résonne chez de nombreux anciens catholiques déçus : « Aimeriez-vous qu’existent des Églises ouvertes, tolérantes ? Si vous n’y allez pas, elles vont disparaître. Alors, même si elles ne vous enchantent pas, cela vaut la peine d’y prendre sa part. »

1. Transmettre la foi en temps de crise, Le Cerf, 2020 2. Blog : Une théologie au quotidien, à l’adresse olivierbauer.org


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uêtes spirituelles

Les bancs des églises se vident, mais le besoin en spiritualité reste. Et les nouvelles réponses à de nouveaux besoins ne manquent pas. Par Guillaume de Morant

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uand l’homme a faim de nourritures spirituelles, il n’hésite pas à emprunter les chemins de la technologie. Exemple, nos smartphones regorgent d’applications dédiées à la méditation ou à la prière. Dans cette catégorie, Petit BamBou fait figure de leader, avec plus de 6 millions d’utilisateurs conquis en Europe. Autre appli à succès, Prions en Église, développée par Bayard pour le magazine éponyme, se positionne sur le créneau de « la prière facile au quotidien » et touche des milliers d’utilisateurs. Olivier Winghart, Gestalt-thérapeute à Lyon et moine novice zen dans la tradition japonaise, voit cette dématérialisation de la spiritualité d’un œil mi-curieux, mi-amusé : « Une appli, pourquoi pas, c’est peut-être une porte d’entrée utile si ça fait du bien, si ça permet de s’ouvrir à autre chose et si cela diffuse largement dans la société l’idée que méditer, c’est important. » L’itinéraire d’Olivier Winghart est intéressant du point de vue de l’évolution des pratiques. Né d’un père catholique et d’une mère juive, il est allé au catéchisme enfant, s’est intéressé au judaïsme adolescent, puis sa quête mystique l’a conduit vers le bouddhisme en général et le zen en particulier. « Ce chemin est resté longtemps dans ma sphère privée, mais j’ai récemment fait mon coming out spirituel. J’ai reçu l’ordination de moine zen cet été », explique ce Franco-Suédois. Par son parcours zen, puis comme thérapeute pour patients reçus seuls, en couple ou en groupe, Olivier Winghart observe tout en pudeur les mutations spirituelles de la société. « Mes clients me confient des questions sur le sens de leur vie. Extérieurement, ils ont tout pour être heureux, mais ils sentent un grand vide, une absence de sens. » Le thérapeute ne cache pas ses engagements spirituels bouddhistes, mais ne cherche pas à convaincre, plutôt à

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inspirer : « Je ne m’avance pas en disant : je suis moine zen, quelles sont vos questions. Je prends plutôt au vol des situations données et je leur donne un aperçu, un angle, une ouverture. » À Paris, le Forum104 est un lieu de rencontre unique, sorte de laboratoire de l’interspiritualité. Le 104, rue de Vaugirard a été longtemps un foyer d’étudiants des pères maristes, transformé dans les années 1970 en un lieu de dialogue entre les chrétiens et les associations de la mouvance du New Age. « C’était un lieu et un concept extrêmement novateur pour l’époque, raconte Frédéric Rochet, l’actuel directeur du Forum104. Les maristes ont animé ce lieu pendant plus de vingt-cinq ans. Il y a quelques années, la maison a été confiée aux assomptionnistes pour en faire un lieu d’échange à travers le dialogue interspirituel, beaucoup plus large que le dialogue interreligieux car il ne se limite pas au champ religieux. » Le centre accueille désormais environ trois cents structures et associations gravitant autour des quêtes spirituelles contemporaines.

Écospiritualité et méditations croisées « La quête de sens est en pleine métamorphose, le dialogue interspirituel peut l’accompagner dans le monde du travail, dans celui du développement personnel, voire autour de l’écologie. On parle d’écospiritualité de la même manière qu’on parle de transition écologique. La transition intérieure est un terme qui arrive à rassembler à la fois des cathos et des non-cathos », poursuit Frédéric Rochet. Créateur de ponts entre des univers, des réseaux, des associations qui ne sont pas forcément en relation, le Forum104 est un point de contact entre la tradition chrétienne et catholique et d’autres traditions spirituelles. Un lieu et une démarche assez rares dans une société où tout est compartimenté, cloisonné : « Nous avons une méditation tous les soirs à 18 h 30 et à 20 heures, différents groupes se retrouvent et méditent sur leurs traditions spirituelles, la tradition soufie, la prière de John Main, des traditions indiennes, etc. » Pour le directeur du Forum104, le besoin de spiritualité est fort, mais la dimension spirituelle n’est pas forcément mise au centre de la vie des personnes : « C’est compliqué de dialoguer. Sur les réseaux sociaux, il y a des avis extrêmement tranchés, on est sommés de prendre position, sans nuances possibles. Les gens sont inondés d’articles qui parfois se contredisent. Comment se repérer par rapport à ça ? On vit un basculement, le Covid nous oblige à bouger, à changer. Il y a un vrai désir de monde nouveau, mais il ne faut pas oublier que le monde ancien est toujours là. Avec le Forum104, les chercheurs de sens ont au cœur de Paris un lieu exceptionnel où la spiritualité a droit de cité. »


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Qu'est-ce que l'âme ? Jean-François Rouzières, psychanalyste Ceux qui doutent de l’existence de l’âme veulent-ils également nous faire douter de l’existence du corps ? Ou, accordant à ce dernier une suprématie, veulent-ils écraser l’âme, par crainte d’une certaine spiritualité dont ils ne savent que faire ? Il semble que le mot âme pose quelques problèmes à la psychanalyse, on peut se demander pourquoi, et pourquoi l’employer au sein de la cure n’irait pas de soi. Certes, Freud nous parle de la vie psychique et non de la vie mystique, pour autant il énonce clairement que « “psyché” est un mot grec que l’on traduit par âme” [Seele, en allemand], et que « “traitement psychique” veut dire par conséquent “traitement de l’âme” ». Quiconque a croisé le regard d’un nouveau-né a pu constater à quel point sa tendresse est immense, mais aussi, et parfois d’une manière presque dérangeante, combien sa force d’âme nous interpelle. Il n’y a pas d’âge pour l’âme. Et quand on s’en prend à l’âme, on s’en prend inévitablement au corps. Sándor Ferenczi précise du reste que les abus commis sur les enfants portent tout autant sur leur âme que sur leur corps, et quel paradoxe alors de voir des adultes vouloir sauver l’âme des enfants et s’en prendre à leur corps… J’imagine l’âme comme une peau. Une peau intérieure, sensible et vulnérable, forte aussi de l’expression de bonté et de respectabilité qu’elle inspire. Une peau parce que la peau, c’est aussi le corps, et un corps sexué. Rien à voir avec l’esprit ou l’intelligence, il est ici question de ce qui nous caractérise profondément et pourrait nous réunir, une part d’humanité que nous avons tendance, le plus souvent, à laisser de côté. Lors de la pratique analytique, nous parlons, mais surtout nous sommes parlés, et c’est bien de l’âme qu’il s’agit, quand elle nous surprend et nous joue des tours, nous informe, et confère alors à la cure une dimension poétique, littéraire, voire romanesque, et souvent spirituelle. L’âme, lieu de l’être qui, certes, porte le divin, mais aussi le corps, un corps qui pense car l’on ne peut penser sans le corps. Rimbaud a vu l’enfer – pour peu qu’on le lise, il est difficile d’en douter. Les derniers mots d’Une saison en enfer sont : « et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps ». Cela n’a l’air de rien, c’est une révolution.

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Rites laïques

?

Comment  dire adieu

Inventer des cérémonies laïques lors des enterrements ne va pas forcément de soi dans un pays où la religion continue de structurer le paysage funéraire. C’est pourtant essentiel pour dire adieu au défunt. Témoignages. Par Marion Rousset

C

hez nous, on ne croit pas en Dieu », prévient Amélie, qui ne s’est toujours pas remise de l’enterrement de son grand-père, pourtant survenu il y a longtemps. « Il y a eu la levée du corps qu’on s’apprêtait à enterrer… Le matin même, je vois encore ma mère et mon oncle se dire qu’il fallait quand même faire quelque chose. Ils ont apporté le Petit Livre rouge de Mao, qu’ils ont mis dans la fosse. J’en ai un souvenir sinistre. Il n’y a pas eu une croix, une fleur, une parole… Rien du tout. » C’était du côté de Chartres, dans la région agricole de la Beauce. « Le truc à se flinguer », tranche Amélie avec son franc-parler. Pas de quoi décourager la famille, qui a continué sur cette lancée. « Ma grand-mère a été incinérée en catimini, elle ne voulait pas de rituel, ses cendres ont été dispersées », évoque cette documentariste. « Mais, peu après, on s’est réunis avec une rose, que nous sommes allés jeter dans la Loire, et ensuite on a déjeuné ensemble. Un peu comme si la morte était parmi nous, on n’a parlé que d’elle », glisse-t-elle. La rose et le repas, c’était déjà mieux que rien. Et puis ce fut le tour de son père de passer au crématorium, en petit comité : « Comme il était comédien, on avait mis un CD de lui où il récitait un texte. Après, on a été jeter ses cendres dans le ru du village – c’était dans l’Yonne – et des bonbons avec car il adorait ça. Quand on s’est rendu compte que le réglisse ne coulait pas, c’était assez drôle. Après, on avait préparé un grand chili con carne qu’on a LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 43


AUJOURD’HUI // UN MONDE SANS DIEU ?

mangé tous ensemble. Et, par la suite, on a organisé une exposition car il était aussi peintre », poursuit Amélie. Au fur et à mesure, cette famille athée a bien dû se résoudre à inventer des rituels laïques pour éviter de rejouer le scénario sordide de l’enterrement du grand-père expédié en quelques minutes chrono. Mais ça ne va pas forcément de soi dans un pays où la religion continue de structurer le paysage funéraire. Dans la région Centre, les cérémonies catholiques représentent encore 60 % de l’ensemble, contre 40 % de cérémonies civiles et d’autres cultes – lesquelles comptent pour une part infime. « Chaque année, la religion recule de 1 % », indique Gautier Caton, porte-­parole de la Confédération des professionnels du funéraire et de la marbrerie, lui-même gérant d’une société de pompes funèbres à Orléans. Dit comme ça, ce chiffre indique une évolution lente. Il n’empêche qu’à ce rythme-là on aura autant d’enterrements civils que d’enterrements religieux dans dix ans. Chaque année, au moment de la galette des rois, Gautier Caton organise une réunion avec les équipes paroissiales des différents secteurs pour les impliquer dans la redéfinition du positionnement des services funéraires face au deuil. « Pour eux, 100 % des gens qu’ils voient sont catholiques, ils ne se rendent pas compte que la situation a changé. On leur explique les nouvelles attentes des familles, pour qu’ils n’aient pas l’impression qu’on vienne interférer avec leur célébration », souligne-t-il.

Musique et lâchers de ballons A minima, il n’est pas rare que des proches du défunt demandent aux pompes funèbres de diffuser de la musique sur le parvis de l’église. Mais, en l’absence de cérémonie religieuse, leurs prérogatives vont bien au-delà. Certaines entreprises de pompes funèbres se cantonnent encore au strict minimum : elles vendent un cercueil ou une urne, organisent le transport et procèdent à l’inhumation. « Dans notre région, nous sommes plutôt dans une logique événementielle : un point est prévu entre les familles et le maître de cérémonie, qui a développé des rituels d’accueil, haies d’honneur et applaudissements, ainsi que des gestes d’adieu, comme le lâcher de ballons, de papillons, de colombes », affirme Gautier Caton. Le personnel est suréquipé pour pallier l’absence de matériel dans les cimetières, à la différence des églises qui ont tout sous la main : « Pour les playlists, nous avons tous un smartphone équipé de Deezer qui marche en mode avion pour éviter les SMS ou même les pubs en pleine cérémonie ! Une sonorisation individuelle à 1 500 euros qu’on change tous les 18 mois, un véhicule doté d’une prise de 120 volts pour recharger la batterie et capable d’accueillir des chaises, des tables, des barnums », détaille Gautier Caton. Sous leur conduite, les enterrements durent entre 30 minutes et une heure.


Hier encore, rien n’était prévu pour compenser l’absence de rituels religieux. « Ma grand-mère était farouchement laïque », commence Christine. « Quand elle est décédée il y a une vingtaine d’années, on a fait venir le corbillard, on a marché jusqu’au cimetière derrière, on l’a mise dans le caveau et, au dernier moment, une tante m’a demandé de dire un poème, sinon c’était fini. Je l’ai lu comme je pouvais et puis voilà… ça a été terrible. Mes parents n’ont pas mesuré que, sans église, il n’y aurait pas de lieu, pas de ­cérémonie  », souffle-t-elle. Souvent, les familles de défunts qui souhaitent un hommage laïque n’ont aucun endroit où l’organiser. Si le crématorium du Père-Lachaise possède plusieurs espaces pouvant accueillir du public, c’est encore loin d’être le cas partout. Il aura par exemple fallu attendre 2012 pour qu’une ville comme Nantes mette à la disposition de ses administrés plusieurs salles polyvalentes à proximité des cimetières communaux. La même année, suite à une question écrite d'une sénatrice à ce sujet, le ministère de la Réforme de l’État, de la Décentralisation et de la Fonction publique avait reconnu que « les familles confrontées à un deuil sollicitent de plus en plus fréquemment les mairies pour l’organisation de cérémonies civiles permettant d’assurer un moment de recueillement auprès du défunt, même en l’absence de cérémonie religieuse ». Mais il ajoutait que l’attribution de cette salle relevait de la « seule appréciation de la commune ». Quand elle a perdu sa mère, Christine et son père ont sollicité la mairie du village, non loin de Sète, pour obtenir une salle des associations. Elle aurait pu s’en remettre pour la cérémonie au service des pompes funèbres, mais elle ne voulait pas qu’on lui « vole » ce moment d’hommage. « Je ne supportais pas qu’ils me proposent de mettre des musiques pour combler le silence alors que justement je voulais du silence ! Mais, au moment du serrement de main, le gars a quand même envoyé une chanson débile, gnangnan. Je lui ai sauté dessus, c’était insupportable, je voulais que ce moment ressemble à ma mère », se souvient-elle. Arrivée du cercueil, disposition des chaises, accueil des invités… Ils ont décidé de tout. « C’était une mise en scène, un peu comme du théâtre. On a parlé d’elle. Je n’ai pas pleuré du tout pendant la cérémonie. C’est comme ça que je voulais le vivre, cette mise à distance m’a permis de poser les choses », ajoute-t-elle.

Le sur-mesure à la rescousse Prévoir des cérémonies originales et sur mesure : c’est la promesse de L’Autre Rive, société installée rue du Faubourg-Saint-Jacques, dans le 14e arrondissement de Paris. Sa devanture bleue décorée d’une maquette de bateau à voile tranche avec le décorum habituel. « On est tellement désemparés car on ne parle jamais de la mort dans nos sociétés, on n’a pas forcément la disponibilité pour inventer des choses qui vont nous aider, donc on se confie aux maisons de pompes funèbres et parfois ça grippe. Un maître de cérémonie LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 45


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qui débite des poncifs, ça peut empêcher de faire son deuil car, du coup, le moment n’est pas beau, pas habité », insiste Raphaël Confino. En 2001, il a créé cette société pour permettre aux proches de s’impliquer. Il y a vingt ans, ceux qui souhaitaient une cérémonie non religieuse ne savaient pas vers qui se tourner. « C’était le désert ! » affirme-t-il. Cette entreprise se spécialise donc dans l’accompagnement personnalisé des obsèques. « En région parisienne, le maître de cérémonie a le nom du défunt, les horaires, et c’est tout. Il faut au contraire prendre le temps de savoir qui était la personne décédée et autoriser la famille à laisser émerger ses propres suggestions », explique-t-il. Inventer des rituels laïques ? « Un rituel ne se décrète pas, il a été poli par la répétition et les années, il est connu à l’avance. Ce qui n’empêche pas d’expérimenter des pratiques différentes qui soient signifiantes pour les personnes présentes », suggère-t-il. Les proches peuvent par exemple utiliser les draps du défunt pour le capiton ou disposer son oreiller sous sa tête, déposer des dessins à l’intérieur du cercueil, le visser, le porter et même le décorer. « La fille d’un défunt voulait peindre le cercueil avec les enfants pour que ce soit le plus beau cercueil du monde », évoque Raphaël Confino. On peut aussi imaginer des dispositifs poétiques qui facilitent l’adieu : « On a réalisé des lanternes dans lesquelles on mettait des petits messages et lorsque venait ce moment difficile où les fossoyeurs recouvrent le cercueil de terre, on lâchait les petites bougies dans le ciel. Grâce à cette image de douceur et d’espoir, chacun peut se raccrocher à ses propres croyances, ne pas être que dans le matériel », avance-t-il.

L'authenticité du fait maison Les proches n’ont pas toujours besoin d’intermédiaires pour mobiliser cette énergie créatrice. « Lola avait un cancer depuis des années et nous étions dix ou quinze personnes à nous relayer auprès d’elle jour et nuit pour ne pas qu’elle aille trop à l’hôpital. Ça crée des liens ! » estime Yaël. Son amie était peintre de décors de cinéma et entourée d’une communauté d’artistes. « L’équipe déco a choisi le cercueil le plus cheap pour le repeindre à la façon des enterrements mexicains, ils ont dessiné des fleurs, des têtes de mort, c’était raccord avec son goût… Chaque personne a exprimé quelque chose qui créait une communauté d’esprit. À la fin, une de ses amies s’est levée et a commencé à taper dans ses mains en lançant “Lola, Lola” et toute la chapelle a scandé son nom en tapant dans les mains ! » Elle se souvient avec émotion de la journée passée à célébrer la personnalité de son amie disparue. « D’habitude, dans les cérémonies laïques, un quart d’heure plus tard on se retrouve sur le trottoir comme des cons tout seuls avec notre chagrin. » Quel formidable contre-exemple que cette expérience.

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MAINTENANT // ENTRETIEN

La pandémie, une échappée vers l’avenir ? L’idée que Dieu a créé le monde pour qu’il soit vivable et agréable se confronte au constat d’une planète abîmée. Pour Bernard Perret, pas de quoi désespérer. L’auteur de Quand l’avenir nous échappe voit dans le cataclysme un principe d’ouverture.

La crise environnementale expliquet-elle celle que vivent aujourd’hui les systèmes monothéistes et notamment l’idée providentialiste d’un dieu qui viendrait sauver l’humanité ? Bernard Perret : Pour parler du christianisme, la question d’un présent apocalyptique n’est pas nouvelle. Pendant le déconfinement, je suis allé à Avignon, où j’ai visité le Palais des papes. Il est très frappant de constater que ce bâtiment a été achevé en pleine épidémie de peste noire, au moment où la population était décimée, alors que les ouvriers devaient tomber comme des mouches… La catastrophe, les hommes ont toujours eu à l’affronter. Après, il reste la question de la théodicée : pourquoi Dieu a-t-il voulu qu’il y ait de la souffrance dans le monde ? Et pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? Dans l’histoire de l’humanité et dans nos propres vies, ce qui a le plus de signification se révèle un peu malgré nous par des rencontres, des événements, mais aussi par des drames et des remises en question douloureuses. Le philosophe René Girard m’a beaucoup guidé dans cette réflexion : il interprète sa propre conversion comme un processus au cours

duquel il découvre son néant ainsi que l’inanité de ses désirs, de ses passions, de ses ambitions. Cette expérience le confronte à une impasse. Il découvre que les choses auxquelles il s’était accroché dans l’existence n’ont plus de sens et conçoit une idée supérieure de la transcendance, comme lorsqu’en montagne on accède à un sommet plus élevé, qui ouvre de nouveaux horizons. Ce décentrement lié à une conception apocalyptique de l’existence relève d’un principe d’ouverture fécond, y compris au niveau collectif. La culture humaine naît elle aussi de situations de violence dans lesquelles les groupes humains mettent en jeu leur propre existence. Les hommes inventent des dispositifs culturels pour externaliser, dépasser, sublimer leur violence. Rappelons que la révélation chrétienne elle-même est arrivée à travers un drame : le lynchage de Jésus. En l’absence de sauveur, est-ce aux hommes de prendre leurs responsabilités ? Nous sommes soumis à des ébranlements dont on ne maîtrise pas le sens et en même temps face à une responsabilité historique : malgré tout, nous devons LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 47


MAINTENANT // ENTRETIEN

Bernard Perret Ingénieur et socioéconomiste, il a occupé de nombreux postes dans l’administration, et a été enseignant à l’Institut catholique de Paris et membre du comité éditorial de la revue Esprit. Il vient de publier Quand l’avenir nous échappe. Ce qui se profile derrière la crise aux éditions Desclée de Brouwer.​

nous considérer comme responsables de ce qui arrive. C’était déjà la question des prophètes. L’exil à Babylone, c’était la fin d’un monde. Tout ce qui permettait aux juifs de rendre gloire à Dieu, de donner sens à leur existence, ils en ont été privés du jour au lendemain. Et c’est à ce moment-là qu’a été inventé le monothéisme tel qu’on le connaît : cette vision d’un dieu universel, transcendant, qui n’est pas lié à un territoire. Ce processus de décentrement spirituel lié à la catastrophe doit nous inspirer. Aujourd’hui, le fait par exemple d’être privé de messe, moyen visible de pratiquer sa religion, invite à se recentrer sur l’essentiel, à accéder à une vision encore plus élevée, généreuse, tournée vers autrui. Mais comprenez-vous que la menace qui pèse sur l’humanité puisse être vécue comme une désertion divine, la marque du silence de Dieu ? C’est toute une religiosité qui est secouée : l’idée que Dieu a créé le monde pour qu’il soit vivable et agréable se confronte au constat d’un monde dégradé, abîmé, détruit. C’est bien sûr très dérangeant… Mais cela peut nous inviter à revisiter cette question de la création. Pour le théologien James Alison, l’Évangile de Jean montre Jésus reprenant le flambeau du Créateur. Le jour du sabbat, il prend de la boue sur le sol et guérit un aveugle de naissance, quelqu’un qui était né inachevé. C’est donc que Dieu n’avait pas fini de créer le monde. Le message est clair : c’est à nous de poursuivre ce travail, de prendre nos responsabilités et d’essayer d’imaginer une autre organisation de la société, de la culture, des rapports humains, pour rendre le monde plus vivable. Il s’agit là d’une fantastique ouverture sur l’avenir qui passe par des

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tâches pratiques, afin de faire en sorte que les choses se passent le moins mal possible, mais aussi un travail d’imagination. Nous sommes imprégnés par l’idée hégélienne ou marxiste que l’histoire se déploierait de manière rationnelle en vue du progrès. Il faut faire son deuil de cette vision, non pas pour désespérer mais pour s’inscrire dans une perspective beaucoup plus exigeante qui consiste pour les hommes à se réinventer. Toutes ces épreuves – à commencer par la crise environnementale et plus récemment la pandémie – sont des provocations pour élargir et perfectionner notre compréhension de l’aventure humaine et de la direction qu’on veut lui donner. « La terre est vivante ; elle peut se venger, et elle se vengera », a écrit Jean Malaurie. Que vous inspire l’interprétation religieuse de la crise environnementale comme vengeance divine ? Il faut congédier catégoriquement de tels discours ! Ils nous font retomber dans l’idée d’un dieu violent et vindicatif, qui est en fait une projection de la violence humaine. Le message central de l’Évangile insiste au contraire sur la non-­ violence de Dieu. Quand s’abattent sur la Terre la souffrance et le mal, le Christ prend soin de dire que ce n’est pas parce que l’homme a péché. Dans l’épisode des pélerins d’Emmaüs, sujet d’un des textes clés du Nouveau Testament, il se présente comme celui qui interprète les Écritures. Et il le fait à partir d’une position complètement irénique : ce mort ressuscité qui a été assassiné n’a pas un mot de récrimination, n’exprime aucun reproche à ceux qui l’ont laissé tomber. Toutes les Écritures, on peut les relire à travers ce regard d’une victime qui


annonce la paix et invite à répudier de manière radicale l’idée d’un dieu vengeur à l’égard de l’humanité. Cela nous engage à nous inscrire dans un projet que nous comprenons assez mal et sur lequel il serait très audacieux de mettre des mots, mais qui se traduira forcément par la découverte de nouvelles facettes du sens de la vie, des manières de rendre l’existence encore plus sensée, plus belle. La crise écologique a aussi donné lieu à des analyses beaucoup plus pessimistes… Je prends très au sérieux le livre de Pierre-Henri Castel Le Mal qui vient, qui m’apparaît comme une sorte de négatif de ce qu’il nous faut penser. Si les humains en venaient à acquérir la certitude d’une fin prochaine de l’humanité, s’ouvrirait selon lui une sorte de trou noir où l’avenir apparaîtrait comme complètement dénué de sens, toutes choses étant vouées à la disparition radicale. Rien ne pourrait alors s’opposer, dit-il, à un déchaînement sauvage d’égoïsme et de méchanceté. L’idée même de vérité, de justice, de bien disparaîtrait dans ce puits sans fonds. Cela va très loin, au risque de susciter une forme de vertige, un peu comme face au suicide. L’avantage de cette position, c’est qu’elle oblige à faire un choix. Si on la refuse absolument, on ne peut que faire le pari de la vie, affirmer qu’on va vers quelque chose de mieux. L’apocalypse peut au contraire être une révélation, un dévoilement. Les scientifiques sont de plus en plus conscients du rôle de la contingence. Les choses qui nous paraissent relever d’une nécessité rationnelle, comme l’apparition de l’homme à partir du singe, du singe à partir de la bactérie, sont en fait des processus qui résultent d’événe-

ments contingents. Lesquels jouent un rôle dans notre vie personnelle : des rencontres amoureuses, des lectures nous amènent à penser et faire des choses que nous n’aurions pas cru pouvoir penser ni faire. À l’échelle de la société, la pandémie de Covid-19 a enfin conduit les entreprises à développer le télétravail, dont on disait depuis des dizaines d’années qu’il permettrait d’alléger les nuisances environnementales liées au transport. C’est un exemple petit mais parlant. Si, au printemps, le Covid-19 a permis une reconnaissance des métiers du soin, cette page s’est un peu refermée depuis… La conscience du fait que la société repose sur l’intendance du soin et l’importance des gens en première ligne pour faire tourner la machine n’a pas disparu. Mais c’est vrai qu’on est dans une phase plus négative, plus revendicative. Les polémiques autour de l’application StopCovid et les débats sur les libertés publiques attestent d’une crise de confiance : sommes-nous encore capables de nous faire confiance pour inventer des formes de responsabilité les uns vis-à-vis des autres ? La société française doit se poser la question de ce qui manque aujourd’hui pour inventer des fonctionnements sociaux plus coopératifs. Vous évoquez la possibilité dans la crise d’un rendez-vous avec la vérité. C’est-à-dire ? La crise environnementale et celle du Covid-19 sont propices à une ouverture plus métaphysique. La contrainte de se réinventer met en demeure l’individu de trouver en lui-même une source de vérité, de se demander à quoi il croit. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 49


MAINTENANT // ENTRETIEN

Avec le changement climatique, on va finir par voir vraiment venir le mur contre lequel l’humanité pourrait s’écraser. C’est un moment de radicalisation des enjeux éthiques. La question est de savoir si on se laisse fasciner par la perspective du néant : après moi il n’y aura plus rien, donc je profite jusqu’au bout de ce que j’ai, je défends mon pré carré, je cède à tous mes mauvais penchants… Ou alors si l’on puise dans nos ressources spirituelles la volonté de retrouver une vérité dans la vie humaine et donc d’aller vers un dépassement. Il faudra choisir son camp entre jouir jusqu’au bout et prendre ses responsabilités. Le discours politique lui-même doit-il assumer une dimension prophétique ? À la fin de mon livre, je mets en scène un président de la République qui donnerait sa démission. Ce n’est pas une désertion, au contraire. Mais ni plus ni moins que le geste de Nicolas Hulot. Une manière de prendre acte de l’écart qui existe entre ce que nous sommes en train de faire et ce qu’il faudrait faire, de nommer ce fossé et d’obliger chacun à se positionner. Une politique prophétique ose dire la difficulté de prendre le bon chemin. Les prophéties apocalyptiques structurent-elles les monothéismes ? À vrai dire, le discours prophétique est propre au judaïsme. Les Épîtres de Paul relèvent plutôt d’un discours messianique sur le temps de la fin qui emmène le monde vers son accomplissement. Toute la liturgie chrétienne ­superpose au

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temps historique un temps qui raconte l’histoire du salut. L’époque dans laquelle nous sommes est peut-être l’occasion de renouer avec la dimension prophétique de l’Ancien Testament. Certes, Jésus est venu, mort et ressuscité, mais l’histoire n’est pas terminée. D’autres choses importantes peuvent encore se révéler. Il nous faut aujourd’hui retrouver une dimension d’ouverture en matière de sens, une dimension d’indétermination qui caractérise le prophétisme juif, à rebours de la tendance qu’a eu le christianisme à enfermer le temps dans le cadre très structuré d’un salut déjà accompli. Avez-vous le sentiment que les institutions religieuses parviennent à donner du sens à la crise écologique ? L’Église s’est emparée de la question écologique avec Laudato si’. Les paroisses vertes conduisent des initiatives. Mais, à l’évidence, l’institution cléricale n’est pas capable aujourd’hui de porter un discours convaincant sur le sens apocalyptique de l’histoire. Peut-être aussi parce qu’elle craint de se heurter à des malentendus : si l’Église s’aventurait sur ce chemin, les gens auraient peut-être vite fait de rabattre cette position sur un discours sacrificiel et de confondre ce principe d’espérance avec l’idée d’un dieu vengeur qui fut défendue par les protestants fondamentalistes à propos du sida. Comment l’Église pourrait-elle inscrire la crise dans une perspective qui lui donne du sens ? C’est un vrai chantier. Propos recueillis par Marion Rousset.


voir Se retrouver, en famille, entre amis, entre collègues. Festoyer, partager, déguster, célébrer des retrouvailles, un mariage… Ou simplement, être là, ensemble, sans crainte ni appréhension, savourer le plaisir de se voir, se toucher, s’enlacer, rire de concert, chuchoter une confidence. On en rêve et David Brouzet l’a presque fait ou, du moins, nous rappelle qu’être ensemble n’est ni un caprice ni de l’inconscience, mais un besoin vital partagé par toutes les civilisations. On avait coutume de les appeler les soldats du feu. Mais force est de reconnaître que leur mission s’est aujourd’hui grandement élargie. Jacques Duplessy et Denis Meyer ont partagé le quotidien d’une caserne de pompiers, l’une de celles qui quadrillent notre territoire comme autant de lieux où des hommes et des femmes se consacrent à d’autres, souvent bénévolement, pour leur apporter secours et réconfort. Une part d’humanité. L’artiste crée et nous pénétrons dans son œuvre. Parfois happés, emportés par une vague d’émotion, parfois lentement, en découvrant au fur et à mesure les signes, les clefs ou les portes qu’il entrouvre pour nous. Boris Grebille nous aide à décrypter les messages plus ou moins explicites que les créateurs ont posés pour guider notre regard dans le voyage intérieur qu’ils nous invitent à faire. Enveloppantes, voire mélancoliques, les brumes savent se déchirer pour laisser place à la lumière. Léon Spilliaert et Henri Matisse sont tous deux nés dans les plaines du Nord. Le premier s’est laissé bercer par la mouvance des gris et des bruns, le second a choisi de faire vibrer ses couleurs. Jean-François Bouthors nous propose une promenade dans les deux expositions qui leur sont consacrées en ce moment et qui, espérons-le, seront bientôt accessibles.


Banquets, noces et festins

Banquets, noces & festins Par David Brouzet

Il y a loin du banquet où Platon et ses amis philosophes discourent sur l’amour… aux orgies romaines. Il existe autant de représentations de banquet que de civilisations. Les raisons d’en organiser sont profondes, multiples et souvent historiques. À Versailles, Louis XIV dînait en public, au Grand Couvert. Talleyrand en fit un instrument de sa diplomatie. À Trianon, où il recevait les chefs d’État étrangers, de Gaulle fit aménager des cuisines. Les plus humbles y furent également conviés. Jésus lui-même y prit du plaisir, trouvant là l’occasion d’enseigner et de laisser apparaître des signes de son sacrifice à venir. Les tables saintes ont fourni de précieuses reliques : qui se souvient qu’un fragment de la nappe de la Cène se trouve à SaintPierre de Vienne et que le vase en porphyre des noces de Cana est à la cathédrale d’Angers ? Pour nous, tôt ou tard, viendra le temps de nous rassembler à nouveau. Alors, en famille ou entre amis, nous partagerons un repas et nous rendrons grâce. II - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


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Dans un triclinium (salle à manger), neuf convives sont réunis, exclusivement des hommes. Couchés sur un stibadium (lit en demi-cercle), ils reposent sur leur côté gauche, conformément à l’usage du symposium (banquet romain). Les serviteurs autour sont presque aussi nombreux. Ici, tous les excès sont de mise. Le plat principal vient d’être servi alors que l’effet du vin se fait déjà sentir pour certains. Les restes des mets précédents, poissons, escargots, crevettes et fruits de mer, jonchent le sol.

2

Les sculpteurs gothiques ont su rendre avec clarté et naturel l’épisode du Repas chez Simon. Alors que Jésus festoie, une femme de mauvaise vie se présente pour lui laver les pieds de ses

larmes, les essuyer avec ses cheveux et les oindre d’un parfum précieux. À son hôte, qui, de son index accusateur, la désigne comme une pécheresse, le Christ répond par un geste de pardon et de bénédiction, tout en soulevant la nappe pour la montrer en exemple. À droite, en revanche, celui qui n’a pas renoncé au plaisir de la chair est châtié.

3

Le livre biblique d’Esther est le plus fourni en récits de repas. Il rapporte qu’Assuérus fit organiser à Suse des festivités qui durèrent cent quatre-vingt-sept jours. Le peintre florentin Jacopo del Sellaio a situé le sujet dans un jardin toscan du Quattrocento. Au même moment, Laurent le Magnifique remettait à l’honneur la cérémonie du banquet philosophique. Le 7 novembre 1462, il

1 Art romain antique, mosaïque figurant un asàrotos òikos (sol non balayé). Collection privée, en dépôt au château de Boudry (Suisse).

2 Le Repas chez Simon (xiii e siècle). LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - III


Banquets, noces et festins

3 Jacopo del Sellaio, Le Banquet d’Assuérus. Florence, musée des Offices.

4 Grandes chroniques de France : le banquet offert par Charles V de France à l’empereur Charles IV. Paris, Bibliothèque nationale de France.

IV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


5 Paolo Caliari, dit Véronèse, Les Noces de Cana. Paris, musée du Louvre.

réunit neuf convives dans sa villa de ­Careggi en souvenir de Platon, qui était mort un 7 novembre, jour anniversaire de sa naissance, à l’issue d’un banquet.

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Un banquet fastueux – digne de figurer dans les Grandes Chroniques de France – eut lieu le 6 janvier 1378, jour de l’Épiphanie, dans le Palais de la Cité à Paris. Il fut offert par le roi de France Charles V (au centre) à l’empereur Charles IV (en rouge) et à son fils Wenceslas. De somptueuses nefs de table en métal précieux sont posées devant les souverains. En guise de grand entremets – nom donné aux spectacles entre les services pour distraire les invités lors de longs repas officiels –, les convives

assistent à une restitution de la prise de Jérusalem par Godefroy de Bouillon lors de la première croisade.

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Véronèse eut le génie de transposer les banquets auxquels Jésus prit part dans l’univers chatoyant de son temps. Au cours des Noces de Cana, à l’invitation de sa mère, Jésus changea l’eau en vin. Ce miracle, son premier, a pour cadre une ville à l’architecture classique idéale où se déploient le luxe presque orientalisant des étoffes et d’infinies vibrations de couleurs et de lumière. Dieu fait homme, Jésus ne dédaigne pas de partager les plaisirs de la fête vénitienne. L’immense toile décorait le réfectoire du monastère de San Giorgio Maggiore à Venise. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - V


Banquets, noces et festins

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La comtesse du Barry serait à l’origine de l’expression « cordon-bleu » et d’un potage à base de chou-fleur qui porte son nom. Le 2 septembre 1771, elle reçut Louis XV pour l’inauguration de son pavillon de musique. Sous le règne de son royal amant, l’art de la table a gagné en raffinement, en élégance et en naturel. Jeune, le roi luimême apprit à cuisiner avec le grand chef Lazure. Les courtisans ont pris place dans les tribunes et autour de la table : le service à la française est en effet un véritable spectacle. Au décor néoclassique de la salle à manger répondent les éléments en porcelaine d’un surtout en forme de temples à l’antique.

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Pour célébrer les noces de l’un des leurs, des paysans se sont attablés dans une salle bondée. Pour preuve de sa tempérance, la mariée, assise à côté de ses parents, préfère ne pas tou-

cher au plat. Au mur sont suspendues des gerbes de blé, en signe de fertilité. Pour éveiller notre appétit, Brueghel met en avant le service des boissons et des mets qui occupe tout le premier plan du tableau. Deux hommes se servent d’une porte pour transporter les plats. Le ton est à la rusticité et à une franche convivialité.

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Giambattista Tiepolo a peint plusieurs fois l’épisode, raconté par Pline l’Ancien et par Plutarque, du banquet offert par Cléopâtre à Marc-­ Antoine, en 41 av. J.-C. La reine d’Égypte, après avoir affirmé que son festin serait le plus coûteux de l’histoire, fit fondre dans un gobelet de vinaigre une lourde perle sans prix. Ainsi, elle séduisit Antoine, qui devint son allié et qui trahit Rome par amour pour elle. Aux effets d’un clair-obscur rembranesque se mêle une palette de couleurs éclatantes rappelant les modèles de Véronèse.

6 Jean-Michel Moreau le Jeune, Fête donnée à Louveciennes le 2 septembre 1771. Paris, musée du Louvre. VI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


7 Pieter Brueghel l’Ancien, Le Repas de noce. Vienne, Kunsthistorisches Museum.

8 Giambattista Tiepolo, Le Banquet de Cléopâtre. Paris, musée Cognacq-Jay.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - VII


Banquets, noces et festins

9 Carl Larsson, La Veillée de Noël. Stockholm, Bonnierska porträttsamlingen.

10 Le banquet du Château-Rouge le 9 juillet 1847.

VIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


11 Gabriel Axel, Le Festin de Babette. 1987 – D’après la nouvelle de Karen Blixen.

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Peintre d’extraction modeste, Carl Olof Larsson, qui se voulait anticonformiste, est paradoxalement devenu le peintre de la bourgeoisie suédoise. Larsson, son épouse et leurs huit enfants sont installés à Sundborn en Dalécarlie, dans une petite maison devenue une des demeures d’artiste les plus célèbres du monde. La famille au grand complet est réunie pour le réveillon de Noël autour d’une longue table. L’aquarelle lui permet d’obtenir des teintes vaporeuses et transparentes qu’il combine à une grande finesse de trait.

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La tradition du banquet républicain qui se perpétue encore aujourd’hui est née avec la Fête de la Fédération, le 14 juillet 1790. Lors de ces repas qui se tiennent en plein air, dans des lieux populaires, il est d’usage de porter des toasts aux principes fondateurs de la République. À la fin de la monarchie de Juillet, entre juillet 1847 et janvier 1848, soixante-dix banquets

républicains sont ainsi répertoriés, qui réunirent près de 17 000 participants. À la fin du xixe siècle, les maires organisent des banquets de plusieurs milliers de convives pour renforcer la popularité de la IIIe République.

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Dans un petit village danois, deux vieilles sœurs très pieuses ont accueilli comme servante Babette, une Française, ancien chef du Café anglais, célèbre restaurant parisien. Après les avoir servis humblement pendant quinze ans, Babette, qui vient de gagner 10 000 francs à la loterie, propose d’offrir un grand repas à la française. Au fil de ce banquet, les convives, d’austères Luthériens, cèdent peu à peu au plaisir de la chère. Au menu : potage à la tortue, blinis Demidoff, cailles en sarcophage, savarin, baba au rhum et clos-vougeot 1845. La joie revient ! La généreuse cuisinière recevra un éloge que rapportait récemment le pape François : « Avec toi, comme les anges se régaleront ! » LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - IX


Notre-Dame-des-Landes

Textes de Jacques Duplessy Photos de Denis Meyer X - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019


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Soldats quotidien du

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2019 - XI


8 8 8 1 1 1 Être pompier est une vocation. Mais le métier ne cesse d’évoluer. Beaucoup de secours à la personne à domicile, peu de feux, outils techniques de plus en plus présents, augmentation des insultes et des violences, l’enjeu est de continuer d’attirer des recrues dans ces conditions. D’autant que nos services de secours reposent en grande partie sur le volontariat.

> Le bip à la ceinture des pompiers

sonne. Il annonce le départ d’un VSAB, une ambulance. Le chef d’équipe passe prendre la fiche au centre des opérations. « Un homme de 71 ans qui a un œil qui sort de la tête. » Des regards s’échangent. « On ne sait jamais trop pour quoi on part, glisse Denis Thouvignon, le chef de centre de la caserne de Tournus, en Saône-et-Loire. Des fois, ça

XII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021

paraît effrayant et il n’y a pas grand-chose. Et parfois c’est l’inverse. » Là, on est loin d’un œil qui sort de la tête. Il est gonflé et rouge, signe d’une hémorragie. L’homme présente des douleurs à la tête, une tension de 15/9 et voit normalement. Le médecin régulateur du Samu préconise un passage par la maison médicale de Tournus. Sur place, le médecin généraliste se déclare

incapable de faire les examens nécessaires et la régulation ordonne finalement un transport vers l’hôpital. Cette caserne réalise environ 1 500 interventions par an avec un effectif de 54 pompiers ; deux des officiers et onze des agents sont professionnels. Le reste de l’effectif, trois officiers, deux infirmières et trente-six pompiers, est composé de volontaires. >


8 18 18 1 Pas moins de trente pompiers et un hélicoptère sont mobilisés pour secourir deux blessés graves. Pour sauver le conducteur qui a eu la jambe broyée, une infirmière s’est glissée dans la camionnette pour poser des perfusions et lui tenir la main.

C’est aujourd’hui le type d’intervention le plus fréquent des pompiers. Une femme âgée et seule est tombée chez elle. Si la blessure est sans gravité, elle sera transportée à l’hôpital pour des points de suture et des examens complémentaires.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - XIII


8 8 8 1 1 1 > Si les pros assurent des gardes de

24 heures, les volontaires s’inscrivent au planning en fonction de leurs disponibilités. « Notre potentiel opérationnel journalier, c’est-à-dire le nombre théorique de pompiers prêts à partir en intervention, doit être de neuf, jour et nuit, explique Denis Thouvignon. La nuit, il n’y a pas de problème, car j’ai beaucoup de volontaires. La journée, c’est plus difficile, car ces derniers travaillent. De plus, nous devons renforcer des petits centres qui sont encore plus démunis que nous. » Sur le département de Saône-et-Loire, les soldats du feu sont près de 330 professionnels et 1 840 volontaires. Il faut une vocation bien chevillée au corps pour tenir. « Je suis pompier depuis 1987 et chef de

centre depuis juillet 2017, raconte Denis Thouvignon. J’ai vu le métier évoluer. On est confronté de plus en plus à la misère sociale de nos petites villes. Et si nous sommes globalement bien vus de la population, je constate de plus en plus de tensions et de violences verbales. Depuis que je commande cette caserne, j’ai déposé deux plaintes suite à des agressions physiques… » Océane, 25 ans, est une de ces passionnées. « J’en rêvais depuis l’enfance et je suis entrée à 16 ans comme stagiaire. Je travaille dans la sécurité incendie de l’hôpital de Mâcon, mais j’espère bien réussir le concours pour être pompier pro en novembre 2021. » Pour ses vacances, elle est partie avec un collègue faire un tour d’Europe des pompiers afin de

XIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021

comparer les équipements et les techniques d’intervention. Le lieutenant Hervé Brocard, 61 ans, adjoint volontaire au chef de centre de Louhans (71) est le plus vieux de la caserne. « Notre métier est de plus en plus technique. Le problème, c’est qu’on voudrait que les volontaires soient aussi efficaces que les pros. Cela contribue à la crise des vocations. La judiciarisation de la société fait aussi peur.  » Le centre, en manque d’effectif, va prochainement lancer une campagne de recrutement. « On regarde les motivations du candidat, mais on va aussi à la rencontre des familles. Il faut qu’elles partagent l’engagement. On fait un beau service, mais il ne faut pas divorcer ou quitter son travail pour ça. » >


8 18 18 1 L’entretien du matériel et la formation occupent une grande partie du temps des pompiers en dehors des interventions. Des JSP, jeunes sapeurs-pompiers, apprennent les gestes de base, ici le massage cardiaque sur un mannequin. La relève du lieutenant Hervé Brocard (à gauche), le plus âgé de la caserne de Louhans, est assurée ! À la fin du service, on refait la journée autour d’un verre.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - XV


8 8 8 1 1 1 Notre-Dame-des-Landes

> Le bip sonne. Un accident de la

route complexe. Une camionnette et une voiture se sont heurtées frontalement sur la commune de Damerey. Les deux conducteurs sont grièvement blessés et incarcérés, un troisième homme légèrement touché. Une trentaine de pompiers, en provenance de cinq casernes, sont mobilisés, ainsi que trois véhicules du Samu et un hélicop-

tère. Pendant deux heures, une grappe de sauveteurs entoure chaque véhicule. Une infirmière a réussi à se glisser à l’intérieur de la camionnette renversée pour poser des perfusions au blessé et lui tenir la main. Le véhicule est entièrement découpé pour extraire la victime. « C’est pour des situations comme ça qu’on s’entraîne tous les jours », explique Jacques Jannin. « Mais la

réalité, c’est 80 % de secours à la personne, raconte Julien Lacroix, un pro de 43 ans, boulanger dans une vie antérieure. Parfois, on fait taxi pour des personnes qui nous attendent avec une valise pour les emmener à l’hôpital… Les feux ne représentent que 10 % de nos interventions. » De fait, durant les cinq jours de ce reportage, pas le moindre feu à se mettre sous la lance. <

De plus en plus de femmes, comme Christelle Guimet et Chloé Renaud, engagées à Paray-le-Monial, deviennent pompiers. Le sport occupe environ deux heures chaque jour… si le bip ne sonne pas. Devant son écran d’ordinateur, le régulateur reçoit les alertes, affecte les moyens nécessaires et suit les interventions en cours.

XVI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


Entrez dans

la peinture ! Un voyage intérieur Par Boris Grebille

Memento mori, mosaïque provenant du couvent San Gregorio, musée national des Thermes de Dioclétien, Rome.

V

enez et voyez ! Depuis l’antiquité, les artistes nous invitent à dialoguer avec leurs œuvres, à y entrer pour y découvrir du sens autant par la raison que par l’émotion. Le squelette de cette mosaïque romaine du ier siècle provenant du couvent San Gregorio, confortablement allongé comme un patient sur la méridienne de son psychanalyste, nous interpelle du regard tandis que son doigt nous invite à lire l’inscription que

nous devons faire nôtre. Memento mori nous invitant à nous connaître nous-même, tout un programme ! En ce temps de crise, où la multiplication des images et des opinions nous invite malheureusement plus à l’adhésion immédiate qu’au questionnement réfléchi, il n’est peutêtre pas inintéressant de se replonger dans les œuvres pour prendre de la distance et peut-être de la hauteur. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - XVII


Entrez dans la peinture ! Un voyage intérieur

C

e personnage nous fixant du regard et nous indiquant de l’index ce qu’il faut contempler deviendra un grand classique de la peinture de la Renaissance. Théorisé par Leon Battista Alberti au xve siècle, ce geste de désignation qui permet au spectateur de rentrer dans l’œuvre est celui de l’admoniteur. Dans le silence de la peinture, la parole de l’admoniteur est un geste explicite qui nous relie au sujet traité et donc à nous-même. Il nous renvoie au rôle qu’auront, quelques siècles plus tard, les admoniteurs jésuites chargés de surveiller les principaux responsables de l’ordre et de les avertir en secret de leurs fautes ou de ce qu’ils ont à faire. Le silence du doigt dans le tohu-bohu du monde numérique, un guide qui nous mène vers l’essentiel dans un monde d’images qui nous en écarte. Un geste qui peut être d’une grande simplicité, presque invisible – tel celui de la Vierge de Massaccio dans La Trinité de Santa Maria Novella – pour qui ne

La Trinité (entre 1425 et 1428), Tommaso di Giovanni Cassai, dit Massaccio (1401-1428), Santa Maria Novella, Florence.

XVIII — LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN — HIVER ÉTÉ 2020 2021


fait pas déjà l’effort d’entrer dans l’œuvre. Ou au contraire beaucoup plus explicite, comme celui de la figure qui, dans la Vision de saint Jérôme de l’artiste maniériste italien Parmigianino, nous dit ne pas être l’essentiel du tableau mais seulement un transmetteur. Une différence de traitement qui n’est pas due seulement à la différence des époques et des styles : ce geste de l’index n’est pas uniquement un signe de communication, il est à l’image de l’être représenté. Ainsi de l’intériorité distante de Marie, qui intercède pour nous auprès de son fils, et du saint, trait d’union entre le monde du sacré et celui des hommes, qui semble ici sortir du tableau pour venir nous chercher. La communication entre ces deux mondes ne sera d’ailleurs jamais mieux illustrée que dans le magnifique dialogue silencieux entre Adam et Dieu peint par Michel-Ange au plafond de la chapelle Sixtine. Dans ces deux index qui se rapprochent se manifeste la puissance créatrice.

Vision de saint Jérôme (1526-1527), Girolamo Francesco Maria Mazzola dit Parmigianino (1503-1540), National Gallery, Londres.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN — HIVER 2021 — XIX


Entrez dans la peinture ! Un voyage intérieur

La Sainte Famille à la fontaine (vers 1512-1515), Albrecht Altdorfer (vers 14801538), musée du Louvre, Paris. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre)

M

ais le signe de l’admoniteur n’est pas le seul à avoir été utilisé par les peintres pour leur permettre de relier le monde du spectateur à celui de l’œuvre. Albrecht Altdorfer (vers 1480-1538), immense peintre, dessinateur et graveur de la Renaissance allemande, auquel le Louvre rend hommage en cette fin d’année, avait quant à lui imaginé un procédé peut-être encore plus efficace. En plaçant un personnage de dos, sortant légèrement du cadre pour sembler entrer dans le tableau, il invitait le specta-

XX - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021

teur à pénétrer dans l’œuvre à sa suite. Pas d’admonition, juste une invitation. Dans cette Sainte Famille à la fontaine, les principaux personnages ne sont pas la Vierge et l’enfant Jésus, en arrière-plan avec les anges. Mais justement Joseph, de dos, avec ses attributs de voyageur ou de pèlerin, qui ont fait dire à certains commentateurs qu’il s’agissait ici d’une scène de la fuite en Égypte, et cette immense fontaine Renaissance que la colombe sculptée au centre de son piédestal identifie comme un baptistère d’eau vive.


La Raie (vers 1725-1726), Jean-Baptiste Siméon Chardin (1699-1779), musée du Louvre, Paris.

Joseph, premier contemplateur du don de l’Incarnation, ouvre la voie au spectateur, pèlerin comme lui. Il l’entraîne à sa suite vers ce don vital de Dieu que représente l’eau vive de la fontaine, autour duquel le monde sacré est également réuni. Mais le peintre n’a pas forcément besoin d’un personnage pour faire entrer le spectateur dans son œuvre, ni d’histoire explicite à raconter. Le morceau de réception de Chardin à l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1728, La Raie, en est un très bel exemple.

Deux diagonales parallèles animent cette nature morte. À gauche, un petit chat effrayé par une scène qui semble se passer à l’extérieur de l’œuvre nous fait sortir du tableau, tandis qu’à droite un couteau presque en déséquilibre, dont le manche paraît sur le point de le faire chuter à nos pieds, nous y fait entrer. Le spectateur se retrouve ainsi comme intégré à l’œuvre, dans un curieux sentiment de va-etvient où mort et vie, rigidité et mouvement, tableau et spectateur s’opposent et s’unissent en même temps. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - XXI


Entrez dans la peinture ! Un voyage intérieur

A

vec Œdipe et le Sphinx d’après Ingres de Francis Bacon, c’est une figure d’admoniteur muette qui nous contemple. Cet effet miroir des œuvres de Bacon n’est pas une mise à distance du spectateur mais bien au contraire une plongée au plus profond de son être. Le visage effacé du sphinx nous scrute et ses yeux absents nous percent pour forcer les portes de notre moi intérieur. ­Traverserons-nous le tableau pour pénétrer cet espace obscur à l’étrange contenu sur lequel il s’ouvre ? Auronsnous besoin de répondre à une énigme pour

XXII — LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN — HIVER ÉTÉ 2020 2021

y parvenir. L’œuvre devient ici passage à traverser pour nous mener jusqu’à nous-même. Ce monde étrangement familier et pourtant difficilement lisible des tableaux de Bacon, mêlant éléments culturels immédiatement reconnaissables et écriture dramatique oppressante, n’est-il pas finalement très en lien avec le sentiment que nous pouvons tous avoir de vivre dans un monde dans lequel nous ne maîtrisons que des éléments isolés mais dont les logiques et les dynamiques nous échappent totalement ?


À l’inverse de ce sentiment, les vibrations de la peinture de Rothko viennent, elles, nous envelopper. On y entre comme dans un lieu où nous serions enfin en sécurité. Pas de figure pour nous y faire entrer, pas de questionnement précis, juste une impression grandissante qu’elle nous dépasse et nous intègre pour faire redescendre nos pulsations à un rythme posé, excluant les peurs et les interrogations. Une abstraction qui console comme un grand manteau qui viendrait nous recouvrir et créer un espace de respiration détendu à l’abri des crispations de notre époque.

Les voyages intérieurs que nous offre la peinture sont multiples et complémentaires. Ils sont par contre essentiels pour nous faire grandir, nous apaiser, nous connaître. Le beau et le sens s’y mêlent selon notre regard si nous acceptons d’y plonger en toute vérité, avec nos faiblesses et nos convictions, pour nous enrichir toujours plus de l’autre et de nous-même. À gauche : Œdipe et le Sphinx d’après Ingres (1983), Francis Bacon (1909-1992), musée Berardo, Lisbonne. Ci-dessus : Light Red Over Black (1957), Mark Rothko (1903–1970), Tate Modern, Londres.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN — HIVER 2021 — XXIII


De la solitude

à l’extase


On ne sait pas s’ils se sont rencontrés. Ils étaient pourtant exactement contemporains : Henri Matisse (1869-1954) est né plus tôt que Léon Spilliaert (18811946) et sa vie est plus longue. L’un et l’autre sont des fils du Nord, puisque le premier a vu le jour au CateauCambrésis, à 25 km de la frontière belge, et le second en Flandre, à Ostende, au bord de la mer du Nord. L’un et l’autre ont très tôt tracé leur voie loin de l’académisme et ont été marqués par Cézanne. Mais Matisse a clairement choisi la lumière et la couleur, tandis que Spilliaert est le peintre de la solitude et des brumes… Exposés à Paris depuis l’automne, le premier au Centre Pompidou (« Matisse, comme un roman », jusqu’au 22 février 2021), le second au musée d’Orsay (« Léon Spilliaert, Lumière et solitude », jusqu’au 10 janvier 2021), ils sont à la fois lointains et proches. Profondément sensibles.

Par Jean-François Bouthors

C

omme chez Matisse, les femmes tiennent une belle place dans l’œuvre de Spilliaert. Mais si celles du premier affichent une présence libre et heureuse, celles du second semblent prises dans une contemplation mélancolique et presque frileuse. Nous ne voyons pas leur visage – elles sont souvent de dos –, mais on imagine aisément leur regard en suspens, leur attente dans la rumeur de l’air et des vagues, tendue vers un au-delà mystérieux, ou une absence. Ainsi de cette silhouette dressée de Femme au bord de l’eau, dans le vent, presque cernée par la mer. La distance qui nous sépare d’elle, curieusement, ne nous éloigne pas. Elle impose au contraire une

densité qui captive notre regard et suscite notre interrogation. Encre, aquarelle ou gouache, pastels, crayons, Spilliaert entremêle les techniques et brouille les frontières. Ce qu’il peint ou dessine n’est pas seulement une scène qu’il observe, mais un paysage intérieur, le sien, qui se dévoile dans l’émotion qu’il éprouve et transpose sur le papier. L’œil du peintre porte à perte de vue : son Brise-lames au poteau se prolonge à l’infini vers la mer, qui s’est retirée loin. Le long triangle noir qui semble vouloir ­percer l’horizon nous conduit, telle une Femme au bord de l’eau, 1910, Léon Spilliaert. Collection privée. © DR

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - XXV


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Brise-lames au poteau, 1909, Léon Spilliaert. Bruxelles, Belfius Art Collection. Photo © Frank Michta

XXVI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


route rectiligne et interminable, vers une clarté qui se donne principalement par son reflet à la surface des eaux ou sur le sable mouillé. Sa présence, sans être éclatante – Ostende n’est pas Collioure –, se manifeste comme une promesse humble, qu’il faut aller recueillir au bout d’un long chemin. Celle d’une lumière plus mystérieuse, plus intime, plus essentielle encore. Ami du poète Émile Verhaeren, dont il fait la connaissance en 1904, lecteur de Nietzsche, illustrateur de Maeterlinck, Spilliaert est habité par le tourment, l’an-

goisse, l’ombre. Il se garde pourtant, le plus souvent, de nous les jeter au visage comme le fait Edvard Munch avec Le Cri. Son Autoportrait aux masques témoigne au contraire d’une introspection par laquelle il les métabolise, à la manière de l’alchimiste qui commence son travail par l’œuvre au noir, c’est-à-dire par l’épreuve spirituelle.

Autoportrait aux masques, 1903, Léon Spilliaert. Paris, musée d’Orsay. © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay)/ Thierry Le Mage.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - XXVII


VISIBLEinVISIBLE

Soirée d’octobre, 1912, Léon Spilliaert. Collection privée. © DR

Alors seulement, au terme de cette traversée, s’opère une transmutation poétique, où la matière du réel ne disparaît pas mais délivre la profondeur, la vérité de sa présence. C’est parfois spectral ou tragique, jamais sarcastique, à la différence de l’œuvre de James Ensor, son compère des débuts. Et lorsque cela devient lumineux et coloré, comme cette Soirée d’octobre, le peintre sauvegarde toujours le mystère, c’est-à-dire l’évidence de quelque chose qui ne se laisse pas dire et vers quoi l’image fait signe, mais qu’elle n’enferme pas. Peindre, ce serait donc délivrer… Le monde de Matisse est le plus souvent un monde délivré : les traces de l’angoisse, de l’inquiétude, du tragique y sont rares. Son œuvre exprime plutôt une plénitude XXVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021

ouverte. En cela, il est proche de Bonnard. En 1904, il s’inspire d’un vers de L’Invitation au voyage pour peindre, à la manière de Signac, Luxe, calme et volupté, une scène digne de la mythique Arcadie, le pays du bonheur accompli. Thème qu’il reprend dans Le Luxe, en 1907, en le resserrant sur trois femmes d’une nudité sereine et libre. « Tout n’est qu’ordre et beauté », disait le vers précédent du poème de Baudelaire. Et de fait, son regard – comme celui qu’il suscite chez le spectateur –, loin d’être voyeur, doit tout à la contemplation. Matisse a noté, bien plus tard, sans doute vers 1943, dans un carnet de citations, ces mots de Léonard de Vinci : « Toute connaissance vient du sentiment », et ceux-ci, de Bossuet : « Malheur à la connaissance stérile qui ne se tourne pas à aimer. » Ou


encore ces phrases tirées de L’Imitation de Jésus-Christ : « C’est une grande chose que l’amour qui seul rend léger ce qui est pesant » et « L’amour veut être en haut et n’être retenu par rien de bas. » Dans l’Autoportrait de 1906, il s’est représenté nimbé de bleu, les yeux grands ouverts, d’une assurance tranquille. Il est en tenue de campagne ou de vacances. La bouche n’est pas gourmande, elle indique plutôt une certaine réserve. Matisse n’est pas un ogre comme Picasso… On sent plutôt qu’il s’interroge : il regarde et sans doute se demande comment il va rendre non seulement ce qu’il voit, mais ce que fait naître en lui cette vision. « La peinture me rend heureux par instants, mais combien faut-il payer ces instants. […] Ma force vient de mon doute

presque constant », écrit-il à la fin de 1939, après avoir quitté Paris pour s’installer à Nice. Il commence alors ce qui deviendra La Blouse roumaine, qu’il achèvera l’année suivante. On cherche en vain, dans cette toile magnifique, une trace du drame. C’est un projet longuement médité – depuis 1935, semble-t-il –, dont le peintre a documenté les étapes successives – quatorze états différents ! Au départ, c’est bien la blouse qui le fascine, pour ses motifs. Il procède par simplification, par émondage… Il pratique ­l’économie du trait, de

Au centre de la photo page de droite : Études pour Le Luxe 1, 1907 et Le Luxe 1, été 1907. Vue de l’exposition « Matisse, comme un roman », Centre Pompidou, Paris, 21/10/2020 – 22/02/2021. Crédit photo © Centre Pompidou, Bertrand Prévost. © Succession H. Matisse

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - XXIX


VISIBLEinVISIBLE la couleur, pour trouver la justesse et la légèreté. Et peut-être est-ce sa manière, en bleu, blanc et rouge, de faire acte de résistance. Car l’icône qu’il peint, c’est un cœur pur, libre et joyeux, un cœur qui remplit presque tout le cadre et semble voler, comme pour dire que cette liberté aimante est inaliénable. Mais Matisse cherche encore, sans répit. Deux ans plus tard, il écrit à Louis Aragon : « J’espère arriver à perdre pied et alors je ne pourrais m’en tirer que par l’inconnu. » Il a derrière lui cinquante et un ans de métier ! On lui a beaucoup prêté une grande maîtrise de son art, un sens de la méthode, une forme d’analyse, voire de calcul. Voilà qui expliquerait l’harmonie lumineuse et la justesse de ligne qui caractérisent une bonne partie de son œuvre. Pourtant, la clé de cette beauté, c’est le dépassement

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du peintre par son tableau, ce moment où l’œuvre se déploie dans sa liberté. Le recours aux papiers gouachés et découpés, qui donnera lieu au magnifique l’album Jazz publié en 1947, est ainsi une manière de mettre à nouveau en jeu son art. La Tristesse du roi, tableau monumental inspiré de la mélancolie paranoïaque de Saül que calmait la musique jaillissant de la harpe de David, est, en 1952, l’expression parfaite de cette déprise qui délivre. Presque sa mise en abîme, si l’on se dit que Matisse s’est sans doute représenté dans la figure du roi. Environné de couleur, le noir lui-même devient joyeux, pris qu’il est dans le mouvement de la musique qui a envahi tout l’espace, et de la danse qui a saisi les personnages de droite et de gauche. C’est presque une transfiguration !


En haut à gauche : Autoportrait, 1906, Henri Matisse. Statens Museum for Kunst, Copenhague. © Succession H. Matisse. Photo © SMK Photo/Jakob Skou-Hansen En haut à droite : La Blouse roumaine, 1940, Henri Matisse. Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris. Don de l’artiste à l’État, 1953. Attribution, 1953. © Succession H. Matisse. Photo © Centre Pompidou, Mnam-Cci/ Georges Meguerditchian/Dist. Rmn-Gp Ci-contre, dans la partie gauche de la photo : La Tristesse du roi, 1952. Vue de l’exposition « Matisse, comme un roman », Centre Pompidou, Paris 21/10/2020 – 22/02/2021. Photo © Centre Pompidou, Bertrand Prévost. © Succession H. Matisse

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VISIBLEinVISIBLE

Transfiguration, le mot n’est pas excessif si l’on se souvient que, de 1948 à 1951, Matisse a travaillé à ce qu’il appelait lui-même son « chef-d’œuvre » : la chapelle dominicaine du Rosaire, à Vence, dont l’architecte avait été Auguste Perret. Le peintre avait accédé à la demande de Monique Bourgeois. Celle qui avait été son infirmière lorsqu’il avait été opéré d’un cancer en 1941 (ayant, dit-il, « risqué la mort à un poil de chat angora »), puis son modèle, était devenue sœur Jacques-Marie en 1946. Le Vitrail bleu pâle (1948-1949) est une élévation somptueuse, un moment d’extase que l’artiste offre au spectateur, pour qu’il accède avec lui à l’inconnu de la béatitude intérieure XXXII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021

qu’il a toujours cherché à atteindre par son art. Et les deux grands Nus bleus que l’on aperçoit de part et d’autre de la vue d’exposition ci-contre, dont le no II fut réalisé en quelques minutes dans le jaillissement d’un geste parfaitement assuré, se donnent, pour finir, comme pur(e) acte et action de grâce. Au centre : Vitrail bleu pâle, 1948-1949 (deuxième état d’un projet pour l’abside), panneau bipartite. Vue de l’exposition « Matisse, comme un roman », Centre Pompidou, Paris, 21/10/2020 – 22/02/2021. Photo © Centre Pompidou, Bertrand Prévost. © Succession H. Matisse À gauche : Nu bleu II, 1952. À droite : Nu bleu IV, 1952.


Italie

Sur les terres de l’antimafia En Italie, la loi permet que des biens confisqués à la mafia soient confiés à des associations ou à des entreprises de l’économie sociale et solidaire. De somptueuses villas et des terres agricoles sont ainsi rendues aux populations qui ont vécu sous le joug de la ’Ndrangheta, un des clans les plus féroces et les plus avides de la mafia. Une rétrocession qui se fait sous les yeux des familles mafieuses, toujours présentes dans la région. Par Isabelle Souquet

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REGARDS // ITALIE, SUR LES TERRES DE L’ANTIMAFIA

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omenico Fazzari a le sourire alors qu’il arpente l’immense verger de clémentines dans la plaine fertile de Gioia Tauro en Calabre. C’est une variété corse qui pousse ici, la variété la plus adaptée à la terre calabraise. Cette année, la récolte s’annonce très belle. Les ouvriers agricoles ont mené une lutte acharnée contre une variété de mouche méditerranéenne qui gâte les fruits en pondant sous leur peau, et cette lutte est en passe d’être gagnée. Mais il en est d’autres qui occupent toujours le quotidien de Domenico et des employés de la coopérative Valle del Marro. Pour le comprendre il suffit d’un coup d’œil au panneau fixé à la grille d’entrée de la plantation. « Bene confiscato alla mafia » : terres confisquées à la mafia. La parcelle de cinq hectares a été saisie en 2000 à la famille d’un « boss » de la ’Ndrangheta, la mafia calabraise, convaincu de racket, de trafic de stupéfiants et d’escroqueries diverses. Ce parrain du clan Molé est parti en prison pour des années, et l’État a confisqué ses biens, immeubles, vergers et oliveraies. En 2013, ces terres laissées à l’abandon ont été confiées à la coopérative qu’a cofondée Domenico Fazzari. Diplômé en économie, ce natif de Polistena a choisi de rester vivre au pays pour essayer de faire changer les mentalités sur le terrain et donner un travail « honnête et honnêtement rémunéré » à des ouvriers agricoles. Sept ans plus tard, les onze salariés ont débroussaillé, replanté, rebâti le réseau d’irrigation et produisent ici huile d’olive et agrumes certifiés bios. Leur coopérative gère une centaine d’hectares de vergers et de terres maraîchères. Pourquoi la mafia est-elle si intéressée par l’agriculture ? « À cause des subven-

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tions de la communauté européenne », explique Domenico. « Depuis des années la ’Ndrangheta et les autres mafias détournent les aides communautaires et créent des emplois fictifs sur les exploitations. Cela représente des sommes énormes. Et ces escroqueries continuent aujourd’hui. » Le jeu de l’intimidation Si les ouvriers agricoles de la coopérative sont maintenant normalement déclarés et payés, l’ambiance mafieuse reste prégnante autour des vergers de Gioia Tauro. Leurs dirigeants racontent que, depuis sept ans qu’ils ont relancé les cultures, il ne se passe pas six mois sans qu’il y ait une attaque contre eux. C’est un petit incendie, ou le sabotage d’un tuyau d’irrigation en plein cœur de l’été, au moment où les arbres ont le plus besoin d’eau, ou encore quelques oliviers retrouvés à terre, ou enfin des engins agricoles brûlés. Jamais de vraie catastrophe car, à, en croire les agriculteurs, la ’Ndrangheta est plus intelligente que la Camorra napolitaine : elle ne veut pas détruire ou bloquer l’activité par des attentats violents qui attireraient l’attention sur le clan. Il s’agit plutôt de maintenir la pression pour parvenir à décourager ceux qui se sont lancés dans l’aventure de l’antimafia. Et on sait se faire comprendre. Ici, tout le monde entend d’où vient la menace quand il trouve des têtes de poisson jetées sur le pas de sa porte. La commune de Gioia Tauro est surtout célèbre pour son port en eaux profondes, le plus grand de Méditerranée pour le trafic de porte-conteneurs. Il est aussi un des tremplins qui a fait décoller la mafia calabraise dans les années 1980, quand elle s’est lancée dans la


construction, et a bâti, comme on pouvait s’y attendre, toutes les installations portuaires. C’est à cette époque que les « familles » ont affiché leur puissance dans toute la région, en construisant les maisons les plus hautes, les plus vastes, les plus impressionnantes de Gioia Tauro et des villes alentour. Ces mêmes immeubles ont aujourd’hui changé de destin. En premier lieu l’ex« palazzo Versace » du nom d’une des familles mafieuses de Polistena. À sa construction dans les années 1980, c’était le bâtiment le plus haut de la ville. Au rezde-chaussée, un bar abritait force trafics, jeux d’argent et revente de drogue, les commerçants rackettés venaient y verser leur « pizzo », et les bagarres y étaient permanentes. Deux étages étaient loués sans vergogne à la province pour servir de lycée. Au premier, une grande salle de réception abritait, bon gré mal gré, les repas de noces de bien des fils et filles du quartier. Bon gré mal gré, car il n’aurait pas fait bon refuser de festoyer dans cette salle et, ainsi, s’exposer à indisposer le clan. Confisqué, ce palazzo abrite aujourd’hui plusieurs associations. Un centre polyvalent pour les jeunes du quartier – où l’on voit parfois des épouses de mafieux morts ou en prison amener leurs enfants « pour qu’ils ne prennent pas le même

chemin », une auberge de jeunesse, et une antenne médicale qui prend en charge la santé des travailleurs immigrés de certaines grandes propriétés terriennes des mafieux de la région. En effet, ils sont payés au noir et n’ont pas de couverture maladie. Du passé pour l’avenir La grande salle des mariages n’a pas tout à fait disparu, et c’est volontaire. Giuseppe Politanò, un des animateurs, s’en explique : « On a tenu à garder l’aspect d’origine pour deux raisons : d’abord pour ne pas y dépenser davantage d’argent. Quand on nous a confié l’immeuble après la saisie et la confiscation, il était en très mauvais état. Bien sûr, il était à l’abandon depuis des années, mais, auparavant, quand le clan a été obligé de partir, ils ont tout saccagé. La deuxième raison, la plus importante, c’est pour se souvenir d’où on vient. Cette piste de danse que vous voyez encore là, elle représente le passé… et elle nous rappelle ce que l’on veut pour l’avenir. » Retour à Gioia Tauro. En bordure de la ville, au bout d’une allée ensoleillée, une grande maison vert amande. Cette villa, confisquée elle aussi, abrite une petite université, centre de recherches et de ressources où peuvent venir se former des étudiants du monde entier sur les

Un plus pour l’économie italienne En Italie, cent mille biens ont été confisqués en vingt-cinq ans. La part des réattributions n’est pas négligeable à l’échelle de l’économie générale, et même si « ce n’est pas avec ça qu’on va faire bondir le PIB en Calabre », sourient les dirigeants de la coopérative, cela commence à compter à l’échelle du pays. Et, dans tous les territoires, l’exemple de ceux qui s’affranchissent des pouvoirs mafieux participe au changement de mentalité et permet de desserrer leur emprise.

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© Isabelle Souquet

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« Ne partez pas travailler ailleurs, restez et résistez ! » Un prêtre calabrais aux jeunes de son village

pratiques mafieuses. Dans le hall d’entrée, l’immense portait d’une jeune fille qui ne sourit pas a été fixé au mur. Elle s’appelle Rossella Cassini et la maison porte dorénavant son nom. Son histoire est terrible. Étudiante à Florence dans les années 1980, elle fait la connaissance d’un jeune étudiant en économie, dont elle tombe amoureuse. Mais elle ne sait pas que Francesco Frisina – c’est son nom – est le fils d’une des plus puissantes familles de la côte calabraise. Elle va tout tenter pour le faire changer et l’éloigner de sa famille, et va le payer de sa vie. On a su bien plus tard, grâce au récit d’un repenti, que la famille de Francesco aurait décidé de sa mort. Ce serait même sa propre sœur qui aurait donné l’ordre, littéralement, de « mettre l’étrangère en morceaux  ». Étrangère, elle l’était, à la fois à la région et surtout à la culture mafieuse, qu’elle abhorrait. Rossella, 25 ans, a été kidnappée et violée, puis son corps a été découpé en morceaux et jeté au large de Gioia Tauro. On n’a pas pu lui rendre justice, les exécuteurs n’ont même pas été identifiés. Son portrait a aussi une histoire : ­pendant longtemps, les associations antimafias n’ont eu aucune photo de Rossella, parce que sa famille, menacée, s’était murée dans le silence. On ne connaît son visage que grâce aux archives de l’Université de Florence, qui, à force de recherches, a retrouvé trace de sa carte d’étudiante.

Cette unique photo a permis de faire peindre le grand portrait installé à l’entrée de l’université. En Calabre, comme dans toutes les provinces où sévissent des clans mafieux, l’Église est très engagée dans le combat antimafia. C’est un prêtre qui disait aux jeunes du village de Michele Albanese, journaliste calabrais qui travaille depuis trois décennies sur la mafia : « Ne partez pas travailler ailleurs, restez en Calabre et résistez ! » Journaliste, un métier risqué Le destin de Michele a basculé quand, à sept ans, il a vu exécuter un homme sur la place du village où il jouait devant la maison de sa grand-mère. « Tant d’années après, j’ai toujours en tête les images de ce soir-là. La façon dont ils étaient habillés. La fumée qui sort du canon du pistolet. Comment le type est tombé. Ses râles jusqu’à son dernier souffle. Je suis resté en état de choc jusqu’à ce qu’on vienne me chercher pour me ramener à la maison. » À 20 ans, il entre dans l’unique journal de Calabre, la Gazzetta del Sud. « Le jour où j’ai eu ma lettre de nomination officielle, il y a eu un enlèvement. On m’a dit : tu t’en occupes. Depuis, je n’ai pas arrêté. » Jusqu’en 2014, et une grande rafle antimafia dans la région. Albanese la raconte dans son journal, et écrit aussi qu’un mafieux du même clan, très dangereux, toujours en cavale depuis LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 87


REGARDS // ITALIE, SUR LES TERRES DE L’ANTIMAFIA

seize ans, continue de terroriser la population. « À ce moment-là, la police, qui avait mis des micros dans des maisons et des voitures, enregistre une conversation et entend mon nom. Le fugitif demandait de s’attaquer à moi et littéralement de me “faire sauter”. » Depuis, Michele Albanese vit sous la protection de deux policiers en civil, qui l’accompagnent partout, y compris en interview. Une partenaire de poids Revenons à l’Église. Elle tient toujours une grande place dans la société italienne, et dans l’antimafia, à cause de la confiance que lui fait la population, et aussi parce qu’elle parvient parfois à financer des projets plus facilement que les associations. Pour ces raisons, c’est une partenaire de poids et de nombreux bâtiments ou terrains lui sont confiés : à Polistena, le palazzo confisqué au clan Versace porte le nom du père Puglisi, assassiné par la Camorra ; la Casa Rossella est gérée par l’association San Benedetto ; la ville de Gioia Tauro s’enorgueillit, elle, d’avoir la première église

bâtie sur un terrain confisqué à la mafia ! « C’est un symbole très fort pour dire que la population s’affranchit du mal que lui a fait la ’Ndrangheta, dit Antonio Napoli, de la coopérative Valle del Marro. Un lieu de culte ou le message évangélique rejoint la revendication de justice sociale. C’est un endroit où la communauté se rassemble et peut montrer qu’elle a décidé de tourner le dos à la mafia. » En Calabre, tout est affaire de symbole, de rites, de codes. Les immenses villas, les grands immeubles, l’importance des terres agricoles sont toujours symboles de puissance. « Aujourd’hui, reprend Antonio, voir des écoles, des associations humanitaires de santé ou de défense des migrants, des gendarmeries ou des unités de police ou, encore mieux, des brigades financières s’installer dans ces biens confisqués, comme ici à Gioia Tauro, c’est très symbolique et très humiliant pour les mafias, qui voient l’État et les citoyens, côte à côte, reprendre possession du territoire. » Les rites, les codes, les habitudes, les non-dits continuent de flotter dans l’air

« C’est un symbole très fort pour dire que la population s’affranchit du mal que lui a fait la ’Ndrangheta. Un endroit où la communauté se rassemble et peut montrer qu’elle a décidé de tourner le dos à la mafia. » Antonio Napoli, de la coopérative Valle del Marro, à propos de la première église bâtie sur un terrain confisqué à la mafia 88 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


Une solution à adapter en France ? De ce côté-ci des Alpes, les services de l’État vendent aux enchères les biens saisis, avec plus ou moins de fortune. Créée il y a dix ans, l’Agrasc* a traité l’an dernier plus de vingt mille dossiers et confisqué pour plus de 250 millions d’euros de biens. L’agence a consacré une partie de ces sommes à l’indemnisation des victimes, en a donné à des fonds de lutte contre le trafic de stupéfiants ou de prévention de la prostitution, avant de reverser un solde de près de 120 millions à l’État. Mais une proposition de loi qui s’inspire de l’expérience italienne, présentée par la députée Sarah el-Haïry, était en bonne voie avant qu’elle ne devienne secrétaire d’État et que le coronavirus ne bouscule le calendrier parlementaire. Au-delà du symbole que pourrait représenter le moulin de Giverny des Balkany hébergeant un foyer de femmes battues ou d’enfants délaissés, une telle législation s’impose devant la croissance du crime organisé, et devient cruciale au moment où les forces de polices soulignent comment la mafia, et singulièrement la ’Ndrangheta calabraise, s’est petit à petit installée dans le sud de la France et étend ses ramifications depuis la Riviera. * Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués. calabrais. Un exemple parmi beaucoup d’autres : le café . En pays de mafia, si un « boss » entre dans un bar, il est de bon ton de lui offrir un café. C’est une façon de lui faire allégeance. Si c’est lui qui vous offre le café, il vous honore et manifeste que vous êtes son inférieur, son protégé ou son obligé. Quand la coopérative Valle del Marro a été montée, les cofondateurs ont vu arriver un type à mobylette, qui posait des questions. Il est revenu quelques jours plus tard et leur a proposé de boire un café, de venir le prendre chez lui. « C’était clairement une façon de proposer un compromis, explique Domenico Fazzari. Et ce compromis aurait pu être d’utiliser les machines agricoles de ce mafieux pour nos exploitations. Nous ne sommes pas allés prendre ce café. En réponse, il nous a “offert le sucre” : il a versé du sucre dans tous les réservoirs de nos engins… Ça nous a coûté 50 000 euros. Ça fait cher le café ! » Mais Domenico ne regrette pas. Une compromission de ce type aurait suffi à ruiner le travail des antimafias de

Gioia Tauro. Depuis, il boit le café sans sucre, bien amer, pour ne jamais oublier, dit-il, que la voie qu’il a choisie est âpre. Des rites historiques D’autres rites permettent à la ’Ndrangheta de nouer des liens très puissants avec la population. Être parrain ou témoin de mariage équivaut, pour un Calabrais, à entrer dans une famille. l’Église calabraise l’interdit donc aux mafieux. Le curé don Stamile raconte un mariage, pourtant récent : « Une jeune fille est venue me voir pour préparer son mariage. Quand je lui ai rappelé cet interdit, elle a commencé à hésiter et m’a dit que ça allait peut-être poser un problème pour un de ses témoins, un ami d’enfance. J’ai compris qu’elle parlait du fils d’un des “boss” de la région et je lui ai dit que ce n’était pas possible. Elle est repartie. J’ai appris qu’elle avait tenté sa chance dans une autre paroisse, puis finalement elle est revenue… mais elle avait changé ses quatre témoins ! » « Ça en dit long sur le chemin qui reste à faire », soupire-t-il.

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À chacune son Everest Créée en 1994, initialement dédiée aux enfants en rémission d’un cancer ou d’une leucémie, l’association À chacun son Everest ! accueille également depuis 2013 des femmes qui ont vécu l’épreuve d’un cancer du sein. Par Sandrine Chesnel


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llo, c’est Nancy  ! L’ancienne Everestine ! » La voix jaillit du téléphone, souriante, tonique, joyeuse. Pourtant, il y a deux ans, le ciel est tombé sur la tête de Nancy. Cancer du sein. Le choc de l’annonce. Puis, très vite, l’agenda qui se remplit de rendez-vous médicaux : chimiothérapie, mastectomie, radiothérapie… « J’ai vécu ce parcours comme une montagne à franchir, sauf que chaque chimio était une pierre de plus dans mon sac à dos ! se souvient la quadra francilienne. Mais, quand les traitements et l’opération ont été derrière moi, je me suis sentie perdue, en plus d’être terriblement fatiguée. Pendant les traitements, au moins, j’avais un planning, un rythme, des soignants disponibles pour moi, des interlocuteurs attentifs, y compris pour ce qu’on appelle les soins de supports : une psychologue, une sophrologue… Et, du jour au lendemain, tout s’arrête. Pour l’entourage vous êtes guérie, et tout le monde s’attend à ce que vous remontiez dans le train “comme avant”. Mais, dans la tête, plus rien n’est “comme avant”. Tout est détruit, c’est le grand vide. » C’est pour aider les femmes à dépasser ce « burn-out » postcancer que Christine Janin, 63 ans, médecin et alpiniste, cofondatrice d’À chacun son Everest !, a décidé en 2011 d’ouvrir les portes de son chalet chamoniard aux femmes en rémission. L’association organise déjà dans le berceau de l’alpinisme des séjours destinés aux enfants, quand Christine fait le constat qu’il n’y a pas vraiment d’équivalent pour les femmes

touchées par le cancer du sein – le cancer féminin le plus fréquent, avec près de soixante mille nouveaux cas chaque année. Pour elle, l’absence d’accompagnement est un vrai problème de santé publique, tant les anciennes malades sont abîmées par leur parcours médical. De la pensée à l’action il n’y a qu’un pas pour celle qui a été la première Française à conquérir l’Everest. Elle met donc au point un programme dédié aux femmes, avec la même passion et la même rigueur que celles qui l’animaient quand elle organisait ses expéditions au pôle Nord ou vers les plus grands sommets du monde. Entièrement gratuit grâce à tous les partenaires que Christine Janin a su fidéliser au cours des années, ce séjour d’une semaine à Chamonix doit permettre à chacune des femmes accueillies de bénéficier d’un accompagnement global, physique et psychologique, pour repartir d’un bon pied. Condition : avoir terminé son traitement depuis quatre à six mois, et être originaire d’Île-de-France ou de Rhône-Alpes. C’est son oncologue qui a parlé de ces stages à Nancy, qui se souvient : « Je n’étais pas très montagne, et pourtant je suis revenue transformée de ce séjour, débarrassée des cailloux dans mon sac. Avec la conviction qu’à nouveau tout était possible dans ma vie, qu’il suffisait d’oser. » Cette bataille qu’a menée Nancy contre le cancer, Fleur, Caroline, Sabrina, Linda et les autres l’ont connue, elles aussi. Notaire, aide-soignante, enseignante, responsable marketing, documentaliste… Les treize trentenaires qui LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 91


REGARDS // À CHACUNE SON EVEREST

débarquent en ce dimanche d’octobre devant le grand chalet blanc d’À chacun son Everest ! connaissent trop bien les nuits sans sommeil, le corps qui se défile, la dépression qui guette, les proches qui ne comprennent pas pourquoi elles ruminent encore alors que la maladie a été vaincue. Pour les médecins, elles sont en rémission. Mais, dans leur tête, tout est à reconstruire. C’est pourquoi le premier message que leur adresse Émeline, la responsable du séjour, est limpide comme de l’eau de roche : « Pendant une semaine, vous serez des princesses ! Vous n’aurez à penser qu’à vous et à ne vous occuper de rien. Vous serez servies à votre place, et vous n’aurez pas le droit de débarrasser vos couverts ! » Une parenthèse enchantée pour ces femmes très actives, pour certaines mères de jeunes enfants, dont la vie s’est trouvée brutalement freinée par le crabe. Les premières heures passées ensemble, dans le chaleureux salon rouge du rez-de-chaussée, sont consacrées à faire connaissance et à faire tomber les barrières. Même les plus introverties finissent par oser confier leur parcours, leurs doutes, et leurs douleurs. L’émotion déborde. « Ici on ne propose pas un stage UCPA, explique Christine Janin. Il y a des larmes. Mais c’est une étape incontournable pour aider ces femmes à se débarrasser de tout ce qu’elles portent en elles depuis des mois. Ce processus passe par la parole, la

méditation, l’écoute de soi, et par l’acti­ vité ­physique, sans pression, sans jugement, avec un accompagnement professionnel. » Cette semaine, dans le chalet de la rue Joseph-Vallot, pas moins de seize personnes seront mobilisées pour accompagner les « Everestines » : un médecin, des psychologues, des spécialistes du yoga, de la méditation et du qi gong, des coachs, une accompagnatrice en montagne, des masseuses, des guides d’escalade, un photographe et un cuisinier. Pour organiser ce ballet, Christine Janin s’appuie sur Émeline Sedjal, 38 ans. Cette ancienne monitrice de plongée en Polynésie, formée à l’aquathérapie, à la sophrologie et à la méditation, est tombée sous le charme de Christine et des lieux en débarquant à Chamonix : «  Nos valeurs sont très simples. Nous sommes dans l’amour. C’est facile ici d’en donner et d’en recevoir. Chaque semaine, je suis émerveillée de voir comme se crée une alchimie entre des femmes qui partagent un même fardeau, dont on va ensemble les débarrasser. » Une mission qui demande une capacité à s’adapter en permanence, en fonction du groupe, de sa dynamique, mais aussi de la météo – comme lors d’une expédition en montagne. Mais, si l’emploi du temps de la semaine est réglé au cordeau, les invitées, elles, ne le découvrent qu’au fur et à mesure. Il leur est présenté chaque soir par Christine ou Émeline, pendant la

« Je n’étais pas très montagne, et pourtant je suis revenue transformée de ce séjour, débarrassée des cailloux dans mon sac. » Nancy, ancienne « Everestine » 92 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


veillée. Deux bénévoles sont également présents pendant tout le séjour et dorment sur place : cette semaine il s’agit de Damien Tomasso, médecin spécialiste des soins palliatifs et des soins de suite aux Diaconesses à Paris, et Sophie Rouméas, coach en méditation à Annecy. Tous les autres intervenants sont des salariés permanents d’À chacun son Everest ! : « Le lâcher prise auquel parviennent ces femmes ici en quelques jours, nous ne pourrions jamais l’obtenir en trente minutes de rendez-vous médical, même avec la meilleure bonne volonté, commente le Dr Tomasso. Ici, elles sont coupées du monde, la dynamique de groupe et les journées bien remplies aident à créer un sas bienvenu après leur parcours médical. » Les cinq journées passées au chalet ne laissent effectivement pas beaucoup de place aux temps morts. Le rythme est dense. Le lundi, c’est méditation, séance photo, équipement – veste de randonnée, chaussures, tout le matériel nécessaire, en excellent état, est fourni par des partenaires. « On peut débarquer juste avec sa brosse à dents et ses sous-vêtements  », s’émerveille encore Nancy. Après le repas, pris dans la magnifique salle à manger du chalet, face aux aiguilles de Chamonix, une première petite randonnée, puis sophro­ logie, coaching, dîner, courte veillée, et au lit ! Les choses sérieuses démarrent le mardi, avec la séance d’escalade. Accolée au chalet, une salle d’escalade privée a été aménagée, 150 m2 très colorés, vingt-cinq voies différentes, et une via ferrata qui fait le tour de la salle. Cyrille et Roland, guides de haute montagne, sont à la manœuvre, mais Christine n’est jamais loin et a l’œil à tout. « Je te sens tendue comme une arbalète ! » balance

L’Everest au temps du Covid Que faire d’un chalet de 1 200 m2 désespérément vide quand une pandémie mondiale vous oblige à annuler tous les séjours soigneusement planifiés depuis des mois ? Une question à laquelle Christine Janin et Émeline Sedjal ont trouvé une réponse simple : continuer d’accompagner, mais différemment. Pendant les mois de confinement, les anciennes stagiaires d’À chacun son Everest ! ont ainsi pu bénéficier de séances de médiation, à distance, en visioconférence. Puis quand le pays a déconfiné, Christine a décidé d’accueillir des soignants durement éprouvés par le passage de l’ouragan Covid dans leurs établissements. Cent vingt-cinq soignants et personnels administratifs des hôpitaux de la région sont ainsi passés par le chalet de Chamonix au printemps. Leurs sourires, le jour du départ, sont venus s’ajouter à ceux des milliers de femmes et d’enfants accompagnés par À chacun son Everest ! au cours de ses vingt-six ans d’existence. Dons possibles sur www.achacunsoneverest.com, association loi 1901 reconnue d’utilité publique et labellisée plan cancer. Roland à une Stéphanie pas tout à fait rassurée, avant de lâcher un bruyant « N’oublie pas de respirer Carole ! » Enfiler le baudrier, apprendre à faire le fameux nœud de huit, s’entraîner à assurer celle qui grimpe, et puis grimper soi-même – jusqu’à 12 mètres au-dessus du sol. C’est haut. La peur, toujours tapie, jamais bien loin, n’attend que cette occasion pour ressurgir et tétaniser les muscles. Après quelques mètres, Sabrina, l’ensei­ gnante, craque : « Je ne vais pas y arriver, ­descendez-moi ! » Alors, l’un des deux guides grimpe à ses côtés, pour l’accompagner, de prise en prise. À la descente, la Tourangelle s’allonge par terre, tout sourire : « J’ai réussi ! » Elle confiera plus tard que son premier petit Everest LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 93


REGARDS // À CHACUNE SON EVEREST

à elle, ça aura été de partir seule, sans son mari et ses deux petits de 6 et 4 ans. Sans culpabilité. Sabrina dira aussi son étonnement d’avoir réussi à vaincre son vertige et sa peur, alors qu’elle doit jongler avec les pénibles effets secondaires de l’hormono­thérapie : « Il y a vraiment un avant et un après la séance d’escalade, souligne Christine. Dépasser son appréhension ou sa peur du vide est une première victoire. L’escalade est un formidable outil de valorisation, qui impose de lâcher prise et de faire confiance à celle qui vous assure pour avancer. » Sylvie, l’une des stagiaires, a une jolie formule : « Ici, on se dépasse en s’écoutant. » Jérôme, l’un des trois photographes de l’association, confirme : « Dans mon objectif, je vois les visages de ces femmes se transformer au fil de la semaine. Leur regard brille davantage quand elles repartent. » Parce que la maladie, au propre comme au figuré, a malmené l’image de ces femmes, la photo fait partie intégrante du processus de reconquête de leur confiance en elle. Chaque jour de la semaine, elles sont donc mitraillées sous tous les angles par Jérôme, qui poste ensuite ces photos sur le site de l’association – c’est aussi une façon habile de donner des nouvelles aux conjoints et aux enfants sans avoir besoin du téléphone, remisé dans les chambres pendant la journée… L’autre outil mis en place par Christine Janin, c’est la marche. La marche comme une méditation, qui impose de caler son souffle sur ses pas et de trouver son rythme, sans penser à autre chose que de mettre un pied devant l’autre, jusqu’au sommet. Pour celle qui a vaincu les 8 848 mètres de l’Everest, et qui considère la montagne comme son Prozac, le parallèle symbolique entre la conquête d’une montagne et la bataille contre le 94 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021

cancer s’est vite imposé : « Les femmes comme les enfants qui ont vaincu un cancer ont déjà conquis leur propre Everest. Ici, on leur apprend à gérer l’après, la redescente. » C’est une rencontre avec des enfants malades puis avec le professeur André Baruchel, alors chef de service de pédiatrie hématologique à l’hôpital Saint-Louis, à Paris, qui va sceller le destin de Christine, et donner un sens à sa vie : ensemble, ils vont fonder À chacun son Everest ! en 1994. Après avoir couru le monde à la conquête des sommets, l’alpiniste médecin déplace désormais les montagnes pour trouver les fonds nécessaires à son association. Et trouve toujours le temps de tenir la main des femmes qui lui font confiance, pour les aider à avancer. Ce mercredi, milieu de séjour, une nouvelle randonnée est justement au programme : les Everestines vont se lancer à l’assaut du Signal Forbes au-dessus de la célèbre mer de Glace. Trois cents mètres de dénivelé au départ du terminus du Montenvers. C’est peu, mais c’est beaucoup quand on doute de soi. Dans le frais matin d’automne, toute la troupe embarque dans le train rouge du Montenvers. Certaines ont les yeux gonflés des larmes de la nuit, mais l’ambiance dans la rame est joyeuse, bruyante. Les rares touristes semblent se demander qui sont ces vibrionnantes amazones aux vestes colorées. À l’arrivée, le site grandiose, quasi désert, s’offre aux regards. Et la marche commence, sous l’aiguille des Drus, chacune à son rythme. Le chemin de pierre du début laisse la place à la boue, puis à la neige. Une pause pour mettre les crampons et la colonne reprend sa marche. Le manteau blanc craque sous les pas. Au sommet, soupe, sandwichs au fromage, séances de photo et confi-


dences. Virginie Thomas, l’accompagnatrice de moyenne montagne qui officie cette semaine, a rejoint l’association il y a un an et demi : « Notre société est terrible avec ces femmes, elle leur colle une étiquette, celle de la cancéreuse. C’est très injuste. Pourtant, ici, je les vois se battre pour reprendre pied, tout comme elles s’accrochent pour arriver au sommet, même si ça tire un peu sur les jambes. » Et puis, après l’effort, il y a le réconfort : les massages dans le très zen espace bien-être du chalet, décoré de drapeaux tibétains. Et, le soir venu, au coin du feu de cheminée, la projection du documentaire qui retrace la conquête de l’Everest par Christine Janin, en 1990. On y entend ce petit bout de femme jovial d’1 mètre 57 confier qu’elle grimpe sur la montagne « pour exister par rapport aux autres ». « À ma descente de l’Everest, je n’étais plus la même, et le regard des autres sur moi avait changé, confie ensuite la sexagénaire à son auditoire, qui boit ses paroles. Vous non plus, vous n’êtes plus les mêmes. Vous avez fait votre Everest. Ici, vous allez donc laisser tout le mauvais, pour repartir libres, fières, et légères. » Sous les plaids en peau de nounours, Crystal, Maud, Nathalie et les autres savourent les paroles de Christine en même temps que la tisane maison… La nuit s’installe, les yeux se ferment. Le programme des deux derniers jours sera tout aussi chargé que ceux des trois

premiers : groupe de parole, thermes de Saint-Gervais, atelier « bols tibétains ». Les repas sont très joyeux, les blagues sur le crabe fusent sans tabou entre l’entrée et le plat de résistance. Chacune s’étonne de se sentir « comme à la maison » dans le chalet, où personne n’entre sans avoir mis des chaussons. Les treize trentenaires partagent leurs quatre plaisirs de la journée, une habitude que Christine leur conseille de garder en rentrant chez elles. Mais, avant de rentrer, il reste encore « le » sommet, le point d’orgue de la semaine, prévu pour vendredi. Sauf que, le jour venu, la météo est à la pluie. Les sommets sont bouchés, la randonnée au chalet de Chailloux, avec vue imprenable sur le mont Blanc, est annulée. À la place, une petite promenade est organisée au-dessus du chalet, ça n’est pas un peu d’humidité qui va les arrêter ! Émeline promet : « Si vous revenez à Chamonix, vous m’appelez, et on le fera ensemble, ce sommet ! » Le vendredi soir arrive vite, trop vite. Cocktail dînatoire, musique et lumières façon boîte de nuit. Et, déjà, quitter le chalet. Le cœur gros de laisser des amies qu’on n’imaginait pas trouver au pied de la montagne. Mais le cœur plus léger, aussi. Car, après des mois de lutte contre la maladie, contre soi, contre le monde entier, la vie « normale » reprend. Différente, pas tout à fait comme avant. Mais elle reprend.

« Les femmes comme les enfants qui ont vaincu un cancer ont déjà conquis leur propre Everest. Ici, on leur apprend à gérer l’après, la redescente.» Christine Janin, cofondatrice de l’association LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 95


REGARDS REGARDS

Fraternités Les associations multiplient les initiatives et débordent d’idées pour donner corps à la fraternité. Chaque saison, vous trouverez ici des idées, des noms et des pistes. Par Philippe Clanché

France – Étaler les effets du malendettement Comme beaucoup d’associations proches des précaires, Emmaüs France sait depuis longtemps que le surendettement, qu’elle nomme « malendettement », est un signal fort annonciateur de la catastrophe que constitue l’expulsion du domicile. Les équipes SOS Familles Emmaüs sont dédiées à la gestion des emprunts que les gens n’arrivent pas à solder. La méthode est simple : l’équipe reçoit la famille en difficulté, étudie la situation et aménage un calendrier d’apurement des dettes. SOS Familles Emmaüs règle les sommes dues auprès du ou des débiteurs. Sans

l’angoisse de la venue des huissiers, la famille peut ensuite rembourser, sans frais ni intérêts, dans des conditions raisonnables, toujours suivie par un assistant social. En 2019, les 61 équipes françaises ont accueilli 3 363 personnes et ont réalisé 1  500 avances financières, pour un montant global d’1,5 million ­d’euros. Hélas, les premières alertes de 2020 indiquent sans surprise une hausse des demandes et l’arrivée d’une nouvelle catégorie de demandeurs, ceux qui sont fragilisés par la crise sanitaire. emmaus-france.org ou 01 41 58 25 00

Enfance – Une école hors les murs En juillet, le Bureau international catholique de l’enfance (Bice), a lancé un programme sur quatre ans intitulé École sans murs. L’ONG a ciblé quatre pays au contexte socio-économique précaire et au service public défaillant, pour mettre en place des programmes éducatifs « non formels ». La promotion de la parentalité responsable et de la bientraitance des enfants, en particulier des filles, sont aussi au cœur des préoccupations du Bice. Au Cambodge, le programme s’adresse à des enfants vivant dans les zones reculées et éloignées de l’école la plus proche. Au Guatemala, on consolide l’accompagnement scolaire alternatif pour les adolescents ayant quitté l’école. Au Paraguay, de tout jeunes enfants bénéficient d’un accueil préscolaire, avec un suivi nutritionnel et sanitaire. Enfin en République démocratique du Congo, le programme vient en aide aux enfants des rues. Toutes ces actions, menées concrètement par les partenaires locaux, sont financées par l’Agence française de développement et par des dons de particuliers. bice.org ou 01 53 35 01 00 96 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


Eau – Un filtre autonome pour les ONG de terrain L’action humanitaire n’est pas qu’une affaire de bonne volonté. Elle doit aussi à l’inventivité des hommes pour améliorer la vie des plus précaires. David Monnier, qui a longtemps travaillé dans le secteur humanitaire, vient de mettre au point un outil d’accès à l’eau avec les ONG confrontées à ce problème. Le fruit de cette recherche, Orisa, est un purificateur d’eau portable qui cumule les avantages : filtrage offrant une eau exempte de virus et de bactéries, système d’autolavage sans électricité, production de deux litres à la minute, possibilité de recyclage. Il est conçu pour durer plusieurs années et sa maintenance peut être assurée localement. La société Fonto de vivo, créée pour diffuser ce produit, fournit depuis cet automne ses partenaires : Médecins sans frontières, Croix-Rouge, Médecins du monde et bien d’autres. Dispositif proposé aux associations humanitaires de toutes les tailles, Orisa n’est pas, pour l’heure, prévu pour les particuliers. Fonto de vivo a reçu plusieurs récompenses pour cette innovation. Le réseau Initiative France vient de lui attribuer le prix Innovation et engagement dans le cadre du thème « Se nourrir demain » de son label Initiative remarquable. fontodevivo.fr ou 06 59 53 07 81

Sénégal – Une filière céréalière 100 % locale Permettre aux pays d’Afrique de ne plus dépendre des importations de blé est un des combats chers à l’ONG Sol, spécialisée dans le développement d’alter­ natives agroécologiques et solidaires. Au Sénégal, où elle est présente depuis 2011, elle a lancé en 2019 un projet visant à l’autonomisation d’une filière céréalière, de la production à la commercialisation, dans les villages. Sol travaille avec des fédérations paysannes locales pour la mise à place et la pérennisation de l’activité de trois minoteries, de boulangers et de femmes « transformatrices », qui confectionnent des beignets en mélan-

geant farine de blé, mil et maïs. Quelque 400 personnes travaillent dans la filière, dans 80 villages, et leur activité permet à 40 000 habitants de bénéficier de produits céréaliers de très bonne qualité nutritive, conçus 100 % localement, à un prix très correct. Hélas, la crise sanitaire a donné en mars dernier un coup d’arrêt au programme, qui est reparti doucement en juin. Le projet, comme tous ceux de Sol, est financé par l’Agence française de développement, mais aussi par des fondations et des particuliers. Et les dons ont singulièrement diminué cette année. sol-asso.fr ou 01 48 78 33 26

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© Lionel Bonaventure / AFP

GRAND ENTRETIEN // SORTIR DE L’OMBRE DU RESSENTIMENT

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Sortir de

l’ombre du ressentiment Le ressentiment menace la démocratie, s’inquiète la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury dans son dernier livre, Ci-gît l’amer. Articulant le personnel et le politique, elle tente de poser un diagnostic, étape indispensable pour trouver les voies de la guérison qui permettront de « résister à la tentation d’en faire le moteur des histoires individuelles et collectives ». Faute de quoi nous risquerions de sombrer.

Témoignage chrétien – Vous expliquez, en relisant notamment Theodor Adorno et Wilhelm Reich, que le ressentiment peut nous ramener au fascisme ou à une expérience politique analogue. C’est presque sa pente naturelle. L’histoire repasserait-elle les plats ? Cynthia Fleury – Le fascisme – de même que les grands totalitarismes – n’est pas seulement un moment historique. C’est aussi un moment psychique. Comme tel, il peut avoir lieu de nouveau. On aurait tort de croire que c’est un phénomène passé. Il est possible que se coagulent les expériences psychiques individuelles d’un grand nombre et qu’ensemble elles donnent lieu à un mouvement dans lequel nous serions emportés collectivement. Évitons de nous mentir : notre temps est le moment d’un relent ressentimiste très fort, et c’est un phénomène qu’on observe en de multiples lieux de la planète. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN — HIVER 2021 — 99


GRAND ENTRETIEN // SORTIR DE L’OMBRE DU RESSENTIMENT

On passerait donc de l’expérience individuelle que constitue le ressentiment à un événement collectif. Aujourd’hui, les individus disposent, en particulier avec les réseaux sociaux, d’outils tels que leur force structurelle et leur impact sont beaucoup plus importants que par le passé. Ils deviennent des pivots possibles de l’histoire, comme le disait naguère Serge Moscovici des minorités actives. Il y a du coup un effet de masse tel que les choses arrivent plus vite. Dans nos démocraties occidentales, où règne une forme d’abondance, de très forts écarts sociaux se sont créés qui suscitent des sentiments de déclassement. Et ce qui monte, ce sont des manifestations régulières, prégnantes, de plus en plus profondes et de plus en plus légitimées, de ressentiment. Suffirait-il que les États travaillent à offrir une plus grande sécurité matérielle ? Non, même si le premier impératif moral, éthique et politique, c’est bien sûr de ne pas aggraver cette situation, et même de la corriger. Mais il revient aux individus, et c’est le second impératif moral, de ne pas céder eux-mêmes à la pulsion ressentimiste. Le peuvent-ils ? Votre livre n’incite pas à l’optimisme, même si vous l’ouvrez sur cette postulation de principe : « L’homme peut, le sujet peut, le patient peut. » Comment protéger un individu de sa noirceur, de l’ombre qui l’enveloppe, de son désespoir peut-être, et aussi de la traduction politique vers laquelle tend le ressentiment collectif, sans affirmer cela ? Je le dis en tant qu’humaniste. Comment préserver la possibilité de la liberté si nous admettons que le ressentiment est déterminé uniquement par des conditions objectives ? Bien sûr, j’observe dans ma pratique de psychanalyste que certains patients ne parviennent pas à s’arracher au ressentiment, je vois qu’ils sont dans le déni de la possibilité d’autre chose. Je n’ignore pas que le ressentiment cultive l’échec en poursuivant des solutions qui n’existent pas, sinon dans la toute-puissance. Mon travail, c’est de leur montrer que, contrairement à ce qu’ils imaginent, ils ne se trahissent pas eux-mêmes en en sortant. De leur faire comprendre que la vraie trahison, c’est de s’y soumettre. Je pars donc du principe qu’il est plus régulateur de décider et d’affirmer que l’individu est libre, qu’il peut… Si le ressentiment n’est pas déterminé par des conditions objectives, où s’enracine-t-il ? Le ressentiment peut être présent en l’absence d’un traumatisme particulier. Au point de départ, il y a aussi la difficulté à assumer la finitude et la séparation d’avec l’illusion protectrice. L’insatisfaction de ce que Freud ­appelait le 100 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


Le ressentiment selon Cynthia Fleury « Une émotion triste qui confine à l’envie, à la jalousie, au mépris de l’autre et finalement de soi, au sentiment d’injustice, à la volonté de vengeance. Cela gronde, comme l’écrit Max Scheler : “Le mot allemand qui conviendrait le mieux serait le mot Groll, qui indique bien cette exaspération obscure, grondante, contenue, indépendante de l’activité du moi, qui engendre petit à petit une longue rumination de haine et d’animosité sans hostilité bien déterminée, mais grosse d’une infinité d’intentions hostiles.” » sentiment océanique est vécue de façon abandonnique par le sujet, comme une absence ou une perte de protection qui le plonge dans l’angoisse. Une injustice, une blessure, des conditions objectives de manque ou perte viennent alors comme une confirmation de cette angoisse profonde qui peut conduire à adopter une position victimaire et à désigner autrui comme un bouc émissaire. Comment ne pas y céder ? C’est un exercice difficile que celui d’affronter l’incertitude, de devoir dépasser une souffrance et de faire un exercice de discernement entre ce qui est effectivement une souffrance et ce qui est un discours sur la souffrance. C’est un chemin très âpre et tous ne sont pas logés à la même enseigne pour le parcourir. Il peut sembler plus simple de s’installer dans le ressentiment par réflexe d’autoconservation. On rencontre alors beaucoup d’autres personnes qui ont la même difficulté à entrer dans un processus d’individuation. Tous vont pouvoir s’agréger et bientôt former un tout qui se trouve renforcé par son caractère « vindicatif ». Ce groupe, cette masse, va finir par se choisir un grand leader qui saura instrumentaliser ce mouvement. Il faut bien comprendre que c’est le groupe qui choisit son chef et non le chef qui crée le groupe… Cette époque ressentimiste semble obsédée par la nécessité de trouver des coupables. Ne confond-on pas culpabilité et responsabilité ? Tout à fait. Notre culture de la responsabilité, tant individuelle que collective, est immature. Désigner des coupables et vouloir les détruire, c’est une manière de ne pas assumer ce qui s’est passé. On ne fait pas de travail de retour d’expérience et, faute de comprendre ce qui conduit à des erreurs, on les reproduit. Je vois chez les médecins l’importance de cette culture de l’erreur : on rend des comptes pour comprendre et ne pas recommencer ; car c’est cela l’enjeu, ne pas retomber dans les mêmes ornières, faire mieux, et non pas trouver un coupable qui devra expier. Il faut absolument partager LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 101


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sur nos erreurs, c’est cela, au sens propre, la responsabilité : la capacité d’en répondre, d’en faire ensemble quelque chose. Notre vision de la justice est affectée par cette quête des coupables. En effet, on lui demande d’être un espace cathartique et de sublimation, alors que c’est un espace qui dit le droit, qui institue un tiers dans le conflit… Or, un des symptômes du ressentiment, c’est la quérulence, le besoin paranoïaque de judiciarisation, avec la conviction que la justice va aller « dans mon sens », qu’elle est un super « moi » qui va réparer ma blessure. Peut-on guérir du ressentiment ? Je suis inquiète devant la situation dans laquelle nous sommes, qui se répand partout. Il est plus facile de prévenir le ressentiment que de le guérir lorsqu’il s’est installé et qu’il s’exprime de multiples façons, notamment dans la répétition de discours radicaux. Il faut bien sûr transformer les politiques publiques de façon à lutter contre le déclassement, la relégation, l’accroissement des inégalités et tant de choses de cet ordre, mais cela ne suffira pas à le faire disparaître. Je répète que la lutte contre le ressentiment incombe à chacun d’entre nous. Beaucoup ne veulent pas l’entendre, parce qu’ils estiment que ce n’est pas juste. Ils pensent même que ce que je dis est scandaleux ; pourtant, prétendre le contraire me semble conduire à un danger absolu. Si l’on renonce à combattre le ressentiment, alors on en vient à la régulation par la catastrophe. On l’a vu maintes fois dans l’histoire du monde. On peut bien sûr considérer que, dans le très long terme, ce n’est pas si grave, mais, à l’échelle d’une vie humaine, c’est tragique. Vous convoquez Frantz Fanon, l’auteur des Damnés de la terre, d’une manière qui surprendra ceux qui n’ont retenu de lui que l’appel à prendre les armes. La lecture que je fais se place du côté du soin. Je n’oublie pas qu’il était psychiatre et que son œuvre et son travail sont un refus de céder à l’amputation que produit le ressentiment. « Le Blanc est enfermé dans sa blancheur. Le Noir dans sa noirceur », écrit-il pour dire qu’il faut dépasser ce point de vue pour viser le fait que toute personne est un être humain et a accès à l’universel. Il faut donc trouver une voie d’émancipation. Cela suppose une compétence, un apprentissage. Il faut susciter ce désir, l’accompagner, se doter d’outils pour cela. L’éducation est très importante. On y pense trop souvent, malheureusement, de façon rationaliste, comme un parcours d’acquisition de connaissances : les mathématiques, l’anglais, etc. Elle devrait être d’abord un apprentissage de l’humanisme. 102 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


De l’amer à la mer L’amertume est universelle, affirme Cynthia Fleury en tête de son premier chapitre, où, très vite, avec Melville et Moby Dick, elle indique la ligne de fuite : « prendre le large » pour ne pas s’enfermer dans le ressentiment. Mais, avant, il faut tenter d’en comprendre la nature et la menace. Aussi convoque-t-elle quelques auteurs, Scheler, Montaigne, Nietzsche, Freud, Deleuze, pour en décrire les cheminements, de la rumination jusqu’à la servitude, en passant par une véritable jouissance de l’obscur, voire de l’échec. Le ressentiment procède par falsification des valeurs et déni des responsabilités… Incapacité d’admirer, note la philosophe. Mais, avec Adorno et Reich, la pathologie individuelle prend un tour collectif et politique. Le ressentiment pave la voie du fascisme, qu’il faut considérer au-delà de sa période historique comme la « dictature de malades de la persécution » (Adorno). Des malades qui élisent leur chef pour qu’ils les vengent parce que, pensent-ils, « mieux vaut haïr qu’agir ». N’est-il pas plus facile, en effet, de camper dans la position victimaire, de désigner des coupables, plutôt que de travailler à changer et le monde et soi-même ? La réification n’est-elle pas préférable à la sublimation ? Cette dernière, précisons-le, n’est pas une fuite dans l’irréel, mais un travail qui

s­ ’oppose à la régression pulsionnelle, pour « utiliser à bon escient l’énergie créatrice de la pulsion ». Dès lors, comment retrouver « le large » ? Cynthia Fleury regarde à la fois vers le soin, l’éducation, l’écriture, la création, articulant l’individuel – et parfois le personnel lorsqu’elle en vient au « je » – et le collectif. Ce dégagement de l’emprise du ressentiment ne va pas sans un rude labeur : « L’aptitude à la liberté ne peut être obtenue sans une lutte quotidienne pour l’organisation libérale de la vie », insistait Reich. « Lutter contre le mal » ne protège pas d’emblée, renchérit la philosophe. Parmi les amers qu’elle distingue pour guider cette marche dans la nuit visant à déposer l’amer, l’orientation vers l’Ouvert, indiquée par Rilke, n’est pas le moindre. Mais elle évoque aussi à plusieurs reprises la vis comica, l’humour, comme vecteur de résilience. Le sujet d’un prochain livre qu’on attend avec impatience. Car c’est sans doute par l’humour qu’il est possible non seulement de ne pas céder à l’amertume, mais de découvrir dans l’amer une saveur capable de faire de nous « des arpenteurs du monde ». J.-F. B. Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Gallimard, 336 p., 21 €

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GRAND ENTRETIEN // SORTIR DE L’OMBRE DU RESSENTIMENT

Humaniste engagée Professeur titulaire de la chaire « Humanité et santé » au Conservatoire national des arts et métiers et titulaire de la chaire « Philosophie » du Groupe hospitalier universitaire Paris Psychiatrie et Neurosciences, tout en étant psychanalyste, Cynthia Fleury s’intéresse depuis longtemps aux « pathologies de la démocratie » (Fayard, 2005). Sans renier l’apport des cultural studies, notamment sur les questions de genre ou postcoloniales, elle a clairement pris le parti de l’humanisme et de l’universalisme, parce qu’elle y voit un enjeu de liberté. Parmi ses multiples engagements – plutôt à gauche et du côté de l’écologie –, elle est membre du Comité consultatif national d’éthique. Il était donc naturel qu’elle signe en 2019 chez Gallimard, dans la collection « Tract », Le soin est un humanisme.

Évoquer Fanon renvoie évidemment à la question de la décolonisation, très présente aujourd’hui. Là encore, la culpabilisation fait rage. Une autre voie existe, qui consiste à refuser la culpabilité sans fuir notre responsabilité face à l’histoire qui nous a précédés. Bien sûr, nos corps n’étaient pas présents dans cette histoire, mais elle nous a constitués et la culture dont nous sommes héritiers était là. C’est pourquoi nos responsabilités sont engagées. Nous devons répondre mutuellement face à cette histoire. Il serait absurde de dire que personne n’est responsable du passé. Au contraire, tout le monde doit en répondre, car je ne vois pas comment on peut construire l’avenir en expliquant qu’on n’est pas responsable face au passé, qu’on ne fait pas le compte de ce passé. Bien sûr, face à ce passé, tout le monde n’est pas à la même place… Mais, ne pas vouloir en répondre, c’est infantile, c’est croire qu’on peut faire table rase du passé, or la tabula rasa conduit au massacre. Vous terminez avec « l’homme du souterrain » de Dostoïevski, Cioran qui cultive le désespoir et, enfin, le repentir d’Ezra Pound, un poète majeur, mais fort difficile à lire, qui s’est égaré dans le soutien au fascisme… Parce qu’une vision irénique n’est pas tenable. La sublimation n’est pas toujours glorieuse. Pound se repent… au moins littérairement. Penser le repentir, c’est une manière d’accueillir ce qui peut éventuellement être regardé comme un échec et qui n’en est pas un. C’est la voie d’un retour – peut-être presque imperceptible – vers l’Ouvert, pour reprendre le mot de Rilke, cet Ouvert que nous avons besoin d’accueillir en dépit de l’obscurité. Propos recueillis par Jean-François Bouthors.

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Anne Soupa ne se contente pas de raconter le séisme provoqué par sa candidature à l’archevêché de Lyon. Elle va plus loin en énonçant les implications profondes de sa démarche. Et l’on découvre ce que pourrait être une charge d’évêque laïc, largement ouverte aux non-pratiquants, dans une gouvernance de dialogue et de rassemblement recentrée sur l’essentiel de l’Évangile.

À PARAÎTRE EN JA

NVIER

UN LIVRE D’ESPÉRANCE POUR TOUS LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 105


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ous les quatre ans, c’est la même chose. On a beau se dire que cela ne nous concerne que d’assez loin, l’élection présidentielle américaine nous tient en haleine pendant des jours et des semaines, puis une nuit entière au moment du résultat, comme un bon film ou une bonne série. Trop forts, ces Yankees ! Cette année nous avons eu de la chance. Il y avait un vrai méchant de western, une brute, une terreur, face à un petit gars tout frêle, qui a fini par le terrasser. Oh, pas de beaucoup, quelques milliers de voix dans quelques états clefs sur environ cent cinquante millions de suffrages. D’ailleurs, on n’a pas manqué de se demander comment un type comme Donald Trump, un grossier personnage, macho, brutal, misogyne, sans scrupule, violeur, menteur comme un arracheur de dents, a pu recueillir presque la moitié des votes des Américains ; symptôme d’un pays malade. C’est qu’on ne connaît pas bien l’Amérique, son histoire, le fossé fondamental, culturel et historique, qui existe dans ce pays entre des populations aux valeurs et aux réflexes totalement antagonistes. La Constitution américaine date de plus de deux siècles. C’est heureux, car si les institutions n’y étaient pas aussi fortes, le pays aurait basculé dans la dictature, à la

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faveur d’un coup d’État. Il n’est d’ailleurs pas exclu que cela se produise un jour prochain, malgré tous les remparts institutionnels, et que le système tremble à nouveau, avec l’émergence d’un autre fou furieux car Trump, à 74 ans, va peut-être finir par se fatiguer de fabriquer du désordre, du mensonge et une forme de complotisme particulièrement toxique. Tout ceci saute aux yeux. La raison ? L’Amérique n’est une démocratie qu’en troisième lieu, il suffit d’avoir parcouru ses territoires immenses, vertigineux, pour le comprendre. C’est d’abord une théo­ cratie, et une ploutocratie. Ploutocratie car pour être élu, par exemple, il faut lever davantage de fonds que son adversaire. C’est ce qui est arrivé à Joe Biden : le budget dont il a bénéficié pour sa campagne était supérieur à celui de Trump. Ce serait presque suspect. De quel côté sont les forces de l’argent, la bonne conscience assise sur des matelas de dollars ? Ce sont aussi les démocrates qui sont à l’origine du libre-échangisme effréné, calamiteux, dont on voit les résultats aujourd’hui. « It’s economy, ­stupid! » lançait, méprisant, Bill Clinton à un opposant à cette politique de déréglementation délirante. Théo­cratie, car le pays fut fondé par des persécutés, des dissidents, des réfractaires religieux chassés d’Europe. L­ ’Amérique s’est construite


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au sein de communautés r­eligieuses autonomes, macérant dans des croyances qui guident leur vie entière, hostiles à tout ce qui ressemble de près ou de loin à l’État central. On y voit encore des groupes ensauvagés qui n’ont pour loi que la force et la défense de leur territoire par les armes. Pour l’anecdote, on peut lire Au pays de Dieu, formidable récit de Douglas Kennedy sur l’Amérique profonde, ou revoir Délivrance, le chef-d’œuvre de John ­Boorman, où quatre citadins s’enfoncent dans le pays profond pour un raid en rafting et tombent sur une bande de primitifs coupés du monde, qui leur font subir les derniers outrages. C’est une fable, c’est aussi l’Amérique de Trump. Mais pas seulement. Cette Amérique, c’est celle des laissés pour compte, de ceux qui croient que le repli sur soi, la fermeture des frontières, un protectionnisme assumé sont la solution à leurs malheurs. Ne nous y trompons pas, sur le temps long, c’est cette politique qui prévaudra, y compris chez nous, avec ou sans Trump. C’est aussi le terrible échec de l’éducation, profondément inégalitaire dans ce pays, souvent prise en main par des communautés religieuses qui diffusent un « savoir » qui s’appuie sur la seule lecture littérale de la Bible. C’est tout de même en Amérique que l’on trouve un musée du créationnisme, et les opposants les plus virulents aux théories

darwiniennes de l’évolution. Cette Amérique-là, on aurait tort de l’évaluer avec manichéisme, à l’aune de nos propres valeurs. Le parti démocrate couvre un large spectre politique, de l’extrême gauche au centre droit. Quant aux républicains, on peut les trouver antipathiques, incultes, inconscients, voire suprémacistes, racistes ou pire encore, ils sont, avec un nombre croissant de « libertariens », le cœur battant de cette Amérique qui rejette la bureaucratie de l’État fédéral pour défendre la « liberté ». Celle de porter des armes, de s’entretuer joyeusement, de fracturer le sol où bon leur semble pour trouver du pétrole, et de crier au complot quand leur héros se fait battre. Mais aussi de défendre une morale de la lutte et de la volonté individuelle, hors de toute protection ou « assistanat », de vivre au plus près de la nature, dans un pays si grand, si près de l’infini que beaucoup le croient protégé des atteintes de la civilisation et des caprices du climat. On connaît décidément mal ce pays compliqué, dur, violent, qui ne se réduit pas à des idées simples. Dans son dernier livre, Thierry Paquot nous raconte L’Amérique verte. La nature a­ méricaine, effrayante, sauvage, hostile, et pourtant fascinante et grandiose. Dans cette promenade érudite aux côtés des premiers « écologistes » ­américains du xixe siècle, Emerson, Thoreau, Mumford et beaucoup d’autres, LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 107


SAISONS // DISSIDENCES

on comprend mieux ce qui fonde encore une certaine Amérique d’aujourd’hui, ce rapport complexe à la nature et à l’espace, déterminant des comportements qui nous semblent, vus de la vieille Europe, quelque peu exotiques…

Violences

N

on, nous ne sommes pas américains. Ici, en France, nous nous débattons contre d’autres monstres. Terrorisme, intolérance, incompréhension des valeurs de la République de la part de certains de ceux qui vivent sous un autre régime « spirituel » et aspirent au règne politique d’un dieu absent, goûteux prétexte. Comme tout le monde, peut-être un peu plus que tout le monde car l’enseignement a été une partie de ma vie, j’ai été révolté par l’assassinat barbare de Samuel Paty. Je ne mets rien au-dessus de la liberté d’expression, rien au-dessus du droit de ne pas croire ou de critiquer les systèmes, quels qu’ils soient, dès lors qu’ils sont iniques, stupides, mensongers, à l’opposé de nos manières de vivre encore libres, et de notre héritage des Lumières, qui a façonné notre goût pour les beautés de la raison, nous a libérés de la gangue mortifère des superstitions, de la pensée magique, des croyances les plus régressives. L’assas­ sinat d’un professeur, le meurtre de chrétiens à Nice, en attendant d’autres drames, sont des horreurs qui nous révoltent et nous laissent dans un désarroi douloureux par rapport à tout ce que nous aimons. Horrible période de pandémie, d’enfermement, de violences fanatiques. Je n’ai pas attendu 2015 pour être Charlie, d’ailleurs je n’ai pas porté le badge au moment où tout le monde le faisait. Lycéen, j’étais Charlie chaque semaine : liberté d’esprit, goût de la provocation, dénonciation de la bêtise par ses propres armes, humour noir, deuxième degré. Cavanna, Cabu, Reiser, Wolinski nous apprenaient la lucidité, en même temps que Spinoza, Voltaire, Kant ou Sartre, l’intelligence joyeuse et iconoclaste, nonobstant le mauvais goût et l’outrance. Mais c’était un lieu de fous rires, et de débats qui secouaient les réflexes conditionnés, l’esprit

108 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021

enkysté de choses apprises car l’adolescence est souvent plus conventionnelle, davantage nourrie de schémas simplistes et d’extase manichéenne qu’on ne le pense. J’ai un peu moins suivi Charlie par la suite, mais cette forme de liberté et de critique anar et virulente, qui a tant contribué à secouer des consciences endormies, m’est restée précieuse. Faut-il pour autant montrer en classe, à des adolescents de 13 ou 14 ans, des caricatures qui heurtent de front des croyances, fussent-elles stupides, des habitudes de pensée – si l’on peut appeler cela penser –, des fragilités intellectuelles et spirituelles d’enfants encore conditionnés par la bigoterie et les mœurs familiales ? Je ne suis pas sûr d’avoir une réponse. On peut, on doit tout publier dans la presse, sans retenue. À l’école, je crois à la vertu du détour, et à la confiance dans l’intelligence des allusions. Un cours sur la caricature peut très bien passer par un retour vers l’histoire. En montrant, par exemple, comment, avant la Révolution, on caricaturait Marie-Antoinette et Louis XVI, parfois de la façon la plus outrageante, sinon porno­graphique ; comment, dans L’Assiette au beurre, au début du xxe siècle, pendant le combat violent sur la laïcité, on montrait le Christ dans des positions choquantes, dolorisme et sadomasochisme mêlés, autrement plus trash que les caricatures de Mahomet. Un détour par la caricature politique et religieuse, par le dessin de presse dans toute son histoire, peut se montrer infiniment plus efficace et durable dans les esprits que la présentation de dessins que tout le monde connaît, qui ont déjà provoqué des morts par assassinat et qui sont, dans un contexte de crispations identitaires virulentes, un véritable abcès de fixation. Nulle vérité en ce domaine. Edgar Morin lui-même, bientôt vaillant centenaire, semble dans un récent entretien au Monde partager cette position que la surenchère dans la dénonciation du fanatisme et de l’intolérance peut, à la longue, être contreproductive, radicaliser des positions qui n’ont pas besoin de l’être, et provoquer d’autres crimes. Qui auront lieu de toute façon, il est vrai, avec ou sans caricatures…


Professeur,

le plus beau métier du monde ? Avant de connaître une actualité tragique, le professeur était une valeur sûre au cinéma, avec des histoires tranchant sur un quotidien scolaire parfois morose. Voici dix portraits d’enseignants joués par dix grands comédiens, de ceux qui ont changé des vies. Par François Quenin

À la mémoire de Samuel Paty

P

remière étape : les petites classes, avec Les Risques du métier, sorti en 1967. Certes, ce n’est pas le personnage de l’enseignant qui se trouve au premier plan, mais plutôt celui de la fillette qui en est amoureuse et l’accuse à tort d’attouchements. Mais, quand l’instit est Jacques Brel, la donne change et l’on voit bien que le cinéaste André Cayatte place haut l’image de l’enseignant derrière son pupitre. Même chose avec Ça commence aujourd’hui (1999) de Bertrand Tavernier. C’est un autre comédien rayonnant, Philippe T ­ orreton, qui interprète un maître d’école dans le nord de la France, au milieu des corons.

Non seulement il enseigne, mais il soigne les bobos des enfants meurtris par la misère, les ramène chez eux et parfois chez lui quand le chauffage et l’électricité viennent à manquer. Idem avec Monsieur Lazhar, beau film canadien de Philippe Falardeau sorti en 2011. ­L’humoriste Fellag y campe un enseignant de hasard – d’où le titre ? Monsieur Lazhar est un immigré algérien qui propose sa candidature dans une école primaire de Montréal. Cet établissement vient de connaître un drame, la maîtresse s’est pendue dans sa classe. Il faut d’urgence la remplacer et la directrice ne regarde pas de trop LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 109


SAISONS // PROFESSEUR, LE PLUS BEAU MÉTIER DU MONDE ?

La classe de Monsieur Lazhar (Fellag) dans le film éponyme de Philippe Falardeau (2011). Photo © micro_scope

près la c­ andidature de l’homme providentiel. D’autant qu’il se révèle excellent pédagogue dans une classe traumatisée. Jusqu’à ce qu’on découvre qu’il n’a pas de diplômes… On va terminer cette première incursion dans les petites classes par l’incontournable Être et avoir (2002). Là, c’est un véritable instituteur qui enseigne puisqu’il s’agit d’un documentaire. Nicolas Philibert a filmé pendant une année une classe unique dans une école primaire du Puy-deDôme. L’omni­présence de l’enseignant, Georges Lopez, sa bienveillance et son écoute offrent une image quasi éternelle de l’instituteur français – jusqu’à ce qu’il fasse un procès au cinéaste, après la sortie du film, lui reprochant d’avoir utilisé son image sans le rétribuer, mais c’est une autre histoire… Certains assurent… Et nous accédons au collège avec encore un vrai professeur, François Bégaudeau, qui est François Marin dans le film de Laurent Cantet Entre les murs, Palme d’or cannoise en 2008. Pourquoi Bégodeau, qui n’est pas comédien ? Parce qu’il a écrit le livre au titre éponyme avant que le cinéaste ne s’en empare et fasse jouer cet enseignant face à des élèves d’une classe de quatrième dans 110 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021

un collège du 20e arrondissement parisien. Il était jeune, François Bégaudeau. Depuis, il a quitté l’enseignement pour travailler dans l’édition et le cinéma. Lui aussi contribue par ce film à renforcer le mythe du bon pédagogue. Comme la comédienne Ariane Ascaride, qui a été prof dans Les Héritiers (2014), un film passionnant de Marie-Castille Mention-Schaar, l’histoire vraie d’une ­ classe de seconde à la dérive soudain galvanisée par son prof d’histoire-géo. L’enseignante convainc ses élèves de participer à un concours d’histoire sur le thème de la déportation. D’abord sceptiques, ils s’engagent dans le projet après leur rencontre avec un rescapé d’Auschwitz. Ariane Ascaride joue la prof avec un enthousiasme communicatif. … d’autres craquent Mais il arrive qu’ils n’en puissent plus, les profs. On le voit dans deux films forts, avec deux grandes comédiennes, Nathalie Baye et Isabelle Adjani. Elle craque, Laurence – Nathalie Baye – que son compagnon – Gérard Lanvin – conduit comme chaque jour au collège dans Une semaine de vacances (1980) de Bertrand Tavernier. Son médecin lui accorde une semaine de repos. Exceptionnellement, il ne s’agit pas ici d’une enseignante face


à ses élèves ; on suit l’héroïne dans son errance dans les rues de Lyon – que le cinéaste, dont c’est la ville, filme amoureusement. Elle craque aussi, Isabelle Adjani, dans La Journée de la jupe (2009), un téléfilm de Jean-Paul Lilienfeld diffusé sur Arte et qui a rassemblé 2,2 millions de téléspectateurs. Du coup, il est sorti en salle et la comédienne a obtenu en 2010 le César de la meilleure actrice pour ce rôle de prof de banlieue dépressive parce que son mari l’a quittée. Au bout du rouleau, elle prend en otage

ses élèves sous la menace d’un revolver, tandis qu’à l’extérieur du lycée la police et les parents se demandent ce qui se passe. Au bout d’un long suspense, le drame se dénoue après que la prof a dit à ces ados toute la haine et tout l’amour qu’ils lui inspirent. Et pourquoi elle pense malgré tout que son métier est le plus beau du monde. Tel est le titre de la comédie de Gérard Lauzier – finissons dans la bonne humeur. Dans Le Plus Beau Métier du monde (1996), Gérard Depardieu est professeur d’histoire-géo – des enseignants particulièrement honorés au cinéma – dans un établissement sensible d’une banlieue agitée. Le gentil professeur finit par se retrouver dans un centre de repos avec le proviseur et son adjoint. Mais il reviendra à la rentrée suivante pour revoir la belle surveillante générale (Souad Amidou), car un prof est aussi un homme. Et Robin Williams en est un autre, un poète celui-là, dans Le Cercle des poètes disparus (1989), où il enseigne à ses élèves adolescents les bienfaits du carpe diem. Car, au cinéma, la vie est plus forte que la mort.

Ci-dessus : Robin Williams dans Le Cercle des poètes disparus (1989). Photo © Touchstone Pictures Ci-contre : Isabelle Adjani dans La Journée de la jupe (2009). Photo @ Arte Films LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 111


SAISONS

Chronique de la famille Aboubien La question de la transmission de la foi et des valeurs est une inquiétude pour beaucoup d’entre nous. Olivier et Clémence ont accepté de nous raconter comment ça se passe chez eux avec leurs enfants, Chloé et Arthur. Chaque trimestre, ils nous livreront un petit épisode pris sur le vif.

À la bonne soupe  : tradition et révélation Rennes, il est 19 h 20. La famille Aboubien va se mettre à table pour le dîner. Chloé, en classe de 4e, arrête de jouer du piano pour mettre le couvert avec son frère Arthur, en CM2, qui vient de laisser sa batterie. Clémence et Olivier, sociologues-consultants, viennent à l’instant d’apprendre une bonne nouvelle : ils vont réaliser une étude scientifique sur la pédagogie alternative dans des écoles du sud de la France. Ils s’offrent un verre d’apéritif pour arroser ce contrat, dont l’obtention n’avait rien d’évidente en ces temps de crise et de coronavirus. Leurs enfants se joignent à eux pour participer à la fête ; jus d’orange et cacahuètes ! Dans la cuisine, le souffle de la hotte vient de s’arrêter. Au menu, velouté de chou-fleur, avec beaucoup de crème et un peu de beurre salé. Parce qu’en Bretagne le beurre doux, comme on dit, « c’est de l’huile » ! La famille s’attable. Et, dès les premières cuillères avalées, les convives racontent leur journée. Chloé – Mathilde a eu un malaise au sport, c’était horrible ! On faisait une course et puis d’un coup elle ne pouvait plus respirer. Je voulais continuer à courir pour avoir des points bonus, mais là, vraiment, j’ai dû m’arrêter, je suis restée près d’elle pour l’aider… Elle souffrait trop ! Maxime aussi est venu et il m’a aidée. Finalement, la prof est arrivée ; ça a peut-être duré que cinq secondes… Quand je n’ai plus que cinq secondes à lire, je ne les vois pas passer, mais, là, c’était cinq secondes trop trop longues ! Arthur – Ça va mieux Mathilde après, alors ? Olivier – Vous êtes allé à l’hôpital ou voir l’infirmière ? Chloé – Non, non, elle a repris sa respiration et 112 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021

ça allait… Mais c’était dur. Elle marque un temps. Je suis très contente de l’avoir aidée, mais j’ai arrêté ma course, je n’aurai pas les bonus. Tant pis, je l’ai aidée ! Clémence – Pourquoi l’as-tu aidée ? Chloé – C’est une copine, et puis j’ai vraiment pris du plaisir à l’aider ! Clémence – T’as aimé être valorisée aux yeux des autres ? Chloé, étonnée – Ah non, pas du tout ! J’ai pris du plaisir… à être utile ! Olivier – T’es populaire après avoir fait ça, non ?… Allez, on te provoque un peu avec ta mère, mais, quand même, le regard des autres est important…


Chloé, légèrement surprise, pour ne pas dire indignée – Eh bien, pas du tout ! Ça ne m’a pas traversé l’esprit, même pas effleurée ! Juste le plaisir d’aider, faire quelque chose qui a du sens pour quelqu’un ! C’est quand même ce que vous nous avez transmis, j’vous rappelle ! Clémence – OK, mais c’est quoi transmettre ? Arthur – C’est donner, comme ça. Olivier – Comme ça… Arthur – Oui, échanger peut-être, non ? Transmettre, c’est je te l’envoie ! Tiens, c’est pour toi ! Clémence – Alors, qu’est-ce qui t’a été transmis Arthur ? Arthur – L’amour ! L’intelligence… Et puis, la culture, le langage ! Transmettre, c’est une valeur qu’on donne ! Olivier – Et toi, Chloé ? Chloé – Justement, c’est partager avec l’autre. Vous, par exemple, physiquement, vous nous avez transmis nos ressemblances, mentalement aussi, beaucoup, des valeurs ! Clémence – C’est quoi des valeurs ? Chloé – Partager, aimer… aider Mathilde comme cet après-midi ! C’est vraiment bon, vous savez ! Arthur, un brin moqueur – C’est ça, c’est l’amour… Clémence – Et alors, le lien avec la foi ? Vous en faites un ?

Chloé, quelques cuillères de soupe plus tard – Attends, c’est quoi la foi… C’est Dieu, c’est l’amour dont tu parles ? Arthur, incisif, comme à son habitude – Ah oui, c’est quoi la foi ? … Pris au dépourvu, les deux sociologues marquent un temps… Clémence, se jetant à l’eau – C’est l’amour ! C’est Jésus qui nous appelle à aimer… Le silence tombe sur la tablée. Presque aussitôt, Arthur, comme à son habitude, sort de table au milieu du repas et tape du pied dans une petite balle. Les regards convergent vers lui… Il le sent et le voit. Arthur, l’air mi-sérieux, mi-rieur – Eh, vous savez quoi ? Jésus, eh bien il a tué quelqu’un ! Tout le monde suspend son souffle. Clémence et Olivier, estomaqués, cherchent ce qui dans l’Évangile pourrait laisser penser une chose pareille. Chloé sourit en regardant son frère avec une certaine curiosité. La réponse d’Arthur tombe, malicieuse. Arthur – Oui, Jésus, il a tué… la mort ! Soulagement dans la cuisine. Les deux parents échangent un regard ému, fiers de leur progéniture… Arthur, profitant immédiatement de son succès – Faut que je vous raconte l’histoire de Toto… Il se promène dans la rue et puis…

Vocabulaire Le mot « tradition » est intéressant. Emprunté en 1268 dans la littérature au latin traditio, tradition vient du verbe tradere, avec le préfixe trans, qui signifie « par-delà » et le suffixe dare, qui veut dire « donner ». Par conséquent, c’est l’action de « faire passer quelque chose à un autre ». L’idée essentielle à retenir est celle de la livraison, aussi bien écrite qu’orale. À partir de l’époque classique (1611), tradition devient synonyme de l’enseignement qui est transmis.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 113


n de N o t e ot l l

-Dame re

Le feu i

SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME

Par Bernadette Sauvaget

114 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


Le 15 avril 2019, l’incendie qui ravage Notre-Dame de Paris est mondialement vécu comme une catastrophe. Défi technique, sa reconstruction fera l’objet d’un élan de générosité exceptionnel.

C

es temps-ci, Didier Cuiset a retrouvé le sommeil. Tout en tension, le directeur d’Europe Échafaudage, un as des chantiers, impressionne. « Je dormirai enfin tranquille quand l’échafaudage sera complètement démonté », nous confiait-il, il y a quelques mois, attablé dans un café près de Notre-Dame de Paris. Avant l’épidémie de coronavirus, le troquet, resté dans son jus, était le QG du chantier. À l’heure du déjeuner, on y croisait les compagnons qui travaillaient à sécuriser la cathédrale. Désormais, des plateaux-repas leur sont livrés. C’est moins convivial, mais plus prudent pour éviter les contagions. Depuis l’incendie, la foule des touristes, dense en temps ordinaire, a déserté, elle, le quartier. Quelques rares quidams, les plus curieux, se hasardent encore malgré tout dans les parages, attirés par les travaux pharaoniques cachés à la vue du public par d’immenses palissades. Protégé, sécurisé, le chantier est inaccessible et, de l’extérieur, sa grammaire est illisible. C’est un fatras d’échafaudages et de grues qui se meuvent dans le ciel… Le mikado noirci qui menaçait Notre-Dame de Paris depuis l’incendie a, lui, disparu du ciel parisien. Ses deux cents tonnes en équilibre instable pouvaient s’écrouler et endommager radicalement le bâtiment. Son démontage s’est achevé le 24 novembre. En grande pompe et en présence de la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, et du général Jean-Louis Georgelin, le président de l’établissement public en charge de la restauration de Notre-Dame. Chacun a promis, encore une fois, que la reconstruction de la cathédrale sera – presque – achevée pour 2024. « Notre-Dame est sauvée ; on le sait depuis aujourd’hui, a souligné la ministre. La crainte sur la solidité de la structure est définitivement derrière nous. ».

Si Didier Cuiset peut désormais dormir tranquille, c’est que ce mikado lui a causé d’immenses soucis depuis le soir tragique du 15 avril 2019. Édifié pour restaurer la flèche néogothique de Violletle-Duc, l’échafaudage dévasté par l’incendie a d’abord été sa fierté. Avant de devenir son calvaire. Le jour de la catastrophe, ses équipes, des compagnons de très haut niveau (échafaudistes, couvreurs, tailleurs de pierre), étaient toujours en train de monter cet échafaudage. C’est à eux que sont généralement confiés les ouvrages les plus complexes, « un peu tordus », nous dit un spécialiste du patrimoine. Sous la houlette de Cuiset, un génie de la conception de ces structures, ces spécialistes travaillent sur des bâtiments emblématiques, le Louvre ou le château de Versailles. L’entreprise Europe Échafaudages est connue et respectée dans le petit monde élitiste des monuments historiques. Une nuit à la brigade criminelle

Commencés à l’automne 2018, les travaux devaient s’achever le 14 juillet 2019. Quelques jours avant l’incendie, les statues des apôtres qui ceinturent la flèche avaient été déposées. Elles gênaient pour terminer le montage de la structure et avaient besoin aussi d’être restaurés. « Ce type de montage est long et technique, soumis à des nécessités comme celle de démonter des balustrades en pierre ou les statues de la flèche », raconte Julien Le Bras, le P.-D.G. de l’entreprise. Âgé d’à peine trente ans, celui-ci aussi époustoufle. Il nous reçoit dans son bureau en Lorraine et impressionne par sa maîtrise et son calme. Le soir du drame et les jours qui ont suivi ont été particulièrement douloureux à vivre. Car ses équipes, les seules à travailler sur le chantier le 15 avril, ont été suspectées d’être à l’origine de l’incendie. Ce qui a valu à l’entreprise des tombereaux d’injures, des centaines de lettres de menaces. Quand le feu prend à Notre-Dame, l’échafaudage, édifié aux deux tiers, atteint déjà une hauteur d’une soixantaine de mètres. L’ouvrage a été LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 115


SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME

monté de telle manière qu’il ne repose pas sur la toiture, ni sur la flèche « C’était dans le cahier des charges de l’architecte Philippe Villeneuve », explique Didier Cuiset, l’un des seuls en France à pouvoir réaliser une telle prouesse. Arrimé au sol, l’échafaudage était posé sur les quatre points de maçonnerie de la croisée du transept. Ce choix a sauvé Notre-Dame d’un désastre radical. Le soir de l’incendie, la toiture et la flèche s’écroulent. Si l’échafaudage avait été adossé à elles, il aurait été entraîné dans leur chute. Ses deux cents tonnes d’acier auraient probablement causé des dommages irréparables au bâtiment. Voire même aurait pu le faire s’écrouler définitivement. C’est dire la responsabilité qui a pesé sur les épaules de Didier Cuiset. Le soir du 15 avril, Julien Le Bras est chez lui, en Lorraine. Avec son père, il a une importante réunion avec son expert-comptable. Aux alentours de 19 h 00, son portable se met à vibrer. Et ne s’arrête plus de sonner. Il finit par décrocher. Que Notre-Dame brûle, il a dû mal à y croire : « On a mis les chaînes d’info et on a vu les images. » Il prend sa voiture et fonce vers Paris, accompagné 116 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021

de son père, homme respecté dans le milieu des monuments historiques. Didier Cuiset, lui aussi, a pris la route. Prévenu de l’incendie par Philippe Villeneuve, l’architecte en chef des monuments historiques qui veille sur Notre-Dame. « Je n’y pas ai cru d’abord. Je pensais à une plaisanterie. C’était inconcevable que la cathédrale brûle », raconte-t-il. Pendant son trajet, il est branché en permanence sur la radio : « J’étais tout seul dans ma voiture. C’était un stress incroyable. Je me répétais : pourvu que la flèche ne tombe pas ! Car elle pouvait tout embarquer. » Un Te Deum en 2024

Ce soir-là, accéder au parvis de la cathédrale n’est pas simple. Julien Le Bras passe, comme il peut, les barrages. « À chaque fois, on me disait : c’est vous qui avez mis le feu ! » Didier Cuiset, lui, est toujours sur la route : « Julien m’a appelé et m’a dit d’aller directement à la brigade criminelle. J’y suis resté jusqu’à 5 heures du matin. Il y a eu les tests ADN et j’ai répondu à leurs questions. » Sur zone, Julien Le Bras demande aux pompiers d’arroser l’échafaudage : « Je vois que le cœur est


déjà complètement déformé. » La chaleur atteint plus de 800 degrés ; tout l’ouvrage peut se tordre. Et s’écrouler. À 22 h 00, il se rend lui aussi à la brigade criminelle, où il reste jusqu’au lendemain matin, comme tous les membres de son équipe présents ce 15 avril sur le site. Des mois plus tard, le patron en a toujours gros sur le cœur : « Nous avons été désignés comme les coupables. Nous avons été massacrés. Certains de mes employés ont fait des dépressions. L’entreprise l’a payé très cher économiquement. » À sa sortie de la brigade criminelle, vers 5 heures du matin le 16 avril, Didier Cuiset file immédiatement à la cathédrale. « Les images de l’incendie, je les ai vues deux ou trois semaines plus tard. Je me protégeais de cela pour me concentrer sur le chantier », raconte-t-il. L’urgence, pour lui, c’est de faire un diagnostic de « son » échafaudage. Il prend des risques énormes pour aller voir au plus près… Après coup, il affiche une certaine fierté : « Le monde entier, dit-il, se demande comment il a tenu le coup. » Le démontage de l’échafaudage a été spectaculaire. Délicat. Et fastidieux. Il a surtout nécessité des mois de préparation. Et une surveillance de la structure de tous les instants. Installés pour mesurer ses mouvements, des capteurs devaient donner l’alerte en cas de besoin. Il y a eu quelques gros coups de vent. Et des frayeurs. Mais le pire n’est pas arrivé. Au fil des mois, sous la houlette de Didier Cuiset, l’échafaudage a été consolidé, stabilisé, ceinturé de poutres. Pour le démonter, il a fallu trois nacelles et, en renfort, l’équipe des cordistes. Au cœur de l’échafaudage, il y avait trente tonnes de tubes à scier à la main, soudés les uns aux autres, la nuit fatidique du 15 au 16 avril, par la chaleur des flammes… Guidés au talkie-walkie par les écha-

faudistes, les cordistes, arrimés à des poutres, sont descendus au cœur de la structure pour ce travail délicat. Deux nacelles étaient prêtes en permanence à les évacuer au cas où l’équilibre délicat de l’ensemble aurait été menacé. Le pire, là non plus, n’est pas arrivé. Le 24 novembre, quand le démontage a été terminé, Roselyne Bachelot a promis qu’un Te Deum serait célébré à Notre-Dame en 2024. La mélomane qu’elle est a tout de suite affiché sa préférence pour celui de Marc-Antoine Charpentier. Le général Georgelin n’est pas en reste. Et suggère plutôt la commande d’un Te Deum à un compositeur contemporain. « Ce serait l’introduction du moderne dans la cathédrale », lâche-t-il. La ministre laisse la porte ouverte à cette suggestion. Querelle de clochers ? On aimerait surtout que ce Te Deum soit dédié aux hommes qui, depuis des mois, sauvent la cathédrale ! Des millions d’euros pour Esmeralda

Ce chantier est hors norme. Chaque jour qui passe le confirme un peu plus… Cet horsnorme ne se cantonne pas aux prouesses des hommes du chantier. L’incendie de Notre-Dame de Paris a eu un retentissement mondial. Comment le mesurer ? Notamment en feuilletant le rapport de la Cour des comptes publié en septembre 2020, qui dresse un premier bilan de ce qui a été mis en place et entrepris pour sauver le monument. Le soir même du 15 avril 2019, Emmanuel Macron avait annoncé le lancement d’une souscription nationale. Il s’agissait de collecter des fonds pour financer la reconstruction. Immédiatement, une im­ mense générosité se manifeste. Jusqu’aux confins de la terre ! À la fin 2019, les sommes promises pour reconstruire la cathédrale incendiée atteignent un montant LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 117


SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME

La mobilisation de telles sommes pour un monument ne serait-elle pas un peu indécente ?

colossal, s’élevant à près de 825 millions d’euros, 824,75 M€ pour être exact. C’est une collecte sans précédent. En France, bien sûr, et aussi – c’est encore plus frappant – à l’échelle mondiale. Pour le comprendre, il suffit de quelques comparaisons, comme en ont fait les conseillers de la Cour des comptes. Le tsunami qui avait ravagé, le 26 décembre 2004, les côtes de l’Indonésie et de l’océan Indien avait entraîné une solidarité sans frontière. Les dons engrangés avaient atteint une somme déjà impressionnante, l’équivalent de 328 millions d’euros. Mais on est très loin du q ­ uasi-milliard obtenu pour Notre-Dame. Une autre catastrophe naturelle, le séisme qui avait frappé Haïti le 12 janvier 2010, avait suscité un élan de générosité mondial. Mais, là encore, c’était sans commune mesure avec les fonds récoltés pour Notre-Dame. Pour Haïti, les donateurs avaient permis la collecte de quelque 123 millions pour panser les plaies d’un tremblement de terre qui avait fait plus de 230 000 morts. La mobilisation de telles sommes pour un monument ne serait-elle pas un peu indécente ? Toute à son émotion, l’opinion publique n’a guère soulevé ce débat. Elle aurait pu… Il y a eu quelques poussées d’indignation à l’extrême gauche et du côté de la CGT. Mais c’est à peu près tout. Les pierres vaudraient-elles davantage que les êtres humains ? Reste que cet élan sans précédent démontre l’intérêt que suscite le monument. La catastrophe du 15 avril aura révélé la popularité, stupéfiante et méconnue, de la cathédrale. De l’avis de ceux qui vivent avec elle, c’est depuis le milieu des années 1990 que la foule des touristes a envahi ses travées. La chute du mur de Berlin ? Ou plutôt le formidable succès du dessin animé des studios Walt Disney, Le Bossu de Notre-Dame, très libre adaptation de Victor Hugo ? 118 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021

Est-ce cela qui a motivé la générosité ? Les grandes fortunes françaises se sont rapidement montrées très généreuses. Elles se sont même livrées à une stupéfiante compétition, carnets de chèques en main, dans les semaines qui ont suivi l’incendie. Bernard Arnault a promis 200 millions pour sauver Notre-Dame. Comme les Bettencourt Meyers – au titre de L’Oréal et de leur fondation. François Pinault, lui, a allongé 100 millions d’euros. JCDecaux a mis sur la table 20 millions et les frères Bouygues deux fois moins… Mais c’est déjà pas mal ! Une dizaine de gros donateurs assurent, à eux seuls, les deux tiers de cette gigantesque obole. L’œil de l’archevêché

Pour ces dons aux montants astronomiques, certains ont préféré accorder leur confiance à l’Église catholique. Deux des principaux donateurs, François Pinault et Bernard Arnault, ont choisi pour honorer leurs promesses de passer des conventions avec la puissante Fondation Notre Dame, pilotée par l’archevêché de Paris, l’une des quatre à avoir été habilitées à recevoir la manne de Notre-Dame. Les frères Bouygues ont eux-mêmes créé une fondation spécifiquement dédiée à la reconstruction de la cathédrale, tout comme l’assureur Axa. L’une et l’autre sont également abritées par la Fondation Notre Dame. Du coup, celle-ci a été, pour le moment, l’un des principaux bailleurs de fonds du chantier de sécurisation de Notre-Dame de Paris, en voie d’achèvement avant le début de la reconstruction stricto sensu. En tout cas, ce n’est pas anodin. La Fondation Notre Dame, comme le souligne le rapport de la Cour des comptes, est un acteur majeur du chantier. Ravi sûrement de la popularité du


monument, le clergé n’est pas pour autant sans appréhension. Pourrait-on lui voler sa cathédrale, devenue un point d’attraction touristique majeur ? Il garde un œil sourcilleux et vigilant sur les projets en cours ; un spécialiste de liturgie planche, lui aussi, sur de possibles aménagements intérieurs. Nous n’en sommes pas encore là. Mais revenons à nos donateurs. La Cour des comptes en a identifié 338 086 au 31 décembre 2019. La grande majorité d’entre eux (331 762) sont des particuliers et leur don moyen s’élève à 196,50 €. Pour ce qui est des entreprises, 6 012 d’entre elles ont déjà contribué financièrement au sauvetage de Notre-Dame, le montant de ce mécénat s’établissant en moyenne à 17 304 €. Cet élan de générosité n’est pas sans surprises. Le hit-parade des pays les plus généreux, selon le tableau établi par la Fondation de France par laquelle ces dons ont le plus souvent transité, vaut d’être regardé attentivement. Chacun connaît l’attachement des Américains envers le patrimoine français.

L’implication de mécènes d’outre-Atlantique dans le sauvetage de Notre-Dame de Paris, en bien piteux état avant même le grand incendie de 2019, vaudra, un jour, d’être raconté. Sans la détermination d’un historien de l’art belge enseignant dans une université américaine, Andrew Tallon, mort en 2018, sans l’apport de fonds américains, ce programme de restauration, mis en place en 2016, n’aurait pas pu voir le jour. Après l’incendie du 15 avril 2019, les États-Unis ont été l’un des pays les plus généreux. À travers la fondation Friends of Notre-Dame de Paris, ce sont quelque huit millions d’euros qui ont été récoltés. Des donateurs de quelques pays européens – la Suisse, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Belgique – ont été, eux aussi, très généreux. Mais le champion toute catégorie – et c’est vraiment une surprise – est le Qatar ! Les donateurs de l’émirat gazier ont versé un peu plus de 20 millions pour sauver Notre-Dame de Paris. Une douzaine de particuliers ont contribué à cette obole, la plus importante après celle des grandes fortunes françaises. L’attrait de Paris ? Ou bien s’agit-il là de l’un des nombreux mystères de Notre-Dame ?

À suivre…

Photos : p. 120 © Sputnik p. 122, 123 © Martin Bureau / AFP p. 125 © Antoine Wdo / Hans Lucas via AFP

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SAISONS // SAINT-JULIEN-CHAPTEUIL

l i u e t p a h C n e i l Un village u J au pied des sucs t n i Sa

Par Agnès Willaume 120 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021


D’aucuns l’appellent le Saint-Tropez local. Avec ses presque deux mille âmes, ce petit village auvergnat déploie une énergie peu commune pour porter haut ses couleurs.

L

e feu de l’action, François Cabanes ne connaît que ça. Durant ses quarante et une années de carrière de pompier professionnel, il en a éteint des feux ! Et pas que des incendies. Les souvenirs de François sont vifs, et il les partage volontiers pour faire mémoire de cette passion brûlante qui a conduit sa vie pendant si longtemps. Alors, quand est venu l’an dernier le moment de la retraite, il aurait pu se laisser doucement consumer par les jours heureux dans ce paisible village de Saint-Julien-Chapteuil, où il vit depuis cinq ans. Au lieu de ça, il a troqué son casque de pompier contre un casque de chantier, rejoignant lors des élections de juin 2020 le conseil municipal de la commune. Depuis, une drôle d’aventure s’ouvre à lui… Son père l’avait pourtant mis en garde ! « Ne va pas faire comme moi, tu n’auras que des ennuis ! » lui répétait-il. Et il savait de quoi il parlait : François est le descendant d’une longue lignée d’élus. C’est un gène qui court dans la famille en quelque sorte. Et il reconnaît en avoir souvent souffert, des engagements politiques chronophages et envahissants de ses parents, grands-parents et oncles. En bon fils, il s’est tenu tranquille jusqu’au décès de son père en décembre dernier. « Dès qu’il a eu le dos tourné, je m’y suis mis », confesse malicieusement François, qui, tel Obélix, était de toute façon tombé dedans petit. Il faut dire qu’André Ferret, le maire du village, lui tournait autour depuis pas mal de temps. François avait refusé à deux reprises : la troisième a été la bonne. Dédé, comme l’appellent ses proches, s’en félicite. Et pour être proches, François et Dédé sont proches. En effet, les deux hommes ont travaillé ensemble plus de

trente ans en tant que sapeurs-pompiers. Une longue collaboration professionnelle et amicale, particulièrement réussie dans un emploi tenant plus de la vocation que du simple métier. Pour François, Dédé a été comme un grand frère dans l’institution, un parrain, dans les bons et les mauvais moments, à ses débuts en particulier. Tous deux sont « issus du rang » : rentrés par la petite porte, ils ont franchi ensemble tous les grades inférieurs avant de devenir capitaines, en 2016 pour François. Ce dernier a passé pas moins de trois fois le concours mais a tenu bon grâce au soutien indéfectible et aux encouragements de Dédé. « Je me suis retrouvé à l’école avec des enfants de l’âge des miens », soupire François. Une épreuve qu’il relit aujourd’hui de manière bien plus positive en ce qu’elle lui a fait expérimenter la complémentarité sans équivalent entre jeunes et moins jeunes. Et cette complémentarité, il l’a bien retrouvée dans la liste « Acteurs de notre avenir » menée par André, qui ne se cache pas d’avoir choisi chacun de ses colistiers au gré des rencontres et des qualités repérées chez chacun. La plupart étaient comme François de parfaits novices en politique, ce qui s’est avéré une richesse plus qu’une faiblesse ! Maître mot, l’équilibre

Si le maire se qualifie de « rose vert » – ce qui n’est pas sans poser problème dans une région comme la sienne, clairement à droite – il a néanmoins recherché non pas des couleurs politiques qui lui ressemblent mais un équilibre entre toutes. Ce qui ne l’a pas empêché d’exclure d’emblée les éventuels adhérents au Rassemblement national ! « Parce qu’il faut quand même pouvoir discuter ! » souffle-t-il avec malice. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 121


SAISONS // SAINT-JULIEN-CHAPTEUIL

Dans le numéro de juillet dernier de la gazette locale, Le Capito’lien, on peut voir en double page un pêle-mêle de photos bigarrées. Onze hommes et dix femmes de tous âges, de tous horizons socioprofessionnels, un patchwork de la commune, comme l’a souhaité le maire pour ce troisième mandat : « Les sensibilités sont différentes mais l’envie de rendre service est la même ! » Ou, en d’autres termes, ceux de François : « L’équipe rame dans le même sens ! » Des profs, des infirmières, des retraités, un hydrogéologue, une assistante maternelle, un informaticien, une romancière… il y en a pour tous les goûts ! L’équipe du maire André Ferret a été renouvelée à 70 %, avec un fort rajeunissement et une moyenne d’âge à 53 ans. « Je les épuise », reconnaît André, dont les exigences sont à la hauteur des projets, souvent très ambitieux, qu’il souhaite mettre en œuvre dans la commune. Quand André Ferret a enfin réussi à convaincre François d’entrer au conseil municipal, il lui a demandé, comme aux autres, en toute simplicité, ce qu’il avait envie de faire et quelles compétences il pouvait mettre au service de la commune. François, qui est un amoureux de la montagne, a choisi de se mobiliser pour faire connaître et aimer autant qu’il l’aime son petit bout d’Auvergne. Les dossiers «  tourisme  », même s’il n’aime pas le mot, et « culture » lui ont donc été attribués. Et ce n’est pas une petite affaire. Le village, du haut de ses 1 930 habitants sur 28,3 kilomètres carrés, a le projet un peu fou mais déjà bien avancé de réhabiliter une ancienne supérette en pôle culturel municipal. Un projet quasi pharaonique qui comprendra une vaste salle de spectacle et cinéma de cent places, un musée dédié à l’écrivain Jules Romains – figure et fierté locale –, avec salle d’exposition temporaire… le tout nécessitant un emprunt de pas moins d’1,5 million d’euros. « Le projet est acté : nous en sommes à l’étape des appels d’offres, avec un démarrage des travaux prévu pour le mois de mai. » Une grande étape de franchie pour François car si les 122 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021

travaux de voirie sont faciles à faire accepter au plus grand nombre, ce type de projet plus onéreux et sans visibilité réelle est toujours plus difficile à vendre. D’autant que, comme le souligne André, « bâtir n’est rien, il faut le faire vivre, un lieu pareil ». Un défi que devra relever François, en première ligne dans cette épopée… Mais le pôle culturel n’est pas son seul cheval de bataille. Conseiller tout-terrain mais aussi fin stratège, François sait s’y prendre pour gagner le soutien du reste du conseil municipal : en octobre, il embarque dans la Loire trois conseillers pour leur faire tester grandeur nature la via ferrata de Chalmazel (une voie d’escalade aménagée), avant de présenter à l’ensemble du conseil un projet similaire pour Saint-Julien-Chapteuil. C’est ce qui s’appelle mettre la main à la pâte. Car le métier de conseiller municipal, qui n’en est pas un, mène dans les villages à bien des tâches inattendues… C’est ainsi que plusieurs d’entre eux ont passé quelques semaines à faire la plonge à l’Ehpad durant le premier confinement pour soulager le personnel et lui donner plus de temps pour être présent auprès des résidents confinés. François a plaisir à se le remémorer. Saint-Julien, centre du monde ?

À la vaisselle sale s’ajoutent évidemment des dossiers autrement plus lourds, tels que la réhabilitation du camping municipal, l’achat et l’exploitation de trois moulins situés dans la commune, la création d’un tiers lieu incluant un espace de coworking dans le bourg, ou encore le développement de la station de ski locale… Pas question de perdre son temps. Le maire, qui peut passer jusqu’à 60 heures par semaine en mairie, peut lui aussi en témoigner ! Il faut dire que le village, niché au pied du massif du Meygal, en Haute-Loire, est à la croisée des chemins : situé à 15 km de la ville du Puy-en-Velay, 65 km de Saint-Étienne, 120 km de Lyon, il se trouve aussi au cœur d’un enchevêtrement de hameaux et de villages à qui la chance a moins souri, mais qui profitent de son rayonnement


Le métier de conseiller municipal, qui n’en est pas un, mène dans les villages à bien des tâches inattendues…

et de son dynamisme. Une place que les élus souhaiteraient d’ailleurs confirmer en faisant de Saint-Julien-Chapteuil un village incontournable, au propre comme au figuré ! Le maire réfléchit pourtant dans le même temps aux limites à poser à cette croissance exponentielle : « Il faut savoir jusqu’où on veut développer la commune, de manière à sauvegarder notre cadre de vie, le bien-être des habitants et leur sérénité. » Ce cadre de vie, François y est farouchement attaché depuis toujours. Natif du Puy, ce grand gaillard d’1 m 85 en aime chaque rue, chaque détour et décrit avec une émotion palpable les pierres et les maisons de son enfance. Ses balades, dans la cité gallo-romaine comme à Saint-Julien-Chapteuil, sont ponctuées de haltes amicales pour saluer les uns et les autres, échanger sur les récoltes ou le confinement, prendre le temps qu’il faut pour chacun. Cette façon de faire corps avec le territoire et ses habitants de tous milieux dit quelque chose de l’attachement profond, sincère et communicatif qu’il leur porte… Viscéral pourrait-on dire. Car c’est bien d’un père messager-vélo de la Résistance et d’une mère passeuse d’enfants juifs pendant la Seconde Guerre mondiale que François est né. Avec eux, à travers leur histoire, il a développé ce sens républicain qui l’a poussé dès ses jeunes années à devenir pompier et, aujourd’hui, à se mettre au service de sa commune. Des engagements ordinaires et néanmoins loin d’être anodins. François et sa femme Marie-Jo vivent dans un nouveau quartier de Saint-Julien-Chapteuil où les maisons poussent comme des champignons depuis quelques années. Ce n’est pas

pour plaire à tout le monde, mais l’ambiance y est chaleureuse : chacun se soucie de son voisin, et l’on peut laisser la porte grande ouverte sans risquer de mauvaises surprises à son retour. Quand on prend de la hauteur et qu’on observe la zone pavillonnaire depuis le parvis de l’église Saint-Julien, qui surplombe toute la vallée depuis son rocher, impossible de ne pas voir la maison des Cabanes, la seule à ressembler davantage à un chalet avec sa façade en Cedral couleur bois et son jardin clos par une rangée d’orgues basaltiques. L’engagement, une valeur sûre

Quand ils se sont rencontrés, ils étaient tous les deux chefs scouts. Un détail insolite de l’histoire de François qui ne cadre pas forcément avec le reste mais qu’il assume pleinement ! Marie-Jo et François ne se sont plus quittés depuis. « Trentequatre ans de mariage, ça fait un peu ancien combattant ! » s’amuse François. Et, de fait, ils ont vécu tant d’aventures dans cette belle Auvergne, élevant tour à tour deux garçons devenus adultes et… des chevaux, dans une autre vie qui s’est achevée lorsqu’ils ont été expropriés par la mairie du village où ils résidaient au profit de la construction d’un deuxième terrain de foot… « Drôle d’idée ! » soupire François en le racontant. Si la page est tournée, François et Marie-Jo gardent aussi de ces années d’heureux souvenirs, notamment de longues randonnées équestres au cœur du massif du Mézenc. Mais l’un comme l’autre ont cette sagesse de savoir tourner les pages de leur vie sans nostalgie ni rancœur. C’est ainsi que François a quitté Marseille, cette ville où il a suivi ses premières années LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 123


SAISONS // SAINT-JULIEN-CHAPTEUIL

de formation de marin-pompier et dont les vibrations lui plaisaient tant mais que Marie-Jo n’a jamais souhaité habiter. Il y retourne parfois avec elle, comme on irait en pèlerinage dans un bout de passé, mais ne regrette rien. François est un homme qui va de l’avant, souvent tête baissée mais sans enfoncer les murs. Marie-Jo, elle, est assistante sociale en psychiatrie. Trois jours par semaine, elle se rend au centre hospitalier Sainte-Marie du Puy-en-Velay, où elle a toujours travaillé. C’est un métier dur, éprouvant, mais qu’elle exerce avec passion. Dans un an, elle prendra à son tour sa retraite. Pour le moment, elle observe son époux s’agiter avec ses complices de la mairie. Elle-même a une vie associative et amicale riche et ne craint pas l’ennui. D’ailleurs, l’engagement a toujours fait partie de leur vie commune : « Quand j’ai connu François, on allait déjà coller des affiches pour son père, qui se présentait comme conseiller départemental », raconte-t-elle en épluchant les splendides légumes de son jardin, qu’elle sait comme personne transformer en petits plats rustiques et tellement bons. Au creux d’un grand plateau...

Et puis, parmi les nombreuses passions du couple, il y a la route, le voyage. Dans son garage, François possède deux modèles de moto assez insolites qu’il brique comme un orfèvre. Une BMW des années 1990 et une Royal Enfield avec lesquelles le couple a chauffé l’asphalte pendant plusieurs décennies. Maroc, Tunisie, Algérie, Turquie, Niger, Grèce, ex-Yougoslavie, Roumanie, Italie, Portugal, Suisse, Allemagne… à pied, à cheval, en voiture, en moto ou à bord de leur camionnette aménagée en camping-car rudimentaire, François et Marie-Jo ont englouti des milliers de kilomètres ensemble, entre autres aventures familiales. « Arrivés à notre âge, on a eu le temps d’en faire des bêtises ! » résume sobrement François. À la veille du deuxième

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confinement, ils sont encore partis une semaine pour rendre visite à leur fils à Rome et lui prêter main-forte pour son dix-septième déménagement. Pour les voisins et amis locaux, qui ne quittent guère leur jardin, cette bougeotte est une vraie marque d’exotisme qui ne manque pas de surprendre ! Ces voyages, François aime aussi parfois à les faire seul pour se retrouver face à lui-même. Ainsi, en octobre, il a profité d’une accalmie municipale et familiale pour enfourcher son vélo jusqu’à Genève. 550 kilomètres en cinq jours pour l’aller-retour. Autant dire qu’il n’a pas traîné. Mais, quelquefois aussi, François traîne. Il traîne dans les églises, où il aime profiter du calme pour méditer sur les bruits du monde. De l’éducation un peu rude de ses parents catholiques, l’ancien adolescent turbulent, casse-cou même de ses propres aveux, n’a pas gardé la foi en Dieu, mais, certains jours, le bâtiment le rassure et l’apaise. D’autres fois encore, l’espace de quelques jours, il ramène sa grande carcasse dans les hauteurs des Estables, où le couple possède un petit chalet qui sert de gîte. Sur sa montagne. Sur la page d’accueil du site Internet présentant les lieux, François a noté quelques vers dont il a oublié l’auteur. Peut-être George Sand, une femme turbulente, un peu comme lui. Étranger, mon ami épris de solitude Sais-tu qu’il est en France un coin privilégié Tout près du mont Mézenc et à bonne altitude Au creux d’un grand plateau par les vents balayé Bienfaisant est le calme auquel ton âme aspire La vue qu’on y découvre est digne d’un pinceau Et l’air si vivifiant qu’en tout temps on respire S’ajoute aux éléments que forme ce tableau. Alors, dans son transat orienté plein soleil, à l’abri du monde, François reprend des forces, il respire…


LES LIVRES DE L’HIVER On a tant attendu l’ouverture des librairies que nous n’allons pas bouder notre plaisir. Plongez dans la vie de deux républicains dans l’Espagne franquiste, arpentez la vallée de la Roya avec Cédric Herrou, suivez les chemins émancipateurs d’Alice et de Sixtine, découvrez comment son fils a appris la vérité sur la vie d’Otto von Wächter, haut dignitaire nazi, et explorez les sens de la gratitude. Et, surtout, prenez soin de vous.

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CULTURE // LES LIVRES DE L’HIVER

Délit de fraternité

Cédric Herrou n’a rien d’un militant de naissance. Cet éleveur de poules pondeuses et cultivateur d’oliviers, de tempérament « anarchiste et solitaire », qui avait choisi « l’exil des montagnes » pour fuir la dureté du monde, la foule et l’autorité, a longtemps croisé des migrants dans la vallée de la Roya sans intervenir. Mais, un jour, il s’arrête pour embarquer une famille épuisée qui marche sur la route avec deux enfants en bas âge. Apitoyé, il

les héberge pour la nuit, avant de les déposer à la gare. Rattrapé par l’actualité, il devient progressivement un militant du droit d’assistance humanitaire, ce qui lui vaudra de subir moult procès et gardes à vue. Devenu le bon Samaritain des migrants qui empruntent les chemins de montagne menant vers la France au-dessus de Nice, il renvoie ceux qui l’accusent d’irresponsabilité aux situations dramatiques des personnes hébergées : « Je leur présenterai ces jeunes aux pieds crevassés à force de marcher […]. Je les forcerai à poser la main sur 126 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021

les cicatrices infectées des tortures subies […] à expliquer à la gamine qui se plaint de maux de ventre qu’elle est enceinte de son violeur libyen… » Prenant de la hauteur, il reconnaît que la question migratoire « est globalement sans réponse », notamment pour des raisons économiques. Il faudrait accepter « de payer nos achats au juste prix pour que ceux qui produisent les biens importés en Europe puissent toucher un salaire correct  ». Consolation, le Conseil constitutionnel a consacré la fraternité comme principe constitutionnel, sans considération de la régularité du séjour de la personne aidée, et ce grâce à son entêtement. « Un bac moins quatre », un demi-smicard « change le droit », commente-t-il ironiquement. Et pas que : le paysan solitaire qu’il était a aussi profondément changé en fondant et en animant la première communauté agricole d’Emmaüs. Ce qui lui permet d’accueillir aujourd’hui dans un cadre légal des demandeurs d’asile dans sa chère vallée de la Roya. De son parcours il tire une devise inspirante qui sert de titre à son livre. Et d’inviter chacun à changer « son » monde plutôt que « le » monde en agissant localement, ici et maintenant, par la consommation et l’action pacifique. Frédéric Brillet Cédric Herrou, Change ton monde, Les liens qui libèrent, 272 p., 19 €

Secrets de famille

Sans être la suite de Retour à Lemberg, son livre précédent, dans lequel l’avocat international spécialiste des droits de l’homme Philippe Sands revenait sur le destin tragique d’une partie de sa famille sous le gouvernorat nazi d’Hans Frank, condamné à la pendaison lors du procès de Nuremberg en 1945, La Filière en est une conséquence. Niklas, le fils de Frank, avait suggéré à Sands de faire la connaissance d’un de ses amis, Horst, dont le père, Otto von Wächter, avait été gouverneur de Lemberg – aujourd’hui Lviv, en Ukraine. Ce haut dignitaire nazi était parvenu à se cacher à la fin de la guerre et il était mort dans des circonstances étranges à Rome en 1949. Horst, né en 1939, tout en condamnant les horreurs du nazisme, était persuadé que son père était un homme bien,

comme sa mère le lui avait appris. Un homme qui n’avait fait que son devoir dans des circonstances tragiques et n’avait rien à se reprocher personnellement.


Une amitié complexe est née entre Philippe Sands et Horst von Wächter, le second ouvrant au premier les archives familiales en espérant que l’enquête de celui-ci justifierait ses sentiments filiaux, alors que, pas à pas, elle les démentait. Le livre retrace minutieusement toute la vie d’Otto von Wächter et met notamment à jour les circonstances de son séjour à Rome et l’intrication des réseaux qui organisaient l’exfiltration des acteurs du génocide en fuite, mais il raconte aussi à la manière d’un thriller l’enquête de Sands et les tourments de Horst von Wächter devant la vérité qui se dessine pas à pas, tandis qu’il se persuade que son père est finalement une victime. La psychologie et l’histoire se mêlent, tenant le lecteur en haleine d’un bout à l’autre, faisant de La Filière un livre magistral, d’une grande profondeur et riche d’enseignements pour le lecteur. Jean-François Bouthors Philippe Sands, La Filière, traduit de l’anglais par Astrid von Busekist, Albin Michel, 496 p., 22,90 €

Échappée belle

D’Annie Ernaux à Reinaldo Arenas, la littérature regorge de récits de fuite où le héros doit quitter son milieu d’origine pour devenir lui-même. Bénie soit Sixtine, premier roman autofictionnel de la journaliste Maylis Adhémar, en est un. Sixtine a grandi dans l’ouest de la France entre plusieurs com-

munautés catholiques traditionalistes, unies par la messe en latin et la mantille imposée aux femmes à l’église en « signe de pudeur ». Sa vie bascule quand elle rencontre Pierre-Louis. Polytechnicien, chef d’entreprise, il est beau

et présente bien. Il a « le regard courageux de ces soldats de Dieu, virils mystiques aux pieds desquels Muriel, la mère de Sixtine, déverse tant de prières ». C’est un Sue de La Garde, une famille renommée chez les Frères de la Croix. Plus intégriste que les intégristes, la communauté considère Jean Paul II comme « l’antéchrist » : « Pour eux, le trône de saint Pierre était vide. » Une danse, une promenade sur la côte, et voilà Sixtine mariée et enceinte. Elle arrête ses études, il subviendra aux besoins de la famille, qui devra compter cinq ou six enfants. À l’aube du mariage pour tous, Pierre-Louis peste contre les « tarlouzes », les « païens » et les « parasites » qui touchent les minima sociaux. Avec la Milice, au service des Frères de la Croix, il colle des affiches

pour défendre les « valeurs chrétiennes », se bat contre des « gauchistes ». De son côté, la grossesse de Sixtine est de plus en plus douloureuse. Elle doit patienter et prier. Boire une tisane lui est interdit. « Tu enfanteras dans la douleur », dit la Genèse. Lorsqu’un drame se produit, Sixtine grimpe dans une Volvo break avec son nouveau-né et roule le plus loin possible de la famille Sue de La Garde. Dans un style raffiné et franc, Maylis Adhémar décrit la fuite de la jeune mère vers sa liberté. Loin du carcan traditionaliste, Sixtine rencontre dans un village méridional un prêtre de gauche et des punks libertaires, tout ce que sa famille avait en horreur. Les plus beaux passages de ce premier roman, bouleversant, sont peut-être les lettres qu’une mystérieuse Erika, qui mène une vie de bohème dans les années post-Mai 68, adresse à la mère de Sixtine. Des lettres qui recèlent un secret de famille déchirant. Timothée de Rauglaudre Maylis Adhémar, Bénie soit Sixtine, Julliard, 304 p., 19 €

Quand la liberté s’arrêtait aux Pyrénées… Voici une fresque sur l’Espagne franquiste et la faiblesse coupable des vainqueurs du nazisme à son égard. Une épopée romanesque pour rappeler la «  trahison  » des États-Unis, qui abandonnèrent après-guerre l’Espagne à un régime fasciste qui n’oublia LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 127


CULTURE // LES LIVRES DE L’HIVER

jamais ses ex-amis de Berlin et de Rome. Un éclairage bienvenu sur cet autre rideau de fer démocratique, au sud des Pyrénées, qui disparut moins de quinze ans avant son jumeau de l’Est. L’auteur, Almudena Grandes, écrivain majeur de l’Espagne contemporaine, a entrepris de revisiter la

culture dominante sur la guerre et l‘après-guerre d’Espagne. Une culture façonnée par le silence des grands-parents vis-à-vis des jeunes générations. D’où son ambition de produire une œuvre, « épisodes d’une guerre interminable », composée d’une série de romans sur le sujet, dont Les Patients du docteur García est l’opus le plus récent publié en France. Sa lecture nous conduit des années 1930 et des prémices de la guerre civile au milieu des années 1970 avec, comme fil rouge, l’enquête secrète menée par deux républicains espagnols sur la manière dont le régime franquiste a généreusement servi de base arrière aux nazis en 128 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021

débâcle, jusqu’à les aider à structurer des filières d’exil vers la très accueillante Argentine de Perón. Celle-ci récupérant en quelque sorte le rebut des « talents nazis » dont ne voulut aucun des vainqueurs de 1945. L’art d’Almudena Grandes consiste à plonger des personnages de fiction dans des situations historiques et avec des protagonistes avérés, telle Clara Stauffer, maître d’œuvre des filières nazies en Espagne. Au fil des pages, l’histoire le dispute à la fiction, de Barcelone à Berlin, de Genève à Buenos Aires. En partageant ainsi le destin de Guillermo García et de son comparse Manuel, le lecteur accompagne cette génération d’antifascistes espagnols, résistants de l’intérieur, vaincus, pour qui 1945 ne fut jamais la promesse de l’aube : « On a risqué notre vie pour rien. On pensait qu’ils s’étaient rendu compte que nous étions les gentils… mais non. »

communautés humaines réparties sur la planète. Et, pour certains, l’abondance est encore une autre raison d’ignorer la gratitude, puisqu’ils peuvent croire se suffire à eux-mêmes et donc n’avoir personne à remercier. Et de quel merci parle-t-on ? Car s’il s’agit de répondre au don reçu par un contre-don, s’agit-il encore d’un libre remerciement ? Le don, comme l’a montré Marcel Mauss, n’oblige-t-il pas ? La philosophe Catherine Chalier, dans un livre dense, exigeant, mais remarquable de profondeur, tient que la gratitude et le merci sont non seulement d’actualité, mais « prophétiques », en cela qu’ils témoignent de ce que le mal et le bien ne sont pas deux puissances égales, mais que le « Oui, c’est bon » de la Création tel que le livre de la Genèse le raconte dans son premier chapitre précède de manière indélé-

Henri Lastenouse Almudena Grandes, Les Patients du docteur García, JC Lattès, 800 p., 24,50 €

La grâce du merci

Est-il encore possible, dans nos vies, dans notre monde, de dire merci, de rendre grâce, d’être traversé par un élan de gratitude ? Chaque jour, les souffrances, les drames, les crises, les conflits se dressent comme un démenti à toute gratitude, que ce soit à l’échelle de nos existences personnelles ou à celle des diverses

bile toute histoire, et qu’il habite toujours, de manière originaire, le monde et nos vies, comme une asymétrie fondatrice, dont il s’agit d’accueillir et de discerner la présence hic et nunc.


Présence cachée, pourtant, tant il semble parfois que le mal, et le mal radical, domine, ou l’intérêt, le calcul, qui ramène toujours vers une pensée de la symétrie, de l’équilibre qui soumettrait tout. Mais n’est-ce pas cette présence qui, comme l’a montré Levinas, fait que le visage d’autrui me met, sans discussion, en situation de répondre de lui ? N’est-ce pas ce bien primordial que l’on peut reconnaître dans l’appel du visage qui fait de moi « le gardien de mon frère » ? Développant pas à pas cette présence asymétrique d’un bien qui ne se laisse pas saisir, que les apparences dissimulent, Catherine Chalier nous fait comprendre que la gratitude lorsqu’elle saisit quiconque se laisse saisir par elle est une grâce incommensurable, quoique discrète. Jean-François Bouthors Catherine Chalier, Découvrir la gratitude au risque de l’asymétrie, Bayard, 312 p., 19,90 €

Ah mère, tu me…

Quand on croise Alice dans la rue, une rue du 18e ou du 10e arrondissement, on ne voit qu’« une petite blanche à l’identité réelle indétectable ». Sans se douter qu’elle trimballe partout un triple fardeau : celui de ses origines franco-­ algériennes, celui de la mistoufle sociale et, le moins léger des trois, celui de sa mère. Sa mère ? À 20 ans, une femme radieuse au doux sourire ; une femme qui, pendant «  ces vacances mau-

dites », rencontre son mari, un Algérien venu « participer » à l’essor des Trente Glorieuses aux lendemains de l’indépendance, qu’elle méprise pour ne pas lui

avoir offert une vie décente ; une femme qui, enfin, a viré Alice dès sa majorité. Et, aujourd’hui veuve, une vieille dame dont la santé mentale alourdit le joug, fruit d’une misère exhibée à titre d’excuse ou de reconnaissance, mais bien réelle. Alors, Alice va la voir, le moins souvent possible, dans l’appartement « familial », dont le décor n’a pas changé depuis son enfance, hideux meubles en formica, chaises aussi raides que les baisers qu’elle et sa mère échangent… Certes, Alice s’est sortie de cette pauvreté, elle a un emploi, précaire, des amis comme Aminata la chanteuse, Nicole l’ex-photographe, Juba l’exilé comme elle, un peu en marge, et Michel, amant de passage… Mais la voix du moloch « qui vomissait la compassion pour autrui et l’apitoiement sur soi » n’en finit pas de sourdre, issue de son enfance pourrie, de cicatrices

trop profondes pour être honnêtes qu’elle reproduit au rasoir sur ses avant-bras quand honte, culpabilité et tristesse la visitent puis la submergent. Amertume ou « Ah mère, tu me… », une voix intérieure et tentante chuchotant que ce serait bien si la mère mourait. Et Alice possède un fusil, offert par un copain… Magistralement mené, La Voix du Moloch est le roman d’un « double désapprentissage », social et individuel : du premier, il restitue une atmosphère implacable, «  à la Francis Carco  », et du second une rébellion profonde, oscillant des détails les plus triviaux aux « marges du ciel », comme l’écrit René de Ceccatty dans sa préface. Et on ne peut s’empêcher de songer à cette phrase d’André Gide : « Le présent serait plein de tous les avenirs, si le passé n’y projetait déjà une histoire. » Arnaud de Montjoye Sandrine-Malika Charlemagne, La Voix du Moloch, Préface de René de Ceccatty, Éditions Velvet, 192 p., 14,90 €

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021 - 129


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Fondé en 1941 dans la clandestinité par Pierre Chaillet (s.j.), Témoignage chrétien est édité par Les Cahiers du Témoignage chrétien, 5, rue de la Harpe – 75005 Paris. Tél. 06 72 44 00 23. contacttc@temoignagechretien.fr Courriels : initialeduprénom.nom@temoignagechretien.fr Directrice de la publication et de la rédaction : Christine Pedotti Rédactrice en chef adjointe : Sophie Bajos de Hérédia Secrétariat de rédaction et réalisation graphique : Pascal Tilche Direction artistique : Fred Demarquette, avec Émilie Nasse pour le cahier central – La Vie du Rail Direction technique : Robin Loison – La Vie du Rail

Ont collaboré à ce numéro : Clémence Aboubien, Olivier Aboubien, Olivier Bobineau, Jean-François Bouthors, Frédéric Brillet, David Brouzet, Sandrine Chesnel, Philippe Clanché, Arthur Colin, Jacques Duplessy, Roselyne Dupont-Roc, Bernard Fauconnier, Timothée de Fombelle, Sylvie Germain, Boris Grebille, Renaud Laby, Henri Lastenouse, Juliette Loiseau, Denis Meyer, Arnaud de Montjoye, Guillaume de Morant, Morgane Pellennec, Sébastien Poupon, François Quenin, Timothée de Rauglaudre, Marion Rousset, Jean-François Rouzières, Bernadette Sauvaget, Isabelle Souquet, Agnès Willaume.

130 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2021

Diffusion, abonnements : NEXT2C / Témoignage chrétien Service abonnement CS 40032 67085 Strasbourg cedex Tél. : 03 88 66 26 19 Vente au numéro/VPC : contacttc@temoignagechretien.fr Imprimerie : Corlet Imprimeur, Condé-sur-Noireau (France). ISSN : 0244-1462 / No CPPAP : 1024 C 82904


TC

Les défis de la fraternité

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CAHIER DE PRINTEMPS LE 25 MARS 2021

« Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Voltaire (1694-1778) Image de couverture : Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, 1889. Museum of Modern Art, New York


Témoignage

BANQUETS, NOCES ET FESTINS Balade en images dans des temps qui reviendront À CHACUNE SON EVEREST Quand la solidarité pousse à se dépasser COVID-19 Et si l’épidémie ouvrait des possibles ? Entretien avec le sociologue Bernard Perret et aussi : Saint-Julien-Chapteuil, village auvergnat, Les professeurs au cinéma en hommage à Samuel Paty, Entrez dans la peinture, Le feuilleton de Notre-Dame, Pompiers, les soldats du quotidien… Notre dossier : UN MONDE SANS dieu ? SONDAGE Comment fête-t-on Noël ? LE PAYSAGE RELIGIEUX Qui croit, en quoi et comment évolue notre rapport à la religion ? TRANSMETTRE LA FOI Pour ceux dont c’est le bien le plus précieux QU’EST CE QUE L’ÂME ? Roselyne Dupont-Roc, Timothée de Fombelle, Sylvie Germain et Jean-François Rouzières répondent RITES LAÏQUES Ceux qui ne croient pas ou plus doivent réinventer des cérémonies ÉCOLOGIE Quelles dimensions spirituelles lui donner ? SALUT Qu’est ce qui nous sauve ?

Les Cahiers du Témoignage chrétien – Hiver 2021 – Supplément au no 3898 – 11,90 € – ISBN 978-2-490646-04-3

Hiver 2021

ITALIE Quand les biens de la mafia sont redistribués

Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN

GRAND ENTRETIEN Cynthia Fleury, Ne laissons pas le ressentiment nous fragiliser

Supplément au no 3898 de Témoignage chrétien

Black Beach Day

chrétien L I B R E S ,

E N G A G É S

D E P U I S

1 9 4 1

Un monde sans

Dieu ? Les Cahiers du

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Hiver 2021


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