Penser les temps qui viennent
Y
a-t-il des pilotes dans l’avion ? La question vaut pour le monde entier, et elle est très inquiétante. Il y a trente ans, Francis Fukuyama prédisait une « fin de l’histoire ». La chute du mur et, avec elle, l’épuisement des grandes idéologies qui avaient structuré la vie politique pendant le siècle précédent semblaient lui donner raison. Le monde entrait dans une ère de stabilité telle qu’il était raisonnable de le confier aux mains de bons gestionnaires. Nul besoin de visionnaires ou de prophètes, la compétence, la bonne connaissance des dossiers étaient réputées suffisantes. Il est clair aujourd’hui que la « fin de l’histoire » n’est pas à l’ordre du jour, mais plutôt le risque de fin, sinon du monde, du moins d’un monde, au vu de la catastrophe climato-écologique qui se profile. Face à une menace de cette ampleur, il n’est plus question de gestion mais bien de vision. Ceux et celles qui nous gouvernent ne peuvent pas – ou ne devraient pas – se contenter de s’inquiéter d’équilibres et d’arbitrages à court terme. Les enfants, collégiens et lycéens qui marchent pour le climat sont là pour nous le rappeler : qu’importent les études s’il n’y a pas plus d’air à respirer, plus de terres à cultiver… Qu’importe aujourd’hui, nous disent-ils, s’il n’y a pas demain. Or, pour l’heure, où qu’on tourne les yeux, on cherche en vain des leaders mondiaux susceptibles d’être à la hauteur du défi. La médiocrité générale – quand ce n’est pas la sottise – du personnel politique est stupéfiante et très alarmante. Il n’est qu’à voir l’indigence du débat au Royaume-Uni, sans parler de la grossièreté des Trump, Salvini ou Bolsonaro. Y a-t-il en la matière une « exception française » ? Peut-être bien. La France n’est pas seulement le pays du luxe, c’est aussi celui des intellectuels. On y estime davantage celui ou celle qui pense, qui écrit, que celui ou celle qui fait fortune. On peut regretter avec nostalgie Sartre, Aron ou Foucault, mais, aujourd’hui, si la pensée s’élabore de façon plus collégiale, dans les think tanks, elle est toujours là, partenaire active et aiguillon de la vie politique. On parle beaucoup d’action, de mesure des résultats, mais pour préparer « les temps qui viennent », il faut aussi penser.
Christine Pedotti
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somm Édito
Aujourd’hui p. 6 Un trimestre européen p. 8 Hors de l’Europe, point de salut – Une Europe sans l’Europe ? – L’Europe sociale ou la confusion de Babel – Huit bonnes raisons d’aimer l’Europe – Euro, – trop ? – cher euro
p. 32 Michel Barnier : ceci n’est pas un candidat
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Maintenant p. 38 Abécédaire du peuple p. 46 Le cerveau et la puce p. 48 L’inégalité, une blessure personnelle
aire
printemps 2019
Saisons Regards p. 83 L’avenir retrouvé p. 90 L’ADSF au cœur de la santé des femmes
p. 96 Fraternités p. 98 À l’ordre, citoyens !
VOIR p. II p. X p. xV p. xxII
J’ai descendu dans mon jardin Sentiments et sensibilité Les brasseurs du Seigneur Dialogues
p. 106 Dissidences p. 109 Balades africaines p. 1 14 L’épopée des Montaguère
p. 119 Sa vie pour les livres p. 122 Les crises nécessaires p. 124 Livres
Grand entretien p. 101 François Ozon
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REGARDS AUJOURD’HUI
Un trimestre européen L’Europe avance, la plupart du temps avec l’inertie d’un paquebot, parfois plus vite, sous l’effet d’événements imprévus ou d’une volonté politique affirmée. Florilège.
Des listes aux européennes déjà hors sujet ? Entre l’annonce d’une liste « gilets jaunes » et celles de têtes de listes toujours plus « juvéniles », la préparation des européennes en France traduit à nouveau une erreur sur l’objet même de l’élection en question. Si le Parlement européen est une assemblée unique d’une grande diversité politique et culturelle, c’est surtout un lieu de débats très techniques où de multiples décisions sont prises sur des sujets très concrets et très variés. Peser sur le débat parlementaire européen demande du temps, de l’expertise et de
l’expérience. Chez beaucoup de nos voisins européens, les candidats sont scrupuleusement sélectionnés en vue d’effectuer plusieurs mandats, afin de faire leur miel des réseaux bruxellois. Cette réalité n’est pas vraiment perçue en France, sans doute à cause du caractère « quasi récréatif » du mode de scrutin électoral. Du coup, sauf miracle, les élus français pèsent historiquement peu à Strasbourg. Ils semblent, à peine arrivés, déjà partis, souvent hors jeu… Henri Lastenouse, Sauvons l’Europe
Attention au Brexit 2.0 ! Encore un aspect sidérant du Brexit que ces 250 000 noms de domaine en .eu (pour European Union) qui pourraient disparaître. Les Britanniques possédant un nom de domaine en .eu vont payer cash leur sortie de l’Union européenne. Le Royaume-Uni se positionne actuellement au quatrième rang des États membres avec environ 400 000 noms de domaine dûment enregistrés sur les 4 millions existants en Europe. Naturellement, les Britanniques ne pourront bientôt plus enregistrer de nouveaux noms de domaine. Mais, surtout, ceux qui possèdent déjà un site en .eu verront leur nom de domaine révoqué, puis disparaître au plus tard dans les 48 heures suivantes. La date de la révocation dépendra de celle à laquelle sera conclu l’accord de retrait entre le Royaume-Uni et l’UE. Reste l’espoir d’un accord sur une disposition transitoire qui permettrait de migrer progressivement du .eu vers de nouveaux noms de domaine. Henri Lastenouse 6 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
Traité d’Aix-la-Chapelle : et s’il n’en reste que deux… Non, la France ne cédera pas l’Alsace-Lorraine… et l’Allemagne ne « payera pas éternellement pour les chômeurs français »… Contrairement aux fantasmes des populistes de tout bord, le nouveau traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle s’inscrit surtout dans la continuité du traité de l’Élysée de 1963. Politiquement, il permet aux deux pays de (se) réa irmer (mutuellement) que leurs destins sont liés. De leur capacité à s’entendre dépend une bonne partie de la puissance politique de l’Europe. Face à la tentation de sécession ou d’obstruction prônée par les populistes en Italie, en Hongrie ou encore en Pologne, les deux pays fondateurs réa irment leur volonté de préserver l’Union, voire de l’approfondir pour inclure davantage les politiques économiques et sociales. Résultat d’une négociation intense et laborieuse, le traité signe aussi le retour de la géopolitique en Europe. Entre les voisinages autoritaires, les sautes d’humeur américaines et la fragilité de l’Union européenne, ce traité réa irme la protection et l’assistance que l’Allemagne et la France se porteront mutuellement en cas d’attaque militaire. Si l’Otan et l’Union européenne disparaissaient un jour, cette alliance bilatérale constituerait alors un dernier recours ! Stefan Seidendorf, directeur adjoint de l’Institut franco-allemand de Ludwigsbourg
Mon nom est Macédoine… du Nord Vendredi 25 janvier, 153 députés grecs sur 300 ont approuvé l’accord sur le nouveau nom de la Macédoine. Cette querelle, un brin ridicule, empoisonnait les relations entre la Grèce et la Macédoine depuis vingt-cinq ans, et bloquait les négociations d’accession à l’UE de la Macédoine. Elle contribuait aussi à nourrir un climat nationaliste délétère dans les deux pays. Les Grecs accusaient les Macédoniens de vouloir s’approprier leur passé historique et même d’avoir des visées territoriales. De leur côté, les nationalistes macédoniens n’étaient pas en reste, en érigeant notamment une statue à la gloire d’Alexandre le Grand au centre de Skopje. Pourtant, en moins de deux ans, Zoran Zaev et Aléxis Tsípras, deux jeunes premiers ministres de gauche, seront parvenus à résoudre
cet épineux problème. Dès son arrivée au poste de Premier ministre de Macédoine, Zoran Zaev a rapidement multiplié les gestes de bonne volonté, par exemple en débaptisant l’aéroport Alexandre-le-Grand de Skopje. Côté grec, les enquêtes d’opinion montrent un rejet de l’accord à près de 60 %. Mais Aléxis Tsípras est un homme courageux. Il l’a démontré à maintes reprises par le passé. Ici encore, Il a remporté in extremis un vote de confiance et fait ratifier l’accord par une petite majorité au Parlement grec. Bref, les deux leaders ont choisi de cheminer ensemble, quasiment en solitaires mais dans une grande confiance réciproque, dont on peut quasiment dire qu’elle est la clé de tout. Sébastien Poupon, analyste politique, Sauvons l’Europe LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 7
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hors de l’europe POINT DE SALUT
Ah, qu’il est difficile de parler d’Europe tant les désirs, les espoirs, les réticences, les craintes et les reproches s’entrechoquent ! Pourtant, force est de constater que la simple existence d’une unité entre cette mosaïque de vingt-huit États – vingt-sept sans le Royaume-Uni – est déjà un miracle. C’est ce que l’historien Éric Vial fait apparaître dans sa proposition d’une uchronie dans laquelle la construction européenne aurait échoué. Réflexion salutaire qui nous fait prendre conscience des difficultés qui ont été surmontées, souvent sans grand éclat, grâce à des compromis fragiles. De sorte que l’on peut se demander si la force paradoxale de l’Europe ne serait pas sa faiblesse. Une faiblesse qui est aussi une souplesse, un pragmatisme… bien utile quand il faut donner des assurances à vingt-sept ou vingt-huit pays. Faut-il pour autant renoncer aux « grandes visions » ? Il suffit de lire les titres des déclarations respectives d’Emmanuel Macron et de la cheffe du CDU allemand, Annegret Kramp-Karrenbauer – dite AKK –, pour observer la différence de style : le Français lance un appel « pour une Renaissance européenne », quand l’Allemande dit « Faisons l’Europe comme il faut. » Il est aisé de se gausser d’une prétention française pour mieux louer la lucidité allemande. Il reste que si les « pères » de l’Europe ont su avancer à petits pas, ils ne manquaient pas d’ambition. Si l’Europe ne veut pas se perdre, elle doit être à la fois réaliste et visionnaire ; un équilibre difficile à trouver alors que les peuples réclament tout à la fois de la démocratie et de la puissance, de la protection et de la liberté. En Europe comme partout dans le monde, il n’y a d’autre issue que la politique, seul rempart contre la guerre et la barbarie.
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AUJOURD’HUI // HORS DE L’EUROPE, POINT DE SALUT
Une Europe sans l’Europe ? Nous avons beaucoup de reproches à faire à une Europe fort éloignée de nos rêves. Mais que serait notre vie sans la construction européenne ? C’est à ce périlleux exercice qu’Éric Vial a bien voulu se risquer ; une uchronie pour nous consoler de nos utopies.
Cergy, le 28 mars 2019 Monsieur le Directeur, J’espère que vous ne m’en voudrez pas, mais je ne vois vraiment pas comment rédiger le texte que vous m’avez demandé. Vous voulez que j’imagine quelle serait notre situation si l’Europe – ou du moins l’Europe occidentale – s’était unifiée après la guerre. Pour cela, il faudrait supposer que les députés italiens ne se soient pas déchirés et n’aient pas fait capoter le projet de Communauté européenne de défense (CED). Mais, de toute façon, vu l’état de l’opinion française si peu de temps après l’Occupation, nos propres députés se seraient chargés d’enterrer toute tentative de réconciliation et d’union. On peut certes envisager que l’unification ait pu se réaliser sur d’autres bases, comme une union douanière à la façon du Zollverein allemand du xixe siècle. Là aussi, l’hypothèse est hautement fantaisiste, tant cette référence aurait soulevé de réticences chez nous. Je vous l’ai déjà dit, cet exercice est des plus oiseux et révèle des regrets d’autant plus vains qu’il n’y a rien à regretter. De surcroît, les invectives désordonnées de l’extrême droite, qui depuis des lustres réclame une « forteresse Europe » aux frontières extérieures supposées étanches, et même parfois une monnaie commune, ne me rendent pas cette fantasmagorie sympathique. Je sais bien que vous ne vous placiez pas dans cette optique, mais la plupart des « uchronies » ne dessinent pas des histoires apaisées et préfèrent dépeindre des mondes épouvantables, à commencer par toutes celles où les Allemands auraient gagné la guerre. Lors de notre récente rencontre, vous avez écouté mes objections, mais m’avez demandé de m’y essayer de nouveau, ajoutant que l’un de mes collè-
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gues, auquel vous vous êtes adressé voici quelques années, au départ aussi sceptique que moi, s’était ensuite pris au jeu. Je dois vous dire aujourd’hui que tel n’est pas mon cas. Le problème tient sans doute au fait que je ne trouve pas ce fameux « point de divergence » qui permettrait de changer le cours des choses et de mettre en scène de réels changements économiques et géopolitiques. Le vieux drapeau de l’unité du continent, trop agité de Kant au père Hugo, puis après 1918 autour de Briand, a été compromis par les slogans hitlériens repris chez nous par quelques intellectuels de Vichy. À la Libération, l’Organisation européenne de coopération économique était destinée à répartir l’aide du plan Marshall et à éliminer les contingentements et prohibitions portant sur les importations, pas à associer des pays entre eux. Nos unions douanières avec l’Italie ou l’Allemagne de l’Ouest sont restées à l’état de projets. Il y a bien eu, à partir de juillet 1952, une Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), bien oubliée, mais elle n’a ni eu grande influence sur une production dépendant du marché mondial, ni su empêcher les ententes sur les prix ou susciter une politique commune de l’énergie et une interconnexion des réseaux électriques. Elle a certes limité le revanchisme en République fédérale d’Allemagne en intégrant celle-ci sur un pied d’égalité. Finalement, elle a surtout mutualisé l’aide aux chômeurs et aux régions désindustrialisées depuis le début des années 1970, avant de disparaître, de fait, faute de moyens. Ses promoteurs lui imaginaient un rôle politique, comme on l’a vu en mai 1950 dans la déclaration initiale de Robert Schuman, qui était alors notre ministre des Affaires étrangères et qui avait, entre autres, cette ambition. L’échec de la CED les a vite détrompés. J’ai trouvé trace d’une réunion des ministres des Affaires étrangères des six pays membres, après cet échec et pour tenter d’y répondre, début juin 1955 à Messine – mauvaise idée après les rixes au parlement de Rome. Paul-Henri Spaak raconte dans ses mémoires qu’après une dernière nuit de discussions ses collègues et lui ont vu le soleil se lever sur l’Etna. Ils ont alors compris que ne se renouvellerait pas le tour de passe-passe qu’avait été quelques années plus tôt, là aussi au petit matin, le choix de Luxembourg comme siège de la CECA, et ils ont jeté l’éponge. Je me suis demandé si cette nuit-là n’aurait pas pu être votre « point de divergence », mais j’ai résisté à la tentation de qualifier ces ministres d’etnarques, tant, à l’évidence, le vague communiqué commun qu’ils auraient peut-être pu produire in fine aurait eu peu d’effets réels. Une autre possibilité pourrait avoir été offerte en 1958 avec le retour du général de Gaulle. Après tout, dix ans plus tôt, lui et son parti s’affichaient comme « partisans de l’Union européenne, notamment pour faire de l’Europe une unité économique ». Fin 1951, il évoquait même
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« une confédération d’États constituant entre eux un pouvoir confédéral commun, auquel chacun délègue une part de sa souveraineté. Ceci, en particulier, dans la matière économique, dans la matière de la défense et dans la matière de la culture ». Et son ministre Alain Peyrefitte a rapporté l’avoir entendu rêvasser à une Europe servant « à ne se laisser dominer ni par les Américains, ni par les Russes », avant de déclarer : « À six [la CECA existait encore], nous devrions pouvoir arriver à faire aussi bien que chacun des deux supergrands. » Il est vrai qu’avec tout aussi peu de réalisme il ajoutait qu’il fallait que « la France s’arrange pour être la première des six » afin « de redevenir ce qu’elle a cessé d’être depuis Waterloo : la première au monde ». Ce point de vue, trop transparent, n’a guère plu aux pays voisins. Et le Général a eu d’autres soucis, entre la longue guerre d’Algérie, la décolonisation (que la perspective d’un grand marché européen n’aurait de toute façon pas compensée), les difficultés économiques, puis les émeutes du printemps 1968. Et, après sa mort, ses successeurs furent happés par la crise mondiale avec laquelle nous vivons toujours… Si je parle d’économie, c’est que vous m’aviez indiqué le livre où le futur prix Nobel Robert W. Fogel s’amusait à décrire le développement des ÉtatsUnis dans un monde sans chemin de fer. Mais substituer un moyen de déplacement à un autre me semble avoir des effets plus quantifiables que remplacer une réalité – nos pays – par une « Europe » mal définie. Cette dernière n’aurait pas eu de gros effets sur l’activité, d’autant que, jusqu’aux années 1970, et même au-delà, malgré toutes les difficultés, notre enrichissement fut spectaculaire. Je ne vois pas comment elle aurait pu encore l’accélérer, même si, selon la doxa libérale, la liberté du commerce lui aurait donné un coup de pouce. Pour prendre un indice peu favorable, puisqu’il s’agit d’un produit importé dont le coût a pâti de nos dévaluations successives (nécessaires par ailleurs à nos quelques exportations), un mois de Smig permettait d’acheter quelque 220 litres d’essence en 1960, puis près de 400 en 1968, de 500 en 1981 et de 550 en 1986 ; aujourd’hui, malgré la crise et les exigences réitérées du FMI, nous sommes toujours proches de ces derniers chiffres, grâce aux baisses des taxes spécifiques, financées par d’autres impôts. Par ailleurs, le rendement des moteurs américains, chinois ou coréens, plus efficaces que les derniers moteurs de notre industrie automobile aujourd’hui disparue, compense un peu l’augmentation des besoins liée aux déplacements entre banlieues et centres-villes ainsi que dans les campagnes, où les services publics et privés ne sont rentables que dans les gros bourgs et où les routes ne sont plus guère entretenues, ce dont je m’aperçois bien dans le petit village où j’ai enfin trouvé à me loger, près de Pontoise.
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Peut-on sérieusement imaginer qu’une union européenne aurait pu produire une croissance plus forte, qui aurait par exemple amené ce même Smig mensuel à un millier de litres de carburant ? Ce n’est plus une uchronie, c’est un rêve éveillé ! Certes, aujourd’hui, nous subissons le cancer du chômage. Malgré les mesures de défense de l’emploi des chefs de famille et bien que les aides sociales assurent un niveau de vie assez équivalent à celui procuré par le Smig de 1960, de moins en moins d’emplois sont payés au-dessus du Smig actuel et c’est la cause principale de l’émigration de nombre de nos jeunes. Mais quelle politique économique européenne aurait pu nous faire échapper à cette stagnation ? Stagnation relative d’ailleurs si on regarde l’équipement des ménages. Les progrès ont été réels et je ne vois pas comment nous aurions pu faire davantage. En 1954, dans notre pays, 7,5 % des ménages avaient un réfrigérateur, quatorze ans après c’était 55 %, et désormais 80 % ; pour les machines à laver, aux mêmes dates, moins de 9 % puis 40 % et aujourd’hui 85 %. Quant aux téléviseurs, inexistants en 1954 et présents dans le tiers des foyers en 1968, ils le seront bientôt dans presque tous. Là encore, peut-on sérieusement imaginer que nous aurions pu atteindre des chiffres équivalents à ceux des États-Unis, équipés à 99 % dès 1968 ? Nous n’avons ni la même civilisation, ni les mêmes moyens. À propos d’électroménager, il faut noter que, depuis la crise, la montée des droits de douane a protégé ce qui restait de nos industries, donc maintenu des emplois : cela vaut bien les menus désagréments que sont les longs délais de livraison. Pour en finir avec l’économie, notre agriculture, qui s’effondrait avant les achats de terres par nos puissants amis chinois, n’aurait pas survécu à une concurrence immédiate, et je ne vois pas comment nous aurions obtenu que nos voisins la subventionnent. Mais tout ceci est difficile à mettre en scène et à rendre parlant pour un lecteur, sauf à brosser un tableau idyllique et peu réaliste. La politique internationale est plus aisée à tracer. Mais là non plus les choses n’auraient pas pu être très différentes. Au début des années 1950, selon Schuman et d’autres, l’unité européenne devait assurer la paix à un continent qui en avait grand besoin. De fait, elle n’a pas été nécessaire. Certes, durant toute la guerre froide, c’est l’équilibre de la terreur entre les deux blocs qui, après nous avoir fait frôler l’apocalypse, a été notre salut. Depuis 1989 et la chute du Mur, les choses se sont compliquées, mais ces décennies de paix armée ont été une bonne propédeutique : les situations aux frontières, certes très tendues, n’ont pas dégénéré. D’un autre côté, l’union à six esquissée par la CECA, si même elle avait été viable, n’aurait pu que vivoter. Comment aurait-elle pu s’étendre au reste du continent : dans quelle direction l’aurait-elle fait ? À l’ouest, qu’aurait pesé Londres, affaiblie
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AUJOURD’HUI // HORS DE L’EUROPE, POINT DE SALUT
par l’indépendance écossaise et ensablée dans le conflit irlandais. Vers la péninsule ibérique, il ne faut même pas y penser : nos paysans du Sud-Ouest, et au-delà, s’y seraient violemment opposés. Les militaires portugais sont aux affaires depuis la révolution des Œillets, tout en évitant de rompre avec Washington ; leurs collègues espagnols, d’inspiration toute différente sauf sur ce dernier point, se posent en protecteurs des gouvernements successifs depuis le putsch manqué (ou le coup de semonce réussi) du lieutenantcolonel Tejero Molina aux Cortes en 1981. Nous ne sommes pas assez attractifs pour qu’ils adoptent nos modèles politiques démocratiques, et je ne vois pas en quoi, même avec la prospérité allemande, nous aurions été plus enviables réunis dans une sorte de « club de démocraties ». Le dit « club » n’aurait d’ailleurs pas été aussi feutré que ceux de Londres. Je ne pense pas que nos chamailleries avec l’Italie lui auraient été de bonne publicité : guerre douanière, tensions diplomatiques, manifestations de rue et accusations réciproques, ces temps derniers au sujet du franc CFA ou des migrants – d’où l’arrêt des travaux du tunnel dit « du mont Blanc », qui devait relier Chamonix et le Val d’Aoste dans quelques années. Ce n’est pas une catastrophe vu la réalité des flux, mais peut-être auraient-ils été stimulés, même si dans la péninsule mieux vaut parfois ne pas avoir une plaque d’immatriculation française. Le principal regret vient du fait que le percement du tunnel représentait des emplois dont nous avons bien besoin. Si l’on y réfléchit, c’est avec la RFA que la situation aurait pu être pire. Le lent et fragile rapprochement des années 1960 n’a pas tenu longtemps lors de l’effondrement de l’URSS et de ses satellites. Souvenons-nous de ces manifestants de Berlin-Est qui criaient qu’ils étaient « le peuple », puis « un peuple » au sens d’un seul peuple avec l’Ouest. En ces jours périlleux, la perspective d’un mastodonte au cœur du continent a rapproché Mitterrand et Thatcher, et rassemblé la Pologne sous un gouvernement d’urgence nationale. Des manœuvres militaires conjointes ont fait tout craindre, d’autant que le Royaume alors Uni était encore une puissance nucléaire. Heureusement que Gorbatchev, déjà en grande difficulté, a affiché sa neutralité. Surtout, les États-Unis nous ont à peu près soutenus. Au final, les deux Allemagne continuent d’être séparées. Je ne suis pas certain que la République fédérale en soit si fâchée. Elle s’évite ainsi d’avoir à gérer les ultranationalistes qui, depuis, ont pris le pouvoir à Pankow, tout en accueillant les semi-réfugiés qui les fuient et ainsi dopent sa démographie. Dans une sorte de confédération européenne, sans doute y aurait-il eu moins de gesticulations militaires, mais le résultat aurait été le même. Comment les Allemands de l’Ouest auraient-ils réussi à imposer l’adhésion de la RDA ou d’une Allemagne unifiée ? Et quel intérêt cela aurait-il pu avoir ? Comment concevoir dans une sorte d’union euro-
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péenne l’organisation de la zone mark ? On voit avec quelle évidence elle s’est imposée au sud-est, puis au nord et enfin à l’ouest avec les Pays-Bas, le Luxembourg et la République flamande. Et, lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, quand la France rêvait de recréer les alliances de revers d’autrefois et misait sur la Serbie contre les indépendances croate ou slovène soutenues par notre déjà trop puissant voisin, est-ce qu’une quelconque union européenne aurait résisté ? La paix a tenu à ce que la Loi fondamentale de la RFA interdisait à son armée d’intervenir hors de ses frontières ou de celles de l’Otan. Ce n’est plus le cas et nous pourrions nous en alarmer, mais désormais la Bundeswehr, grâce aux financements américains, assure en partie la stabilité du continent, bien mieux qu’une « Europe » au sein de laquelle nous l’aurions affrontée : elle monte la garde à la frontière gréco-macédonienne et sur celle de l’Albanie unifiée, protège la Tchécoslovaquie contre les revendications territoriales hongroises, s’interpose entre Slovènes et Croates en baie de Piran pour assurer la libre circulation des premiers, tandis que les seconds protestent pour la forme mais bénéficient du même traitement au niveau de l’enclave serbe de Neum, qui, sinon, isolerait Dubrovnik. Bref, elle a bien mérité son prix Nobel de la paix de 2012. Après avoir presque retrouvé les limites de feue l’URSS, les généraux russes assurent le reste, en Roumanie face à Budapest ou, plus discrètement, en Pologne contre Pankow. Là encore, un avatar de la CECA, même avec quelques fonctions politiques, n’aurait que peu modifié tout ceci, si même il avait survécu aux tensions et si son délitement n’avait pas fait tout empirer. Voilà où j’en suis. Je vous envoie ces éléments de réflexion en preuve de bonne volonté au cas où quelqu’un pourrait les utiliser mais, honnêtement, je ne pense pas que cela mène bien loin. J’espère cependant que vous accepterez de me confier d’autres sujets, surtout si c’est pour des médias étrangers susceptibles de payer en dollars ou en marks… Dans l’attente, je vous prie, Monsieur le directeur, d’agréer l’expression de mes sentiments les meilleurs. Éric VIAL Éric Vial est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Cergy-Pontoise. Il a publié récemment (2017) Charles de Gaulle, « portrait-mosaïque » chez Honoré Champion à Paris, et codirigé avec François Pernot aux Éditions de l’Œil à Montreuil Uchronie : l’Histoire telle qu’elle n’a pas été, telle qu’elle aurait pu être (2016), « Services », renseignements, « grandes oreilles », de l’Antiquité au XXIe siècle : légendes et réalités (2017) et Revenir… (2019).
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AUJOURD’HUI // HORS DE L’EUROPE, POINT DE SALUT
L’Europe sociale ou la confusion de Babel À chaque campagne européenne, tel le ludion, l’Europe sociale refait surface, même si c’est, semble-t-il, avec de moins en moins de conviction de la part de ceux qui en font la promotion. Pourtant, les solutions existent. Par Daniel Lenoir
Sous l’impulsion initiale de Jacques Delors, l’Europe sociale a connu son « âge d’or » entre 1986 et 2004, grâce à l’institutionnalisation du dialogue social européen en 1985, la mise en place de la procédure de codécision dans certains domaines sociaux entre le Conseil et le Parlement, ou encore l’adoption, en 1989, de la Charte des droits sociaux fondamentaux afin de promouvoir un « modèle social » commun à l’ensemble des pays européens. Auparavant, le social était le parent pauvre de la construction européenne et « le progrès économique et social » ainsi que « l’amélioration constante des conditions de vie et d’emploi » prévus par le Traité de Rome devaient surtout résulter du « fonctionnement du marché commun ». D’ailleurs, dès 1958, l’intervention communautaire en matière sociale a d’abord porté sur un point essentiel, la coordination des régimes de sécurité sociale, afin que la diversité des couvertures ne soit pas un obstacle à la libre circulation des travailleurs. Le seul domaine réellement couvert par le traité de Rome, et qui a d’ailleurs fait l’objet de développements importants, même si on en a souvent oublié l’origine européenne, était celui de l’égalité entre les femmes et les hommes. Le postulat de départ du traité de Rome, c’est celui de l’« intégration positive » : l’harmonisation des politiques sociales devait se faire par le haut. Il faut dire qu’à cette époque nous n’étions que six États, portés par la croissance des Trente Glorieuses, qui a également soutenu le développement du « social ». La dynamique de l’Europe sociale n’avait d’autre ambition que de relancer ce progrès dans un contexte économique qui avait changé et d’accélérer cette dynamique. Avec les élargissements à des pays aux standards sociaux moins élevés, et plus encore avec la crise de 2008, les effets de contagion et d’intégration négative l’ont emporté sur les effets d’intégration positive, avec notam-
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ment ceux du « dumping social », popularisé en 2004 par l’image du « plombier polonais », puis relancé avec la question des « travailleurs détachés » depuis le début de la décennie. Après les dix années de la longue et libérale parenthèse Barroso, on avait cru à une relance de l’Europe sociale par l’actuelle Commission, aujourd’hui finissante, avec notamment l’initiative d’un « socle européen des droits sociaux », adopté le 17 novembre 2017 à Göteborg. Mais, comme en matière fiscale, la montagne Juncker a accouché d’une souris sociale. Mais qu’est donc ce concept d’Europe sociale, que beaucoup de spécialistes considèrent comme flou ? Il n’y a pas, en réalité, de politique sociale européenne, comme il y a, par exemple, une politique agricole commune. Cette notion couvre les deux dimensions de l’action communautaire dans le domaine social, d’abord les initiatives concrètes de l’Union européenne en matière de politiques sociales, mais aussi les conséquences sociales de l’intégration européenne, les premières étant le plus souvent motivées par les secondes. Au regard de ses ambitions limitées, on peut d’ailleurs considérer que l’Europe sociale n’a pas si mal marché que cela, en tout cas plutôt mieux que l’Europe fiscale ou l’Europe environnementale : la coordination des régimes de sécurité sociale a contribué à la mobilité des travailleurs au niveau européen et, même si c’est souvent avec retard, les directives européennes ont permis de contrecarrer, au moins en partie, les risques de « dumping social » – en tout cas davantage que celles de « dumping fiscal » –, comme on vient de le voir avec la directive « travailleurs détachés » de juin 2018, qui garantit, en principe, que le travailleur détaché dans un pays est traité selon les règles du pays d’accueil et non celles de son pays d’origine. Mais, si elle a permis d’éviter que la pression concurrentielle sur les systèmes nationaux de réglementation du travail ne soit trop forte, l’Europe sociale n’a pas réellement permis de développer le social en Europe, notamment dans les pays qui, comme la France, avaient déjà un niveau élevé de standards sociaux. Résultat, dans ces pays, l’Europe n’est pas apparue comme un facteur de progrès social, mais au contraire comme un risque de détérioration auquel elle n’apportait que des réponses partielles et tardives. L’échec de l’initiative de la Commission sur un projet de directive sur le congé parental en est une bonne illustration. Ce projet, qui, conformément au neuvième des vingt principes du socle des droits sociaux (l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée) visait à améliorer significativement les dispositifs nationaux existants, notamment en France, a été repoussé au motif qu’il était coûteux pour les finances publiques, et le compromis final permet aux principaux
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États d’être en conformité sans avoir à améliorer leur législation. Une occasion ratée de voir l’Europe développer de nouveaux droits sociaux. Ainsi, ce sont d’abord les États membres qui se sont opposés à ce que l’Europe soit un facteur de progrès social, et ce avec d’autant plus d’efficacité que l’essentiel de ses interventions dans le domaine social, notamment la sécurité sociale, soit nécessitent l’unanimité au sein du Conseil et ne relèvent donc pas de la codécision avec le Parlement, soit ont été, au motif du principe de subsidiarité, explicitement exclues du champ de compétence communautaire. La « méthode ouverte de coordination », introduite au début des années 1990 et qui devait permettre de développer des initiatives communes des États – notamment dans le domaine de l’emploi et de la lutte contre l’exclusion – sans nécessairement légiférer, est tombée dans les oubliettes de l’histoire, faute, là aussi, de volonté des États de développer leur coopération dans ces domaines. Il faut ajouter qu’une bonne partie du droit social européen relève du droit souple, comme la Charte des droits sociaux fondamentaux ou le socle des droits sociaux, qui n’ont qu’une portée déclarative, et surtout de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Or, contrairement à ce qu’espéraient les promoteurs de ces déclarations, la Cour s’est en général refusée à intégrer les principes sociaux dans une jurisprudence qui s’est surtout attachée à développer les quatre libertés fondatrices du marché unique européen : circulation des biens, des personnes, des capitaux et des services. Ce faisant elle a contribué à promouvoir le droit de la concurrence dans le domaine social, comme par exemple en matière de protection sociale complémentaire. Résultat, la jurisprudence a contribué à mettre en concurrence entre eux les systèmes sociaux nationaux, renforçant par là même les effets d’intégration négative. À la concurrence, principe de base de la construction communautaire, s’est ajouté l’effet de la politique conduite dans le cadre du pacte de stabilité budgétaire et des recommandations édictées par l’Union qui en ont découlé. D’un côté, elle a exercé une pression sur les finances publiques, pour la plus grande partie reportée sur la protection sociale. De l’autre, les recommandations de politique économique ont priorisé la dérégulation du marché du travail. À tel point que la libéralisation du marché du travail qui en a résulté s’est parfois révélée contraire à certaines directives européennes. Sous la pression des idées néolibérales, on a ainsi vu progressivement s’inverser la logique de la construction européenne : alors que les pères fondateurs avaient voulu s’appuyer sur le développement du marché commun pour créer ces « solidarités de fait » nécessaires au renforcement de la cohésion de l’ensemble européen, les néolibéraux ont utilisé la construction européenne pour
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remettre en cause les régulations, notamment sociales, mises en place par chacune des nations pour éviter les effets négatifs du marché. En réalité, l’erreur de départ, c’est que, contrairement à ce que souhaitaient les promoteurs de l’euro, l’union monétaire ne s’est pas accompagnée de l’intégration économique et sociale qui aurait permis de développer à l’échelle européenne des politiques keynésiennes devenues impossibles à l’échelle nationale. Et les conséquences sociales de la gestion néolibérale des politiques économiques ont été importantes, que ce soit en termes de chômage, de développement de la pauvreté, ou d’ajustements à la baisse de la protection sociale. Au-delà, ce que révèlent les impasses de l’Europe sociale, c’est aussi l’erreur de son postulat de départ : le modèle social européen, concept théorique, voire même rhétorique, ne correspond à aucune réalité tangible, chaque système s’étant développé dans un cadre historique national propre. Il y a en fait plus de différences dans ce domaine entre les États européens qu’entre les États américains. En résulte une très grande diversité des cultures sociales, y compris dans les mots utilisés pour en parler dans chaque langue, difficiles à traduire dans cet « anglais européen » qui sert aujourd’hui de « volapük intégré ». L’Europe sociale est aujourd’hui l’un des sommets de la tour de Babel européenne. Là aussi, il y a une inversion de la logique : les promoteurs de l’Europe sociale voulaient en faire un des fondements de la citoyenneté européenne, alors qu’en fait la dimension sociale de la construction européenne nécessiterait une réelle citoyenneté européenne, qui, seule, permettrait d’élaborer les compromis nécessaires entre les intérêts qui s’opposent sur une scène sociale communautaire qui reste finalement en quête d’acteurs. Peut-on réellement imaginer un projet de relance de cette Europe sociale, née au confluent des inspirations sociolibérales et La Cour de justice de l’Union sociodémocrates – qui ne sont pas les plus européenne s’est en général porteuses aujourd’hui en Europe –, comme refusée à intégrer les certains le font à l’occasion des élections principes sociaux dans une européennes ? Peut-on associer à cette jurisprudence qui s’est surtout nouvelle dynamique l’inspiration socioéattachée à développer les cologique, aujourd’hui plus porteuse, dans quatre libertés fondatrices la mesure où la question environnemendu marché unique européen : tale renouvelle les termes de la question circulation des biens, des sociale, comme la crise des gilets jaunes l’a personnes, des capitaux et illustré en France ? Peut-on intégrer dans des services. cette nouvelle approche une politique qui n’a jamais été considérée comme une
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politique sociale et qui pourtant en est une et se trouve aujourd’hui au cœur des difficultés de l’Europe – en même temps qu’elle nourrit les réactions populistes antieuropéennes –, à savoir la politique migratoire, qui, comme l’euro, ne concerne, avec les accords de Schengen, qu’une partie des membres actuels de l’Union ? Il faudra puiser dans ces différentes inspirations pour sortir de ce concept flou d’Europe sociale, sorte de « supplément d’âme » social à une Europe économique réduite au marché, pour relancer l’Europe sur un projet d’Union économique, sociale et environnementale, dont le social serait un des trois piliers. Mais il faudra d’abord donner une force juridique aux droits sociaux fondamentaux, au même titre qu’aux quatre libertés qui fondent l’Europe du marché. Sur cette base, l’ordre juridique régissant le travail et l’emploi en Europe pourrait être rééquilibré dans un sens qui limiterait davantage le risque de dumping social au sein de l’Union, à condition que celle-ci se dote d’outils pour se protéger du dumping social ou environnemental des autres pays. Cet espace de libre circulation ne peut fonctionner sans une politique migratoire commune, qui respecte évidemment les droits fondamentaux des personnes, mais qui permette aussi à la solidarité européenne de se manifester, contrairement à ce qui s’est passé avec l’Italie, qui a porté trop seule la charge de la pression migratoire des pays du Sud. Cependant, faire de l’Union européenne non seulement une union monétaire et un marché unique des biens, des capitaux, du travail et des services, mais aussi une union économique, sociale et environnementale nécessite d’intégrer davantage politique sociale, politique économique et politique environnementale. Ainsi, compte tenu du poids de la protection sociale dans les prélèvements obligatoires des pays européens, cette union devrait développer une politique sociofiscale commune qui ne saurait reposer sur l’unanimité. De même, elle doit être fondée sur le développement d’une protection sociale qui permette de gérer les conséquences sociales de la transition environnementale : jusqu’à présent, toutes les initiatives d’harmonisation des dispositifs de protection sociale se sont heurtées à la difficulté de faire converger les systèmes existants, tous différents, et ce même en matière d’assurance chômage. La gestion sociale de la transition environnementale offre une opportunité de créer, de toutes pièces et d’emblée au niveau communautaire, une nouvelle branche socioenvironnementale de la protection sociale, avec des prestations qui permettraient aux personnes de couvrir une partie des coûts de la transition, comme hier les prestations familiales ont permis de couvrir une partie des coûts de l’enfant pour les familles.
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Pour permettre aux dispositifs sociaux, comme hier aux monnaies, de converger, l’Europe pourrait aussi mettre en place une sorte de « serpent social » (à l’image du serpent monétaire des années 1970), en mettant en place à l’échelle européenne un revenu universel qui assurerait un plancher minimum de ressources et serait un moyen efficace pour lutter contre la pauvreté en Europe. De l’autre côté, et pour éviter que le développement infini des inégalités par le haut ne mine l’économie et la cohésion sociale, ce « serpent social » pourrait aussi, comme les États-Unis de Roosevelt l’avaient fait au moment du New Deal, prévoir une taxation beaucoup plus progressive des plus hauts revenus, et ce au niveau européen, ce qui limiterait les risques d’exil fiscal. Enfin, l’Europe pourrait être une échelle pertinente pour repenser la dépense sociale en termes d’investissement social et environnemental, c’est-à-dire pour faire le tri entre les dépenses sociales en fonction de leur rendement social comparé. Les évaluations nécessaires pour cela seraient plus pertinentes au niveau européen et pourraient s’appuyer sur un nouveau fonds communautaire pour le développement de l’investissement social, qui pourrait les promouvoir et les coordonner et fournir un levier pour relancer les initiatives de coordination des politiques sociales. Le départ du Royaume-Uni, qui s’est toujours opposé aux initiatives communautaires en matière sociale, offre probablement une fenêtre de tir, à condition qu’un puissant mouvement citoyen se dégage dans ce sens. Sans doute un tel mouvement ne pourra emporter tout de suite l’adhésion des vingt-sept pays membres de l’Union, mais cette union sociale peut, comme l’union monétaire ou comme l’espace Schengen, ne concerner, dans un premier temps du moins, qu’une partie des États membres. Tout cela suppose un retour du politique sur la question européenne, non pour un mauvais débat « pour ou contre l’Europe », mais pour un vrai débat sur « quelle Europe nous voulons ».
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bonnes raisons d’aimer l’Europe
Au départ, il s’agissait de s’unir sur les débris d’un continent ravagé par la guerre et des années de conflits larvés. Et la paix reste sans nul doute la plus grande victoire de l’Europe. Aujourd’hui, même si tout reste perfectible, il y a d’autres bonnes raisons de se réjouir d’y vivre. Par Cécile Andrzejewski
Les études
Depuis sa création en 1987, le programme Erasmus a bénéficié à plus 5 millions de personnes, dont 3,3 millions d’étudiants. À tel point que la Commission européenne n’hésite pas à évoquer une « génération Erasmus » pour désigner ces Européens qui ont vécu ensemble et partagé un temps d’étude, créant ainsi entre eux des liens très forts. Et quelle meilleure manière de construire l’Europe que de côtoyer et de rencontrer ses voisins ? En faisant des enfants peut-être, puisqu’une campagne de communication avait un temps annoncé qu’un million de bébés seraient nés d’un « couple Erasmus », avant que la Commission admette qu’il s’agissait d’une « extrapolation ». Toujours est-il que, si le programme permet la diffusion d’un « état d’esprit européen », il donne également les moyens à des jeunes de découvrir d’autres pays et d’autres cultures, ce qu’ils n’auraient peut-être pas pu faire sans.
La nourriture
L’impact réel de l’Europe sur notre assiette a été souligné à la fin de l’année 2018 dans le prestigieux New York Times. « Quels aliments sont interdits en Europe mais ne le sont pas aux États-Unis ? » s’interroge l’auteure de l’article. Car, oui, certains produits ne passent pas l’océan Atlantique, tout simplement parce que l’utilisation de certains additifs ou éléments de synthèses est rigoureusement encadrée sur le Vieux Continent. Ainsi, liste le New York Times, le bromate de potassium (E924), cancérigène, et l’azodicarbonamide (ADA/E927), utilisés en boulangerie pour blanchir la farine, sont interdits en Europe, les exhausteurs de goût et les conservateurs – comme l’hydroxyanisole butylé (BHA/E320) et l’hydroxytoluène butylé (BHT/E321) –, largement utilisés dans les produits alimentaires américains, y sont soumis
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à de sévères restrictions, l’huile végétale bromée (BVO/E443), qu’on retrouve dans certaines boissons non alcoolisées outre-Atlantique, en est strictement bannie en raison du risque de perte de mémoire, de problèmes nerveux et dermatologiques, etc. La complainte sur les « trop nombreuses normes européennes » prend ainsi un sacré coup dans l’aile lorsque l’on constate que, finalement, notre santé ne s’en porte pas plus mal.
L’environnement
Natura 2000 ? Ce réseau couvrant 18 % des terres en Europe regroupe 27 522 sites « désignés pour protéger un certain nombre d’habitats et d’espèces représentatifs de la biodiversité européenne », est-il précisé sur son site. Un exemple parmi d’autres que l’environnement se fait peu à peu une place de choix dans les préoccupations européennes. Ainsi le paquet énergie-climat 2020 fixe-t-il des objectifs à atteindre pour l’horizon 2020 dans l’Union européenne : la réduction de 20 % des émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990 ; la réduction de 20 % de la consommation énergétique par rapport à l’augmentation tendancielle ; une part de 20 % d’énergies renouvelables dans la consommation d’énergie totale. Des chiffres loin d’être inatteignables puisque, déjà, en 2012 l’UE consommait 14 % d’énergies renouvelables, assez proche donc des 20 % réclamés pour 2020. Par ailleurs, si l’on en croit l’Agence européenne pour l’environnement et la Commission européenne, 96 % des sites de baignades en Europe satisfaisaient l’an dernier aux exigences de qualité prévues par les règles de l’Union. Quand respect de l’environnement rime avec plongeon sûr.
La Cour européenne
des droits de l’homme
Il ne s’agit pas d’une instance dépendant de l’Union européenne, mais d’une juridiction du Conseil de l’Europe. Elle a pour mission de veiller au respect de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales par les quarante-sept États qui l’ont ratifiée. Elle s’attache donc par exemple à la défense de la liberté d’expression ou du droit à un procès équitable. Elle peut être saisie par les États signataires, mais aussi, et c’est le plus intéressant, par les citoyens de ces États s’ils considèrent que leurs droits n’ont pas été respectés par leur pays. Souvent dernier espoir de justiciables ne s’estimant pas reconnus dans leur pays, elle reçoit chaque année des dizaines de milliers de requêtes. Une grande majorité sont jugées irrecevables. Pour autant, la France a récemment été condamnée pour le décès d’Ali Ziri, un retraité algérien mort en 2009 après une interpellation par la police, et aussi pour les mauvais traitements subis par un homme lors de son interpellation, qui l’ont laissé dans un coma profond pendant plusieurs semaines et désormais lourdement handicapé. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 23
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Les congés payés
Disons-le tout net, au regard du droit français, la règle européenne reste moindre. Pourtant, il faut souligner qu’en l’état des avancées sur l’Europe sociale, savoir qu’il existe une directive de l’Union européenne consacrée aux congés payés a quelque chose de rassurant. Ainsi, selon la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003, « les États membres prennent les mesures nécessaires pour que tout travailleur bénéficie d’un congé annuel payé d’au moins quatre semaines. » Dans les faits, d’ailleurs, selon le site myeurop.info, il existe une « assez grande homogénéité européenne en matière de congés payés. Car la pratique tend à égaliser des législations différentes ». Par exemple, aussi surprenant que cela puisse paraître, en 2016 le Royaume-Uni accordait 5,6 semaines de congés payés, soit plus que la France – si on ne tient pas compte des dispositifs comme les RTT.
Les fonds européens
En 2010, les membres de l’UE ont adopté la « Stratégie Europe 2020 », qui vise une croissance intelligente, durable et inclusive. Pour y parvenir, ils se sont dotés d’un budget dédié, atteignant 960 milliards d’euros pour la période 2014-2020. Cette enveloppe est distribuée à travers plusieurs fonds : le Fonds européen de développement régional (FEDER) et le Fonds social européen (FSE) pour la cohésion économique, sociale et territoriale, le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) et le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP). À travers ceux-ci, la France doit toucher environ 27 milliards d’euros. Jetons un coup d’œil au le plus connu d’entre eux, le FEDER. Il s’agit du fonds structurel le plus important de l’Union. Son objectif consiste à « renforcer la cohésion économique et sociale au sein de l’Union européenne en corrigeant les déséquilibres régionaux ». C’est pourquoi la répartition des deniers est calculée selon différentes catégories de régions : les moins développées (PIB/habitant inférieur à 75 % de la moyenne européenne) ; celles en transition (PIB/habitant compris entre 75 % et 90 % de la moyenne européenne) ; les plus développées (PIB/habitant supérieur à 90 % de la moyenne européenne). En France, la distribution des crédits est gérée par les conseils régionaux. Le musée du Louvre-Lens a notamment bénéficié de ce fonds. « Projet situé au cœur de l’Europe, à proximité du Royaume-Uni, du Benelux et de l’Allemagne, le Louvre-Lens a bénéficié dès son origine du soutien de l’Union européenne. À travers le Fonds européen de développement régional (FEDER), les vingt-huit ont notamment financé la construction du Louvre-Lens à hauteur de 20 % », précise le site de l’institution.
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La protection
de la vie privée
Souvenez-vous, en mai dernier vous receviez une pluie de mails provenant de sites Internet sur lesquels vous vous étiez un jour inscrit·e – et que vous aviez totalement oubliés pour la plupart. Ces courriels vous prévenaient de l’application du Règlement général sur la protection des données, le fameux RGPD. Il s’agit, selon le ministère de l’Économie, d’« un texte réglementaire européen développé pour encadrer le traitement des données de manière égalitaire sur tout le territoire de l’Union européenne ». En clair, les États membres se sont dotés de nouvelles consignes, qui visent à renforcer les droits des citoyens et à responsabiliser les acteurs traitant des données personnelles. Concrètement, les Européens peuvent désormais accéder à leurs données personnelles collectées, ont la possibilité de les supprimer, savent dans quel cadre elles seront utilisées ou encore pour combien de temps l’entreprise a l’intention de les conserver. Et c’est ainsi qu’en janvier dernier la Commission nationale de l’informatique et des libertés a infligé à Google une amende de 50 millions d’euros. En cause, un manquement à ses obligations de transparence vis-à-vis du traitement des données des utilisateurs, une absence de consentement quant à la personnalisation des publicités et, enfin, ce que la commission estime être un consentement « forcé » des internautes aux conditions d’utilisation du géant du numérique.
La libre circulation
des personnes
Comme l’écrit Philippe Delivet pour la Fondation Robert Schuman, il s’agit d’un « acquis fondamental de la construction européenne. Mise en place dans le cadre du marché intérieur, elle a pris une dimension plus large avec les accords de Schengen. Elle est aussi indissociablement attachée à la citoyenneté européenne ». D’ailleurs, selon le même auteur, elle serait perçue comme la plus « grande réalisation de la construction européenne par les Européens », avant même la paix. En effet, dès le traité de Rome de 1957, le principe de la libre circulation des travailleurs est affirmé. Aujourd’hui, ce principe comprend le droit à la fois d’entrer dans un autre État membre, d’y circuler et d’y séjourner librement, garanti notamment par l’article 45 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Est venu s’y ajouter la création de l’espace Schengen, qui a aboli les frontières internes à la zone, les contrôles n’étant plus effectués qu’à ses frontières extérieures. Il compte vingt-six États : vingt-deux des vingt-huit membres de l’UE et quatre États associés (Norvège, Islande, Suisse et Liechtenstein), et forme ainsi un ensemble de plus de 420 millions d’habitants qui peuvent voyager en son sein sans passeport.
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AUJOURD’HUI // HORS DE L’EUROPE, POINT DE SALUT
Euro, – trop ? – ch€r euro Vingt ans est réputé être le plus bel âge de la vie. C’est celui de l’euro, lequel est pourtant très chahuté et contesté. Et néanmoins devenu indispensable. Revue de détail. Par Denis Clerc
Né le 1er janvier 1999, l’euro a d’abord été pouponné en banque trois ans, avant d’apparaître en billets tout neufs et pièces sonnantes et trébuchantes en 2002 dans les onze pays qui l’ont mis au monde. Depuis, son terrain de jeux s’est étendu à dix-neuf pays. Il a connu des moments difficiles et commis quelques bêtises – mais qui n’en fait pas dans sa prime jeunesse ? répondent les optimistes. Force est cependant de constater qu’il reste fragile. Au point que les médecins qui l’entourent et les gens qui l’affectionnent – ils sont nombreux, même chez les souverainistes qui brocardent l’Europe – se demandent si quelque maladie maligne ou quelque crise majeure ne risque pas de l’emporter, avec des conséquences qui pourraient être terribles. Les sacrifices consentis pour le garder en valent-ils la chandelle ? Cette chère monnaie serait-elle devenue trop chère à supporter ?
La monnaie, un instrument essentiel Une monnaie est bien plus qu’un instrument de paiement. C’est un signe d’appartenance à une communauté. C’est aussi un outil économique fondamental, puisque la « banque centrale », celle qui alimente les autres banques en « liquidités », fixe le taux d’intérêt auquel elle leur prête, et donc, indirectement, celui auquel nous empruntons. Maîtresse à la fois de la quantité de monnaie et de son prix, elle joue donc un rôle décisif dans une économie qui repose largement sur le crédit. Elle agit un peu à la façon du conducteur qui appuie tantôt sur l’accélérateur, tantôt sur le frein. Si la vitesse (la création de monnaie) est excessive, le risque d’accident (inflation, spéculation) augmente, si l’on ralentit fortement, la voiture (l’activité économique) n’avance plus guère, voire plus du tout. La création d’une monnaie unique se substituant aux monnaies nationales a donc été pour les États initiaux – et pour ceux qui ont suivi – un double transfert de souveraineté : politique, puisqu’ils se sont rangés sous la même bannière au lieu de conserver chacun leur étendard ; économique,
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puisqu’ils ont décidé qu’un seul conducteur de bus se substituerait aux onze conducteurs de voitures. Ce pas vers le fédéralisme consacre une rupture avec la fameuse affirmation de De Gaulle en 1962 : « Il ne peut y avoir d’autre Europe que celle des États. » La grande majorité de la population française a applaudi à la naissance de cette monnaie : pouvoir payer en euros dans tous les pays frontaliers comme en France – Suisse exceptée –, c’était un peu comme parler la même langue, une belle occasion de tourisme, de commerce et d’échange avec nos voisins. Les économistes, quasiment unanimes pour une fois, y voyaient aussi une réduction des « coûts de transaction » liés à l’existence de monnaies différentes qu’il fallait changer à chaque frontière. Désormais, au sein de la zone euro, finies les « guéguerres » sur les taux de change entre monnaies qui semaient la discorde avant la monnaie unique : en effet, si, au lieu de s’échanger contre 1 mark, le franc ne s’échangeait plus que contre 0,9 mark, soit 10 % de moins, les produits made in France s’exportaient mieux, puisqu’ils coûtaient 10 % de moins pour les acheteurs allemands. Ce qui, évidemment, stimulait d’autant les ventes, tandis que, parallèlement, les acheteurs français se détournaient de produits allemands importés, devenus 11 % plus chers que la veille, ce qui les incitait à se reporter sur des produits français comparables.
Premier désamour Il y avait bien quelques grincheux. Les uns mécontents de devoir renoncer à la monnaie nationale pour une monnaie « cosmopolite » émise par une banque centrale n’ayant de compte à rendre à aucun gouvernement. Les autres dénonçant le prix à payer pour « mériter » cette monnaie, puisque, dès 1992, le traité de Maastricht avait défini les règles pour pouvoir rentrer dans la « zone euro » lorsqu’elle prendrait corps : déficit budgétaire public limité à 3 % du produit intérieur brut (PIB – qui mesure l’activité économique annuelle du pays) et dette publique (le montant des emprunts souscrits par les pouvoirs publics au fil des années restant à rembourser) limitée à 60 % du PIB. Ce qui va nous enfermer dans une cage d’austérité, estimaient-ils, car, pour respecter ces critères, il nous faudra soit réduire les dépenses publiques, soit augmenter les impôts : dans les deux cas, nous devrons nous serrer la ceinture. Des craintes qui n’ont pas empêché les autorités françaises de trancher en faveur de l’euro, comme tous les autres membres « historiques » de l’ancienne Communauté économique européenne devenue Union européenne. En fait, le premier désamour sérieux vis-à-vis de l’euro n’est pas venu de là, mais de la valse des étiquettes qu’auraient pratiquée en 2002 certains commerçants lors du passage à la monnaie unique. Les relevés de prix de
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l’Insee contredisent ce sentiment – partagé par beaucoup – qui est lié aux produits que l’on achète très souvent (pain, fruits, huile, carburant, etc.) ; si ceux-là ont, de fait, augmenté, ils ne représentent que 15 % des dépenses mensuelles des ménages, alors que la plupart des autres prix (téléphone, assurances, loisirs, vêtements…) sont restés stables ou ont baissé, notamment grâce la concurrence entre les grands acteurs de la distribution, à la facilité des comparaisons de prix d’un pays à l’autre et à la disparition des frais de change. D’ailleurs, sur une période de vingt ans, jamais (depuis 1914) la France n’a connu une aussi faible dérive des prix à la consommation (+ 1,3 % par an en moyenne).
L’euro face à la crise Le vrai tournant a été la crise de l’euro, début 2010, suite à la découverte du montant réel de la dette publique grecque (voir encadré). La panique gagna alors les marchés financiers : pas tant à cause de la Grèce elle-même, qui représentait moins de 3 % du PIB de la zone euro, que des effets collatéraux sur les banques européennes et les autres pays à endettement public élevé. Si la zone euro n’était même pas capable de sortir d’affaire un petit pays, qu’en serait-il s’il s’agissait d’un pays plus important, comme le Portugal, ou nettement plus important, comme l’Italie, l’Espagne ou la France, pays eux aussi lestés d’une dette publique importante et croissante ? La souris grecque se mit alors à faire trembler l’éléphant euro tout entier. La bonne solution aurait été la solidarité des autres pays de la zone euro, moins endettés et plus riches, par exemple en garantissant les emprunts dont l’État grec avait besoin, le temps qu’il assainisse sa situation. Mais l’Allemagne s’y opposait : ç’aurait été encourager les mauvais élèves de la zone euro au détriment des bons. Quant à la Banque centrale européenne (BCE), prêter à un État lui est interdit. L’euro, de monnaie respectée, devenait une monnaie fragile. On s’en défiait à l’étranger, tandis que, à l’intérieur, les citoyens découvraient, ébahis, que loin de les aider, la monnaie unique les enfermait dans l’austérité au lieu de venir en aide aux victimes, comme Keynes l’avait préconisé lors de la crise des années 1930. On était bien parvenu à sauver les banques, mais pas les citoyens en difficulté, qui payaient les pots cassés. Plus tard (en 2015), même le Fonds monétaire international (FMI) en a convenu, mais sur le moment, la Commission européenne, les gouvernements autant que la BCE ne pensaient qu’à réduire la dépense publique, aggravant ainsi la crise dans toute la zone euro, et pas seulement en Grèce. Ce n’était pas une erreur, mais une faute, dont la conséquence fut, entre 2010 et 2013, une aggravation du chômage (+ 4 millions) et une baisse du niveau de vie médian des ménages dans la plupart des pays de la zone euro, alors que, hors zone euro, la reprise battait son plein.
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La Grèce, cause et victime de la crise (2010-2018) En 2010, en Grèce, le nouveau gouvernement découvrit une situation budgétaire bien plus dégradée que ne le montraient les comptes officiels : en 2009, le déficit public avait été de 15 % du PIB – au lieu des 10 % déclarés – et la dette publique cumulée atteignait 150 % – au lieu des 110 % déclarés –. Ce n’était pas tenable, et pas seulement pour l’État : les banques, fortement affaiblies par la crise financière en cours, cherchaient à revendre les titres d’emprunts que le Trésor public grec avait émis pour financer son déficit. Mais la découverte de la montagne de dettes publiques faisait que les acheteurs, craignant un « défaut », c’est-à-dire l’impossibilité pour l’État de rembourser ces titres, n’acceptaient d’en acheter sur le marché « de l’occasion », qu’aux deux tiers, voire à moitié, de leur valeur. Les banques grecques étaient donc en mauvaise posture, faute de pouvoir compter sur un État trop surendetté. Quant à ce dernier, il ne parvenait plus à vendre de bons du trésor « neufs » pour financer son déficit, sauf à les émettre à 30 % d’intérêt, voire plus. Un taux usuraire qui resserrait d’autant le nœud coulant autour du cou du futur pendu qu’était l’État grec : soit la Grèce sortait de l’euro, avec un risque sérieux d’effondrement bancaire et économique, soit les autres pays de la zone euro venaient à son secours. La deuxième solution a prévalu. Mais aux conditions draconiennes exigées par la « troïka » (BCE, Commission européenne et FMI) : forte réduction des dépenses publiques et augmentation sensible des impôts. La troïka avait sous-estimé leurs conséquences négatives sur le pays, via ce que les économistes appellent le « multiplicateur budgétaire ». Lorsque la dépense publique diminue (ou que les impôts augmentent, et a fortiori les deux à la fois), cela réduit le revenu d’une partie des ménages, donc les ventes des entreprises, donc l’emploi, etc. Dans quelle proportion l’activité économique du pays tout entier, suite à la diminution du revenu des ménages, diminue-t-elle alors ? Le FMI avançait 0,5 : pour 1 000 euros de dépense publique en moins ou d’impôt en plus, l’activité économique diminuerait de 500, mais la confiance des prêteurs éventuels s’améliorerait, et donc les taux d’intérêt exigés se réduiraient. Sauf que le vrai « multiplicateur » fut de 2,5 et la baisse du PIB de 26 % ! Or avec 26 % de matière imposable en moins, le déficit budgétaire, loin de se réduire, a augmenté, malgré la hausse des impôts, et la totalité des aides de la troïka – au total 300 milliards, qu’il faudra rembourser – y sont passées. Le nœud coulant, loin de se desserrer, s’est donc accentué. Ce n’est qu’en 2017 que le pays a enfin cessé de s’enfoncer sous la pression des coupes budgétaires dans les salaires, les retraites et les prestations sociales.
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AUJOURD’HUI // HORS DE L’EUROPE, POINT DE SALUT
Sauvetage in extremis La sortie de cet engrenage « déflationniste » (générateur de récession) est venue d’où on ne l’attendait pas : de la BCE. Alors que son précédent président, Jean-Claude Trichet, avait serré les boulons monétaires au lieu de les assouplir, son successeur, Mario Draghi, intronisé fin 2011, lance une bombe fin juillet 2012 en déclarant : « Pour sauver l’euro, je ferai tout ce qu’il faudra ! ». Et de joindre le geste à la parole : la BCE rachètera aux banques tous les titres d’emprunts qu’elles ne parviennent à vendre sur le marché de l’occasion qu’à des prix bradés, et elle leur ouvre grand la possibilité d’emprunter à taux 0 0. Du jour au lendemain, les banques menacées sont sauvées – elles peuvent revendre leurs titres sans perte et emprunter ce dont elles ont besoin sans coût – et les États endettés peuvent émettre des emprunts que les banques achèteront et revendront quasi instantanément à la BCE, court-circuitant ainsi les marchés financiers, leurs doutes et leur puissance. En revanche, pour libéraliser de la même manière au moins provisoirement le carcan d’austérité imposé sur le niveau de la dette publique et du déficit budgétaire, il aurait fallu que les États membres de la zone euro se mettent d’accord, ce qu’ils ne parviennent pas à faire. Et l’on découvre alors la vraie faiblesse de construction de l’euro, qui est structurelle. La politique monétaire (émission de monnaie, taux d’intérêt des prêts aux banques, conditions d’achat des titres vendus par les banques, taux de change, etc.) est la même pour chacun des pays ayant adhéré à l’euro, et elle relève de la BCE exclusivement, qui est indépendante des autorités politiques. En revanche, la politique budgétaire relève à la fois des États et de la Commission européenne. Les États décident chacun de cette politique (impôts et dépenses), mais sous contrainte de règles fixées par traité que la Commission est tenue de faire respecter, sauf accord unanime du Conseil européen (les chefs d’État ou de gouvernement).
Deux jambes mal coordonnées Ce qui pose un double problème. Le premier est que politique monétaire et politique budgétaire, qui, normalement sont les deux jambes sur lesquelles chaque pays s’appuie pour marcher et s’adapter économiquement aux circonstances (relance, freinage, réduction des inégalités…) n’ont pas le même pas, ce qui peut engendrer difficultés et blocages, tout en affaiblissant la nécessaire solidarité entre les pays de la zone euro : la politique monétaire menée par la BCE entre 2010 et 2012 appuyait sur le frein, alors que tous les pays de la zone euro avaient une politique budgétaire visant au contraire à stimuler des économies en crise, les règles contraignantes sur le déficit budgétaire ayant été assouplies lors de la crise – en 2010, il a atteint 32 % du PIB en Irlande –… sauf pour la Grèce.
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Quant au deuxième problème, il est encore plus ardu : la politique monétaire vaut pour tous les pays de la zone, alors que certains ont une inflation plus forte que d’autres, ou une moindre compétitivité, qui requerrait un taux de change moindre vis-à-vis des autres monnaies. La politique monétaire qui leur est imposée est alors jugée inadaptée, voire insupportable pour la population. Les économistes disent que la zone euro n’est pas une zone monétaire optimale, car les pays membres sont loin d’être assez homogènes sur le plan économique et social. Faut-il alors bannir l’euro ? Certains l’accusent de tous les maux du monde. Comme si, en retrouvant le franc, la France allait pouvoir régler ses problèmes de chômage de masse, d’inégalités ou de déficit extérieur, qui existaient déjà avant l’euro. Loin de nous rendre plus indépendants, quitter la BCE nous mettrait sous la coupe de la finance mondiale, bien plus rapace. L’euro, en fait, a une vertu principale, qui est justement son incomplétude : la jambe budgétaire, au lieu d’être complémentaire de la jambe monétaire, la gêne, voire la contrarie. La monnaie, qui devrait être vue comme un bien commun est vécue au contraire comme la propriété des puissants. Comme l’explosion de la zone euro serait dramatique pour l’Europe tout entière, tant politiquement qu’économiquement, les pays membres sont contraints de trouver des compromis dépassant les égoïsmes nationaux et mobilisant solidarité et coopération. Dans le domaine budgétaire, en donnant au Parlement européen – ou, comme certains le souhaitent, à un Parlement propre à la zone euro – plus de pouvoir dans ce domaine, comme l’exigeait le slogan qui a conduit à la Constitution américaine, « no taxation without representation » (pas d’impôt sans accord des représentants du peuple). Ce qui permettrait d’atténuer les inégalités entre pays et de progresser vers une Europe sociale et une Europe fiscale. La monnaie unique est un levier essentiel pour se rapprocher de l’égalité des chances entre pays.
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© John Thys / AFP 32 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018
Michel Barnier : ceci n’est pas un candidat Ira, ira pas ? Une chose est sûre, Michel Barnier ne sera pas tête de liste et affirme n’être candidat à rien. Rien ne l’empêcherait pourtant d’être le prochain président de la Commission Européenne.
Par Lorenzo Consoli
É
cologie, économie, défense, numérique et migration : voilà, selon Michel Barnier, les grands « chantiers de la souveraineté européenne » qui devraient structurer le programme politique de la Commission européenne. Le négociateur en chef pour le Brexit a pourtant renoncé à être le Spitzenkandidat (équivalent de tête de liste) de son parti européen, le PPE, au profit de l’Allemand Manfred Weber. Mais ce n’est pas pour autant qu’il s’interdit le poste de président de la Commission européenne. Comme il l’a expliqué dans une récente interview au journal La Croix, « le prochain Parlement européen sera certainement plus divisé ou pluriel qu’il ne l’est aujour d’hui, avec l’obligation, pour former une majorité progressiste, réformatrice et euro péenne, de réunir au moins trois, voire quatre groupes ». Et il n’est écrit nulle que part que le candidat de compromis d’une alliance composée de trois ou quatre groupes politiques devra être choisi parmi leurs Spitzenkandidaten (voir encadré). « Ce n’est pas tellement des combinaisons qu’il faut imaginer. C’est une majorité de projets sur la base des grands chantiers », souligne encore le négociateur en chef du
Brexit. Et c’est bien à la définition de ces chantiers qu’il semble avoir consacré son peu de temps libre entre deux paragraphes du projet d’accord. Ces derniers mois, lors de discours consacrés au Brexit, il a souvent élargi son propos à sa vision de l’avenir de l’Europe. C’était notamment le cas lors d’une intervention intitulée « Reweaving the European Flag » (« Retisser le drapeau européen ») aux Grandes Conférences catholiques de Bruxelles le 5 novembre 2018 – intervention qu’il a condensée dans un article publié par le site Web Project Syndicate le 4 janvier, sous le titre « Europe’s Future Is Up to Us » (« Le futur de l’Europe ne dépend que de nous ») – et de la leçon inaugurale d’un cycle de conférences portant sur le thème « L’affirmation stratégique des Européens » à la Sorbonne le 21 janvier 2019. Et quand on les regarde de près, on peut y lire un véritable programme. Quels sont donc, selon Barnier, ces grands chantiers que la nouvelle majorité proeuropéenne de la future Commission devrait soutenir, afin que l’UE puisse affirmer sur la scène mondiale une vraie « souveraineté européenne » et ne pas subir la domination des grandes puissances globales, la Chine, les États-Unis LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 33
PORTRAIT // MICHEL BARNIER
Michel Barnier Après avoir été plusieurs fois ministre en France (Environnement, Affaires européennes, Affaires étrangères, Agriculture et pêche), et deux fois commissaire européen (Politique régionale puis Marché intérieur et services financiers), Michel Barnier est aujourd’hui le négociateur en chef chargé de mener les négociations liées au Brexit pour l’Union européenne.
et les grandes multinationales, surtout dans le domaine de l’économie numérique ? Dans chacune des interventions citées plus haut, les chantiers (ou priorités) sont au nombre de quatre. Trois restent constants : l’écologie, l’économie et la défense ; le numérique et le défi de l’immigration alternent à la quatrième place. Dans ce dernier domaine, pas d’initiative. Michel Barnier est en parfaite continuité avec les positions de la Commission Juncker, comme c’est le cas à propos de la défense européenne, même s’il s’interroge : « Le moment n’estil pas venu que les gouvernements et les institu tions identifient un responsable politique pour mieux coordonner nos efforts dans ce domaine, comme nous avons commencé à le faire pour nos politiques étrangères avec la haute représentante Federica Mogherini ? » En revanche, c’est surtout dans la vision du « Green New Deal » et dans l’a irmation de l’importance de la « puissance normative » pour s’imposer dans l’économie mondiale – et soutenir une politique industrielle à l’échelle européenne – que l’ancien ministre de l’Environnement et ex-commissaire au Marché intérieur semble véritablement inspiré et original. À la base, un constat : les profondes et rapides transformations en cours risquent de marginaliser l’Europe. « Regardons bien le monde tel qu’il est : les ÉtatsUnis font le choix de l’unilatéralisme comme jamais dans le passé ; la Chine dessine un modèle politique et économique concur rent à celui que nous connaissons ; notre relation avec la Russie reste toujours aussi complexe et instable, avec les questions non résolues, en particulier la Crimée. […] Nous ne pouvons pas laisser les règles du jeu être décidées par d’autres ! Si nous n’af firmons pas nousmême l’autonomie stra
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tégique de l’Union dans ce nouveau monde, personne ne le fera pour nous ! L’Europe doit être capable de faire entendre notre voix et de promouvoir nos intérêts : rester alliés avec les ÉtatsUnis, mais pas nécessairement alignés ; coopé rer avec la Chine sur la scène mondiale, mais rester ferme sur nos valeurs et les exi gences d’un ordre et d’une économie inter nationale ouverts, respectueux de la per sonne ; renouveler le dialogue avec la Russie sans jamais transiger sur le respect du droit international et de l’intégrité des États. » Pour cela, « nous devons affirmer, collectivement, notre souveraineté dans tous les grands domaines où nous voulons rester acteurs, et pas simples spectateurs » et ouvrir, donc, les « grands chantiers de la souveraineté européenne ». En premier lieu, l’écologie : lutte contre le changement climatique, la transition énergétique, l’économie circulaire. « L’ob jectif est clair : si nous voulons limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré d’ici la fin du siècle, les émissions nettes de COff doivent devenir nulles autour de 2055. Il s’agit d’un défi collectif majeur. Cepen dant, les études montrent que cet objectif est techniquement possible, à un coût sup portable pour l’économie mondiale. » Nous devons, a irme Barnier, « devenir d’ici à 2030 le premier continent “élec trique”, en appliquant des limites strictes d’émission de COff aux véhicules particu liers neufs, mais aussi aux véhicules com merciaux et de transports en commun » et en engageant « de manière déterminée la transition de notre industrie automobile vers la voiture électrique ». Mais il va encore plus loin : « Il faut faire de la souve raineté écologique un élément central de l’affirmation stratégique des Européens. D’abord, à travers la maîtrise des techno logies clés pour aller vers la neutralité
« Nous ne pouvons pas laisser les règles du jeu être décidées par d’autres ! Si nous n’affirmons pas nous-même l’autonomie stratégique de l’Union dans ce nouveau monde, personne ne le fera pour nous ! » Michel Barnier
carbone : hydrogène, piles, nouvelle géné ration de panneaux solaires, chimie verte… Voulonsnous importer toutes ces technologies de Chine, ou en développer la maîtrise nousmêmes ? » La maîtrise technologique « est dans ce domaine aussi un enjeu de compétitivité, de nos emplois, mais aussi une condition de notre souve raineté », pour laquelle il faut engager « l’investissement en commun au niveau européen ». Par exemple « dans les techno logies de batteries de stockage et les voi tures électriques ». Devenir le premier continent « électrique » est également un enjeu dans « la lutte contre le cancer et les maladies respiratoires, donc [pour] notre santé à tous ». En réalité, « l’écologie peut être un facteur majeur de la reconnexion entre l’Europe et les citoyens ». En outre, « nous devons consommer moins et mieux pour être moins dépendants », car « une économie plus sobre en énergies fos siles ne réduit pas seulement l’impact sur notre climat, mais renforce aussi notre sécurité d’approvisionnement dans un contexte géopolitique instable ». L’investissement dans les sources d’énergies renouvelables « nous rend moins dépen dant du pétrole et du gaz importé du Golfe ou de la Russie ». De plus, « réduire notre consommation de ressources, cela veut
aussi dire augmenter la circularité de l’économie européenne. Elle est actuelle ment de l’ordre de 1 à 7. Pour sept tonnes de matières utilisées par l’économie euro péenne, une seule provient du recyclage de déchets. Selon les projections, le poten tiel d’économies est énorme : cela pourrait permettre aux entreprises européennes d’économiser annuellement plus de 200 milliards ». Il faut aussi considérer qu’en « en investissant dans l’économie cir culaire, l’industrie européenne devient moins dépendante à l’égard de minerais chinois » qui sont essentiels dans les secteurs électronique, aéronautique et militaire. « Trop de pertes sont à observer dans les circuits alimentaires et industriels. Réduisons le gaspillage et faisons de l’Europe la tête de pont de l’économie cir culaire, en commençant par combattre ensemble l’obsolescence programmée par les constructeurs d’électroménager et d’appareils électroniques. » Enfin, « soute nons aussi la finance verte, ces produits financiers destinés à soutenir des objectifs écologiques, en particulier la transition énergétique ». Deuxième priorité pour Barnier, « une économie pour tous ». Il remarque que « les ménages européens ont dû attendre 2016 avant de retrouver leur niveau de vie LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 35
PORTRAIT // MICHEL BARNIER
Comment devient-on président de la Commission européenne ? Le mécanisme des Spitzenkandidaten a été créé par les grands partis européens pour désigner le président de la Commission européenne. Il a été soutenu par la majorité du Parlement européen. Jusqu’en 2014, les candidats à la présidence de la Commission étaient proposés à huis clos par les chefs d’État et de gouvernement au Conseil européen. Le Parlement intervenait pour voter pour ou contre le candidat désigné par le Conseil, mais ne présentait pas de candidat·e. Ce nouveau mécanisme est supposé être plus démocratique, car les candidats à la présidence de la Commission sont clairement annoncés sur les listes soumises au vote et les électeurs savent quel sera le candidat du parti pour lequel ils votent. Après l’élection, en fonction des alliances, les Spitzenkandidaten des partis qui composent la nouvelle majorité choisissent le candidat à proposer au Conseil européen. C’est ce qui s’est passé en 2014 avec Jean-Claude Juncker. Mais le Conseil européen n’a jamais envisagé ce mécanisme comme une procédure définitive. La désignation de Juncker a été considérée par certains chefs de gouvernement comme une exception à ne pas répéter. En effet, le traité de l’Union européenne donne au Conseil européen la prérogative de désigner le ou la candidat·e à la présidence de la Commission qui sera soumis au vote du Parlement européen. Selon le traité, cette prérogative du Conseil est exclusive, avec pour seule condition de « tenir compte du résultat des élections européennes ». Emmanuel Macron est bien décidé à faire appliquer cette règle, qui ouvrirait donc, le cas échéant, la voie à l’arrivée de Michel Barnier à la tête de la Commission européenne.
de dix ans auparavant », et qu’« aujour d’hui encore 18 millions de personnes sont au chômage, dont 16 % des jeunes en Europe. Trop d’hommes et de femmes ont du mal à boucler leurs fins de mois ou sont touchés par la pauvreté ». « Nous devons retrouver les fondamentaux de notre éco nomie sociale de marché et agir pour que la reprise économique profite à tous les Européens. » Il rappelle que le marché unique « est le meilleur atout pour créer de la croissance et de l’emploi » et « l’outil de convergence principale entre tous les pays européens du nord au sud et de l’est à l’ouest », alors que la crise et l’austérité ont accentué les divergences entre les pays, voire à l’intérieur des pays membres. En outre, ce marché unique « nous permet de défendre et projeter nos intérêts commer 36 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
ciaux dans le monde. C’est sur cette base qu’on a discuté d’égal à égal avec le Japon et qu’on discute actuellement avec les ÉtatsUnis. De plus, c’est l’outil qui nous permet d’écrire les règles de l’écono mie mondiale – comme on l’a fait en matière de protection de données à tra vers le GDPR [Ndlr : le nouveau règlement sur la protection des données] ou en matière de substances chimiques à tra vers le règlement REACH ». Lorsqu’elle est « conjuguée à une politique commerciale déterminée, cette puissance normative, que nous n’utilisons sans doute pas assez, est un levier essentiel de l’affirmation stratégique des Européens ! » Nous devons utiliser « notre capacité d’innova tion et la taille de notre marché unique pour fixer des standards – notamment sur la 5G, le cloud computing, l’Internet des
objets et la cybersécurité – qui seront ensuite repris ailleurs dans le monde ». Mais le marché intérieur « est loin d’être un projet abouti. Nous devons aller plus loin dans son approfondissement et dans la convergence, notamment fiscale et sociale ». De plus, si nous voulons faire face à la mondialisation et aux transformations de l’économie, nous avons besoin « d’adapter notre marché unique et le droit de la concurrence pour mener une vraie politique industrielle à l’échelle du continent ». Il faut également anticiper « les mutations de notre économie. Nous devons cartographier les métiers qui seront recherchés en 2030 et concentrer l’investissement du Fonds social européen sur la formation et la reconversion ». Le troisième chantier concerne l’expansion du numérique et la dématérialisation des services, qui sont « sources de formidables opportunités », mais également de « nouvelles formes de vulnérabi lité. Des attaques d’un nouveau genre n’épargnent aucun secteur : ni la santé, ni l’économie, ni les services financiers, ni l’énergie ». L’Union doit se donner « les moyens de se protéger et de répondre à la prolifération de cette menace, qui ne connaît ni barrières physiques, ni fron tières nationales. Cela passe par la pro tection de nos infrastructures critiques : satellites, câbles sousmarins, réseau de distribution électrique. Cela passe par la protection de nos filières industrielles et technologiques ». Sans compter le problème du contrôle des investissements extérieurs : « De plus en plus, nos entreprises sont visées par des opérations hostiles dans des secteurs cri tiques : électronique, télécommunication, énergie et parfois défense. Lorsque ces opérations présentent un risque pour notre sécurité, nous devrions avoir les moyens,
collectivement, de les prévenir. » Barnier propose « une black list européenne écar tant certains opérateurs ou technologies étrangers quand ils présentent un risque avéré pour notre sécurité ». D’où la nécessité de prévoir un programme d’investissement en commun « pour développer nos propres technolo gies dans les domaines de l’intelligence artificielle, de l’analyse des big data, de la cryptologie, des puces, qui seront au cœur de nombreuses applications de notre vie quotidienne dans le futur. Nous réduirons ainsi nos vulnérabilités » et pourrons mettre en place « des filières technolo giques et industrielles européennes » et ainsi « maîtriser nos chaînes d’approvi sionnement » et réduire nos dépendances vis-à-vis de pays tiers en nous « assurant que l’économie de demain, celle de la 5G, des applications, des objets connectés, des voitures automatiques et des smart cities ne devienne pas le terrain de jeu d’un espionnage à grande échelle ». S’affirmer dans le monde numérique, c’est aussi, à nouveau, « exercer notre capacité de régulation : nous l’avons fait en définissant les standards permettant de garantir la protection des données person nelles. Nous devons certainement aller plus loin. Ce n’est pas aux géants du numé rique de contraindre nos choix individuels ou collectifs à travers des algorithmes ou des millions de lignes de code ! C’est à l’échelle de l’Union que nous répondrons à ce formidable défi, par la combinaison intelligente de la politique industrielle et des règles du marché intérieur ». « Le projet européen, conclut Michel Barnier, est périssable. Il est fragile. Il est menacé. Il est aussi vital. Il faut en prendre soin… Nous pouvons, tous ensemble, lui donner un nouveau souffle pour les géné rations futures ». Chiche ?
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LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 37
Bai xing Ochlos Dèmos People Ethnos Plebs Genos Populus Gens Populiste Laos Prolétariat Min Turba Multitudo Narod Volk Nation Vulgus 38 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN HIVER 2018
Abécédaire du peuple Depuis janvier dernier, sur un mur de la rue d’Aubervilliers, dans le 18e arrondissement de Paris, une fresque revisite La Liberté guidant le peuple, mythique huile sur toile d’Eugène Delacroix exposée au Louvre. Pour coller à l’actualité, le street artist Pascal Boyart, qui signe ses œuvres PBOY, a troqué les redingotes des insurgés contre des gilets jaunes. Parfaite illustration d’un mouvement parti des ronds-points qui se réclame du « peuple » et fustige le mépris des élites politiques. À l’autre bout de la chaîne, le président Emmanuel Macron affirme lui aussi parler au nom du « peuple » qui l’a élu. Ce double usage résume bien toute l’ambivalence d’un terme qui, en français, désigne aussi bien les classes populaires que l’ensemble des citoyens qui composent la nation. La même polysémie régnait chez les Grecs et les Latins, qui déclinaient cependant la notion en une multitude de locutions aux nuances subtiles : plebs, populus, vulgus, laos, dèmos, ethnos, genos… On en trouve aujourd’hui la trace dans différentes langues, qui mettent l’accent sur une connotation ou sur une autre. Ainsi, le Volk allemand n’est pas l’équivalent du people anglais, du narod russe ou du renmin chinois. Des mots qui, en tout cas, en disent long sur sur les conceptions fluctuantes de l'idée de peuple. Par Marion Rousset LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 39
MAINTENANT // ABÉCÉDAIRE DU PEUPLE
B ai xing
Littéralement, le mot bai xing signifie en chinois « cent noms ». « Les noms propres en Chine sont très peu nombreux, il en existe un peu plus de deux cents en tout et pour tout », relève le sinologue Philippe Barret. Autant dire que cette locution désigne Monsieur ou Madame Tout-le-Monde. Utilisée de manière classique pour parler de l’ensemble du peuple, elle évoque aussi les « gens d’en bas », selon Philippe Barret. Logique : « Dans toutes les civilisations, l’immense majorité des personnes qui composent la nation sont de condition modeste. »
E thnos
Le premier peuple-nation, c’est l’ethnos des Grecs. Il se caractérise par des coutumes, des habitudes, une langue, une culture. « Si genos implique une communauté d’origine, ethnos implique une communauté de mœurs », distinguent les auteurs du Vocabulaire européen des philosophies, dirigé par Barbara Cassin. En français, le terme a d’ailleurs donné son nom à l’ethnologie, discipline scientifique qui étudie les caractères des groupes humains. Il s’oppose en général à polis (cité), si bien qu’il peut désigner une « peuplade », population barbare qui n’est pas organisée en État.
G enos
La conception biologique du peuple trouve à s’exprimer dans le genos grec, qui a d’abord le sens de naissance, origine, descendance. Chez les dieux comme chez les animaux, il renvoie à la race ou à la souche ; chez les humains il désigne la lignée, la parenté. Ce terme, dont découle celui de génétique, s’applique aux familles qui ont un ancêtre commun, sont liées par le sang et unies par le culte qu’elles vouent à leur père fondateur.
G ens
À Rome, une gens n’est pas une association politique mais un groupement familial dont les membres portent le plus souvent le même nom. Le mot sert aussi à parler du peuple, et plus précisément des autres peuples constitués en nations, qu’ils soient ou non intégrés à l’Empire romain. De là vient le terme français de « gentils », traduction de l’hébreu goyim, qui désigne les peuples non juifs.
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L aos
Les Grecs anciens utilisent laos dans le sens de foule, de masse non organisée, par opposition au dèmos, qui possède une dimension plus politique. Les auteurs chrétiens du début du christianisme écrivant en grec s’en servent pour désigner les peuples juifs et chrétiens au sens de nations. L’adjectif « laïque » en est un dérivé : dans les communautés chrétiennes, il désigne la masse populaire de ceux qui n’appartiennent pas au clergé.
M in
En Chinois classique, « il existe une série de mots pour “peuple” autour de min : minzhong, minjian, renmin », relève Sebastian Veg, directeur d’études à l’EHESS. Ce ne sont pas des synonymes exacts. Minzhong signifie ainsi les masses, tandis que renmin insiste sur la dimension nationale du peuple. « Renmin est le terme politique communiste, souvent utilisé comme équivalent de “nation”. C’est celui qui est utilisé dans “République populaire de Chine” », poursuit le chercheur. Cependant, précise le sinologue Philippe Barret, le mot évoque également « les masses laborieuses, en bas de l’échelle sociale, qui s’opposent aux mandarins ou à l’empereur ».
M ultitudo
Péjoratif, le terme qui a donné « multitude » en français évoque en latin le grand nombre en tant que force vulgaire et irréfléchie. Inquiétante parce qu’impossible à maîtriser. Chez le philosophe Thomas Hobbes, au xviie siècle, c’est toujours le corps opposé à l’esprit. Spinoza en infléchit le sens : le concept, qui devient plus neutre, renvoie à une pure quantité qui ne peut être amalgamée et ne converge vers aucune unité. L’État fonde son pouvoir sur la puissance de cette multiplicité de singularités. Dernière étape de son développement, la multitude devient au xxe siècle une notion positive. Le philosophe Toni Negri, inspirateur de la revue Multitudes, s’appuie sur le Traité politique de Spinoza pour en faire le fondement de toute communauté politique. Mais il reproche aux gouvernements d’accaparer à leur propre profit la puissance créatrice de la multitude. « Cette puissance qui se réalise sans l’entrave répressive du pouvoir peut permettre, selon Toni Negri, de produire une communauté politique vraiment libre », analyse Gérard Bras. Car les singularités plurielles se complètent, au lieu de s’opposer comme dans le libéralisme concurrentiel, pour produire du commun.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 41
MAINTENANT // ABÉCÉDAIRE DU PEUPLE
N arod
Dérivé de rod qui veut dire lignée, espèce, genre, le terme russe narod présuppose l’existence d’un lien entre le peuple et la naissance. Mais le fait qu’il puisse aussi bien désigner la population que les gens ordinaires témoigne de sa polysémie. De lui découle le mouvement des « Narodniki » – la traduction littérale est « populistes » –, dont les rangs se composaient au xixe siècle de socialistes russes non marxistes qui souhaitaient « aller au peuple » et exaltaient la communauté paysanne.
N ation
Emprunté au latin nacio, dérivé de nascere, qui signifie naître, ce terme désigne les petits d’une même portée ou un groupe humain de la même origine. L’étymologie du terme laisse entendre qu’il ne suffit pas pour pouvoir en faire partie d’habiter sur un même territoire, comme c’est le cas pour le dèmos. Encore faut-il être lié par une communauté de naissance ou né au même endroit. Sous la monarchie, la nation prend un sens particulier : elle recouvre l’ensemble des sujets liés physiquement et juridiquement au corps du roi. Puis, dans la première moitié du xviiie siècle, Boulainvilliers entreprend de distinguer deux nations, qui partagent une histoire, des mœurs, une culture : les descendants des Gaulois assujettis par les Romains d’un côté, la noblesse descendant des Francs de l’autre. Un imaginaire que subvertit la Révolution française, laquelle fait de la nation un objet politique par excellence qui caractérise un groupe de citoyens libres et égaux en droits. Dans Qu’est-ce que le tiers-état ?, Sieyès y voit « un corps d’associés vivant sous une loi commune et représentés par la même législature ».
O chlos
On distingue dans le terme grec ochlos un ancêtre de la foule telle qu’elle a été décrite à la fin du xixe siècle par Hippolyte Taine et Gustave Le Bon. Dans Les Origines de la France contemporaine, publié en 1875, le premier compare le peuple révolté à un « animal primitif », « livré à ses sensations, à ses instincts et à ses appétits ». Quant au second, il introduit son célèbre ouvrage Psychologie des foules par cette affirmation : « Peu aptes au raisonnement, les foules sont au contraire très aptes à l’action. » Des foules « inconscientes et brutales assez justement qualifiées de barbares », selon cet auteur. Dans la foulée de tels écrits, tout mouvement populaire de contestation du pouvoir sera décrit comme un débordement d’affects incontrôlés. Cette image a depuis été remise en cause par l’historiographie de la Révolution française : « Si des gens protes-
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Dèmos taient, c’est qu’ils ne savaient pas tenir leurs tripes. Une idée aujourd’hui jugée très réductrice », souligne le politologue Christophe Traïni.
P eople
L’anglais souligne moins les dimensions nationales et sociales que le français. People est ainsi employé pour parler des gens. Cependant, le mot possède aussi une signification plus politique que l’on retrouve au début de la Constitution américaine : « We the People of the United States ». Ce double sens a donné lieu à « une très belle trahison de traduction dans le film de John Ford Les Raisins de la colère », rappelle Gérard Bras. À la fin, Ma Joad prononce une phrase qui se veut enthousiasmante : « We are the people. » Une phrase qui a été traduite par « Nous sommes les gens. » « Le sous-titre français est terrifiant de comique ! » en rit encore Gérard Bras.
P lebs
À Rome, font partie de la plebs ceux qui – sans être esclaves – n’appartiennent pas aux grandes familles patriciennes. Le retrait de la plèbe sur l’Aventin, une des sept collines originelles de la ville, illustre la volonté de cette frange pauvre de la population de se faire entendre. Tite-Live rapporte cet épisode, qui consiste en une grève de plébéiens écrasés par les dettes qui, alors qu’une guerre éclate en 494 avant notre ère, refusent de porter les armes. En guise de compromis, des tribuns de la plèbe seront désignés pour représenter le peuple au Sénat. Le mot a donné lieu à diverses traductions, comme en allemand Pöbel, auquel a recours Hegel : « Cette expression désigne précisément le peuple en révolte contre la situation misérable à laquelle il est condamné, et par laquelle il est privé de ce bien-être qui serait la condition de sa satisfaction et de son consentement à l’ordre commun », soulignent Jean-Pierre Lefebvre et Pierre Macherey dans Hegel et la société.
Dans l’Athènes du ve siècle avant Jésus-Christ, le « dème » est une circonscription administrative instaurée par la réforme de Clisthène. On doit à cet homme politique athénien le découpage de la ville en parts de camembert, lesquelles incluent des quartiers du centre et de la périphérie, à la différence des cercles concentriques qui marquent une organisation plus aristocratique. Le dèmos renvoie aux habitants des « dèmes » et forme le corps des citoyens qui composent la polis : « Il y a dans ce terme une revendication démocratique d’égalité. Faire partie du dèmos, c’est habiter sur le territoire, être considéré comme l’égal des autres habitants et participer à ce titre aux affaires de la cité », explique le philosophe Gérard Bras, auteur d’un ouvrage intitulé Les Voies du peuple (éd. Amsterdam, 2018). Le dèmos recouvre ainsi une communauté de territoire. Reste qu’il peut aussi désigner de manière péjorative le bas peuple, à l’instar d’autres termes comme plèthos ou ochlos. Ce double sens est éminemment lié aux polémiques qui entourent la démocratie, dont l’image est tantôt positive, tantôt négative. Platon juge ainsi dangereux de donner le pouvoir à des gens de peu considérés comme manipulables.
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MAINTENANT // ABÉCÉDAIRE DU PEUPLE
P opulus
À l’origine, populus englobait l’ensemble des citoyens non patriciens mais capables de porter les armes, donc de se les payer. Le terme ne désignait donc pas tous les hommes libres, mais ceux que Machiavel appellera le popolo grasso, autrement dit les personnes certes non aristocrates mais d’un bon niveau social. Dans la deuxième partie de la République romaine, populus se met à recouvrir l’ensemble des citoyens dotés de droits politiques. Cicéron explique dans De republica que ce peuple regroupe ceux qui reconnaissent les principes du droit, socle profond de la juridiction. La modernité opérera un renversement : avec elle, le droit devient le produit d’une volonté collective émanant du peuple.
P opuliste
Beppe Grillo, Marine Le Pen, Viktor Orbán, Donald Trump, Jair Bolsonaro, Jean-Luc Mélenchon… La liste des personnalités politiques taxées de « populistes » ne cesse de s’allonger. Ce concept de populisme, qu’Ernesto Laclau jugeait « insaisissable autant que récurrent », définit souvent aujourd’hui une approche politique qui oppose le peuple aux élites. Jusqu’à prétendre, chez certains, que c’est au peuple de décider du droit. Mais un usage actuel consiste aussi à désigner sous ce qualificatif des conduites vulgaires que des auteurs du xixe siècle attribuaient à la populace : « Mon hypothèse, c’est que, quand on taxe quelqu’un de populiste, on veut parler de “populace”. Il n’y a qu’à regarder ce qu’on dit de Trump, qui est décrit comme macho, grossier, ignorant, raciste… C’est un homme de la populace, tout comme son électorat, prototype de l’individu blanc qui habite le centre des États-Unis, aime porter des armes et se comporte comme un cow-boy », estime Gérard Bras. En ce sens, le mot « populiste » prend en charge des significations héritées du vulgus latin.
P rolétariat
Dans la Rome antique, les proletarii n’avaient d’autre richesse que celle de proliférer au sens étymologique du terme, c’est-à-dire de faire des enfants. Beaucoup plus tard, la tradition marxiste-léniniste s’est approprié ce terme pour parler de la classe exploitée. « Marx n’est pas le premier à retourner le stigmate. C’est au milieu du xix e siècle que le terme perd sa dimension péjorative », rappelle cependant Gérard Bras. Après le coup d’État de 1852, à la question du juge qui lui demande quelle est sa profession, le révolutionnaire socialiste Auguste
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Blanqui répond « prolétaire ». Et, à celui qui lui fait remarquer que ce n’est pas là une profession, il rétorque : « C’est la profession de trente millions de Français qui vivent de leur travail et sont privés de droits politiques. » Dans son esprit, les prolétaires sont donc ceux qui ne comptent pour rien. Ce n’est qu’ensuite que la théorisation marxiste fera du prolétaire le noyau de la production économique, désignant sous ce terme les producteurs de plus-value dépossédés de la possession des moyens de production.
T urba
Évoquant l’idée de tourbillon, turba insiste en latin sur la force irrationnelle et désorganisatrice de la foule qui se meut dans tous les sens. La Foule d’Édith Piaf, qui chante ces corps « emportés » et « entraînés », restitue bien le tumulte des passions et des émotions qui mobilisent des êtres.
V olk
Le Volk allemand ne désigne pas les citoyens qui forment un corps politique. Il renvoie à la base naturelle – plutôt que juridique – de ce corps. « La naturalité et l’historicité du Volk se trouvent érigées en principe contre toute tentative de réduire le peuple à des rapports de droit », peut-on lire dans Vocabulaire européen des philosophies, dirigé par Barbara Cassin. « Un peuple est aussi bien une plante naturelle qu’une famille, simplement une plante à plusieurs rameaux », explique par exemple Herder dans Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité. Ensuite, il revient au Volk de cultiver sa spécificité, si bien que l’histoire ne contredit en rien cet état de nature. Même si un philosophe comme Nietzsche renoue avec le sens péjoratif de plebs ou de vulgus, la dimension sociale de la notion de peuple se trouve la plupart du temps gommée.
V ulgus
Du statut de pauvre, on passe volontiers à celui de personne vulgaire. Ainsi le mot vulgus est-il l’une des locutions les plus péjoratives pour désigner le peuple en latin. Il met l’accent sur l’ignorance et l’inculture de celui-ci. Néanmoins, certains auteurs appliquent cet attribut aux gens de la haute société. Chez Spinoza, par exemple, vulgus est indéterminé socialement : il aussi désigner les grands de ce monde, dont l’arrogance et le mépris sont assimilables à des formes de vulgarité.
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MAINTENANT // LA VIE MODERNE
Le cerveau et la puce La médecine du xxie siècle s’appuie sur de nouvelles technologies pour réparer le corps humain. De la prothèse connectée à l’homme augmenté, il n’y aurait qu’un pas, dont certains croient qu'il sera vite franchi. Mais la réalité est tout autre. Par Adélaïde Robault
L
es images ont défrayé la chronique. Un homme, cloué depuis trois ans dans un fauteuil roulant à la suite d’un accident, marche entre deux barres d’appui, les mains en l’air. Les mouvements sont désarticulés, malhabiles, mais il avance ! Cela fait trente ans que des scientifiques cherchent à réparer la paraplégie induite par une lésion de la moelle épinière, notamment en imitant la stimulation naturelle du cerveau qui contrôle la marche. L’équipe du neuroscientifique Grégoire Courtine à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (Suisse) a publié l’été dernier les résultats d’une expérimentation de ce type. STIMO – c’est son nom – repose sur deux implants reliés entre eux, l’un situé près de la moelle épinière et l’autre, un capteur, inséré dans le thorax. Dans le laboratoire, une machine émet un signal ; l’implant du thorax le reçoit par Wi-Fi et le transmet à l’implant de la moelle, qui stimule électriquement le système nerveux. Et la jambe se lève. La même équipe a lancé il y a peu un deuxième protocole, qui devrait inclure dix personnes paraplégiques ou tétraplégiques. Âgées de 23 à 45 ans, toutes vivent avec leur handicap depuis quatre à quatorze ans. « Les premiers patients montrent des résultats très encourageant après les cinq premiers mois de rééducation fonctionnelle », témoigne
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Edeny Baaklini, physiothérapeute. La prochaine étape sera d’appliquer cette chirurgie juste après l’accident, quand le potentiel de rétablissement est bien meilleur. Implanté, connecté, rééduqué, le patient invalide qui retrouve la marche est-il déjà un surhomme ? « Il y a une grande différence entre homme réparé et homme augmenté, a rappelé le biologiste Pierre Tambourin lors d’une conférence en 2016. Avec le premier, on fait référence à une anomalie qu’on essaye de corriger ou de réparer ; cela revient plutôt à se fondre dans la masse et faire disparaître le handicap ou l’anomalie, c’est une entreprise de normalisation. Avec l’homme augmenté, on fait référence à une autre ambition, qui est de sortir de la masse et bénéficier d’un avantage sur les autres. Ce sont deux types de comportements totalement différents et presque opposés. » Le mouvement transhumaniste aime pourtant surfer sur cette dernière idée et prêche en faveur de l’avènement d’un posthumain immortel dopé par l’intelligence artificielle, capable de transférer le contenu de son cerveau sur une puce en silicium. De quoi répondre à notre imaginaire nourri de science-fiction, peuplé de cyborgs. Mais ce fantasme est dénoncé par certains scientifiques, qui y voient surtout une imposture. « La médecine de l’augmentation n’existe pas, insiste Catherine Vidal, neurobiologiste*. Par contre, il existe une
médecine de la réparation, qui concerne des situations pathologiques sur lesquelles on peut intervenir avec les outils des neurotechnologies, dispositifs qu’on peut implanter au niveau du cerveau, de la moelle épinière ou des nerfs. Ces implants produisent des impulsions électriques qui vont stimuler les neurones et entraîner la formation de nouveaux circuits de neurones qui prendront le relais de ceux qui sont défaillants. Ces nouvelles méthodes sont liées à la découverte de la plasticité cérébrale, qui a ouvert la voie à la possibilité d’agir directement sur le cerveau pour le remodeler et le réparer. Les neurotechnologies suscitent beaucoup d’espoir pour améliorer la qualité de vie des patients qui souffrent de handicaps physiques et mentaux. Ainsi, dans la maladie de Parkinson, des électrodes implantées dans le cerveau permettent de lutter contre les tremblements. » Ces nouvelles technologies ouvrent bien sûr des perspectives fascinantes pour soigner les corps meurtris. Les prothèses intelligentes connectées, le bras articulé mobilisé par la pensée témoignent des avancées incroyables de la médecine réparatrice. Entre 5 et 6 % des habitants des pays industrialisés porteraient déjà des implants médicaux (pacemaker, prothèse orthopédique, implant cérébral…) Mais le corps humain étant une machine de haute définition, on ne l’imite pas si facilement non plus. On sait comment rendre l’audition à un sourd profond avec un implant cochléaire, on peut créer des rétines artificielles, mais, dans les deux cas, les perceptions ne sont pas encore à la hauteur de l’oreille ou de l’œil humain. Et si la médecine high-tech laisse entrevoir des victoires sur le handicap et la maladie chronique, elle nourrit aussi nombre de défis éthiques et réglementaires. L’enquête sur les implants défectueux – Implant
Filesi – publiée en novembrei 2018 par le Consortium international des journalistes d’investigation a révélé tous les problèmes en une fois : contrôle inadéquat des dispositifs médicaux, traçabilité parfois inexistante, mauvaise information du public, durée de vie des implants trop courte ou coût bénéfice-risque au détriment du patient. De quoi nourrir beaucoup d’attentes à l’égard de la nouvelle réglementation européenne sur les dispositifs médicaux qui devrait entrer en vigueur en 2020. Par ailleurs, la recherche ne devrait pas négliger de travailler sur les causes des maladies, notamment environnementales. Les exets de mode ou l’obsession pour la médecine connectée ou biotechnologique ne doivent pas non plus accentuer un déséquilibre dans l’allocation des fonds de recherche au détriment de la prévention ou de la lutte contre des maladies très répandues mais moins « sexy ». Enfin, demandons-nous à qui profitera cette médecine réparatrice très pointue ? Ne sera-t-elle accessible qu’aux plus riches des pays développés ? À ceux qui posséderont un hôpital de pointe à proximité ? Inventer des prothèses connectées, c’est bien, mais proposer des prothèses à tous ceux qui en ont besoin, y compris dans les pays du Sud, avec la rééducation qui va avec, ce serait encore mieux. « Il faut une perspective mondiale », rappelle Catherine Vidal. Pendant ce temps, en Chine, la naissance de deux « super bébés » au génome modifié pour résister au sida grâce à la technologie CRISPR-Cas9, les « ciseaux génétiques », et ce en dehors de toute cadre légal, prouve que la bioéthique est sans doute, plus que jamais, l’un des défis collectifs du ffeisiècle.
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* À lire : Nos cerveaux resteront-ils humains ?, Catherine Vidal, Le Pommier, 84 p., 11 € LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 47
MAINTENANT // ENTRETIEN
L’inégalité, une blessure personnelle François Dubet, professeur de sociologie émérite à l’université de Bordeaux II et ex-directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, publie Le Temps des passions tristes. Il y analyse, avant même la crise des gilets jaunes, la transformation des inégalités sociales et de leur perception.
Dès l’introduction de votre ouvrage, vous expliquez l’accusation d’« impuissance » souvent portée ces temps-ci contre la démocratie représentative. Quelle est son origine ? François Dubet : Il y a deux choses. D’abord, une crise de la démocratie représentative, dans le sens où les gens ne se sentent pas représentés, puis une crise de gouvernement, avec l’impression que les gouvernements sont inefficaces. Ces deux éléments sont liés mais pas exactement identiques. Sur la première dimension, la thèse de mon livre consiste à dire : tant que nous vivions dans les sociétés industrielles, nationales, avec nos classes ouvrières, notre État national, notre économie nationale – jusque dans les années 1980 –, on a eu le sentiment que le système des inégalités était politiquement représenté. Il y avait une gauche, une droite, des syndicats… Depuis maintenant une trentaine d’années, le système des inégalités s’est profondément transformé, et à mon avis, individualisé ; chacun se sent inégal en tant que lui-même, les inégalités se sont désencastrées des grandes catégories collectives, donc personne n’a le sentiment d’être représenté. Pendant un siècle, on a assisté à la construction d’une structure sociale et de
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sa représentation sociale et politique ; or, tout cela s’est défait, se défait. La seconde chose, c’est qu’avec la mondialisation la sensation d’avoir affaire à des États souverains qui maîtrisent leur politique, leur monnaie, leurs frontières, leur économie a disparu. On ressent une forme d’impuissance des politiques, qui se traduit d’ailleurs presque partout par des votes sanctions, c’est-à-dire qu’on vous élit et que deux ans après on vous rejette. Il suffit de regarder les cotes de popularité des présidents, qui s’effondrent à peu près un an après leur élection. Donc les sentiments d’injustice, qui ont toujours existé – en tout cas c’est ma conviction –, deviennent des colères personnelles qui n’ont ni représentation sociale, ni représentation politique. D’où ce que j’essaie de décrire, les « passions tristes ». C’est-à-dire ? On dénonce, on accuse les très riches, mais aussi les très pauvres, on accuse tout le monde. À cela s’ajoute évidemment l’évolution de la capacité de dénonciation. Autrefois limitée à la rencontre au bistrot ou entre copains, elle passe aujourd’hui immédiatement de l’intime au public avec Internet. Mon hypothèse, c’est qu’il n’y a pas tellement plus d’iné-
galités ou d’injustices, mais qu’elles sont vécues d’une manière totalement différente car elles ne sont plus encastrées dans des catégories sociales et politiques stables. Or, le rôle des partis et des syndicats consiste d’une certaine façon à mettre de l’ordre dans les colères. On vit quelque chose de comparable à ce qu’il s’est passé il y a un peu plus d’un siècle quand on est entrés dans la société industrielle, quand les catégories politiques et idéologiques ne représentaient plus la société. Vous expliquez justement que la colère contre les inégalités se transforme en ressentiment… Tant qu’il y a des catégories collectives, des formes d’organisation, la colère va désigner des adversaires, des cibles, faire des programmes. Tandis que, là, la colère devient généralisée, une manière d’accuser les autres – les médias, les élus, les élites, ses voisins – de son propre malheur. On entre dans un système qui fonctionne un peu comme une émeute : vous êtes en colère, vous cassez tout et ensuite il faut bien faire quelque chose et on n’y arrive pas. Mais voilà des années que c’est dans l’air ; d’ailleurs j’ai écrit ce livre avant les gilets jaunes.
que les gens disent : « On est méprisés. » Cela signifie que l’inégalité est vécue comme une blessure personnelle et pas simplement comme une injustice sociale. Et, ensuite, ça a été l’effacement du politique. Je n’imaginais pas que les partis ne parviendraient pas à récupérer le mouvement. Vous avez le sentiment d’une sorte de déconnexion de la vie politique et de la vie sociale, qu’il s’agit de deux mondes séparés. Fatalement, cela va s’arrêter un jour, mais on sortira de ça dans une situation complètement nouvelle, il va falloir reconstruire nos catégories sociales et nos catégories politiques. En fonction de comment prendre en charge toutes les inégalités, toutes les injustices dont ces gens se déclarent victimes et dont ils sont victimes. Tout en tenant compte du monde tel qu’il est, parce que c’est ça la politique : d’un côté il y a des demandes sociales et de l’autre le monde, l’Europe, la Chine, le réchauffement climatique. Même si le mouvement s’épuise, se déchire, fait des bêtises, le problème est posé. Les inégalités sociales ont changé de nature, notre société ne fonctionne plus comme elle fonctionnait, il faut bien trouver, fabriquer des cadres sociaux et des mouvements politiques qui la prennent en charge. Et ça, ça ne se fera pas en trois semaines.
Justement, comment analysez-vous ce mouvement ? La force de cette affaire m’a impressionné. Je n’avais pas du tout anticipé que la mayonnaise prendrait. Le caractère complètement éclaté et individualisé des revendications m’a frappé. Les premiers discours expriment : « Moi je suis victime d’une inégalité, d’une injustice. » Aussi, vous évoluez dans un système où le regard des autres vous blesse. Je retiens
Les gilets jaunes critiquent aussi le peu d’impôts payés par Apple ou Amazon, évoquent l’ISF… Oui, car nous restons hostiles aux très grandes inégalités, c’est-à-dire « moi face à Apple », une inégalité considérable. Je pense que c’est politiquement et économiquement décisif, mais le problème, c’est que les gens vivent dans de petites inégalités. Il n’y a pas que les grandes inégalités qui nous pourrissent la vie,
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MAINTENANT // ENTRETIEN
François Dubet Le Temps des passions tristes - Inégalités et populisme, Seuil, 112 pages, 11,80 €
il y a aussi les petites. Il existe aussi de très grandes inégalités qui ne sont pas désignées, par exemple le patronat en France n’est pour le moment pas mis en cause. En revanche, on va trouver que les députés sont pourris et beaucoup trop riches. Vous êtes dans des choses qui manifestent des émotions, des colères, des rages, mais dont on voit bien – et ce n’est pas un reproche – qu’elles restent très difficiles à articuler politiquement. Les seuls partis qui s’y essaient sont ceux qu’on appelle les « populistes », dont on ne voit pas très bien la politique économique. Après tout, les ouvriers américains pauvres votent pour un milliardaire qui a surtout enrichi les milliardaires. Quel est le risque, avec les populistes ? Le succès de ce qu’on appelle les populismes aujourd’hui se fonde sur l’effondrement des vieilles catégories : on essaye de reconstituer un peuple autour de sa colère, ce qui est un peu inquiétant, car, même si on voit une demande de démocratie, on perçoit aussi une grande défiance à l’égard de la démocratie représentative. Et, en même temps, incontestablement, une demande d’autorité. Les mêmes individus qui réclament des libertés pour eux sont plutôt pour un retour à l’ordre. Le style politique populiste reste un style politique autoritaire. C’est précisément ce que vous posez à la fin du livre : quelle relation entre indignation et action ? Comment offre t-on des perspectives de justice ? C’est bien le problème. Aujourd’hui, au moment de cet entretien, nous attendons l’acte XIV du mouvement des gilets jaunes. On va avoir des gens qui vont manifester, d’autres qui vont casser, des policiers qui
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vont taper à tort et à travers. C’est extraordinairement troublant de voir comment, au bout de plusieurs semaines, on ne retire rien. On ne sait plus trop ce qu’on veut, d’ailleurs les gilets jaunes sont un peu la caricature de ce que je dis, dès qu’il y a une revendication, une constitution politique, elle est dénoncée par les autres. Surtout, on constate l’incroyable paralysie des partis d’opposition, qui, d’une certaine façon, sont figés dans quelque chose d’étrange, en tentant de récupérer le mouvement sans que cela fonctionne. Et même s’ils le récupéraient, ils ne sauraient pas quoi en faire. Vous évoquez aussi le rôle d’Internet… Je crois qu’il s’agit là d’un changement décisif. Pour agir collectivement, pendant très longtemps, il fallait des organisations, des leaders, des salles de réunion, des médiateurs, des militants, toute une machinerie. Avec Internet, ce n’est plus la peine. C’est extraordinaire. Ce mouvement va rester dans l’histoire pour tout un tas de raisons, mais en particulier parce que ce sont une dame en Bretagne, un monsieur en Provence, etc. qui ont, sur leur machine, fabriqué un truc, alors que traditionnellement, il y avait des militants, des organisations, des partis, des curés… Aujourd’hui, ce n’est pas le cas, et cela constitue un changement décisif pour la fabrication de l’opinion publique, de l’action collective. Propos recueillis par Cécile Andrzejewski.
voir VOIR le printemps poindre est un émerveillement sans cesse renouvelé depuis l’aube du monde. David Brouzet nous emmène dans une bucolique promenade à travers des jardins de tous temps. Lieux de miracles, de douceurs, de troubles, de rêveries, de retrouvailles… Et notre cœur de battre pour cette éternelle renaissance de la vie. Donner corps à l’impalpable, c’est l’essence du travail de l’artiste. Et c’est celui du critique d’art d’éclairer ces œuvres. Le Siècle des lumières donnera naissance à un travail pictural subtil sur le sentiment comme vecteur de connaissance. Les tableaux que Boris Grebille a choisis nous laissent VOIR ce cheminement de l’incarnation et de la connaissance, de soi comme de l’autre. La nature peut être providente à qui sait en user sans en abuser. De l’eau, de l’orge ou du houblon, du savoir-faire, et des mains expertes des moines de Chimay naît une bière qui a conquis le monde. Il faut les VOIR à l’œuvre dans leur distillerie, et contempler les multiples fruits de leur travail, qu’ils offrent et partagent en toute intelligence de cœur. Les artistes se nourrissent de l’autre. Le travail et les recherches de leurs prédécesseurs forment un regard, ouvrent des chemins, influencent une technique. Toute œuvre est un dialogue, mais certaines se répondent plus particulièrement. Les toiles ou les sculptures mises en scène dans ces pages nous permettent de perceVOIR quelque chose de ces conversations pour, peut-être, en faire naître d’autres.
Flora ou Primavera, fresque provenant de l’ancienne ville de Stabiae, Naples, Musée archéologique national.
II - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018
J’ai desce ndu dans mon
jardin
Le printemps est là. Hommage soit rendu à la déesse Flore, comme à Rome, qui lui dédiait en avril cinq jours de fête, les Floralies. Hommage soit rendu aux dieux des jardins, dieux des amours et des plaisirs, ceux que peignirent et sculptèrent tant d’artistes antiques puis ceux de la Renaissance et de l’âge classique. D’Orient en Occident, nous parcourons leurs domaines. En 305 après J.-C., l’empereur Dioclétien renonça à la pourpre pour cultiver son jardin. Comme lui, qui ne rêverait de quitter ainsi le monde ? Aujourd’hui comme hier, le jardin est une tentation. Les Modernes ne furent pas en reste. Écoutons aussi les oiseaux de Paul Klee et les jeux d’eau de Matisse. Le printemps est là. Soyons attentifs à ses bruits. Par David Brouzet LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - III
J’ai descendu dans mon jardin
MATIN DU MONDE
J
an Brueghel l’Ancien, dit Brueghel de Velours, naquit quelques mois seulement avant la mort de son père. Sa grand-mère, Marie de Bessemers, lui enseigna l’art de la miniature et de l’aquarelle. De cet apprentissage, il conserva une finesse, une délicatesse de coloris qu’il mit à profit en tant que peintre de fleurs et de fruits. L’apparition du Christ à Marie Madeleine dans le jardin qui entourait le Sépulcre est rapportée dans les évangiles de Jean et de Marc : à la sainte femme qui trouva le tombeau vide, « deux anges vêtus de blanc » apparurent d’abord, qui lui demandèrent la raison de ses larmes. Se retournant, Marie Madeleine aperçut ensuite un homme qu’elle prit pour le gardien du jardin. Le Christ se fit alors
IV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
connaître. L’appelant par son nom, il lui enjoignit de ne pas le toucher : « Noli me tangere », « Ne me touche pas ». Sous le pinceau de Brueghel, ce thème du Christ jardinier devient prétexte à la représentation détaillée d’un jardin printanier. Paon, dindons, canards et rongeurs se mêlent aux fritillaires, tulipes, roses, iris et artichauts. Toutes ces fleurs et tous ces oiseaux ont une valeur symbolique : ils évoquent à la fois le paradis et l’âme humaine parée des vertus cultivées par le Christ. Le Tombeau est devenu fontaine. À l’arrière, se profile un ciel d’aurore. Celui de la Promesse, du matin de Pâques. Brueghel de Velours, Hendrick Van Balen, Le Christ jardinier, huile sur bois, Paris, musée des Arts décoratifs.
LE POTAGER DU CIEL
L
e retable d’Alessandro Allori fut commandé en 1596 par Christine de Lorraine, grande-duchesse de Toscane. Cette petite fille de Catherine de Médicis et d’Henri II introduisit le culte de saint Fiacre en Italie, en souvenir de son enfance française. Son style rappelle l’art maniériste de Bronzino. Son coloris est précieux et un peu froid. La simplicité de la mise en page est conforme aux préceptes de la Contre-Réforme. Le clair-obscur marqué renforce la dimension dramatique du tableau. Saint Fiacre est le patron des jardiniers. Fils d’un roi irlandais, il fonda au viie siècle un monastère, au lieu-dit Breuil, à proximité de Meaux. Dans un but d’édification religieuse, Allori a représenté tous les épisodes de la légende du saint. Fiacre construisit le monastère pour ses compagnons et s’installa lui-même dans un ermitage, où il accueillait les pèlerins de passage, faisant la charité aux pauvres et guérissant les malades. Afin qu’il puisse cultiver des légumes pour ses visiteurs et des herbes pour ses malades, l’évêque Faron lui accorda l’étendue de terre et de bois qu’il serait capable de délimiter, tout autour de sa maison, en creusant un fossé de sa propre main en une journée de travail. Le saint se mit en prière, puis marcha en traînant derrière lui son bâton, creusant dans le sol un sillon large et profond, tandis que les arbres qu’il touchait s’abattaient de part et d’autre. Une méchante femme, la Becnaude, témoin du miracle, accusa le saint de sorcellerie. Mais Faron reconnut à ces prodiges les vertus de l’homme de Dieu et renvoya la femme.
Alessandro Allori, Les Miracles de Saint Fiacre, huile sur toile, vers 1596, Florence, basilique de Santo Spirito.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - V
J’ai descendu dans mon jardin
JARDIN SECRET
V
ers 1603, le prince Salim, futur empereur Jahangir, passa commande de ce Hal-nama, « Livre de l’Extase », au poète persan Arifi de Hérat. Le texte fut calligraphié par Abd-ullah à Allahabad, dont Salim, amateur d’art raffiné, fit un centre prestigieux de l’art pictural moghol. Le peintre qui illustra le manuscrit reste inconnu. Une enluminure montrant un jardin de style persan fait face aux premiers vers du poème. Entièrement clos de mur et doté d’un pavillon, ce jardin d’Orient est un véritable paradis – le mot grec paradeisos est d’origine persane. Un bassin central et quatre canaux y délimitent les parterres de verdure plantés d’arbustes fleuris.
Hal-nama (« Livre de l’extase »), Arifi de Hérat, gouache sur papier, vers 1603, Paris, Bibliothèque nationale de France.
NOBLES BOSQUETS
S
itués au sud de Paris, les jardins à la française d’Arcueil, embellis par Anne-Marie-Joseph de Lorraine, prince de Guise, dans les années 1720-1730, s’étendaient sur douze hectares au pied d’un aqueduc antique restauré par Marie de Médicis. À l’époque, le jardin est devenu un loisir aristocratique à part entière. Le site, pittoresque, marqué par sa déclivité, était aussi très apprécié des artistes de la capitale. Les jardins furent démantelés dès 1752. Jean-Baptiste Oudry a su saisir, à travers plusieurs dizaines de feuilles mélangeant la pierre noire, l’estompe et la craie blanche sur papier bleu, sa grâce et sa fragilité.
VI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
Jean-Baptiste Oudry, Le Bosquet d’Amphitrite avec la fontaine nord, dessin, deux tons de pierre noire, rehauts de craie blanche sur papier bleu, Musée du domaine départemental de Sceaux.
VERTES FANTAISIES
D
ès le règne de Louis XIV, la population parisienne fut autorisée à accéder à une partie des jardins princiers de SaintCloud. Depuis la ville, le trajet pouvait se faire agréablement par la Seine. Le lieu devait sa réputation entre autres raisons à la beauté de ses grandes eaux. La forte pente du terrain avait permis à André Le Nôtre d’adopter un système par gravitation, qui fonctionne toujours aujourd’hui. À Saint-Cloud, les bien nommés « Grand Jet » et « Grande Gerbe » atteignent des hauteurs prodigieuses. Figurés au centre du tableau, quelques promeneurs appuyés à une balustrade
admirent distraitement l’un de ces chefs-d’œuvre d’hydraulique. Sous le pinceau de Fragonard, il règne à SaintCloud un air de désordre et de licence peu conforme à son prestige. Au premier plan se trouve, renversé, un oranger dans sa caisse. Ces figures de fantaisie sont esquissées, la touche est rapide, tantôt légère, tantôt chargée de matière. Sur leurs tréteaux respectifs, un marionnettiste et des bonimenteurs font de ce parc du Grand Siècle une foire. Sur une toile aussi large qu’un panorama – plus de trois mètres – Fragonard, abandonnant les procédés de composition classique, a peint un monde nouveau.
Jean-Honoré Fragonard, La Fête à Saint-Cloud, huile sur toile, Paris, hôtel de Toulouse, siège de la Banque de France.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - VII
J’ai descendu dans mon jardin
DE TERRE ET D’EAU
A
Henri Matisse, Jardin à Issy (L’Atelier à Clamart), vers 1917, huile sur toile, Riehen/Basel, collection Beyeler, Fondation Beyeler. Photo : Robert Bayer. © Succession Henri Matisse/2019, ProLitteris, Zurich
VIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
près Collioure, c’est ici que j’aime le plus être. » Fuyant l’agitation parisienne pour se consacrer pleinement à sa peinture, Henri Matisse emménagea en 1909 dans une villa avec jardin à Issy-les-Moulineaux, tout près de la gare de Clamart par souci de commodité. À Issy, Matisse mène une vie de banlieusard, goûtant un bonheur familial, entouré de son épouse, de ses enfants, de ses chiens et de ses poissons rouges. Dès son arrivée, il fait aménager son atelier dans un pavillon de jardin. Matisse peint essentiellement ce qu’il a sous les yeux, l’intérieur de la maison et de l’atelier bien sûr, les fenêtres sur le jardin et le jardin lui-même. Son jardin est pour lui un refuge mais aussi une école du regard. Les couleurs du tableau de la Fondation Beyeler restituent les sensations des belles heures que les Matisse y passaient en été. Détaché de tout naturalisme, l’art de Matisse rend palpables les sonorités et la chaleur de l’espace. Un jet d’eau dans un bassin circulaire, des frondaisons et un cyprès bien découpés se détachent sur un fond fauve, flamboiement mêlé de la terre et du soleil couchant.
Sen sibilité
timents et
La Bretagne expose son xviiie siècle
Par Boris Grebille
Le musée d’Arts de Nantes et le musée des Beaux-Arts de Rennes présentent en parallèle les expositions « Éloge de la sensibilité » et « Éloge du sentiment » jusqu’au 12 mai 2019. Un beau partenariat, qui permet aux visiteurs de découvrir un large ensemble de peintures françaises du xviiie siècle conservées dans les collections de Bretagne et principalement issues des musées des Beaux-Arts de Brest, Morlaix, Nantes, Quimper et Rennes et des collections de la ville de Lamballe. Cette double exposition met en évidence le fait que le siècle des Lumières et de la Raison est aussi celui de l’avènement du sentiment dans la plupart des domaines et particulièrement dans celui des arts et de leur critique. Pour cette démonstration par l’image, les deux musées se sont partagé les œuvres : à Nantes la peinture de genre, à Rennes la peinture d’histoire. François André Vincent, L’Enlèvement d’Orithye, 1782, Rennes, musée des Beaux-Arts. © Jean-Manuel Salingue/MBA Rennes Éloge de la sensibilité – Musée d’Arts de Nantes – 10, rue Georges-Clemenceau, 44000 Nantes Éloge du sentiment – Musée des Beaux-Arts de Rennes – 20, quai Émile-Zola, 35000 Rennes
X - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
Sentiments et sensibilité Salon, public et critique
L
e sentiment du xviiie siècle est bien lié à un retour à la nature mais il ne peut pour autant s’opposer à l’éducation et à la culture. Il n’y a pas de sentiment légitime sans une certaine familiarité. L’homme n’a pas besoin d’être cultivé pour éprouver un sentiment face à une œuvre d’art, mais c’est parce qu’il en contemple beaucoup et cherche à les apprécier qu’il peut se construire une connaissance esthétique par le sentiment. En exposant au Salon de l’Académie royale de peinture et de sculpture, les peintres, et
particulièrement ceux spécialisés dans la peinture d’histoire, dont la notoriété du genre décline, viennent conquérir cette sensibilité. Le Salon est en effet le lieu d’exposition où les amateurs découvrent les artistes contemporains. En 1781, date où Jean Siméon Berthélemy expose une première version de cet Apollon et Sarpédon, plus de trente-cinq mille visiteurs fréquentent l’exposition. Avec, parmi eux, un nom célèbre qui contribuera par ses écrits à faire naître la critique d’art et à donner son importance au sentiment esthétique : Denis Diderot. Jean Simon Berthélemy, Apollon et Sarpédon, vers 1784, Quimper, musée des Beaux-Arts. © MBA Quimper
Pour aller plus loin Laetitia Simonetta, La Connaissance par sentiment au xviiie siècle, Paris, Honoré Champion, coll. « Les dixhuitièmes siècles », 2018, 576 p., 95 € Éloge du sentiment et de la sensibilité. Peintures françaises du xviiie siècle des collections de Bretagne, catalogue, Snoeck, 2019, 368 p., 35 €
XIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
Les brasseurs du Seigneur
L’abbaye de Chimay produit une bière renommée exportée dans le monde entier. Comme au Moyen Âge, c’est un poumon économique dans une zone particulièrement sinistrée. Élu·e·s, écoles et associations sollicitent le monastère pour profiter de la manne. Texte : Jacques Duplessy – Photos : Cyril Marcilhacy
Les brasseurs du Seigneur
XVI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
À
Chimay, Françoise Fassiaux, ex-bourgmestre qui vient juste d'être battue aux élections, raconte : « Quand j’avais un projet pour la ville et qu’il me fallait de l’argent, je montais au monastère. » La phrase en dit long sur l’influence de l’abbaye, qui brasse non seulement une bière qui s’exporte dans plus de soixantedix pays mais aussi des dizaines de millions d’euros. Ici, la théorie du ruissellement n’est pas un vœu pieux : les moines financent chaque année de nombreux projets, tant sur le plan local qu’ailleurs dans le monde. Une manne inespérée dans une région très touchée par le chômage. La manne, à Chimay, est dorée, rouge, bleue ou triple ; elle est pétillante, d’une magnifique complexité avec un arôme puissant. Un véritable bouquet d’épices explose au nez, accompagné de superbes arômes fruités. En bouche, l’amertume est très longue et les saveurs sont multiples avec du sucre roux, du caramel et des fruits noirs. La torréfaction du malt est très présente jusque sur la finale. Si la bière fait des miracles, Frère Damien, le prieur, tient d’abord à insister sur l’essentiel de la vie monastique : la prière communautaire avec les offices, la contemplation, les deux heures quotidiennes de lectio divina, cette méditation savoureuse de la parole de Dieu. La communauté se compose actuellement de quinze moines, de sept nationalités différentes : belge, française, argentine, canadienne,
À gauche, de haut en bas : L’abbaye de Scourmont a été fondée en 1850. La communauté se compose actuellement de quinze moines. Comme dans tout monastère, ce sont les offices qui rythment la journée, ainsi que les deux heures quotidiennes de lectio divina, la méditation de la parole de Dieu. L’usine d’embouteillage est installée à quelques kilomètres de l’abbaye. Cinquante-six millions de bouteilles sont produites chaque année. Les 180 000 hectolitres de bière sont exportés dans soixante-quatorze pays. Il se boit 1,8 Chimay par seconde dans le monde.
Ci-dessus : Le frère Damien, abbé de Chimay, surveille la fermentation dans la brasserie ultramoderne construite dans l’enceinte du monastère. Produite depuis 1862, la Chimay a acquis sa renommée après la Seconde Guerre mondiale, grâce à un frère envoyé faire des études de brasseur.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - XVII
Les brasseurs du Seigneur
congolaise, irlandaise et rwandaise. « Cette diversité d’origine est pleine de sens, elle dit quelque chose du monde dans lequel on vit, déclare Frère Damien. Il faut apprendre à se comprendre au quotidien, alors que nous n’avons pas tous les mêmes codes. » Rien ne prédisposait ce professeur d’histoire originaire de l’Aisne à devenir un « businessmoine ». « Enfant, j’étais venu XVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
ici pour préparer ma confirmation, et ça m’avait parlé. Puis j’ai fait des études, j’ai enseigné, et j’avais cessé de penser à une vocation religieuse. Je ne priais plus, j’allais moins à la messe. Mais il y avait au fond de moi comme une insatisfaction et, à 27 ans, j’ai voulu redonner une chance à Dieu. Je suis revenu à Chimay une semaine, et je me suis dit, Dieu existe. Alors je suis entré au séminaire pour
être prêtre, mais la question d’être moine restait. Au bout de cinq ans, en 2004, je suis entré à Chimay. » Comme père abbé, il est aujourd’hui non seulement responsable de sa communauté mais aussi à la tête d’une entreprise qui a généré deux cents emplois directs, sans compter tous ceux créés indirectement au travers des projets soutenus. Pour éviter que la communauté
soit entièrement absorbée par la gestion des affaires, tous les frères ne sont pas engagés dans la supervision de la gestion de l’entreprise ou de la fondation. Seuls cinq d’entre eux siègent dans les différents conseils de la fondation d’utilité publique qui agit localement, de l’association du monastère qui gère la marque Chimay et accorde de petites aides ponctuelles, et de la société
cistercienne qui gère les gros projets à but social ou religieux. « Au conseil d’administration de la société, je tiens à ce que l’on ne parle pas seulement de stratégie, mais aussi de valeurs, et du bien-être au travail », explique le père abbé. D’ailleurs, les membres du conseil d’administration sont venus faire un stage de deux jours au monastère pour sentir où s’enracine le projet de l’abbaye.
À gauche : Le collège Saint-Joseph est l’un des bénéficiaires des aides du monastère. Il a pu acquérir des tableaux interactifs, une mini-usine pour la formation à la robotique ou encore des panneaux photovoltaïques. Dans la boulangerie de la fondation Albatros, des adultes handicapés mentaux s’activent. L’association accueille quatre cents personnes originaires de France et de Belgique.
Ci-contre : Cette ferme de la fondation Albatros permet à des adultes handicapés de retrouver dignité et utilité sociale. Bientôt, une seconde ferme et une boulangerie verront le jour non loin de l’abbaye sur l’emplacement de l’ancienne ferme du monastère. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - XIX
Les brasseurs du Seigneur
Ci-dessus : La région de Chimay a été particulièrement touchée par les fermetures d’usines. L’association Solidarités plurielles, dirigée par Valérie Collignon, soutient trois cent soixante familles à travers une banque alimentaire, mais aussi un service de médiation de dettes.
À droite, de haut en bas : Vue générale de l’abbaye. Son rayonnement est aussi culturel. Elle édite Collectanea Cisterciensia, revue de spiritualité monastique. Sa bibliothèque est riche de 120 000 livres, dont 4 000 composent le fonds ancien. Françoise Fassiaux, l’ex-bourgmestre socialiste de Chimay, devant la crèche municipale équipée grâce à un financement du monastère. Le bâtiment a été construit avec de l’argent public, mais obtenir les crédits pour l’équipement aurait pris des années.
XX - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
Chaque jour, le père abbé reçoit des sollicitations d’aide. Frère Damien décide seul pour les petits montants, comme le paiement d’une facture d’électricité pour des familles dans le besoin ou le soutien de jeunes qui désirent partir étudier à l’étranger. Les gros projets sont décidés en équipe, avec des laïcs. Le plus gros chantier en cours est la création d’une ferme pour employer des adultes handicapés. « Nous ne faisions plus rien des terres du monastère, raconte le père abbé. Nous avons rencontré la fondation Albatros, et son savoir-faire nous a plu. » « Pour nous c’était une opportunité extraordinaire, se félicite Alain Dambroise, directeur de la fondation. Nous allons créer avec
ce projet cinquante-cinq équivalents temps plein et un hébergement de trente-deux places. Sans ce partenariat, nous n’aurions jamais pu monter ce projet de 13 millions d’euros. » Équipement de la crèche municipale, rénovation d’écoles publiques, la bourgmestre de Chimay a elle aussi bien collaboré avec l’abbaye. « Et pourtant je suis femme, socialiste, laïque… même pas baptisée. J’avais plein d’idées, ils m’ont soutenu. Un jour, le père abbé m’a dit en riant : “Aux prochaines élections, je vais voter pour vos adversaires… Eux, ils n’ont pas de projets.” Enfin, je reconnais que le miracle continue : les moines changent l’eau en bière ! » Et tout ça, les moines le font… sans se faire mousser. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - XXI
Dialogues Par Jean-François Bouthors
XXII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
L
a vie, c’est le rapport. Le lien, le contact, le vis-à-vis, voire la confrontation. Cela vaut pour les œuvres autant que pour les êtres. Le rapport se joue d’abord en elles, comme le disait Joan Mitchell, parlant de son plaisir de peindre : « Ce qui m’excite, quand je peins, c’est ce qu’une couleur fait à une autre et ce qu’elles font toutes les deux en termes d’interaction. » Mais un tableau – ou une sculpture – n’existe jamais seul. Même isolée soigneusement pour éviter que tout voisinage ne vienne parasiter le regard que l’on porte sur elle, une œuvre dialogue avec le souvenir de tout ce que nous avons auparavant regardé, touché, entendu, goûté, senti.
Ainsi, au musée Picasso, ce mobile de Calder et cette Tête de taureau de Picasso. La silhouette de tôle de l’Américain semble d’abord s’extasier en dansant devant le coup de génie du Catalan, qui, de l’accolement d’un guidon et d’une selle de vélo, fait naître le héros tragique de la corrida. Mais l’immobilité hiératique de l’animal de combat transforme le danseur en torero clownesque qui démultiplie les passes de muleta pour provoquer la charge. Dans le suspens qui précède l’assaut, le mobile allie la station fixe et le frémissement. La tension est à son comble. Le spectateur voudrait connaître l’issue… La tête, se détachant du mur, viendra-t-elle encorner l’insolent ? Ou celui-ci, pivotant sur son axe, se jouera-t-il de l’assaillant ? LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - XXIII
En arrière-plan du monumental (428 x 563 cm) polyptyque Point de rencontre (ci-contre), peint en 1963 par Jean-Claude Riopelle pour prendre place dans l’aéroport de Toronto, se trouve une autre convergence, plus intime que celle des voyageurs. Il n’est pas interdit de penser que l’étrange oiseau qui domine l’épaisse masse colorée horizontale figure la présence et l’influence de l’artiste américaine Joan Mitchell dans la vie et l’œuvre du peintre québécois. Dès leur rencontre à Paris en 1955, une conversation était née entre eux. En mars 1957, un critique avait jugé devant le tout frais Labours sous la neige de Riopelle que rien ne l’avait fait autant penser à Mitchell et à sa peinture. L’artiste s’était empressé d’en informer par lettre celle dont il disait être « devenu l’élève modèle ». Et l’on découvrit plus tard que Joan Mitchell avait alors écrit discrètement sur le bord d’une œuvre en cours qu’elle a toujours conservé secrètement : « Le laboureur et ses enfants La Fontaine »… (ci-dessous). La conversation allait se poursuivre de longues années. Ainsi, en 1960, Riopelle s’installait rue Frémicourt, où Mitchell avait son atelier-appartement. Et en 1964, le Girolata Triptych de l’Américaine et le Large Triptych du Québécois se répondaient explicitement…
XXIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - XXV
Alexander Calder et Pablo Picasso ne se rencontrèrent que cinq fois. Mais ils n’avaient pas attendu de faire connaissance pour être habités par la même envie de « dessin dans l’espace ». C’est avec ces mots qu’en 1929 Paul Fierens avait défini le travail de Calder, dont les œuvres seraient qualifiées, deux ans plus tard, de « mobiles » par Marcel Duchamp. En 1928, pour rendre hommage à son ami Guillaume Apollinaire, mort de la grippe espagnole dix ans plus tôt, Picasso avait imaginé de sculpter le vide par un assemblage de lignes qui évoquaient à la fois les dessins et les calligrammes de son ami. Suspendu dans l’air, au-dessus du projet (refusé à l’époque !) de Picasso, ce mobile de Calder (1937) a tout d’une caresse angélique qui viendrait emporter jusqu’au ciel l’âme insolite de l’auteur d’Alcools. XXVI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
Entre la Femme dans un fauteuil (1947) et Four Leaves and Three Petals (1939), la parenté est évidente. Même passion pour les courbes légères, même transparence, même tranquillité posée, même balancement doux entre ironie et onirisme… En quête de la forme pure, Picasso travaille en faisant le vide. Calder, pour sa part, cherche à « abstraire », de sorte que la vie ne soit que dans le mouvement. Résultat, deux gracieuses « demoiselles », dont on peut imaginer qu’elles babillent à la nuit tombée, dans la clarté d’un croissant de lune. Au regard du mouvement que les deux artistes ont inscrit en elles, leur conversation ne peut manquer d’être animée.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - XXVII
En 1967, Joan Mitchell trouve à Vétheuil, dans le Vexin, non loin de la maison où vécut Claude Monet de 1878 à 1881, son lieu, son espace, sa lumière. Elle y peint le merveilleux Mon paysage, dont la couleur et la dynamique émotionnelle venue de l’intérieur magnifient encore sa peinture. Riopelle s’y installe avec elle, mais il ne partage pas son atelier, et fait déjà de longues escapades au Canada. C’est là-bas qu’il puise, pour sa part, le plus fort de son inspiration, comme dans le puissant polyptyque de 1973, intitulé De la grande baleine. À la sensibilité lumineuse de l’une répond l’énergie sourde, instinctuelle, et même chasseresse de l’autre. Ce qui ne va pas sans désaccord : si Riopelle a rendu, en 1970, un immense – trois mètres sur quatre – Hommage à Grey Owl, l’écrivain qui signait, sous une fausse identité amérindienne, des romans exaltants de trappeurs aux prises avec les forces de la nature dans le Grand Nord canadien, Mitchell lui a répondu, en 1973, par Chasse interdite, un monumental quadriptyque de plus de sept mètres de long. XXVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
Le vide, l’aérien, mais aussi le plein, le terrestre. Picasso s’y entend pour signifier la densité. Et rien qu’elle. Sa Tête de femme de 1931 impose sa présence. Elle ne troue pas l’espace : elle l’occupe, l’emplit, le concentre dans ses formes organiques, l’absorbe presque. Rien d’étonnant de la part de l’artiste catalan installé en France : il est lui-même de cette pâte que seule une énergie dévorante – sinon cannibale – est capable de transmuter en une flamme créatrice. Calder sait aussi « redescendre sur terre », pour y poser ses architectures monumentales. Sa Grande Vitesse édifiée à Grand Rapids, dans le Michigan, en 1969, fait treize mètres de large (ci-dessous sa maquette au 1/5e). Elle surprend par sa masse, qui en fait, sous ce titre, presque un oxymore. Son immobilité gigantesque nous dit que cette puissance de la vitesse est inévitable. Qu’elle pèse sur nous et nous domine, en même temps qu’elle est capable de mobiliser le monde.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - XXIX
Ce sont d’autres énergies que recueillent Riopelle et Mitchell. Avec Avatac, en 1971, le premier réinterprète les figures que dessinent du bout des doigts les Inuits qui pratiquent les jeux de ficelle (essentiellement pendant la nuit arctique). C’est la liberté de l’imaginaire et la joie créatrice du jeu dans des traditions qui viennent du fond des temps que convoque Jean-Paul Riopelle, pour évoquer les grandes traversées nocturnes, tandis que la peinture diurne de Joan Mitchell s’illumine de la flambée des tournesols, qu’elle aime, dit-elle, « seuls ou peints par Van Gogh ». Le totem surmonté d’un disque solaire qu’elle peint en 1969 est une célébration de l’intensité de l’émotion qu’elle dit éprouver devant ces fleurs qui symbolisent l’éclat d’un jour sans nuages. La nuit, le jour, leur dialogue se poursuit… céleste. XXX - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
Et pourtant, on pourra le croire rompu… Car Riopelle fit construire, en 1974, dans les Laurentides, à Sainte-Margueritedu-Lac-Masson, une résidence atelier, qu’il se mit à fréquenter de plus en plus souvent et longuement. Et il finit par quitter sa compagne fin 1979, pour vivre avec Hollis Je coat, une jeune peintre américaine à qui Joan Mitchell avait proposé de s’installer à Vétheuil durant l’été 1977. Cependant, il lui rendra plusieurs fois visite lorsqu’il la saura gravement malade. Si bien que l’éblouissant diptyque Sans titre de 1992 – ces deux « fleurs » magnifiques peintes par Mitchell peu avant sa mort – semble traduire exactement cette forte parole de Riopelle : « La vie n’est rien d’autre que cette obstination à partager l’existence de l’autre ; à recevoir un peu de cette existence si différente de la sienne propre, si pareille aussi. » L’énergie du dialogue, encore et toujours…
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - XXXI
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1. Pablo Picasso (né en 1881 à Malaga, Espagne ; mort en 1973 à Mougins, France). Tête de taureau, 1942. Éléments originaux : selle et guidon en cuir et en métal, 33,5 x 43,5 x 19 cm. Musée national Picasso-Paris. © RMN-Grand Palais / Béatrice Hatala. © Succession Picasso 2019. Alexandre Calder (né en 1898 à Lawnton, États-Unis ; mort en 1976 à New York, États-Unis). Sans titre, vers 1942. Tôle, câbles et peinture. 114,3 x 139,7 x 48,3 cm. Calder Foundation, New York. © 2019 Calder Foundation, New York / ADAGP, Paris. Œuvres présentées au musée Picasso (Paris) dans le cadre de l’exposition « Calder-Picasso », jusqu’au 25 août 2019. 2. Jean-Paul Riopelle (né en 1923 à Montréal, Canada ; mort en 2002 à Saint-Antoine-de-l’Isle-auxGures, Canada). Point de rencontre, 1963. Huile sur toile, 428 x 564 cm (polyptique de cinq panneaux). Collection Opéra Bastille. FNAC 90069, Centre national des arts plastiques. © Succession JP Riopelle. © ADAGP, Paris 2018 / Cnap. Œuvre présentée au Fonds Hélène & Édouard Leclerc pour la culture (Landerneau) dans le cadre de l’exposition « Mitchell Riopelle – un couple dans la démesure », jusqu’au 22 avril 2019.
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3. Joan Mitchell (née en 1925 à Chicago, États-Unis ; morte en 1992 à Neuilly-sur-Seine). Sans titre (La Fontaine), 1957. Huile sur toile, 199 x 164 cm. Collection particulière, Paris. © Estate of Joan Mitchell. Vue d’exposition (détail). Photo Jean-François Bouthors. Œuvre présentée au Fonds pour la culture Hélène & Édouard Leclerc (Landerneau) dans le cadre de l’exposition « Mitchell Riopelle – un couple dans la démesure », jusqu’au 22 avril 2019. 4. Alexander Calder. Sans titre, vers 1937. Bois, tôle, tiges, ficelles, câbles et peinture, 69 x 180 x 53 cm. Galerie nationale de Finlande, Kiasma (musée d’Art contemporain), Helsinki. © 2019 Calder Foundation, New York / ADAGP, Paris. Pablo Picasso, Projet pour un monument à Guillaume Apollinaire, 1928. Fil de fer, tôle, 38 x 10 x 20 cm. Musée national Picasso-Paris. Dépôt au Centre Pompidou, musée national d’Art moderne, Paris. © RMN-Grand Palais / Béatrice Hatala. © Succession Picasso 2019.
XXXII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
5. Alexander Calder. Four Leaves and Three Petals, 1939. Tôle, tiges et fils métalliques peints, 205 x 174 x 135 cm. Centre Pompidou, musée national d’Art moderne, Paris. © 2019 Calder Foundation, New York / ADAGP, Paris.
09. Alexander Calder. La Grande Vitesse (maquette intermédiaire au 1/5e), 1969. Tôle, boulons et peinture, 259 x 343 x 236 cm. Calder Foundation, New York. © 2019 Calder Foundation, New York / ADAGP, Paris.
6. Pablo Picasso. Femme dans un fauteuil, Paris, 2 avril 1947. Huile sur toile, 92 x 73 cm. Musée national Picasso-Paris. Dépôt au musée Picasso, Antibes. © RMN-Grand Palais / Gérard Blot. © Succession Picasso 2019
10. Jean-Paul Riopelle. Avatac, 1971 (à gauche). Acrylique sur lithographies marouflées sur toile, 160 x 448 cm (quadriptyque). Collection Isabelle Maeght, Paris. © Succession JP Riopelle. © Adagp, Paris 2018. Joan Mitchell. Sans titre, vers 1969. Huile sur toile, 195 x 114 cm. Collection particulière. © Estate of Joan Mitchell. Vue d’exposition. Photo Jean-François Bouthors.
7. Jean-Paul Riopelle. De la grande baleine, 1973 (à gauche). Huile sur toile, 200 x 424 cm (triptyque). Collection Sylvie Baltazart-Eon, Paris. © Succession JP Riopelle. © ADAGP, Paris 2018. Joan Mitchell. Mon paysage, 1967. Huile sur toile, 260 x 180 cm. Fondation Marguerite et Aimé Maeght, Saint-Paul-deVence. © Estate of Joan Mitchell. Vue d’exposition. Photo Jean-François Bouthors. 8. Pablo Picasso. Tête de femme, Boisgeloup, 1931. Plâtre original, 72 x 41 x 33 cm. Musée national Picasso-Paris. © RMN-Grand Palais. © Succession Picasso 2019.
11. Joan Mitchell. Sans titre, 1992. Huile sur toile, 260 x 400 cm (diptyque). Collection particulière, Paris. © Estate of Joan Mitchell. Vue d’exposition. Photo Jean-François Bouthors.
Hamza Karim Munaf
L’avenir retrouvé Fin 2015, trois jeunes Syriens ont fui la même ville vers une Europe inconnue. Leurs parcours, suspendus au hasard et à la chance, sont ceux de dizaines de milliers de jeunes réfugiés. Qui partent par nécessité, mais ont des rêves plein la tête. Par Paul Salvanès
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 83
REGARDS // L’AVENIR RETROUVÉ
Gare d’Amsterdam, 28anovembre 2015. Un train rapide vient d’arriver d’Allemagne. Un adolescent, sac au dos, en descend, se met en marche, puis s’immobilise, la tête levée vers la grande verrière. La fraîcheur de l’air marin qui pénètre dans le hall le tire de sa torpeur, et le flot des passagers le pousse vers la sortie. Il reprend sa course, tendu vers l’avant. Soudain, une mélodie le fait s’arrêter de nouveau. Au milieu de la grande gare, un homme joue sur un piano posé là comme par magie. Autour de lui, en arc de cercle, des gens. Ils chantent. D’un seul coup, la peur, le stress, les fardeaux du voyage l’abandonnent. Un sentiment de sécurité l’envahit en même temps qu’une certitude : « C’est ici que mon errance prend fin. » Après quinze longues minutes, il finit par gagner la sortie, enveloppé par la musique. Dehors, la nuit a allumé les réverbères, les trams, les vélos, les passants en plein cœur de la ville. Il fait quelques pas, tourne sur lui-même ; il respire enfin, à fond. Hamza, 15 ans, a quitté la Syrie et les siens dix-huit jours plus tôt. De la mer Méditerranée à celle qui, face à lui, glisse le long des quais tranquilles, il vient de traverser l’Europe. Et les deux tours de l’immense gare rouge dans son dos sont comme la porte de sa nouvelle vie. Avant, le cauchemar, désormais, les rêves. Hamza est druze, membre d’une communauté qui représente à peine 3 % de la population syrienne. Originaire de la ville de Soueïda, à deux heures de route au sud de Damas, son enfance est heureuse, préservée, « normale », dit-il, malgré les échos éloignés des combats qui lui parviennent depuis 2011. « J’allais à l’école. Mon principal souci, c’était d’obtenir de l’argent de poche de mon père pour aller dans les cafés de la rue Qanawat. » C’est là que se 84 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
retrouve la jeunesse druze, là qu’il croise souvent Karim, avec lequel il suit des cours de danse, et son inséparable ami, Munaf. Mais la guerre civile rattrape la minorité, tiraillée entre l’hostilité initiale au clan Bachar et la montée en puissance des factions islamistes. Et, en septembre 2015, un important leader druze, Cheikh Wahid al-Balous, est tué dans un attentat à la voiture piégée. Ceux qui étaient jusque-là restés à l’écart sont emportés, la division s’étend au sein des familles, la panique gagne la communauté. Le zodiac, rite initiatique de passage à l’âge adulte Les Syriens détiennent déjà un triste record : ils constituent en 2015 la plus importante population réfugiée du monde. Quatre millions de personnes ont fui les affrontements, franchi les frontières vers la Turquie, le Liban, la Jordanie. Dans le chaos émergent les voix de ceux qui sont déjà en Europe. « On entendait que c’était facile, qu’en quelques jours on était en sécurité », raconte Hamza. Brusquement, l’Occident est devenu un ailleurs possible. « J’avais peur d’être enrôlé dans l’armée, je voulais fuir, mais mon père a refusé. Pour lui, j’étais trop jeune pour partir seul. » Hamza insiste, il a compris que ses rêves ne se réaliseraient pas en Syrie. Il veut devenir réalisateur, écrire des scénarios de films, tenir une caméra. Son père cède après l’assassinat du dignitaire. En quelques jours, le voyage s’organise, il rejoint un groupe de huit candidats à l’exil. « Je m’étais toujours dit que je verrais le monde, mais je ne savais pas que ce serait aussi tôt », résume-t-il sobrement dans un anglais parfait. Le lendemain, Hamza est au Liban. En dehors du cercle restreint de la famille, il n’a parlé à personne de son départ.
Il ne sait donc pas que le sac de Munaf est déjà prêt, ni qu’il traversera la frontière moins de vingt-quatre heures derrière lui. De cinq ans son aîné, Munaf n’a qu’une seule ambition : devenir footballeur professionnel. Il la caresse déjà, cette gloire sportive qui l’attend, jouant depuis un mois dans une équipe de Damas en première division, en parallèle à ses études d’économie. Mais celui qu’on surnomme « El marinero » – pour ses dribbles chaloupés, ses notions d’espagnol et ses lubies d’aventure au long cours – s’est lui aussi résigné. « Mon rêve, c’était de jouer pour l’équipe de Syrie. » Le rêve national s’est brisé dans l’effondrement du pays. « Je devais recommencer à zéro quelque part. N’importe où. » Karim, lui, a vu ses copains s’exiler les uns après les autres, mais n’imagine pas quitter son pays. À 19 ans, le jeune Druze poursuit ardemment ses études pour devenir médecin du sport, sans trop croire aux débouchés que lui offre la Syrie. À côté de la danse, il joue au basket-ball, idolâtre Lebron James. Mais un de ses proches est pris à partie dans le conflit. Sa famille précipite le départ. Il suivra Hamza et Munaf un mois plus tard. « Je n’avais pas d’idée sur l’Europe. J’imaginais juste un endroit super, parfait. » Il marque une pause, se reprend. « En fait, je ne connaissais rien. Mon seul objectif, c’était de sortir de ce bordel. »
Comme tant d’autres jeunes, ils se jettent sur les routes pour préserver l’espoir. Celui de faire des films, de jouer au football, de devenir médecin. Le désir d’un ailleurs inconnu sur lequel ils ont pourtant greffé les rêves bruts et simples, banals, de leur génération. Le départ des garçons est précipité, improvisé. « Je me suis sauvé, je n’ai pas eu le temps de laisser mon imagination travailler », poursuit Karim. « Le talent est un langage commun à tous les hommes. J’avais confiance dans le mien. » Le talent : seul langage, maigre bagage. Il ne suffit pas de partir, il faut bien arriver quelque part. Sur Internet, les premières étapes sont balisées : « Au Liban, prenez un vol pour Istanbul, et de là, un taxi, un bus, n’importe quoi vers Izmir. Une fois sur place, vous ne pouvez pas nous manquer. » « Nous », les milliers de candidats à l’Europe, Syriens, Afghans, Irakiens, Iraniens. « Nous », les passeurs. La piste est brûlante. En 2015, plus d’un million de personnes entrent illégalement dans l’espace Schengen, dont près de 20 % de Syriens. Les bras de mer entre la Turquie et les îles grecques sont le lieu de passage privilégié, avant l’accord controversé signé en mars 2016 entre l’Union européenne et la Turquie, qui prévoit le renvoi systématique de tous les migrants en contrepartie d’un soutien financier. Du haut de son adolescence, Hamza est perdu. « Il y avait tellement de
« LE TALENT EST UN LANGAGE COMMUN À TOUS LES HOMMES. » KARIM, RÉFUGIÉ DRUZE EN FRANCE LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 85
© Philippe Huguen/AFP
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« JE SUIS PASSÉ D’UN MONDE À L’AUTRE EN MOINS D’UN MOIS. ICI, TOUT EST DIFFÉRENT. » HAMZA, RÉFUGIÉ DRUZE AUX PAYS-BAS
gens, j’étais choqué, je ne comprenais rien, j’ai juste suivi le groupe. Les passeurs nous démarchaient ouvertement dans les rues, devant la police. C’était illégal mais ça avait l’air légal. » Il lui faudra quatre tentatives pour rejoindre la Grèce. Munaf, qui passe quelques jours après lui, réussit sa traversée du premier coup. Après un naufrage et trois échecs supplémentaires, Karim a décidé de reprendre le contrôle. « Je ne pouvais faire confiance qu’à moi-même. J’ai regardé des tutoriels pour apprendre à démarrer et piloter un moteur. » Et le voilà, à 19 ans, un matin ensoleillé de décembre, une main ferme sur la barre, conduisant à bon port un canot surchargé de plus de cinquante personnes, hommes, femmes, enfants. L’exil, ou le zodiac comme rite initiatique de passage à l’âge adulte. Confier ses rêves au hasard, aux rumeurs, et parfois à la chance Ils arrivent à peine en Europe, qu’ils repartent aussitôt. Quitter les îles, rejoindre Athènes puis la Macédoine. Chacun son tour, Hamza, Munaf puis Karim suivent le même chemin, à la merci du hasard qui leur dicte sa loi. Après la Serbie, de nouveau l’UE par la Croatie, puis Schengen par la Slovénie, l’Autriche, l’Allemagne. Ballottés d’une frontière à l’autre, ils comprennent qu’ils n’ont fait qu’un seul choix,
celui du déracinement. Le reste ne dépend pas d’eux, ou si peu. Dans la grande lessiveuse de leur exode : des histoires terribles, la cohue, les enfants qui hurlent, les marches forcées dans la nuit européenne. « La Serbie, c’était un film d’horreur, il faisait – 11 °C. On se surveillait les uns les autres pour ne pas s’endormir et mourir congelés », se souvient Munaf. De la solidarité aussi, entre réfugiés surtout, et de la part des civils, des organisations humanitaires qui accompagnent le chemin des souffrances. Quelques jours à peine et déjà le meilleur et le pire de l’Europe. À la frontière slovène, les soldats s’énervent contre la foule. Munaf tente de protéger la femme qui voyage avec lui, seule avec ses deux enfants. Le coup du militaire l’atteint à la jambe, une douleur extrême. Les routes successives des trois amis bifurquent au sud de l’Allemagne, plaque tournante qui les distribue aux quatre coins du continent. Karim a un objectif précis : il rejoint directement en France des membres de sa famille qui l’y ont précédé. Munaf et Hamza ont le choix, mais les rumeurs circulant sur les réseaux sociaux influencent ceux que personne n’attend. « À la gare de Passau, en Allemagne, les autorités m’ont demandé dans quel pays je voulais aller », raconte Hamza. « J’ai appelé mes parents, ils m’ont dit de faire ce que je LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 87
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pensais être le mieux. Moi je n’avais aucune idée ! Je rêvais du cinéma français, mais on venait de croiser des Syriens qui disaient que les Pays-Bas, c’était le meilleur pays, qu’ils acceptaient les réfugiés, alors j’ai dit les Pays-Bas. » Avec ses quelques notions d’anglais, Munaf veut pousser jusqu’au Royaume-Uni, jusqu’au Manchester United de David Beckham, dont il a longtemps porté le maillot offert par son oncle. Mais sa jambe lui fait trop mal, et il s’inquiète pour son avenir footballistique. Il coupe son élan à Düsseldorf. « Je ne pouvais pas aller plus loin. J’ai changé mes plans. » Il demande l’asile en Allemagne à cause du militaire slovène, ou grâce à lui. « Je ne lui en veux pas, c’était vraiment l’émeute là-bas. » Apprendre le français grâce à un chanteur belge Ce seront leurs destinations finales. Trois ans après, Karim est installé en France avec les membres de sa famille. Le fan de sport et d’anatomie a persisté dans sa voie et suit une formation STAPS sur un campus étudiant. « J’ai eu de la chance. Beaucoup de gens m’ont aidé pour les démarches administratives. » Il a obtenu le statut de réfugié en moins d’un an, mais n’avait pas attendu pour se lancer dans la course à l’intégration, celle qui passe par la langue du pays hôte. Dès le premier jour, dans l’appartement que sa famille a trouvé à Nanterre, Karim s’est enfermé, acharné, avec les moyens du bord. « Je ne voulais pas sortir avant de pouvoir être compris, je ne faisais que du français, tous les jours, c’était mon objectif. J’ai emprunté des livres avec des CD, j’apprenais les paroles de Stromae… en quatre mois j’étais à l’aise. » Mineur, Hamza a bénéficié d’une procédure accélérée. Réfugié statutaire trois mois après son arrivée en train à Ams88 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
terdam, il a pu aussitôt commencer les cours de néerlandais, dans un camp de Dronten. Malgré la sécurité retrouvée, ses deux premières années sont difficiles. Il partage sa chambre avec d’autres migrants, se sent seul. « Enfant, l’image que j’avais de l’Europe était celle du paradis, mais un camp de réfugiés au paradis, ça reste un camp de réfugiés », résumet-il. « C’est quand mes parents et mon frère sont arrivés ici, il y a quinze mois, que j’ai commencé à voir le côté positif. » Hamza a fêté leur arrivée à sa façon, un troisième tatouage depuis son arrivée, à côté de sa date de naissance en chiffres latins et d’une feuille de cannabis. Ils ont désormais leur appartement à eux, à Zaandam, à quelques kilomètres d’Amsterdam. Le fils cadet qui quémandait de l’argent de poche en Syrie, devenu majeur aux PaysBas, guide désormais ses parents dans leur intégration. Après avoir rebondi et joué dans plusieurs clubs amateurs, Munaf s’est lui finalement installé à Essen, dans la Ruhr. Sans famille en Europe, il a aussi eu moins de chance que ses deux compères et est resté longtemps suspendu à l’obtention du « statut », ce Graal qui départage les réfugiés des demandeurs d’asile, sans le droit de travailler ni d’accéder à des cours d’allemand. Une erreur administrative, un document qui se perd (l’Allemagne de Merkel traite 745 000 demandes d’asile en 2016 contre 84 000 pour la France et 21 000 pour les Pays-Bas), et « El marinero » navigue entre deux eaux, entre désespoir et projection vers le futur, se hissant seul au niveau B1 langue étrangère. « J’ai enfin eu le statut il y a six mois, alors que cela fait trois ans que je suis en Allemagne ! C’est comme si je venais d’arriver. À cause de mes papiers, je n’ai pas encore d’ami allemand, mais maintenant je vais rencontrer la commu-
nauté. » Les choses s’améliorent doucement, et la motivation du « guerrier » est intacte. Depuis janvier, une association l’accompagne dans son projet professionnel. Sans club de football, il continue aussi à s’entraîner, seul, tous les deux jours. La liberté, un apprentissage Pour les garçons, ces trois années ont aussi été celles de la découverte de l’Europe et de ses habitants. « Je suis passé d’un monde à l’autre en moins d’un mois. Ici, tout est différent, chaque détail, il faut tout changer », raconte Hamza. Ce qui le frappe surtout, c’est la liberté dont disposent les jeunes Européens. « À Soueïda, les gens étaient tolérants, mais il fallait toujours obtenir une forme de consentement pour faire quelque chose. Ici, on ne demande la permission à personne ! » Un apprentissage culturel qui n’est d’ailleurs pas toujours facile, comme l’a constaté Karim dans ses études. « En Syrie, on choisit ton métier pour toi en fonction de tes notes. Ici j’avais toutes les options ouvertes. C’est une bonne chose, mais je n’avais pas l’habitude ! C’est comme pour la politique, c’est difficile de savoir quoi penser, car les Français de droite et ceux de gauche ont tous des arguments raisonnables. » Par le prisme de l’expérience et des épreuves, les regards sur le monde se sont affûtés : « Le monde est injuste, certains ont une belle vie, d’autres la passent à lutter », constate Munaf, amer, sans se plaindre pour autant. « Je dois m’adapter, me battre pour devenir une personne positive dans la communauté allemande. Aujourd’hui, l’Europe est ma nouvelle maison. » Encore Syriens, déjà Européens De fait, Hamza, Munaf et Karim vivent pleinement l’Europe, dont ils parlent chacun deux langues, l’anglais étant incontour-
nable. Via les réseaux sociaux, sur lesquels ils se sont vite retrouvés, ils entretiennent leurs amitiés avec les compatriotes d’exil, suivent et commentent leurs progrès respectifs par-delà les frontières, s’encouragent. « Hamza a grandi, il est tellement différent ! » s’enthousiasme Karim. Ce dernier a rendu visite à Munaf pour le réveillon 2017, à Essen. « Il avait cuisiné des fajitas, on s’est raconté nos histoires, comment on se sentait dans nos pays, nos souvenirs… » Les Néo-Européens n’ont en effet pas tardé à adopter l’une de nos libertés fondamentales, celle du mouvement. France, Allemagne, Pays-Bas, mais aussi Belgique, Suède, Hongrie, Italie, Espagne, les trois amis en ont déjà vu plus que près de 40 % des Européens, qui n’ont jamais posé le pied dans un autre pays de l’UE que le leur. Hamza s’en émerveille : « En Europe, tu peux aller dans un autre pays quand tu veux, rentrer quand tu veux, je n’ai même pas à demander de visa ! J’aime vivre ici. C’est comme une grande porte ouverte, comme un nouveau départ pour recommencer sa vie. » À la fin de l’année, Karim tentera médecine en admission parallèle. Il y a peu de places mais il est confiant. Hamza a trouvé un boulot dans un studio d’enregistrement, mais pas encore d’école de cinéma. Il s’est mis au rap et chante la Syrie en anglais « pour montrer qui nous sommes ». Son compte Instagram affiche plus de 4 000 followers. Munaf poste sur Facebook des vidéos de lui où il enchaîne les coups francs de loin dans les lucarnes de buts vides. Karim voulait étudier en Allemagne, il sera médecin en France. Hamza pensait à la France, il tournera ses premiers films aux Pays-Bas. Munaf se voyait en Angleterre, il jouera dans un club allemand. Et pourquoi pas ? Tous les rêves sont permis.
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ADSF Au cœur de la santé des femmes La santé des femmes a longtemps été la grande oubliée des ONG. Depuis 2001, l’Association pour le développement de la santé des femmes (ADSF) a fait de l’accès aux soins des plus précaires sa priorité. Avec ses maraudes et ses permanences, l’association accompagne chaque jour les femmes les plus fragiles. Par Juliette Loiseau
J’
étais là avant vous, il faut faire la queue ! » Devant les locaux de l’ADSF, les règles sont claires et dictées par les habituées du lieu. Celles qui sont arrivées tôt se sont installées sur des chaises, disposées le long du porche du bâtiment, pour échapper aux quelques gouttes de pluie. Des femmes de tous âges, de toutes origines, parfois avec de très jeunes enfants, patientent, plus ou moins calmement. Comme chaque premier samedi du mois, toutes attendent l’ouverture de l’accueil hygiène et santé de l’association. À l’intérieur, bénévoles et salariées préparent la petite salle. « On va mettre la distribution de vêtements de ce côté-là, ça facilitera le passage », propose Patrick, seule présence masculine du lieu. La permanence mensuelle de l’ADSF, dont la devise est « Agir pour la santé des femmes », est malheureusement de plus en plus fréquentée. Les femmes peuvent y bénéficier d’un entretien médical et psychologique, récupérer quelques vêtements, boire un café et obtenir un kit d’hygiène. « Il y a des femmes qui ne viennent que pour ça », confie Nadège Passereau, déléguée générale de l’association. « Dedans, elles trouvent une brosse à dents, du dentifrice, un déodorant, du savon, du shampooing mais aussi des tampons ou des serviettes périodiques, qui sont très peu distribués et très chers. » Mais les femmes sont tellement nombreuses à venir demander ces produits que l’ADSF est obligée d’en limiter la distribution. « Nous avons distribué six mille kits l’année dernière », rappelle la déléguée générale
pendant le briefing. « Si nous continuons à ce rythme-là, nous devrons en trouver huit mille cette année, et ce n’est pas possible. » C’est grâce aux dons de particuliers et de partenaires que l’association peut fournir tous ces produits, mais cela ne suffit pas. « La logique de l’association est que les femmes puissent bénéficier d’un entretien avec une psychologue et une sage-femme pour ensuite être orientées », explique Nadège Passereau. Car la particularité de l’ADSF est justement celle d’avoir été la première ONG, et encore aujourd’hui l’une des rares, à faire de la santé des femmes et de leur accès aux soins le cœur de son action. Fondée en 2001 à l’initiative de Bernard Guillon, gynécologue-obstétricien, issu de Médecins sans frontières comme la plupart des membres fondateurs, l’association se concentre sur cette thématique, reléguée au second plan de l’action humanitaire, en France comme ailleurs dans le monde. « Les femmes à la rue, pour de nombreux acteurs, ce sont des hommes comme les autres », explique le président-fondateur de l’ADSF. « Pourtant, elles ne se comportent pas du tout de la même façon, elles sont cachées, invisibles, et donc très difficiles à prendre en charge. L’accès aux soins des femmes précaires est inférieur de moitié à celui des hommes dans la même situation. » En 2005, une étude pilotée par le Samu social met en lumière la spécificité de la santé des femmes en grande précarité, et l’absence de dispositif adapté. Quinze ans plus tard, le nombre de femmes sans-abri a augmenté, passant LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 91
s em ur nt m ur é d es ur é d · A de l de · A a t DESmFEMMES l REGARDS a AU CŒUR t es r té es de f c//œL’ADSF e DEcœLA aSANTÉ œ s f n n e s c a s m a u u e d d A e l e A s fe u s m œu san m ur · d é d s · la es · A la fem u c la fem œ an é s t e n m ur nt me r de d es de es · A de es u c la s a mdans l’agglo é parisienne m A e de t œ mération der 2 % dla Cité sdes dames r a iche d déjà ·complet s u u m c e n u é é m a e e d té t l s œ a t «eNous ne pouœen 2018, à 12 % depuis plusieurs semaines. f Au e s f ductotal dess SDF enf2012 e m r œ c n n c u a femvons plus a aucunemfemme, inchangée. y envoyer je n’ai an sreste,Aelle, · r d de Aumais lalasituation u m s s u e s œ s A de femmes en rue rien à proposer à celles qui sont sans solum a · m a e u té s · « Ildyea de éplusd en plus c l héberla s fe c u désarmée, es estion· d’hébergement e l s fe», conclut, t essansdeaucun œ an e urtotale,nc’est-à-dire A e d c d e sEt,· ce samedi-là, d lesde Au m d’urgence r outéprécaire,m laudéléguée r dgénérale. a même r s u Au la s femmu cœ lagement, m e n emleur œfemmestésans aucun et, à chacune deœ nos permanences, endroituoù dormir le s · é e d a t f m e r œ s c c f n s augmente »,aconfirme Nadège soiramême sont nombreuses àasenprésen- e d es s · A de nombre c u s m l beau s mm cœ s enous démee Aude l’ADSF. Au latersà laspermanence d e ur é Passereau. de · A«uNousdeavons f d · a l é · avantel’ouverture, s plus ilsy a un rmoment,té nous n’avons Quelques fe Prisca u e la e minutes e s e e nt mm cœ ant ner, A s d d e d u n solution. Et encore, jusqu’au ffravril, épart distribuer desrtickets aux · qui r d d e femmes mà un1ucertain apermet u la s mdelamtrêve e m t s œ d s f u A m hivernale patientent dehors. C’est elle qui gère l’ac-u c e n é toutes mcar «celleœles nconnaît afemmesfed’êtrecœ t l a té u es es · de s fe nombre e m de hébergées. cueil et peut œ s f n A e s c a », explique-t-on m u à une sa m u verrezlaà quoi es calmerAules tensions ddans dunemois, vous r de es · Revenez s e m A r f u e A que l’as· a d · a fem u u téla permanence… l ePrisca l s m cœ nté m œressemble » Pourtant, nouvelle bénévole. est· ce d s s é e e r t s e d« une dame Salut, l’ADSF c avecsl’Armée d appelle e repère d ». Ellees s · A u aaouvert n lemesociation an dum r r é m Au la sa s fem· Au 1laffdécembre t œ 2018 la Cité des dames, un fait partie des femmes qui ont bénéficié s em u n m u é d e m c a e l a fdee l’aidecdeœl’ADSF,ntet qui m cœ accessible fdédié Aauxu femmes f 7 cœà un smoment e s s de é de mes r de centre s Au exercersaleur métier jours m u a eaujourd’hui e sur s7, ·de jourr comme d ddee nuit A(voiru epourraient l e t d f u · a d encadré p. 94). Ce lieu a pour ambition d’aidesoignante ou de sage-femme si leur · e n u l s Surs · A e la s r d situation té ed’espaces s de le permettait. é e m cœà uneanabsence t sa s femu cœ anté demrépondre administrative e d local, e rd e u alesntablesminstalléesr à l’entrée m s s é réservésuaux femmes dans la capitale, du petit e e m A t œ s f u u té d A d’hébergement mstagiaire a fem étant c quasi-la Sarah, n l centres administrative, et Manon, · m e œ a œ é d es · de la des eles f u s demixtes,eset fuis ·parA les femmes sciviques fquie doitubiencen service c an m e esvolontaire ment tous a u d m r l r é s fe e la gestion A embauchée A des d essexuelles. r Pouréled tôt·être cause des agressions pour u e m œu ant mm àreste, a d · u l é daccueillent s t s œ ilsnnet sont ouverts é que la journée, bénévoles, lesefemmes une à es e m e r t s œ s c c e f n d d e u n a a s m a sansspossibilité de misecà l’abri. Mais, à une. « Bonjour ! Vous êtes déjà venue ici ? u u m m l r u sonla souverture, A e de · A lpeine téà mm œestavotre sa nom femois· après u A m a m trois Quel ? » demande Sarah c n s d e e r nté es de de es de es f · Au e l s f u cœ a sa s fe cœ u œ a sa emm ur nté mm ur é d es ur d é de · A e l de · Au la œ sa fe cœ nt m cœ nt es r d té es e c e l es f « Les u ahommes n m r d té m longtemps a es àAula rue des u lfemmes sa font sa mmété u e A d œ s e A · a d · m œu an a c lPourtant, l pour l s · a autres les associations. d tles e e té es comme s é f f u e e e r s e même s · Ade dla s u c la s s d é d me pasr d du etout u an ne msee comportent elles e m r t s œ d r eté dtrès· A de de u sont u m u c façon, e n u é m a s femelles cachées, invisibles t l œ a fe cœ n m cœ nt es r té e s c A e s u an m a fem uL’accès a aux s Au en scharge. e Au e àla prendre soins m s e s · ur ddifficiles d œ A lade fmoitié · d précaires m u c àla s fem œ a einférieur d s · est l é s · e des femmes s t é e ur nt me de d es de es · A de es u c cœ sancelui m r tla r d es » r d · A e a m dans é même m usituation. shommes u a fem u cœdes n l m a e cœ sa fe cœ nté m œu nté es r d l f e A e s s d e s · d e Au la es u sa em Bernard c saGuillon, u a m u A d r d œ f e A m u c la s a es fondateur a defel’ADSF l · té me cœu nté es · r d té d es · e lprésident e d é d mes r d es · A de es u n a m m m r a s u e f · A la em cœ a s em u nt m u é d es ur é d s e f u l f cœ sa fe cœ nt m œ nt e er
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92 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
m a · d · a c e l fe u la fe cœ san fem cœ té me œu té es r d té s e l es r d des s · A r de des Au la es Au san em u c san m œu san me r d té d me té e u té s · de é d s · la s f · A la fem c la em œu an m an femm u cœ san me œur sant me r de té de mes r de des s · Au r de des f Au c la s es fe Au c u u es s · A e la fem u c la fem cœ san fem cœ té me œu té es · r de té d s · e e r d es · A de es u la es u san em u c san m u an me r d mmcœu nté d mes œur nté d es · A r de té d es · A e la es f s · A e la fem u cœ la s fem cœu san s A e s d c Au a sa fem Au a sa mm œu san mm ur d té me ur d de s · r d de · Au e la e e l es s · e l fe u c la fe cœ san em cœ té me œu té s r d té d r d té d me r d des s · A r de des Au la es f Au san fem u c san me œu san m an em œu té e u té s · de é d s · la es · A la fem u c la fem a s s f u c an mm cœ an e ur nt e de d es de es · A e es u c de · A a s fe Au a s mm cœ sa mm ur té m ur d s r d d · A té s e l es s · e l fe u la fe œ an em œ té me u té s r d me r d té d me r d es · A de es Au c la s es f u c san em u cœ san me u em cœu san fem cœu nté d mes œur nté d es · r de té d es · A e la es f s · A e la fem u cœ la s A e d Au e la des · Au a sa fem Au c a sa mm cœu san mm ur d té me ur d de s · r d d r d té es de l des es · e l s fe Au e la s fe cœ san fem cœ nté me œu nté œu a san mm ur nté mm ur d é de es · ur d é de · Au e la des · Au la sa s fem· Au c la sa mm e l s fe cœ sa fe cœ nt m cœ nt es r d té es de de s e s fe A de · Au e la des · Au la sa fem Au la sa mm cœu san mm ur nté me ur d de es · nté es r d té es e es s · e fe u la fe cœ sa fem cœ té m œ u m an m r d é d me r d es · A de es u la es u san em u c em u cœ la s fem œu ant m œu té d es ur té d s · A de é d s · A la es f · A la · A de es u c a s s fe u c an mm cœ an me ur nt e de d es de es ur té d s · A de l é de s · A e la s es fe · Au la s fem u cœ la sa femmœur anté emm œur té d s e œ n e r t e c s f c n u c la sa mm cœu san mm ur d nté d me ur d des es · A ur de des · Au e la des · Au la sa fem é é s m a e e d de s f Au e l s f cœ sa fe cœ nt m cœ nt es r té es e de s de es · ur d de · Au e la des · Au la sa fem Au a sa mm cœu san mm ur d nté me nté m œ nté es r d té es e es s · e l fe u la fe cœ sa fem cœ m u c sa m u an m r d é d e r d es · A de es u la s u s fe · A la em u cœ la s em œu ant emm œu té d mes œur té d s · A de é de s · A la
s s · de es r m u é m t e cœ anL’Association pour le développement de la santé des femmes en 2018 u s A · la e1s086 femmes accompagnées lors de l’accueil 300 bénévoles actifs présents lors de l’accueil e d hygiène set· santé, d e des maraudes et des mensuel, des maraudes hebdomadaires et m ur médicales. ur anté mpermanences à la Cité des dames. œ nté e s c f 100 000 euros de budget annuel. a mises à l’abri la Cité des a es A144u bénéficiaires scentre dames, un d’accueil ouvert 7 jours sur 7 a d · l esurs 24.s · s etd24 heures é e t e ADSF n m r té d me r 6 000 kits d’hygiène distribués, contenant les 18, rue Bernard Dimey – 75018 Paris u u n deempremièreœnécessité é t a fem cœ produits comme du savon, 01 78 10 79 25 /contact@adsfasso.org s shampoing cdes protections f n a s a du et hygiéniques. Site Internet et dons en ligne : adsfasso.org u u · A de l é de s · A la s es · r nt e de d es u m ur té m ur œ a sa laepremière m n« Vousem de sages-femmes, ne peuvent arrivante. êtes logée l s finterrogecœManon. a« Vous œ? » ntenpasé école s c f e pratiquer et Mériam, malgré avez un centre u la? Est-ceesque Avousu appe-sa son diplôme etd’acte, d de d’hébergement A ses expériences, n’a pas ·lez le 115d?eD’accord, a d · l é s · s t s exercer en France. Les donc vous n’avez e facepasàde d’équivalence r nfixe.té» Fatou* s défilentpourdans e s’installe n me de logement d e u femmes le local de l’ADSF m r tpour r voient proposer a m bénévoles é m œ u u m et toutes se l’une a desssages-femmes c n té d’autresunpas.entretien. l s Mériam, a béné-fem Certaines œ acceptent, fe Au uneentretien. fe c«œ À l’issue la cheffesdes c n a s · a u u e d l de celui-ci, un échange plus poussé avec voles sages-femmes », traduit et s’enquiert s e · A la d · Anécessaires e d es ur destéinformations une psychologue ou une sage-femme leur pour se faire s · d té es e e s s r œ e n est proposé ; ou alors un rendez-vous dans une idée de son état de santé. Contracepd e r n mutilations m œIVG,u ousencore m ur dla semaine, a é u c la sation,mgrossesse, m t si leur situation u téle nécessite. m c n m a e e l œ a œ bénévoles ensuite d’orienter « Note qu’elle a fété excisée, cÂgéeeta s Les c femmes fe ulesessaient n vers les strucAluiufait e », souffle s Mériam. de es fgénitales. a au maximum que ça mal s · u e d l s e A arrive s trentaine A déjàla existantes, d ed’une r éd’années, d · Awa* e é dtures des ·santé u é s avec · plus d t s t e e r s de succès. un nourrisson deedeux mois, ins- t ou moins e n mmaveccœ n d édedlogement, e d’admiu aEllen Problèmes aelle dansmun porte-bébé. m r s de santé, tallé contre u e m t œ s f u m suivi cgynécologique n emde ces femmes, la d’aucun : lesasituations bénéficié a femnistration e l œ f u es es · An’a e s c A e s s diverses, ont toutes depuis son accouchement. « L’hôpital où d e s · d e Au la es fpour point commun r m d neevous a pas r donnéé dde ren-· dedleselaisser dlivrées à elles-mêmes, sans vous étiez u é m cœu dez-vous t t ceecas,s solutions, sans savoir vers ?m Vous êtes sûre ? Dans r se ntourner. téet surtout œ n n c u a a m qui En fin de matinée, une on va vous rappeler cette semaine pour u m a femme totalement s m gynécou enlaconsultation A la s ques fevous ·veniez œ s A jeune déboussolée c a présente. « Il faut qu’elle voie e l f u e e e s se psylogique », poursuit la sage-femme. Un peu A dede chologue en urgence », interpelleuneSarah. s s’inquiète d é d plusmloin, e d · e r une jeune femme s ur Abba* a accouché récemment d’un bébé dson accouchement. u depuis e nt emfuites urinaires é t a œ m cœ? » s’en- prématuré. « Il est resté à l’hôpital et elle s s f « Vous cavez afaitnvotremrééducation u s u à elle n’a aucune nouvelle. L’hôpital l’appelle de e AquiertlMériam, avant fe de·luiAproposer a s é d es · aussi temps en temps pour qu’elle vienne le voir revenir poursun rendez-vous. Ce deexamen de deéaucun e et, à chaque fois, il a de nouveaux appareils jour-là, médical n’est posm r t mm m œu sible. branchés sur lui, personne ne lui explique », Les deux jeunes bénévoles, encore n a fe s c Au e la des r d té
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s em ur nt m ur é d es ur é d · A de l de · A a t DESmFEMMES l REGARDS a AU CŒUR t es r té es de f c//œL’ADSF e DEcœLA aSANTÉ œ s f n n e s c a s m a u u e d d A e l e A s fe u s m œu san m ur · d é d s · la es · A la fem u c la fem œ an é s t e n m ur nt me r de d es de es · A de es u c la s r dpas oùeelles a mrésumeula jeunentfemme. é m A e de s dormiront œ C’est Éléonore, r leésoir. d » Les·femmes s u m c u é m a e e d té t l s œ a t sonterepérées lors œ de nl’as- suivies des stagiaires psychologues parœ l’association f Au e s f l’une e m r s c c f n c u men- an s enAuentretien,sadansfemde cesu accueilssahygiènemet santé · r d de Ausociation, a qui laereçoit m l s œ s e bureau A à l’écart. « Elle m’a dit suels. Elles sont souvent envoyées par m a d · m a e u té s · undpetit c s l’hôpital lales s fe c fe Au comme es esdes· associations e lpourdavoir e l spartenaires, té appeler œ an e urqu’ellenallait e e c d d · femmes, e la Halte d géréede Au m surumon r bébété», racontem Restos r du cœur, ainformations s d r s u Au la s femmu cœ lades m e nbureau. u encore é Abba* àfNadège, en sortantadu « Je œ par l’association Aurore, ou le s · é m e d t œ t e m e r œ s c c f n n le médecin, on nesm’explique Palais de lam femme, un centre d’héber- e d es s · A de ne evoiss jamais c u a a a l s fdee l’Armée s Maismm u du lSalut. Alesu lagement d e ur é pas d ce qu’il· Aseupasse. œ as » Toutedlaematinée, les e A · a c é s · d e t s t s jeunes psychologues sanse maraudes permettent é travaillent f Au e l e ehebdomadaires e r t s e e n mm cœ an deux s d d d u n Il faudra qu’on mette d’identifier rdes femmes · rd d e en sgrande m «œ munefois,uaffiche rcar je téaussi ala prochaine u la s mrépit. e m d s f u A m “entretien en cours” précarité, en dehors de toute association c e n u té é m Béném ad’enchaîner e t l œ a œ f u es es · de s fe n’ai e pas arrêté les rendez-vous ou éloignées géographiquement. œ s c c f n n m Aje n’aidmême e paseseu le temps c a a s · m a u e u l r s et de remplir vole depuis un an et demi, Julie se joint s r d’entretien d »,· AsoupiredeLéna lorsde régulièrement fe mobiles. Au « J’ai · A la auxeéquipes a fem u l é s mmcœu nté d mes œlesufiches · s t s é e e r t s e n m u n mefait une den bidonville, c d’unesaaccalmie. dmaraude e une den rue,es s · A r r a é m Au la sa s fem· Au Ici, t œ d e la santé mentale est autant prise en mais je participe surtout à celles des s em u n m u hôtels m a c l é a e t l œ a œ la santé « Toutes ont c sociaux confie-t-elle deux bou- m sde»,sandwich, centred’une fe leutemps n pausem cœ Au physique. e», résume sdesfquetraumatismes s f Éléode é de mes r de charge a s · vécu chées a u e e d l s e e à Au la A t m u é nore. s ellesun’en Aune liste d « Mais r parlent dpas comme f e · a furtive. «dNous avons de femmes · e n l é s · e d s portes.r rencontrer, tentre deux s en général é avec e e t s œentretien, sa s fe u cœ ant ça,maumpremier une quinzaine e e n d c d e d e u n ales chambouler. m s s é Il ne fautusurtout pas Elles saà voir enm priorité. rNous faisons surtout les r e e m A t œ f u u té d A mveulent mde leursœrendez-vous cet nousla suivis n racontentlace qu’elles médicaux, nous · m e e a œ é d es · de la des enous f f u s e c asiselles ssontfebienuallées c an m e esleur demandons essayonsdde lesesorienter· A vers d’autres u d m r l r é s fe e pris, A que nous s du soutien Aou bien d faisons r plus d à ceux Nous leurd avions u e m œu ant mm structures. · a · e u l é é s s ddécidétéde consulter t Nousmavonscaussi t esis elles ont s ledpsychoœ du suivi. que commencé e e e r œ s c c f e n n d e uqu’on leur navait conseillé. a enfeplace m desugroupes sdeaparole,m logue mettre Il y a aussi m r s a é Au e la des · Au làautour m t œ s u A a a des émotions notamment. Maism ce pas mala de suivi dem grossesse. Ce n’estnpas m c l s · d e e l facile,s àf cause cdesœproblèmes e ellessnefsavent· Au toujours r nté es de n’estdpaseleur epriorité s quand sa sdefe u cœ e d u a u e e d m œ a sa em ur nté mm ur é d es ur é d · A e l de · A la e l es f u cœla sa s fe u cœsant mm cœ sant mes ur d anté mes r de é d A dedes dames de s · A la es fe · Au la fem u cœ la s fem œu ant té es · La rCité é e s avec ·desA travailleurs tdames, une lieu d’accueil s s’entretenir e esociaux, d aux s udesc la s s de é réservé e d u n La Cité a des e d m m r r m A e de t s œ d r é d Les animaux s a eouvert u m u c femmes, m · ses uportesnle 1 décembre sages-femmes et des psychologues. e u é m a t l s œ t e places rded té e œa sont f l’aide cde l’Arméesadu Salut, e m c 2018. Avec l’ADSF acceptés. Laœnuit, cinquante f n n A e s c u n m acouchage a disponibles s laAcapitale, m sontu également u letainéditedans u m s s ceecentre, pionnier : trente-sa e A s · ur d créé d œ f e éjourd et nuit ·à êtredouvert m social · pour les c– comme la ecinq s sonts attribuées · A e lapar lefSamu leépremier a fem cœ e s t s l u e r t œ e e n e dees u s · A d’urgence c sa femmes. Dansules locaux d é d toutes eles places d d’hébergement n de m250 m ,r installés e d m r a m t s œ d r s 39, rue du Chevaleret dans le 13 arrondissement la capitale –, les quinze autres sont réservées u an m u té e u é d s · A de m a fedem Paris, c l a e l œ t e r œ denla Cité des f cinquante femmes peuvent venir se fe aux équipes dames pour héberger m œ s c c n Au laver e s de es sreposer, c u a a a s · m pendant la journée. u uneladoucheeet Adesu femmess repérées e prendre d leurdlinge, m s u e A d r œ s f e A té me cœu nté es · r d té d es · e la des s · e la s femAu c e la s d e d u n fem· Au la sa emm cœ a sa emm ur nté mm ur é de es · ur d é de s e f u l f cœ sa fe cœ nt m œ nt e er
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m a · d · a c e l fe u la fe cœ san fem cœ té me œu té es r d té s e l es r d des s · A r de des Au la es Au san em u c san m œu san me r d té d me té e u té s · de é d s · la s f · A la fem c la em œu an m an femm u cœ san me œur sant me r de té de mes r de des s · Au r de des f Au c la s es fe Au c u u es s · A e la fem u c la fem cœ san fem cœ té me œu té es · r de té d s · e e r d es · A de es u la es u san em u c san m u an me r d mmcœu nté d mes œur nté d es · A r de té d es · A e la es f s · A e la fem u cœ la s fem cœu san s A e s d c Au a sa fem Au a sa mm œu san mm ur d té me ur d de s · r d de · Au e la e e l es s · e l fe u c la fe cœ san em cœ té me œu té s r d té d r d té d me r d des s · A r de des Au la es f Au san fem u c san me œu san m an em œu té e u té s · de é d s · la es · A la fem u c la fem a s s f u c an mm cœ an e ur nt e de d es de es · A e es u c de · A a s fe Au a s mm cœ sa mm ur té m ur d s r d d · A té s e l es s · e l fe u la fe œ an em œ té me u té s r d me r d té d me r d es · A de es Au c la s es f u c san em u cœ san me u em cœu san fem cœu nté d mes œur nté d es · r de té d es · A e la es f s · A e la fem u cœ la s A e d Au e la des · Au a sa fem Au c a sa mm cœu san mm ur d té me ur d de s · r d d r d té es de l des es · e l s fe Au e la s fe cœ san fem cœ nté me œu nté œu a san mm ur nté mm ur d é de es · ur d é de · Au e la des · Au la sa s fem· Au c la sa mm e l s fe cœ sa fe cœ nt m cœ nt es r d té es de de s e s fe A de · Au e la des · Au la sa fem Au la sa mm cœu san mm ur nté me ur d de es · nté es r d té es e es s · e fe u la fe cœ sa fem cœ té m œ u m an m r d é d me r d es · A de es u la es u san em u c em u cœ la s fem œu ant m œu té d es ur té d s · A de é d s · A la es f · A la · A de es u c a s s fe u c an mm cœ an me ur nt e de d es de es ur té d s · A de l é de s · A e la s es fe · Au la s fem u cœ la sa femmœur anté emm œur té d s e œ n e r t e c s f c n u c la sa mm cœu san mm ur d nté d me ur d des es · A ur de des · Au e la des · Au la sa fem é é s m a e e d de s f Au e l s f cœ sa fe cœ nt m cœ nt es r té es e de s de es · ur d de · Au e la des · Au la sa fem Au a sa mm cœu san mm ur d nté me nté m œ nté es r d té es e es s · e l fe u la fe cœ sa fem cœ m u c sa m u an m r d é d e r d es · A de es u la s u s fe · A la em u cœ la s em œu ant emm œu té d mes œur té d s · A de é de s · A la
s s · de es r m u é m e cœ ant u · A la s«eNous s s ·sommes là pour pallier un problème e d dd’accès e r aux soins, d’hébergement, mais c’est m ur anté insuffisant. u té » m œ e Nadège Passereau, a s es f Au c san déléguée générale de l’ADSF d s · la es · é t n me r de té d mes r u an m u té essaieœ au ment », confie Anne-Léa, bénévole depuis fem cœ langue, eonmatin-là, s mais c depaslesadensoutenir f maximum. » Ce maraude « On discute de tout et de rien, ça s a u u sdes femmes à unaidemois. e mais· Al’accueil à faire lien. » Derrière elle, Agathe · A de lpouré dJulie, a s sont · détaille ses dugalères s dEt elesl discussions e r lat permanence. pour trouver un lieu s e d du fameux e u n m r r a vite houleuses lorsqu’il s’agit qui veuille bien d’elle et de son chien. é ml’ai dit,u Laé jeune femme est sans t je vous œ a s kitemd’hygiène.u « Comme n m l s fon n’en caœ a fe on en cdonne œ ntdepuis quelques jours, excluehébergement s e pas a suffisamment, a des dames suite à une bagarre.de« Jela Cité u femmesl qui eneonts vraiment u d de qu’aux s A A besoin, suis e é d à lasrue· », explique ·qui sontdtotalement a escomplètement l é · s t je dors dans les e « Maisd parkings. r nlatbénévolee à Aïcha*. s En plus,à laon rue, n me patiemment d e u m’a volé tente… » m r Agathe n’est pasmaseulement adonnemrien là oùurje suis,ntc’est é m œ s u m on neanous Mais à l’ADSF, c té elle est aussi bénévole. lça quesjefeviens ! »cAvec œ la distribution a fem unecœ fe Au pour bénéficiaire, s n e · d dproduits, e Auaussienécessaires la desque· Au« À laaCité,saj’étais au stock, je rangeais les · es ur derarestécesdans l ej’accompagnais les centres et d’hévêtements, s s · les nouvelles d d’accueil s s é e r t œ e e n bergement, l’association a vite été dépaspersonnes. Depuis d u an m r d té me que rje ne peux plus y u c la saséemparml’ampleur œ dessbesoins. « Je lui ai je viens tous les jours u aaller, u ici.téC’est normal m c n m a e e l œ œ du u c’est fpour ça c qu’elle s d’essayer de rendre c un peu femoi. ntout ce que l’on A kit»,d’hygiène, e Pascale* s en umontrant de es fparlé a est venue insiste fait pour » s · a u e d l speu à peu les lieux. e · Aquittent d eunes autreurfemmeé ddu doigt· Aà Manon. e a Les femmes d l é s de rédiger · le d s où elle tque, leejour s de finissent e r s vient, té Les psychologues e nt mm« C’estcœdommage n d e u n a m sommes m desuentretiens, r té Sarahm a mbilan ilun’y en aitspas ! » « Nous làspour et Manon font e œ f A m a c n s pallierl un problème d’accès aux soins, la liste de toutes les femmes · m a e Au e l fe cœ sa fe qui sont pasf e es d’hébergement, e s s », usées ce lmatin-là c’est insuffisant –splus d’une soixantaine d e smais · a e d r e m A d r d regrette Nadège Passereau. sont nouvelles. Si, mois après mois, la e semble d e deul’accueil,té la distri-s · situation é desmtables m cœu Enntface d toujours insoluble, l’acr hygiène té et santé œ attire e ucueil nles femmes. c n a a m bution de vêtements lot de petites u m a Comme dansa sonle cas s àm u bénévolat e A la s Pour œ s f A a son premier l’ADSF, Kim victoires. de cette c s retrouve · à gérere lce pointfestratégique. a un peu âgée qui a, enfin, accepté l u e e s se dame s ·deAbéné-de parler à une psychologue et de partagerde d é d « Heureusement, e d e r il y a beaucoup m! » tempère s Là aussi, d femme. r un peu son fardeau. « Aider ces femmes u tlaéjeune e nt emvoles u a œ m œpar des à vivre de la façon la plus douce possible s s f toutu cprovientande dons déposés c m s u Anne-Léa malgré leur quotidien précaire, c’est ça e Aparticuliers. Un peu fe plus· Aloin, a tartinent l s é d es · etdMyléna à la que nous faisons », résume Éléonore. • e edes e et ddistribuent s dusandwiches chaîne é café. « Ça perm r t mm m œu metand’engager la discussion plus facile*Les prénoms ont été modifiés. e s c f Au e la des r d té
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 95
REGARDS REGARDS
Fraternités Les associations multiplient les initiatives et débordent d’idées pour donner corps à la fraternité. Chaque saison, vous trouverez ici des noms et des pistes. Par Philippe Clanché
Lille – Penser l’habitat avec les familles précaires La fin du xxe siècle a vu naître à Lille des ateliers populaires d’urbanisme (APU). Fondé en 2014, celui de Fives, un quartier de la capitale du Nord, accompagne toujours plusieurs centaines de familles en difficulté de logement, confrontées à l’insalubrité ou en précarité économique. Association d’éducation populaire, l’APU Fives travaille avec les familles pour penser l’habitat ensemble et mettre en avant un droit à vivre en ville, quand la spéculation immobilière les menace d’expulsion. Avec une cantine populaire chaque lundi, une permanence d’accueil hebdomadaire, un
journal de quartier, des balades urbaines festives, une émission mensuelle sur une radio locale (Radio Pastel), l’association se démultiplie grâce à l’engagement d’une quinzaine de bénévoles et de deux salariés à temps partiel. Les adhérents bénéficient d’un accompagnement personnalisé dans toutes les démarches administratives. Cet hiver, l’APU Fives a lancé une pétition contre la fermeture des derniers bainsdouches de Lille, indispensables pour les personnes sans domicile fixe. Rens. : 03 59 22 39 76 ou www.apufives.org
Sénégal – Des bus pour faire reculer l’excision En France, de nombreuses femmes originaires d’Afrique et victimes de mutilations génitales dans leur enfance craignent qu’à l’occasion d’un voyage dans leur pays d’origine leurs filles subissent le même sort. L’association SOS Africaines en danger, présidée par l’avocate honoraire Danielle Mérian, travaille avec elles, demandant notamment que la Déclaration universelle des droits de l’homme soit respectée en Afrique de l’Ouest. Elle veut faire circuler des bus dans les villes et villages du Sénégal afin de faire disparaître cette tradition criminelle. Chaque véhicule comportera un espace dispensaire, avec des médecins, et un espace numérique connecté à Internet à la disposition des visiteurs. Sur place, la cinéaste Aminata Bakhoum est prête à organiser les équipes, notamment en faisant intervenir d’anciennes exciseuses qui ont rejoint le combat de l’association. Pour financer le projet durant une année, un appel au don (170 000 euros) a été lancé début février. À terme, l’association voudrait faire perdurer le travail sur place et l’étendre à d’autres pays de la région également touchés par ce fléau. Rens. : www.sosafricainesendanger.org 96 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
Femmes – Courir contre les violences À l’invitation de la Fondation des femmes, quelque 2 200 personnes ont couru sur la piste ovale du Grand Palais de Paris le 10 décembre dernier pour la Nuit des relais. Cette manifestation sportivo-festive a permis de récolter plus de 220 000 euros, chaque équipe de 10 participant·e·s ayant préalablement récolté 1 000 euros. La Fondation a désigné début 2019 dix-sept associations bénéficiaires, toutes engagées dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Certaines d’entre elles misent sur la danse, le karaté ou l’ostéopathie pour aider les victimes à se reconstruire après les souxrances qu’elles ont subies. D’autres ont pour objectif de leur permettre de retrouver l’estime de soi, ou encore d’accéder à l’entrepreneuriat. Ainsi dotées, ces associations vont pouvoir augmenter leur capacité d’action. Devant le succès de l’événement parisien, la Fondation des femmes envisage d’organiser cette année d’autres Nuits des relais dans de grandes villes de province. Créée en 2014, la Fondation soutient plus d’une centaine de petites structures qui sont engagées pour la santé des femmes et l’égalité professionnelle, ou qui combattent la précarité, le sexisme et la violence faite aux femmes, leur apportant aide financière, visibilité et soutien juridique. Rens. : fondationdesfemmes.org
Bangladesh – Eau potable et latrines écologiques Le sixième des dix objectifs de développement durable définis en 2015 par l’Onu met en avant l’accès à l’eau propre et à l’assainissement. C’est la raison d’être de l’ONG Eau et Vie, lancée en 2008 par deux humanitaires français. Basée à Nantes, elle accompagne actuellement des projets en Bulgarie, en Côte d’Ivoire, aux Philippines et au Bangladesh. Dans ce dernier pays, où 19 % de la population n’a pas accès à l’eau potable, elle se mobilise au service du quartier de Bhashantek, un des bidonvilles de la capitale, Dhaka (17 millions d’habitants). Grâce à son action, 1 470 familles sont désormais raccordées à l’eau potable à domicile. Eau et Vie a fait naître une
entreprise sociale qui a conçu le réseau, en assure l’entretien et veille aux paiements par les usagers. Dans le même temps, une association forme les populations à l’hygiène et à la prévention incendie. Toujours à Bhashantek a été lancé en 2014 un dispositif de gestion des déchets. Enfin, en 2017, Eau et Vie a démarré un projet de latrines écologiques, avec un système de filtres biologiques et de composteurs qui évitent tout contact avec les excréments et engendrent des sous-produits utilisés en agronomie. Chaque famille a ainsi accès à des toilettes privatives. Rens. : 02 49 44 42 55 ou www.eauetvie.ong LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 97
REGARDS // À L’ORDRE, CITOYENS ! REGARDS
À l’ordre, citoyens ! Comment empêcher le passage de l’incivilité ou de l’absentéisme scolaire à la délinquance ? En convoquant officiellement les enfants avec leurs parents et en leur proposant des accompagnements.
L’
appellation « Cellule de citoyenneté et de tranquillité publique » inscrite sur la lettre de convocation n’évoque pas grand-chose pour les familles présentes, rassemblées dans une pièce qui sert de salle d’attente à la mairie centrale de Marseille. Depuis cinq ans, face à des jeunes qu’elle craint de voir basculer dans la délinquance, la municipalité s’est donné pour mission de les recevoir, accompagnés de leurs parents, pour un ultime rappel à l’ordre et à la loi. La majorité des mineurs présents ce jour de fin novembre ont été signalés par leurs établissements scolaires pour un absentéisme jugé inquiétant ou par la police municipale pour des nuisances sonores et des conduites dangereuses de deux-roues. Ici, rien n’a été pris à la légère. Avant que les familles ne défilent une par une, plusieurs agents de la mairie s’affairent à installer le décorum de la République : un drapeau français et une statuette de Marianne. Les stores à moitié fermés confèrent une ambiance plutôt austère et solennelle au cadre. « Aujourd’hui, on a beaucoup de cas d’absentéisme scolaire. Entre octobre et novembre, on met le paquet pour raccrocher les gamins », explique Grégoire Turkiewicz, chef du service prévention de la délinquance de la ville. Sur une estrade bleue, la table drapée de velours rouge va accueillir une instance collégiale composée de représentants de la mairie, de l’Éducation nationale, du parquet ainsi
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Par Judith Chetrit que des polices nationale et municipale. Ils vont écouter ces adolescents buissonniers et leurs familles, qui semblent ne plus avoir de prise sur leurs enfants malgré différents avertissements. Mehdi*, 13 ans, qui est venu accompagné de sa mère et de sa petite sœur, comptabilise quarante-quatre demi-journées d’absence dans sa classe de 4e. Il a déjà été exclu de quatre établissements. « J’ai eu des problèmes avec des élèves dans mon nouveau collège en début d’année. Et c’est bien plus loin de chez moi », souffle-t-il. Cette bribe d’excuse prononcée sur un ton nonchalant ne convainc guère Caroline Pozmentier, l’adjointe au maire déléguée à la sécurité publique et à la prévention de la délinquance. S’adressant à la mère, elle souligne : « Madame, l’école vous a laissé des messages téléphoniques. Il n’y a pas eu de réponse. » Pour l’élue, qui anime ces sessions tous les deux mois en moyenne, ce type d’incivilité doit être sanctionné pour ne pas risquer de se transformer en actes plus grave. Face aux représentants de l’État, le garçon se trouve des excuses, et mentionne le métier qu’il compte faire plus tard : acteur. « Si le matin, on te dit d’aller dans un casting et que tu ne t’y rends pas, tu ne seras jamais acteur. Tu réalises que tu es en train de gâcher ton avenir ? » l’admoneste l’adjointe. Les questions qui suivent permettent de dresser un profil en creux de la famille. Une mère célibataire, six enfants, dont deux, majeurs, étudient à la fac. « Je me
doute que votre fils invente des stratagèmes pour ne pas aller à l’école, mais c’est à vous, Madame, de vous assurer qu’il y aille. Si votre fils veut être séparé de la cellule familiale, qu’il continue comme ça… », assure le délégué du procureur, Bernard Guillemin. Le message se veut volontairement menaçant : si l’adolescent ne revient pas à l’école, son dossier pourra être transmis au tribunal. En effet, la responsabilité pénale des parents peut être engagée : a minima un stage de parentalité, au pire jusqu’à deux ans de prison et 30 000 euros d’amende en cas de récidive. De quoi effrayer certaines familles arrivées sans trop savoir ce qui les attendait. Chacun des spécialistes s’exprime tour à tour et croise son expertise et son regard avec ceux des autres pour tenter de remettre les adolescents dans le droit chemin. « Aucune cellule de citoyenneté et de tranquillité publique ne ressemble à une autre », insiste Caroline Pozmentier. Celle-ci doit parfois faire face à des parents qui haussent le ton, à l’image de la mère de Loïc*, un adolescent convoqué pour être monté sur le toit de l’opéra après un entraînement sportif. Cette Marseillaise estime, agacée, que la convocation de son fils pour cet unique fait est « démesurée ». L’adjointe lui répond sèchement : « Les jeunes se mettent en danger. Prévenir, ce n’est pas simplement punir. Il faut rappeler les règles élémentaires du vivre ensemble dans une cité. » En général, la cellule a pour objectif d’être un électrochoc autant pour les adolescents que pour leurs proches. Sur les treize adolescents convoqués ce mercredi après-midi, rares sont ceux qui viennent avec leurs deux parents. Ici défilent plutôt des mères qui élèvent seules leurs enfants à l’adolescence compliquée. Mais elles refusent l’étiquette de parents démission-
« ON LEUR PROPOSE DES SOLUTIONS QUI VONT REMETTRE DE L’ORDRE DANS LEUR QUOTIDIEN. »
naires et passifs. L’entretien laisse alors filtrer des confidences plus intimes sur des parcours parfois cabossés. Convoquée pour l’absentéisme de sa fille unique, Linda*, 14 ans, cette mère agente hospitalière a du mal à expliquer comment cette dernière a tellement changé en trois ans. Faute de « motivation et d’envie d’y aller », Linda ne suit plus ses cours de 3e. « Elle traîne avec des copines plus âgées. L’une d’entre elles a volé dans un supermarché. On l’a accusée d’être complice. J’ai failli tomber par terre. » Elle fait référence à un coup de fil reçu précédemment du commissariat du quartier de Noailles. « J’ai tout fait pour elle et, en fin de compte, elle finit en garde à vue. J’ai 42 ans, je suis sans amis, je ne rentre plus en Tunisie », témoignet-elle d’une voix chancelante. En face d’elle, on penche plutôt pour l’indulgence. Les choses ne s’arrêtent néanmoins pas là. Un suivi est assuré par deux chargés de mission de la mairie, dont Nathalie Loret. « Les parents ont tendance à aller dans notre sens. Je fais le relais entre les établissements scolaires et les familles pour dire ce qui a été entendu et préconisé », explique-t-elle. « C’est aussi un moyen de déceler d’autres difficultés d’ordre social ou économique. On leur propose des solutions qui vont remettre de l’ordre dans leur quotidien », ajoute Caroline Pozmentier, avec le recul de quelque cent cinquante convocations sur les trois dernières années. À l’issue d’une cellule de citoyenneté et de tranquillité publique, des familles se sont ainsi vu proposer l’ouverture d’un dossier auprès des bailleurs sociaux ou une mise en relation avec des travailleurs sociaux, à l’image de la famille de Julien*, qui a déjà accumulé une quarantaine de demijournées d’absence. Sa mère, qui n’arrive plus à le convaincre de retourner à l’école après la pause déjeuner, se sent dépassée. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 99
REGARDS // À L’ORDRE, CITOYENS !
« IL FAUDRAIT DÉFINIR STRICTEMENT LE DOMAINE DE COMPÉTENCE DE CES CELLULES. »
Il lui arrive d’être insultée par son fils. Une option foot au collège avait été vue comme un moyen de le raccrocher à l’école. En vain. « Tous les profs m’ont dit que j’allais être un délinquant », affirme l’adolescent de 13 ans, qui veut désormais entrer dans un lycée hôtelier. Une remarque peu innocente quand son dossier indique que son père est actuellement incarcéré. Quelques minutes plus tard, le remontage de bretelles n’a pas l’effet escompté : l’adolescent à cran fond en larmes. « Dis aux profs que tu vas leur prouver le contraire », lui suggère le représentant de la police municipale. Une fois la famille sortie, son cas fait consensus : Julien doit bénéficier de l’accompagnement d’un éducateur du département. Pour Grégoire Turkiewicz, les résultats du suivi sont probants : 75 % des mineurs ont repris le chemin des cours, en faisant notamment l’objet de diverses mesures, comme une réorientation ou un changement d’établissement. Certains ont dû effectuer une mesure de réparation équivalente à un travail d’intérêt général de moins de trente heures. Ce sont peu ou prou les mêmes statistiques que collectionnent à ce jour les plusieurs dizaines de cellules de citoyenneté et de tranquillité publique qui se tiennent fréquemment dans les mairies, essentiellement dans les départements du Var, du Vaucluse, de l’Hérault et des Bouches-du-Rhône. Un tel dispositif a été rendu possible par la loi du 5 mars 2007, qui a transformé le maire en un acteur pivot de la prévention de la délinquance. Dans un rapport rendu en 2011 au Premier ministre sur l’application de cette loi, le député LR du nord des Bouches-du-Rhône, Bernard Reynès, rappelait que « la première motivation des élus locaux a été de trouver des prétextes à “établir un contact” avec les familles qui
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se tiennent à distance des institutions ou font preuve de peu de coopération lorsqu’elles doivent répondre de leurs actes ». Une façon aussi de répondre au sentiment d’insécurité et d’impunité que peuvent exprimer des riverains. Mais ces cellules sont encore loin d’être généralisées. Et, au téléphone, Bernard Reynès se montre rapidement las : « J’en ai assez des inerties. Les tribunaux sont encombrés. Ils n’ont le plus le temps de donner des réponses immédiates aux incivilités ou aux comportements déviants de mineurs à qui on ne donne pas de signal d’arrêt. » Selon lui, « il y a des blocages politiques et philosophiques » au niveau du ministère de la Justice sur des mesures de réparation qui seraient décidées collégialement. L’implémentation d’une cellule reste donc dépendante du bon vouloir des parquets à s’y associer, comme l’a fait celui du tribunal de grande instance de Béziers. « Le principal intérêt reste la souplesse et la pluridisciplinarité de la réponse donnée à des agissements qui sont à la limite du pénal et relèvent de la contravention. Il faudrait, en revanche, définir strictement le domaine de compétence de ces cellules », estime le procureur Yvon Calvet. Car les ressorts de ce dispositif ne dépendent d’aucun texte législatif et réglementaire, le rendant précaire et peu incitatif selon ses défenseurs. Une proposition de loi de février 2018 « visant à étendre les prérogatives du maire et de la police municipale en vue de renforcer la tranquillité publique et prévenir la radicalisation » du député Bernard Reynès a été retoquée à l’Assemblée nationale faute de majorité politique. Cela n’empêchera pas la mairie de Marseille de passer à une fréquence mensuelle de réunion en 2019.
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* Les prénoms ont été changés.
Grâce
à lui
Les péripéties qui ont précédé de peu la sortie en salle de Grâce à Dieu, son très beau film sur l’affaire Preynat-Barbarin, ont valu au réalisateur François Ozon quelques angoisses. Tout de suite après l’audience du tribunal de grande instance de Paris, qui a finalement autorisé la diffusion du film, il nous a reçus dans son bureau. Ce grand directeur d’acteurs nous explique ce qui l’a motivé dans cette affaire emblématique de la crise de la pédophilie dans l’Église.
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© Odd Andersen/AFP
GRAND ENTRETIEN // GRÂCE À LUI
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Témoignage chrétien – Comment avez-vous été interpellé par cette histoire ? François Ozon – Un jour, je suis tombé sur le site de l’association La Parole libérée et j’ai lu les témoignages, notamment celui d’Alexandre, que j’ai trouvé très beau. À quarante ans, ce fervent catholique se rend compte que le prêtre qui l’a abusé lorsqu’il était scout est toujours au contact d’enfants. Alexandre, comme d’autres, croyait que Preynat était mort depuis longtemps. Découvrir qu’il est toujours en poste le rend dingue. Au départ, Alexandre a la foi, croit en l’institution et, d’un point de vue cinématographique, c’est cela que je trouve beau. Il pense que Barbarin va s’occuper de l’affaire, que le prêtre va être destitué, que l’Église va régler le problème. Au bout d’un an, il comprend que rien ne bouge. Et il décide de passer par la voie judiciaire. Après son dépôt de plainte, Alexandre pensait en avoir terminé avec cette affaire. Mais ce n’est pas le cas. L’enquête policière fait apparaître d’autres protagonistes. À ce moment-là, il y a un passage de relais entre Alexandre et François et ils créent La Parole libérée. Alexandre et François sont les deux premiers personnages qui se sont imposés à moi. Parce que c’est la réalité des faits. Ensuite, j’avais le choix entre plus de quatre-vingts victimes. Je voulais un troisième personnage qui ne soit pas du même milieu, moins établi dans sa vie sociale et personnelle qu’Alexandre et François. Ils m’ont présenté Pierre-Emmanuel, qui m’a tout de suite plu. Le scénario s’est construit de cette manière-là. L’affaire Preynat-Barbarin est pourtant très compliquée. Cela a-t-il été difficile de mettre en place le récit ? Pas tant que cela. Le réel est un très bon scénariste. Je n’avais pas besoin d’inventer car j’avais beaucoup de matière, les articles de presse, les documents que les victimes m’ont donnés, leurs témoignages. Pourtant, vous avez voulu à un moment tourner un documentaire. Pourquoi ? Quand j’ai rencontré Alexandre et François, je les ai trouvés très dignes, gardant la bonne distance pour raconter ce qu’il leur était arrivé. Vous savez, les victimes, les personnes qui ont souffert, cela fait généralement peur. Eux étaient calmes, sereins, même s’il y avait, à l’intérieur, beaucoup de violence. Je me suis alors demandé pourquoi ne pas tourner un documentaire ? Je leur en ai parlé. Et ils m’ont expliqué qu’ils avaient déjà beaucoup témoigné. Pour chacun d’eux, l’histoire avait eu des répercussions personnelles et familiales. Il y a un enfant victime mais c’est toute une famille qui est affectée. J’ai choisi alors la fiction. C’est ce que je sais faire… Alexandre et François avaient vu le film Spotlight et l’avaient adoré. Ils attendaient un Spotlight à la française.
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GRAND ENTRETIEN // GRÂCE À LUI
Mais Grâce à Dieu, ce n’est pas du tout Spotlight ! Le film de Tom McCarthy est réalisé du point de vue des journalistes. Ce qui m’intéressait, moi, c’était le point de vue des victimes, leur double peine. Ces hommes ont été abusés lorsqu’ils étaient enfants. Et lorsqu’ils trouvent le courage de parler, ils font tout exploser autour d’eux. D’un point de vue scénaristique, c’était intéressant à explorer. Ceux que j’avais rencontrés m’avaient confié, en tête en tête, des choses intimes qu’ils n’avaient pas forcément envie de raconter face à la caméra. C’est pour cela aussi que la fiction s’est imposée. À ce sujet, Alexandre dit quelque chose de très juste : « Le documentaire reste un fait divers ; avec une fiction, cela atteint une portée universelle. » Grâce à Dieu évoque certes l’Église, mais la mécanique du silence se retrouve dans n’importe quelle institution. Qu’avez-vous pensé de Spotlight ? J’ai aimé le film pour son côté très factuel. Et puis, il y a une scène que j’ai trouvée très réussie : l’enquêteur frappe à la porte d’un prêtre et le curé balance tout. Sa sœur arrive et le fait taire. La séquence est très juste, très puissante. Elle montre le côté hors sol de ces prêtres pédocriminels qui n’ont pas pris conscience de ce qu’ils ont commis. Avez-vous l’impression que ce soit le cas de Preynat ? Je ne sais pas. Il demeure très énigmatique. D’après ce que j’ai lu, Preynat a toujours reconnu les faits. C’est d’ailleurs ce qui m’a le plus révolté quand je me suis intéressé à l’affaire : Decourtray était au courant et Barbarin a été au courant assez vite. C’est tout le problème de l’Église et de la manière dont elle a longtemps considéré la pédophilie ; c’est-à-dire un péché comme un autre, au même titre, dans sa culture, que l’homosexualité ou l’adultère. Dans votre film, des hommes s’expriment sur les abus dont ils ont été victimes. C’est plutôt rare, non ? Au départ, c’est cela qui m’a motivé, que des hommes expriment des émotions. Au cinéma, ils sont dans l’action et les femmes dans l’émotion et les sentiments. C’est le cliché ! En tant qu’homme, cela m’intéressait de montrer des hommes qui pleurent. Les victimes de Preynat que j’ai rencontrées sont des êtres sensibles. Elles sont en même temps très fortes, transformant leur drame en un combat incroyable, un combat admirable. C’est cela qui m’a plu. En partant de leurs drames individuels, ces hommes ont réussi à se mettre ensemble, à réunir leurs forces pour faire vraiment bouger les choses. Leur combat a été vraiment utile. [Ndlr : Le cardinal Barbarin a été condamné.] Cela, des gens d’Église le reconnaissent eux aussi !
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Quels sont vos rapports avec le catholicisme ? C’est un milieu que je connais très bien. J’ai été élevé dans une famille catholique mais qui n’était pas pratiquante. Je suis allé au catéchisme et j’ai fait ma première communion. Puis, à l’adolescence, je me suis détaché de la religion. J’ai perdu la foi parce que j’ai senti très vite l’hypocrisie, la distance qu’il y avait entre le message du Christ et les gens d’Église, leur manière de l’appliquer. Quoi qu’il en soit, je garde un vif intérêt pour le catholicisme. C’est un milieu que je respecte. Je suis content d’avoir reçu cette culture qui m’a nourri. J’adore beaucoup de cinéastes inspirés par le catholicisme, Buñuel, Pasolini ou Rohmer. Les questions que posent la religion catholique, comme la foi, le pardon, m’intéressent. Vous dites qu’avec Grâce à Dieu vous avez voulu faire un film citoyen. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Ce n’est effectivement pas un film politique. Si c’était un film politique, j’aurais des solutions. Ce n’est pas le cas ! En tant que cinéaste, je pose des questions et je provoque un débat, c’est cela qui m’intéresse. Je suis engagé, oui, parce que je suis du côté des victimes. Comme Fassbinder, je pense qu’il faut faire des films en se plaçant du côté des plus faibles. Mais, après, le film vit sa vie… Avant la diffusion de Grâce à Dieu, il y a eu beaucoup d’avant-premières et de débats. Qu’est-ce qui vous a frappé à ce moment-là ? De nombreux catholiques sont venus voir le film et beaucoup m’ont remercié. J’ai senti une vraie colère chez eux parce que leurs dirigeants ne sont pas capables de régler ces problèmes. Les fidèles en ont assez que l’Église catholique soit amalgamée avec la pédophilie. Cela jette l’opprobre sur tout le monde. J’ai aussi rencontré des évêques, des membres de la Conférence épiscopale. Auparavant, je ne connaissais pas ce monde. En discutant avec la hiérarchie, je me suis rendu compte que c’étaient des hommes politiques ; du point de vue de leur discours, il n’y a rien à redire, et je crois qu’il y a eu chez eux une prise de conscience concernant la pédophilie. Mais ils sont tétanisés, un peu comme le lapin pris dans les phares de la voiture… Propos recueillis par Bernadette Sauvaget.
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es drapeaux français et européen vont désormais orner les salles de classe. On dira, et on aura raison, que cela vaut mieux que le portrait du maréchal Pétain devant lequel les bambins se prosternaient à une autre époque. Et puis, bien sûr, cela effacera d’un coup d’un seul quarante années au moins d’errements et de démissions de l’Éducation nationale. Ne haussez pas les épaules, je plaisante. Sont-ce ces politiques successives, l’aberration des programmes, d’histoire notamment, l’abandon des valeurs, le déficit d’autorité, la lâcheté du système et le syndrome « Pas de vague », contre lequel des enseignants se révoltent, qui sont cause en partie des propos et réactions que l’on a subis cet hiver à la faveur, si l’on peut dire, du mouvement des gilets jaunes ? Reconnaissons-le, cet hiver, c’était un peu Groland tous les soirs au journal de 20 heures. Analyses approximatives, ignorance crasse, affirmations fantasmatiques, déferlement de bêtise haineuse sur les réseaux sociaux, plus que jamais le dépotoir, le défouloir d’une part d’humanité consternante qui refait surface dans les crises, comme les rats remontent des égouts pendant les épidémies – relisez La Peste d’Albert Camus. Il m’est arrivé de penser et d’écrire que,
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si une situation pareille à celle de la Seconde Guerre mondiale se reproduisait, cela serait encore pire : plus de lettres à la Kommandantur, mais des messages anonymes sur les réseaux sociaux, des tweets obscènes, des vidéos « compromettantes », des dénonciations en masse, l’hubris de la haine sans filtre et sans surmoi… Attitude minoritaire ? Sans doute, mais qu’il en reste, même de façon résiduelle, signale l’échec d’une société. Comment concevoir que des gens qui ont fréquenté pendant dix ou douze ans l’école de la République, même s’ils n’ont pas poussé trop avant leurs études – qui, au demeurant, ne mettent pas à l’abri de la connerie –, en soient réduits parfois à des réactions aussi primaires ? Alain Finkielkraut, avec qui il est légitime de débattre, dont on peut discuter les opinions et taquiner le tempérament grognon, mais dont la pensée complexe et la grande culture ne sont pas réductibles à des slogans simplistes, a été agressé dans la rue, et de la façon la plus ignoble : « Sale Juif, sioniste de merde, retourne à Tel-Aviv ! » a-t-on entendu entre autres gracieusetés. Qui étaient ces subtils dialecticiens ? L’extrême droite ? L’extrême gauche ? Les deux ? De simples abrutis, qui sont souvent les mêmes que les susnommés ? Rien à voir avec les années 1930 ? Peut-être. Mais c’est la permanence de ces réactions qui terrifie, le constat que rien ne change
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vraiment, et que tous les efforts de l’éducation ont manqué leur cible. Alors, le drapeau français au fond d’une classe… je sais quelques lieux et quartiers où l’on risque d’en faire une guenille, car il est bien tard. J’ai côtoyé nombre de gens, de l’école primaire à l’université, qui partagent avec passion l’envie de transmettre, qui se dévouent avec abnégation, parfois dans les pires difficultés, pour assouvir leur passion du savoir. Sans doute en est-il aussi qui se sentent un peu moins concernés, passons. Et depuis des années je fais ce constat, souvent contre moimême, qui ne mets rien au-dessus de la liberté et de l’échange éclairé dans le gai savoir : dans bien des cas, c’est devenu impossible. La déculturation des familles, la détestation de la lecture – qui ne sert à rien –, la violence à l’encontre de toute pensée élaborée, de l’opinion contre les faits, l’ignorance de l’histoire et de la politique – tous pourris –, le poison des réseaux sociaux et l’omniprésence des téléphones portables comme un refuge, un doudou régressif : certes pas un état général car l’école, bon an mal an, fait quand même monter le niveau global, mais une tendance lourde, très lourde. Des pratiques inspirées d’idées généreuses, la chasse à l’ennui – pourtant si nécessaire pour se confronter à la difficulté et devenir autonome –, l’inconscience des enjeux et des
réalités : on ne traite pas des enfants qui ne maîtrisent pas leur propre langue comme des gosses de bobos pourvus d’une bibliothèque, fréquentant les musées et passant leurs vacances à visiter le monde. À quoi sert l’éducation ? À orienter les forces vitales, à détourner de la violence, du harcèlement, des bas instincts tribaux, à favoriser l’apprentissage d’une sexualité harmonieuse, tolérante et respectueuse de l’autre, y compris dans ses différences. Et encore, cela n’empêche pas de petites pourritures arrogantes, comme les membres harceleurs, journalistes ou « communicants » de cette « Ligue du LOL » qui a récemment défrayé la chronique, de s’en prendre à plus faibles qu’eux, jeunes femmes ou homosexuels. Comme si, entre la civilisation et la barbarie, il n’y avait plus que le geste ténu de quelques clics sur internet. Je n’ai pas de prétentions à la prophétie, contrairement à certains, mais en vérité je vous le dis, nous sommes exactement à ce point de bascule.
Folies vaticanes
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propos de sexualité et de barbarie, vous vous attendez sans doute à ce que je fasse mes choux gras des scandales sexuels dans l’Église. Eh bien non. Une fatigue me gagne. J’en ai déjà beaucoup LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 107
SAISONS // DISSIDENCES
parlé, en me demandant, par exemple, façon l’œuf et la poule, si certains choisissent la prêtrise parce qu’ils sont pédophiles, ou s’ils deviennent pédophiles parce qu’ils sont prêtres et qu’il faut bien s’exprimer d’une façon ou d’une autre, en dépit d’une institution qui prétend, ô tartufferie, imposer à de solides gaillards une stupide abstinence pour ne se consacrer qu’au petit Jésus. Bref, on tourne en rond. D’autant qu’entre Grâce à Dieu, le film de François Ozon, et Sodoma, le livre de Frédéric Martel sur le « lobby gay » du Vatican, impressionnante enquête, vous avez de quoi vous régaler, si j’ose ce trait de mauvais esprit. Je me souviens d’une interview du pape François, à qui l’on posait une question sur ces exotiques curiosités vaticanes. Le bon pape, qui a oublié d’être bête, répondait, mutin, que le problème n’était pas les gays, mais les lobbies. Non, non, je n’en parlerai pas, je l’ai déjà fait cent fois. Et même, tenez, c’était l’un des sujets périphériques d’un gros roman, Esprits de famille, que j’ai publié il y a quelques années ; non pas la pédophilie – je ne vois rien de plus répugnant, à part l’inceste, l’anthropophagie et séduire les femmes des copains (je suis comme ça, j’ai quelques tabous) –, mais les pittoresques mœurs vaticanes, à propos desquelles, déjà, j’avais recueilli moult échos. Je ne parlais pas que de cela, d’ailleurs, mais aussi de manipulations, de fausses théories du complot, de corruption généralisée dans une France un peu rancie, une sorte d’anti-Da Vinci Code. Curieusement, à l’époque, ce livre fut glissé sous le tapis par une partie de la critique, et discrètement saboté par son éditeur. Sans doute était-il trop mauvais. À moins que… On peut tout dire, parfois, pourvu que cela ne se sache pas.
Si c’est un gnome...
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out de même, la littérature reste un bon baromètre de l’état d’un pays, surtout dans le cas de la France, qui s’est construite, au cours des siècles, par la langue de ses écrivains. Et je m’interroge,
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et pardon de parodier le titre d’un livre essentiel de Primo Levi. Au début de l’année, la critique, les médias, journaux, radios, télés, Web, l’extrême droite et Valeurs actuelles, dont son auteur est le chouchou, tous se sont posés, telles des mouches vertes sur une bouse, sur un seul livre, négligeant au passage les quelques centaines d’autres qui paraissaient en cette rentrée de janvier, certains d’un autre niveau. J’éviterai de le nommer, c’est en gros l’histoire d’un avorton dépressif et impuissant qui se promène à la campagne et constate que la situation de la ruralité est rudement difficile. « C’est du Balzac », s’extasie la critique, enfin certains critiques entendus à la radio. Heureusement qu’ils ne disent pas que c’est du Flaubert, ou du Chateaubriand. C’est en tout cas l’image qu’on veut renvoyer d’un pays rongé par la haine de soi. Pour ma part, LOL, je préfère Je vous trouve très beau, le film avec Michel Blanc, ou même l’émission de la 6 L’amour est dans le pré, dont la roublardise pateline – et très parisienne – à l’endroit d’agriculteurs rougeauds et esseulés confine à l’humour noir involontaire. Et, à quelque temps de là, ce sont les déclarations d’un autre gnome plumitif qui firent le buzz : au-delà de cinquante ans, les femmes ne seraient plus désirables, je ne suis pas sûr que ce soit le mot exact. Du coup, une quinquagénaire futée et un peu médiatisée a posté une photo de son postérieur, qui n’a rien à envier à beaucoup d’autres, plus jeunes. Du coup aussi, le petit livre de l’auteur, quelques pages écrites gros sur une peine de cœur, s’est retrouvé propulsé dans les listes des meilleures ventes. Ce qu’il ne faut pas faire… En vérité, je vous le dis encore, nous filons un mauvais coton. C’est pourquoi, en ce rude hiver, par consolation et pour chasser les miasmes de la médiocrité, j’ai relu presque toute l’œuvre du plus grand écrivain français vivant, Milan Kundera, dont le bouleversant Livre du rire et de l’oubli. Et pour reprendre le titre d’un de ses livres, ce n’est pas une fête de l’insignifiance, mais de l’intelligence et de la beauté. À suivre…
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Par Paul Samangassou
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lors que la voiture roule à vitesse soutenue dans la fraîcheur nocturne de ce mois de janvier me revient en mémoire la dispute qui a failli m’aliéner l’amitié précieuse de l’abbé Henry Z., mon pote malgache. Ma catholicité lui était apparue suspecte. J’avais estimé que le licenciement d’une enseignante d’un collège diocésain, dont on disait le plus grand bien, était injuste parce que dans la situation ambiguë qui lui avait valu la sanction, son élève de 4e âgé de 24 ans et le curé responsable dudit établissement étaient au moins aussi coupables qu’elle. Mais ces derniers n’avaient pas été sanctionnés. On m’avait répondu que c’était la loi de l’Église et qu’il fallait l’accepter telle quelle. Argument d’autorité qui, normalement, aurait dû me rabattre le caquet. Mais, les arguments d’autorité, cela fait un bail que je m’en suis affranchi. Je déclarai à Henry que, malgré tout, cette loi ou ce règlement était injuste. — Mais Paul, es-tu encore catholique ? Une grosse colère s’empara alors de moi. — Si être catholique, c’est être injuste, alors je préfère être chrétien. Oui ! Si j’étais contraint de choisir entre être « catholique » et être « chrétien » (en supposant par l’absurde qu’on puisse être catholique sans être chrétien), je n’hésiterais pas. Mais qu’est-ce qu’être 110 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
chrétien ? Cette question, je me la pose sans cesse depuis de longues années, surtout depuis que j’ai décidé de m’interroger sur ma foi, sa composition, ses racines, sa vitalité et même sa réalité. Et face aux nombreuses obédiences religieuses qui se multiplient comme des champignons dans les grandes villes et les villages africains, ma méfiance des interprétations des textes bibliques par les « hommes de Dieu » s’est exacerbée. Tous les « hommes de Dieu », sans exception : catholiques, protestants, pentecôtistes, adeptes d’autres mouvements religieux chrétiens… Il n’est pas jusqu’à l’interprétation du Coran par les imams dont je ne me méfie de la régularité et à propos de laquelle je ne suspecte quelque mauvaise foi cachée. Ce continent paradoxal, qui se lève tous les matins et se couche tous les soirs au son des prières vociférées, crachées par des pasteurs hystériques, pense que Dieu est dur d’oreille et n’entend ni les prières chuchotées, ni les chansons a cappella non accompagnées par des tambours et autres tam-tam. Les temples et les églises sont pleins de monde. Les baptêmes se multiplient, preuve que les conversions sont nombreuses. Les séminaires et les facultés de théologie regorgent de candidats au sacerdoce. Les campagnes d’évangélisation se succèdent. Les chaînes de radio et de télévision chrétiennes se bousculent pour faire de l’audience. La Bible est récitée et l’histoire du peuple juif est devenue l’histoire des Africains. Que faut-il de plus pour déclarer l’Afrique continent chrétien ? En réalité, tout ce brouhaha cache un malaise général profond, qui touche l’être intime de l’homme africain. À la fin de l’atelier de formation que j’ai organisé à Libreville, au Gabon, la conversation se noue avec quelques participants. Elle s’oriente « naturellement » vers la religion et chacun y va de ses vérités bibliques. Nous sommes cinq, trois femmes et deux hommes, de cinq églises différentes. L’une des dames est en rupture de ban avec son « Église réveillée », dont elle dit que le pasteur est un « arnaqueur ». Elle recherche un point de chute. Le troisième. Ancienne catholique, elle a quitté l’Église de Rome parce qu’elle n’a jamais
vraiment compris pourquoi il y avait tant de rites dont le Nouveau Testament ne parle jamais. Ce fut l’occasion de faire le procès des catholiques, dont j’étais le seul représentant. Dans ces cas-là, dans le brouhaha des discussions, je ne nie ni ne confirme rien. Je suis en face de transhumants spirituels qui cherchent Dieu partout où on leur dit qu’il est. Ils vont au gré de leurs soucis, là où se produisent des miracles, où des prêcheurs convoquent Dieu afin qu’il réalise sous leurs ordres les signes extraordinaires qu’attendent leurs ouailles. Il nous faut des signes pour croire. Sur ce continent de l’oralité, la réputation, bonne ou mauvaise, se construit souvent sur ce qui se dit de ce que tel ou tel a entendu dire ou vu faire. Tel prêtre exorciste fera courir les foules à ses célébrations. Tel pasteur habitué des miracles programmera des nuits de prières miraculeuses. Tous ceux qui pensent que le sort a été injuste à leur égard (difficulté à trouver un mari, à concevoir un enfant, à trouver du travail, à guérir d’une maladie réelle ou imaginaire, à gagner beaucoup d’argent, à délier le mauvais sort que la grand-mère nous aurait jeté quand nous étions enfants, à décrocher un poste dans l’entreprise où on travaille…), tout ce monde ira à la recherche du prêcheur de miracles. Le peuple africain est devenu, par un mimétisme suspect, le peuple choisi, le nouveau peuple juif. Mais contrairement au peuple de la Bible, les Africains attendent tout du Dieu de Jésus : la délivrance des mains de politiciens hargneux et corrompus qui ont pris leurs pays en otage, l’amélioration des conditions de vie (santé, économie, éducation, infrastructures…), l’anéantissement des ennemis, virtuels et réels… « Jésus est la solution à tous vos problèmes » : tel est le slogan ou plutôt le leitmotiv des prêcheurs, lesquels ne croient pas toujours ce qu’ils disent. Ce qui accentue le nomadisme religieux et spirituel. Et il faut ajouter que tout Africain, de fraîche ou d’ancienne conversion, c’est-à-dire né « animiste » ou chrétien, possède au fond de son cœur un zeste de paganisme qui l’empêche de croire de manière absolue au Dieu unique, au Dieu révélé. Même s’il ne veut pas le reconnaître de peur de passer pour un chrétien
tiède. Combien j’ai vu de prêtres se cacher de leurs évêques pour aller consulter les oracles et les marabouts… Combien d’autres ont accusé un confrère de les avoir « vendus » aux preneurs d’âmes… Si, ça, c’est chrétien, je suis le pape. La réponse de cet évêque ami qui m’a invité il y a quelques semaines à partager son repas est significative de la manière dont nous appréhendons notre relation à Jésus. Nous avons échangé sur la position de la conférence des évêques de la République démocratique du Congo vis-à-vis de l’élection présidentielle qui a lieu dans ce pays et des dissensions qui se sont ensuivies en leur sein quand un groupe d’évêques a reconnu la victoire du nouvel élu. Je fis un parallèle avec la situation des évêques du Cameroun, dont c’est devenu un secret de polichinelle qu’ils ne s’entendent sur rien, pour dire le moins. Cette conférence est caractérisée par l’affrontement d’ego démesurés, un tribalisme agressif, une recherche effrénée d’argent, une négligence coupable de traitement des prêtres, une gestion calamiteuse… Et je lui demandai : « Monseigneur ! Si le Christ revenait aujourd’hui, que lui diriezvous ? » Avec un air catastrophé, il me répondit en tendant les bras devant lui comme pour repousser quelqu’un ou une échéance : « Qu’il ne vienne pas encore ! On n’est pas prêts. » On n’est pas prêts à accueillir le Christ. On n’est pas plus prêts à le suivre sur les chemins escarpés de la foi. Son message d’amour a de la peine à passer. Les dissertations qui servent d’homélies et de sermons passent loin au-dessus de nos têtes. Les dogmes et les rituels ne nous rejoignent pas au cœur de nos combats pour la survie, là où nous nous confrontons aux exigences de la vie quotidienne, là où nous ne cessons de nous cogner au béton de la vie. En vidant notre culture religieuse traditionnelle de sa substance pour lui substituer une religion somme toute tribale, le christianisme tel qu’il nous est proposé nous présente un Jésus biaisé, incomplet et, pour tout dire, éloigné de nos préoccupations quotidiennes. De toutes les façons, Rome n’a jamais vraiment considéré les évêques africains autrement que comme des gouverneurs coloniaux incapables LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 111
SAISONS // BALADES AFRICAINES
Cette liberté de conscience que je m’accorde, je la reconnais à chaque homme et à chaque femme. Je me sens parfaitement à l’aise avec ceux qui ne croient pas de la même façon que moi.
de faire autre chose que de reproduire à l’identique ce qu’on leur demande de dire ou de faire. Ce que le cardinal Kasper a résumé en 2014 en marge du synode des évêques d’une façon lapidaire : « […] Il devrait y avoir aussi de l’espace pour les conférences nationales des évêques afin de résoudre leurs problèmes, mais je dirais qu’en ce qui concerne l’Afrique il nous est impossible de résoudre leurs problèmes. Et ils ne doivent pas non plus nous dire ce que nous devons faire. » Difficile d’être plus clair. La « nouvelle évangélisation » et l’« inculturation » sont apparues il y a quelques années comme des solutions ou des correctifs à des erreurs fondamentales de transmission d’une Parole vivante qui s’est progressivement figée dans le ciment de la culture occidentale. Parti d’Orient, le christianisme s’est retrouvé apprivoisé et proposé sous la forme d’un bloc monolithique qu’il fallait prendre dans son ensemble, même lorsque certaines de ses composantes étaient contraires à la logique et à la culture africaine. La lecture tantôt édulcorée, tantôt fondamentaliste des textes du Nouveau et de l’Ancien Testament n’a pas vraiment pris racine dans une terre qui, avant l’arrivée de la foi chrétienne ou islamique, vivait un rapport à Dieu qui n’avait rien à envier à la Révélation. En plaquant sur la culture locale une tradition religieuse mystérieuse et impénétrable, les premiers missionnaires ont compliqué la vie de leurs successeurs. Nouvelle évangélisation et inculturation sont finalement des espèces de ravalement de façade qui ne font plus illusion et qui se sont arrêtées à Rome. On a concédé aux Africains de faire entrer les tamtam dans les églises, de danser et de chanter à leur 112 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
guise, de procéder à une entrée solennelle du lectionnaire sur un pas de danse. Quelques prélats ont intégré aux cérémonies (mariage, baptême, funérailles…) l’un ou l’autre geste symbolique, dont l’interprétation est laissée à la liberté de chacun. Mais rien dans ce qui est considéré comme essentiel et fondamental par Rome ne peut être touché et n’a été touché. Et ce ne sont pas les évêques (pour parler des cathos) qui vont pousser à la roue, au risque de se faire taper sur les doigts. Ils sont trop fiers de leurs mitres et de leurs crosses rutilantes pour exiger qu’on les leur allège par des bonnets de rois nègres. Leurs tenues d’apparat sont à la fois le gage de leur position sociale, de leur autorité sur les hommes, de leur proximité avec Dieu et, pour tout dire, de leur capacité à « dire ce que Dieu pense ». Pas moins. Outre que cet accoutrement d’un autre âge les isole des fidèles et donne d’eux une image déformée de ce qu’ils doivent être ou de ce qu’ils devraient être, il donne à leur témoignage un goût de trahison. En proclamant que le prêtre est « un autre Christ », lui qui s’est fait pauvre parmi les pauvres pour sauver l’humanité, l’Église se livre à une falsification des faits. Le Fils de l’homme n’avait ni feu, ni lieu, ni charrette. Il n’avait pas non plus le luxe d’Hérode, ni celui du grand prêtre, qui pouvait, parce qu’il était irrité, déchirer sa robe. Combien de haillons, de sandales et de bâtons (la garde-robe de Jésus et de ses apôtres) la chasuble de mon évêque pourrait-elle acheter en valeur actualisée d’il y a deux mille ans ? Comment peut-on prétendre être un « autre Christ » en veillant à ne pas ressembler au charpentier de Nazareth ? Constituent encore des obstacles à l’appréhension du message chrétien les rites et rituels catholiques.
Je n’ai rien contre les saints et les bienheureux. Mais je doute qu’ils soient indispensables dans le salut et je crains qu’ils ne distraient les fidèles dans leur relation à Dieu. Et vu la légèreté et la rapidité avec laquelle on béatifie et canonise, notamment tous les papes depuis le Concile, je me pose des questions sur l’intérêt et l’utilité de cette sanctification tous azimuts. Je n’ai pas davantage compris pourquoi les théologiens africains – ou européens d’ailleurs – qui ont osé proposer de substituer pain sans levain et vin par galette de mil ou de riz et bière du même tonneau ont été ostracisés. Et malheureusement je ne trouve personne pour m’expliquer avec des mots simples pourquoi la transsubstantiation serait bloquée si l’hostie n’était pas blanche et si le vin n’était pas de raisin. Il m’avait pourtant semblé que la Parole était première et que le Christ avait demandé que ses paroles de bénédiction sur le dernier repas soient dites chaque fois que ses amis voulaient se rappeler sa mémoire. La force de la Parole se retrouve d’ailleurs dans l’imposition des mains lors des sacrements. C’est aussi ce qui donne à l’évêque le pouvoir d’ordonner des prêtres. Pourquoi donc cette Parole, prononcée sur des espèces autres que le liquide issu du raisin et la boule issue du blé, empêcherait que le Christ s’y matérialise ? Je m’aperçois que les convenances ont pris l’ascendant sur la réalité. Mais tout est question de foi. La foi est basée, dit-on, sur la vérité révélée. Mais dès lors que la Vérité devient complexe et que pour la trouver il est nécessaire de déblayer beaucoup de terrain, d’expliquer et de justifier par des arguments d’autorité du genre « l’Église catholique est la seule vraie fondée par Dieu lui-même* », d’ignorer ou de faire semblant d’ignorer que l’Église elle-même est traversée de contradictions, qui, si elles ne remettent pas en cause son existence, la mettent en danger…, dès cet instant, il convient de repenser le message, le canal par lequel il doit passer et adapter le message aux interlocuteurs. Suis-je toujours catholique ? Plus que jamais. Mais je me soigne. J’essaie de dépoussiérer ma foi, dont le cheminement tortueux me permet de m’affranchir du prêt-à-porter spirituel et religieux qu’on m’a
contraint jusqu’à il y a deux décennies d’arborer. Je m’affranchis des convenances, de la bien-pensance, de la pensée unique, des dogmes auxquels il faut croire sans se poser des questions. Si j’ai compris une chose, c’est qu’au jour du Jugement dernier, Dieu ne demandera ni à mon curé, ni à mon évêque si je suis digne d’entrer dans son Royaume. Ma foi ne peut donc être bâtie ni sur les sermons, ni sur les dogmes, ni sur une Vérité que ceux qui prétendent la défendre trahissent tous les jours. Mais cette liberté de conscience que je m’accorde, je la reconnais à chaque homme et à chaque femme. Je me sens parfaitement à l’aise avec ceux qui ne croient pas de la même façon que moi. Je n’ai pas la prétention de convertir qui que ce soit à ce que je crois. Car, dans la volonté de convertir les autres, je sens une charge de violence inacceptable. Dans la tradition dont je suis issu, la religion est une affaire intime et personnelle. Elle est essentiellement familiale et n’aspire pas à faire adhérer les autres, de gré ou de force, à ma façon de faire des sacrifices ou à ma façon de rendre grâce pour les bienfaits reçus. Je pense d’autre part que chacun fait son chemin en fonction de plusieurs facteurs et d’une expérience propre. Et que ce qui touche à l’intime devrait être respecté. Mon credo s’est, de ce fait, simplifié à l’extrême. Il est bien moins long et moins complexe que celui de Paul VI. Il me correspond et, quand je le proclame, j’y retrouve ce que je crois que Dieu veut pour moi. * Mgr Lefebvre, Benoît XVI, cardinal Müller…
À suivre…
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 113
SAISONS // L’ÉPOPÉE DES MONTAGUÈRE
L’épopée des Montaguère Par Frédéric Brillet
Le commerce triangulaire, l’esclavage et la colonisation. La France, les Antilles et l’Afrique. Le métissage. Autant de faits vécus en deux siècles d’histoire et sur trois continents par la famille de Montaguère depuis qu’un lointain ascendant a posé le pied sur le sol africain.
114 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
SAISONS // L’ÉPOPÉE DES MONTAGUÈRE
mémoire de la traite. Avec, en point d’orgue, la Route des esclaves, une piste sablonneuse qui mène à la plage d’où partaient les navires négriers et sur laquelle a été construite l’émouvante « porte du Non-Retour » sous les auspices de l’Unesco. Je m’y rends une première fois, actionne le téléphone de brousse, qui, allié au téléphone mobile, fait des miracles. En quelques heures, me voilà en contact avec Sim de Souza, dont l’aïeul Francisco de Souza connaissait bien Joseph Ollivier de Montaguère. Je me retrouve embarqué à l’arrière d’un zem , mototaxi local, en quête d’un certain Cécile-Clément Ollivier de Montaguère, susceptible de me renseigner. Après une demi-heure de pistes poussiéreuses, nous voilà arrivés. À l’ombre d’un arbre, Cécile-Clément, beau vieillard dont les yeux clairs trahissent les lointaines origines européennes, prend le frais. Malheureusement, il n’a pas les clés du caveau familial, qui renferme les souvenirs de la famille. Pour ce faire, je dois contacter son frère Polycarpe, qui vit à Cotonou et le persuader de refaire le voyage vers Ouidah… La chose n’a pas été trop difficile. Polycarpe, 73xans, est un homme affable qui s’intéresse à la généalogie et à l’histoire. En outre, en tant que dépositaire de la mémoire familiale, il est manifestement séduit par l’idée qu’un Français écrive un article sur son clan. Au fil des générations, mariages et hasards de la génétique, beaucoup de Montaguère se sont refondus dans la population et ne se distinguent plus physiquement des autres Béninois, à l’instar de Polycarpe lui-même. Il n’empêche : les membres de cette grande famille demeurent fiers d’avoir un ancêtre qui a marqué l’histoire du pays, même s’il a trempé dans le commerce triangulaire. Et ils tiennent à maintenir un lien, fût-il ténu, avec ce passé. Ainsi, au fil des décennies, Ollivier avait parfois été transformé en Oliveira sous l’influence des nombreux marchands portugais présents sur la côte africaine. « Moi-même, je suis né Oliveira et ai dû aller au tribunal pour faire valoir mes droits et récupérer mon nom », explique Polycarpe. Question de légitimité pour cet ancien instituteur puis directeur d’école : pour être chef de clan, un titre disputé à chaque génération, il faut en effet « être issu de la lignée Ollivier de Montaguère ». En vertu de 116 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
quoi le patriarche préside à l’organisation du raout familial géant qui se tient chaque année à Ouidah : le 6xdécembre, jour anniversaire de la naissance de l’ancêtre, plusieurs centaines de Montaguère viennent de tout le Bénin pour assister à une messe et un banquet célébrant sa mémoire. Un nombre impressionnant qui tient tant à la démographie qu’aux mœurs locales : bien que convertis officiellement au catholicisme, les descendants ont continué à pratiquer la polygamie, qui prévaut dans cette région animiste. Jusqu’à récemment, l’ancien Code civil permettait d’ailleurs aux Béninois de prendre deux épouses. « J’ai fait comme Mitterrand », résume Polycarpe, qui a eu huit enfants avec ses deux femmes. Quand on ajoute à cela le fait que les esclaves des Montaguère d’antan se voyaient parfois assigner le nom de leur maître, on comprend que le nom ne risque pas de s’éteindre en Afrique… Arrive enfin le moment où Polycarpe me fait visiter la propriété des Montaguère, à l’intérieur de laquelle a été construit le caveau familial. Le fort français où vivait Joseph Ollivier de Montaguère a été détruit et ce dernier a été enterré en France, mais ses descendants demeurés sur place se sont transmis ses biens de génération en génération. Derrière le portail couleur brique ourlé de lettres en fer forgé qui mentionnent le nom de famille, apparaissent une quinzaine de pavillons. Certains sont loués à des Béninois non apparentés, d’autres, un peu négligés, servent de résidences secondaires aux membres de la famille, dont la plupart vivent aujourd’hui à Cotonou. Mais le caveau des Montaguère demeure intact. Deux tombes imposantes accueillent les dépouilles de Joseph et Nicolas, fils et petits-fils de l’officier de marine de Louis XVI, tandis que les murs s’agrémentent de photos de descendants plus récents, certains gardant des traces du métissage, d’autres non. Polycarpe me désigne aussi un portrait du fondateur de la dynastie : une peinture un brin amateur qui n’a rien d’époque et ressemble étrangement au dessin qu’en a fait François Bourgeon dans sa bande dessinée. Se pourrait-il que l’album ait circulé jusqu’en Afrique ? Pas impossible : l’auteur se souvient d’avoir été abordé, lors d’une rencontre avec ses lecteurs,
Un précurseur de la Françafrique « Sur le témoignage qui m’a été rendu de votre conduite et de vos valeurs je vous ai proposé au roy et Sa Majesté a bien voulu vous agréer pour remplir la place de directeur du comptoir de Judah, qui a pour objet de protéger le commerce et de faciliter et d’étendre les opérations. L’un des moyens d’y parvenir est de vivre en bonne intelligence avec les princes et habitants du pays ; […] d’entretenir la paix avec les Européens établis sur la côte. » C’est par cette lettre de mission signée Louis XVI que l’officier de marine Joseph Ollivier de Montaguère est nommé en 1776 vingt et unième directeur du comptoir de Ouidah, à une époque où la traite négrière bat son plein : à en croire les documents de l’époque, le Dahomey fournissait aux trafiquants de 10 000 à 20 000 esclaves par an dont 700 à 800 pour les Anglais, environ 3 000 pour les Portugais et les autres pour les Français, qui les déportaient aux Antilles. Assisté d’une poignée de soldats, Montaguère est chargé de réguler ce commerce en tant que directeur du fort, mais sans y prendre part, précise le roi de France, qui espère que le nouveau titulaire se comportera mieux que ses prédécesseurs : « J’ai été informé, et nombre d’armateurs s’en sont plaint, que le directeur de comptoir et les différents employés, contre la défense express du roy, font la traite des noirs et nuisent au commerce […]. Vous devez accorder une protection égale à tous les traiteurs […]. Vous m’adresserez un mémoire sur l’esprit, le caractère, les mœurs, la religion et le commerce des esclaves du pays. » Dans le cadre de ses fonctions, il investit donc vers 1776 le fort français de Ouidah. Le bâtiment a été détruit, mais l’abbé Bullet, qui y résidait, a dessiné un plan de cet ouvrage militaire, où vivait Montaguère, entouré d’acquérats, des indigènes qui échappaient à la déportation en se mettant à son service. L’abbé agrémente son plan de commentaires peu amènes sur la gestion du fort : « Ainsi, les terres qui en dépendent sont-elles laissées en friche. Les nègres ne travaillent ni pour eux ni pour
leurs maîtres, qui n’ont pas même l’intelligence de leur en faire cultiver un coin pour les employés du fort, qui sont obligés de tout acheter au prix de l’or dont peut disposer le commandant. » Faut-il y voir les prémices de la Françafrique ou l’influence des mœurs émollientes d’Ouidah ? À peine arrivé, Monsieur de Montaguère semble perdre la rigueur qu’on peut attendre d’un militaire de carrière. Se sentant oublié par la métropole, il a lui aussi négligé de s’investir dans sa charge, préférant s’adonner comme ses prédécesseurs à des trafics plus lucratifs. Proche de Francisco de Souza, un marchand d’esclaves richissime qui commerce avec le Brésil, il est soumis à forte tentation. L’historienne Simone Berbain, auteure de Études sur la traite des noirs au golfe de Guinée. Le comptoir français de Juda (Ouidah) au xviiie siècle, l’accuse de mettre le comptoir en « coupe réglée ». De Montaguère aurait permis en effet aux acquérats à son service d’échanger les marchandises du comptoir contre des esclaves, prélevant au passage sa commission. Et il a fini par se livrer lui-même à la traite avec son gendre, Sénat, capitaine négrier d’une maison de commerce bordelaise. Il se concilie les bonnes grâces des autochtones en adoptant les mœurs locales et il prend pour femme Sophie, une métisse qui lui donne deux enfants, puis Lehouen, une amie africaine de Sophie qui accouche d’un troisième. Louis XVI, mécontent, mandate en 1786 un certain Gourg pour lui succéder. Ayant perdu tout pouvoir et moyen de s’enrichir, Joseph aurait confié sa femme et ses enfants au roi Kpengla, avant d’être rappelé en France, où il meurt rapidement. Une fois adultes, ses enfants vont continuer à expédier des esclaves vers les Amériques, avant de se reconvertir dans le commerce ou l’agriculture. Leur mère Sophie aurait pour sa part intégré le harem des rois dahoméens et eu par la suite un autre enfant. Ainsi les Montaguère sont-ils entrés dans la famille royale, ce qui a valu à certains de devenir « cabécères » (ministres).
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 117
SAISONS // L’ÉPOPÉE DES MONTAGUÈRE
« J’ai fouillé dans les archives pour trouver son portrait en vain. Donc j’ai inventé ses traits. » « J’ai voulu éviter de sombrer dans le manichéisme en campant des oppresseurs d’un côté et des victimes de l’autre, car l’esclavage existait avant l’arrivée des Européens. » « Tous les symboles et noms évoquant le passé lié à la France et le colonialisme ont été effacés de la voie publique. »
par une dame du Bénin qui affirmait porter ce nom. « Comme cela m’intéressait, je lui ai demandé si elle avait trouvé un portrait d’Olivier. Elle m’a répondu qu’elle avait pris celui des Passagers du vent. » Le chef de clan m’emmène ensuite faire un tour de ville pour me montrer la rue qui porte son nom dans le centre de Ouidah. Mais les panneaux de pierre censés la signaler ont été systématiquement détruits. Ce sont les séquelles du régime marxiste-léniniste en place au Bénin de 1974 à 1990, explique Polycarpe : « Tous les symboles et noms évoquant le passé lié à la France et le colonialisme ont alors été effacés de la voie publique. En tant que descendants d’un noble français, on était évidemment visés. On n’a même pas cherché à protester, on se serait fait tabasser. » Mais la rue n’a pas été rebaptisée et survit virtuellement sur Google Maps. Comme si le fantôme du directeur du fort français planait encore sur Ouidah… Reste à résoudre l’énigme de la branche antillaise : les descendants de Joseph Ollivier de Montaguère se sont-ils établis dans les îles en partant d’Afrique ou de métropole ? Retour au magasin de Christian de Montaguère. Il évoque un ancêtre magistrat blanc qui aurait, avec son épouse, quitté la métropole au xvxeisiècle pour exercer son métier sous les tropiques. Certains de ses enfants demeurés sur place et mariés à des locaux auraient alors constitué la branche antillaise. Une version corroborée par Bernadette Rossignol, secrétaire et membre fondatrice de l’association Généalogie et histoire de la Caraïbe : d’après ses recherches, un certain Hippolyte, fils de Joseph Collineau et de Rose-Charlotte Ollivier de Montaguère et donc de souche européenne, serait parti de Nantes pour la Guadeloupe en 1829 après avoir récupéré la particule de sa mère. « Rose-Charlotte était la fille du commandant du fort de Ouidah, mais elle n’était pas métisse car issue du premier mariage de Joseph Ollivier de Montaguère, qui était parti en Afrique en laissant sa famille. À notre connaissance, aucun des enfants métis nés à Ouidah ne s’est ensuite établi en France. » Depuis lors, les branches africaines et métropolitaines des Montaguère se sont perdues de vue tandis que le nom de la dynastie retombait peu à peu dans l’oubli.
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CULTURE // LIVRES
Sa vie pour les livres À Tripoli, au Liban, Ibrahim Sarrouj, prêtre grec orthodoxe marxiste et libraire, tient tête aux extrémistes, résiste à un incendie, survit à une fusillade, se bat contre l’informatique et jongle avec les langues. Texte et photos Antonin Python
U
ne forte odeur de papier jauni, de renfermé et d’humidité viendra cueillir les narines de quiconque passe le seuil de la librairie Al-Saeh (librairie du Pèlerin). Ajoutez à cela une grande bouffée de poussière et une luminosité inégale et plutôt pauvre, et le premier venu pourrait bien être le premier reparti… si les mots du père Ibrahim Sarrouj n’accueillaient pas, d’une bénédiction lancée dans un sourire et à bras ouverts, les visiteurs, habitués, voisins ou curieux entrés dans ce lieu historique. Assis devant son ordinateur et entouré de piles de livres, essayant de faire coïncider stock et inventaire, le père Sarrouj vous regarde par-dessus ses lunettes, heureux d’accueillir toute personne se présentant dans sa librairie. Celle-ci est un véritable labyrinthe, aux innombrables allées s’étendant sur six salles, toutes de taille et de forme différentes, et dont les immenses étagères bourrées de livres montent jusqu’aux plafonds voûtés ou jusqu’aux toits de tôle de cette ancienne caserne ottomane. La religion des livres Le bâtiment, qui fut également une école de missionnaires protestants, est situé dans la vieille ville de Tripoli, entre le souk Al-Dahab et le « quartier des églises », pour utiliser l’expression du père Sarrouj. « On a notre église orthodoxe, l’église maronite, l’église grecque catholique, l’église syrienne
orthodoxe et dans le quartier voisin il y a les protestants. Et puis, juste à côté, derrière le mur de la librairie, il y a celui de l’église évangéliste. » Si, dans une Tripoli à majorité musulmane, les religions dites « du Livre » ont leur place, il manquait un lieu pour célébrer la religion des livres. C’est en tout cas ce qu’a dû se dire il y a une cinquantaine d’années Ibrahim Sarrouj quand il a racheté les vieux murs. Commence alors la longue histoire de ce qui est considéré comme la deuxième plus grande librairie du Liban : leur nombre exact n’est pas connu, mais certains articles de presse parlent de 100 000 livres. Un trésor amassé passionnément par le prêtre au fil des ans : achats, ouvrages imprimés par ses soins ou cadeaux reçus, les sources ne tarissent pas.
Ibrahim Sarrouj devant son ordinateur.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 119
CULTURE // LIVRES
Quand l’Éternel côtoie l’infini On trouve donc de tout dans la librairie : textes érudits rares, écrits et manuscrits anciens, romans, dictionnaires, encyclopédies, livres pour enfants, magazines actuels ou dont la publication s’est arrêtée, guides, contes, essais, classiques, traités, livres d’histoires, analyses politiques ou BD, la liste semble infinie et universelle. « Je ne peux rien refuser ! » s’excuse presque le père Sarrouj. À se balader dans le capharnaüm apparent des rayons, on pourrait croire qu’une telle abondance d’ouvrages a créé de la confusion. Mais l’hôte des lieux le nie catégoriquement. Tout est enregistré sur l’ordinateur, reçu en 2005. Et si erreur il y a, elle n’est pas d’origine humaine : « On a des livres disparus. Disparus sur l’ordinateur ! Mais ils existent dans la librairie. On n’a pas encore tout arrangé. » Il y a donc parfois des désordres qu’il vaut mieux ne pas trop déranger : « Ceux qui ont prétendu arranger les livres, ils ont créé le chaos. Et puis, si pour la référence 1724, par exemple, on ne trouve pas le livre sur le rayon 1724 mais un peu avant ou après, c’est la nature de notre mode de vie. » Une telle librairie n’a pas d’équivalent dans Tripoli et il serait difficile d’en trouver au Liban. Mais cela ne suscite pas la moindre once de fierté chez le maître des lieux. Allergique à tout hommage, il se réfugie dans une modestie farouche et, évidemment, dans les livres : « Il y a un verset de la Bible qui dit : je préfère être un éboueur, une personne minime dans la maison de mon Seigneur et non pas vivre parmi les pécheurs. C’est le mot d’ordre de ma vie. Je suis tellement content d’être au service de mon Seigneur, qui me comble de Sa grâce. Toujours ! » Il a d’ailleurs refusé énergiquement la célébration de ses cinquante ans passés au service de la paroisse Saint120 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
« On ne laisse personne sortir de la librairie les mains vides. »
Georges de Tripoli. « Je ne cherche pas la gloire des gens », explique-t-il simplement. Ce grand lecteur du quotidien libanais – « dirigé par des marxistes » – Al-Akhbar fait passer ses idées et ses convictions avant toute considération terrestre et surtout avant sa hiérarchie. « Je combats le despotisme au sein de mon Église », énonce-t-il clairement. Comme il le raconte volontiers, il a été le premier professeur chassé de ce qui allait devenir l’université de Balamand. Il se serait rendu coupable d’avoir critiqué la visite dans le pays du patriarche Elias IV, qu’il n’estimait pas légitime. Là aussi, religion et conviction personnelle font front commun : « Le Seigneur nous dit : “J’ai été emprisonné, vous m’avez rendu visite.” Et non pas le contraire ! Je continue le combat jusqu’à la fin ! Avec la grâce du Seigneur ! » Bonne chance donc à ceux qui tentent de faire changer d’avis celui dont les lectures préférées sont, après la Bible, « les livres qui défendent la cause des pauvres et ceux qui critiquent les tyrans, les oppresseurs du peuple ». Ibrahim Sarrouj est décidé. Coriace, diraient ses détracteurs. Un tel caractère a fini par en exaspérer certains et, dans une ville meurtrie par un conflit civil armé, les groupes extrémistes ne tolèrent pas un fort caractère comme celui du libraire. Fin 2013, des rumeurs circulent. Il vendrait des écrits insultant l’islam ou serait sur le point de rééditer un pamphlet sur le prophète Mohammed. D’autres bruits disent qu’il en serait lui-même l’auteur. Environ deux tiers des ouvrages détruits par les flammes Des menaces puis une fatwa à son encontre sont donc lancées par des extrémistes religieux présents dans la ville. Un matin, deux hommes à moto tirent sept balles en direction de la librairie. Le père
cipent aux travaux et, un an après l’incendie, la librairie rouvre. L’événement est célébré par une grande fête, à laquelle participent des habitants de la ville, mais aussi des dignitaires religieux et des responsables politiques de tous bords. Une sorte d’union sacrée derrière un homme qui dit rejeter tout sectarisme –ff « Des gens de tous les coins du monde viennent chez moi ! Des chrétiens, des musulmans, des athées, des alaouites, des protestants, même des témoins de Jéhovah ! » – et qui a irme que, s’il rencontre des « gens bornés, rassemblant toutes les hérésies de l’histoire » dans sa librairie, il les accueille comme tout autre : « On s’assied et on discute. Je veux les recevoir et les encourager à réfléchir. » Sarrouj en sort indemne mais son assistant est touché au pied. L’armée libanaise déploie alors des forces devant la librairie. Elles ne parviennent cependant pas à empêcher l’incendie criminel, le 3ffjanvier 2014, d’une grande partie de la librairie : selon l’AFP, près des deux tiers des ouvrages qu’elle abrite sont réduits en cendres. Les causes réelles de cette attaque restent inconnues et tiennent de la spéculation, même si la plupart des regards se tournent vers des groupes salafistes, très actifs dans Tripoli à ce moment. Certaines sources évoquent également une dispute avec les propriétaires des lieux, qui auraient cherché à se débarrasser de ce vieux bâtiment ni vu ni connu. Une union sacrée surprenante C’est raté. La nouvelle de l’incendie criminel retentit dans tout le pays, et même au-delà, et la riposte s’organise. Une collecte de fonds réunit en un mois 35 000 dollars et des livres arrivent du monde entier pour regarnir les rayons meurtris du père Sarrouj. Des habitants de Tripoli parti-
Des projets plein la tête Il répond à la question de l’avenir de sa librairie avec le même entrain et le même ton joyeux par lequel il ponctue ses phrases de bénédiction : « Ah ! J’espère bien que ça continue ! La force de n’importe quelle entreprise, c’est la continuation. C’est l’histoire, ce sont les clients. J’espère bien que mon fils ou n’importe qui connaissant le domaine acceptera de continuer. » Il déborde de projets et d’idées : léguer sa collection à des fondations culturelles, créer un cercle de lecture, ouvrir d’autres bibliothèques, rassembler les auteurs tripolitains… Quoi qu’il décide ou quoi qu’Il (son Seigneur) décide, Ibrahim Sarrouj ne s’inquiète pas du futur. Citant en arabe une parole du Prophète, il en tente une traduction simultanée : « Travaille pour ta vie future comme si tu mourais demain et travaille pour ta vie actuelle comme si tu allais vivre pour l’éternité. Il y a peut-être quelques contradictions… », avant de conclure : « Ça veut dire continue ton travail ! »
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LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 121
CULTURE // LIVRES
Les crises nécessaires Dans un court mais très dense ouvrage, la fille de François Roustang revient sur l’un des moments clefs de la vie son père, et sur les conséquences de son célèbre article « Le Troisième Homme ». Par Jean-François Rouzières et Jean-Marc Salvanès
A
vant d’être un psychanalyste reconnu, puis l’un des penseurs de l’hypnose, François Roustang fut jésuite pendant la première moitié de sa vie. Avec Michel de Certeau, il anima et inspira la revue Christus, qu’il dirigea d’octobre 1962 à octobre 1967. Il en fit un lieu de pensée hors des sentiers battus en introduisant une approche politique du spirituel, un spirituel qui se rapprochait de la vie au lieu de s’en éloigner. « Il faut répondre aux problèmes posés aujourd’hui à ceux qui s’efforcent de vivre en chrétiens dans notre monde. » Au moment même où l’Église vivait le concile Vatican II comme l’entrée du catholicisme dans le monde moderne, il comprit que cette ouverture, absolument nécessaire, allait initier un cycle de transformation sans fin, alors que les clercs, à peine remis de leur audace, croyaient que cette percée théologique et pastorale les tiendrait à flot dans le monde pour un siècle au moins. François Roustang, dans un article publié en 1966 et resté fameux, « Le Troisième Homme », prophétisait, à contre-courant de l’optimisme ambiant, le désintérêt irrémédiable dont la religion catholique allait être frappée en raison de la primauté absolue de la conscience individuelle et de l’autonomie du sujet : on peut croire en Dieu et en Jésus sans 122 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
croire à l’Église. Cet article, qui résonna comme un coup de canon, et dont l’intuition nous saute aujourd’hui aux yeux, annonça pour lui le moment de son retrait de l’institution et le choix d’un nouveau départ, hors de la Compagnie de Jésus. Pour beaucoup de prêtres et de religieux, cette période fut aussi celle du grand départ. Dans cet article, il pointait la question de la sexualité, que l’Église, dans un effort pathétique de maintenir un pouvoir sur les baptisés, avait décidé de verrouiller. Par un étonnant retour des choses, l’Église chute aujourd’hui sur la sexualité. Pas sur celle des baptisés, qui font ce qu’ils veulent à bas bruit, mais sur celle de ses clercs, incapables de vivre une sexualité fondée sur la sublimation. Cette vision d’un prêtre « surhomme asexué » qui fait taire son désir pour le salut de tous s’effondre sous nos yeux, et l’Église catholique avec elle. François Roustang était parfaitement conscient du risque qu’il prenait. Il déclara à Michel de Certeau, juste avant la sortie de son article : « Tu peux faire tes valises. Nous pouvons tous faire nos valises », nous raconte sa fille Ève-Alice Roustang. Et elle précise : « “Le Troisième Homme”, loin de relever d’une provocation, répondait à une nécessité vitale […]. » N’était-ce pas là, aux yeux de l’Église, une trop grande et insupportable subversion ? La liberté d’un
homme que rien n’arrête parce que sa nécessité intérieure commande, parce que son désir l’emporte ? Aucune promesse de pouvoir ou d’honneur ne peut faire plier une telle obstination intérieure, cette liberté-là était forcément intolérable pour l’institution, et cela éclaire bien d’autres enjeux et explique pourquoi l’Église pourrait être sur le point de tout perdre aujourd’hui : à trop vouloir contraindre et régir l’intimité de l’autre, on finit par lui donner des envies de liberté ; surtout quand on n’est plus capable de la moindre exemplarité. François Roustang n’hésita pas à remettre en question sa vie pour « rester vivant ». Il eut l’audace de renvoyer le chrétien à sa conscience et « à reconnaître le désir de l’autre dans la lucide acceptation progressive du sien ». Il osa aussi remettre en question la confession, inutile selon lui, et qui entretient « la circularité inopérante d’un processus de culpabilité ». C’était déjà le génial thérapeute qui parlait et qui entrevoyait la compétition victimaire et la professionnalisation de la
plainte, fléau, selon lui, du sujet occidental, qui le poussa également à remettre en question sa pratique de la psychanalyse. La réédition du court article de 1966 et le témoignage précieux de sa fille, Ève-Alice Roustang, éclairent ce moment courageux et essentiel, trajectoire intellectuelle et personnelle en même temps que trajectoire d’une génération. Trois universitaires spécialistes du catholicisme, Étienne Fouilloux et Claude Langlois, historiens, et Danièle Hervieu-Léger, sociologue, restituent toute l’importance du « Troisième Homme » dans les manifestations d’une « crise catholique » qui, après Mai 68, sera portée à son paroxysme. Le 10ff novembre 1966, Témoignage chrétien écrivait : « Y a-t-il encore une liberté d’expression pour les enfants de Dieu ? » Notre journal avait bien saisi l’enjeu caché derrière le licenciement de François Roustang et avait soutenu son analyse. Nous en éprouvons émotion et fierté ; le courage de François Roustang, sa lucidité se prolongent bien au-delà de sa mort.
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François Roustang – Le Troisième Homme. Entre rupture personnelle et crise catholique, sous la direction d’Ève-Alice Roustang, avec Étienne Fouilloux, Claude Langlois et Danièle Hervieu-Léger, Odile Jacob, 144 p., 17 €
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 123
CULTURE // LES LIVRES DU PRINTEMPS
LES LIVRES DU PRINTEMPS Approchez, Mesdames et Messieurs ! Sur les étals des librairies, les livres vous tendent leurs pages. Vous prendrez bien un polar ? Non, vous préférez un roman. Pas de souci. Et vous, vous semblez avoir envie de réfléchir : un essai ou une enquête ? Vous êtes plutôt nouvelles… vous voilà servis. Ainsi va le printemps, foisonnant, gorgé de sève et généreux. Bonnes et heureuses lectures !
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La possibilité d’être nous Si Réflexions sur la question antisémite commence par une citation du psychanalyste Jacques Lacan et se termine par les propos du philosophe Jacques Derrida, c’est peut-être parce qu’il invite au travail sur soi-même. Difficile en effet de décorréler la question de l’antisémitisme de l’introspection. Jean-Paul Sartre disait d’ailleurs que « la question antisémite n’a pas grand-chose à voir avec le Juif, mais plutôt avec soi-même », et Jacques Derrida définissait son propre judaïsme par cette superbe formule : « L’autre nom de l’impossibilité d’être soi. » Delphine Horvilleur rappelle d’abord que « Le Juif […] est souvent haï, non pour ce qu’il N’A PAS mais pour ce qu’il A. On ne l’accuse pas d’avoir moins que soi mais au contraire de posséder ce qui devrait nous revenir et qu’il a sans doute usurpé. » Elle décortique ensuite la littérature rabbinique et les textes sacrés. Passionnante exploration où l’on retrouve Abraham, dont le nom « dit son geste, celui de la traversée », où l’on apprend qu’un certain Amalek est en guerre contre les Hébreux et qu’il est dit de se souvenir d’effacer sa mémoire. Est-ce une injonction de refoulement ? Mais qui est Amalek ? Dans la Genèse, Timna est sa mère, dans le premier livre des Chroniques, elle est sa sœur. La littérature rabbinique est formelle : « Elifaz a fait de sa fille sa concubine et Amalek n’est autre que le fruit de cette relation incestueuse. » Et l’auteure de préciser : « Quelque chose de l’ordre d’une transgression originelle se
transmettrait dans certaines familles, et nul ne s’en débarrasserait sans y faire face. » L’on assiste également au combat entre les deux frères Ésaü et Jacob, qui gagnera un jour le nom d’Israël. Delphine Horvilleur voit à travers eux « deux civilisations [qui] s’affrontent, totalité et infini. » Ésaü est le chasseur vigoureux et viril, Jacob est le préféré de la mère, il traîne dans ses jupes. Tiens, tiens… Écoutons Freud : « Le complexe de castration est la plus profonde racine inconsciente de l’antisémitisme. » Il ajoute : « La morgue envers les femmes n’a pas de racine inconsciente plus forte. » Le Juif et la femme représenteraient donc une menace ? Oui, sauf si on si on les domine, répond Delphine Horvilleur… Difficile d’évoquer la question antisémite sans aborder le conflit israélo-palestinien, dont Edward Saïd disait que « jamais [il] n’aurait reçu la même attention […] si les Juifs n’avaient pas été les ennemis ». Pour Delphine Horvilleur, « le vrai judaïsme n’est pas plus en Israël qu’en diaspora. Tout simplement parce qu’il n’est vrai que là où il ne s’imagine pas avoir tout dit de lui-même ». Le Juif serait donc l’autre en miroir ? Celui qui vous ramène toujours à votre manque ? À l’infini en soi ? Jamais au définitif ? Et « l’antisémite fini[rai]t [donc] par croire que le Juif est, pour toujours, “plus” que lui » ? Nous pouvons tous nous poser la question et c’est en cela que ce livre nous conduit à travailler sur nous-mêmes.
Réflexions sur la question antisémite, Delphine Horvilleur, Grasset, 164 p., 16 €
Jean-François Rouzières LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 125
CULTURE // LES LIVRES DU PRINTEMPS
Saint Ambroise, mémoires de l’Occident Cher lecteur, un peu de courage ! Osez les cinq cents et quelques pages de La Trace et l’Aura, de l’historien Patrick Boucheron, qui nous donne à nouveau matière à penser face aux faussaires qui instrumentalisent notre passé afin de nous imposer leurs néoconservatismes. Entreff 1447 etff 1450, les habitants de Milan ont instauré une république en se référant à Ambroise, leur saint patron, évêque et Père de l’Église, mort en 397. Pourquoi Ambroise ? Pour l’expliquer, Patrick Boucheron remonte le temps. À l’heure où la révolution numérique fait basculer nos sociétés vers un nouvel âge, l’historien met en résonance ces deux points de basculement historique que furent l’Antiquité
Pétri de romanité, champion de la liberté de l’Église, saint patron de la ville et protecteur céleste de sa conscience civique, Ambroise n’a cessé de hanter l’histoire de Milan. Partant sur les traces de ses vies et mémoires posthumes, Patrick Boucheron propose une enquête sur la manière dont se façonnent les identités collectives. Enfin, même si l’objet du livre est autre, l’auteur contribue à éclairer le débat porté par Témoignage chrétien sur l’avenir d’un sacerdoce hors du cléricalisme romain, tant Ambroise de Milan contribua à définir la place de l’Église et du sacerdoce face au monde extérieur. Son De virginibus participe de l’émergence d’un élitisme chrétien avant tout défini par l’ascétisme et la continence sexuelle, qu’illustre la formule ambrosienne « La virginité est pour quelques-uns et le mariage pour tous. » D’où le constat de Patrick Boucheron : « Par la virginité, Ambroise redéfinit donc le courage comme une fuite du monde – en l’occurrence, ici, une fuite du monde romain. » Henri Lastenouse Patrick Boucheron, La Trace et l’Aura, Vies posthumes d’Ambroise de Milan (IV e-XVIe siècle), Seuil, 544 p., 25ff€
tardive et le Quattrocento italien. Élu évêque de Milan en 377, à l’époque où la ville devient la capitale de l’Empire romain (Théodose, dernier empereur de l’empire unifié y meurt en 395), Ambroise est le contemporain de cette charnière d’un temps vers l’autre qu’est l’Antiquité tardive.
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Le meilleur des mondes ? 2040 : la Terre est devenue une gigantesque start-up, dirigée par DEUS, conglomérat réunissant le géant numérique Foogle, l’industrie du loisir virtuel et les trusts agro-alimentaires. Et depuis « la
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Grande Lumière », en l’occurrence l’accès libre et gratuit à toutes les données de tous pour tous, le vieux rêve d’une transparence universelle est devenu réalité… Tout comme le Grand Tri e ectué par des algorithmes classant l’humanité en trois catégories : les élites, 5 %, les désignés, 25 %, les inutiles, 70 %. Le consentement résigné, sinon général, des gouvernements et de la population a fait le reste. Et procuré aux « élus » une existence fondée sur l’e-consommation et
l’e-spectacle. Quant aux inutiles, ils ont été relégués à l’extérieur des mégapoles, dans un environnement hostile car terriblement pollué. Pour le narrateur, Maxime, écrivain aux œuvres maigrelettes mais néanmoins désigné, reconverti dans l’écriture d’ineptes scénarios de séries à rallonge, la vie s’écoule in-tranquillement, entre nostalgie du passé, remords du présent – il a perdu femme et fils, emportés dans le flux des inutiles, sans réagir – et méfiance de l’avenir. Jusqu’au jour où, cédant aux injonctions publicitaires et aux conseils d’une
voisine, il se décide à acquérir Jane, un androïde. « Plus jamais seul », affirme le slogan du fabriquant et, effectivement, une relation amoureuse s’installe. Aux amours anciennes, terriblement humaines, s’est substitué le « simili-love ». « Le simili, ce n’est pas du fake, c’est autre chose. Je t’aime réellement », affirme Jane. D’autant plus qu’à ses dires Mère, l’entité centrale, aurait muté et s’opposerait au projet supposé de DEUS : fabriquer de nouveaux modèles de droïdes dépourvus d’affect. « Une intelligence sans empathie est un sociopathe sans conscience », constate-t-elle en évoquant la possibilité qu’un jour, désignés et élites pourraient rejoindre les inutiles. Dès lors, Max décide de sortir de la ville pour retrouver sa femme et son fils… Roman d’anticipation autant que de désapprentissage, traité de rééducation sentimentale, Simili-love interroge avec délicatesse et lucidité nos zones de confort. Peut-être pour mieux les dynamiter. Arnaud de Montjoye Antoine Jaquier, Simili-love, Au Diable Vauvert, 256 p., 18 €
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Cluedo Les fans de Sophie Hénaff, la reine du polar rigolo, attendaient avec impatience l’opus 3 de ses désormais célèbres « Poulets grillés ». Voici donc Éva, la lieutenante qui a fait fortune en scénarisant – à leur grand dam – ses collègues du 36, quai des Orfèvres, impliquée
dans une affaire de meurtre. Le réalisateur qui mettait en scène son œuvre – une catastrophe selon elle – est découvert assassiné et les soupçons s’accumulent
sur celle qui avait clamé à tous vents : « Je le tuerai ! » Elle compterait bien sur Anne Capestan, sa commissaire et amie, mais cette dernière, mère de fraîche date, ne compte pas lâcher d’une couche sa progéniture. Toujours aussi déjantée, cette brigade iconoclaste composée des pires flics de France continue ses aventures désopilantes.
ô surprise, les mêmes abjections et les mêmes mécanismes : culture du secret, culte du chef, justice des pairs et impunité omniprésente. Si les femmes sont majoritaires à l’hôpital – notamment chez les aides-soignant·e·s et les infirmier·e·s –, les postes de pouvoir sont majoritairement masculins : on compte près de 47 % de femmes médecins, mais elles ne sont plus que 23 % dans les rangs des chirurgiennes et 16 % dans ceux des professeur·e·s. Pendant plus d’un an, l’auteure a enquêté dans toute la France et recueillis des dizaines de témoignages. Au poids culturel du secret médical – qui a vite fait de virer à l’omerta – et à l’invocation de la « culture carabine » s’ajoute
Sophie Bajos de Hérédia Sophie Hénaff, Art et Décès, Albin Michel, 320 p., 18,50 €
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Du secret à l’omerta On est encore loin de mesurer l’impact du tsunami #MeToo. Une à une, les murailles de silence qui entourent et protègent les institutions tombent, emportées par le flot de la parole libérée. Dans ce livre, Cécile Andrzejewski, qui collabore régulièrement à TC, s’est attaquée à l’hôpital. Et y a trouvé,
celui, spécifique aux professionnelles de la santé, de la relativisation : ce qu’elles vivent leur semble infiniment moins grave que ce que traversent leurs patients. Ainsi se bouclent les boucles. Un livre salutaire. Sophie Bajos de Hérédia Silence sous la blouse, Cécile Andrzejewski, Fayard, 240 p., 19 €
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 127
CULTURE // LES LIVRES DU PRINTEMPS
Être, être, être ! Voici un livre qui n’est pas fait pour les tièdes. Découpé en dix-sept parties du corps et autant de chapitres, il raconte comment un accident, la maladie, la violence ont vite fait d’effacer la vie d’une femme. Les mauvaises rencontres ne surviennent pas qu’au détour d’un chemin. Il y a aussi ce médecin phallocrate de la maternité qui s’obstine à ne pas écouter la patiente, au risque de provoquer sa mort et celle de son bébé. Mais cette dissection littéraire raconte également comment le personnage principal, qui n’est autre que l’auteure, s’obstine à survivre envers et contre tout. Le titre est d’ailleurs une affirmation de soi.
tion de sensations dans ce texte qui parle de finitude, du contact d’une machette sur votre cou, du courant qui vous tire par le fond avant de vous rejeter sur les galets, et de la vie qui continue sans que les autres soupçonnent parfois le drame qui vient de se jouer. Née en 1972 en Irlande du Nord, l’auteure a grandi près de la mer et a été rédactrice en chef des pages littéraires de The Independent. Elle a remporté le prestigieux Costa Novel Award pour Cette main qui a pris la mienne (2010) et ses livres se vendent très bien. Ce succès ne l’a pas empêché de signer un contrat à une livre seulement avec son éditeur pour I am, I am, I am parce qu’elle était pressée de l’écrire mais voulait garder la liberté de renoncer à le publier si sa famille, largement citée, y trouvait à redire. Cela n’a pas été le cas. Adélaïde Robault I am, I am, I am, de Maggie O’Farrell, traduit de l’anglais par Sarah Tardy, 256 p., Belfond, 21 €
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Les cheveux d’Adé La liberté chevillée au corps depuis l’enfance, Maggie O’Farrell a souvent désobéi car elle aime être en mouvement. Et que rien ne la retienne. « À 16 ans, on peut bouillir si fort, être si énervée, si dégoûtée par tout ce qui nous entoure que l’on se sent capable de sauter d’un mur de quinze mètres de haut, peut-être, dans le noir, en pleine mer. » Il est beaucoup ques-
Adé est une petite fille noire aux cheveux crépus. Quand vient la pluie, ses amis se moquent d’elle et de ses nattes, à qui ils trouvent une forme de « carottes tordues ». Heureusement, sa mère veille et la rassure car, en réalité, les cheveux d’Adé sont « comme un million de papillons noirs », affirmation qui donne son titre à l’ouvrage. Mais, alors, pourquoi ne prennent-ils pas leur envol ?
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Grâce aux femmes de sa famille, la petite fille va comprendre que ses cheveux, et elle aussi, ont avant tout besoin d’être aimés et choyés. « Crois-tu que la mer ferait des vagues si elle n’aimait pas être bercée ? » lui glisse malicieusement sa tante. Alors, l’enfant reproduit les gestes de sa maman et découvre par elle-même la beauté de ses cheveux noirs.
Joliment appuyée par les dessins de Barbara Brun, l’histoire d’Adé est inspirée d’une phrase de Toni Morrison, issue de son roman Délivrances : « Ses habits étaient blancs et ses cheveux semblables à un million de papillons noirs endormis sur sa tête. » Dans cet album pour enfants, l’auteure Laura Nsafou rend un bel hommage à l’écrivaine américaine. Car l’histoire d’Adé a de quoi toucher petits et grands, tant elle parle de l’acceptation de soi et de la beauté de chacun. Entourée de toute l’affection de sa famille, la petite fille apprend à s’aimer pas à pas. Cécile Andrzejewski Laura Nsafou et Barbara Brun, Comme un million de papillons noirs, Cambourakis, 40 p., 14 €
Demain, l’Église de France ? En ces temps d’actualité ecclésiale glauque, un petit détour par la fiction peut être salutaire. Certes, ce Journal du dernier curé de campagne ne réjouira pas qui rêve au retour du catholicisme triomphant. Mais cet exercice de religion-fiction ne manque pas de pertinence. Connu jusqu’alors comme essayiste, Matthieu Grimpret, qui revendique le clin d’œil bernanosien de son titre, a mis en scène un prêtre perdu dans un monde, la France dans quelques décennies, qui n’est plus vraiment le sien. Sa description du futur estelle cauchemardesque ou juste
par ses belliqueux voisins. Dans ce chaos, le prêtre-narrateur cherche sa route spirituelle et personnelle. Conscient du fardeau de la solitude et de l’« anomalie » de son statut de curé de campagne, il cherche des clés et du réconfort auprès de confrères. Le plus âgé apparaît désabusé et dépressif, quand un autre a trouvé le bonheur… en devenant pasteur protestant. Convaincu que « l’enseignement de l’Église en matière de morale sexuelle fait figure de coutume exotique », il abandonne le sujet à ses « Disciples », groupe de superlaïcs omnipotents, gardiens d’un temple branlant. De courts chapitres servis par une très belle plume offrent au lecteur plus d’introspection que d’action ou de dialogue. Dans la tête du héros, les interrogations dominent les certitudes. Et cela est sage, lorsque l’on veut, comme le veut Matthieu Grimpret, esquisser ce que pourrait être après-demain (demain ?) le catholicisme en France. Philippe Clanché Matthieu Grimpret, Journal du dernier curé de campagne, Cerf, 240 p., 18 €
prémonitoire ? Le pays ne compte qu’une douzaine de diocèses et deux séminaires. Huit églises sur dix, quand elles n’ont pas été détruites ou laissées en ruine, sont désormais des musées, des salles de concert ou des mosquées. Contre l’influence de ces dernières, l’État a financé des mouvements pentecôtistes lors du « Pentecôtegate ». On rajoutera au tableau qu’Israël a été envahi
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Mon bel amour, ma déchirure Elsa Boublil a une voix bien connue des auditeurs de France Musique, qu’elle emporte chaque dimanche dans son émission « Musique émoi ». Mais elle sait aussi la transcrire sur papier pour la prêter aux femmes qui ont marqué, si ce n’est son enfance, du
moins son imaginaire et sa pensée. Dans ce roman choral, elle donne tour à tour la parole à Lila, Fleur et Nicole. Trois femmes, trois générations, trois destins,
trois chemins, trois parcours et, au bout du compte, trois libertés, confrontées ou fracassées aux réalités de la vie et au patriarcat. Il y a Fleur, la grand-mère née en Tunisie emprunte de traditionalisme, Nicole, la tante, femme libérée mais sacrifiée, et Lila, la narratrice, qui redonne à chacune sa place. Leurs trois voix se répondent, s’enlacent et s’entrelacent, découvrant peu à peu un tragique secret de famille. L’amour, l’espoir, le désespoir, le secret, le mensonge, la mort, Elsa Boublil explore chacune de ces facettes qui tissent les liens familiaux, avec en toile de fond l’exil et le déclassement. À travers cette confrontation entre trois générations, c’est aussi l’histoire de la féminité, de l’identité et du féminisme que l’auteure interroge avec talent. Sophie Bajos de Hérédia Elsa Boublil, Le Temps d’apprendre à vivre, Plon, 192 p., 17,90 €
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019 - 129
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Fondé en 1941 dans la clandestinité par Pierre Chaillet (s.j.), Témoignage chrétien est édité par Les Cahiers du Témoignage chrétien, 28, rue Raymond Losserand – 75014 Paris. Tél. 01 77 32 72 78. redac@temoignagechretien.fr Courriels : initialeduprénom.nom@temoignagechretien.fr Directrice de la publication et de la rédaction : Christine Pedotti Rédactrice en chef adjointe : Sophie Bajos de Hérédia Secrétariat de rédaction et réalisation graphique : Pascal Tilche Direction artistique : Fred Demarquette, avec Émilie Nasse pour le cahier central – La Vie du Rail Direction technique : Robin Loison – La Vie du Rail
Ont collaboré à ce numéro : Cécile Andrzejewski, Jean-François Bouthors, Fréderic Brillet, David Brouzet, Judith Chetrit, Philippe Clanché, Denis Clerc, Lorenzo Consoli, Jacques Duplessy, Bernard Fauconnier, Boris Grebille, Henri Lastenouse, Juliette Loiseau, Cyril Marcilhacy, Arnaud de Montjoye, Sébastien Poupon, Antonin Python, Adélaïde Robault, Marion Rousset, Jean-François Rouzières, Jean-Marc Salvanès, Paul Salvanès, Paul Samangassou, Bernadette Sauvaget, Stefan Seidendorf, Éric Vial
130 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2019
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