4 minute read

Achille Mbembe

Next Article
Partis pris

Partis pris

Tribune Achille Mbembe

Historien et politologue,enseignantà l’universitéduWitwatersrand,Johannesburg Quand le panafricanisme devient sectarisme

Advertisement

Plus de soixanteans après lesindépendances, la forme-État héritée de la colonisation s’est avérée plus résilientequ’on ne l’aurait pensé. Sesracinesplongent désormais dans un humus autochtone.Comme pour d’autres objetsd’importation, lesAfricains ont réussi àenfairequelque chose de profondément syncrétique.

Taillées au vif,les frontières sont,deleur côté,demeurées plus ou moins intactes. Peu de velléités sécessionnistesont abouti àlaformation de nouveaux États. Résultat, lesgrandesluttes socialesd’aujourd’hui se déroulent prioritairement dans un cadre national, et presque aucune n’a pour visée directe l’unification du continent. D’ailleurs, cet objectif ne figuredans aucune constitution africaine.

Deux paradoxes caractérisentles décolonisations africaines.D’une part,ellesn’auront pas débouché sur la démocratie,peu importe la définition que l’on en donne. D’autrepart, ellesauront signé l’arrêt de mortdupanafricanisme. Àlaplace de la démocratie et du panafricanisme,elles auront ouvert la voie àune forme de colonialisme interne,qui,dans certains cas, est relativement avancétandis que dans d’autres il resteàl’état d’ébauche.

C’estl’une desraisons pour lesquelleslaplupartdes guerres et desconflits en coursnevisent pas, àproprement parler,le démantèlementdel’Étatouson remplacement par une forme alternative d’organisation politique descommunautés.Laplupartde ceux qui contestent l’Étatcherchent plutôt,soit àseprotégerdeses prédations,soit àenprendre le contrôle et àsubordonner l’appareil étatique àleursintérêts privés.

Le colonialisme interne adonc pris le pas sur touteperspective de révolution sociale.Adossée àla logique de l’accaparement, une classe dominante, mais fragmentée, s’efforce de se reproduireetd’asseoir sonemprisesur lessociétés locales en se greffant sur lesréseaux transnationaux d’accumulation. La plupartdeces réseaux reposent sur l’extraction desressources nationalesàl’état brut.

Lesréformeséconomiques introduites au milieu des

Lesdécolonisations africainesont ouvert lavoieàuneformede colonialisme interne.

années 1990 dans le contexte de l’ajustement structurel ont accentué la compétition pour l’accaparement desrichesses nationalesetleur privatisation. C’estencela qu’ellesreprésentent un moment clé de l’histoire économiqueetsociale récentedu continent. La compétitionsociale s’estavivéeetles fractures internes ont été, partout, mises ànu. Mais le langagepolitique,pour nommer cesantagonismes,n’a guèrefait l’objet de renouvellement. Pour dire le dissensus,beaucoupcontinuent de mobiliser lesréférents identitaires que sont l’ethnie,le clan,oulareligion. Ni lescoups d’État militaires ni lesélections dans le cadre du multipartisme ne parviennent àbrisercettelogique. Lesimaginairesd’unpossible changement restent par conséquent atrophiés.

Chauvinisme racial

C’estdans ce contexteque tentede s’imposer un néo-panafricanisme aussi virulent que clivant.Il apparaîtsous desvisages multiples. Pour l’essentiel, il consiste en une évocation sans fin de penseurs desgénérationspassées,donton psalmodie lesnoms àlamanière d’un rosaire, mais dont on se préoccupepeu d’étudier lesœuvres. Il ne s’agit guèrederevisiterleurs théoriesàlalumière desenjeux du présent. Il ne s’agit pas non plus de produireune nouvelle pensée. Ce qui compte,c’est d’instituerun dogme au nom duquel l’on peut disqualifier toutedissidence.

Concrètement, certains utilisent la référence panafricaniste commesi le panafricanisme se ramenait àun simple équivalent du nationalisme anticolonial. Pour d’autres,il fonctionne surtout commealibi d’un chauvinisme racial àpeine déguisé.Pourd’autresencore, il

s’agit purement et simplement d’un filon que l’on exploite cyniquement, au gré des circonstances politiques. Menacés dans leurs assises ou mis à l’index par leurs tuteurs étrangers, des pouvoirs vieillissants et corrompus en découvrent soudain les vertus et s’en font les chantres. Ils se proclament anti-impérialistes et utilisent l’argument de la souveraineté à des fins de maintien du statu quo.

Cette version réactionnaire du néo-panafricanisme est en quête de boucs émissaires. Opium des masses, elle sert en premier lieu les intérêts des classes au pouvoir qui, ayant bénéficié de la protection impérialiste, craignent qu’un changement de cap ne nuise à leurs acquis. Une autre version se fait au nom d’une autodétermination africaine parfois hypostasiée, prête, au nom de la communauté de race, à fermer les yeux sur le colonialisme interne pourtant responsable, lui aussi, de la destruction des moyens d’existence de millions de personnes sur le continent.

Sensibilité « afropolitaine »

Ce cirque ne signifie pas que la perspective d’une Afrique capable de marcher sur ses jambes s’est totalement évanouie. Ni que l’idée d’une nationalité africaine, que portèrent de grands penseurs afro-diasporiques depuis la fin du XIXe siècle, n’a plus de valeur. Encore faut-il qu’elle fasse l’objet d’une reprise à la fois théorique et pratique, à l’ère ou la planète ne cesse de se contracter. Cette perspective planétaire manque à l’appel et empêche un renouvellement significatif de la réflexion sur les devenirs du continent.

Il faut par conséquent prendre acte de la banqueroute d’un certain panafricanisme politique. En revanche, de nouvelles sensibilités tournées vers le futur ne cessent d’émerger. C’est le cas dans le nouveau roman africain, dans la musique, les arts plastiques et les arts digitaux. Cette sensibilité peut être qualifiée d’« afropolitaine ». La réalité qu’elle donne à voir est celle d’une Afrique à fuseaux multiples, dont les points d’arrimage transversaux se trouvent partout. Cette sensibilité s’efforce d’intégrer toutes les parts non-africaines de l’Afrique et d’en dégager toutes les conséquences philosophiques, politiques et culturelles.

Elle le fait alors même qu’une critique intergénérationnelle est en cours à l’intérieur du continent et dans ses diverses diasporas, sur fond d’un double rejet : celui de l’impérialisme contemporain sous sa forme néolibérale, et celui du colonialisme interne sous sa forme gérontocratique, patriarcale et masculiniste. Loin d’être fixée sur ce sur quoi elle bute, cette critique neuve montre, à n’en pas douter, les limites de la sorte de fatalisme qui, de nos jours, prétend passer pour du radicalisme.

This article is from: