Tribune Achille Mbembe Historien et politologue, enseignant à l’université du Witwatersrand, Johannesburg
Quand le panafricanisme devient sectarisme
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lus de soixante ans après les indépendances, la forme-État héritée de la colonisation s’est avérée plus résiliente qu’on ne l’aurait pensé. Ses racines plongent désormais dans un humus autochtone. Comme pour d’autres objets d’importation, les Africains ont réussi à en faire quelque chose de profondément syncrétique. Taillées au vif, les frontières sont, de leur côté, demeurées plus ou moins intactes. Peu de velléités sécessionnistes ont abouti à la formation de nouveaux États. Résultat, les grandes luttes sociales d’aujourd’hui se déroulent prioritairement dans un cadre national, et presque aucune n’a pour visée directe l’unification du continent. D’ailleurs, cet objectif ne figure dans aucune constitution africaine. Deux paradoxes caractérisent les décolonisations africaines. D’une part, elles n’auront pas débouché sur la démocratie, peu importe la définition que l’on en donne. D’autre part, elles auront signé l’arrêt de mort du panafricanisme. À la place de la démocratie et du panafricanisme, elles auront ouvert la voie à une forme de colonialisme interne, qui, dans certains cas, est relativement avancé tandis que dans d’autres il reste à l’état d’ébauche. C’est l’une des raisons pour lesquelles la plupart des guerres et des conflits en cours ne visent pas, à proprement parler, le démantèlement de l’État ou son
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JEUNE AFRIQUE – N° 3108 – JANVIER 2022
remplacement par une forme alternative d’organisation politique des communautés. La plupart de ceux qui contestent l’État cherchent plutôt, soit à se protéger de ses prédations, soit à en prendre le contrôle et à subordonner l’appareil étatique à leurs intérêts privés. Le colonialisme interne a donc pris le pas sur toute perspective de révolution sociale. Adossée à la logique de l’accaparement, une classe dominante, mais fragmentée, s’efforce de se reproduire et d’asseoir son emprise sur les sociétés locales en se greffant sur les réseaux transnationaux d’accumulation. La plupart de ces réseaux reposent sur l’extraction des ressources nationales à l’état brut. Les réformes économiques introduites au milieu des
Les décolonisations africaines ont ouvert la voie à une forme de colonialisme interne. années 1990 dans le contexte de l’ajustement structurel ont accentué la compétition pour l’accaparement des richesses nationales et leur privatisation. C’est en cela qu’elles représentent un moment clé de l’histoire économique et sociale récente du continent. La compétition sociale
s’est avivée et les fractures internes ont été, partout, mises à nu. Mais le langage politique, pour nommer ces antagonismes, n’a guère fait l’objet de renouvellement. Pour dire le dissensus, beaucoup continuent de mobiliser les référents identitaires que sont l’ethnie, le clan, ou la religion. Ni les coups d’État militaires ni les élections dans le cadre du multipartisme ne parviennent à briser cette logique. Les imaginaires d’un possible changement restent par conséquent atrophiés.
Chauvinisme racial C’est dans ce contexte que tente de s’imposer un néo-panafricanisme aussi virulent que clivant. Il apparaît sous des visages multiples. Pour l’essentiel, il consiste en une évocation sans fin de penseurs des générations passées, dont on psalmodie les noms à la manière d’un rosaire, mais dont on se préoccupe peu d’étudier les œuvres. Il ne s’agit guère de revisiter leurs théories à la lumière des enjeux du présent. Il ne s’agit pas non plus de produire une nouvelle pensée. Ce qui compte, c’est d’instituer un dogme au nom duquel l’on peut disqualifier toute dissidence. Concrètement, certains utilisent la référence panafricaniste comme si le panafricanisme se ramenait à un simple équivalent du nationalisme anticolonial. Pour d’autres, il fonctionne surtout comme alibi d’un chauvinisme racial à peine déguisé. Pour d’autres encore, il