MEMOIRE : UN COURANT UTOPIQUE CHEZ LES PAYSAGISTES CONTEMPORAINS

Page 1

UN COURANT UTOPIQUE CHEZ LES PAYSAGISTES CONTEMPORAINS Travail Personnel d’Études et de Recherche (TPER) Formation de paysagiste DEP

Thibaut QUÉMÉNER

Année universitaire 2019 / 2020 École Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Bordeaux


2


Thibaut QUÉMÉNER Date de soutenance : 14 janvier 2020

3


Remerciements Je tiens à remercier l’équipe enseignante de l’ENSAP Bordeaux et en particulier Emmanuelle Heaulmé et Hélène Soulier pour m’avoir accompagné et conseillé tout au long de ce travail de recherche.

4


SOMMAIRE

Introduction générale ........................................................................... 7 I/ De l’Utopia de Thomas More aux utopies urbaines ......................... 8 Introduction ................................................................................................................. 8 1- Utopie : un terme polysémique ............................................................................... 8 a) Le nulle part de Thomas More ................................................................................................ 8 b)

Les différents sens du terme ............................................................................................... 8

2- Utopie et projet : la barrière du réel ........................................................................ 9 3- La place du paysage dans les utopies du XIXème et XXème siècle ......................... 10 a)

Le Phalanstère de Charles Fourier : une organisation stricte ........................................... 11

b) Breathing places for the Metropolis de John Claudius Loudon : un plan en avance sur son temps ................................................................................................................................. 14 c)

Garden City d’Ebenezer Howard : l’alternative au choix binaire entre ville et campagne . 17

d)

La ville spatiale de Yona Friedman : représentations utopiques ou futuristes ? ............... 22

e)

Bilan des dimensions paysagères dans les utopies du XIXème et XXème siècle ................. 25

Conclusion ................................................................................................................ 26

II/ L’utopie chez les paysagistes et concepteurs contemporains.... 27 1- Méthodologie de recherche et choix du corpus .................................................... 27 2- Des projets de paysages aux allures d’utopies contemporaines .......................... 28 a)

Des concepts pour changer le monde ............................................................................... 28

b)

La médiation au service du lien social ............................................................................... 31

c)

La prospective par la représentation graphique ................................................................ 35

3- Des grandes et des petites utopies au service du progrès ................................... 39

Conclusion .......................................................................................... 40 Bibliographie ....................................................................................... 42 Annexes ............................................................................................... 44 5


6


Introduction générale

Qu’est-ce qui pousse un étudiant à choisir le métier de paysagiste concepteur ? Le site internet onisep.fr1 que connaissent bien les lycéens nous décrit le paysagiste comme étant un professionnel qui modèle les villes et les campagnes dans le but d’améliorer le cadre de vie en faisant appel à sa créativité sans jamais perdre le sens des réalités. Cette définition montre bien toute la difficulté du métier, confronter sa créativité au réel. Pourtant, l’une des sources de créativité, si elle se veut innovante, va chercher dans l’imaginaire qui par définition est sans réalité. Alors, comment le paysagiste peut-il transcrire sa créativité innovatrice dans la réalité ? En tant qu’étudiant paysagiste, on entend souvent des enseignants qualifier d’utopiques les projets des étudiants. Peu réaliste, déconnecté du réel, difficilement réalisable, le sens négatif du terme utopique ne fait aucun doute dans la bouche de ces professionnels. Mais est-ce parce que quelque chose n’existe pas dans la réalité qu’il est impossible à réaliser ? Ce terme utopie décrit à l’origine une société idéale dans une géographie imaginaire où le peuple est heureux. Le mot était alors très clairement associé à des termes mélioratifs. Alors pourquoi l’utilise-t-on aujourd’hui couramment de façon péjorative ? La recherche d’un idéal n’a pourtant rien de négatif. La mission du paysagiste qui est d’améliorer le cadre de vie ne correspond-t-elle pas justement à une recherche d’idéal ? Ce mémoire sur le thème de l’utopie a également été motivé par l’actualité du retour des utopies urbaines dont la revue Futuribles2 a consacré un numéro en 2016. En effet, on apprend dans ce numéro 404 que les visions utopiques du XIXème et XXème siècle qui étaient jugés à l’époque trop immatures sont en train d’inspirer l’actuel retour des utopies urbaines. On ne parle pas là de projets extraordinaires mais de petites initiatives qui permettent de contribuer à rendre la ville meilleure. Depuis toujours, les paysagistes revendiquent une volonté à travers leurs projets d’améliorer le cadre de vie de la société. Ce travail s’attachera donc à répondre à la problématique suivante : Existe-t-il un courant utopique chez les paysagistes contemporains ? Dans une première partie, nous reviendrons sur les fondamentaux de l’utopie et ses corrélations avec le projet avant d’interroger la place du paysage dans les utopies du XIX ème et XXème siècle. Cette partie posera le cadre théorique du mémoire et permettra d’établir la place du paysage dans des utopies reconnues comme telles. Dans un second temps, nous analyserons différents travaux de paysagistes et de concepteurs contemporains qui se confrontent au projet de paysages. Nous essayerons de mettre en lumière les aspects utopiques qu’ils sont susceptibles de contenir à partir des caractéristiques soulevées dans la première partie. La lecture de ce mémoire permettra donc au lecteur de découvrir une des premières études mettant en relation le concept d’utopie et le projet de paysage.

L’onisep est un éditeur public qui publie des revues et diffuse sur son site internet toute l’information sur les formations et les métiers. Dès le collège, les élèves français sont habitués à y chercher des informations pour leur avenir. 2 Futuribles est une association liée à une société d’édition et de conseil dont les objectifs sont de comprendre les transformations en cours, d’explorer les futurs possibles, de débattre des enjeux à venir et de concevoir des politiques et des stratégies. 1

7


I/ De l’Utopia de Thomas More aux utopies urbaines Introduction Cette première partie pose le cadre théorique du travail de mémoire et permet de constituer un socle de connaissances qui va venir enrichir la réflexion autour du thème de l’utopie. Nous commencerons par faire un rappel des généralités au sujet de la thématique « utopie » avant de s’intéresser plus particulièrement aux écrits qui ont fait le lien entre utopie et projet. Dans un autre point, nous étudierons en détail quatre utopies architecturales ou urbanistiques du XIX ème et XXème siècle en nous attachant à en faire ressortir les caractéristiques principales et notamment concernant leur approche du paysage.

1- Utopie : un terme polysémique a) Le nulle part de Thomas More Thomas More est un juriste et homme d’Etat anglais né en 1478 et décédé en 1535. On le décrit comme étant un philosophe humaniste, soucieux de l’équité. A cette époque, on part à la découverte de contrées lointaines et les récits de ces voyages rencontrent un grand succès, notamment grâce au développement de l’imprimerie. Thomas More s’inspira des récits de voyage pour écrire en 1516 De optimo reipublicae statu, deque nova insula Utopia. Dans cet ouvrage écrit en latin, l’auteur décrit l’île d’Utopia. La population, principalement des agriculteurs, vit sur une île où elle est répartie dans 54 villes semblables où les services sont collectifs. Chacun habite une maison individuelle avec jardin de laquelle on doit déménager tous les 10 ans pour ne pas s’habituer à la propriété privée. La vie sociale et culturelle est riche et variée. Il n’est cultivé que le nécessaire pour se nourrir, il n’y a pas d’exportation. La récolte est équitablement répartie entre les différentes communautés de l’île. Les tâches obligatoires représentent 6h dans la journée, le reste du temps est libre. Dans ce monde, l’abondance n’existe pas. L’épargne est inutile. Les vieilles personnes, les malades et les enfants sont pris en charge par la collectivité. Thomas More a imaginé une République où chacun vit dignement à une époque où la majorité de la population vie dans des conditions de vie misérables. Ce récit a été perçu à l’époque comme une critique de la politique anglaise et une véritable prospective. Pourtant, l’auteur disait lui-même avoir écrit un pur divertissement… Thomas More a formé un néologisme pour nommer son île qui n’existe pas : Utopia. Il a construit son mot à partir du grec [topos] qui signifie lieu et du préfixe [ou] qui signifie non. Littéralement, le mot obtenu porte le sens de non-lieu ou lieu de nulle part. C’était alors la naissance d’un mot, qui au fil de l’histoire s’enrichira et sera porteur d’espoir.

b) Les différents sens du terme Le terme « utopie » a au cours du temps beaucoup inspiré différentes personnalités comme en témoignent les nombreuses citations qui sont restées (annexe 1) et qui ont contribué à faire évoluer sa signification. Reprenons maintenant les différents sens que porte le mot. 

Le titre de l’ouvrage de Thomas More

D’abord Utopie est le nom propre qui désigne l’île imaginée par l’auteur, ensuite c’est le texte lui-même où il est question de cette île qui sera nommée Utopie.

8


Le genre littéraire

L’utopie peut désigner les ouvrages du même genre que celui de Thomas More où il est question de pays imaginaires. En effet, à la suite de Thomas More, d'autres auteurs ont écrit des utopies, tels Campanella (La cité du soleil, 1623) ou Francis Bacon (La nouvelle Atlantide, 1627), et on a pu également considérer rétrospectivement comme des utopies certains textes antérieurs, tels La République de Platon. Ici, l’utopie devient en nom commun qui désigne aussi bien les pays imaginaires que les textes qui les décrivent. On peut soulever des caractéristiques communes aux différentes utopies littéraires : - Il est question de mondes imaginaires représentants la perfection ; - On y prévoit jusqu’aux détails de la vie quotidienne ; - L’organisation y est souvent dirigiste mais posée comme juste et collectivisme ; - L’utopie repose sur une foi en les possibilités de l’Homme ; - Il s’agit d’un modèle pour le bonheur, pas nécessairement individuel mais collectif ; - On se situe hors de l’histoire. 

Le rêve

Le sens le plus courant aujourd’hui est celui du rêve irréalisable. On l’utilise pour décrire une situation imaginée qui n’a aucune chance de se transformer en réalité. Il est associé aux adjectifs péjoratifs « utopique » et « utopiste ». Ce sont ces termes qui sont parfois utilisés chez les enseignants pour qualifier des projets d’étudiants paysagistes. Mais nous pourrions nous demander s’ils l’utilisent à bon escient lorsque l’on regarde le sens qui suit. 

Une prospective critique de la réalité

L’utopie peut aussi être l’attitude qui correspond au désir de préparer le futur sur la base du refus du présent. Celui qui met en œuvre cette utopie doit faire preuve d’imagination et d’un fort pouvoir créatif. L’utopie est ici considérée comme un projet nécessaire au dynamisme d’une société. Le sociologue allemand Karl Mannheim parlait lui d’une « orientation qui transcende la réalité et qui en même temps rompt les liens de l’ordre de l’existant » (Idéologie et utopie. 1929.). Jean-Jacques Wunenburger définit l’utopie comme étant un : « ailleurs qui n’est jamais tout à fait nulle part, et qui nous déporte toujours vers du nouveau » (L'utopie ou la crise de l'imaginaire. 1979.). Ce point de vue sous-entend que l’utopie prend sa source dans une réalité critiquée dans le but d’apporter une innovation. C’est bel et bien à ce dernier sens que nous allons nous intéresser dans la suite de ce mémoire. Il sera question de découvrir si des projets de paysages ont permis de faire avancer la société en proposant des idées nouvelles en opposition avec la réalité de leurs époques. On tentera de comprendre sous quelles formes le projet de paysage peut, à partir d’un état présent réel, construire un état futur possible. Voyons maintenant quelles ont été les théories établies entre le projet en général et l’utopie.

2- Utopie et projet : la barrière du réel Plusieurs auteurs ont mis en relation utopie et projet. Leurs avis divergent sur la question de l’utopie comme outil de projet. Certains voient en cela une opportunité d’innovation alors que d’autres accusent l’utopie de paralyser le projet avec des solutions trop faciles et impossibles à mettre en œuvre dans la réalité. L’écrivain Christian Giudicelli défend l’idée d’une utopie utile au projet puisqu’il écrit que l’utopie est « profondément rectrice du projet puisqu’elle interroge, elle met en cause et elle suggère » (« Du côté de l’utopie ». América. Cahiers du CRICCAL. Utopies en Amérique latine. vol. 32. 2004.). Pour lui, l’utopie permet la remise en cause de l’état existant et c’est pour cela qu’elle doit continuer d’exister.

9


Ignacy Sachs, spécialiste de l’écodéveloppement, professeur de socio-économie et ancien directeur du Centre International de Recherche sur l'Environnement et le Développement (CIRED), émet lui des réserves jusqu’en écrivant que l’utopie est un piège : « le piège de l’image de l’état futur idéal ». Selon lui, l’utopie « appauvrie le projet et paralyse l’action » puisque les utopistes ne savent pas transcrire leurs utopies dans la réalité (Développement, utopie, projet de société. 1978.). Effectivement, les utopies ne peuvent pas être transcrites telles quelles dans la réalité. Anne-Marie Drouin explique que l’utopie ne peut pas être prise au pied de la lettre (Modèles pédagogiques. 1993.), c’est une hypothèse de travail, une source de réflexion. L’utopie n’a pas pour objectif d’être atteinte, mais elle a pour but de donner une direction. La philosophe décrit les utopies comme étant des sources d’inspiration positive au service du projet. Dans son ouvrage Idéologie et utopie (1929), Mannheim insiste sur l’aspect limité et même illusoire de l’utopie. Pourtant, il conclut son livre en apportant des éléments sur l’importance de l’utopie dans une société : « La disparition de l'utopie amène un état de chose statique, dans lequel l'homme lui-même n'est plus qu'une chose. […] la disparition des différentes formes de l'utopie ferait perdre à celui-ci [l’homme] sa volonté de façonner l'histoire à sa guise, et par cela même, sa capacité de la comprendre ». Selon lui, l’utopie permettrait donc à l’humanité de continuer d’écrire l’histoire. Il relève donc un paradoxe, l’utopie est limitée et illusoire mais pourtant sans elle l’homme perdrait la capacité de façonner l’histoire. La solution pour dépasser cette ambivalence serait, d’après Anne Marie Drouin, de laisser l’utopie s’effacer au moment de l’action : « Tant qu’il s’agit d’inventer des possibles, son rôle [à l’utopie] est dynamisant. Quand il s’agit de faire des choix pour l’action, la prise en compte du réel s’impose. » (Modèles pédagogiques. 1993.). Malgré ces difficultés établies entre la relation utopie et projet, il a bel et bien existé un courant utopique en architecture et urbanisme dans le XIXème et XXème siècle.

3- La place du paysage dans les utopies du XIXème et XXème siècle Le courant utopique est un courant architectural et urbanistique né à la fin du XVIIIème siècle. Des architectes comme Etienne Louis Boullée (1728-1799) ou Jean Jacques Lequeu (1757-1825) imaginent des monuments et des cités qui symbolisent des valeurs mais qui ne répondent pas aux besoins directs de la société de l’époque. Pour autant, bien avant cela, des hommes ont réfléchi à ce que pourrait être une cité idéale, notamment durant la Renaissance en Italie mais aussi en Grèce Antique. Rappelons qu’il y a une tradition chez les architectes, notamment au XVIII ème siècle, qui consiste à élaborer des projets théoriques qui ne sont pas destinés à être réalisés. Cette pratique était à l’époque très courante. Les travaux étaient parfois exposés et permettaient de faire passer des messages, notamment une critique de la réalité. Dans ce type de travaux, les concepteurs étaient très libres, ils laissaient parler leur créativité sans limite. Nous avons choisi quatre exemples d’utopie afin d’en faire ressortir les caractéristiques qui pourraient nous éclairer sur d’éventuelles utopies contemporaines. La sélection a privilégié des utopies connues et reconnues comme telles, des deux derniers siècles, pouvant faire ressortir des principes clefs et notamment en rapport avec la question paysagère. Les utopies devaient être suffisamment détaillées, par écrit ou de manière graphique, pour être étudiées. Le Phalanstère (1829) de Charles Fourier fait partie des plus grandes utopies de l’histoire architecturale et son concepteur est considéré comme le père de l’utopie socialiste ; Breathing places for the Métropolis (1829) de John Claudius Loudon est une utopie à l’échelle d’une grande métropole ; Garden City (1898) d’Ebenezer Howard comme son nom l’indique confronte l’idée du jardin et de la ville, nous pouvons donc nous attendre à la présence de la question paysagère ; la ville spatiale (1959) de Yona Friedman est une utopie d’après-guerre dont le créateur à largement représenter graphiquement le concept. L’étude de ces quatre cas va nous permettre de comprendre à quoi peut ressembler l’utopie dans le domaine de l’aménagement de l’espace et également de mesurer la place accordée au paysage dans ces concepts. A partir de cela, nous pourrons plus aisément repérer le caractère utopique de certaines pratiques paysagères contemporaines. 10


a) Le Phalanstère de Charles Fourier : une organisation stricte Charles Fourier (1772 – 1837) est un philosophe français. Il a pour ambition de changer la société dans laquelle il vit, immédiatement, sans attendre. Il ne rêve pas d’un monde meilleur, il veut transformer la société sur-le-champ. Il déteste l’utopie qui pour lui ne permet aucun changement, il la définit comme un rêve qui ne donne aucun moyen d’exécution et aucune méthode efficace. En 1799, à l’âge de 27 ans, Fourier travaille comme commis dans une maison de commerce à Marseille. Un jour, une cargaison de grains doit être jetée parce qu’à force de spéculer sur les prix, ses propriétaires l’ont laissée pourrir. Cet événement fait beaucoup réfléchir Fourier qui constate alors l’absurdité des lois du commerce. A partir de ce moment, il se mit à la recherche d’une alternative crédible au monde qui existe et qu’il ne supporte pas. Selon lui, le commerce est responsable de la misère dans laquelle vit une grande partie de la société. A cette époque, Il n’existe aucune législation concernant la ville. La ville est un chao. La société industrielle s’installe avec des conditions de vie difficiles pour les classes les plus pauvres qui s’appauvrissent davantage encore pendant qu’une poignée d’hommes s’enrichit sur leur dos. L’objectif principal du concept de Fourier est directement lié à ce constat de la société, il faut rééquilibrer les classes. Il souhaite que chacun ait le droit à la même dose de bonheur, équitablement réparti. Pour cela, il imagine un organisme communautaire vivant et travaillant au sein d’un grand bâtiment qu’il appellera Phalanstère. En tant que détracteur de l’utopie, il refusait que l’on parle de son projet comme une utopie, puisque pour lui le Phalanstère était réalisable immédiatement. En 1829, Fourier écrit son livre Le nouveau monde industriel et sociétaire ou invention du procédé d’industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées. C’est dans cet ouvrage qu’il va décrire son projet de Phalanstère en y intégrant un plan du bâtiment. Ce premier ouvrage sera complété en 1832 par un journal : Le Phalanstère : journal pour la fondation d'une phalange agricole et manufacturière, associée en travaux et en ménage, lancé par Fourier qui a vocation à diffuser sa doctrine et à expliquer précisément les étapes de la fondation d’un Phalanstère. Le discours semble avoir été le meilleur moyen pour Fourier de décrire dans le détail son projet, bien trop complexe pour être uniquement soutenu par une image. Pour autant, Fourier précise que le plan-exemple publié dans l’ouvrage est indispensable à la réalisation d’un Phalanstère. L’architecture du bâtiment donne l’idée d’un palais monumental. Sur le plan (figure 1), l’ensemble parait être replié sur soi, tournant le dos au monde extérieur. Cet effet est notamment produit par l’existence d’une cours centrale entourée sur trois côtés du bâtiment d’habitation et sur le quatrième côté par des bâtiments de travail. De plus, les jardins et cours intérieurs renforcent ce sentiment de rupture avec le monde extérieur. Les deux seuls éléments qui semblent être en dehors de ce système égocentrique sont le théâtre et l’église, comme si ces deux éléments étaient les seuls du Phalanstère qui conservaient un lien avec l’extérieur. Par ailleurs, l’édifice est entouré d’une palissade qui renforce une fois de plus la séparation avec le monde extérieur. A l’intérieur, tout est fait pour maximiser les interactions sociales : les bâtiments sont tous très proches les uns des autres, les nombreuses rues galeries facilitent les rencontres, il y a une omniprésence de salle de réunion.

11


Figure 1 : Plan d'un Phalanstère retravaillé par l'auteur à partir du plan publié dans "Le nouveau monde industriel et sociétaire" (1829) écrit par Charles Fourier.

Fourier a un besoin inévitable de toujours tout classer, il veut ranger les hommes dans des catégories bien précises. Il choisit d’organiser les sociétaires du Phalanstère selon leurs passions. Selon lui, trois grandes passions animent les hommes : la composite qui pousse les hommes à s’associer et à coopérer ; la cabaliste qui pousse les hommes à la dispute, à l’intrigue ; et la papillonne qui est le besoin de changer tout le temps. Ces trois passions se décomposent en 12 passions secondes qui ellesmêmes amènent à 144 passions mineures. Avec son Phalanstère, Fourier espère organiser une société dans laquelle ces différentes passions pourront s’harmoniser et ainsi les hommes pourront vivre ensemble sans problème. Les relations entre les sociétaires sont pacifiées puisque chacun peut ici profiter de ses passions. Chacun trouve ce dont il a besoin pour s’épanouir. Il imagine une société parfaite, une communauté formée de 1620 personnes. Le travail n’y est que joie. Les pénuries n’existent pas. L’emploi du temps est planifié de façon très précise. Au cours de la journée, chaque individu doit alterner entre effort physique et talent artistique. Dans cette communauté, on ne manque de rien. La règle est celle du partage, la production et la consommation sont communes. L’ordre transparait du bâtiment. Tout est fait pour éviter les heurts, notamment grâce aux galeries de circulations aérées et chauffées dans lesquelles tout le monde peut se rendre d’un endroit à un autre de façon confortable. Ce système d’organisation social doit permettre à tous de vivre dans l’abondance et de développer l’urbanité des habitants. Tout le système est pensé à travers la notion d’attraction de Fourier. D’une part, l’attraction désigne le mécanisme des interactions entre les habitants et d’autre part l’attraction est aussi le fait que le Phalanstère pour s’imposer doit réussir à attirer, à séduire. Ces deux principes d’attractions se retrouvent dans l’architecture du bâtiment avec les rues-galeries conçues pour favoriser les interactions et aussi par le confort de vie, l’abondance et l’architecture de palais destiné à séduire les potentiels habitants. Le Phalanstère est à la fois un lieu de vie, de travail et d’agrément, il se suffit à lui-même. Le projet n’a pas été imaginé pour un lieu en particulier, on pourrait même dire puisqu’il s’agit ici d’un nulle part. Il a été réfléchi pour pouvoir s’adapter à différentes situations géographiques. C’est un projet qui a vocation à devenir un modèle. Cependant, certaines conditions pré requises sont inévitables. Le Phalanstère doit notamment être obligatoirement édifié à proximité d’une grande ville et d’un cours 12


d’eau. La qualité du sol doit permettre d’y produire un maximum de cultures différentes. Ces quelques prérequis sont les seuls qui permettent d’imaginer un paysage associé au Phalanstère et ils restent très vagues. La description du Phalanstère fait état de la recherche d’une autosuffisance à tout point de vue, notamment alimentaire. Pourtant, le plan dessiné ne fait pas figure de parcelles agricoles et Fourier ne met pas l’accent sur le travail au champ dans son discours. C’est d’autant plus compliqué pour imaginer le Phalanstère dans son environnement. Malgré plusieurs naissances de communautés sur la base du modèle de Fourier comme le familistère de Guise dont la construction a commencé 30 ans après la publication du livre de Fourier, aucun projet n’a été réalisé strictement selon les règles qu’il avait établies. Le besoin de tout classer de Charles Fourier et son désir d’organiser précisément la vie dans son Phalanstère fait ressortir un programme qui peut être perçu comme totalitaire. Tous les aspects de la vie quotidienne sont contrôlés. Fourier base son organisation sur sa théorie des passions et oublie les attractions évidentes dans la famille ou les communautés « naturelles ». C’est une théorie qui ne colle pas à la réalité. Cet aspect qui ressort ici révèle le côté sombre de l’utopie qui en est aussi une des caractéristiques. A force de vouloir tout contrôler et organiser au mieux la vie quotidienne selon leurs idéaux, les créateurs d’utopies en oublient parfois la liberté individuelle. Plusieurs utopies ont marqué l’histoire et ont donné au terme une connotation négative voir dangereuse. On parle par exemple d’utopie nazie mais il existe aussi des exemples moins traumatisants comme la cité idéale d’Auroville en Inde. En 1968, en plein mouvement hippie, une parisienne nommée Mirra Alfassa et compagne spirituelle du philosophe indien Sri Aurobindo décide de créer une ville qui aura pour objectif de rapprocher les peuples. Avec l’aide de l’architecte français Roger Anger (figure 2), « Mère » comme elle se fera appeler, imagine une cité à la forme d’une galaxie spatiale. L’organisation de l’espace y est très segmenté (figure 3) et le tout gravite autour d’un noyau central, l’espace de paix avec le temple de la mère. Il s’agit d’une sphère dorée de 36 mètres de diamètre qui a été construite à partir de 1972 uniquement à la force des hommes, sans engin de chantier. Le temple a été inauguré en 2008 (figure 4). Cette cité pensée à l’origine pour accueillir 50 000 habitants n’en compte aujourd’hui que 2500. Ils sont issus de plus de 50 nationalités différentes venus chercher ici ce qu’ils n’ont pas trouvé ailleurs. Tous ont été mis à l’épreuve pendant un an avant d’être officiellement reconnu comme habitant d’Auroville sous le titre de « serviteur de la conscience divine ». A partir de ce moment, tous doivent se soumettre à des préceptes définis par la charte de la ville, dont le culte de la Mère décédée en 1973 mais qui semble toujours être présente en ces lieux. Secte pour certains, curiosité pour d’autres, toujours est-il qu’Auroville reste aujourd’hui une étape du tourisme en Inde.

Figure 2 : Maquette du projet d'Auroville réalisée par l'architecte Roger Anger dans les années 1960. (www.auroville.org)

Figure 3 : Plan schématique d'Auroville illustrant la composition de l'espace autour du noyau central. (www.auroville.org)

13


Figure 4 : Photographie du temple de la mère, noyau central d'Auroville. (www.worldarchitecture.org)

Le Phalanstère et Auroville sont deux exemples où l’organisation de l’espace est très segmentée, où chaque chose à sa place. Cette organisation de l’espace, dans ces deux cas, traduit une organisation de la société que l’on pourrait qualifier d’autoritaire. Le lien entre organisation de l’espace et organisation de la société est ici très fort. Ces exemples mettent en lumière le côté sombre de l’utopie, l’utopie portée par un personnage qui cherche à imposer son idéal à toute une communauté au risque d’aller à l’encontre des principes de liberté individuelle. On peut se demander comment le retour des utopies urbaines s’y prend pour effacer ce risque. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de ce mémoire.

b) Breathing places for the Metropolis de John Claudius Loudon : un plan en avance sur son temps L’écossais John Claudius Loudon (1783-1843) est un jardinier, botaniste, agronome et créateur de la revue "The Gardener's Magazine". Il est fils de fermier, il a étudié l’agriculture et a ensuite travaillé sur l’aménagement des terres agricoles. Il s’est installé à Londres et s’est ensuite spécialisé dans la conception et réalisation de jardins paysagers. Mais une blessure le contraint d’arrêter cette activité. Il se met donc à l’écriture. Il a ainsi lancé les premiers magasines au monde consacrés à l’architecture et aux jardins. Loudon a toujours préféré le charme des petits villages de campagne aux grandes capitales. Lorsque Loudon imagine son concept, Londres est en pleine expansion. La population passe d’un million en 1800 à 6,7 millions à la fin du siècle. Cette explosion de la population est accompagnée par la multiplication de quartiers insalubres qui seront décrits par Charles Dickens. Londres fait face à de graves épidémies. L’espérance de vie est très faible dans une ville dense et sale. On commence à donner le nom de métropole à cette grande agglomération dans les 1820-1830. Les transports en commun se développent de plus en plus permettant à la classe moyenne de se déplacer entre leur habitation et leur lieu de travail. Des quartiers de plus en plus éloignés en périphérie se développent. Le prairie de Hampstead Heath qui était jusqu’alors ouverte au public menace d’être fermée et cela crée une controverse qui fera l’objet d’un grand nombre d’articles. Loudon élabore un plan qui accompagnerait l’extension de la métropole tout en permettant aux habitants de vivre correctement, en sécurité et en bonne santé. Il se préoccupe de l’approvisionnement en vivres, en eau, en air frais et du maintien de la propreté. Ce plan doit permettre, sur le temps long, une harmonie 14


entre les architectures, les transports et les paysages dans l’optique d’améliorer le bien-être des habitants et surtout la santé des plus pauvres. Loudon apportait une importance particulière à la conservation des paysages sur le long terme alors qu’il voyait l’étalement urbain de Londres manger la campagne et ses paysages qu’il aimait tant. Ce travail a pour objectif d’alerter le gouvernement et d’aider à la prise de décision. Le projet est publié sous forme d’un article dans le cinquième numéro de la revue de Loudon Gardeners Magazine en 1829. Il y décrit son plan par écrit et l’accompagne d’un plan schématique. Loudon décrit son projet de façon simple sous la forme de grands principes : -

« Les gouvernements ont le devoir de planifier la manière dont la métropole peut se développer en toute sécurité pour les habitants, en ce qui concerne l'approvisionnement en vivres, l'eau et l'air frais, ainsi que l'élimination de la saleté de toute sorte »

-

« Londres doit être entouré d’une zone de campagne ouverte »

-

« Londres pourra s’agrandir par des anneaux de bâtiments alternés avec des espaces de campagne ou de jardins d’un demi mile jusqu’à ce que l’une des zones touche la mer »

-

« L’utilisation de cercles parfaits, comme sur le plan, n’est ni nécessaire ni souhaitable. Des lignes irrégulières, répondant au paysage existant, seraient beaucoup plus belles et économiques »

-

« Les rues seraient radiales ou circonférentielles, de même que les transports en commun. Les tuyaux sous les rues transportaient de l'eau, du gaz, des eaux usées et de l'air chaud (pour le chauffage urbain). Les eaux usées seraient utilisées comme fumier dans les réseaux ruraux au lieu d'être rejetées dans les rivières. »

-

« Les anneaux de campagne contiendraient des parcs, des jardins, des lacs et des lieux de «distractions inoffensives» ».

La grande innovation ici est l’alternance de pleins et de vides pour construire la ville. C’est ce qu’illustre le schéma (figure 5) où l’on voit distinctement Londres entourée d’anneaux circulaires. Les espaces en blancs sont les « pleins », autrement dit les espaces bâtis, et en gris ce sont les « vides », les espaces de « nature » qui peuvent être de divers types : parcs, jardins, lacs, cimetières, etc… mais aussi les parcelles agricoles. Dans les zones bâties, il ne doit y avoir aucune place, aucun marché, pas d’espace libre donc, seules des rues suffisamment larges desserviront la ville en air frais. Loudon se félicite que si un tel plan est réalisé, chaque londonien habitera à maximum un demi mile (c’est-à-dire environ 800 mètres) d’un espace dégagé dans lequel il sera libre de marcher, de se récréer, de se divertir ou de s’instruire. Il décide donc de regrouper tous les espaces non bâtis, à l’exception des rues, en de grands parcs circulaires à l’échelle de la métropole et va même au-delà en imaginant la future expansion de la ville. On pourrait parler aujourd’hui de prospective territoriale. Dans cette utopie, le paysage a une place primordiale. Loudon le dit lui-même, les cercles parfaits que l’on peut voir sur le schéma ne sont qu’une représentation. Il souhaite que le tracé des couronnes se rapporte aux lignes irrégulières du paysage existant, il avance pour cela des raisons esthétiques et économiques. Loudon intègre d’ores et déjà les parcs existants comme Hyde Park et Regent’s Park dans la première couronne de campagne comme nous pouvons le constater sur la plan de la figure 5. Pour la première fois, le non-bâti a toute sa place et devient un élément structurant pour construire la ville.

15


Figure 5 : Plan prospectif élaboré par John Claudius Loudon et publié en 1829 dans le numéro 5 de la revue Gardeners Magazine. L’auteur du mémoire a entouré en rouge Regent’s Park et Hyde Park. (www.landscapearchitecture.org)

Loudon sait pertinemment qu’un tel plan est impossible à mettre en place du jour au lendemain. Il est conscient qu’il faudrait un siècle ou deux pour arriver au résultat illustré par le schéma. Il sait aussi que le gouvernement ne peut pas acheter et démolir autant de maisons pour créer le premier cercle. En revanche, il pense que le gouvernement peut délimiter certaines zones où une loi interdirait tous travaux de réparation des bâtiments. Ainsi, après un certain temps, les maisons ne seraient plus habitables. Les propriétaires se verraient alors attribuer un autre bien d’une valeur équivalente dans une autre partie

16


de la métropole hors espace de respiration. Pour Loudon, toute cette démarche se justifie pour le bienêtre des habitants. Loudon prévoit un aménagement des espaces de respiration à la façon des parcs paysagers. Il imagine la plantation de toutes espèces susceptibles de pousser, l’aménagement de pièces d’eau, de carrières, de grottes, de ravins, de collines, de vallées. Il souhaite aménager une multitude de scènes différentes imitant la nature. Il veut en quelque sorte faire voyager les habitants à chaque fois qu’il se rendront dans les espaces de respiration. Il va même jusqu’à imaginer la diffusion de musique dans certains endroits tout au long de l’année. Il veut en faire des espaces de bien-être pour le corps et l’esprit. Même si le projet de Loudon concerne Londres, il espère que ce « bel idéal de capital » pourra se répéter dans les autres métropoles qui s’agrandissent sur la campagne grâce aux principes simples qu’il a établi et qui sont facilement reproductibles. Cette stratégie n’a jamais vraiment été mise en place puisque les nobles détenaient la majorité des terres et le gouvernement était trop faible face à cela. Il n’empêche que cela a donné des idées à de nombreux personnages qui ont retravaillé le concept. On peut notamment parler d’Haussmann qui créera son système d’espace verdoyant pour Paris ou encore Frederick Law Olmsted avec le collier d’Émeraude de Boston où des parcs sont reliés entre eux par des avenues-promenades à l’échelle métropolitaine (figure 6). Olmsted a imaginé ce système de parcs alors que la ville ne s’était pas encore développée jusque-là. C’est donc une démarche de prospective qui, comme le préconisait Loudon, s’est construite à partir du paysage existant et en particulier en suivant une rivière.

Figure 6 : Plan du système de parc du Collier d'Emeraude à Boston dessiné par Olmsted à la fin du XIXème siècle. (www.tclf.org)

Plus tard, Jean Claude Nicolas Forestier écrira dans Grandes villes et systèmes de parcs (1906) que « La première idée d’un système de parc fut émise à Boston en 1891. Ce qui fut au début considéré comme un rêve et semblait ne pouvoir être réalisé que par une suite de générations était mis sur pied en deux ans et exécuté en sept ans. ». Dans une même phrase, « rêve » et « réalisé » sont deux mots qui décrivent bel et bien une démarche utopique qui a été et est toujours utile à la qualité de vie des habitants de Boston.

c) Garden City d’Ebenezer Howard : l’alternative au choix binaire entre ville et

campagne Ebenezer Howard (1850-1928) est un militant socialiste anglais. Il est né à Londres et est devenu employé de bureau. A l’âge de 21 ans, influencé par un oncle agriculteur, il part s’installer aux EtatsUnis pour travailler dans une ferme. Il sera ensuite journaliste à Chicago. Après 5 ans, il rentre au

17


Royaume-Uni et devient rédacteur des rapports officiels du Parlement. Grâce à ce métier, Howard a conscience des difficultés du pays. A la fin du XIXème siècle, l’Angleterre fait face à la Grande Dépression. L’activité économique tourne au ralenti. Il y a un fort exode rural qui pose des problèmes de logement et de travail dans les villes. Les centres-villes sont des taudis où s’entassent les plus pauvres qui ont dû quitter leurs terres agricoles que se sont accaparées les puissants propriétaires. C’est dans ce contexte difficile qu’Howard va imaginer un nouveau modèle de cité qui assure à sa population des conditions de vie saines. Le but est d’inventer une alternative au développement anarchique des villes lié à l’essor de la seconde révolution industrielle. C’est dans son livre To-Morrow : A Peaceful Path to Real Reform publié en 1898 qu’Howard va décrire son nouveau modèle de ville. Le livre connait rapidement un grand succès, une version grand public sous le titre Garden City of To-morrow sera publié quatre ans plus tard. Howard veut créer une communauté avec des liens sociaux forts. Il pense que pour cela il faut créer des communautés de petite taille, de maximum 32000 habitants. Selon lui, la grande ville est un facteur de destruction de lien social. Son projet est donc de créer des communautés en autosuffisance alimentaire, industrielle et commerciale. Au sein de ces communautés, on doit retrouver un équilibre entre les travailleurs agricoles, industriels et commerciaux. Howard insiste sur l’importance d’avoir des institutions politiques qui correspondent aux principes de la cité-jardin. Cette nouvelle forme de ville doit associer un centre urbain organisé et une ceinture de fermes et de parcs qui entourent ce centre. Les cités-jardins sont pensées pour fonctionner en réseau avec d’autres cités-jardins identiques reliées entre-elles par un réseau de communication et notamment des voies ferrées. Une fois établi, ce réseau permettra d’en finir avec les métropoles. Pour illustrer son propos, Howard réalise une série de schémas qui permet de mieux comprendre le concept et l’organisation spatiale de la cité jardin. Ces représentations prendront toutes la forme parfaite du cercle, comme c’était déjà le cas pour le diagramme de Loudon. Le schéma des trois aimants (figure 7) démontre comment la cité jardin associe les avantages de la ville et ceux de la campagne sans leurs inconvénients. Sa forme est circulaire, on trouve au centre la société qui est attirée par les aimants ville, campagne et ville-campagne (citéjardin). Sous chaque aimants, on retrouve les qualités qui font que la société est attirée par ces endroits. La ville-campagne regroupe à la fois les avantages de la ville comme les opportunités sociales, et ceux de la campagne comme la beauté de la nature. Ce schéma est le point de départ de la théorie d’Howard. Le schéma de la figure 8 représente le plan de la cité jardin dans son ensemble. On observe une ville Figure 7 : Schéma des trois aimants dessiné par Howard et publié parfaitement circulaire organisée autour en 1898 dans son livre To-Morrow : A Peaceful Path to Real Reform d’un noyau central qui a la fonction de (www.flickr.com) parc. La ville est divisée par six avenues qui forment six parts égales. Les maisons et leurs jardins entourent le 18


noyau central. La ville est délimitée sur son périmètre par un chemin de fer circulaire qui se connecte à la voie ferrée principale passant à proximité. C’est à cette intersection entre les chemins de fer que l’on retrouve les usines et les commerces de la ville. A l’extérieur de la voie ferrée circulaire entourant la ville, c’est la campagne avec les fermes, les pâturages, les forêts, les carrières et des hôpitaux.

Figure 8 : Plan de la Garden-City dessiné par Howard et publié en 1898 dans son livre To-Morrow : A Peaceful Path to Real Reform (www.gutenberg.org)

Le plan de la figure 9 est un zoom du précédent. On y voit plus en détail l’organisation d’une portion de la ville. Le noyau, un jardin central, est entouré d’un centre civique avec les institutions politiques, un musée, un théâtre, une bibliothèque et un hôpital. Cette partie est elle-même entourée d’un parc avant

Figure 9 : Partie plus détaillée du plan de la Garden-City dessiné par Howard et publié en 1898 dans son livre To-Morrow : A Peaceful Path to Real Reform (www.flickr.com)

19


d’arriver sur la zone d’habitations. Une grande avenue sépare la partie logement de la zone industrielle et commerciale la plus à l’extérieur de la ville. On constate que l’organisation géométrique de la citéjardin sépare les différentes fonctions. Le plan de la figure 10 représente le système dans lequel les cités-jardins se connectent pour aboutir à une organisation géographique et sociale plus large. Le schéma forme encore une fois un cercle parfait dans lequel plusieurs cités jardins, cercles parfaits, sont reliées entre-elles par un chemin de fer circulaire et plusieurs routes qui traversent la campagne.

Figure 10 : Plan de plusieurs Garden-Cities reliées entre-elles dessiné par Howard et publié en 1898 dans To-Morrow : A Peaceful PAth to Real Reform (www.woutersrealty.com)

Le concept est initialement prévu pour désengorger Londres et donc s’établir dans la campagne alentour. Mais l’aboutissement du projet consiste à ce que ce modèle soit répété dans le pays tout entier. Or, développer le territoire de cette façon présuppose qu’il soit neutre, homogène et que tous les territoires aient les mêmes ressources. Ce concept ne prend pas en compte la complexité des paysages, les différences et les particularités de chaque lieu. A cause d’une grande simplification de la réalité, nécessaire pour rendre clair et compréhensible son concept, Howard met de côté la prise en compte des paysages. Des cités jardins ont vu le jour au Royaume Uni et dans d’autres pays du monde mais ce qu’elles ont gardé du concept de cité jardin d’Howard c’est surtout leurs noms. La première réalisation est celle de Letchworth en 1904. Elle fait suite à la création de la Garden City Association en 1899 qui regroupe un certain nombre de personnes intéressées par le projet dont des politiciens et des industriels. Howard en est le directeur général. Des rencontres sont organisées pour discuter les moyens pratiques de réaliser une cité jardin selon les plans d’Howard. Un site au Nord de Londres est choisi. Le plan de la ville (figure 11) est bien différent des schémas circulaires qu’avait dessinés Howard parce qu’il a fallu confronter le concept à la réalité du paysage. Après la seconde Guerre Mondiale, une deuxième citéjardin est créée proche de Letchworth pour commencer le groupement de cités jardins imaginé par Howard, il s’agit de Welwyn où Howard vivra jusqu’à sa mort. Ces deux cités jardins n’atteindront jamais le nombre d’habitants initialement prévu de 32000 habitants malgré la campagne de publicité (figure 12) et ne seront donc pas dupliquées.

20


Figure 11 : Plan original de la première cité jardin de Letchworth dessiné en 1904 par les beaux-frères Barry Parker et Raymond Unwin, proches d’Howard. (www.iconeye.com)

Figure 12 : Publicité visant à attirer des habitants dans la cité-jardin de Welwyn diffusée dans les années 1950. On peut y lire « : « Hier : vivre et travailler dans la fumée ; Aujourd’hui : vivre en banlieue – travailler dans la fumée ; Demain : vivre et travailler au soleil à la cité-jardin de Welwyn. (www.woutersrealty.com) 21


d) La ville spatiale de Yona Friedman : représentations utopiques ou futuristes ? Yona Friedman est un architecte franco-hongrois né en 1923. Il a réalisé une partie de ses études et a débuté sa carrière au Moyen-Orient. Il s’installe à Paris en 1957. C’est un architecte qui a beaucoup produit, certains le considèrent comme un artiste tant ses productions de dessins, plans et maquettes sont porteuses de messages. Son travail fait régulièrement l’objet d’expositions. Il définit l’utopie dans son livre Utopies réalisables (2000) comme un projet qui augmentera la satisfaction d’un groupe d’êtres humains. Croire en une utopie et être réaliste est pour lui tout à fait possible. Friedman place l’habitant au centre du processus de projet (figure 13), le rôle de l’architecte est selon lui de simplement accompagner l’usager.

Figure 13 : Dessin de Friedman tiré de son Programme d'architecture illustrant sous forme de bande dessinée l'importance de l'usager dans le processus de projet. (www.cnap.fr)

Friedman commence à réfléchir à ce qu’il appellera dans un premier temps l’architecture mobile après la seconde Guerre Mondiale pour répondre aux problèmes de la reconstruction. Sa réflexion se poursuivra et évoluera pour répondre par la suite aux enjeux des villes qui font face à une augmentation de la démographie. L’objectif est de permettre une croissance sans limite de la ville sur la ville. Friedman porte des valeurs humanistes et prône l’autonomie et insiste sur l’harmonie des relations sociales. La ville spatiale permet de libérer l’espace au sol, un espace qui sera propice à de nouveaux usages de loisirs et de liberté permettant aux habitants de s’épanouir. Friedman introduit ainsi l’agriculture en ville. Ces idées sont développées pour la première fois dans le livre écrit par Friedman Architecture mobile en 1958. Cette même année, il fonde le Groupe d’Etudes d’Architecture Mobile (GEAM) dans lequel plusieurs architectes internationaux vont pendant 4 ans mener des recherches pour développer ses idées. C’est en 1959 que Friedman va utiliser le terme de ville spatiale. Son travail fera l’objet de nombreuses expositions à travers le monde et ce encore aujourd’hui. Une exposition lui a notamment été consacrée en 2016 à la Cité de l’architecture à Paris. L’écrivain Michel Ragon consacrera un chapitre de son livre Où vivrons-nous demain ? (1963) au travail de Yona Frideman qui pour lui est aussi important dans l’histoire de l’architecture que Le Corbusier. La ville spatiale est une ville suspendue, évolutive et transformable par les habitants. Une maille géante est portée par des pilotis et forme une mégastructure dans laquelle les habitants peuvent construire leurs habitations et les faire évoluer comme ils le souhaitent. La structure doit donc permettre une autogestion et une réversibilité. Friedman affirme que les murs de la ville spatiale doivent pouvoir changer d’emplacement facilement pour que l’architecture puisse s’adapter aux besoins réels de l’individu en temps réel. Il parle d’architecture mobile ou spatiale par rapport à cette volonté de pouvoir 22


changer l’organisation de l’espace. De cette façon, selon Friedman, « l’individu redevient un acteur responsable de l’amélioration de son environnement ». Mais l’une des caractéristiques majeurs de cette ville spatiale c’est qu’elle peut enjamber des zones non constructibles comme des fleuves (figure 14) ou des zones ferroviaires (figure15) ou même des villes existantes. Elle peut aussi libérer l’espace au sol pour les besoins de l’agriculture par exemple.

Figure 14 : Vue vol d'oiseau dessinée par Friedman dans la fin des années 1950 où une ville spatiale enjambe un fleuve. (www.yonafrideman.nl)

Figure 15 : Collage réalisé par Friedman où la mégastructure de la ville spatiale s'affranchit es contraintes d'une zone ferroviaire. (www.cyberarchi.fr)

Friedman a beaucoup représenté son concept de ville spatiale pendant de nombreuses années. Il a dessiné sa structure, il a réalisé des collages surréalistes et il a aussi construit des maquettes à diverses échelles (figures 16 et 17). Il a réalisé ces représentations comme des œuvres d’arts.

Figure 16 : Maquette de Ville Spatiale réalisée par Friedman en 1959. (www.pietmondriaan.com)

Figure 17 : Maquette de ville spatiale photographiée lors d'une exposition des travaux de Yona Friedman. (www.habitarlaforma.blogspot.com)

La place du paysage a évolué avec le temps dans le travail de cet architecte. Peu à peu, Friedman a commencé à spatialiser ses représentations, en se servant notamment de carte postale ancienne de Paris (figure 18) alors que dans un premier temps c’était uniquement sa structure qui était dessinée dans un environnement inexistant ou imaginaire (figure 19). Néanmoins, Friedman a toujours mis l’accent sur le fait que le maillage de la structure ne devait jamais être complètement plein. Les pleins que sont les logements dans cette grille doivent alterner avec les vides (figure 20) pour maintenir une certaine transparence et ainsi des ouvertures sur le paysage. Mais la ville spatiale a dans son fondement un rapport au paysage puisque qu’elle cherche à s’affranchir des contraintes naturelles, des éléments de la géographie comme les fleuves et elle vise également à se libérer des contraintes qu’impose le paysage urbain existant en prenant de la hauteur.

23


Figure 18 : Collage réalisé par Friedman à partir d'une carte postale ancienne de Paris. La ville spatiale se contextualise en prenant en compte les contraintes du réel. (www.vernaculaire.com)

Figure 19 : Dessin de Friedman qui illustre sa ville spatiale au-dessus d'un environnement inexistant. La ville spatiale flotte entre le sol et le ciel. (www.vernaculaire.com)

Figure 20 :Dessin réalisé par Friedman en 1960. Cette représentation en coupe appuie le discours de l'architecte quand il explique que le maillage de la mégastructure doit rester ouvert entre deux bâtiments. (www.fraccentre.fr)

Aucune ville spatiale n’a à proprement dit vu le jour, mais ce concept a inspiré beaucoup d’artistes et d’architectes et encore aujourd’hui les expositions sur son œuvre rencontrent un vrai succès à travers le monde. Les recherches menées autour de l’architecture modulaire continuent de nourrir certains concepteurs qui travaillent dans ce domaine. C’est la participation habitante, grâce à la modularité, qui permet de passer d’une simple représentation futuriste à un projet utopique. Friedman dessine cette mégastructure pour répondre aux besoins réels de la société, une société qui évolue de plus en plus vite et c’est pour cela que l’architecture doit pouvoir s’adapter à ces changements.

24


e) Bilan des dimensions paysagères dans les utopies du XIXème et XXème siècle A travers ces quatre exemples d’utopies du XIXème et XXème siècle, nous pouvons constater que les dimensions paysagères n’ont pas la même importance dans chacun d’entre eux. La volonté de servir de modèle et de pouvoir être reproductible de certains prime sur le contexte paysager, c’est le cas pour le Phalanstère de Fourier mais aussi pour la Cité jardin d’Howard. Pourtant, Loudon a réussi à mettre au point un système qui peut être à la fois reconduit grâce à des grands principes simples, et qui prend en compte le paysage existant à Londres. De plus, il ne se contente pas de prendre en compte le paysage existant mais il anticipe les évolutions de la ville dans le futur. La démarche de Loudon se rapproche de celle de nombreux paysagistes contemporains. Son concept peut être considéré comme un projet de paysage sur le long terme ce qui le différencie d’autres utopies urbanistiques. On pourrait donc déjà parler ici d’utopie paysagère. La place du paysage dans les représentations utopiques a évolué au cours du temps, notamment grâce à de nouvelles techniques comme la photographie qui s’est démocratisée et qui a permis à Friedman d’ancrer sa mégastructure dans des paysages existants et de répondre aux contraintes naturelles des sites. Cette façon de surélever la ville spatiale par rapport au terrain naturel a permis à Friedman de s’affranchir des contraintes du réel, de l’existant, et de laisser exprimer sa créativité. Friedman comme Loudon ont la volonté de créer des espaces vides dans un contexte urbain. Le premier libère des espaces en surélevant la ville sur pilotis et le second offre par la règlementation des zones de « nature » non construites qui alternent avec les zones de plein de la ville. La place des espaces libres en ville est une préoccupation qu’on retrouve aujourd’hui dans la philosophie des paysagistes. La participation habitante n’est pas une dimension paysagère mais elle a de plus en plus sa place dans les projets de paysagistes contemporains. Yona Friedman avait dès les années 1960 compris l’importance de l’habitant dans le processus de projet. Cette partie a également contribué à dégager des grandes caractéristiques de l’utopie dans le projet spatial. Les exemples étudiés ont tous été portés par un personnage charismatique dont l’optimisme a voulu apporter des solutions dans le but d’améliorer la société et son cadre de vie dans un contexte difficile. Les concepts sont étoffés par un discours, la plupart du temps écrit, qui est régulièrement illustré par des plans ou plus tard par des images. On peut noter que la forme parfaite du cercle est utilisée dans les plans de Loudon et Howard. Les utopies renvoient à une organisation spatiale stricte où chaque chose à sa place. Tous ces projets viennent questionner les normes établies dont le résultat a souvent une visée prospectiviste. Les porteurs de ces projets ont la volonté que leurs concepts servent de modèles et puissent être adaptés à d’autres espaces. Ces projets ne peuvent être dissociés des réelles préoccupations sociales et politiques pour lesquelles leurs concepteurs se battent.

25


Conclusion Si la place du paysage dans les utopies du XIX ème et XXème siècle est variable, elle existe et est même très forte dans certains cas, notamment chez Loudon que l’on peut considérer comme un précurseur du paysagiste contemporain. Pourtant, le terme d’utopie est très peu, voire pas du tout utilisé dans le vocabulaire des paysagistes contemporains. Les termes « paysage » et « utopie » ne sont jamais ou presque associés dans une même phrase. Il semblerait que le mot utopie repousse les paysagistes qui voient dans son étymologie le non-lieu. Or, la profession de paysagiste s’est construite sur le Genius Locci et sur le refus de la tabula rasa. La question du site, du contexte a été essentielle dans le discours à l’origine de la profession. Ceci explique peut-être cela. Pourtant, l’utopie de Loudon comportait une réelle prise en compte du paysage existant ; cela montre que le Genius Locci et le concept utopique ne sont pas forcément incompatible. Toujours est-il qu’entendre aujourd’hui un paysagiste parler explicitement d’utopie dans le projet de paysage est quasi impossible. Le paysagiste Philippe Thébaud, président du Conservatoire des jardins et des paysages et vice-président de l’agence de paysage Land’Act, concepteur qui donne une place importante à la créativité et à l’imaginaire dans son discours n’a pas pris la peine de définir l’utopie dans son Dictionnaire des jardins et des paysages (2007) qui parcourt pourtant plus de 10 000 termes associés au travail du paysagiste, autant techniques que théoriques. Les recherches menées ont permis de trouver la participation d’une seule paysagiste (non diplômée) et d’une étudiante paysagiste au concours d’urbanisme utopique organisé par la mairie de Saint Gilles Croix de Vie et le CAUE 85 en 2017. Les architectes, urbanistes et plasticiens y étaient largement plus représentés. Malgré cette apparente opposition entre paysagiste et utopie, on peut émettre l’hypothèse qu’il existe une utopie implicite dans les projets de paysage contemporains. Le point de vue du philosophe Thierry Paquot, spécialiste de l’utopie urbaine, qu’il exprime dans son livre Utopies et utopistes (2007) mais aussi dans sa définition de l’utopie dans le Dictionnaire de la pensée écologie (2015) d’Alain Papaux et Dominique Bourg, apporte une nouveauté concernant l’utopie contemporaine. Selon lui, l’utopie du XXIème siècle serait l’écologie qui permettrait d’améliorer l’habitabilité de la Terre et d’équilibrer le rapport Homme / Nature. La préoccupation environnementale est pour lui la clef qui va permettre d’améliorer les conditions de la société dans le futur. Or, les paysagistes sont nombreux aujourd’hui à donner une place importante à l’écologie dans leurs projets dans l’objectif à terme d’améliorer les conditions de vie de la société tout en laissant place à la biodiversité et à ses dynamiques. N’est-ce pas là une première piste pour débusquer l’utopie dans le travail des paysagistes ?

26


II/ L’utopie chez les paysagistes et concepteurs contemporains Dans cette seconde partie, nous analyserons différents travaux de paysagistes et de concepteurs contemporains en essayant de mettre en lumière les aspects utopiques qu’ils sont susceptibles de contenir à partir des caractéristiques soulevées dans la première partie. Il s’agira dans un premier temps de justifier le choix du corpus et d’expliciter la méthodologie de recherche qui s’est appliquée.

1- Méthodologie de recherche et choix du corpus A partir du travail réalisé en première partie du mémoire, une liste de question a émergé. Il s’agit dans cette deuxième partie de confronter ces questions à une sélection de travaux de paysages contemporains. L’objectif étant de faire ressortir les caractères utopiques de ces derniers s’ils existent. • • • • • • • • • • • • • •

Qui est le concepteur ? Quel est son métier ? De quand date le concept ? Quel est le contexte historique ? Quel est l’objectif principal du projet ? Le projet critique-t-il quelque chose ? Quel est le contexte de publication ? Quelle forme prend le projet ? (Discours, représentation, réalisation ?) De quel type d’espace s’agit-il ? (Bâtiment, ville ?) Quelles sont ses formes matérielles ? Graphiques ? Le projet est-il pensé pour un lieu en particulier ? Y-a-t-il une prise en compte du paysage existant ? Le projet doit-il servir d’exemple, de modèle ? Le projet s’est-il réalisé ? Si non, qu’est-ce qui empêche le projet de se réaliser ?

La sélection de concepts et projets contemporains qui suit ne s’est pas faite au hasard. Il a été nécessaire d’étudier un grand nombre de travaux sous le prisme du bilan bibliographique et historiographique établi en première partie de ce mémoire. Le choix des travaux sélectionnés a été orienté par trois thématiques dégagées grâce à l’état de l’art que sont la question sociale, la question écologique ainsi que la question de la représentation. Le corpus choisit fait appel à des approches différentes du paysage. Dans un premier temps, nous nous intéresserons au « paysage écrit », celui de l’auteur et paysagiste Gilles Clément qui développe des concepts tels le jardin en mouvement, le jardin planétaire ou encore le Tiers-Paysage. Ces concepts relèvent de la question écologique soulevée par Thierry Paquot. Gilles Clément est comme les concepteurs de projets utopiques du XIXème et XXème siècle un personnage charismatique porté par un optimisme débordant et ses concepts sont longuement décrits dans des ouvrages. Ensuite, nous étudierons ce que nous appellerons le « paysage parlé », autrement dit nous nous pencherons sur la pratique de la médiation liée au paysage à travers le projet de la ZEN de Palerme porté par l’agence de paysage Coloco puis à travers les ateliers d’urbanisme utopique organisés par le collectif Bruit du frigo à Bordeaux. Les projets de médiation relèvent de la question sociale et font écho à la notion abordée par Friedman, la participation habitante. On y trouve aussi la volonté de créer du lien social, une des priorité de Fourier. Rappelons également que c’est un des aspects soulevés dans l’article sur le retour des utopies urbaines publié dans la revue Futuribles dont nous avons parlé en introduction. Le troisième aspect que nous aborderons sera le « paysage dessiné » et questionnera la thématique de la représentation en nous intéressant à l’œuvre de Luc Schuiten. Son travail est lié à celui de Friedman puisqu’on y retrouve des idées venues d’ailleurs parfois sur un fond imaginaire et d’autres fois ce sont des villes existantes qu’il s’amuse à transformer pour donner des idées aux décideurs, pour montrer que c’est possible. Dans cette sélection de concepts, de projets et de représentations, tous ont pour objectif de faire évoluer le système dans lequel nous vivons, certains ont la volonté de changer le monde, d’autres veulent simplement rapprocher les habitants les uns des autres autour d’un atelier sur leur cadre de vie.

27


Rappelons que le paysage existe à travers l’espace et le temps et que ce sont les Hommes qui le modèlent en plus des phénomènes naturels. Des interrelations passées, présentes et futures entre l’Homme et le naturel composent le paysage. Cela crée un tout, une diversité dans un perpétuel mouvement. Chaque individu perçoit le paysage de façon différente en fonction de son origine, son vécu, son expérience, sa sensibilité. La place de l’Homme est très importante dans le concept de paysage, tout comme dans celui de l’utopie. Le paysagiste quant à lui tente de rendre meilleur les interrelations entre les Hommes et leur environnement dans l’objectif d’améliorer le cadre de vie des populations tout en préservant la richesse des milieux, d’un point de vue paysager et écologique. Par des interventions plus ou moins importantes, le paysagiste vise à inventer le futur de demain.

2-

a)

Figure 21 : Cette représentation schématique du mot « paysage » a été imaginée par un groupe d’étudiants paysagistes de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Bordeaux en 2017. L’idée était de simplifier la complexité du terme sans perdre sa richesse.

Des projets de paysages aux allures d’utopies contemporaines Des concepts pour changer le monde

Gilles Clément est un paysagiste et écrivain français né en 1943. Il a étudié l’horticulture puis le paysage et enseigne aujourd’hui à l’Ecole Nationale Supérieure du Paysage de Versailles et intervient dans d’autres formations. C’est un personnage engagé qui n’hésite pas à donner son avis en politique en soutenant le parti écologiste. En 2019, il a été jusqu’à se présenter aux élections européennes sur la liste d’Europe Ecologie Les Verts. En parallèle de son activité de concepteur, il développe des théories à partir de trois grands axes de recherche : le jardin en Mouvement, le jardin Planétaire, le TiersPaysage. Le jardin en mouvement est un concept né de l’observation par Gilles Clément de son jardin appelé « la Vallée » (une ancienne friche agricole) dans la Creuse où il s’est installé en 1977. Son observation fine de ce jardin au fil du temps l’a conduit au constat qu’un paysage naturel n’est jamais figé. Le hasard de la nature dessine avec le temps le jardin. Bien-sûr les végétaux poussent mais ce n’est pas tout, des graines germent, et en y regardant de plus près on se rend compte que les plantes se déplacent. A partir de son constat, Gilles Clément essayera toujours de « faire le plus possible avec le moins possible contre ». Le jardin en mouvement est donc en quelques sortes un mode de gestion où le paysagiste devient le jardinier qui accompagne l’évolution du jardin que dessine la nature. Ce jardinage par soustraction va dans le sens des dynamiques écologiques sur lesquelles on intervient légèrement pour obtenir les effets esthétiques souhaités. Ce concept est en totale rupture avec la tradition horticole puisqu’on arrête de planter, on accueille les espèces qui arrivent spontanément. A l’heure où la plupart des gens et mêmes les professionnels voient des « mauvaises herbes », Gilles Clément lui voit la biodiversité. Gilles Clément écrit son premier ouvrage La friche apprivoisée publié en 1985 dont le titre évocateur décrivait déjà le Jardin en mouvement publié en 1991 et où l’écrivain-jardinier décriera son concept. L’un des objectifs de cette théorie est d’ordre pédagogique. Gilles Clément a la volonté de faire évoluer les mentalités et de bousculer les fondamentaux de l’horticulture. Il aimerait que l’on face davantage confiance à la nature qui par le hasard des chutes de graines et des préférences pédologiques et phytosociologiques sera capable de créer des jardins où les plantes poussent dans des milieux qui les conviennent. Gilles Clément parlera plus tard du «partage de la signature » que doivent appliquer les paysagistes puisque leurs créations ne sont jamais complètement leurs si l’on considère le travail important de la nature qui ne suivra jamais les plans sans oublier le travail d’entretien des équipes de gestion. L’objectif général est de favoriser la diversité végétale et d’obtenir des espaces riches de biodiversité. Si le jardin en Mouvement est parfois décrit simplement comme une nouvelle technique 28


de jardinage, Gilles Clément lui-même y voit plus largement une théorie qui vise à redéfinir la place de l’homme dans la nature. Gilles Clément n’est dans les années 1980 pas pris au sérieux par les professionnels du milieu qui le considèrent comme un illuminé écolo tellement son concept est éloigné des standards de l’époque en terme d’horticulture. Pourtant, en 1986, un jardin en mouvement est réalisé pour la première fois dans un espace public au Parc André Citroën à Paris (figure 22). Dans une partie du futur parc, la maitrise d’ouvrage publique laisse Gilles Clément adapter son concept à la réalité. Néanmoins, elle demande au paysagiste de dessiner un plan pour pouvoir visualiser à quoi cela ressemblera. Or, le jardin en Mouvement ne peut pas être dessiné puisqu’il est libre d’évoluer à l’infini au gré des hasards de la nature. Le concept n’a jamais été illustré par un quelconque schéma. Finalement, Clément acceptera de dessiner un plan. La première expérience de jardin en Mouvement public ne sera donc pas complètement conforme au concept. Mais Clément portera son jardin en Mouvement jusqu’au point d’aller lui-même former les jardiniers du parc sur le terrain.

Figure 22 : Photographie du jardin en mouvement du Parc André Citroën (Paris). (www.gillesclement.com)

D’autres jardins en mouvement ont vu le jour par la suite et ce concept en a inspiré d’autres. La gestion différenciée est apparue peu à peu en France dans les années 1990 et on peut y voir un dérivé du jardin en Mouvement puisque ce mode de gestion implique un entretien moins importants et ou moins fréquents sur certains espaces. Néanmoins, la mobilité des espèces est rarement observée avec une gestion différenciée. L’intervention de l’Homme est certes réduite mais ici les raisons peuvent être autant économiques qu’écologiques et c’est peut-être davantage pour ces raisons budgétaires que la gestion différenciée est en train de gagner de plus en plus de villes. Le deuxième axe de recherche de Gilles Clément est le jardin Planétaire qu’il a développé pour la première fois dans Contributions à l'étude du jardin planétaire en 1995 puis dans le roman Thomas et le Voyageur publié en 1997. Une exposition y sera consacrée en 1999 dans la grande halle de la Villette. Ce concept repose sur la finitude de la planète et le brassage planétaire. L’Homme est partout sur la Terre, la planète est un espace limité, clos. Il faut donc apprendre à gérer les ressources de cet unique jardin que se partage les jardiniers que sont l’humanité. Cette comparaison a pour but d’éveiller les consciences, que l’Homme prenne soin de sa planète comme s’il s’agissait d’un jardin. C’est en quelque sorte un projet politique d’écologie humaniste qui pose les bases d’une éthique environnementale. Ce projet n’a pas pour objectif d’être réalisé, c’est une vision d’avenir qui propose un positionnement face aux défis environnementaux du XXIème siècle. Ce concept permet d’une certain façon de donner une échelle au jardin en Mouvement qui n’est pas simplement un exemple ou un modèle à reproduire à certains endroits, mais c’est la planète entière qui devient jardin en Mouvement. Le jardin Planétaire peut être considéré comme une critique de l’évolution de notre planète et de la société qui n’a pas pris conscience de sa responsabilité sur le devenir de la Terre. 29


Enfin, le Tiers-Paysage est un concept que Gilles Clément a mis au point lors d’une analyse paysagère qu’il a menée en Limousin en 2003. L’analyse a abouti à une dualité sur le territoire étudié entre paysage de production sylvicole et paysage agricole. Ces deux entités qui recouvrent entièrement ou presque le territoire ne peut pas révéler la richesse spécifique qu’il existe par ailleurs sur ce même territoire. Ce sont les espaces résiduels laissés de côté et inexploités par l’Homme comme les landes, les ripisylves, les bords de routes que Clément va appeler Tiers-Paysage en faisant référence au Tiers-Etat de l’Ancien Régime et notamment à la citation de l’Abbé Siéyès : « Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? – Tout – Quel rôle a-t’il joué jusqu’à présent ? - Aucun – Qu’aspire-t-il à devenir ? – Quelque chose. ». Clément publie en 2004 le Manifeste du Tiers-paysage. Ce sont ces espaces abandonnés (friches, marais, bords de route, rives, talus de voies ferrées, lieux inaccessibles, etc…) qui sont pourtant les plus riches en terme de biodiversité que Clément veut valoriser. L’existence et la préservation de ces délaissés sont primordiales puisqu’il s’agit du réservoir génétique du jardin Planétaire. L’objectif est de mettre en valeur la nécessité de ces espaces auprès des décideurs locaux pour qu’ils conservent sur leurs territoires des zones d’indécisions qui participent plus qu’aucune autre à la richesse de diversité floristique et faunistique. Gilles Clément appelle tout concepteur à inclure dans ses projets une part d’espace non aménagé où la nature pourrait faire son œuvre. C’est ce qu’il a fait dans la conception du Parc Henri Matisse à Lille dans le début des années 1990. Il a profité de la présence d’un tas de déblai énorme sur le site du projet qui aurait coûté trop cher à faire évacuer pour édifier l’île Derborence (figure 23). Il s’agit d’un espace surélevé de 7 mètres de haut où la végétation se développe sans intervention humaine. Cette position d’exclure volontairement l’Homme d’une partie d’un parc public peut paraitre radicale. Si le jardin en Mouvement était une façon de redéfinir la place de l’Homme dans la nature, rendre la nature inaccessible à l’Homme va peut-être un peu trop loin pour les maitrises d’ouvrages. C’est sans doute pour cette raison que Gilles Clément n’a pour le moment jamais pu reproduire un Tiers-Paysage aussi conséquent dans un de ses projets, l’île Derborence reste une exception.

Figure 23 : Photographie de l'île Derborence au parc Matisse plusieurs années après sa réalisation (www.gillesclement.com)

Gilles Clément convaincu par une écologie humaniste a développé des concepts qui vont dans le sens de « l’âge II de l’utopie» décrite par Thierry Paquot qui explique que l’utopie n’est plus aujourd’hui « une île éloignée du monde mais un monde que l’on cherche à habiter autrement » (« UTOPIE ». Dictionnaire de la pensée écologique, PUF, 2015.). Dans ces mots, on retrouve l’idée d’un jardin Planétaire qu’il faut savoir jardiner pour vivre mieux. Dans un contexte où la préoccupation environnementale est au cœur 30


des préoccupations dans tous les domaines, le discours de Gilles Clément a trouvé un public. Si ses concepts peuvent paraître pour certains éloignés de la réalité, Gilles Clément est devenu un personnage dont les idées sont largement répandues dans la communauté paysagistes et enseignées dans toutes les écoles du paysage. Nous allons voir dans le cas qui suit que les concepts de Gilles Clément peuvent se combiner avec d’autres facettes du métier de paysagiste, à savoir ici : la médiation.

b) La médiation au service du lien social De plus en plus d’agences de paysage font de la médiation leur spécialité. C’est le cas de l’atelier Coloco fondé en 1999 qui compte aujourd’hui une dizaine de paysagistes, architectes et urbanistes dans son équipe. Dans chacun de ses projets, Coloco accorde une place centrale aux habitants qui sont les premiers concernés par les réaménagements de leur environnement. Coloco voit le paysage comme un bien commun qu’il faut aménager ensemble ; en aucun cas les concepteurs ou bien les élus peuvent décider seuls des projets d’aménagement. C’est grâce à un processus pluridisciplinaire en collaboration avec les différents acteurs et une forte implication des habitants qu’un projet sera le plus abouti possible selon le manifeste de l’atelier Coloco. L’agence intervient dans le monde entier sur de multiples types de projets différents, se jouant des cloisonnements professionnels et institutionnels. Leur objectif est clair, ils ont l’ambition de « créer des lieux dont la qualité se mesure à leur capacité à accueillir la formidable diversité de la vie » (www.coloco.org). Pour y arriver, ils mettent en œuvre des ateliers participatifs dans lesquels les échanges vont permettre de faire émerger des idées, des concepts, des projets communs. La co-construction est l’outil de travail principal de Coloco. Le point de départ de chaque projet mené par l’atelier Coloco est « l’invitation à l’œuvre » qui a pour objectif d’interpeler les différents acteurs du territoires concernés. C’est donc par une invitation à l’œuvre qu’a débuté le projet de création d’un jardin collectif dans la banlieue de Palerme. Le projet a été commandé dans un contexte particulier pour la 12ème édition de la Biennale Manifesta qui s’est déroulée à Palerme en 2018. Manifesta est une Biennale européenne nomade qui cherche à explorer des nouveaux horizons culturels. Chaque édition propose au public de découvrir de nouvelles formes d’expression artistique. La thématique de l’édition de 2018 était « Jardin planétaire : cultiver la coexistence » qui nous rappelle le concept de Gilles Clément qui fera également partie de l’équipe pour la réalisation de ce jardin qu’il voudra en Mouvement. C’est une parcelle délaissée au milieu du quartier de logements sociaux nommé ZEN (Zona Espansione Nord) construits dans les années 1975 qui a fait l’objet du projet. L’enjeu de celui-ci n’est pas d’ordre esthétique mais a une portée sociale. L’objectif principal est de créer du lien entre les habitants du quartier autour d’un projet commun, à long terme tout en favorisant un sentiment d’appropriation des espaces libres en encourageant les habitants à prendre soin de leur environnement, ce qui n’est pas sans nous rappeler la notion de jardin Planétaire de Gilles Clément vue précédemment. Le lieu n’est pas choisi au hasard, cette banlieue au nord de Palerme se retrouve délaissée par les pouvoirs publics qui font preuve d’une grande négligence de ce territoire. Ce projet est une critique de ce manque d’implication des décideurs envers les banlieues. C’est un projet concret qui dans la réalité du terrain n’occupe qu’un petit peu plus de 1000 mètres carrés dans ce quartier aux 16000 habitants mais il a une visé théorique bien plus importante que sa surface par le message qu’il veut faire passer. Coloco a réussi à réunir de nombreux résidents et des associations (figure 24) pour penser et réaliser l’œuvre collective de jardin qui était la mission donner par la Biennale Manifesta. Tous ont pris part aux travaux et se sont réapproprier leur environnement. Les habitants ont pu se rencontrer et construire ensemble une œuvre collective ; les enfants, les adultes et les retraités se sont impliquer à chaque étape du projet et ont créé un jardin ouvert à la biodiversité. Depuis, le jardin évolue et les habitants continuent d’en profiter pour se réunir et échanger.

31


Figure 24 : Photographie au moment des travaux et photographie après travaux qui montrent l’engouement des habitants pour le jardin qu’ils ont réalisé eux-mêmes au milieu des immeubles de la ZEN de Palerme. (Instagram : @ateliercoloco)

Le projet est pensé pour un lieu en particulier puisqu’il s’appuie sur le contexte urbain et social du quartier de la ZEN de Palerme mais la démarche de projet peut être reconduite et c’est d’ailleurs un des objectifs puisque ce projet a été « exposé » lors de la Biennale Manifesta. Il y a donc bien une volonté de démocratiser ce type de méthode alternative de projet de paysages. Il existe d’autres méthodes pour faire du projet de paysages avec les habitants. Le collectif Bruit du frigo s’est fondé en 1997 et compte aujourd’hui une dizaine de membres permanents aux profils différents : architectes, artistes, photographes, médiateurs, auxquels viennent s’ajouter des intervenant ponctuels. Cette structure qui intervient dans tout le pays se revendique comme étant inclassable, à la croisée entre un bureau d’études urbain, un collectif de création et une structure d’éducation populaire. Bruit du frigo teste les possibles et se donne les moyens d’essayer de nouvelles façons de faire la ville à travers un urbanisme laboratoire. Le collectif travaille à concevoir et à mettre en place des dispositifs de prospective urbaine sur fond d’aménagements temporaires, d’art et d’actions collectives. L’objectif principal est d’impulser de nouvelles idées de transformation urbaine qui viennent de la créativité des habitants eux-mêmes. L’implication et l’appropriation collective des habitants sur leur cadre de vie est le moyen choisi par Bruit du frigo pour réinventer des espaces communs désirables. Les projets du collectif ont tous l’ambition de proposer des alternatives à la fabrique de la ville classique. Pour se faire, l’équipe de concepteurs et de médiateurs place les citoyens au centre du processus de projet puisqu’ils sont les premiers concernés par la modification de leur cadre de vie. En impliquant davantage les habitants, Bruit du frigo souhaite réunir ceux qui vivent le lieu avec ceux qui planifient et ceux qui gèrent les espaces urbains tout en rendant le processus de projet plus conviviale. Pour y parvenir, la structure développe plusieurs activités dont des interventions artistiques dans l’espace public, des résidences d’artistes, des workshops et des ateliers d’urbanisme participatifs qui portent le nom révélateur d’Ateliers d’urbanisme utopiques. C’est ce type d’intervention qui a eu lieu en 2006 à Bordeaux dans les quartiers de Saint Michel et de Queyries. En partenariat avec les Centres Socioculturels des deux quartiers et avec le soutien financier de l’Union Européenne, de la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC), de la région, du département et de la ville de Bordeaux, Bruit du Frigo a organisé des séances de travail avec les habitants pour imaginer de nouveaux espaces communs dans leurs quartiers. Attention, il s’agit d’utopie assumée et même proclamée, l’objectif est donc que les habitants se livrent sur les rêves qu’ils font pour leurs quartiers sans aucune réserve. Le dispositif prévoit plusieurs déambulations pour repérer sur le terrain les espaces qui pourraient faire l’objet d’un aménagement nouveau puis ces sorties sont compléter par des séances de travail en atelier (figure 25). Les ateliers sont ouverts à tous et doivent permettre de faire émerger des projets fous, incroyables, poétiques, concrets ou pas du tout. La démarche est très ouverte et libre et ne contraint en rien la créativité des habitants. L’idée est que dans ces nombreuses propositions toutes différentes les unes des autres, il peut y avoir des concepts très intéressants qui pourraient par la suite intéresser les décideurs. Ce temps d’écoute où les concepteurs prennent le temps de recueillir les besoins, les envies et les rêves des habitants est la partie la plus importante du travail de cet atelier d’urbanisme utopique.

32


Figure 25 : A gauche, une photographie montrant les habitants à l’œuvre lors d'un atelier de travail organisé par le Bruit du frigo à Bordeaux en 2006 ; à droite, un exemplaire d’une fiche à remplir par les habitants participant à l'atelier d'urbanisme utopique pour qu’ils y écrivent leurs idées les plus folles, sérieuses, poétiques ou rigolotes. (www.bruitdufrigo.com)

Les concepteurs de l’équipe viennent ensuite mettre en image les projets imaginés par les habitants dans le cadre de cette fabrique d’imaginaires urbains (figures 26 à 28). Sous la forme de photomontages, les architectes et artistes retranscrivent visuellement les discours des citoyens sur les espaces en question. Ces images sont ensuite imprimées sur des panneaux qui seront directement accrochés à l’endroit du projet (figure 29). Ces panneaux permettent d’attirer l’attention des passants sur le devenir des espaces dans leur quartier et de montrer qu’une autre vision de la ville est possible.

Figure 26 : A gauche, photographie de l'allée Serr à Bordeaux avant-projet ; à droite : photomontage de l'allée Serr illustrant le projet imaginé par des habitants. Le projet consiste à aménager deux terrains de pétanque à l’ombre des arbres et d’installer des bancs et fontaines à eau afin de faire davantage vivre cette place. (www.bruitdufrigo.com)

Figure 27 : A gauche, photographie de la rue du Maréchal Niel à Bordeaux avant-projet ; à droite : photomontage de la rue du Maréchal Niel illustrant le projet imaginé par des habitants : un passage abandonné transformé en terrain de sports. (www.bruitdufrigo.com) 33


Figure 28 : A gauche, photographie de l’espace sous la flèche Saint Michel à Bordeaux avant-projet ; à droite : photomontage de l’espace sous la flèche Saint Michel transformé en air de jeux avec balançoires imaginé par des habitants. (www.bruitdufrigo.com)

Figure 29 : Photographie des habitants qui viennent eux-mêmes installer le panneau du projet qui s’inspire de la forme d'un panneau d'affiche obligatoire d'un permis de construire. (www.bruitdufrigo.com)

Grâce à ce type de démarche, les citoyens se sentent plus concernés par la transformation de leur cadre de vie et ils peuvent réellement s’impliquer dans le devenir de leur quartier et ainsi faire valoir leurs propres intérêts. Un des objectifs est également de montrer que tout est possible, que les citoyens sont écoutés, encore faut-il que les élus donnent suite à ces graines de projets directement issues de leur électorat. En ce qui concerne cette étude sur deux quartiers à Bordeaux, aucune suite concrète n’a été donnée aux projets imaginés par les habitants. On peut imaginer que le coût du foncier en centreville de Bordeaux donne davantage de poids à des projets immobiliers par exemple. Pourtant, les espaces concernés sont souvent des lieux dépourvus d’usages, délaissés par l’urbanisation, des lieux où justement tout est encore possible. On remarque que la quasi-totalité des projets imaginés par les habitants porte sur la créations d’espaces où il est possible de se réunir, de partager ensemble des moments, de faire des rencontres, de faire du sport, de rire, etc… Ce sont des images à la connotation très positive qui ressortent de ce travail et c’est ce sens du positif, de l’optimisme qui fait aussi partie des caractéristiques de l’utopie. Les ateliers 34


d’urbanisme utopique mettent également en avant la création de lien social à travers des projets imaginés pour et par la communauté. La démarche de projet elle-même est vecteur de lien social grâce à ces déambulations et ateliers de travail collectifs. Cette démarche participative a été conduite par le Bruit du frigo à plusieurs reprises dans plusieurs villes (notamment dans l’agglomération nantaise), c’est donc une méthode qui peut être répétée sans difficultés même si elle n’a pas été créée pour servir de modèle. Les ateliers d’urbanisme utopique semblent faire une critique de la non-prise en compte ou de la fausse prise en compte des habitants dans des projets concernant leur cadre de vie. On est ici loin de la simple consultation publique d’avantprojet, c’est un travail réalisé bien en amont qui cherche à faire remonter les idées de projets directement du terrain. Le travail de conception et d’animation de cette démarche de concertation réalisé par le Bruit du frigo est un projet de paysage à part entière puisqu’on vient questionner le paysage du quotidien auprès des premiers concernés. Etonnamment, cette démarche utopique revendiquée n’attire pas les paysagiste puisqu’aucun n’est représenter dans l’équipe de Bruit du frigo ni dans leurs proches collaborateurs.

c) La prospective par la représentation graphique Nous allons maintenant nous intéresser à la question de la représentation. La première chose qui nous vient à l’esprit quand on associe les mots « utopie » et « paysage » ce sont des dessins aux allures futuristes qui représentent des villes qui ne ressemblent pas à celles que nous connaissons. L’auteur s’est lui-même essayé à ce type de représentation (annexe 2) mais on a tous forcément en tête le Paris 2050 de l’architecte Vincent Callebaut qui a dessiné en 2015 des perspectives où des tours végétales ont envahi le paysage de la capitale (figure 30). Cette série de représentation faisait suite à la commande de la mairie de Paris qui a lancé le Plan Climat Energie dont le but est de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 75% d’ici 2050. L’équipe de Vincent Callebaut a donc mené un travail de réflexion et de recherche sur l’intégration d’Immeubles de Grandes Hauteurs à énergie positive (BEPOS) dans Paris. C’est une réponse technique à une demande concrète de la maitrise d’ouvrage. Finalement, ces images que l’on associait à première vue à de l’utopie n’en est pas. Le travail de Luc Schuiten est différent. Cet architecte et scénariste de bande dessinée (en collaboration avec son frère dessinateur François Schuiten) est né en 1944 à Bruxelles. Il a construit des maisons, des immeubles et toute autre architecture mais depuis plus de 40 ans, il imagine des cités végétales. Il a toujours été attiré par le vivant et plus particulièrement par le végétal. Ses premières réalisations étaient des maisons isolées dans des paysages forestiers et tendaient à créer une harmonie entre l’Homme et la nature. Avec le temps, il a compris que le véritable enjeux se situait dans les villes, là où il y a le plus d’hommes et le moins de végétal. Il est passionné par l’archiborescence, tout son travail est inspiré par les formes organiques du végétal et c’est pour cela qu’il a nommé ses créations les Cités archiborescentes (néologisme construit avec « architecture » et « arborescence » pour désigner l’architecture qui trouve son inspiration dans les formes du vivant).

Figure 30 : Perspective futuriste de la ville de Paris en 2050 par l'architecte Vincent Callebaut. La mise en page de la présentation reprend les codes de l’univers de science-fiction. (www.vincent.callebaut.org)

35


Ces villes imaginaires qu’il s’amuse à dessiner (figures 31 à 33) sont des villes où la matière première des constructions est le vivant et dont les formes sont directement inspirées de la nature. Dans ces univers biomimétiques, les arbres servent de structures aux immeubles, des coquillages sont utilisés pour fabriquer du biobéton et les vitres sont fabriquées à partir d’insectes. L’architecte espère qu’à partir de son imaginaire débridé qu’il s’efforce à représenter, il peut y avoir une part de vérité. Grâce au dessin, les idées peuvent se rapprocher de la réalité. C’est ce moyen qu’à trouver Luc Schuiten pour communiquer son regard du monde qui l’entoure et ses idées pour l’avenir. Son travail est une critique de la ville d’aujourd’hui, la ville morte où la vie n’est représentée que par la présence de l’Homme ou presque. Sa cité archiborescente est quant à elle bien vivante et elle tente de faire réfléchir son spectateur, de le questionner sur les besoins fondamentaux de l’être humain. Schuiten dénonce un système qui selon lui n’est en aucun cas durable et qui court vers la catastrophe. C’est pour cela qu’il propose une alternative.

Figure 31 : Dessin panoramique de la cité des vagues par Luc Schuiten (www.vegetalcity.net)

Figure 32 : Dessin de la cité des habitarbres par Luc Schuiten (www.vegetalcity.net)

Figure 33 : Dessin panoramique de la cité lotus par Luc Schuiten (www.vegetalcity.net)

36


Le travail de Luc Schuiten qui prend la forme de dessins, souvent des panoramas, tracés au crayon et colorés par l’aquarelle n’est pas seulement dédié à la représentation de villes imaginaires. L’architecte est également amené à dessiner des villes existantes transformées par ses concepts de biomimétismes (figure 34 à 36) : Bruxelles, Strasbourg, Nantes, Lyon, Genève, etc… Luc Schuiten a dessiné un avenir différent à ces villes en prenant en compte la réalité de leurs paysages. Il a imaginé qu’après s’être obstinées dans un développement urbains toujours plus minérale, les villes avaient réussi à changer de direction et s’étaient souvenues de ses ruisseaux, de ses vallées, de ses étangs pour finalement recréer une qualité de vie dans ces milieux urbains. Par cet exercice, l’architecte essaye d’injecter de l’utopie dans le monde réel dans le but de le faire douter de lui-même, et de montrer qu’un autre monde est possible.

Figure 34 : Dessin de Bruxelles en 2100 par Luc Schuiten, originaire de la ville. (www.vegetalcity.net)

Figure 35 : Dessin de Lyon en 2100 par Luc Schuiten invité par le musée des Confluences à réfléchir sur le devenir de la ville. (www.vegetalcity.net)

Figure 36 : Dessin de Nantes en 2100 par Luc Schuiten commandé par le festival de cinéma de science-fiction Utopiales de Nantes en 2007. (www.vegetalcity.net)

37


Toute l’œuvre de Luc Schuiten a pour objectif de convaincre les politiques et les industriels. Il dessine simplement, sans se poser les questions de faisabilités, de normes, de budgets, le monde dans lequel il aimerait vivre. Il espère que son travail permet d’encourager ceux qui ont le pouvoir de mettre en place de telles réalisations. Il ne répond pas à la question qu’il juge idiote du « comment ça marche ? », pour lui le progrès et le temps vont permettre de trouver des solutions techniques. Son rôle se limite à comme il le dit lui-même : « donner de la force à l’imagination » en montrant que d’autres chemins sont possibles grâce au dessin. L’architecte compte sur la collaboration avec d’autres concepteurs, ingénieurs, artistes ou simples citoyens pour faire avancer la réflexion dans ce domaine. C’est pour cela qu’il a cofondé en 2010 l’association Biomimicry Europa qui a pour objectif de promouvoir le biomimétisme3 à travers l’Europe et d’encourager la recherche dans ce domaine. Aucune cité archiborescente n’a vu le jour, et ce n’est pas l’objectif de Luc Schuiten qui sait pertinemment que jamais ce qu’il dessine ne sera réalisée tel quel. Mais pour rapprocher davantage son travail à la réalité, il a construit une micro cité végétale (figure 37) sur le site de land art d’Arte Sella en Italie où il a été invité à créer une œuvre vivante en 2012. Cet échantillon de cité végétale se compose de plusieurs tipis végétaux dont la structure est formée par des bouleaux et des sorbiers. Cette création permet au concept de mettre un pied dans le réel.

Figure 37 : Photographies de la micro cité végétale imaginée par Luc Schuiten pour Arte Sella en Italie en 2012. (www.vegetalcity.net)

Luc Schuiten s’est lancé dans cet univers par initiative personnelle. Aujourd’hui, des élus ou des organisations font appel à ses services pour dessiner leur ville du futur. Son œuvre fait régulièrement l’objet d’exposition comme à Metz en 2017 dans le jardin botanique (figure 38). L’architecte est également invité à s’exprimer lors de conférences sur les thèmes de la ville du futur ou du biomimétisme. La démarche de Luc Schuiten rejoint, comme celle de Gilles Clément, le point de vue de Thierry Paquot sur l’utopie : il s’agit bien de trouver des solutions pour habiter la planète différemment, dans l’objectif d’équilibrer le rapport Homme / Nature et donc d’améliorer l’habitabilité de la Terre.

Figure 38 : Photographie de l'exposition des travaux de Luc Schuiten dans le jardin botanique de Metz en 2017. (www.vegetalcity.net) Le biomimétisme est une démarche d’innovation durable qui consiste à transférer et à adapter à l’espèce humaine les solutions déjà élaborées par la nature (www.larousse.fr) 3

38


3- Des grandes et des petites utopies au service du progrès L’étude de ces cas montre qu’il y a ici deux grands types d’utopie dans le projet de paysages : il y a l’utopie portée par un personnage charismatique comme Gilles Clément ou Luc Schuiten ; et il y a l’utopie portée par un collectif comme l’Atelier Coloco ou le Bruit du frigo. Les utopies portées par un seul personnage sont ici des grandes utopies qui ont pour ambition de changer le système dans lequel on vit, voire de changer le monde. L’objectif est de répandre leurs idées au plus grand nombre et d’encourager les citoyens à appliquer leurs méthodes. Gilles Clément avec le jardin Planétaire demande à chacun de devenir jardinier du jardin terrestre. Il encourage par ailleurs les concepteurs à introduire dans chacun de leurs projets des espaces délaissés pour fabriquer des Tiers Paysage. Il y a donc une volonté derrière ces concepts de les faire appliquer à d’autres projets, que d’autres concepteurs s’en saisissent. Ces grandes utopies naissent d’initiatives personnelles, c’est Luc Schuiten par lui-même qui a commencé à dessiner des cités végétales, de la même façon personne n’a passé commande à Gille Clément pour qu’il décrive ses théories dans des livres. Ces utopies se sont développées dans un contexte de crise environnementale où l’Homme a sa part de responsabilité mais continue à exploiter les ressources de la planète dans un système où la croissance économique est le seul mot d’ordre. Les travaux de Gilles Clément et Luc Schuiten sont évidemment une critique du système dans lequel on vit et dénonce notamment la non prise en compte de l’environnement dans celui-ci. Les utopies collectives donnent la parole aux acteurs locaux et aux citoyens. Les méthodes de travail proposées par les collectifs (Atelier Coloco et Bruit du frigo) visent à faire émerger l’utopie en donnant le pouvoir aux habitants. Les collectifs qui vont à la rencontrent des habitants pour leur donner la parole et le pouvoir d’agir s’opposent à l’utopie telle qu’on a pu la décrire dans la première partie, on est loin ici de l’homme puissant qui va imposer son idéal à toute une partie de la société. Le travail collectif est un moyen d’en finir avec le côté sombre de l’utopie. Les collectifs cherchent à rendre le monde meilleur pour et avec la société et ils ne s’attachent pas à remettre en cause tout le système mais par des petites actions, permettent aux habitants de mieux vivre, de se réapproprier leurs espaces communs et ainsi retrouver du lien social dans des environnements où il n’existe plus de dialogue entre voisins. Ce sont des petites utopies, qui prennent davantage en compte le territoire réel, le paysage du quotidien, et qui petit à petit, atelier après atelier, cherchent également à améliorer le monde, peut-être de façon plus modeste que le premier type d’utopie. Si les collectifs répondent ici à des commandes, ils travaillent en y amenant leur méthode de travail bien à eux, c’est-à-dire les ateliers participatifs où la parole et l’action habitante sont les clefs du projet. Les travaux de ces deux collectifs peuvent être considérés comme une réponse à un manque de lien social dans les villes, une préoccupation qui était déjà présente dans certaines des utopies du XIXème et XXème siècle. D’autre part, ces utopies viennent critiquer un mode de développement de la ville qui repose davantage sur les décisions d’une poignée d’hommes au détriment des premiers concernés que sont les habitants. Les ateliers mis en place par l’atelier Coloco ou le Bruit du frigo vont bien plus loin que les simples consultations publiques qui bien souvent ne sont organisées que dans le but de faire approuver des projets déjà décidés. Les projets que nous avons étudiés ne sont pas ordinaires jusque dans leurs façons d’être mis en œuvre ou diffusés : livres, expositions, biennale, conférence, ateliers participatifs. Et s’ils ont tous des particularités différentes, on peut néanmoins observer que la préoccupation environnementale est une notion transversale dans ces projets Elle est très claire dans les travaux de Gilles Clément et de Luc Schuiten, mais elle est aussi présente chez Coloco qui applique les concepts de Gilles Clément dans ses réalisations. D’ailleurs, les collaborations fréquentes entre Gilles Clément et l’Atelier Coloco nous permettent de nous demander si les utopistes ne s’attirent pas entre eux… En revanche, dans les objectifs du Bruit du frigo, rien n’exprime une volonté particulière d’aller dans le sens de l’écologie. Cette absence est peut-être due au fait qu’aucun paysagiste ne fasse partie de l’équipe… En effet, parmi les concepteurs étudiés, seuls Gilles Clément et l’atelier Coloco sont paysagistes. Comme on vient de l’écrire, le Bruit du frigo n’a pas de paysagiste dans son collectif et Luc Schuiten quant à lui est architecte de formation bien qu’il mette le végétal au centre de son travail. Les paysagistes, contrairement à Bruit du frigo et Luc Schuiten, n’évoquent jamais l’utopie dans leur discours. Il a fallu faire ressortir de leurs projets une utopie implicite là où chez Bruit du Frigo et Luc Schuiten elle était clairement explicite. Même si la recherche menée a permis de mettre en lumière l’utopie dans les travaux de Gilles Clément et de l’atelier Coloco, ceux-ci ne se réclament pas comme étant des utopistes. 39


Conclusion Ce mémoire a donc cherché à déterminer s’il existait un courant utopique chez les paysagistes contemporains. Pour répondre à cette question, nous avons dans un premier temps étudié des utopies urbaines du XIXème et XXème siècle afin d’avoir une première approche de l’utopie chez les concepteurs. Ce travail, complété par un tour d’horizon sur le sujet, a permis de dégager des thématiques permettant de définir notre corpus. Nous avions émis l’hypothèse qu’il existait une utopie implicite dans les travaux de paysagistes contemporains. Nous pouvons désormais conclure qu’il existe bel et bien une utopie implicite dans les travaux de paysagistes contemporains, cependant il est difficile de parler de courant utopique puisque les paysagistes n’ont pas conscience, ou en tout cas ne revendiquent pas fabriquer de l’utopie. En effet, la principale difficulté de ce travail a été de repérer l’utopie dans les travaux de paysagistes alors que ces derniers semblent ne pas l’assumer dans leurs discours. On a pu constater que l’utopie était affichée et revendiquée par des concepteurs autres que paysagistes de façon très explicite même quand il s’agit de projets de paysages qui pourraient logiquement faire intervenir des paysagistes. La défiance des paysagistes envers l’utopie pourrait donc bien venir de l’étymologie du mot qui à priori serait trop éloignée des principes contextuels à l’origine de la naissance de la profession paysagiste. Pourtant nous avons pu voir que c’est une erreur de réduire l’utopie à son étymologie. Pour exister, un courant doit être revendiqué par ceux qui en font partie et qui se rassemblent autour d’une même idéologie, d’un même concept. Aujourd’hui, aucun paysagiste ne se réclame comme étant un utopiste. On ne peut donc pas parler de courant utopique chez les paysagistes contemporains. Ce travail de recherche a permis de montrer que les concepteurs qui manipulent l’utopie dans leurs projets, qu’elle soit explicite ou implicite, sont tous des personnalités engagées. Leurs démarches dépassent le simple rôle de concepteur et portent une ambition politique en son sens le plus large. Les utopistes que nous avons étudiés se battent pour un monde différent, plus juste entre les Hommes et plus équilibré entre l’Homme et la nature. On reconnait ces individus par leur optimisme sans faille, ils sont animés par une foi en le progrès, ils croient en l’avenir, en l’Homme. L’objectif est toujours de faire évoluer l’état présent, de faire évoluer la posture des décideurs sur certains sujets dans le but d’améliorer les conditions de vie de la société. Cette question sociale est indissociable de l’utopie depuis toujours. On a pu se rendre compte que l’utopie était bien plus qu’un travail de paysagiste ou d’architecte, c’est avant tout une initiative citoyenne. Ce côté très engagé des utopistes permet de faire le parallèle avec le monde de l’art ; comme les artistes, ces concepteurs ont des messages forts à faire passer, leurs travaux sont parfois exposés et tout comme certaines formes d’art, ces démarches peuvent parfois être perçues comme décalées et donc être incomprises aux yeux du grand public. Finalement, cette étude permet de redonner au terme d’utopie son caractère mélioratif, à l’inverse de son sens courant. L’utopiste travaille à la recherche d’un idéal qui n’existe pas, pas encore. L’utopie ce n’est ni tout à fait une méthode, ni vraiment un outil, ni même un dessin, c’est une attitude, une posture qui permet de communiquer autrement et qui donne le pouvoir aux concepteurs de faire bouger les choses grâce à des images motrices ou des actions collectives. Ce mémoire ouvre la voie de la thématique de l’utopie dans le projet de paysages. Ce premier travail a permis d’apporter les bases et les connaissances historiques. Il révèle une certaine utopie dans les travaux contemporains de paysagistes et de concepteurs. Cependant, ce mémoire de recherche n’a pas permis de mettre au jour une grande quantité de pratiques utopiques chez les paysagistes contemporains du fait que l’utopie ne soit pas revendiquée par ces derniers. Néanmoins, il pourrait être envisageable de poursuivre la recherche en s’intéressant de plus près aux projets de paysages plus « ordinaires » en allant interroger directement les paysagistes praticiens sur leur part de rêve et d’imaginaire dans leur processus de projet. En débusquant la part d’utopie dans des projets de paysages « classiques », ce travail permettrait de définir à quelle mesure l’utopie sert la créativité et l’innovation dans le quotidien des agences de paysagistes. Cette deuxième phase de recherche viendrait donc vérifier si l’utopie aide réellement les paysagistes à dépasser les contraintes techniques, économiques et règlementaires dans les projets de paysages courants.

40


41


Bibliographie Auda-André, Valérie. 2016. « Idéologie et morphologie de la ville, le cas des cités-jardins d’Ebenezer Howard : by Wisdom and Design », Les imaginaires de la ville : Entre littérature et arts, Presses universitaires de Rennes, p. 53-63. Blazy, Michel. Clément, Gilles. 1995. Contributions à l’étude du jardin planétaire, Ecole supérieure d’art et design Grenoble-Valence, 94 p. Blonde, Aurore. 2012. « Secret des villes / Les utopies urbaines, délires ou réalités ? », Vis[LE]. http://visle-en-terrasse.blogspot.com/2012/03/secrets-des-villes-les-utopies-urbaines.html. Choay, Françoise. 1965. L’urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie, Paris, Seuil, 464 p. Clément, Gilles. 1985. La friche apprivoisée, Urbanisme, n°209, p. 91-95. Clément, Gilles. 1991. Le jardin en mouvement, Paris, Pandora. Clément, Gilles. 1997. Le jardin planétaire, Paris, L’Aube / Château-Vallon. Clément, Gilles. 1997. Thomas et le Voyageur, Paris, Albin Michel. Clément, Gilles. 2004. Manifeste du Tiers paysage, Paris, Sens Et Tonka Eds. Collet, Valérie. 2018. « Les fabuleuses cités végétales de Luc Schuiten », Hortus Focus I mag. https://magazine.hortus-focus.fr/blog/2018/09/17/les-fabuleuses-cites-vegetales-de-luc-schuiten-1/. Drouin, Anne-Marie. 1993. « L’utopie créative ou la pensée modèle» Modèles pédagogiques, ASTER n°16, Paris, Institut national de recherche pédagogique, 201 p. Forestier, Jean Claude Nicolas. 1908. Grandes villes et systèmes de parcs, Paris, Hachette, 50 p. Fourier, Charles. 1829. Le nouveau monde industriel et sociétaire ou invention du procédé d’industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées, Paris, Bossange Père, 664 p. Fourier, Charles. 1832. Le Phalanstère : journal pour la fondation d'une phalange agricole et manufacturière, associée en travaux et en ménage, n°1, Paris. Friedman, Yona. 2000. Utopies réalisables, Paris, l’Eclat, 256 p. Giudicelli, Christian. 2004. « Du côté de l’utopie », América, Cahiers du CRICCAL, Utopies en Amérique latine, vol. 32, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle. Howard, Ebenezer. 1898. To-Morrow : A Peaceful Path to Real Reform. London, Sonnenschein & Co. Howard, Ebenezer. 1902. Garden City of To-morrow, London, Sonnenschein & Co. Jouvenel (De), Hugues. 2016. « Renouveau des utopies urbaines », Futuribles, n°414, Paris, Futuribles, 152 p. https://www.futuribles.com/fr/fr/revue/414/renouveau-des-utopies-urbaines/. Loudon, John Claudius. 1829. « Breathing places for the Métropolis », Gardeners Magazine, Vol 5, London. Mannheim, Karl. 1929. Idéologie et utopie, trad. de l’allemand, 2006, Paris, MSH, 272 p. More, Thomas. 1516. De optimo reipublicae statu, deque nova insula Utopia.

42


Muler, Léa. 2017. « L’utopie, un outil de conception comme un autre ? » Chroniques d’architecture. https://chroniques-architecture.com/lutopie-un-outil-de-conception-comme-un-autre/. Pagès, Dominique. 2000. « Avant-propos : les territoires de l’utopie », Quaderni, n°41, Maison des Sciences de L’Homme, p. 39-42. Pagès, Dominique. 2000. « Des mondes parfaits aux mondes possibles : les territoires équivoques de l’utopie », Quaderni, n°41, Maison des Sciences de L’Homme, p. 43-64. Paquot, Thierry. 2015. « UTOPIE ». Dictionnaire de la pensée écologique, dir. Bourg Dominique, Papaux Alain, PUF, 1120 p. Paquot, Thierry. 2018. Utopies et utopistes, La Découverte, 128 p. Ragon, Michel. 1963. Où vivrons-nous demain ?, Paris, Robert Laffont, 214 p. Rozenberg Paul. 1971. «Pour l'utopie», Romantisme, L'impossible unité ?, Paris, Flammarion, p. 205208. Ruyer, Raymond. 1951. « L’utopie et les utopies », Population, vol. 6, Paris, INED, p. 152. Sachs, Ignacy. 1978. « Développement, utopie, projet de société », Tiers Monde, utopies projets de société, Paris, PUF, p. 645-656. Thébaud, Philippe. 2007. Dictionnaire des jardins et des paysages, Paris, Jean Michel Place, 258 p. Wunenburger, Jean-Jacques. 1980. « L'utopie ou la crise de l'imaginaire », Revue française de sociologie, Paris, Editions du CNRS, p. 309-312.

43


Annexes Annexe 1 : Les citations suivantes permettent d’une manière différente de s’imprégner du concept d’utopie.

« Aucune carte du monde n’est digne d’un regard si le pays de l’utopie n’y figure pas. » « Le progrès n’est que l’accomplissement des utopies. » Oscar Wilde

« Lorsqu'on rêve seul, ce n'est qu'un rêve. Lorsque nous rêvons ensemble, c'est le commencement de la réalité » Chant populaire brésilien

« Tout le monde rêve d’une cité idéale. Sauf ceux qui considèrent comme satisfaisante la ville qu’ils habitent. Mais ils sont rares. Aussi rares que ceux qui trouvent parfaite la société dans laquelle ils vivent. Le philosophe dans sa bibliothèque et le déraciné dans son bidonville rêvent d’une ville qui puisse satisfaire aussi bien leur quotidienneté que leurs fantasmes. » Michel Ragon

« You never change things by fighting the existing reality. To change something, build a new model that makes the existing model obsolete. »

« L’utopie est une réalité en puissance. »

Richard Buckminster Fuller

Edouard Herriot

« Quelqu'un qui se place dans cette posture de l'utopie c'est quelqu'un qui ne se contente pas du monde tel qu'il est. » Thomas Bouchet

« Pour les gens qui veulent bâtir un modèle de société en croissance infinie sur une planète déjà surexploitée, le mot utopie signifie l’illusion d’un rêve impossible à réaliser qui ne s’applique pas à leurs projets. Pour nous qui cherchons à construire un nouveau modèle de société durable, dans une symbiose avec notre environnement naturel, le mot utopie veux dire simplement, un possible qui n’a pas encore été expérimenté. » Luc Schuiten

« L’utopie, ça réduit à la cuisson, c’est pourquoi, il en faut beaucoup au départ. »

« L’utopie est la matrice de l’histoire et la sœur jumelle de la révolte. » José Bové (1953)

« L’utopie est la vérité de demain » Victor Hugo

« Un but ne doit pas toujours être atteint, souvent il sert juste à donner une direction. » Bruce Lee

« C'est dans les utopies d'aujourd'hui que sont les solutions de demain » Pierre Rabhi

Georges Blondeaux

« L’utopie est simplement ce qui n’a pas encore été essayé ! » « L’utopie ne signifie pas l’irréalisable, mais l’irréalisé. L’utopie d’hier peut devenir réalité. » Théodore Monod

« Utopie : un heureux effort de l'imagination pour explorer et représenter le possible » Exposition virtuelle de la BnF sur l’utopie

44


Annexe 2 : Dessin de l’auteur datant de 2016 qui faisait réponse à un exercice d’une enseignante qui demandait à chaque étudiant de répondre à la question suivante : « Pourquoi veux-tu devenir paysagiste concepteur ? ». La représentation utopique fut bien accueillie par la professeur qui était architecte. On peut se demander comment aurait réagi un paysagiste au vu de cette réponse que certains jugeraient naïve…

45


Résumé La qualité première qui est demandée à un paysagiste c’est la créativité. Mais aujourd’hui, il est difficile d’être créatif pour les concepteurs car chaque projet est soumis à tout un tas de contraintes : normes, techniques, budgets, réalités du système, cadre de la commande de maitrise d’ouvrage, etc… Comment le paysagiste peut-il alors dans un tel contexte garder un esprit d’innovation tout en étant forcé de rester dans une réalité des choses ? L’utopie apparait être une solution pour répondre à ce défi. Mais l’utopie, c’est quoi ? La signification du terme a beaucoup évolué depuis son invention par Thomas More en 1516 lorsque Utopia était le nom donnée à une île imaginaire dans le roman du même nom. Au cours du XIXème et XXème siècle, certains architectes, urbanistes et autres hommes d’influences se sont emparés de l’utopie afin de proposer des projets différents, en rupture avec le contexte de l’époque, pour améliorer les conditions de vie des populations ; on peut citer le Phalanstère de Charles Fourier, le plan de développement de Londres Breathing places for the Metropolis de John Claudius Loudon, les Cités Jardins d’Ebenezer Howard ou encore la ville spatiale de Yona Frideman. Ces concepts, bien qu’ils aient contribué à faire évoluer les choses, n’ont jamais vraiment pu se concrétiser et certains prétendent que c’est bien là le problème de l’utopie. La transition entre le concept théorique et la réalité ne serait pas surmontable, cela n’aurait donc aucun intérêt de continuer à inventer des utopies. Aujourd’hui, le sens courant du terme évoque un rêve impossible à réaliser. Pourtant, on assiste à un retour des utopies urbaines dans le monde de l’urbanisme. C’est une utopie qui a évolué par rapport à celle du XIXème et XXème siècle mais elle s’en inspire. Nous allons découvrir que certains paysagistes et concepteurs contemporains manipulent des concepts utopiques, parfois sans même s’en rendre compte. Des théories du paysagiste Gilles Clément aux ateliers d’urbanisme utopique du collectif Bruit du frigo, l’utopie a aujourd’hui une place dans le projet de paysages. Mais pour autant, cette utopie estelle à la base d’un nouveau courant chez les paysagistes contemporains ? Et permet-elle vraiment d’offrir des nouvelles possibilités au projet de paysages ?

Summary The first skill which is asked for a landcape architect is creativity. But today, it is difficult to be creative for designers because each project is subject to a whole lot of constraints : regulatory standards, techniques, budgets, realities of the system, framework of public procurement, etc… How can the landscaper, in this particular context, keep a spirit of innovation while being forced to remain in a reality of things ? Utopia appears to be a solution to meet this challenge. But what is utopia ? The meaning of the term has evolved considerably since its invention by Thomas More in 1516 when Utopia was the name given to an imaginary island in the novel of the same name. During the XIXth and XXth century, some architects, urban planners and other men of influence seized the utopia in order to propose different projects , breaking with the context of the time, to improve the living conditions of the populations ; we can cite the Phalanstère by Charles Fourier, the London development plan Breathing places for the Metropolis by John Claudius Loudon, the Garden Cities of Ebenezer Howard or the Ville spatiale of Yona Frideman. These concepts, although they helped to change things, never really been realized and some claiming that this is the problem of utopia. The transition between the theoretical concept and reality would not be surmountable, so there would be no interest to continue to invent utopias. Today, the current meaning of the term evokes an impossible dream. However, we are witnessing a return of urban utopias in the world of urban planning. It is an utopia that has evolved compared to what was done in the XIXth and XXth century but it is inspired by it. We will discover that some contemporary landscapers and designers manipulate utopian concepts, sometimes without realizing it. From the theories of the landscaper Gilles Clément to the utopian urbanism workshops of the Bruit du frigo collective, Utopia has today a place in the landscape project. However, is this utopia the basis of a new current among contemporary landscapers ? And does it really provide new opportunities for the landscape project ?

Mots clés créativité - écologie - futur - médiation - paysage - paysagiste - possibles - projet - urbain - utopie 46


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.