monsieur toussaint
louverture p r ĂŠ s e n t e
« une roman initiatique douloureux, écrit avec honnêteté et talent. » New-York Times
steve
price tesich
« au seuil de la mort, je ne penserai pas au yacht que j’aurai pu m’acheter : je penserai aux régions inexplorées, aux amours que je n’ai jamais avoués, à toutes les émotions et idées que j’ai encore en moi et qui disparaîtront quand on me mettra six pieds sous terre. vous n’avez qu’une chance pour cette chose qu’on appelle vivre. »
steve tesich, 1996
« comment faire face à la vie si tout ce qu’elle a à offrir, c’est la jeunesse ? »
Daniel price, Price, 1982
1† il s’appelait presley Bivens. il était d’anderson, dans l’indiana. soixantequinze kilos, tout sourire. il était déjà venu ici à deux reprises, avait gagné à chaque fois et était là pour tenter de remettre ça. il ne ressemblait en rien à l’image que je m’étais faite de lui – celle d’une légende vivante. Le gymnase était bondé, les spectateurs hurlaient, les supporters vociféraient, mais on aurait dit qu’il n’entendait rien. avenant, détendu, tout le contraire d’un adversaire. et ce sourire. L’arbitre lui avait reproché à deux reprises de refuser de se battre, †. épreuve non-corrigée.
mais ça n’était pas vraiment ça le problème. il prenait simplement son temps. comme s’il connaissait l’issue du combat. comme s’il savait qu’il n’y aurait qu’un vainqueur, et que ce serait lui. Dans son esprit, il avait déjà gagné, il était rentré chez lui où il se repassait le film de la journée et du combat où il m’avait battu. il restait à peine deux minutes avant la fin du match, j’avais deux points d’avance. pourtant, c’est moi qui étais sous pression. Lui, il souriait. ses petits yeux ronds et porcins semblaient plus ronds encore lorsqu’il souriait. Le torse plat couvert d’un duvet blond, les bras mous, les jambes grêles et la peau blafarde ; rien en lui ne laissait penser qu’il était le plus grand lutteur de toute l’histoire de l’indiana. sauf son cou,
massif et terrifiant, un cou de dinosaure. et sa petite tête reposait sur ce cou préhistorique – un ballon de foot perché sur un tronc d’arbre. il n’arrêtait pas de jacasser. Lorsque je l’avais mis à terre la première fois, il m’avait déclaré avec un accent traînant, d’une voix nasillarde et haut perchée : « Bravo, petit ! Bien joué ! » il m’appelait tout le temps « petit ». nous avions le même âge et pourtant il m’appelait « petit ». on en était à moins de deux minutes, j’avais deux points d’avance et il était détendu. Je gagnais, mais il souriait. non, vraiment, rien à voir avec personnage que je m’étais imaginé. La foule était avec moi. Quelqu’un hurla mon nom. vas-y, price ! tu le tiens ! tu le tiens maintenant ! D’autres
criaient le nom de mon école. vas-y, roosevelt ! il est à toi ! tu le tiens. French, mon entraîneur, à quatre pattes au bord du tapis, aboyait ses instructions. « t’approche pas de lui ! te laisse pas avoir ! Le laisse pas faire ! » Dans un état sans idoles, hormis quelques joueurs de basket, Bivens était une vedette. Deux fois champion de lutte, avec ses soixante-quinze kilos, il n’avait pas essuyé une seule défaite en trois ans et avait remporté toutes ses victoires par plaquage. J’avais entendu parler de lui bien avant notre combat. tous ses adversaires racontaient la même histoire. ils avaient cru le tenir, ils menaient même au score, et puis il avait fini par retourner la situation. tout le monde connaissait son fameux truc.
French, avait commencé à me mettre en garde des semaines avant la finale. Durant le trajet vers indianapolis, il n’avait parlé que de ça. « tu sais comment il s’y prend, alors ne te fais pas avoir. tout ce qu’il a, c’est ce cou de taureau. c’est son seul atout. alors ne tombe pas dans le panneau. cherche à marquer des points. c’est clair ? » Quatre-vingt-dix dernières secondes de combat. J’étais au tapis. L’arbitre donna un coup de sifflet, et je me dégageai. Deux points de plus. Je menais maintenant de quatre points. « pas mal, la manœuvre, siffla Bivens. Bien vu. » il avança vers moi. nous corps à corps nous écarta du tapis. L’arbitre nous sépara et nous fit revenir
de part et d’autre du cercle central. il m’adressa un clin d’œil au passage. il voulait que je gagne. tout le monde voulait que je gagne. un petit groupe avait fait le déplacement depuis anderson – on avait discuté avant le match –, même les gens de son patelin souhaitaient ma victoire. tous n’avaient qu’une envie, voir la star déboulonnée de son piédestal. Bivens et moi nous observions. il jeta un coup d’œil à la pendule. encore à peine plus d’une minute. il s’avança, nous nous empoignâmes de nouveau. il se laissa tomber d’un coup, essaya de me saisir une cheville et, sans réfléchir, je plaçai mon avant-bras en travers de son visage, feintai vers la gauche, attaquai à droite et le mis à terre une nouvelle fois. encore deux points.
Le score était maintenant de dix à quatre. French se leva d’un bond. en vingt-cinq ans de carrière, il n’avait jamais eu de champion d’état. J’allais être le premier. Bivens était à plat ventre et moi, à cheval sur lui. il réussit à se redresser sur les genoux. Du bras droit, je lui encerclai la taille. il essaya un renversement, mais j’anticipai son mouvement et le stoppai net. Je fourrai mon bras droit entre ses jambes et le soulevai. mon bras gauche glissa autour de son cou. maintenant il était sur le dos et j’étais sur lui, cherchant à le plaquer. « Lâche-le ! Fais pas ça ! », hurla French en agitant une serviette. Je l’entendais très distinctement. Je pris alors conscience du silence de la foule. tout le monde était debout,
mais personne n’émettait le moindre son. French continuait à hurler, mais je secouai la tête. il fallait que je tente le plaquage. Le corps de Bivens cédait sous le mien. une de ses omoplates touchait déjà le tapis. L’autre s’en rapprochait petit à petit. Je fis peser tout mon poids sur cette épaule, elle s’affaissait. L’arbitre s’étala à plat ventre pour mieux voir, attendant qu’elle atteigne le sol. Quand soudain Bivens s’arc-bouta sur son cou. Le mouvement fut si rapide et d’une telle puissance que je n’eus pas le temps de réagir. tout mon corps se souleva et, au même moment, Bivens profita de mon déséquilibre pour pivoter. nos positions s’inversèrent aussitôt. il se tenait sur moi, cherchant le plaquage, et c’est moi qui étais en
dessous. Je peux encore gagner. Je mène aux points. ce retournement de situation ne peut lui valoir que trois points. Je peux encore gagner. J’en étais là, luttant désespérément pour ne pas laisser mes épaules toucher le sol. elles en étaient si proches que la chaleur moite du tapis m’effleurait déjà la peau. « Quarante-cinq secondes ! », lança l’arbitre. il n’était pas censé nous annoncer le chrono, mais lui aussi voulait que je gagne. rien ne semblait pouvoir perturber mon adversaire. sa tête reposait sur ma poitrine comme s’il faisait la sieste. impossible de comprendre d’où provenait la force qui me clouait au sol.
Je ne sentais même pas sa pression. J’étais tout entier crispé par l’effort ; il était détendu. il souleva la tête, posa son menton sur ma poitrine et se mit à me fixer. Quelques centimètres à peine séparaient nos visages. il me sourit. ne te donne pas tout ce mal, semblait-il me dire alors que je bandais mes muscles pour l’empêcher de gagner. pourquoi résister autant ? ce n’est pas si grave d’être vaincu. Franchement. tu n’en souffriras même pas. Je lui trouvai soudain un air familier, douloureusement familier même. Je connaissais ces yeux. Je connaissais ce sourire. et, d’un coup, je me sentis gêné et presque honteux d’avoir osé tenter de le battre. Je détournai les yeux, relâchai mon souffle et toute combativité
m’abandonna. Je me laissai aller à la défaite comme si c’était ce que je pouvais espérer de mieux. L’arbitre, du plat de la main, frappa le tapis pour annoncer la fin du match. La vieille mercury de French sentait le café et le tabac froid. À l’aller, nous avions fait un marché. si je gagnais, j’aurais le droit de prendre le volant au retour. Je me réjouissais à l’idée de conduire cette voiture. French suçotait sa pipe, secouait la tête et roulait à plus de cent vingt. il semblait espérer qu’un accident, ou une catastrophe, apporte la touche finale à cette journée désastreuse. il fixait la pénombre comme s’il le guettait, cet accident. La radio était allumée. Les Drifters chantaient.
Voilà ma chérie s’en va Elle n’a plus besoin de moi
French coupa la musique. « Bon sang, price ! tu le tenais ! tu le tenais, je te dis. ah, putain… » il ne s’en remettait pas. il ralluma la radio. plusieurs fois il se livra à ce manège. il en avait encore sur le cœur, alors il éteignait le poste, remâchait sa déception, puis le rallumait. musique et reproches à cent vingt à l’heure sur la route 41. Je tripotais ma médaille d’argent en essayant de voir le bon côté des choses. La deuxième place, ce n’était pas si mal après tout. Deuxième de tout l’indiana. nous filions dans le crépuscule qui cédait peu à peu à la nuit. French éteignit la radio.
« Bon Dieu, price. tu as renoncé. » c’était aussi simple que ça. De fait, j’avais renoncé. mais je m’étonnais qu’il s’en soit aperçu. Quand on renonce, on s’imagine toujours que c’est une décision très intime, prise dans le secret de son âme, imperceptible de l’extérieur. French avait vu, lui. « Qu’est-ce qui t’a pris ? — Je ne sais pas, monsieur. — pourquoi tu as fait ça ? mais pourquoi tu as fait ça, bon Dieu ?! » Je haussai les épaules. « tu le tenais. tu le sais, ça ? — oui. Je… je croyais le tenir. — mais tu le tenais, je te dis ! tu le tenais… tu sais ce qui s’est passé ? — oui, je sais, monsieur. — tu as renoncé. — oui.
— pourquoi tu as fait ça ? — Je ne savais pas que j’allais le faire, monsieur… Je… vraiment, je ne savais pas. — tu pourrais être en train de conduire cette voiture. — Je sais. » il remit la radio en marche. Les mots de French étaient à l’image de son entraînement. sa philosophie, c’était qu’un lutteur devait maîtriser un petit nombre de techniques et les utiliser sans cesse. sa conversation suivait les mêmes principes. vingt ans entraîneur et pas un champion d’état. Je le regardai en me demandant combien de fois il avait fait ce voyage, plein d’espoir à l’aller, déçu et amer au retour. il ne pourrait pas retenter sa chance l’année prochaine : il prenait sa retraite.
en s’arrêtant pour manger un morceau dans une station-service, nous commandâmes tous les deux un cheeseburger et un milk-shake. comment peut-on s’envoyer un cheeseburger quand on se sent au fond du trou ? French en avait pourtant l’air capable. « tu vois cet endroit ? » il désignait la salle. L’atmosphère était sinistre, les clients épais, blafards et mal fringués. ils avalaient des plats bien moins bons que ce qu’ils s’étaient imaginés en les commandant, à grand renfort de serviettes en papier, sans doute parce qu’elles étaient gratuites. « plutôt minable, hein ? — plutôt, oui, acquiesçai-je avec un sourire. — mais tu sais quoi ? ce coin pourri
serait le plus bel endroit du monde si tu avais gagné. » Je reposai mon cheeseburger dans l’assiette. J’étais sûr que durant toutes ses années d’entraîneur, il s’était arrêté dans ce même resto et avait servi le même discours aux autres perdants. Je faisais maintenant partie de cette tradition. comme les vainqueurs, les vaincus ont leurs rites. il régla l’addition et nous sortîmes. « tu veux conduire ? me proposa French. —Ça ira, monsieur. » il se remit à foncer dans la nuit. on voyait au loin les éternelles flammes des raffineries de pétrole, dont une, plus haute et plus brillante que les autres, celle de la sunrise oil. east chicago, dans l’indiana. ma ville.
ce qui me ramenait à mon père. Depuis environ un an, pas une journée ne s’était écoulée sans que je pense à lui. Je le portais en moi comme un organe en trop, inutile, mais dont je n’aurais pas pu me passer. Je tiquai lorsque French coupa la radio. « Dis-moi, price, je veux vraiment savoir. pourquoi tu as fait ça ? — Quoi donc, monsieur ? — renoncer comme ça. — Je ne sais pas, répondis-je sans parvenir à chasser de mon esprit l’image de mon père. — tu aurais pu éviter ça. — Je sais. — tu le tenais. — oui, je sais. — il te suffisait de résister encore
trente secondes. — oui, monsieur. — et alors j’ai vu. J’ai vu ce qui s’est passé. Je t’ai vu renoncer. pourquoi as-tu fait ça, fiston ? — Je… » Brusquement, j’éclatai en sanglots. French, en brave type qu’il était, accusa le coup. « allons, allons, mais non, voyons. t’occupe pas de ce que je dis. Je suis qu’un vieil imbécile qui fait le même métier depuis trop longtemps. Qu’est-ce que j’en sais, moi, de ce que ça fait de se retrouver en finale ? J’en sais fichtre rien. allons, voyons… » impossible de m’arrêter. si j’avais imaginé une seconde que j’allais me mettre à pleurer, j’aurais trouvé un moyen de me retenir. mais ni lui ni moi
ne nous attendions à ça. pendant tout le reste du trajet, il laissa la radio allumée. « vous pouvez me déposer ici, dis-je au coin d’aberdeen Lane. — Je vais te ramener chez toi. — ici, c’est très bien, monsieur, je vous assure. » Je ne voulais pas rentrer directement. « Faut croire que ça ne devait pas arriver, c’est tout », dit-il quand je descendis de la voiture. il s’efforça de sourire. « il y aura toujours l’année prochaine… » c’est alors qu’il se rappela sa retraite toute proche, la fin de mes études et qu’il n’y aurait pas d’année prochaine. il cligna lentement des yeux, comme baissant un rideau sur ses espoirs. « Bonne nuit, monsieur. — Bonne nuit, Danny. »
il redémarra doucement et se mit à rouler vers la fin de sa carrière. son feu arrière gauche était cassé. ce que je remarquais toujours en premier dans aberdeen Lane, c’étaient les arbres. J’avais vu des photos de villes du vermont et du new Hampshire, avec de grands arbres dans chaque rue. À east chicago, nous n’avions qu’aberdeen Lane. soit les arbres ne réussissaient pas à pousser dans les autres quartiers, soit personne ne se donnait la peine d’en planter, ou, quand on en plantait, ils ne devenaient jamais aussi grands, aussi touffus et aussi beaux. alors qu’ici, même à la mi-mars, et bien que leurs feuilles n’eussent pas encore poussé, les arbres étaient majestueux, vraiment superbes au milieu de la nuit. La lueur des lampadaires, la
lumière des maisons, le halo des télévisions derrière les fenêtres brillaient à travers les branches nues tandis que j’avançais lentement, mes semelles raclant le trottoir. Je ne connaissais personne dans aberdeen Lane. mais tout le monde savait que ses habitants étaient mieux lotis que le reste d’east chicago, plus riches et, à en juger par les fenêtres allumées, qu’ils se couchaient plus tard. Les maisons étaient cossues, la plupart avaient un étage ; les pelouses étaient plus vastes, l’herbe plus verte et plusieurs jardins étaient munis d’un système d’arrosage automatique. presque toutes les voitures garées le long des trottoirs étaient des breaks très récents. La dernière fois que j’étais venu là,
c’était en octobre. J’avais besoin de vingt feuilles destinées à un herbier pour le cours de botanique. J’avais passé un après-midi paisible à en ramasser par terre – sycomore, érable, orme, chêne, mûrier. cette journée était restée gravée dans ma mémoire : la paix que j’avais ressentie, le sentiment d’accomplir quelque chose, l’odeur de l’automne et le spectacle des feuilles tourbillonnant dans le vent. c’était donc à dessein que je descendis là pour voir si, avant de rentrer chez moi, je pouvais retrouver un peu de la sérénité que j’avais connue ce jour-là, afin d’atténuer la honte et le chagrin de ma défaite. J’essayais de raisonner de façon positive. La seconde place, ça n’était pas si mal. La seconde de tout l’indiana.
pas mal du tout même. J’imaginais tous les lutteurs de l’état dans ma catégorie de poids alignés les uns derrière les autres. cela représentait une longue file qui s’étirait tout le tour du pâté de maisons et dans cette longue file, je venais en second. personne ne pourrait me dire quoi que ce soit, ou me mettre la moindre pression. on n’attend rien de spécial de quelqu’un qui occupe la deuxième place. chacun me respecterait pour avoir frôlé la victoire sans se demander si j’aurais pu aller plus loin. mes amis, Larry misiora et Billy Freund, tous deux lutteurs, qui n’avaient même pas dépassé les sélections régionales, ne sentiraient pas ma supériorité creuser un abîme entre nous. il y avait beaucoup d’avantages à n’être que second.
Je me demandais si seuls les vaincus voyaient le bon côté des choses. tout au fond de mon cerveau palpitait l’image de mon père. Je pouvais, même absorbé par d’autres réflexions, penser à lui. il constituait une sorte de filtre qui se superposait à mon regard et à mes pensées pour me faire voir le monde à travers ses yeux. Je m’arrêtai au milieu de la rue. La maison verte, déjà en vente en octobre, n’avait toujours pas trouvé preneur. m’adossant au tronc d’un sycomore, je m’efforçai de retrouver ce sentiment de paix disparu. une voiture apparut au coin d’une rue, tourna à droite et descendit aberdeen Lane en contresens. Je me glissai derrière le tronc pour ne pas être aveuglé par les phares. L’auto
s’immobilisa pile de l’autre côté de l’arbre ; les phares demeurèrent allumés encore un instant, puis s’éteignirent. un homme descendit et s’étira. se tenant ainsi sous le cône de lumière d’un lampadaire, il avait l’air d’un acteur sur une scène prêt à réciter son texte. il semblait moins vieux que ne l’indiquaient ses cheveux poivre et sel, mais plus âgé que ne le laissait supposer sa tenue. La cinquantaine, peut-être. il leva la tête vers la maison verte, examina un trousseau de clefs, puis traversa la pelouse en direction de l’entrée. après pas mal de tâtonnements, il ouvrit la porte. « c’est bon ! cria-t-il. — Dommage. » une fille lui répondait depuis la voiture. « J’espérais qu’on serait obligé d’enfoncer la porte. »
il était trop tard pour sortir de derrière mon arbre. ils auraient cru que je les avais épiés. Je me fis donc encore plus discret. L’homme pénétra dans la maison. plusieurs lumières s’allumèrent, dont un projecteur qui illumina la pelouse. La portière de la voiture s’ouvrit et la fille descendit. ses boucles d’oreilles turquoise luisaient dans l’obscurité. elle alluma une cigarette et jeta l’allumette encore enflammée. cheveux noirs, teint mat, pommettes hautes. « rachel, appela l’homme depuis la maison. — oui, voilà… marmonna-t-elle pour elle-même. — rachel ! » L’homme apparut sur le seuil. « tu viens ? — mais oui, je viens. J’arrive. »
elle semblait de mauvaise humeur et traînait les pieds en marchant. L’homme s’écarta du pas de la porte pour la laisser passer. elle entra sans s’arrêter. il s’attarda un instant pour la regarder, puis disparut à son tour. rachel, pensai-je. Je n’avais encore jamais vu de rachel. J’étais très sensible aux mots et me rappelai quand je les avais prononcés pour la première fois. Lorsque j’avais dix-sept ans, pendant l’été 1960, c’est assis sous le porche de madame Dewey que j’avais utilisé le mot « irrationnel » pour la première fois de ma vie. Je m’éloignai. une fois à l’angle d’aberdeen Lane et de northcote, je jetai un coup d’œil derrière moi. rachel et l’homme aux cheveux gris se dirigeaient vers la voiture. Je les
regardai décharger des valises et des cartons, et les transporter dans la maison, puis je pris le chemin du retour. Derrière moi, du côté de la bibliothèque, un train brisa le silence de la nuit. Le sifflet de la locomotive retentit. Je savais au bruit que c’était le new York central fonçant vers l’est. irrationnel. Je n’avais employé ce mot qu’une fois. La règle voulait qu’on utilisât un mot trois fois avant de se l’approprier. mon père était assis à la table de la cuisine lorsque j’entrai. Le seul éclairage de toute la maison provenait de la petite ampoule dont il avait abaissé la suspension tout près de la table. ma mère utilisait des ampoules de 150 watts. il les remplaçait par des 60 watts. si quelqu’un traçait une frontière n’importe
où dans le monde, d’instinct, chacun d’eux iraient se placer de part et d’autre. il était plongé dans les mots croisés du Sun Times de chicago. « Bonsoir, papa. » c’est toujours moi qui parlais le premier. « oui, bonsoir. — maman travaille ? » Je savais qu’elle était au boulot. « oui, équipe de nuit. toute la semaine. » J’ouvris le réfrigérateur, mais je n’avais pas faim. si j’avais gagné, j’aurais mangé quelque chose. « voilà pourquoi il faut dégivrer si souvent. tu restes planté là avec la porte ouverte. » Je fermai le frigo. « J’ai perdu.
— perdu quoi ? », demanda-t-il et il tourna la tête vers moi. il paraissait jeune sous ce faible éclairage. De petite taille, il avait une tignasse épaisse, luxuriante, sans le moindre cheveu blanc. on aurait cru un écolier attablé devant ses devoirs. Les gens disaient que nous nous ressemblions. J’avais le visage de mon père et le corps de ma mère. ils se disputaient encore mon âme. « Le match. J’ai perdu le match. J’ai eu la seconde place. » il me gratifia de son sourire mélancolique et secoua la tête. c’était le même sourire que j’avais vu sur le visage de mon adversaire quelques heures plus tôt. J’ignorais la nature du combat dans lequel nous étions engagés, mon père et moi, mais je savais qu’il avait gagné, et,
sans vraiment comprendre pourquoi, j’avais honte une fois de plus d’avoir essayé de le battre. en gage de réconciliation, je lui montrai ma médaille de vaincu. « c’est la vie, tu sais. on perd. tu t’en remettras. ne laisse pas ta mère te démoraliser pour si peu. elle essaiera, tu sais, si tu la laisses faire. » Je songeai à prendre une douche. si j’avais gagné, j’aurais pris une douche brûlante et je me serais repassé le match dans ma tête. « Je vais me coucher. — oui, moi aussi. Dans un instant, dit-il sans lever la tête. — Bonne nuit, papa. — oui, bonne nuit. »
publié en 1982 aux états-unis mais « écrit depuis toujours », price est le magnifique premier roman de l’auteur du génial karoo, steve tesich. daniel price a dix-sept ans, les yeux de sa mère, la tignasse de son père et une âme qui balance encore entre les deux. flanqué d’amis à peu près aussi paumés que lui – larry, le teigneux, et billy, la bonne pâte –, price va, au cœur de l’été, dans sa banlieue industrielle, ressentir la force démesurée d’un premier amour et le vertige sans fin de l’adolescent projeté brutalement dans la vie. histoire orageuse, parcourue d’égarements, de trahisons et de colère, price raconte l’odyssée intime d’un jeune américain des années soixante. dans l’univers clair-obscur de tesich, père et fils, amour et mensonge, raison et démence ne se différencient plus. par ses tensions et ses renoncements, cet unique autre roman de tesich résonne avec la même fougue que karoo : c’est un combat pour assumer sa liberté par-delà le désespoir.
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