Extrait de Zébu Boy, un roman d'Aurélie Champagne

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Zébu Boy


Ce livre a été écrit par aurélie champagne (1978), et édité par dominique bordes, (sur un pressentiment de françois guillaume), assisté de claudine agostini, fanny fersing, lisa folliet et jean-françois sazy, diffusé et distribué par harmonia mundi livre et ses équipes, promu auprès de la presse par l’agence anne & arnaud, promu auprès des libraires par le bureau virginie migeotte.

Pour les extraits : pp. 73, 165 & 215-216 : Jacques Tronchon, L’Insurrection malgache de 1947, 1986. pp. 97 & 207 : Charles Renel, Contes de Madagascar, 1910. pp. 113-114 : Rabearison, Contes et légendes de Madagascar, 1967. p. 198 : Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, 1873. Couverture, ouvrage et colophon : Toussaint Louverture, 2019.

© Monsieur

isbn : 9791090724754 Dépôt légal : septembre 2019. Illustration de couverture : Alice Meteignier, 2019. www.monsieurtoussaintlouverture.com


Ambila avait la conviction de faire une bonne action en escortant l’instituteur à Moramanga. C’était l’occasion pour lui d’épurer une mystérieuse comptabilité de faits et de méfaits. En sus, il récupérait deux détonateurs à refourguer. Il serait toujours temps de larguer le Merina par la suite et de garder la 202 pour lui. La 202, les détonateurs et le chandail. De son côté, Tantely semblait soulagé. Il croisa les bras sur son ventre plein de gargouillis et ne souffla plus mot, conscient, probablement, de s’être honteusement soumis aux volontés du côtier. « Tu sais un peu te battre ? — Je ne sais pas. Je ne crois pas. Je n’ai jamais eu l’occasion. » Ils roulèrent en silence un long moment. À la fenêtre, le paysage changeait à une vitesse prodigieuse. Manjakandriana, Anjiro, Ankarefo… C’était comme une enfilade de formes géométriques fondues les unes dans les autres. Les rizières faisaient place à une végétation sèche, hérissée d’épineux. Les plaines jaunies et le fourrage donnaient au relief l’épaisseur crépitante d’un grossier manteau de bure. Bientôt la forêt de Mantadia dressa ses murailles d’eucalyptus et de ravenales le long d’un infini corridor, qu’un épais halo de poussière soulevé par la voiture refermait derrière eux. À l’entrée de la province de Tamatave, l’horizon s’ouvrit à nouveau. Ambila repéra quelque chose : « C’est pas vrai, regarde-moi ça… » 75


Sous un voile nuageux qui s’effrangeait dans la plaine, une grande forme brune approchait au ras du sol. De loin elle évoquait un papillon tournoyant sur lui-même et paraissait littéralement fondre sur eux. Il pila, fasciné par cette ombre mouvante qui avançait toujours, sans qu’il soit encore possible de la détailler. Sur la route désertée l’instant d’avant, des dizaines de villageois surgissaient de toutes parts, bardés de filets, d’épuisettes et de grands pans de tissus. « Nom de Dieu, regarde un peu l’essaim ! C’est con que j’ai rien pour en attraper. » Les nuages de sauterelles avaient beau être courants en brousse, Tantely semblait n’en avoir jamais vu. Une excitation enfantine les saisit tous deux et jeta loin derrière l’affaire de Moramanga et des détonateurs. La masse avançait toujours, sombre et imposante. Elle était traversée de mouvements réguliers et de flux imprévisibles qui paraissaient pourtant parfaitement orchestrés. Le nuage sinuait avec souplesse, s’étirait au-dessus d’eux. « Ferme la fenêtre, magne, magne ! » Ambila avait à peine achevé sa phrase qu’un premier insecte de la taille d’une grenaille s’écrasa violemment sur le capot. Un deuxième suivit. Puis dix, puis mille. Bientôt, une pluie de sauterelles s’abattit sur leur tête dans un profond soupir, comme soulagée d’une trop longue attente. Massives, brutales, elles percutaient la carlingue de la 202 et ses environs immédiats. Ce déluge inouï clouait tout au sol, et charbonnait le ciel au point de ne plus y voir que les entrailles grouillantes de cette tarasque noire. À peine s’ils distinguaient encore les villageois qui s’ébattaient non loin pour ramasser les insectes. Ils tombaient comme d’énormes grêlons et le bruit assourdissant de leurs impacts sur la carrosserie couvrait les exclamations émerveillées d’Ambila et Tantely, qui renonçaient d’ailleurs aux mots pour ne plus communiquer que par regards ébahis. Les sauterelles s’agglutinaient sur le pare-brise où elles s’agitaient avec leurs immenses pattes et 76


plongeaient vers l’avant de la carrosserie. Partout elles couvraient les champs où les villageois se massaient, toujours plus nombreux. Des femmes, le visage enrubanné de linges, repliaient leur lamba pour ménager une poche où les bestioles s’entassaient vivantes. « T’en as déjà bouffé ?! », hurla Ambila. Ils ne parvenaient toujours pas à s’entendre. Il leur fallut patienter encore de longues minutes pour que l’essaim ne commence à s’éclaircir et que les impacts ne s’espacent. Derrière eux, le nuage poursuivait son avancée vers le nord, avalant la plaine comme une hydre vorace. « T’en as déjà bouffé ? », redemanda-t-il. Tantely secoua la tête. « C’est très bon », pérora Ambila sans y avoir jamais goûté. La queue du nuage finissait de les survoler. Ambila passa des sauterelles à ces frêles serins qu’il avait soustraits à la vigilance de leur maître, au Frontstalag de Neufchâteau, un jour de 1942. Dévoré par la faim, il s’était introduit avec quelques autres dans la chambre du garde autrichien qui les possédait. Ils avaient rompu le cou des volatiles, les avaient plumés et vidés à la hâte, et s’en étaient repus. Une bouchée chacun. Il gardait un souvenir halluciné de leur goût de volaille et des angoisses qui avaient suivi ce festin qui les exposait au peloton, tandis que trois jours durant, les gardes avaient retourné le camp en quête de plumes ou de viscères, sans jamais rien trouver. Il ne resta bientôt sur la route qu’un tapis d’insectes bruns où des villageois, les poches et les paniers grouillants, piochaient avec avidité. Le nuage n’était plus qu’une traîne brune dans le rétroviseur. Ambila redémarra. Roulant au pas, des milliers de carapaces craquaient laidement sous les pneus. « Ça va vraiment péter », professa Ambila d’un air sombre. Tantely sembla ignorer ses oracles paysans, encore tout à sa sidération, après ce spectacle grandiose. Il porta son bandage à son nez. 77


« Ça sent ? », s’enquit Ambila. L’autre secoua la tête. La nuit tomba. La lumière des phares découpait loin devant eux deux orbes brumeux. À l’entrée des villages, des monceaux de sauterelles grillées brunissaient sur les braseros des vendeurs ambulants. L’essaim suivait la trajectoire inverse de la leur. À la sortie d’un hameau, les diarrhées reprirent Tantely. À nouveau, il se retrouva accroupi dans un fourré, grelottant, le corps secoué de soubresauts. Ses entrailles grondantes semblaient en passe de se déchirer sous ses côtes. Il se vida à deux ou trois reprises, puis, éreinté, tenta de se redresser. Mais oubliant sa main, il prit appui sur sa blessure. Son bras céda sous son poids. Cette fois, il fut emporté par la pente qui s’ouvrait dans son dos et tournoya sur lui-même. Un fossé amortit finalement sa chute. Il remonta jusqu’à la voiture, claudiquant, le dos marbré de paille, la main en feu. Dès qu’il l’aperçut, Ambila éclata de rire, mais trop épuisé pour se vexer, l’instituteur semblait désormais indifférent à la compassion comme aux moqueries du côtier. « Ça se calmera une fois que tu seras totalement vide, annonça doctement Ambila. La courante, c’est comme ça. Il faut d’abord que tu en chies. À Moramanga, on trouvera de l’Eugénia je t’ai dit. Ça et une soupe de riz, ça réglera pas ta main mais ça te retapera un peu. » Calé au fond du siège, Tantely soufflait sur son bandage comme s’il pouvait faire retomber les élancements. Ils roulaient depuis un petit moment quand une barrière anarchique de troncs se dressa devant les phares. Elle barrait la route et il s’en fallut de peu pour qu’ils ne la percutent. Un escogriffe coiffé d’un casque Grande Guerre surgit à la portière. Il portait un fusil-mitrailleur rouillé en bandoulière et des écussons rouges et blancs sur la poitrine. Derrière lui se profilaient trois ou quatre complices. Derrière encore, des ombres hantaient l’obscurité. Tantely se redressa sur la banquette, oubliant une seconde les horribles grumeaux de ses intestins. 78


Par la vitre, Ambila échangea quelques mots avec celui qui paraissait être le chef du barrage. L’homme fit courir sa lampe dans la voiture. Sa torche glissait de Tantely à Ambila et d’Ambila à Tantely. Ils tâchaient de paraître naturels. Il l’immobilisa finalement sur le Merina. « Et lui ? » Ébloui par la lampe, l’instituteur s’apprêtait à bredouiller une excuse mais Ambila le prit de court : « Un camarade de Tananarive. Un cadre de la Jina dépêché en mission à Moramanga. » Le type le toisa, hésitant. « Et l’ordre de mission ? » Ambila se figea une seconde puis plongea la main dans son sac. Il la repassa par la vitre, le poing fermé sur un billet que l’homme fit disparaître derrière la rangée de cartouches de fusil de chasse qui ceinturait ses hanches. « C’est bon, lâcha-t-il enfin, jouant du poing sur le capot. Alefa… » La 202 contourna les troncs au ralenti. « La prochaine fois, c’est toi qui paies. » Les phares découvrirent une centaine d’hommes armés de sagaies, d’arcs et d’antsy. Tous tapis dans l’ombre, assis sur leurs talons. Peut-être même deux cents. Un spasme secoua Tantely, qui croisa les bras sur ses côtes. « On s’arrête ? » L’instituteur secoua la tête. Passé le barrage, toutes les routes étaient coupées. Ambila bifurqua sur un chemin secondaire au bout duquel, en contrebas, les brûleurs de Moramanga scintillaient en constel lations dans la plaine. Il avait été prévenu. Le chauffeur de Tana l’avait annoncé : des barrages à chaque carrefour. Ambila regrettait à présent de s’être laissé attendrir. Jamais il n’aurait dû concéder ce détour par Moramanga. S’il avait claqué le Merina comme prévu, il serait rentré directement. D’un coup, l’angoisse des dents lui revint en plein cœur. Il n’aurait peut-être pas dû les vendre. Ou pas 79


toutes. Amadou, l’ombiasy, les sauterelles étaient peut-être bien des signes. Qu’est-ce qu’il lui avait pris ? Pour le Merina et pour les dents… Autour de la voiture, à des distances incertaines, des centaines d’incendies perlaient dans la brousse. Par les fenêtres, le tintement des cloches ricochait de village en village, entre les collines. Elles se répondaient entre elles et miaulaient dans l’obscurité leurs longs aigus plaintifs. « On dirait une messe. — Le Fandroana, ça commence… »


Comment ne pas être attendri par Ambila, l’un de ces personnages de roman si finement brossé que le lecteur ne peut que le comprendre, malgré ses coups tordus et sa morale bancale ? Aurélie Champagne réussit ce prodige, et donne un rythme fou à son livre en variant les ambiances et les styles. On est dans un livre de guerre, mais aussi dans un huis-clos routier. On est dans le froid de l’hiver français et dans la moiteur de Madagascar. On est dans un polar et dans un drame psychologique. Zébu Boy est un premier roman impressionnant et important, chargé de toute la force de l’Histoire, de cette révolte matée dans le sang dont on ne sait toujours pas combien elle a fait de morts. Pire, cette révolte qu’on n’apprend nulle part et que ce livre aide de la plus belle des manières à sortir de l’oubli. — Grégoire Courtois, Librairie Obliques


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