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d u m ê m e au t e u r
Le Dernier Stade de la soif, Monsieur Toussaint Louverture, 2011, 2018. À l’épreuve de la faim, Monsieur Toussaint Louverture, 2013.
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Frederick Exley
À L A MERCI DU DÉSIR
Mémoires fictifs Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Charles Khalifa
Extrait
monsieur toussaint louverture
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Ce livre a été écrit par frederick earl exley (1929-1992), traduit par jean-charles khalifa, et, enfin, édité par dominique bordes, assisté de claudine agostini, lisa folliet, et jean-françois sazy.
Titre original : Last Notes from home Copyright
© 1986,
by Frederick Exley. Louverture, 2019, pour la traduction française.
© Monsieur Toussaint
isbn : 9791090724815 Dépôt légal : janvier 2019. Couverture, traduction française et colophon : Monsieur Toussaint Louverture Illustrations de couverture et de dernière page : Balahy & Monsieur Toussaint Louverture.
© Thibault
www.monsieurtoussaintlouverture.com
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quatrième partie
CECI EST BIEN UNE PIPE
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Elle s’appelait Cassandra (« Cass ») McIntyre, Cassandre, la guérisseuse des hommes ; elle était orpheline et vivait au Foyer de l’Enfance du Comté de Jefferson, sur State Street à Watertown. Aujourd’hui, je sais, à cinquante ans passés, âge auquel, avec un minimum de chance et de jugeote, on peut éventuellement commencer à acquérir ce truc insaisissable que l’on nomme sagesse, que je l’aimais plus qu’aucune des femmes que j’ai connues, plus qu’Alissa, plus même que cette chère cinglée de Robin. Bien sûr, en ce temps-là, je ne savais pas encore que je finirais par renier et trahir Cass ou que s’abriter derrière la ligne de défense d’une équipe de football scolaire et affectionner de cogner les adversaires pour leur faire mal, ça n’avait rien, mais alors rien à voir avec le courage. Bien avant d’apprendre qu’il y avait quelque chose entre le Général et Cass, j’avais pour elle ce sentiment né dès le collège, quand j’étais en troisième et elle en quatrième. Ça n’était pas sans évoquer, ai-je toujours pensé, une angine de poitrine : cette brûlure fulgurante juste au-dessous du sternum lorsque le malade marche trop vite ou monte trop vite un escalier, maladie dont on guérit facilement pour peu qu’on perde dix kilos et qu’on jette ses cigarettes à la poubelle. Quand on . 297 .
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apprend, comme moi le jour où j’ai posé la question à Cass, qu’on est totalement incapable, fusse-t-on doté d’une volonté d’acier trempé, de se débarrasser ni des kilos ni des clopes, et qu’on doit par conséquent continuer à vivre dans la morosité d’un valétudinaire, cela ne fait pas franchement plaisir. Cass, m’avait-on dit, était orpheline et habitait un foyer sur State Street. Comment me l’avait-on dit ? Bien évidemment d’une façon qui interdisait toute discussion sur Cass en tant qu’être humain, et en particulier en tant que jouvencelle que l’on pouvait courtiser, un sujet prohibé, voire une assommante perte de temps. Pour commencer, comme tous les mecs le savaient aussi pertinemment que tacitement, les filles du foyer étaient si étroitement surveillées et cloîtrées que la seule idée de pouvoir être seul avec elles assez longtemps pour leur prendre la main était insurmontable. Même en terminale au lycée, si un gars pouvait persuader sa mère d’écrire un mot au directeur du foyer pour solliciter la permission d’en accompagner une au bal, il fallait de toute façon qu’elle soit rentrée avant 22 heures, heure à laquelle, en réalité, le bal ne faisait que commencer. Et la seule idée de demander pareille chose à sa mère, c’était encore plus insurmontable. Bon Dieu, quelle facilité et quelle suffisance elles avaient, les mères, à faire porter à ces enfants innocents la faute des parents qui les avaient abandonnés, sans le moins du monde se rendre compte, dans leur inconscience, ma mère comme les autres, que ce qu’elles voulaient vraiment dire par là, c’est que si elles avaient dû supporter un mari et quatre mouflets dégoulinants de bave et de vomi, alors le reste du monde pouvait bien, sapristi, ne pas se soustraire à ces règles œcuméniques. Quand j’y repense, et je suis totalement sincère, je ne pense pas avoir eu un seul copain pendant ces années quarante et cinquante dont les parents n’auraient pas divorcé . 298 .
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plutôt douze fois qu’une (pour les miens, j’en suis bien certain), s’ils n’avaient pas été pieds et poings liés l’un à l’autre par une sainte frousse du terrible courroux d’un Dieu vengeur en cas de violation de leurs vœux matrimoniaux, et surtout, dans le sillage de la Grande Dépression, par une pauvreté si débilitante qu’ils n’avaient simplement pas l’oseille pour se séparer. Si la prospérité de l’après-guerre n’avait eu qu’un effet positif, dans ces conditions, c’était bien celui d’octroyer à un homme ou à une femme la liberté enivrante de dire : « Allez salut, sac à merde, je peux pas supporter tes conneries une seconde de plus », acte que, je m’empresse d’ajouter, deux ex-épouses et d’innombrables copines ont accompli à mon détriment. Alors, de ma troisième à ma terminale, j’avais appris à vivre avec cette brûlure, et jamais dans mes rêves les plus fous je n’avais pu concevoir que l’angine de poitrine pût être guérie par sa cause, à savoir Cass elle-même. Même si je sais la chose physiologiquement impossible, j’ai l’impression que Cass n’avait aucunement changé d’apparence pendant ces quatre années, depuis le jour où, dans les couloirs du collège, j’étais tombé raide amoureux d’elle jusqu’au jour où je l’avais reniée et trahie. Chacun d’entre nous se souvient forcément d’un adolescent insignifiant qui, tel le Géant Vert, va prendre vingt-cinq centimètres pendant les vacances d’été et se trouver miraculeusement métamorphosé d’avorton boutonneux en star qui mène son équipe de basket au titre de championne de l’État. Mais ce qui était arrivé à Cass entre la cinquième, où je ne l’avais même pas remarquée, et la quatrième, c’était encore plus miraculeux. Cass était devenue une femme. Et comme je le disais, même si je suis bien certain qu’en première, sa silhouette avait dû prendre les contours pulpeux et appétissants d’une féminité alarmante, j’avais passé tant de temps à la regarder pendant ces quatre années (et impossible . 299 .
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que j’aie été le seul à lui lancer ces regards aussi furtifs que lancinants) qu’il m’avait été impossible de détecter ces transformations, un peu comme dans un couple, quand l’un observe un régime scrupuleux et que l’autre ne voit pas qu’au jour le jour le poids diminue. Vêtue de sa robe de coton à carreaux orange et blancs à faux plastron orné d’un col rond blanc, avec son petit nœud papillon orange, elle arriva vers moi dans les couloirs, une montagne de livres dans les bras, serrés contre ses délicieux seins naissants, qu’elle cachait ainsi aux regards des mâles étouffés par la boule de concupiscence qu’ils avaient dans la gorge. Comme je la pensais nouvelle élève, et désireux de m’attirer ses bonnes grâces, je la fixai dans l’espoir de croiser son regard, histoire de jouer au chic type en lui adressant un signe de tête de bienvenue. Et c’est là que je remarquai une habitude dont Cass ne s’était jamais départie pendant toutes ces années où je l’ai connue. Perdue dans ses pensées, et aujourd’hui je peux mieux comprendre à quel point elle pouvait être troublée, sidérée, confondue par l’état de stupidité, que dis-je, de crétinerie pure et simple, auquel ses récents changements anatomiques avaient réduit les jeunes adolescents qui l’entouraient, Cass montrait sa perplexité en posant sur sa lèvre inférieure le bout de sa langue, qu’elle maintenait ainsi avec la lèvre supérieure : on eût dit un quartier de pêche bien juteuse suspendu entre des lèvres humides et boudeuses. Lorsque Cass sortit brusquement de sa rêverie, une enfant noyée dans une sexualité toute nouvelle pour elle, effrayante au-delà du dicible, ses yeux bleus écarquillés, affolés de se retrouver dans ce monde trop ordinaire de camarades de classe chahuteurs et de portes de casiers qui claquaient, et que je lui décochai mon sourire de bienvenue, chic type, au-dessusde-tout-ça, rien-dans-les-mains-rien-dans-les-poches, ce n’est pas seulement son visage au teint légèrement cuivré, mais son . 300 .
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corps entier, ses oreilles, sa gorge, ses genoux et leurs jolies fossettes, ses mollets si bien dessinés, qui semblèrent en un clin d’œil devenir cramoisis de timidité maladive ; elle m’adressa un signe de tête en réponse, le délectable quartier de pêche disparut et ses adorables lèvres formèrent un mot qui ressemblait beaucoup (quelle surprise !) à « Fred ». Nous sommes à présent deux, peut-être trois semaines plus tard, et me voilà sur mon vélo, après l’ascension de Thompson Boulevard, à rouler tranquillement sur Park Drive en direction de Moffett Street où j’habite. Et Cass, que j’avais rencontrée en haut de Thompson Boulevard près de Gotham Street, est assise en amazone, malgré sa réticence quand je l’y avais invitée, sur la barre horizontale de ma superbe monture gris argent aux larges pneus. Depuis ce jour, deux ou trois semaines auparavant, où j’avais appris, par ce « Fred » qu’avaient articulé ses lèvres humides, que Cass savait qui j’étais, j’avais également appris qu’elle était orpheline, et ce au moins depuis la maternelle, car elle avait été inscrite à l’école de Thompson Park, là où allaient tous les orphelins. Qui plus est, pour la rendre encore plus inaccessible, ma source m’avait confié que Cass était si gentille et si timide qu’il lui était impossible de dire bonjour à un garçon sans rougir jusqu’aux oreilles. Les enfants du foyer, à l’exception de certains, très peu nombreux, à qui l’on faisait confiance, ce qui était manifestement le cas pour Cass, étaient tenus de rentrer directement à l’orphelinat à la sortie de l’école. C’est pourquoi, alors que je sortais de l’entraînement de football, j’avais quand même été un peu surpris de la trouver sur le chemin du retour si tard après la cloche. Elle était, me raconta-t-elle un peu plus tard, déléguée de sa classe de quatrième et était restée au collège pour une réunion administrative. Si jamais quelqu’un du foyer, ajouta-t-elle, devait la voir ainsi installée sur mon vélo, elle se . 301 .
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verrait interdire d’aller à ces réunions à l’avenir. Mais bon, quand même, les choses ayant traîné en longueur, elle était déjà très en retard, et la voilà donc sur ma barre horizontale, moi en chevalier errant pédalant comme un forcené pour ramener à toute vitesse sa princesse avant le dernier coup fatal de minuit. Dire qu’au cours des jours précédents, j’avais dans ma tête ruminé les détails d’une rencontre aussi heureuse que solitaire avec Cass serait vraiment bien au-dessous de la vérité ; je n’avais littéralement pensé à rien d’autre, allant jusqu’à me répéter mentalement ce que je pourrais lui raconter pour l’impressionner au maximum. Quoi au juste, je ne m’en souviens plus aujourd’hui. À quatorze ans, on est encore aux premiers balbutiements de cet art divin et impitoyable qu’est la duplicité, et j’imagine donc que ma cour imaginaire à Cass se limitait à un portrait ridicule du clan Exley, aussi dysfonctionnel que nécessiteux, aussi verbeux que foutraque, en famille unie, aimante, brillante, spirituelle et tranquille, oui, je voulais dire tout cela à Cass qui, bien évidemment, n’avait pas de famille. Quoi qu’il en soit, et en dépit de tout ce que j’avais pu me répéter pour rendre cette rencontre aussi classe que possible, finalement je n’avais pas desserré les dents. Comme Cass était désespérément pressée, j’étais forcé de me pencher contre elle en pédalant comme un malade, mon menton presque sur son épaule, sa chevelure blonde aux reflets de miel volant dans mon visage, son parfum de biscuit dans mes narines, le vent mêlant nos cheveux et collant à ce point son chemisier sur sa poitrine que c’était presque comme si elle était nue, son adorable gorge cuivrée maintenant cramoisie, et cette affreuse brûlure dans le bas de ma poitrine et le haut de mon abdomen, qui déclenche soudain, et insidieusement, une érection des plus monstrueuses, suivie presque instantanément, . 302 .
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sans que je sache trop pourquoi, même encore aujourd’hui, d’une éjaculation explosive, qui n’en finissait pas, dans mon caleçon et mon pantalon léger couleur kaki, le liquide chaud et visqueux traversant le mince tissu et laissant une tache sombre du diamètre d’une orange, oui, j’avais eu beau répéter et répéter encore ma cour, je restai quasiment bouche cousue, le visage, les oreilles, la gorge et les mains aussi cramoisis de confusion que ceux de Cass. Comment décrire ces quatre années au cours desquelles mon comportement antisocial était devenu si prononcé que même après tout ce temps, alors que cela fait bien quatre décennies que je n’ai pas eu de rechute de ce côté-là, il m’est quasiment impossible de jouer au golf avec des étrangers, tant j’ai une peur panique que cette maladie si longtemps enfouie se réveille soudainement dans toute son odieuse horreur. Par curiosité morbide, j’ai depuis lu tout ce que j’ai pu trouver sur le sujet, c’est-à-dire assez peu de choses, et pas vraiment du genre Reader’s Digest. Cependant, il est si rare que je présente les symptômes classiques de la pathologie que, en toute honnêteté, il m’est impossible de dire, tenez, voyez, je peux citer les études de cas a, b, c, d ad infinitum pour prouver que je suis comme les autres humains, et aussi peu responsable que ces grands niais d’adolescents qui attrapent une mononucléose. Tenez, laissez-moi vous raconter la dernière crise qui m’était arrivée avant de rencontrer Cass, non pas parce qu’elle était typi que de mes accès, mais parce qu’elle manifestait tous les symptômes qui allaient me permettre de ressembler au reste de l’humanité. Au début de mon année de terminale, j’étais, moi et mes 75 kilos, titulaire de l’équipe de Watertown. À l’approche du match prévu contre les Massena Red Raiders, invaincus depuis trois ans, le coach ne m’avait pas lâché de la semaine, me . 303 .
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répétant que Massena avait un certain nombre de surprises en réserve pour nous, et notamment pour moi, dont la constitution me rendait particulièrement vulnérable dans la ligne d’attaque. Ce qu’il voulait vraiment me dire, le coach, il faut le préciser, c’est que l’année précédente, mon prédécesseur au même poste, un certain John Barnard, qui pesait plus de 90 kilos, était, dans les phases défensives, systématiquement sorti de sa position pour entrer dans la mêlée, où il avait tellement amoché leur centre, un type d’à peu près mon poids, que ce dernier avait fini par quitter le terrain avec un bras cassé. Les gars de Massena, me rabâcha-t-il toute cette semaine-là, n’étant pas du genre bon Chrétien à tendre l’autre joue, allaient tout de suite juger, à mon gabarit, que j’étais le maillon faible et en guise de représailles lancer contre moi la pire des brutes de leur équipe qui allait sans nul doute me rentrer dedans pour me faire vraiment mal. Si le coach avait été du genre psychologue, il aurait passé la semaine à m’assurer que j’étais à la hauteur de l’enjeu et j’aurais sans doute été serein, mais en l’occurrence il ne m’avait témoigné que de la défiance, me répétant que je n’avais pas l’estomac pour ça et que j’avais du jus de navet dans les veines. Jusqu’au vendredi soir avant la rencontre, nous n’avions pas mesuré l’angoisse du coach, mais juste avant l’échauffement, il nous convoqua pour une grand-messe à l’Église de la Sainte Famille sur Winthrop Street, stratagème qu’il n’utilisait qu’une fois tous les trois ou quatre ans. Catholiques ou pas, nous étions tenus d’y assister, les non-romains imitant les baptisés, se levant, se rasseyant ou s’agenouillant en position de suppliant quand les autres le faisaient. C’est alors que j’étais dans cette dernière position, vers la fin de la messe, au moment où les Catholiques parmi nous défilaient devant l’autel pour recevoir l’hostie et le vin, le corps et le sang de l’Agneau de Dieu, que cela se . 304 .
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produisit : la brusque, l’impardonnable, l’angoissante, la terrible érection, immédiatement suivie d’une éjaculation si puissante que mon corps entier se mit à trembler et que je manquai m’évanouir, un peu comme si j’étais vraiment entré en contact avec le Christ. Qui sait, d’ailleurs, si tel n’avait pas été le cas ? La littérature médicale sur le sujet confirme que l’émission de sperme, dans un tel cas, est assez classique, au bout d’une semaine de menace de douleur physique, de peur d’un échec en public, ou de ne pas être en mesure de terminer une tâche, de ne pas être prêt, ou de menaces de punition. Qui plus est, j’entrais pleinement dans le tableau décrit dans la mesure où mon érection n’avait pas (n’avait jamais !) été causée par ce que ces charlatans de psychologues nomment des « précipitants sexuels directs », autrement dit, je n’étais pas un dépravé irrécupérable, pas en tout cas au point, juste à cet instant de sérénité sacrée, alors même que mes coéquipiers connaissaient l’union à Dieu pour la plus grande gloire des Cyclones d’Or de Watertown (c’était vraiment notre nom, ça ?), que me serait brusquement venue à l’esprit la vision d’Ava Gardner nue, ses cuisses ivoirines ouvertes, et qui d’une main gracile m’attirait vers des lieux sombres et mystérieux pour la connaître charnellement. Oh non, ça n’était pas ça ! Mais ce qui se passait toujours, quand même, c’était qu’à la première coulée de sperme, une goutte, une gouttelette, me venait à l’esprit, oblitérant tout du monde réel, l’image omnipotente de Cass sur ma bicyclette, le parfum de sa chevelure si blonde aux reflets de miel, la rougeur extrême de ses joues et de son cou, les contours de ses jeunes seins qui fendaient le vent, cette fraîcheur enivrante qui émanait d’elle. Si donc ceci est un exemple classique d’orgasme spontané ou induit par l’angoisse, dans la mesure où il avait été précédé . 305 .
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de toutes ces menaces de douleur et autres, la plupart de mes attaques, qui se produisaient à intervalles de quatre à six mois, n’avaient jusqu’alors rien eu à voir avec une quelconque angoisse ou avec quoi que ce soit que l’on puisse dénicher dans de lourds volumes de psychologie et étaient donc susceptibles de m’ôter du monde des hommes pour me transporter dans celui de Satan. Comme le lecteur l’a peut-être deviné, ces accès, ou crises, avaient commencé quelques mois après ce jour où je m’étais donné une stature héroïque pour ramener chez elle en quatrième vitesse sur mon vélo une Cass des plus inquiètes, et n’avaient cessé que quatre ans plus tard, quand, peu après que j’avais profané la grand-messe, Cass avait commencé à me faire des fellations. Elles étaient si soudaines et inattendues, ces attaques, qu’il me fallait vraiment une volonté d’acier trempé pour ôter mon casque et tout mon attirail de football et entrer nu dans les douches avec mes coéquipiers. Juste un exemple de situation embarrassante parmi des dizaines : le dimanche soir à Watertown, les lycéens se rassemblaient sur le trottoir devant l’Avon, le cinéma d’Arsenal Street. Quand la séance de 18 heures se terminait, aux environs de 20 h 30 peut-être, on se précipitait en masse par les portes d’où sortaient les spectateurs pour grimper l’escalier quatre à quatre comme des dératés et s’installer là-haut au balcon. Une fois assis en sécurité, on comptait ceux d’entre nous qui s’étaient fait prendre par les ouvreuses, on rassemblait notre petite monnaie et l’un de nous, en principe volontaire, retournait à la caisse pour acheter des billets aux malchanceux. Oh, qu’elles étaient joyeuses, ces soirées, même quand le film était ce que l’on nomme aujourd’hui un navet, peut-être même encore plus délirantes dans ces cas-là, car comme ces salopards de cyniques à Hollywood nous prenaient pour une bande de crétins mous du bulbe, c’était retour à l’envoyeur, . 306 .
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nous relevions le défi, leur crachions à la gueule, les abreuvions de lazzi bien de chez nous, et dans un dialogue avec l’écran, leur disions, en effet : ne nous prenez pas pour des cons, bande de nullards. Parfois, on entendait un quolibet de ce genre même au cours d’un bon film, façon pour nous de briser la tension créée par l’écran. J’en avais balancé un juste avant l’une de mes attaques. Le film avait pour titre La Septième croix, avec en vedettes Spencer Tracy et Hume Cronyn. Peu importe comment il passerait la rampe aujourd’hui, mais le fait est que, adolescents, sachant que Tracy et Cronyn étaient les bons, nous étions fascinés, captivés, nous rendions hommage à ces deux merveilleux acteurs par notre silence, tête inclinée. Et puis voilà qu’arrive une scène où Tracy, Cronyn et l’épouse de ce dernier sont assis dans la cuisine, avec le tout jeune fils de Cronyn qui joue dans la pièce malgré l’heure tardive. Tracy et Cronyn, manifestement, ont à discuter de sujets extrêmement importants, d’intrigues incompréhensibles, de noirs desseins impliquant de gros risques et une résolution courageuse, le réalignement d’états, bref de choses absolument pas destinées aux oreilles des enfants. Exaspérée, la mère finit par lui dire très sèchement : « Allez, un bisou à ton père et tu vas au lit, maintenant ! » Et là, possédé par les démons pervers des dimanches soirs à l’Avon, voilà Exley qui hurle : « Bon Dieu, s’il faut qu’il fasse un bisou à Hume, ce pauvre gamin, pas étonnant qu’il veuille pas aller au lit ! » Avec le recul, ça n’était pas très drôle, mais cela provoqua tout de même un immense éclat de rire chez tous les lycéens du balcon. Et c’est à ce moment précis, au plus fort du tapage, que vint l’érection, et dans son sillage, l’image récurrente de Cass sur ma barre transversale, image qui, je le répète, ne venait qu’après les prémisses physiques de l’excitation. Aucune . 307 .
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angoisse là-dedans. Et si on m’explique le contraire, alors elle était si profondément enfouie qu’il faudrait vingt ans et douze psychanalystes pour l’extirper.
ii
Le Général et moi avions dormi dans le même lit jusqu’à l’âge de quatorze ou quinze ans pour lui, et onze ou douze pour moi. Et puis, un matin, juste avant ou juste après l’aube, Bill eut une pollution nocturne. Je sais que c’est vers cette heurelà que c’était arrivé, car quand je m’étais réveillé pour aller à l’école, j’avais brusquement senti la chaude humidité dans mon dos en me retournant et avais bondi du lit comme un ressort avant de lui jeter un regard furieux, mais il dormait comme un ange. Au petit déjeuner, je n’avais pas trop su comment aborder le sujet avec ma mère. Il ne s’agissait pas de cafarder, car en réalité je pensais que le Général avait fait pipi au lit, et comme à ma connaissance on n’avait jamais eu ce genre de cas dans la famille, je me disais que c’était sûrement chez lui le signe d’un trouble ou d’une maladie cachée. J’aimais le Général, je le pensais malade, et donc juste avant de partir à l’école j’avais dit à ma mère, par pure sollicitude, qu’il lui faudrait sans doute mettre toute sa sagesse maternelle au service de la guérison de son aîné. Le traitement s’était révélé fort simple, au demeurant : ce soir-là au dîner, on nous signifia qu’un nouveau lit à une place avait été installé dans la chambre, au fond de la véranda du haut, et que j’y étais assigné à compter de ce jour même. En écrivant ceci, j’ai le sourire aux lèvres, rien que d’imaginer, mon père étant parti toute la journée au travail, la logistique que ma mère avait dû mettre en œuvre pour qu’un lit se retrouve dans cette chambre à l’étage avec sa literie complète, . 308 .
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draps, couvertures et couvre-lit, entre neuf heures du matin et l’heure du dîner. Je souris en pensant aux appels à l’aide en direction des voisines et des négociations, en me demandant, entre autres, qui avait bien pu trimbaler le meuble là-haut. S’il est vrai que le sexe, ce jour-là, nous avait à jamais séparés, le Général et moi, et ô combien, il devait également nous réunir et me guérir, moi, en la personne de Cass. Étais-je le moins du monde surpris que le Général en vînt à connaître, même au sens biblique, une paria, une ombre, une orpheline comme elle. Quasiment à compter de ce jour où nous avions été, littéralement, enlevés l’un à l’autre, il était devenu résident de ce mystérieux monde souterrain de l’espionnage, un monde fait d’audace, de silence, de furtivité, de débrouillardise et d’intelligence. À l’âge de quinze ans, il travaillait à la supérette A&P, et s’était mis à se glisser dans notre chambre, chaussures à la main, à toute heure de la nuit, parfois même à la lueur fantomatique de l’aube. Souvent cela me réveillait, et je me rappelle avoir espéré que c’était une collègue plus âgée de chez A&P, peut-être une ravissante veuve, qui lui montrait comment faire, lui apprenait à baiser, non, non, non, pas comme ça, comme ça. En tout cas, je savais pertinemment que ce n’était pas par lui que j’apprendrais qui c’était : le Général, c’était le parfait gentleman, bouche cousue. Ce n’est que plus tard, en entendant ses amis plus âgés dire « Exley, il se taperait un tabouret en jupe, ou même juste la jupe s’il y avait pas de tabouret », qu’il m’était venu à l’esprit que peut-être il y en avait plus d’une. Et je ne doute pas non plus, aujourd’hui, que mes parents savaient aussi bien que moi à quelle heure il rentrait la nuit. Mais quand on est parent, que dire à quelqu’un qui est plus grand, plus beau et plus intelligent que soi, qui n’a que des bonnes notes partout sans jamais ouvrir un bouquin, et . 309 .
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qui en plus est financièrement autonome ? Oui, le Général avait quitté définitivement la maison peu de temps après que son sperme nous avait séparés. Le seul match de football qu’il devait me voir jouer, ce fut celui contre Massena, un jour qu’il était en permission. Et j’en suis mortifié, car toutes les prédictions du coach s’étaient trouvées vérifiées ce jour-là. Il s’appelait Ike Borgosian, jouait arrière ou arrière de ligne (son fils, Ike Jr, serait nommé dans l’équipe-type nationale alors qu’il était à West Point). À la première action, il se positionna sous mon nez et dès la mise en jeu, me rentra dedans comme jamais on ne l’avait fait, histoire de me montrer dès le coup d’envoi qui était le patron. Même si j’avais réussi à survivre jusqu’au coup de sifflet final, et que nous avions mis 14-0 à Massena, les mots ne sont pas assez forts pour faire comprendre au lecteur à quel point l’aprèsmidi m’avait paru interminable. À un moment, par exemple, Borgosian m’avait percuté si violemment qu’il m’avait renvoyé dans mon camp où j’avais marché sur le pied de notre quarterback au moment où ce dernier allait ajuster une passe, et l’avais fait tomber par terre. Bien évidemment, cantonner Borgosian, le meilleur bloqueur de Massena, exclusivement à cette tâche s’était très vite révélé contre-productif. Nos deux quarterbacks, qui rentraient en alternance, deux garçons très intelligents, avaient vite compris que tout ce que nous avions à faire, c’était de passer par les ailes, laissant Borgosian au centre s’épuiser à me mettre sur la gueule. « L’après-midi a été longue, hein ? m’avait demandé le Général. — Oui, la plus longue de ma vie », avais-je répondu. C’était le lendemain, dimanche après-midi, et nous trottions vers le cinéma Olympic pour la séance de 16 heures, après laquelle il allait prendre l’autocar de 19 heures pour Syracuse . 310 .
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où il attraperait un train qui le ramènerait à sa base, je ne sais plus laquelle. Le Général s’en était tenu là sur le sujet, ce dont je lui avais su gré. Comme j’avais encore eu un de ces épisodes abominables pas plus tard que l’avant-veille dans l’Église de la Sainte Famille, j’étais franchement en train de me demander si j’allais aborder le sujet avec lui. Le problème, c’est qu’aussi brillant fût-il à mes yeux, le Général n’avait que vingt ans cette après-midi-là, et vu que je ne devais commencer mes recherches sur l’éjaculation spontanée qu’à la trentaine bien sonnée, je savais très bien que le seul conseil qu’il m’aurait donné, l’air horrifié, c’était que oui, ça avait l’air grave et que maintenant que Papa était mort, ma seule option était d’aller consulter notre médecin de famille, lequel bien évidemment aurait pris un air aussi horrifié et éberlué que le Général. Alors que j’étais sur le point (j’avais les mots sur le bout de la langue) de dire à Bill ce qui m’était arrivé pendant la grand-messe, ainsi, pour faire bonne mesure, qu’à une bonne douzaine d’autres occasions, aussi honteuses, obscènes et dingues les unes que les autres, je finis soudain par percevoir ce qu’il était en train de me demander, et j’en restai bouche bée. Non, il n’avait pas dit ça ? « Pardon ? — Tu connais Cass McIntyre ? » Je m’arrêtai net, le sang affluant dans ma tête, me sentis pris de vertige, quasiment nauséeux, littéralement sur le point de tourner de l’œil. En plus de tous ses autres dons, se pouvait-il que le Général fût télépathe ? Renseignements pris, l’histoire était la suivante : Cass était l’une des filles que le Général « voyait » au cours de ses huit jours de permission, et la seule raison qui lui avait fait m’en parler (car comme je le disais, il était trop gentleman pour discuter de sa vie amoureuse), c’était que, les deux fois où il l’avait vue, elle n’avait fait que parler de moi. . 311 .
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« Parler de moi ?! » Le Général se mit à rire, sans nul doute de ma naïveté. « Elle dit que tu passes ton temps à la regarder, et qu’elle sait bien qu’elle te plaît. — Non ?! Elle le sait ? — Allez, gros bêta, t’en fais pas. Tu lui plais aussi, à Cass. »
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frederick earl exley [1929-1992]
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