Extrait de Et c'est comme ça qu'on a décidé de tuer mon oncle de Rohan O'Grady

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r o h a n o’ g r a d y

ET C’EST COMME ÇA QU’ON A DÉCIDÉ DE TUER MON ONCLE Roman traduit de l’anglais (Canada) par Morgane Saysana

monsieur toussaint

LAVENTURE


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Ce livre a été écrit par rohan o’ grady (1922-2014), traduit par morgane saysana, édité par dominique bordes, assisté de claudine agostini, fanny fersing, dominique hérody et jean-françois sazy.

Monsieur Toussaint Laventure est une collection de Monsieur Toussaint Louverture.

Titre original : Let’s Kill Uncle © Rohan O ' Grady, 1963. Traduction publiée en accord avec Bloomsbury Publishing plc. © Monsieur Toussaint Louverture, 2019, pour la présente édition.

isbn: 9791090724679 Dépôt légal : juin 2019. Illustration de couverture : © Edward Gorey, 1963.

www.monsieurtoussaintlouverture.com


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CHAPITRE 1

« Menteur ! Menteur ! Menteur ! » Même le martèlement des moteurs ne parvenait pas à couvrir les cris. Appuyé contre le bastingage du Haida Prince, l’adjoint du capitaine grimaça. Trois heures que cette petite voix stridente lui vrillait les tympans. « Souriez un peu, c’est ici qu’ils descendent. » Un officier se joignit à lui, et tous deux observèrent un goéland se dandiner sur la balustrade. « C’est un endroit magnifique, commenta l’adjoint du capitaine en désignant l’île du doigt. Enfin… plus pour longtemps. Une fois qu’ils auront débarqué… C’est votre première traversée sur cette ligne, c’est ça ? » L’officier acquiesça. « Ça ne se passe pas toujours aussi mal. » Le goéland poussa un cri de joie rauque et perçant, avant de jeter un regard par-dessus son épaule duveteuse, l’œil luisant, reptilien, puis il prit son envol en direction de l’île, filant au ras des eaux tumultueuses. « J’ai sillonné les océans du monde entier, déclara l’adjoint du capitaine, mais ce coin reste incomparable. Un jour, je m’installerai par ici. Je me dégoterai un cottage avec vue sur la plage et un joli petit voilier. Peut-être bien sur l’île de Benares… Il y a un bistrot, là-bas. Et pour la pêche au saumon, il n’y a pas mieux dans la région. » Le steward préposé au pont, un ancien boxeur aux épaules tombantes mais musculeuses, s’approcha d’eux. « Excusez-moi, monsieur, commença-t-il. Vous connaîtriez un moyen de dissoudre du chewing-gum sans 7


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dissoudre le chien qui est autour ? » Les deux hommes échangèrent un regard. « Encore eux ? demanda l’adjoint. — Oui, monsieur. Un des deux chiens en soute. Ses narines sont toutes collées. Les petits merdeux ont voulu lui faire plaisir en lui donnant un chewing-gum. — Essayez l’alcool à 90, suggéra l’officier. — Et tenez-les à bonne distance du pont ! », lança l’adjoint, les oreilles encore brûlantes des jurons gratinés de son supérieur. Il se tourna vers son collègue. « Quand je serai capitaine, je gérerai ma propre ligne, et il y aura une règle d’or : pas d’enfants à bord, sauf accompagnés de leurs gardiens, et même si c’est le cas, ils seront cantonnés à la soute. » Ils continuèrent à contempler le rivage tandis que le navire s’approchait du quai en une manœuvre laborieuse. « Ah, cet endroit, c’est le summum, reprit-il. Tu te trouves un bon terrain, et tu te fais un petit potager et un verger d’une douzaine d’arbres. Un homme peut vivre bien de trois fois rien. Du bois flotté pour se chauffer, des poissons, des crabes, des palourdes, des huîtres, et du gibier quand les autorités ont le dos tourné. — Vous allez vraiment vous installer sur cette île ? — Sur une île oui, mais pas sur celle-ci. — Pourquoi pas ? s’étonna l’officier en riant. Ah oui, les enfants… — Non, rectifia l’adjoint. Pas à cause d’eux. Cette île est la plus belle de toutes, mais elle est maudite. — Vous rigolez ? — Non, je suis sérieux. Elle est hantée. N’importe laquelle, mais pas celle-ci. Et je ne plaisante pas. Regardez les registres, si vous voulez. En deux guerres mondiales, trente-trois hommes l’ont quittée pour aller servir leur pays. Il n’y en a qu’un qui est revenu. Vous voyez le sergent, là-bas sur le quai ? C’est lui. Les autres sont tous morts. Tous jusqu’au dernier. S’il y a bien une île en train de s’éteindre, c’est celle-ci. » Ils posèrent les yeux sur les arbousiers d’Amérique 8


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surplombant les rochers pentus couverts de mousse qui descendaient jusqu’au sable blanc, la brise marine était pareille à un subtil éventail, et ses effluves un vrai parfum à faire chavirer le cœur d’un vieux marin. « Je me fiche qu’elle soit magnifique. Je traverse les océans depuis trop longtemps pour ne pas être superstitieux, et même si on me payait, jamais je ne vivrais là. Bon, je ferais mieux d’aller voir comment se passe le déchargement. » En empruntant l’escalier menant aux cabines, l’adjoint s’arrêta pour ramasser une hache d’incendie que quelqu’un avait ôtée de son support mural et laissée sur une marche, lame vers le ciel, alléchante. Il la remit en place et repartit pour se rendre compte l’instant d’après, levant les yeux vers le pont supérieur, qu’un des canots de sauvetage se balançait violemment au bout de ses attaches. « Bon Dieu ! s’écria-t-il avant de heurter un steward du restaurant. — Ils ont laissé une part de tarte à la myrtille sur un canapé dans le salon ! l’informa le steward. L’Amiral Featherstonehaugh, retraité de la Marine Royale, s’est assis dessus. Il portait un costume blanc. Il menace de poursuivre la compagnie en justice. — Je sais, je sais… répondit l’adjoint. Ils ont aussi renversé de l’encre sur les cartes du capitaine. — Quarante-deux années en mer, je n’étais qu’un gamin de douze ans quand j’ai commencé le service, dit le steward, et jamais, jamais je n’ai vécu un après-midi pareil. Ah, vous verriez l’état de la salle à manger ! Vous savez, dans les contrées orientales, j’ai enduré des typhons sans essuyer d’aussi grandes pertes. La petite a même jeté une salière à la tête du garçon…, et lui, il a riposté avec une assiette de salade qui a atterri sur une missionnaire. Vous savez, celle qui nous a distribué des tracts en nous disant qu’on allait tous mourir à Armageddon… — Seulement si on survit à cette traversée, ajouta l’adjoint. Bon, pas la peine de me seriner avec vos 9


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problèmes. J’ai déjà assez des miens. Je ne suis pas une nounou, moi. Les mineurs non accompagnés ne devraient pas être admis à bord ! » Le sergent Coulter de la Gendarmerie Royale du Canada regardait le Haida Prince accoster. Telle une carte postale faite homme, il était l’incarnation flamboyante de la justice impassible et impartiale. Ses épaules musclées saillaient sous sa chemise immaculée, sa ceinture Sam Browne, dont le cuir était tanné au point d’avoir la même teinte luisante et mordorée que ses bottes de cavalier, enserrait sa taille svelte. Ses éperons d’acier miroitaient au soleil, aussi durs et froids que ses yeux bleus, et son chapeau à large bord était calé sur sa tête avec une élégance impeccable et obstinée. La chaleur de l’été en aurait épuisé plus d’un, mais pas le sergent Albert Edward George Coulter. Dressé comme pour défendre la passe de Khyber contre les hordes mongoles, son allure était aussi digne que ses prénoms de monarque et son cou rouge brique, figé dans un col étriqué. Monsieur Brooks, le gérant du bureau de poste et de l’épicerie, un homme assez âgé, s’approcha de lui, sa chevelure argentée atteignant à peine les imposantes épaules du policier. « Bonjour, sergent. » Monsieur Brooks tenait à la main une lettre décachetée qu’il agitait devant lui. Les traits de Coulter se détendirent, et il opina. « J’ai reçu des nouvelles plutôt fâcheuses, annonça Monsieur Brooks en levant les yeux vers le sergent. Un certain Major Gaunt, non, Major Murchinson-Gaunt, a loué notre cottage pour l’été. Son avocat a posté un courrier nous informant qu’il arriverait ici le deux juillet. » Il marqua une pause et reporta de nouveau son regard sur le sergent Coulter. « On est déjà le quatre juillet et le Major Murchinson10


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Gaunt n’est toujours pas là », continua-t-il. Le sergent baissa les yeux pour le dévisager. « Et donc ? — Et donc, enchaîna Monsieur Brooks. Je viens de recevoir une autre lettre du Major Murchinson-Gaunt me prévenant qu’une urgence le retenait ailleurs et qu’il ne pourrait sans doute pas être là avant plusieurs semaines. — Et donc ? — Oh ! j’oubliais. Le neveu du Major MurchinsonGaunt va être envoyé ici par son école privée pour rejoindre son oncle et passer l’été avec lui. Le petit est orphelin. Il est à bord du Haida Prince. — Je présume qu’il va falloir le rapatrier à Vancouver, commenta le sergent. Si c’est bien de là qu’il vient. — Impossible. L’établissement est fermé pour les vacances et l’enfant n’a plus personne à part son oncle, qui est en Europe à l’heure où je vous parle. » Monsieur Brooks remua le nez nerveusement, mais le sergent Coulter, capable de maîtriser à lui seul des émeutes entières, ne redoutait pas l’arrivée inopportune d’un jeune garçon. « J’imagine que l’avocat du Major Murchinson se chargera de régler la situation. » Monsieur Brooks mordillait le coin de la lettre comme si c’était une feuille de laitue. « Euh… Son nom, c’est Murchinson-Gaunt. Le problème c’est que dans son courrier, l’avocat dit qu’au regard de la loi, le Major Murchinson-Gaunt est le seul tuteur légal du petit, et que lui, l’avocat, ne veut rien avoir à faire avec ce garçon. Il est très explicite sur ce point. — J’adresserai un rapport au service d’aide sociale à l’enfance. » Le sergent Coulter regardait l’approche du Haida Prince par-dessus la tête de Monsieur Brooks. Le petit homme s’éclaircit timidement la gorge. « L’avocat suggère… Il… Il nous supplie presque, Madame Brooks et moi, de nous occuper du gamin jusqu’à l’arrivée de son oncle. 11


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— Vous êtes d’accord, votre épouse et vous ? » Il y eut une pause. « Madame Brooks et moi en avons longuement discuté. Ça nous fendrait le cœur de savoir le petit ballotté à droite, à gauche, et à présent que… » Une note de tristesse vint ternir ses yeux. « Puisque, comme vous le savez, notre gars n’est plus là, ma foi, nous serions plus que ravis de pouvoir lui venir en aide, à ce bonhomme, avec nos moyens. Il trouvera peut-être un peu le temps long ici, vu qu’il n’y a aucun enfant sur l’île, mais… mais mon épouse et moi nous aimerions faire notre possible pour lui. » À mesure que l’expression de Monsieur Brooks s’adoucissait, celle du sergent Coulter faisait le contraire. « Très bien. Si vous voulez bien me donner l’adresse de l’avocat, je veillerai à ce qu’il en soit informé. » Le sergent Coulter fixait le navire sans le voir. Allaiton lui reprocher à jamais d’avoir été le seul à en réchapper ? Des fils d’amiraux s’étaient mus en corail dans les abysses, des fils de généraux étaient surmontés de petites croix blanches dans tous les cimetières d’Europe, alors que lui, le fils de ce vieux gâteux de Major Coulter en était revenu. Quant aux aiglons, ces jeunes pilotes à peine sortis de l’école, comme Dickie, le fils de ce brave Brooks, ils avaient été rapatriés dans leur mère patrie par avion. Tels des phénix au paroxysme de la gloire, ils avaient piqué, en flammes, droit vers la terre, puis flambé, jeunes, purs, intacts. Seul le rejeton du vieux Coulter était revenu. Il tourna la tête vers le monument aux morts au centre de la place du village. Un pilier de granite haut et sobre. À la mémoire des enfants de notre île, puis la longue liste de noms où le sien brillait par son absence. Non, il n’y avait plus aucun enfant sur l’île. Les veuves avaient déménagé sur le continent avec le reste de leurs portées, rien d’étonnant à cela. Il n’y avait pas d’électricité ici, pas de médecin, pas de dentiste. Il y avait bien une église mais on n’y donnait que rarement la messe, lorsque le prêtre se déplaçait depuis Benares, l’île voisine. 12


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Deux guerres mondiales avaient saigné l’île à blanc. Désormais, il n’y subsistait plus que quelques paysans et les anciens. Les anciens – des remittance men, ces émigrés britanniques gênants que leurs familles entretenaient pour s’assurer qu’ils restent à distance, et aussi des retraités d’un âge avancé et des aristocrates en exil tout aussi vieux – vivaient dans une candeur modeste et surannée. En de rares occasions, l’été, des touristes visitaient les lieux. Parfois, des pêcheurs et des Indiens amarraient leurs chalutiers et leurs vedettes au quai, mais le reste du temps, l’île était aussi silencieuse qu’une tombe. « Tiens, voilà la dame aux chèvres. » Une femme d’âge mûr descendit le quai d’un pas lourd et passa en revue les ponts du Haida Prince. « Bonjour, Madame Nielsen. Vous aussi, vous attendez quelqu’un ? », lui demanda Brooks, lorsqu’elle arriva à ses côtés. Elle acquiesça et tendit le cou pour observer les passagers accrochés au bastingage. « Oui, une petite fille. Sa mère travaillait à l’hôpital, dans le service où j’ai séjourné, il y a deux ans. » Ses yeux butinaient d’un passager à l’autre. « Elle vient passer l’été ici. Je n’ai jamais accueilli de pensionnaire, mais je me suis dit que j’allais essayer. La maison est bien vide maintenant que Per est parti pêcher en mer. » Elle se tourna vers Monsieur Brooks. « Je ne vois pas de petite fille. J’espère qu’elle ne s’est pas perdue. Elle a été obligée d’embarquer seule parce que sa mère devait travailler. — Elle doit être à l’intérieur, la rassura-t-il, son visage s’illuminant soudain. Une petite fille ! Quelle bonne nouvelle ! Madame Brooks et moi allons accueillir un jeune garçon pendant quelques semaines. Ils pourront se tenir compagnie. » Il marqua une pause. 13


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« Ça va faire bizarre, d’avoir à nouveau des enfants sur l’île. » La dame aux chèvres acquiesça sans dire un mot. Des matelots en sueur lancèrent des amarres sur le quai, puis le navire, tel un immense cheval pénétrant à reculons dans un box, effleura les poteaux en frémissant. La passerelle fut abaissée et le fret, ballottant à en donner le tournis, déposé sur les docks. Les treuils grinçaient, les ordres tonitruaient, Monsieur Brooks et Madame Nielsen plissaient les yeux tandis que le sergent Coulter se tenait là, imposant et impassible. Un vieux monsieur voûté, une canne noueuse à la main, talonné par deux chiens, des border collies, descendait lentement la passerelle. « Tiens, c’est Monsieur Allen ! lança Monsieur Brooks. Alors, vous vous en êtes bien sorti à votre concours de chiens de berger ? » Le vieil homme fouilla dans son pardessus et en retira un ruban de satin bleu, celui du premier prix. « Bravo ! Grand bravo, même, le félicita Monsieur Brooks avec un geste amical de la main. Dites, Monsieur Allen, vous n’auriez pas aperçu un petit garçon à bord, par hasard ? Et une petite fille ? » L’un des chiens se ratatina instinctivement. Monsieur Allen décocha à Monsieur Brooks un regard horrifié, puis faisant signe à ses deux cabots de le suivre, remonta le quai à toutes jambes, ne faisant halte que pour brandir son poing en l’air. Monsieur Brooks et Madame Nielsen s’approchèrent de l’adjoint du capitaine. « Auriez-vous vu… — Oui, oui, répondit-il, irrité. Dieu merci, quelqu’un vient les chercher. » Le sergent Coulter s’avança jusqu’au pied de la passerelle. L’adjoint se tourna vers lui, secoua la tête et s’essuya le front. « Ppffiou… lâcha-t-il. — Qu’est-ce qui ne va pas ? », demanda le sergent. L’adjoint poussa un soupir de soulagement, réalisant 14


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soudain que son service était terminé. « Oh, répondit-il d’un ton las. La fille encore, elle n’est pas si terrible. Mais le gosse… » Dans une veste blanche fripée, le steward bien charpenté apparut en haut de la passerelle, haletant, avec sous chaque bras un enfant se tortillant comme un ver. « Fin de traversée, mesdames et messieurs ! s’exclamat-il avec un fort accent cockney. Terminus pour vous deux ! » Il déposa les gamins et adressa un salut comique au sergent : « J’vous préviens, z’allez regretter le calme des plages de Dunkerque ! », lança-t-il, amorçant un repli hâtif. Une valise en cuir et un vieux sac en toile à la main, un steward plus menu frôla les enfants et fonça jusqu’au quai, posa les deux bagages, remonta la passerelle à toute vitesse et prit la fuite en s’engouffrant dans les entrailles du navire. Les enfants, rechignant à descendre de la passerelle, restaient là à se chamailler en se postillonnant dessus. « C’est toi ! — Non, c’est pas moi ! — Tu l’as fait aussi ! — C’est pas vrai ! — T’es qu’un menteur ! — J’suis pas un menteur. C’est ç’ui qui dit qui est ! — Mais je t’ai vu ! » Monsieur Brooks et Madame Nielsen, impatients, n’avaient toujours pas été remarqués par les enfants. L’imposant sergent observait la scène d’un œil sévère. « C’est toi qui es allé dans la cabine du capitaine ! — Comment tu sais ? C’est pas vrai ! Ça veut dire que t’y es allée aussi ! — C’est toi qui as renversé l’encre sur ses cartes ! — Menteuse ! J’ai donné un coup de coude dans l’encrier, j’ai pas fait exprès ! — Menteur, menteur, menteur ! » 15


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La fillette se recula pour regarder le garçon bien en face, l’air triomphal. Puis, en guise d’ultime insulte, elle se retourna et cracha : « Tu vas peut-être toucher dix millions de dollars, mais je m’en fiche. T’as même pas de mère, d’abord ! » Sur cette salve assassine, elle quitta la passerelle d’un pas déterminé. Le sergent Coulter songea qu’il n’avait jamais vu une petite fille aussi peu avenante, lui qui ne portait déjà pas trop les enfants, quels qu’ils soient, dans son cœur. C’étaient des adultes miniatures et donc, en tant que tels, il fallait les garder à l’œil. La fillette, cheveux ternes couleur paille pendouillant sans vie de part et d’autre de son visage livide, avançait, résolue, le regard braqué droit devant elle, telle une figure princière de petite taille. Le sergent Coulter nota que si ses habits étaient élimés, ils n’en restaient pas moins propres et soignés, et qu’elle avait déjà, chose étrange, l’allure d’une vieille fille indomptable qui aurait très bien pu avoir passé toute sa vie sur cette île. Une fois arrivée à la hauteur du comité d’accueil, elle balaya le petit attroupement du regard et s’arrêta sur Madame Nielsen. « Êtes-vous Madame Nielsen, la dame aux chèvres ? » Celle-ci opina du chef sans trop savoir comment saluer la fillette. « Et tu es Christie, finit-elle par répondre. — Ma mère m’a dit que vous aviez une petite maison. Elle a dit que vous aviez une vache, un chat et un chien. » Elle se tut pour toiser la dame aux chèvres de haut en bas. « C’est vrai ? » Madame Nielsen acquiesça. La fillette remarqua la présence du policier. « C’est qui ? », lança-t-elle. À sa façon courtoise et vieux jeu, Monsieur Brooks s’avança d’un pas. « Voici le sergent Coulter de la Gendarmerie Royale 16


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du Canada, et moi, je suis Monsieur Brooks. Je tiens l’épicerie. Bienvenue sur l’île. » Le sergent Coulter n’avait pas du tout l’air accueillant. Christie l’étudia de la tête aux pieds, puis des pieds à la tête, du sommet de son chapeau à large bord jusqu’à ses bottes vernies. Puis elle sourit, le visage radieux. « Un vrai sergent… », lâcha-t-elle à mi-voix. Puis, se rappelant soudain son compagnon de voyage, toujours posté en haut de la passerelle, elle pointa le pouce dans sa direction d’un geste vif. « Dites, vous pouvez le mettre en prison ? C’est un vaurien. Il ment et il est méchant. » Ramassant le sac en toile, elle se tourna vers la dame aux chèvres. « Eh bien, allons-y. » Tandis qu’elle remontait le quai aux côtés de Madame Nielsen, Christie jeta un œil par-dessus son épaule et sourit de nouveau. « Un vrai sergent… », répéta-t-elle. Tout à coup, le garçon dévala la passerelle, la mine maussade, ses yeux brillant d’insolence. « Je ne suis pas un menteur. Même que j’ai dix millions de dollars, pour de vrai. En plus, elle m’a jeté le sel dessus, dit-il en désignant une bosse violacée sur son front. Et elle a dit qu’elle me pousserait par-dessus bord si je la dénonçais ! » Comme le policier restait de marbre, le garçon contint sa rage, et il passa l’assemblée en revue. Monsieur Brooks s’avança. « Tu dois être Barnaby », dit-il en tendant la main. Barnaby ne prêta attention ni à lui ni à son geste. « Où est mon oncle ? Et je ne suis pas un menteur, d’abord. C’est elle, la menteuse ! » Sa voix était stridente, presque hystérique. Monsieur Brooks entoura de son bras les épaules du garçon. « Non, bien sûr que tu n’es pas un menteur. Ton oncle 17


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n’est pas là, Barnaby. Du moins, pas pour le moment. Tu vas donc rester quelque temps chez Madame Brooks et moi. » Il tapota la tête blonde du garçon, qui s’esquiva. « Ça va être bien, tu vas voir. Nous sommes tellement heureux de t’accueillir. Il y a si longtemps que nous voulons un petit garçon comme toi. » Barnaby se tourna vers le sergent Coulter. « Êtes-vous vraiment de la Gendarmerie Royale du Canada ? — Évidemment qu’il l’est, répondit Monsieur Brooks. Il vient toujours accueillir le bateau quand il accoste sur l’île. C’est le sergent Coulter, et il est né ici. Bon, si on allait au magasin voir Madame Brooks ? Elle a tellement hâte de te rencontrer. » Le garçon ignorait toujours Monsieur Brooks, son regard plein d’admiration rivé sur le policier. « Quand je serai grand, je serai sergent. — Pourquoi ? l’interrogea Coulter, qui n’avait pas encore prononcé un mot. — Parce qu’on peut mettre les gens qu’on n’aime pas en prison. » Le sergent sourit et se tourna vers Monsieur Brooks. « Ce n’est pas si simple que ça, n’est-ce pas, Monsieur Brooks ? — Barnaby, on va voir Madame Brooks ? — Où est mon oncle ? » Brooks et Coulter se regardèrent un instant. « Mais Barnaby, je viens de te dire qu’il n’avait pas pu arriver à temps. — Vous voulez dire qu’il est absent pour de vrai ? C’est pas juste un jeu ? » L’attitude du garçonnet changea, ses traits se crispèrent et il eut soudain l’air perdu, ses yeux confus faisant la navette entre le petit épicier et le sergent. « Non, bien sûr que ce n’est pas un jeu, Barnaby. Il a eu un empêchement mais il sera bientôt là. Tout va bien se passer mon garçon, et en attendant, je suis persuadé que tu seras heureux chez nous. Allez, viens avec moi. » 18


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Il offrit de nouveau sa main à l’enfant, qui cette fois, toujours ahuri, la saisit. Ils parcoururent ainsi quelques mètres puis le garçon se détacha de l’homme et repartit en courant vers le sergent. « Mais s’il n’est pas ici, où il est ? » Désormais, du désespoir se lisait sur son visage. Le sergent pointa du doigt Monsieur Brooks. « Il est en Europe. Monsieur Brooks va tout t’expliquer. Sois gentil, va avec lui. Nous allons contacter ton oncle. Ne t’inquiète pas, nous allons veiller sur toi. — Vous voulez dire que vous allez vraiment veiller sur moi ? — Monsieur et Madame Brooks, oui. — Et qu’il ne m’arrivera rien ? » Perplexe, le sergent fixa le garçon. « Non, bien sûr que non. Allez, cours vite voir Monsieur Brooks. Sa femme est impatiente de te rencontrer. » Barnaby rejoignit le petit homme, et tandis qu’ils remontaient le quai, il se retourna et s’écria : « Un jour, je serai policier ! Comme vous. » Assis à bord de la vedette de la Gendarmerie Royale, qui, en plus de lui permettre de se déplacer d’île en île, faisait aussi office de caserne ambulante, le sergent Coulter réfléchissait. Un petit garçon que son oncle avait laissé seul. C’était un homme de précision, dévoué à son travail, peu coutumier des jugements à l’emporte-pièce, mais il avait l’intuition que quelque chose ne tournait pas rond chez ce gamin. Il se laissa aller contre le dossier de son siège et alluma une cigarette. À bien y regarder, chez les enfants, de nos jours, il y avait presque toujours quelque chose qui clochait. Ils avaient besoin de plus de discipline. Celuilà, par exemple : un petit morveux mal élevé, pourri gâté, inscrit dans une école privée. « J’ai dix millions de dollars ! » Quel sale petit monstre présomptueux ! Une bonne 19


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correction, voilà ce qu’il lui fallait. Malheureusement ce genre de méthodes étaient désormais passées de mode. Pourtant, de son temps, elles faisaient leur effet. Mais ce garnement n’était, après tout, qu’un enfant. Effrayé car son oncle n’était pas là pour l’accueillir. Échoué sur le débarcadère comme un chiot égaré. Le sergent Coulter sourit en se remémorant l’admiration dans les yeux du petit. Ils voulaient tous devenir policier. Son sourire se dissipa. Quelque chose ne tournait pas rond chez ce garçon. Effrayé semblait un mot finalement un peu faible. Il avait presque l’air fou. Et cette expression étrange sur son visage lorsqu’il avait demandé après son oncle… Qu’est-ce que ça signifiait ? Où l’avait-il déjà vue auparavant ? Coulter ruminait, incapable de passer à autre chose. Puis les pièces du puzzle s’assemblèrent et cela lui revint : le condamné à la potence qui se voit gracié. Absurde. Il se faisait des idées. Le sergent posa son stylo-plume pour ôter une poussière sur son chapeau. Les vieux habitants de cette île n’avaient pas l’habitude de côtoyer des enfants. Et encore moins des enfants turbulents. À coup sûr, il allait briser des vitres et manquer de respect aux anciens. Il fallait le mater avec fermeté, ce garçon. C’était décidé, il le surveillerait de près.


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dans la collection monsieur toussaint laventure

déjà paru

Watership Down richard adams

à paraître

Souvenirs de Marnie joan g. robinson

Le Roi d’hier et de demain t. h. white

Une Vie de garçon robert mccammon


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