Tattoo d'Earl Thompson publié par Monsieur Toussaint Louverture

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earl thompson

TAT T O O Roman

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Charles Khalifa

monsieur toussaint louverture


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Tattoo (tatoo), anglais, n. & v.i. 1. Battement de tambour ou sonnerie de clairon, retentissant à vingt-deux heures, pour rappeler les soldats dans leurs quartiers ; parade militaire ; beat the devil’s tattoo, tapoter ses doigts de façon rapide et répétée sur une surface. 2. n. Roulement de tambour. Tattoo (tatoo), anglais, n. & v.t. 1. Marquer (la peau, etc.) de façon indélébile en injectant des pigments à l’aide d’une aiguille. 2. n. Nom donné à ce genre de marque.


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un

Que l’Allemagne ait capitulé, aux yeux du garçon, ça n’était rien d’autre qu’une saloperie de plus pour l’empêcher de connaître la gloire. Depuis Pearl Harbor, il n’avait plus posé le pied sur une seule fissure du macadam, superstition aux échos païens destinée à le rassurer, histoire que cette guerre ne finisse jamais. À la mort de Roosevelt, il s’était mis à paniquer : et si c’était là, maintenant, que tout s’arrêtait ? Car depuis cette matinée du 7 décembre, « tordre les couilles aux Japonouilles et casser les reins aux Fridolins » était son seul, son unique but dans l’existence, la voie la plus sûre pour devenir un jour quelqu’un. Planté à l’angle de Market et Douglass dans le centre-ville de Wichita, en Levi’s grisâtre, t-shirt publicitaire de la bière Falstaff et bottes de cow-boy marron défoncées, il comparait son reflet dans la vitrine de Kress à celui des militaires qui passaient, biffins, marins, gonfleurs d’hélice, ou parfois même un Marine, air résolu, yeux braqués droit vers l’éternité, suscitant les regards admiratifs des lycéennes et des ouvriers, et les envies des épouses et des mères de soldats encore en vie, ou morts au combat. Il était bien assez grand. À l’abri de ses lunettes d’aviateur aux branches souples parfaitement glissées derrière les oreilles, . 11 .


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il écarquillait des yeux papillonnants après sa cinquième séance consécutive de Guadalcanal au cinéma Miller. « Lopette ! Lopette ! Lopette ! », proclamait haut et fort l’écho de ses talons sur le trottoir à mesure qu’il avançait ; son uniforme de planqué et sa longue chevelure blonde style gommeux latino, une banane dégoulinante de brillantine bas de gamme, ne lui attirant que des regards de profond mépris. Il se mit à boiter légèrement, dans l’espoir fou qu’on le prenne pour un survivant. À un œillet de sa ceinture Western tachée de sueur, il avait fixé l’insigne de béret d’un Marine. Être trop jeune pour pouvoir saisir la seule occasion de sa vie susceptible de lui valoir respect et récompenses lui était absolument insupportable. Sa peur panique de rater cette unique chance surpassait de loin la crainte d’une éventuelle mort tapie derrière une haie couverte de givre ou dans des jungles à la moiteur épaisse et aux noms acérés comme des bambous taillés en pointe. Et pourtant, sa peur de la mort et de la douleur étaient réelles. Surtout celle d’être capturé par ces saloperies de petits Japs aux ventres jaunes. Il s’imaginait être ce Marine joué par Richard Jaeckel, que les autres appelaient « Lopette » dans le film, il ressentait même la terreur du jeune homme au fond de sa poitrine. Visualiser sa propre mort, atroce, au bout d’une baïonnette japonaise, longue et glacée, l’émut presque aux larmes. Ok, décida-t-il, Ok. Mais donne-moi un putain d’uniforme ! pria-t-il silencieusement. Laisse-moi vivre un peu. Et après ça, j’m’en fous si j’crève, crève, crève, crève.

En vérité, c’était les Allemands qu’il aurait voulu combattre. Pas pour toutes ces conneries qu’ils avaient faites aux Juifs, ça il s’en tapait complètement. D’ailleurs, il aurait lui-même arraché le chemisier de Nina Foch pour voir ses nibards s’il en avait eu . 12 .


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l’occasion. Non, c’est juste qu’il voyait clair dans le jeu à la con de ces brutes de Nazis, et qu’il aurait été tout aussi heureux de les transformer en passoires à grandes rafales de mitrailleuse Thompson, que d’envoyer ad patres cette armée d’enfoirés d’enseignants méprisants, d’assistantes sociales prétentieuses, de surveillants sadiques, de juges pour enfants et de bons citoyens en costume-cravate, confits de vertu, qui depuis toujours considéraient son existence comme un affront personnel. Les Japonais, eux, ils étaient mystérieusement et extrêmement exotiques, effrayants même. C’était dingue, ce culot qu’ils avaient eu d’entrer en guerre contre les États-Unis. Et puis, il savait bien, n’en déplaise à Hollywood, que la probabilité de tomber sur Paulette Goddard en nuisette dans on ne sait quelle jungle puante était quand même réduite. Mais bon, s’il ne restait que les Japs, alors va pour les Japs. D’où une frousse au moins multipliée par trois. Ses chances de survie étaient relativement faibles – on pouvait pas les voir, ces salopards d’avortons ! Et pour profiter du butin, il faudrait attendre de rentrer en permission. Le monde entier avait l’air décidé à obstinément lui refuser la moindre chance d’échapper un jour à l’assistanat. Il était prêt à affronter n’importe quel ennemi de la même couleur que lui, y compris les Sudistes si jamais ils se rebiffaient à nouveau. Il était du Kansas, et là-bas, dans les auditoriums des écoles, on trouvait de gigantesques fresques de John Brown au massacre de Pottawatomie. La seule pensée de tuer des Boches et de violer des Nazies aux gros seins le faisait triquer. En revanche, la même perspective au Japon lui donnait une légère envie de vomir. Il n’avait aucune envie de tâter de la peau niakouée. Et l’idée du combat rapproché, genre au corps à corps, avec une de ces saletés, ne faisait qu’accentuer sa nausée. La seule chose à faire, c’était de ne pas s’emmerder et d’y aller à la bombe . 13 .


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ou au lance-flammes. C’est avec une confiance gourmande que lui, petit mariole typiquement américain chaussé par Firestone ou Goodyear, avait envisagé de partir à la rencontre de l’Allemand défilant au pas de l’oie dans ses bottes cloutées. Alors que le Japonais avec ses espadrilles bizarres à deux doigts lui donnait la chair de poule. Mais RATATATATATA ! voilà les lourdes balles de sa mitrailleuse qui fauchent ces enfoirés. Et, devant l’arrêt de bus, avec un pas de danse, il achève à coups de crosse un survivant suppliant, dont les dents volent comme des grains de maïs du trou sanglant de sa bouche. Tiens bon, Audie Murphy, j’arrive ! se jura-t-il en sautant dans un bus de la Treizième Rue à la manière d’un para embarquant dans un bombardier c-47. Son projet datait d’un an. D’autres y étaient parvenus. Audie, par exemple. Et Stafford Coleman, qui était passé d’un chantier de travail civil au corps des Marines à l’âge de quinze ans. Staff avait été le premier Américain à débarquer aux îles Marshall. À l’époque où la grand-mère du garçon tenait une pension de famille sur Cleveland Avenue, les Coleman faisaient partie de ses locataires. Et Staff était ce qu’il avait eu de plus proche d’un grand frère. David Hooten, lui, s’était engagé dans la marine à seize ans. Il avait servi sur le porte-avions Wasp. Sa nuque et son dos n’étaient plus qu’un enchevêtrement de cicatrices rouge vif. Le garçon les avait vues un jour où David était en permission. Sa grand-mère faisait des ménages chez les Hooten trois fois par semaine. Madame Hooten était tout le temps occupée, entre la CroixRouge, l’uso 1 et les associations de mères de soldats. Monsieur 1. United Service Organizations : association à but non lucratif procurant services et divertissements aux troupes américaines dans le monde entier afin de leur offrir un soutien moral. . 14 .


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Hooten, ancien combattant de 14-18, était arboriste de métier, officier de l’American Legion et coordonnateur d’urgence en cas de raid aérien. Leur fille, Rosemary, sosie de l’actrice Jinx Falkenburg, était secrétaire chez Boeing. Vu la fortune familiale, elle ne travaillait pas pour l’argent, mais par patriotisme. Pourtant sa mère se faisait du souci, car une fois sa journée finie, Rosie sortait presque tous les soirs avec l’un ou l’autre des officiers aviateurs qui traînaient toujours autour de l’usine, et ne rentrait qu’au matin, juste à temps pour grignoter un morceau avant de repartir pour une nouvelle journée. Sur le miroir de sa coiffeuse, il y avait les photos de trois, oui, trois b-17 et de leurs équipages, tous alignés sous un portrait d’elle en pin-up avec son petit nom, Rosie, peint sur le nez des appareils. Ce qui préoccupait aussi Madame Hooten, c’était les obscénités que David hurlait dans son sommeil quand il revenait chez eux en permission. Même si elle comprenait que ce n’était qu’une conséquence de ce qu’il avait enduré là-bas, elle aurait préféré qu’il s’abstienne. Un jour, d’ailleurs, elle avait confié à sa femme de ménage : « Cette satanée guerre, j’ai l’impression qu’elle m’a pris mes enfants et qu’ils ne seront jamais comme j’avais rêvé. » Parfois le garçon accompagnait sa grand-mère quand elle allait travailler chez eux. Il était tombé sur Rosemary inconsciente en combinaison sur un des sofas du rez-de-chaussée, rentrée trop pompette pour se risquer dans l’escalier menant à sa chambre ; retenant son souffle, il avait remonté le bas du sousvêtement pour contempler, émerveillé et bandant comme un âne, ce superbe cul en l’honneur duquel trois b-17 avaient été baptisés. Là-bas, il avait toujours la certitude de pouvoir récupérer pas mal de petite monnaie en vidant les poches des vêtements suspendus dans la penderie. Mais ce qui le laissait vraiment perplexe, c’est que les Hooten faisaient chambre à part. D’une certaine façon, cela rendait leurs innombrables richesses . 15 .


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insuffisantes à ses yeux. À chaque fois qu’il y allait, il y avait une nouveauté : fauteuil, bibelots, tapis, un jeu dans sa boîte de cuir, tentures. La maison semblait toujours différente. Rien ne s’usait jamais, et pourtant Madame Hooten était insatiable. Elles lui faisaient envie, toutes ces belles choses, et il avait peine à imaginer qu’on puisse avoir assez d’argent pour laisser traîner de la monnaie dans la poche d’une veste qu’on ne mettait pas ! C’était la guerre qui lui avait ouvert la maison des Hooten. La guerre était la seule passerelle possible entre la ruelle crasseuse où il habitait et cette immense maison avec terrasse posée sur une vaste étendue de pelouse verte, où le Saturday Evening Post, Esquire, Vogue et une demi-douzaine d’autres magazines arrivaient au courrier comme par magie, et où le popotin blanc, parfumé et talqué de Rosie était comme le grand cœur renversé de tous ses rêves de Saint-Valentin. Cette guerre, c’était vraiment ce qui avait pu arriver de mieux. Les journaux regorgeaient d’histoires de gamins qui s’étaient engagés en trafiquant leur certificat de naissance. Il y avait ce type de son âge qui était passé dans l’aviation, puis la marine et pour finir l’infanterie, s’engageant sous un nouveau nom chaque fois qu’on le démasquait. Il était allé au front et avait même été décoré. Le garçon, lui, avait prévu d’attendre encore un petit peu, pour mettre toutes les chances de son côté, mais maintenant que les Allemands étaient hors jeu, il fallait vraiment qu’il se grouille de tenter le coup. Qui sait combien de temps les Japs allaient pouvoir tenir ? À les croire, en tout cas, ils combattraient jusqu’au dernier. Mon Dieu, faites que ce soit vrai ! priait-il alors que le bus passait devant la clinique vétérinaire Blue avant de traverser Emporia Avenue. Il se leva pour s’attacher. Le gros mousqueton de métal au bout de sa sangle se referma bruyamment sur la barre horizontale brillante au-dessus de lui. C’était un saut en plein jour derrière . 16 .


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les lignes japonaises, pile sur le qg du père Hiro-Hito. Seuls des volontaires étaient à bord ce jour-là. Et seuls les veinards en reviendraient. Il rajusta son parachute de secours sur sa poitrine. Le lourd pistolet-mitrailleur posé dessus brillait d’un faible éclat métallique. Sur la crosse, une image de pin-up et le nom « Rosie ». Préparez-vous à sauter ! La porte chuinta en s’ouvrant. Mains sur les montants de chaque côté. Go, go, go ! GERONIIIIIIMOOOOooo… Ses bottes atterrirent sur le trottoir en même temps. Il était lâché, prêt à faire un roulé-boulé et à replier son parachute. Il tomba en plein sur une fissure assez large pour briser les reins de sa mère. Ce fut comme s’il avait pris une balle. Il n’avait jamais eu de chance. Pour conjurer le sort, il se mit à loucher et balança un crachat entre ses pieds, débita une nouvelle prière de mécréant, tout en cherchant désespérément dans sa tête le truc dingue qui pourrait effacer le mauvais présage de cette fissure piégée par l’ennemi. Même s’il savait pertinemment que ses superstitions étaient aussi stupides et inutiles que ses prières, un jour il n’en avait pas moins fait le tour du pâté de maisons pour éviter de croiser un chat aussi noir qu’arrogant. On n’est jamais trop prudent. Pour rentrer chez lui, il prenait une ruelle sans nom dans le quartier nègre, entre St Francis et le chemin de terre nommé Washington Avenue, parallèle aux voies de chemin de fer de Santa Fe. La ruelle passait derrière Ball, le grossiste en viande et primeur, où de vastes essaims de mouches bourdonnaient constamment au-dessus de poubelles débordant de rognures et d’épluchures, et d’affamés quadrupèdes ou bipèdes qui venaient glaner quelque nourriture. À son passage, il fit sursauter un vieil Oncle Tom, courbé en deux comme un ver, son sac de jute à l’épaule, qui fouillait les immondices. L’homme se redressa brusquement et son regard croisa celui du garçon. Puis, se détendant, . 17 .


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il reprit sa quête en silence. Le garçon se sentit embarrassé pour le vieil homme. Il n’y avait rien à dire, un « désolé » ne servait à rien. La guerre n’avait mis fin à la Grande Dépression ni pour ce type ni pour lui. Mais lui était blanc, et le vieil homme, noir, tout comme la majorité des habitants de la ruelle, ce qui ne faisait que redoubler sa frustration. Ok, résumons : son beau-père était un gibier de potence et sa mère une pute ; sa grand-mère et son grand-père avaient toujours été à l’assistance ; mais bon, ça ne voulait pas dire que lui allait forcément mal tourner. Il était certain d’une chose, cependant : avant de se retrouver avec un boulot de merde toute sa vie, à devoir quand même quémander de l’aide, il prendrait une arme et irait faire des braquages. La guerre, c’était son unique porte de sortie, la seule brèche dans ce qui, à ses yeux, et jusqu’à Pearl Harbor, constituait un barrage inébranlable empêchant les gens comme lui de porter des vêtements décents, de vivre dans une vraie maison, de posséder une voiture, d’aller au lycée et à l’université, de prendre du bon temps. Donc, s’ils étaient d’accord pour refiler à des gars comme lui un chouette uniforme et de l’oseille, sans compter les uso pour la bamboche, alors merde, pas question de se laisser encore carotter cette chance. Même s’il n’avait parlé à personne de son projet, ses meilleurs potes, Glenn et Bucky, pensaient qu’il était un peu louftingue avec sa guerre. Pour leur part, ils n’étaient nullement pressés d’y aller. Ils voulaient finir l’école et aller travailler chez Boeing, là où il y avait vraiment de l’oseille à se faire et plein de poupées solitaires ne demandant qu’à mieux les connaître à l’horizontale. En vérité, plus ils grandissaient, plus les poupées se multipliaient, et moins ils voyaient de raisons d’aller bosser. Ils étaient suffisamment doués pour se faire de l’argent de poche rien qu’en jouant au billard. . 18 .


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Au fil des années, le garçon s’était fabriqué un équipement de combat complet, dont tout un arsenal d’armes taille réelle, en bois de pin tendre, qui avaient l’air si vraies qu’un jour il s’était fait arrêter par la police alors qu’il se rendait sur la berge du canal, où il allait régulièrement dégager les mauvaises herbes des sorties d’égout, autant de grottes où se terrait l’ennemi. À l’aide d’un manuel élémentaire de science militaire volé à la bibliothèque municipale, il avait copié les schémas des armes et étudié l’art de la guerre. Grâce au bouquin, plus toutes les bd et les films de guerre qu’il s’était enfilés, il se disait qu’il lui serait facile, vu son entraînement, d’être envoyé au front. C’était bien arrivé à Audie Murphy, après tout. BANG ! D’une seule balle expertement ajustée de son pistoletmitrailleur, il venait de dégommer la tête d’un sniper dissimulé derrière un ricin rabougri. Le Jap avait un trou de la taille d’une pièce de dix cents dans le front, et tout l’arrière du crâne emporté. La terre crasseuse de la ruelle creusée d’ornières s’assombrissait de son sang, cependant que le jaune de sa face de lune tournait au gris. Ok les gars, suivez-moi ! Balayant du regard le chemin aussi étroit que traître à la recherche d’autres snipers, il entraînait ses hommes vers les portes de l’Enfer. « Hé, Jack, t’es encore en train d’buter des Allemands, tout ça ? », fit une voix aiguë, tandis qu’un petit visage tout noir apparut entre des piquets de clôture brisés. Le visage précédait un crâne étroit et allongé, qui n’était pas sans évoquer un melon resté trop longtemps au soleil. Il répondait au nom d’Arthur. Entre les deux piquets suivants, plus bas, on apercevait le visage solennel, aux yeux immenses et à la mine constamment effarée, de sa petite sœur, Arutha, qui ne parlait jamais, sauf par le truchement de son frère, le seul qui avait accès aux mystères de son esprit. . 19 .


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« Elle a le bec de lèv’ », avait expliqué Arthur. BANG ! BANG ! Il les descendit tous les deux. Ils tombèrent dans la terre, tenant leur ventre gonflé de féculents, tandis qu’Arthur battait des jambes en riant comme si on le chatouillait à mort. En revenant de la guerre, il penserait à leur ramener un souvenir, à ces deux-là.

deux Ce spectre de maison d’un gris crayeux, qui ployait sur des roues depuis longtemps disparues, s’appelait un mobil-home, même si, en fait de mobilité, il n’avait jamais parcouru que le chemin entre Cleveland Avenue où on l’avait construit et cette ruelle sans nom dans le quartier nègre. Huit mètres de long sur deux mètres cinquante de large, sans toilettes ni eau courante. Le vieux l’avait bâti de ses mains quand le garçon avait dix ans, à l’époque où il était apparu évident que l’église qui avait hérité de cette pension de famille qu’ils géraient en échange de deux pièces pour eux-mêmes allait les mettre à la porte et transformer les lieux en maison de retraite pour vieux paroissiens méritants. Il s’était essentiellement servi de bois de récupération et de chutes de contreplaqué, et n’avait pas jugé utile d’isoler le tout. En hiver, avec le chauffage à l’intérieur, on voyait les murs suinter, se couvrir de cloques et se gondoler. Le printemps venu, le garçon et le vieux s’étaient glissés dessous afin de clouer des plaques d’aggloméré sous le plancher, pour qu’au moins le lino du sol ne soit pas aussi glacé qu’une patinoire. Même en laissant le gaz brûler toute la nuit, les fenêtres et le mur contre lequel était adossé le petit divan sur lequel il dormait se couvraient de givre. Et en été, il était dévoré par les punaises de lit. . 20 .


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Le mobil-home reposait à l’arrière de la maison d’une veuve, Madame Simmons, une Blanche d’une vulgarité de langage peu commune, qui avait viré la caravane de sa propre fille pour vivre pendant un an avec l’époux légitime de cette dernière, un Noir grand et mince perpétuellement saoul nommé Ralph, que la veuve n’avait jamais laissé sortir du lit, lui apportant des bouteilles de vin californien qu’elle balançait à l’arrière une fois vides. La fifille, elle-même métisse, avait tout d’abord exprimé son mécontentement en tentant, une nuit, d’incendier la maison. Elle n’avait réussi qu’à réduire la terrasse en cendres et noircir le mur du fond. On voyait encore les traces noirâtres. Et quand on sortait par la porte de derrière, on se retrouvait suspendu à un mètre au-dessus du vide, avec une caisse en bois et un parpaing en guise de marches. Alors fifille, renonçant aux solutions extrêmes, était venue reprendre son bien à deux pattes par la persuasion un jour vers midi, profitant du moment où Madame Simmons était sortie chercher du vin. Depuis, la veuve passait ses journées à traîner en combinaison, aguichant facteurs, livreurs de journaux et tous les malheureux vendeurs au porte-à-porte venus colporter des aspirateurs ou le Saturday Evening Post. Elle avait même fait du gringue au vieux et lançait au garçon des regards mystérieusement appuyés, sourcils froncés. De son côté, ce dernier évitait toujours de pénétrer chez elle : il s’arrangeait pour que ses heures de grosse commission tombent pendant l’école et prenait toujours sa douche après la gym pour ne jamais avoir à utiliser la salle de bains. La façon dont elle le regardait lui rappelait l’une de ces fabuleuses putains de Toulouse-Lautrec, qu’il reluquait dans des livres d’art à la bibliothèque municipale à la recherche d’images de chair féminine plus saine, notamment celles qui laissaient entrevoir quelques poils. La veuve ouvrit la porte de derrière, d’où surgit un gros matou . 21 .


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furibard qui fila dehors tel un éclair sous les pieds du vieux occupé à lire le Evening Eagle. L’animal passa devant le garçon comme un trait de peinture jaune et franchit d’un bond le grillage du fond. « Putain de chat ! », s’écria le vieux en dépliant son journal d’un coup sec avant de s’appuyer à nouveau le dos avec précaution contre l’arbre sous lequel il était assis. La veuve regarda son chat disparaître, ses seins gros comme des pastèques débordant des dentelles usées du haut de sa vieille combinaison noire. Elle avait les bras comme des jambons frais rose pâle. Sa chevelure évoquait de la paille de fer teinte couleur de feu. Elle a au moins soixante ans, se disait le garçon, et malgré la répugnance qu’elle lui inspirait, il ressentait tout de même une pointe de concupiscence honteuse après toutes ces nuits à se demander ce qu’elle pouvait bien avoir de particulier pour pouvoir retenir son gendre aussi longtemps. Combien de nuits, combien de pluies, combien de bouteilles de vin ou de porto s’étaient écoulées pendant toutes ces années immobiles à nourrir d’éternels rêves charnels ? Ni la guerre ni les perspectives de paix n’avaient la moindre prise sur des vies comme celle de la veuve ou du vieux. « Ah, c’est toi ? J’pensais que c’était le chat qu’était revenu, lança celui-ci par-dessus son journal. Mais t’étais passé où, nom de Dieu ? Tu fichais quoi ? » La voix était impérieuse, mais la chaise toujours nonchalamment inclinée contre le tronc du saule pleureur. Il ne portait sur son caleçon d’été qu’un pantalon de travail de l’assistance, aussi rapiécé et informe que celui d’un coolie chinois. Le saule, c’était ce qui avait décidé la grand-mère à accepter cet endroit. Car à part cet arbre, le coin, quand il n’était pas grillé, était entièrement gris. Cela faisait un bail que la moindre trace de vert avait disparu, étouffée sous la suie du chemin de fer. . 22 .


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Sans attendre de réponse, le vieux déduit : « T’étais le cul sur un fauteuil dans un putain de cinéma, à gaspiller l’argent qu’on doit te filer et qu’on a tant de mal à gagner, ta grand-mère et moi. Mais bordel, pourquoi tu vas pas te trouver un boulot et faire quelque chose de ta vie ? Bon Dieu de bon Dieu ! moi, quand j’avais ton âge, je faisais un boulot d’adulte pour une paye d’adulte. On t’a récupéré quand ta bonne à rien de mère pouvait pas s’occuper de toi, t’as eu le gîte et le couvert, on t’a vêtu, on t’a acheté des bouquins et envoyé à l’école, et c’est comme ça que tu nous remercies ? Si t’en avais un minimum dans le ventre, tu ferais quelque chose pour ramener un peu d’argent à la maison. Mais non, le ciné, traîner avec des voyous, c’est tout c’que t’as dans le crâne. T’as pas plus de nerf qu’un bigorneau ! » Ce discours, il l’avait entendu si souvent que la douleur au fond de sa poitrine lui était aussi familière et, d’une certaine façon perverse, aussi chère que cette cicatrice en forme de croissant sur son genou droit, souvenir du jour où il avait sauté du second étage de l’escalier de secours à l’école, avec un drap pour parachute. Et pourtant les mots lui faisaient toujours aussi mal. Ils avaient forgé en lui un paratonnerre d’obstination qui courait sur toute sa hauteur et le rendait aussi furieux et, à sa façon, aussi inflexible que le vieux. Sa certitude de l’injustice des accusations du vieux continuait à entretenir ce feu intérieur. Car au fond, le garçon n’avait jamais vu de sa vie son grand-père occuper un vrai poste. Pas plus qu’il n’avait considéré la mère du garçon, quels que soient ses travers, comme sa propre fille. « Tu m’as donné que dalle depuis que j’te connais, maugréa le garçon en se dirigeant vers le mobil-home. — Qu’est-ce t’as dit ?! » Le vieux allongea le cou par-dessus son journal, ses lunettes de supermarché perchées au bout de son immense tarin. . 23 .


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« Rien. — Fais gaffe à c’que tu dis, nom de Dieu. T’es pas encore trop grand pour prendre une volée. — Essaie un peu, grommela le garçon. — Quoi ?! s’indigna le vieux en faisant mine de se lever, sans toutefois que ses fesses ne quittent le coussin de sa chaise. — Je disais, je me tire. Dès que je peux. Je vais pas rester dans le coin bien longtemps. » Après un grognement, le vieux s’éclaircit la gorge et retourna à son journal. Les bla-bla, ça l’intéressait pas. Le garçon but un coup au seau posé près du petit évier de l’entrée. Il avait horreur de devoir boire à la même louche que ses grands-parents. Qui sait quelles maladies séniles il risquait de choper ? Tout l’intérieur du mobil-home, construit de bric et de broc, ne suscitait en lui qu’un sentiment de vulnérabilité, comme s’il était au bord d’un précipice. La guerre, c’est vraiment pire que ça ? se demandait-il. Dans la cour d’à côté, il entendit la porte-moustiquaire du mobil-home des voisins grincer, puis claquer. Il se précipita à la fenêtre, à genoux sur son lit, dans l’espoir que Madame Demicelli aille prendre un bain de soleil. Du coin de l’œil, il surveillait par l’autre fenêtre le vieux sous son arbre. Il sortit sa bite de son jean. Merde ! Elle allait juste étendre la lessive. Mais attends voir… Quand elle se baissait pour prendre un vêtement dans sa panière, sa petite jupette jaune toute froissée remontait très haut sur ses cuisses sexy. Elle avait la croupe large et libérée. Sa grand-mère trouvait scandaleux que Madame Demicelli ne porte jamais de gaine. Elle n’avait rien d’extraordinaire, un visage pas désagréable mais si commun, en dépit de tout ce qu’elle n’arrêtait pas de flanquer dessus, que le garçon, en fermant les yeux, ne pouvait le visualiser que flou, comme flottant autour d’une bouche rouge . 24 .


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et moqueuse. Malgré tout, elle était pour lui ce qui se rapprochait le plus des pin-up dans les livres qu’il achetait d’occasion et cachait sous son lit. Il était souvent allé chez elle durant l’année. Elle aimait bien l’inviter à prendre le café pour le chambrer sur ses petites amies et le cuisiner pour savoir s’il l’avait déjà fait. Ils se racontaient des histoires cochonnes. Il fumait ses cigarettes, mais aspirait à peine. « Reviens quand t’auras dix-huit ans », lui conseillait-elle toujours. Elle était mariée à un petit bossu, un des bouchers de chez Ball. Il rentrait déjeuner tous les jours, ce qui suscitait dans la ruelle regards entendus et remarques égrillardes. Leur mobilhome sentait toujours son parfum, la cigarette (elle fumait des Pall Mall à la chaîne), la viande fraîche et le sperme. Toutes ces odeurs lui revenaient en mémoire et faisaient monter sa fièvre, alors que, agenouillé sur le lit, il tenait dans sa main sa queue raide et frémissante. Sur la corde à linge, elle disposa un grand soutien-gorge noir à côté d’une culotte. Ses lèvres rouges bien écartées, elle tenait fermement deux pinces à linge entre les dents. Des deux mains, elle rajusta son petit corsage d’où menaçaient de jaillir ses gros seins, et il aperçut alors la chair blanche sous la ligne du bronzage, et peut-être même le haut d’un téton. Quand elle se penchait, un bourrelet graisseux apparaissait juste au-dessus de la jupette. Il remarqua les piqûres rouges d’aoûtats sur ses chevilles, au-dessus des lanières blanches sales de ses sandalettes. À ce moment-là, la planète aurait bien pu exploser qu’il n’aurait pas arrêté pour autant. « J’m’en fous si j’crève, crève, crève, crève. » Il se branla, le cerveau embrumé à force de se demander quel effet ça ferait d’être enfoncé bien profond dans cette chair si sexy. Elle se redressa, étendit trois caleçons de son mari, puis s’épongea le front du revers de son avant-bras potelé et bronzé. . 25 .


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Ses cheveux peroxydés, emmêlés de sueur, étaient retenus par un bandana assorti à cette bande de tissu qui lui servait de corsage. Elle posa soudain son regard sur la fenêtre. Il recula brusquement dans l’ombre. Elle s’avança dans sa direction, regard fixé sur ses pieds, pour rejoindre la chaise-longue à la toile fanée où elle prenait ses bains de soleil. Elle s’y installa et se pencha pour défaire ses sandales à talons compensés. L’un de ses seins vint s’écraser contre son genou doré et luisant, il en voyait le globe blanc par-dessus le corsage. Elle allait finalement faire bronzette. Il se caressait lentement, s’économisant. D’un coup de reins, elle fit basculer ses jambes sur la chaise et se laissa aller contre le dossier, face à lui, remuant les hanches, se cambrant pour profiter du soleil chaud de cette fin d’après-midi. Elle sortit un paquet de Pall Mall de la poche de sa jupe et en alluma une à l’aide d’un Zippo. Elle déboutonna sa jupe hormis les trois derniers boutons, chassant de la main les mouches qui venaient se poser sur ses jambes épaisses mais jolies, et s’allongea, cigarette entre les lèvres, bras gauche sur les yeux. T’arrête pas ! T’arrête pas ! Il l’encourageait de peur qu’elle n’en reste là, tandis que par l’autre côté, il s’assurait que le vieux n’en était encore qu’à la moitié de son journal. Elle descendit légèrement son corsage, dévoilant d’abord un sein, puis l’autre, faisant bien attention de laisser ses tétons couverts, par une espèce de pudeur résiduelle. Elle n’avait jamais eu d’enfants. Sans doute craignait-elle qu’ils soient bossus comme son mari, se disait le garçon. D’une pichenette dégoûtée, elle balaya la cendre tombée sur sa poitrine, écrasa de la paume un moustique posé sur sa cuisse, puis leva haut la jambe pour gratter la piqûre. Ouais ! Ouais ! C’est ça, chérie, c’est ça, fais-moi voir. Donnela-moi. Montre-moi cette chatte. Reste comme ça, jambe en l’air. . 26 .


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Oh, ouais, ouais. Il entrevoyait le renflement de la culotte colorée et se mit à prier pour l’arrivée d’un autre moustique. D’une légère secousse, elle remonta encore un peu sa jupe, comme si elle lisait dans ses pensées et ne demandait qu’à lui faire plaisir. Elle essuya une ligne de sueur qui coulait le long de la chair pantelante à l’intérieur de sa cuisse. Sa culotte était jaune. Il voyait au travers. Oh la vache ! Oh chérie, chérie, t’arrête pas. Pour l’amour de Dieu, t’arrête pas ! Viens, viens ! Baise-moi ! chantait son cerveau, alors même qu’il se sentait la pénétrer. Oui, la pénétrer ! Il déchargea sur le mur, il y en avait partout. Oreilles bourdonnantes, vision brouillée, il se sentit soudain faible, nauséeux, honteux, totalement insatisfait. Car cette chair, il n’avait pas franchi la distance qui l’en séparait. Il se demanda s’il était dingue. Glenn et Bucky aussi se branlaient. Mais sans ce genre de pensées, se disait-il. Pour eux, apparemment, ça ne tirait pas à conséquence. Qui plus est, ils n’arrêtaient pas de baiser cette salope de Vanda Hardasty, pendant que pour lui, c’était tintin. Oh, il s’était bien tapé une petite Mexicaine l’été dernier quand il était parti vivre avec son beau-père et sa mère dans la vallée du Rio Grande, et puis il avait un peu fricoté avec sa mère à cette époque, mais ça lui paraissait complètement barje aujourd’hui, comme si ça n’était jamais arrivé, et il ne voulait plus y penser. Il chassa ces images. Peut-être qu’il était vraiment taré, après tout ? Une chose était sûre par contre, il n’était pas comme les gars qu’il connaissait. Il saisit sous son oreiller le chiffon maculé de taches sombres qui lui servait à écraser les punaises de lit et essuya son sperme sur le mur. Le chiffon était raidi de sang séché, à force d’écrabouiller ces saloperies de bestioles, et de précédentes éjaculations. Il le fourra entre le lit et le mur. Il revint à la vision de la femme au soleil et nota l’endroit, à mi-cuisse, où le rasoir s’était arrêté sur ses jambes. . 27 .


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Quelle bonne femme se laisserait baiser par un putain de bossu, de toute façon ? Il alluma le gros poste radio coincé entre le pied de son lit et le placard fermé d’un rideau qui courait le long du reste du mobil-home. Le lit double de ses grands-parents emplissait l’espace entre le placard et le mur du fond. Ce poste de radio tout en marqueterie, c’était le seul vrai meuble qu’ils possédaient depuis que le vieux avait perdu sa ferme. C’était son oncle qui l’avait acheté à une vente aux enchères. Elle était magique, cette radio. Dix ans d’usage quotidien, et pas une lampe de remplacée. Personne ne voulait y croire, mais c’était pourtant la stricte vérité. Le vernis s’était gondolé et fendillé, comme les murs du mobilhome, mais elle fonctionnait parfaitement, et ce sans fil de terre ni antenne. On n’en fait plus des comme ça, se répéta-t-il en imitant le vieux. Il tomba sur le feuilleton Lum and Abner, mais tourna le bouton jusqu’à trouver l’émission The Ark-Valley Boys Jamboree. « Et maintenant, mesdames-messieurs, une nouvelle chanson du marin chantant d’Oklahoma, j’ai nommé Woody Guthrie : “Reuben James”. Et souvenez-vous, nous autres à Ark-Valley, on remercie tous le Seigneur qui nous a aidés à battre les Boches, et on prie pour que, le plus vite possible, on fasse son affaire au Japon Impérial, afin que tous les garçons comme Woody s’en reviennent chez eux sains et saufs. Allez, musique ! » D’un bond, le garçon se leva du divan et fouilla dans le bas du placard, à la recherche d’un petit coffre au couvercle ar rondi qui renfermait autrefois une petite machine à coudre. Aujourd’hui, il contenait les quelques papiers importants qu’il leur restait, des photos de ses arrière-grands-parents et des clichés de sa mère, son père, sa tante et son oncle jeunes, et de lui bébé dans un baquet sur la terrasse de la ferme de son grand-père. Cette ferme, ils l’avaient perdue la première année de la Grande . 28 .


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Dépression. À son emplacement se dressait à présent un immeuble d’hébergement d’urgence, construit à la hâte en ces temps de guerre, avec du bois si vert que les clous sortaient déjà des planches déformées. Sous les copies carbones des documents du tribunal accordant officiellement sa garde à ses grands-parents, il trouva son certificat de naissance. Il le déplia très soigneusement afin de ne pas le déchirer aux pliures. Né de Wilma Wayne McDeramid et Odd Augustavus Andersen, le 24e jour de mai de l’année 1931. Sexe mâle. Nom : John Odd. Poids : 4,120 kgs. Cheveux blonds, yeux bleus… Ses yeux étaient devenus marron depuis. Il se rappela le temps où il était en maternelle et en primaire, il avait un œil bleu et l’autre marron. Les autres gamins l’appelaient « Mauvais œil » et ne l’aimaient pas vraiment. Il se demandait souvent si ce changement de couleur avait un rapport avec le fait qu’il ne s’était jamais senti comme tout le monde. Du tiroir sous son lit, où il rangeait ses habits, les armes qu’il avait fabriquées et la maquette déglinguée, en balsa et papier crépon, d’un chasseur p-40, baptisé « Tigre volant », il tira le pochon de drugstore qui contenait un effaceur d’encre en deux flacons, un buvard, un porte-plume d’écolier avec son support, et une bouteille d’encre bleue. Il s’était entraîné mille fois à imiter l’écriture du document. Il était plutôt doué pour ce qui était artistique. Pour commencer, le papier était tout taché d’eau. Il dilua une goutte d’encre dans le couvercle de l’encrier jusqu’à obtenir la même teinte délavée que sur le certificat, en essayant sur un petit morceau de brouillon. Il avait déjà mémorisé le mode d’emploi du produit effaceur, mais il le relut encore une fois et inspira un grand coup. . 29 .


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Concentré comme jamais, il déposa une goutte du premier flacon sur les deux derniers chiffres de sa date de naissance, puis épongea soigneusement au buvard. Puis ce fut une goutte du second flacon, et comme par magie le papier devint vierge. Il pouvait devenir qui il voulait.

trois Le matin arriva avec une urgence qui rendait futiles toutes les autres nuits de sa vie jusqu’alors. Le sentiment euphorique d’avoir un but le fit émerger de rêves de gloire puérils. Avec au creux du ventre un désir assez brûlant pour consumer chacun de ses doutes. Ivre du mauvais alcool de sa propre audace, il s’habilla en catimini, le plus vite possible, un Levi’s et un t-shirt propres. Il versa un peu d’eau du seau dans le lavabo pour s’asperger le visage. Il peigna soigneusement ses longs cheveux en s’aidant du miroir terni au-dessus de la vasque. Levant la tête de son oreiller, le vieux lança : « Qu’est-ce que tu fabriques encore ? C’est pas pour aller t’chercher un vrai boulot, quand même ? — Queq’ chose comme ça, grommela le garçon. — Ah ben mazette ! », s’exclama sa grand-mère d’une voix ensommeillée, se hissant sur un coude près du vieux, côté mur. Elle avait les yeux rougis d’allergies. « Tu t’es jamais levé si tôt un dimanche depuis que t’étais caddie. — Y va sûrement jouer au football ou une connerie comme ça, grommela le vieux, en se retournant, bien décidé à prolonger sa nuit. — Tu veux pas de petit déjeuner ? demanda la grand-mère, sans conviction. C’est pas bon de partir comme ça le ventre vide. . 30 .


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— Pas faim. — D’accord, mais tu rentres quand ? — Plus tard. » Il ferma brutalement la porte en sortant. Le bruit fit sursauter le vieux. « Putain de merde ! Y pourrait pas sortir une fois sans claquer la porte ? l’entendit-il se plaindre. — On sait jamais s’y sera là pour dîner ou quoi », renchérit sa grand-mère. « Jamais vu un garçon aussi ingrat, bon Dieu », les imita-t-il en s’éloignant dans la ruelle. Merde, il n’avait pas pensé à cirer ses pompes. « Hé, Arthur ! », lança-t-il au petit Noir et à sa sœur mutique qui venaient d’apparaître au coin de leur maison, grignotant de grosses tranches de cake ; Arutha tenant en laisse leur chien de chasse tacheté et squelettique, auquel Arthur balançait distraitement des coups avec une casserole cabossée. « Hé, Jackson ! » Le visage étroit du gamin s’éclaira d’un sourire carnassier d’arnaqueur abyssin. Il sentait toujours quand il y avait quelque chose à négocier. « Tu nous ramènes des cacahuètes ou queq’chose du stade, hein ? Ou ben une aut’ p’tite batte ! » Souvent, le garçon vendait à la sauvette cacahuètes, pop-corn, sodas ou souvenirs au stade. Les hot-dogs, c’était chiant en revanche, avec ou sans moutarde, fallait les envelopper dans une serviette en papier. Le mieux, c’était la bière, mais c’étaient des gars plus âgés qui avaient le monopole. « Qu’est-ce que t’en as fait, de la batte que j’t’avais ramenée ? — J’l’ai cassée contre un arbre. — J’te ramène des cacahuètes si tu m’passes un coup de cirage, marchanda Jack. . 31 .


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— Un grand paquet pour moi et un pour Arutha ? — Ouais. — Ok. » Il passa sa casserole à Arutha et partit chez lui en courant, par la porte de derrière. De peur que le chien ne croie qu’on avait oublié le crime pour lequel on le punissait ainsi, sœurette continua à lui donner des coups de casserole, avec aussi peu de conviction que son frère. « Pourquoi qu’tu tapes ce chien ? », s’étonna Jack. Ce bruit sourd et régulier de l’aluminium sur des os saillants, c’était comme un gong dans le lointain. Elle se contenta de le regarder fixement. Il la fixa aussi, pour ne pas qu’elle croie qu’il s’en fichait. Leur communication se résumait à ça. Quant au chien, il acceptait sa punition aussi stoïquement qu’elle était dispensée. Qu’est-ce qu’ils vont bien devenir, ces deux-là ? se demandait Jack, déjà loin de tout ça dans sa tête, en route vers des jours meilleurs qu’il ne faisait que très vaguement entrevoir à travers le prisme déformant des images de magazine, des films et de ses rêves, mais dont il était fermement décidé à ne jamais revenir. Arthur ressortit de la maison comme un bolide, avec en bandoulière sa boîte à cirage en bois, incrustée de capsules de bouteille, un objet précieux, unique, né de sa propre inspiration. Aussi loin qu’il se le rappelait, Jack avait toujours présenté d’abord son pied gauche, par superstition, et c’est bien le gauche qu’il posa sur la boîte d’Arthur. Agenouillé dans la terre, l’enfant s’escrimait, armé de deux brosses aux poils courbés comme par un énorme coup de vent. Puis il ouvrit une petite boîte de métal et appliqua du cirage marron sur le cuir tout éraflé. Schlak-schlakschlak-schlak. Même à genoux, Arthur dansait au rythme des brosses et du chiffon qui, manié d’une main experte, finit par obtenir un joli brillant. . 32 .


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Jack mourait d’envie de raconter à Arthur ce qu’il s’apprêtait à faire, mais décida de s’abstenir jusqu’à être sûr. Il avait soudain peur que ça ne fonctionne pas. Car s’il se plantait, il n’avait pas de plan de rechange. Retourner là-bas, au mobil-home, où les pets nocturnes, l’haleine de chacal des deux vieux au réveil et l’odeur âcre des punaises de lit écrasées et de la graisse de bacon constituaient la quintessence de l’air ambiant, c’était, compte tenu de ce nouvel espoir, au-dessus de ses forces. Il commençait à faire des rêves violents, où il assassinait les vieux dans leur sommeil. Et, le matin venu, il se sentait tout patraque de culpabilité. Il ne souhaitait pas leur mort. C’est juste qu’il ne pouvait plus vivre comme eux. C’était sa seule chance. Derrière l’échec, il n’y avait qu’un grand vide, aussi noir que la nuit derrière la lune. La porte du mobil-home des Demicelli grinça, puis claqua. Monsieur D. apparut soudain, la mine maussade. On eût dit que son visage sortait directement de sa poitrine à l’avant de la bosse. Encore en retard pour le boulot. Son épouse, serrant son peignoir en tuft rose autour d’elle, lui lança depuis l’intérieur : « Oublie pas, ramène autre chose que du foie ce soir, ras-lebol ! » Quand l’homme passa devant lui, Jack le salua : « Bonjour, monsieur Demicelli. — ’Jour ! », aboya-t-il. Le garçon se dit qu’il n’appréciait peut-être pas qu’il aille prendre le café avec sa femme. Lui et Jack faisaient la même taille, Jack était sans doute même un peu plus grand. L’homme ne lui inspirait pas vraiment de crainte, seulement une sorte de répugnance méfiante. Il ne savait pas grand-chose du couple, sinon qu’ils étaient du New Jersey, que Madame D. avait été nudiste, et qu’ils étaient en route pour la Californie quand le coupé DeSoto, modèle 1936, qui leur servait à tracter leur mobil-home avait coulé une . 33 .


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bielle. Ils étaient alors tellement fauchés que Monsieur D. avait vendu la voiture au prix de la ferraille. Mais Madame D., qui avait dit à Jack de l’appeler « Janiiice », voulait acheter une nouvelle voiture. Elle se sentait tellement « confinée » sans moyen de transport. En plus, elle devait absolument aller en Californie. Il y avait là-bas un coin du nom d’Elysian Fields, où l’on pouvait vivre sans le moindre vêtement à longueur d’année, en mangeant des oranges directement cueillies sur l’arbre. Elle avait montré à Jack des livres pleins de photos de personnes à poil, dont les chattes et les zguègues avaient été effacés, occupées à nager, à faire de l’équitation et à jouer et jouer encore au volley-ball. Ça l’excitait de l’entendre parler de « nudisme », même si elle en parlait comme une prêtresse parlerait d’une espèce de religion zinzin. Jamais, quand elle abordait le sujet, elle ne parlait de baiser ou de trucs comme ça. Elle avait le regard brillant et tourné vers l’horizon. La Californie, c’était son grand rêve. Elle voulait se promener sur Hollywood Boulevard, où les noms des stars étaient gravés sur le trottoir. Mettre les pieds dans les empreintes de Carole Lombard devant le Grauman’s Chinese Theater. Même si elle ne l’avait jamais dit en ces termes, Jack sentait bien qu’elle n’avait épousé Monsieur D. que pour le voyage. Il venait de Sardaigne, lui confia-t-elle, et elle le qualifiait de putain de Rital même en sa présence. Leur mobil-home était un bon truc acheté d’occase. Même s’il ne faisait que six mètres de long, il était équipé d’une douche et de toilettes chimiques. Dedans, c’était comme dans un bateau. Très professionnellement, Arthur tapota la pompe de Jack avant de lever les yeux, avec une mine d’usurier. « Un grand paquet pour moi et un pour Arutha, rappela-t-il à Jack. — T’as bien bossé, Arthur. T’auras même droit à trois paquets. » . 34 .


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Il fit mine d’allonger la main pour frotter le crâne si bizarre du gamin, sur lequel des perles de sueur brillaient maintenant telle de la rosée, mais se souvint que ce dernier n’aimait pas ça, alors il se retint. Arthur se releva en s’époussetant les genoux. Fascinée par l’opération de cirage, sa sœur avait oublié le chien, lequel, reconnaissant, s’était affalé à ses pieds. « Hé, t’y vas à pied ou tu prends l’bus ? demanda Arthur. — Le bus. — Ah. Si qu’t’aurais allé à pied, moi j’aurais été avec toi en ville, expliqua-t-il, l’astiquage ayant aiguisé son esprit d’entreprise. Y’aura tout plein d’militai’ et d’matafs dans l’coin à c’jour. » Le bus ne coûtait que cinq cents. Jamais Jack n’aurait cru Arthur à ce point fauché. « Comment tu peux être aussi raide ? risqua-t-il, tout en flairant l’arnaque. — L’a plu c’te semaine, expliqua en toute logique le gamin. Et M’man a été malade. — Ok, je t’paye ton jeton alors. — Mais les cacahuètes aussi ? fit-il préciser pour que les choses soient bien claires. — Ouais, ouais. — Arutha, fit le gamin en se tournant vers sa sœur. Tu vas pas faire le ba’ouf dans la maison, hein ! Ça dort, là. Et tu restes ben dans l’jardin, sinon y’a quequ’un qui va v’ni’ te prendre ! » Sa voix s’était faite impérieuse, aussi effrayante que ce qu’elle évoquait. La petite fille émit quelques sons inintelligibles. Arthur mit sa boîte sur son épaule toute maigre. « Qu’est-ce qu’elle dit ? s’inquiéta Jack. — Qu’t’as pas inté’êt à les oublier, ces cahuètes », répliquat-il d’un ton aussi candide que la brise qui balayait la ruelle. . 35 .


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Même si dans les bus de Wichita, les Noirs pouvaient s’asseoir n’importe où, la plupart, surtout parmi les plus âgés, allaient à l’arrière. Mais pas Arthur, qui sauta sur le siège libre le plus proche et s’installa côté fenêtre, avec son jean déchiré et sa boîte à cirage sur les genoux. Deux filles qui occupaient un siège près de la porte regardèrent Jack et Arthur en gloussant. L’une dit à l’autre, derrière sa main, quelque chose qui, aux oreilles de Jack, ressemblait à « Tu crois que c’est son frère ? » Il rougit comme une tomate. Sales petites garces ! Elles flottaient dans des sweat-shirts bien trop grands – de vrais sacs à patates – du lycée North High Redskin, l’effigie de l’Indien à peine soulevée par leurs petits seins naissants. Elles avaient le même foulard Randolph Field noué sous le menton. Leurs chaussures Oxford pas très propres, qu’elles portaient avec de grosses chaussettes de sport en laine, étaient recouvertes de noms d’autres gamins, de dessins de cœurs percés de flèches et de personnages de bandes dessinées. Leurs courtes jupes plissées étaient remontées bien au-dessus des genoux. Les jambes de la plus jolie étaient pâles et veinées comme du marbre. Il aurait bien aimé la baiser. C’était l’autre qui avait fait la réflexion. Elle portait un gros badge qui disait « kilroy was here. » 1 S’il avait porté un uniforme, elles en auraient mouillé leur si petite culotte, là, dans ce bus, même s’il était accompagné d’un négrillon au profil de Lincoln Zephyr. Mais Arthur en avait plus sous ce crâne biscornu que ces deux connes prises ensemble. Bientôt le bus fut bondé. Des mères traînant leurs mioches 1. Célèbre graffiti qui apparaît et se répand comme une traînée de poudre pendant la Seconde Guerre mondiale. . 36 .


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en ville, leurs cheveux frisés encore figés et humides après le passage du peigne, pour leur acheter une nouvelle paire de chaussures, les carnets de rationnement dépassant de leurs sacs bourrés à craquer. Des hommes de chez Boeing, Beechcraft ou Cessna, en civil, mais portant encore des badges à leur nom. Une hanche toute tendre, à motif floral rayonnant, vint légèrement se presser contre son épaule. Levant les yeux, il vit une jeune femme suspendue à l’une des poignées du plafond, chevelure rougeoyante relevée à la Rita Hayworth, regard dans le vide, insigne à chevron t5 de technicienne militaire scintillant à son col, bouche serrée et décidée à le rester. Il était loin, si loin, son jules. Au virage suivant, il se pencha de telle sorte que son épaule s’enfonce un peu plus dans la chair souple de sa fesse. Comme il était assis à côté d’Arthur, il se disait qu’il aurait été embarrassant de lui offrir son siège. Et puis, plus personne ne laissait jamais sa place de nos jours. Au début de la guerre, Wichita comptait à peu près quarante mille âmes. Il y en avait le triple aujourd’hui. Partout on voyait pousser ces bâtiments d’apparence miteuse, semblables à des casernes. Tout ce quartier avec son immense verger que l’on nommait Hoover’s Orchard, où son « oncle » Jess et sa « tante » Nellie (en réalité, la sœur de sa grand-mère et son mari) avaient vécu pendant des années dans une maison bâtie sur une carcasse de wagon de marchandises, avait été rasé pour y construire des logements. Une vraie petite ville de casernes, baptisée Bellevue, avait surgi de terre près de chez Boeing. En fait de belle vue, on y voyait surtout un ruisseau infesté de moustiques et des bâtisses aussi ternes qu’une prison. En se levant pour descendre à l’angle de Broadway et Douglass, il laissa traîner le dos de sa main gauche, qui remonta avec envie le long des tendres globes. Et il sentit sur sa nuque le lance-flammes du regard furieux de la jeune femme. . 37 .


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Salaud ! se dit-il, imitant dans sa tête le falsetto de cette dernière. « À plus, Jackson », lança Arthur de sa voix flûtée, en courant après deux marins de la base aéronavale de Hutchinson. À sa connaissance, Arthur et le vieux étaient les seuls à ne pas avoir versé leur larme le jour de la mort de Roosevelt. Jack se mit à descendre Broadway en direction de la poste. Il vérifia que son certificat de naissance était bien toujours dans la poche de son coupe-vent.

quatre De doux effluves de printemps s’attardaient dans l’air, tel le souvenir du parfum de sa mère. Pourtant le soleil matinal n’était déjà qu’à un arrêt de l’été. De la sueur perlait entre ses omoplates. Une goutte s’en détacha et ruissela le long de sa colonne vertébrale. Il marchait droit comme un I, rentrant le ventre au maximum, poitrine en avant, roulant des épaules, ne regardant ni à gauche ni à droite. Fier comme Artaban, il parada devant Kinney’s, le magasin de chaussures, où il s’était un jour acheté une chouette paire d’Oxford noires à bouts pointus, semelles et talons en cuir véritable, avec l’argent qu’il se faisait en ramassant les quilles au bowling Playmor, au bout de la rue. Cette paire, sa première paire d’adulte, ne lui avait duré qu’un mois. À l’intérieur, c’était du putain de carton ! D’accord, on était en guerre. Mais pour ça, bordel, il n’y avait pas d’excuse ! Depuis ce tempslà, il haïssait cordialement Kinney’s. Pour décrocher ce petit boulot au Playmor, il avait fallu se rendre au bureau de la Sécurité Sociale du Kansas et signer une déclaration sur l’honneur attestant qu’il avait seize ans. Cinq, un, cinq, un, six, deux, six, cinq, cinq, se récita-t-il, oui, il se . 38 .


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