Vilnius Poker de Ričardas Gavelis

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r i Č a r d a s g av e l i s

vilnius poker Roman

traduit du lituanien par Margarita Le Borgne

monsieur toussaint louverture


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Vytautas Vargalys 9. Martynas Poška 343. Stéfania Monkevič 441. Gédiminas Riauba 505.


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première partie

Eux Vytautas Vargalys [Le 8 octobre 197‌]


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Une étroite trouée entre deux immeubles, petite brèche dans un mur incrusté de fenêtres aveugles : une étrange ouverture sur un autre monde. Là-bas, on voit des chiens et des enfants qui gambadent ; tandis qu’ici, il n’y a qu’une rue déserte et des tourbillons de poussière chassés par le vent. Un visage oblong, tourné vers moi : lèvres fines, joues creuses et yeux silencieux (noirs, vraisemblablement) – un visage de femme, laiteux et sanguin, interrogatif et souffrant, divin et débauché, chantant et mutin. Une vieille maison au fond d’un jardin, couverte d’une vigne folle, à sa droite quelques pommiers desséchés, à gauche un fouillis de feuilles mortes que personne n’a ramassées ; elles tournoient dans l’air, et pourtant même les branches les plus frêles ne frémissent pas… C’est dans cet état que je me suis réveillé ce matin (un matin). Tous les jours de ma vie commencent par une séquence d’images douloureusement précises, on ne peut pas les inventer ou les choisir. Elles sont l’œuvre de quelqu’un d’autre, elles retentissent sans bruit, ébranlent mon cerveau encore endormi, puis disparaissent. On ne peut pas les effacer. Et ce prélude feutré détermine la couleur de la journée à venir. On ne peut pas y échapper – à moins de ne jamais se réveiller, de ne plus décoller la tête de l’oreiller. Cependant, on obéit : on ouvre les yeux et on voit la chambre, les livres sur les étagères, les vêtements entassés sur le fauteuil. Et on se demande qui mène la danse. Pourquoi interprète-t-on la partition de sa journée de cette façon et pas d’une autre ? Qui est le mystérieux démiurge de notre naufrage ? Choisit-on au moins la mélodie de notre vie ? Ou bien toutes nos pensées sont-elles garrottées par Eux ? Il est vital de savoir si ces visions matinales ne sont qu’un enchevêtrement de vestiges du passé, de peintures défraîchies, de lieux, de visages, d’événements passés, ou si elles naissent au contraire dans notre cerveau pour la première fois. Les souvenirs 11


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remplissent l’existence de coloris plus ou moins habituels, tandis qu’une journée qui démarre sur des divagations s’annonce dangereuse. Ces jours-là, les abîmes s’ouvrent et les fauves s’échappent de leurs cages. Ces jours-là, les objets les plus légers deviennent infiniment lourds, et les boussoles n’indiquent plus que des directions qui n’ont pas de nom. Ces jours-là surgissent toujours sans crier gare – tout comme aujourd’hui (à supposer qu’aujourd’hui soit aujourd’hui)… Une maison au fond d’un jardin, un visage de femme, une brèche dans un mur aux fenêtres aveugles. J’ai tout de suite reconnu les immeubles entassés du faubourg Karoliniškės et cette rue déserte ; j’ai reconnu la cour où les enfants se promènent seuls et jouent chacun dans leur coin. Le visage ne m’était pas inconnu non plus. Son visage – le visage allongé d’une Vierge apeurée, et ces yeux qui ne me voient pas, mais observent quelque chose d’enfoui en elle-même. La maison, elle, est inquiétante, avec ses murs noircis par l’eau de pluie ; et aussi ces feuilles jaunies, chassées par le vent d’automne. Une habitation menaçante : une mise en garde chuchotée par des lèvres irréelles. Mon rêve de la nuit précédente me préoccupait, lui aussi. Il y volait une nuée d’oiseaux qui battaient de leurs ailes des amas de neige immaculée, faisant s’envoler en tous sens une poussière brillante et glacée, de la poussière de lune. Combien un rêve peut-il contenir d’oiseaux ? Il y en avait tout autour de moi ; le monde entier était rempli de ce silencieux et délicat battement d’ailes, de ce visage sans bouche qui murmurait, de ce vent bilieux et oppressant. Ce rêve ne hantait pas que moi, il avait également envahi la réalité : une fois dehors, la cour m’a paru abandonnée, comme couverte d’une croûte de boue sèche. On aurait cru qu’une énorme bête crottée s’était roulée là durant la nuit. Qu’un monstre puant et écailleux avait calciné la terre et l’asphalte de son haleine brûlante. Ce devait être lui qui avait dévoré les oiseaux, car il n’en restait aucun. On n’en entendait plus un seul dans les squares au pied des immeubles. Les répugnants pigeons de Vilnius ne se rassemblaient plus sur les mangeoires accrochées aux fenêtres des appartements des petites grands-mères malingres. Les moineaux ébouriffés ne pépiaient plus sur les balcons. Plus un seul oiseau, nulle part. On aurait dit que quelqu’un les avait tous effacés du monde à l’aide d’une immense gomme. 12


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Les gens allaient, vaquant à leurs occupations ; personne d’autre n’était effaré. Ils ne voyaient rien. J’étais le seul à avoir remarqué qu’il n’y avait plus un seul pigeon. Peut-être qu’il ne devait pas y en avoir ? Peut-être qu’ils n’existent pas, et n’ont jamais existé ? Peut-être ai-je seulement fait un mauvais rêve, dans lequel j’ai vu quelque chose de menaçant que j’ai nommé oiseau, et que tout ce dont je me souviens, tout ce que je sais sur ces créatures, n’est rien d’autre qu’une hallucination, une psychose ? Toutes ces divagations ont sans doute détourné mon attention. Sinon j’aurais tout de suite aperçu cette femme au visage ridé, j’aurais senti son regard. Moi qui pensais avoir suffisamment d’expérience… Hélas… J’ai arpenté le petit chemin piétiné qui traversait un carré d’herbe, j’ai jeté un coup d’œil sur le feu vert et je me suis engagé, distrait, sur le passage piéton. Seuls mes réflexes m’ont sauvé. Le flanc d’une limousine noire a fendu l’air juste devant moi. À cet instant, j’ai réalisé que mes pieds ne touchaient plus le bitume. Que j’étais suspendu quelques centimètres au-dessus du sol, les bras écartés. Tel un oiseau qui déploie ses ailes. Je me suis jeté en arrière, inconsciemment ; j’ai réagi plus rapidement que l’automobile, d’un millième de seconde. Ma respiration s’est coupée : je me suis rapidement retourné et j’ai vu cette femme. Son visage fané m’a fait penser à un trou béant dans une pelouse aride. Son regard était perçant et oppressant. Elle s’est trahie : les citadins devant l’arrêt du trolley ne tenaient pas en place, se retournaient sans cesse, consultaient leur montre, tandis qu’elle, elle restait plantée là, immobile. Seules ses lèvres et ses joues s’animaient – ces susurrements, qui ressemblent à une succion, ne peuvent être confondus avec rien d’autre. J’ai eu le temps de remarquer son imperméable usé (très usé). Ce n’est qu’une de Leurs marionnettes, évidemment. Un simple pion anonyme. Elle s’est soudain agitée, comme pour rompre ses entraves, et a sauté dans le trolley qui repartait. Ça n’aurait servi à rien de lui courir après (ça n’en vaut jamais la peine). Tout cela n’a duré qu’une seconde – la limousine noire était encore tout près. Elle ronronnait doucement et paraissait flotter au-dessus du sol. Un petit rideau vert pâle était tiré sur la vitre arrière. Ils n’avaient pas à se cacher, ce n’était pas nécessaire. Je savais très bien ce que j’aurais vu : deux ou trois visages 13


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ronds en train de m’observer de leurs yeux exorbités et inexpressifs. Les oiseaux n’ont reparu que lorsque je suis arrivé près de la bibliothèque. Deux pigeons groggy s’étaient posés à proximité d’un kiosque. Ils ne faisaient presque pas attention aux passants, ils roulaient simplement leurs yeux vides, de temps à autre, sans bouger la tête. Ils étaient incapables de s’envoler ou de déambuler. Ils restaient là, échoués sur ce béton grisâtre, les pattes sous le ventre, indifférents – ensorcelés, peut-être. L’ancienne déesse, la Protectrice des oiseaux, les avait abandonnés. Ô Déesse des êtres ailés, Bergère des nuées, mets sur mon chemin tous ceux qui se sont tapis dans les fourrés ; jette ton fil d’Ariane à l’homme qui cherche sa route, qui piste les empreintes, conduis-le au plus clair du jour comme au plus sombre de la nuit, montre-lui le sentier inconnu ! Elle m’attendait dans le couloir de la bibliothèque. Je dis « m’attendait », car, quelquefois, j’ai l’impression que tout ce qui arrive en ce bas monde, arrive pour moi. C’est pour moi que tombe cette pluie acide, c’est pour moi que scintillent les lumières ambrées des fenêtres des immeubles, c’est au-dessus de moi que grondent ces nimbus de plomb. J’ai l’impression de marcher sur une bâche qui s’enfonce sous mes pieds et se transforme en un entonnoir aux parois abruptes ; je me tiens au fond de ce gosier, alors que les incidents, les images ou les mots me dégringolent dessus. Ils s’écrasent sur moi, chacun se présentant comme étant le plus important de tous. Ils sont pourtant d’une importance relative… D’un autre côté, tout peut être considéré comme crucial. Cela fait plusieurs fois que je la trouve accoudée à la fenêtre. Peut-être que ce n’est pas moi qu’elle attend, mais son Godot, un insignifiant et élégant quidam. Je sais reconnaître ceux qui attendent quelqu’un ou quelque chose. Elle, quand elle patiente, elle est toujours accoudée à la fenêtre et elle fume, la cigarette serrée entre ses doigts fins et nerveux. Peut-être que son Godot, c’est ce soleil bleu-gris qui luit au loin, de la même couleur que la fumée qu’elle exhale ? Mais peut-être aussi que son Godot, c’est bien moi, qui suis coincé au fond de cet entonnoir aux parois glissantes, envahi par des nuées d’oiseaux fantasmés, disparaissant et réapparaissant, 14


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qui battent de leurs ailes la pénombre poussiéreuse du couloir de la bibliothèque ? Elle balançait son bassin de façon presque imperceptible, d’avant en arrière, la jambe légèrement fléchie. On aurait dit qu’elle m’aguichait avec la rondeur mystérieuse de sa cuisse. Pas si mystérieuse que ça, d’ailleurs : aucun vêtement ne pouvait dissimuler son corps. Je n’arrive pas à la cerner – peut-être que je veux qu’elle reste insaisissable le plus longtemps possible. Je ne détourne pas les yeux pour autant – et, même si je voulais me dérober à sa vue, elle m’atteindrait par l’ouïe, le toucher, le sixième ou le septième sens. Qui est-elle ? Mon futur, ou un piège machiavélique ? Elle ne fait des avances à personne, elle existe, tout simplement, mais je sens qu’elle glisse chaque jour plus près de moi, avalée elle aussi par les circonstances, les hallucinations et les paroles des uns et des autres. Il m’arrive de l’éviter ; peutêtre même que je la crains. Je ne supporte pas que quelqu’un se rapproche trop de moi. Elle a travaillé à mes côtés pendant deux ou trois ans sans que je lui prête la moindre attention. Elle passait inaperçue. Puis, d’un coup, en un merveilleux instant, j’ai ouvert les yeux. Dès lors, je n’ai plus vu qu’elle. Elle est inaccessible ; elle ne fait pas attention à moi. Pourquoi le ferait-elle ? Je suis hideux, elle est céleste. Elle pourrait au moins ne pas m’agacer, ne pas me perturber par le fait même de respirer. Je connais parfaitement mon destin – je ne cherche pas à décrocher les étoiles. Quand tout cela s’est-il passé ? Quand ai-je pensé à ça ? Ce ne peut pas être aujourd’hui… Elle m’a senti, elle s’est retournée et a pointé sur moi son regard (noir, probablement) – un regard tout droit sorti de mes divagations matinales. Ce n’est pas moi, alors, qu’elle voit ; ce regard sombre est toujours tourné vers quelque chose d’enfoui en elle-même, là où les rayons gris du soleil ne percent pas. Elle n’est que ce regard mystérieux, et ses pupilles ne sont que deux fanaux, deux fissures faites pour que l’on puisse atteindre son âme impénétrable. Son âme, son esprit, son ego, son ça… Mais quand… quand était-ce ? Quand ai-je pensé à tout cela ? Je me suis glissé dans mon bureau et j’ai vite fermé la porte. J’ai fermé la porte, tiré le rideau et décroché le téléphone. Je sais très bien qui je fuis. Surtout aujourd’hui… Mais que signifie 15


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« aujourd’hui », que signifie « hier », « il y a une semaine », « dans un mois » ? Que signifie « il était », « il y aura », « il se pourrait bien » ? Sans le casse-tête insidieux du temps, je vois le monde de façon plus instinctive. J’ai appris l’art secret de faire passer les rêves et les visions avant toutes choses, avant ce monde-ci, le monde palpable. Je comprends de moins en moins le temps des hommes ; il est trompeur, il nous détourne de l’essentiel contenu dans le grand ensemble. Penser que quelque chose est « déjà passé » et que quelque chose d’autre « arrivera » est un leurre. Une telle perception détruit l’unité de tout ce qui existe. Maintenant, je suis assis à mon bureau dans une pièce de la bibliothèque et je trie soigneusement des petites fiches cartonnées. Maintenant, je suis entièrement nu devant une glace. Maintenant, je plonge dans le corps enivrant de la Circé aux yeux noirs. Maintenant, j’entre timidement dans la vieille maison au fond du jardin… Je suis entré, je vais entrer, je pourrais entrer… Tout ceci se passe simultanément dans ce grand monument qu’est le monde : les « laps » de temps, comme on les appelle, n’ont aucun sens, ils ne sont plus essentiels. Qu’est-ce qui est essentiel, au fond ? Le fait que, sans cesse, à chaque instant, lentement et silencieusement, j’agonise. « T’as quel âge, morveux ? demande celui aux naseaux écumants. — Cent ans ! — Regarde-moi ça, il jappe encore, le crapaud. » Il prend de l’élan et t’assène un coup de toutes ses forces. Ton cerveau éclate, l’idole merdeuse de tous les chiens, cette saleté de dieu, le Géorgien moustachu, sourit sur le mur. « Et maintenant, t’as quel âge ? — Six cent vingt-trois ans ! » Les événements de la matinée n’étaient pas une coïncidence. Je voudrais bien ne pas faire attention à tout cela, me dire que ce n’était que le hasard, que ça n’a jamais eu lieu. Je voudrais oublier le regard oppressant de la femme au visage ridé, les pigeons au pied du kiosque, l’aile meurtrière de la limousine noire. Néanmoins, je ne crois pas au hasard. Il n’existe pas. Tout ce qui nous arrive dans la vie, nous l’avons pleinement décidé. Toutes les malchances, les échecs, les joies et les catastrophes, nous les engendrons nous-mêmes. Chaque fiasco est 16


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l’accomplissement de nos vœux inconscients – une victoire secrète. Chaque décès est un suicide. Mais tant que tu t’accroches, tant que tu tiens, aucune autre force que la tienne ne peut t’anéantir. Tout, absolument tout, dépend de toi ; même Leurs tentacules ne peuvent t’atteindre aussi profondément dans ta chair et dans ton âme qu’Ils ne le voudraient. Je Les ai invoqués à nouveau ; je me suis trahi à nouveau. J’ai attiré Leur attention. Pas l’ombre d’un doute : le regard de cette marionnette en haillons était trop évident, les mouvements de ses lèvres et de ses bajoues plus compréhensibles que des mots… Il est horrible de savoir que tout ceci est inévitable, comme la résurrection de la verdure au printemps, ou le souffle brûlant d’un dragon. Là, Ils ont décidé de ne plus faire de cachotteries et Ils m’ont pris pour cible. Ma vie, c’est celle d’un homme mis en joue. Si seulement… une fois pour toutes, le fusil qui me vise pouvait m’abattre. Hélas… Qui peut comprendre cette terrible condition qui m’est devenue familière ? Qui peut sonder les profondeurs de cet abîme morne ? Le plus effrayant, c’est que la détente de ce fusil invisible est liée à mon doigt. Je suis le seul à pouvoir la presser ; aussi suis-je obligé d’être sur mes gardes à chaque instant, même quand je suis seul. Surtout quand je suis seul avec moi-même. Mes pensées, mes désirs, et même mes rêves peuvent me trahir. Ils m’observent, Ils m’observent en permanence et Ils attendent que je fasse un faux pas. Je vois – grâce à ma seconde, ma vraie vue –, je vois le sourire grimaçant de Leurs visages ronds, ce rictus qui traduit la confiance en Leur toutepuissance. Mais dès que j’essaie de cerner la logique de Leurs agissements, je me heurte à un mur aveugle. Il est facile d’entrer dans l’univers de Bouddha, il est malaisé d’accéder à celui de Satan. Il y a l’univers de Dieu, celui du diable ; celui de l’esprit, de la douleur ou de la peur… Mais il existe également un univers commun, qu’on appelle simplement l’univers, et auquel l’on revient sans cesse, auquel on ne peut pas échapper, de même qu’on ne peut pas Leur échapper. Il égraine son temps absurde, sans oublier une seule seconde. Maintenant, son horloge annonce midi. Deux heures ont disparu, englouties par une gueule d’où aucun mot ne sort. Mon temps disparaît souvent de cette façon. On dirait que je tombe dans un trou noir, et que, de là, je ne peux apercevoir qu’un minuscule carré de ciel bleu, toujours identique. Les horloges folles du monde ne s’arrêtent jamais 17


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– leur tic-tac présage de la fin. Dieu merci, ce trou noir dans lequel je m’enfonce me procure un instant de sérénité. Quelquefois, je m’envie cette capacité d’invoquer un sommeil sans rêve. Quand j’étais au goulag, je passais mes journées à marcher et à parler (maintenant, je marche et je parle), mais, en réalité, j’étais au-delà des barbelés, au-delà de tout grillage, au-delà de moi-même. Ensuite, je ne me souvenais ni de mes paroles ni de mes gestes ; voilà sans doute comment j’ai survécu à toutes ces horreurs. Hélas, tout rêve s’achève un jour. Il faut bien revenir. C’est étrange, mais ici aussi ma présence est concevable, admissible, possible. C’en est presque un miracle. Cela fait si longtemps que je dois m’envoler loin de ce monde, rejoindre l’univers de Dieu, de Satan ou de la terreur… Mais, pour l’instant, je suis encore ici. Aussitôt que je tire le rideau et ouvre la petite fenêtre de mon bureau, Stéfa pousse la porte sans frapper. Elle invite tout le monde à venir prendre le café : elle a une charmante petite tête aux cheveux argentés et aux yeux vifs qui cherchent à voir tout ce qu’ils n’ont pas besoin de voir. « Crame-lui la bite », disent les naseaux écumants. Le portrait sur le mur fait frémir sa moustache comme un dingue. Je la suis dans un corridor au plafond bas. Je me transforme petit à petit en ce « moi » familier et superficiel qui va boire son café en silence. Le portrait de Brejnev est accroché au bout de ce couloir, et, juste devant mes yeux, les larges hanches de Stéfa ondulent vigoureusement. On dirait une vision de mon enfance : le jeune Robertèlis est assis sous un portrait du grand-duc Vytautas, alors même que Madame Giedraitis, sensuelle, se déhanche sous mon nez d’adolescent. Mais ces portraits sont très différents. Léonid Brejnev est bouffi, avec cette mâchoire artificielle qui se décroche. Même son cerveau est artificiel. Il ressemble de plus en plus au Mao des portraits faits juste avant sa mort. Ils finissent tous par se ressembler à la longue – c’est une énigme. Ils sont tous contrefaits, fabriqués avec des débris, et quand ils parlent, sans pouvoir articuler, on a le sentiment qu’ils vont se disloquer. Mais cela n’arrive jamais. Ils sont l’apothéose vivante de la manipulation : en utilisant sans s’en cacher de tels pantins, Ils se trahissent. 18


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