TRANSFUGE N°102

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Octobre 2016 / N° 102 / 6,90 €

Choisissez le camp de la culture

SA

ANTIAGO H. MIGORENA

"JE SUIS UN MONSTRE D'INTOLERANCE ET D'INACTION"

Entretien exclusif avec Chris Kraus + Une sélection de 20 romans français et étrangers Christine Montalbetti, Khaled Khalifa, Laurent Sagalovitsch, Luc Lang, Philippe Forest, Igor Ostachowicz, Salman Rushdie... Interview fleuve avec Justine Triet Ma vie de Courgette : L’animation au top M 09254 - 102 - F: 6,90 E - RD

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rentrée LITTÉRAIRE 2ème partie

Amigorena, Kraus, Rushdie. par Vincent Jaury

T

ransfuge continue son exploration de la rentrée littéraire en ce mois d’octobre, avec toujours en tête de vous offrir ce que vous ne lirez pas ailleurs. À commencer par le solitaire et proustien dilettante Santiago H. Amigorena qui fait notre couverture et qui signe son neuvième roman, Les Premières Fois. Ou un éloge vibrant de l’adolescence et des seventies. L’adolescence, sa puissance, sa maladresse, ses désirs irrépressibles, sa vitalité, ses premiers baisers, ses premiers amours, sa première relation sexuelle, ses premières amitiés, ses premières tristesses, ses premières lectures, ses premières peintures. Cet âge de la vie formidable où la vie n’a pas encore intégré la mélancolie, caractéristique de l’âge adulte selon Amigorena. Les jurés jusqu’à présent sont passés à côté du livre et c’est dommage tant il est plein de charme. Il aura eu la couv de Transfuge, c’est l’essentiel. Un autre livre nous a enchantés, celui de la cultissime Chris Kraus, I Love Dick, liaisons dangereuses à l’américaine. Bien meilleur que les rappeurs, le livre paru aux ÉtatsUnis en 1997 est traduit en français pour la première fois. L’histoire d’une femme qui tombe follement amoureuse d’un homme, Dick, qu’elle n’a vu qu’une fois dans sa

vie en compagnie de son mari. Elle se met frénétiquement à lui envoyer des lettres, ainsi que son mari. Le livre, mixte de fiction, d’essai et d’autobiographie, redéfinit le discours amoureux contemporain, et sonde le désir féminin avec jeu et justesse. Nous avons eu une interview exclusive de Kraus, par Skype, malgré une certaine surdité. Son livre est une bouffée d’air frais à l’heure où l’on entend du bien du livre de Jean Baptiste Del Amo, Règne animal, d’une langue académique d’un autre temps, pompier de notre époque. Encore un jeune-vieux. Enfin Salman Rushdie, avec qui nous nous sommes entretenus comme toute la presse l’a fait. En prenant garde de vous faire lire ce que vous avez déjà lu ailleurs, c’est-à-dire en parlant longuement de ces années d’avant son premier succès de 1981, Les Enfants de minuit. On vous fait découvrir une partie de sa vie très peu connue, son mai 68, son expérience de comédien etc. Sans oublier vingt autres romans à découvrir que la rédaction de Transfuge a choisis pour vous. Mais vous ne trouverez pas de traces dans le journal de Yasmina Reza, Catherine Cusset, Karine Tuil, Regis Jauffret, Jean-Paul Dubois... ÉDITO / Page 3


OLIVIER PY

SOMMAIRE Page 22

N°102 OCTOBRE 2016

RENTRÉE LITTÉRAIRE

NEWS

Page 3 3/

Édito

6/

On prend un verre avec Loïc Prigent

CHRONIQUES nez dans le texte de François Bégaudeau 10 / Croyez ce que vous voulez 12 / Journal d’un homme pressé 8 / Le

14 -18 / Médias © Louie Banks

20 / En

coulisse : Jour2Fête

“Olivier Py signe un roman total.

Un des grands livres de la rentrée. C’est un livre pas

comme les autres, souvent trop sages.

C’est un livre fou, un chef-d’œuvre.” Vincent Jaury, Transfuge

“Une énergie baroque et infernale. Croix, sexe, littérature, pouvoir et œuvres d’art y communient dans une sarabande à faire se damner Balzac, Nietzsche, Claude, Gide et Teilhard de Chardin réunis.” Fabienne Pascaud, Télérama

PRIX TRANSFUGE

du meilleur roman français 2016

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ACTES SUD

Page 22 22 /

DU CÔTÉ DE LA LITTÉRATURE

Rentrée littéraire, partie 2

Transfuge sélectionne pour vous plus de 20 romans de la rentrée indispensables. Avec un petit faible pour le roman de Santiago H. Amigorena et celui de Chris Kraus. Et un sympathique entretien avec Salman Rushdie. Vive la rentrée ! 62 / Poche 63 / Polar

64 / Essai

66 / Déshabillage


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JUSTINE TRIET

SUR NOS ÉCRANS

68 / Édito

70 / 1er événement : Justine Triet, Victoria

78 / 2e événement : Claude Barras, Céline Sciamma,

Ma vie de Courgette

82 / 3e événement : Gianfranco Rosi, Fuocoammare 86 / Remous

90 / Sélection

des dix meilleurs films du mois 96 / Ressortie salle et DVD

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EN VILLE

102 / Scène 106 / Expo

110 / Musique 114 / En

route ! Va devant !

© Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple (détail), 1830, musée du Louvre, département des peintures, Paris

ÉRIC VUILLARD

“Fable magnétique, ce 14 Juillet de 2016 est un texte qui suspend le temps.

De la littérature pure et en armes.” Hubert Artus, Lire

“Un livre qui emporte, qui électrise.” Arlette Farge, La Fabrique de l’Histoire

“Une fresque frémissante de vie.” Muriel Steinmetz, L’Humanité

“Une langue puissamment évocatrice.” Thierry Guichard, Le Matricule des anges

“La Révolution vécue du côté du peuple. Une fable amère mais aussi réjouissante.” Gérard Lefort, Les Inrockuptibles

ACTES SUD


j’ai pris un verre avec…

Loïc Prigent

Par Frédéric Mercier photo Franck Ferville ouble obst acle ce matin-là pour s’entretenir avec Loïc Prigent, à l’occasion de la sortie d’un livre où ont été compilés ses célèbres tweets de phrases glanées dans l’univers de la mode qu’il connaît bien : j’ai une sévère gueule de bois et une méconnaissance totale du sujet. Autant parler avec moi grosses cylindrés et physique des particules. Mais à peine étionsnous arrivés (avec Franck, le photographe), le journaliste et documentariste nous accueille en chaussettes, comme au lever du lit. Il nous met immédiatement à l’aise en s’amusant de ma santé: « Vous avez besoin d’un café, vous ! » Franck inspecte cette petite maison sur deux étages au cœur de Barbès et cherche l’endroit adéquat pour immortaliser cette rencontre. On s’installe finalement sur un canapé au dernier étage, où s’entassent livres et magazines. Derrière ses petites lunettes, Prigent nous explique avoir longtemps hésité à publier ces phrases souvent cruelles (« Son meilleur ami m’a raconté à quel point c’est un sale type en fait. ») On pense parfois que certaines d’entre elles sont entièrement de lui comme celle-ci qui résume aussi bien que le titre (« J’adore la mode mais c’est tout ce que je déteste »),

D

« Grosse c’est génial, t’as le visage qui gonfle et tu n’as plus de rides» Page 6 / TRANSFUGE

la démarche, le regard goguenard – un peu à la Sempé, son idole - de cet amoureux critique de la mode : « Elle est hilarante. Le problème, c’est qu’elle ne le sait pas ». Pour les publier, Prigent cherchait un éditeur qui ne prenne pas son travail à la légère. Aussi frivoles soient ces phrases, il cherchait à les parer d’un bel écrin, à mille lieux de ces ouvrages bon marché de répliques cultes, de brèves de comptoirs souvent accompagnées de caricatures, de photos cheap. Aussi désinvolte que pourrait sembler la démarche, Prigent travaille, réécrit chaque jour ces petits aphorismes sous forme de tweets : « J’adore arriver à 140 caractères exactement ». Parfois, il les contextualise, ajoutant ici et là de brèves didascalies : « On dirait une panthère sous vide. (à propos de leur boss deux rangs devant elles »). Non, Loïc Prigent voulait que l’on prenne avec sérieux son travail et surtout la mode, ce monde qu’il juge encore un peu ostracisé, méprisé au regard d’autres disciplines : « Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas en parler comme du cinéma ou de la littérature. » Autre condition de cette publication : une série d’extraits joués par Catherine Deneuve et qui passeront tous les soirs dans un format de deux minutes sur Arte à partir du 26 septembre. Enthousiaste, blagueur, Prigent nous amuse en nous montrant quelques passages sur son téléphone. « On en avait sélectionné ensemble. Parfois, je lui en mettais qu’elle ne connaissait pas. Elle éclatait de rire en les découvrant. » A y regarder de plus près, il y a dans cet exercice apparemment futile quelquechose des moralistes à la façon des Maximes de La Rochefoucauld. Seulement, au lieu de critiquer les autres, Prigent nous offre un miroir de travers, d’exubérances et de névroses. Pour réaliser ses portraits, Franck a réussi à affubler Prigent d’un ciré jaune juste pour déconner. Quand je lui demande enfin ce qu’il apprécie le plus, il évoque avec douceur cette capacité extraordinaire à « réenchanter le monde, à vouloir l’embellir. ». Une bien savoureuse gueule de bois.


UNE SUBLIME HISTOIRE D’AMOUR, DE DEUIL ET DE RENAISSANCE.

« Déjà un classique. » Dwight Garner, The New York Times Book Review

Kathryn Sc Schulz, The The New Yo Yorker

M ppour our Mabel est couronné par p ar dde e nombreux prix dont lle e Cos st Book Award et Costa lle e Sam Samuel m Johnson Prize for fo or non non-fiction. HELEN MACDONALD M POUR MABEL 400 pages – 19,90 €

« Le Le livre poignant dd’une ’une jjeune eune ffemme emme en deu deuil uil de so on ppère, ère, qqui ui rreprend eprend llee ddessus essus eenn dressantt ll’une ’une de son des créatures les plus difficiles et farouches : un autour. » Jim Harrison

www.manacreative.fr

« S’il existait un prix pour le meilleur roman transcendant tous les genres, M pour Mabel le remporterait assurément. »


Dosage du fait divers

à propos de California Girls, Simon Liberati, Grasset

L

par François Bégaudeau

e faits divers est une divine offrande à la littérature. Un concentré de vie qu’un artiste livré à sa seule alchimie peinerait à concocter dans ses éprouvettes. Une mine d’affects qu’il n’y a qu’à faire exploser. Un faits divers a du génie a votre place. Il vous mâche le travail. Le mâche tant qu’il finit par vous mâcher vous-même, vous broyer, vous néantifier, signifiant au monde entier que votre pauvre novélisation n’ajoute rien à sa grandeur objective, qu’il n’avait pas besoin de vous, n’avait pas besoin de la littérature pour en être — de la littérature. Qu’aucun livre ne saurait l’égaler. Que le vôtre finira aux oubliettes, quand lui, faits divers, resplendira ad aeternam dans le temple des tragédies. Défaite d’autant plus probable que vous choisissez, vaillant ou inconscient ou les deux, de revenir sur la « meurtre du siècle », celui , pluriel, commis par la « Manson family » en août 69. De deux choses l’une, alors. Soit une contreenquête acharnée vous a fourni des éléments nouveaux qui re-défraieront la chronique — mais en existe-t-il sur cette boucherie cent fois contée, disséquée, jugée, classée? ; soit vous proposez un angle inédit. L’angle adopté par California girls tient dans son titre. C’est aux côtés des Manson women qu’on avance dans ce cauchemar petites filles de la classe moyenne des sixties prises dans les griffes exaltantes du gourou Charlie. Google atteste que ce n’est pas la première fois qu’on s’arrête sur leur cas, mais on l’aura sans doute rarement fait avec la minutie d’une narration en presque temps réel, resserrée sur trente-six heures de l’été 69. L’angle adopté est un gros plan. Liberati zoome ; sur les lumières, sur Charlie qui a « le sang en horreur », sur le rictus inimitable de Sadie, l’odeur de chacal de Katie, leurs cheveux longs de sorcière, les peaux moites, les fringues à franges, les corps qui se refilent des maladies vénérienne, les petites bêtes entre les lattes du plancher du Spahn Ranch où la Famille se livre à la « joie surhumaine » offerte par une promiscuité que le LSD allège et sublime. Zoome aussi sur l’horreur en consacrant cinquante pages aux sévices mortels infligés à Sharon State et ses quatre hôtes dans la villa Polanski. Certains trop prévisibles parleront de complaisance. On préférera saluer le morceau de bravoure, et son bénéfice majeur : une batterie de détails qui réincarnent la boucherie. « Le long bâtiment couleur sang de boeuf », les sorcières de Charlie qui planent au-dessus de leurs actes,

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LE NEZ DANS LE TEXTE

le corps d’une victime « devenu une machine à souffrir », les « gargouillements » de sa bouche qui « cherchant l’air avait aspiré le sang et les débris de matière », la terminale envie de faire le ménage d’un autre. Et pléthore de notations incidentes donc le caractère sordide pour un peu ferait rire : « On dirait que (les femmes) ont une éponge dans le ventre, y plonger le poignet comme il venait de le faire ramenait des trucs visqueux » ; « un jaillissement d’organe de la taille d’un petit batracien ou d’un étron témoignait de manière obscène que le ventre était fendu ». De l’immersion dans la stupidité de l’horreur résulte une inédite drôlerie, signée par la gueule de Jerry Lewis dans la télé du bar où atterrissent les bourreaux encore maculés. Un burlesque sanguinolent, aussi vrai que le gore est toujours un peu comique. Le risque est alors un trop plein de proximité, non pas avec les criminels (rendre sympathique les monstres et troubles les saints est la politesse minimale de l’art), mais avec le crime lui-même, banalisé par sa description en détail et par le temps réel. C’est la chimie impossible du récit de faits divers : trouver le point entre trop près et trop loin. Percer le mystère sans le dégonfler ; mettre le crime à hauteur d’homme tout en ménageant sa surhumanité ; donner à comprendre sans brider l’excitation de l’incompréhensible. Heureusement Libérati ne colle pas toujours aux basques du présent. Son angle est à inclinaison variable, son système d’écriture pas complètement arrêté, et à vrai dire assez incertain. Souvent il contre-zoome pour se reculer et s’autoriser des anticipations sur le destin de telle girl, ou des retours sur son passé petit-bourgeois. Ou bien pour insérer dans le récit live des précisions factuelles de ce genre : « Lors de l’autopsie les légistes estimèrent que le bébé, sain et bien formé, put continuer de vivre pendant six heures après la mort de sa mère ». Et ceci : « Dans le témoignage que son avocat allait vendre 20000 dollars à la presse, Sadie raconterait que le cadavre de Sharon Tate n’était pas silencieux, il émettait une sorte de « bruit de canalisation » ». Là se trouve sans doute la position stylistique idoine ; l’équilibre sur un fil entre familiarité et fascination. Livrée à travers le filtre du rapport d’autopsie et du témoignage pour la presse, l’horreur brute s’offre sans rompre la distance qui la magnifie. Le crime est rendu à sa puissance opaque, à son évidence muette.


AUÐUR AVA ÓLAFSDÓTTIR

Le rouge vif de la rhubarbe

PHOTO : NEMO PERIER STEFANOVITCH

Roman traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson

Après Rosa candida, le tout premier roman d’Auður Ava Ólafsdóttir, enfin traduit en français. Un enchantement. www.zulma.fr


Croyez ce que vous voulez...

FAYE MERITE LE GONCOURT

É

coutez ceux, nombreux, qui vous disent que Petit pays de Gaël Faye est le roman à lire. Faye est un écrivain, et même un bon. Et les jurés des prix ne s’y sont pas trompés : il est sur presque toutes les listes. Bravo à ceux de Drouant, Renaudot et consorts ! Je sais, un peu plus et Transfuge devient lèche-bottes. A ce régime-là, on est bon pour Règne animal de Del Amo en couv le mois prochain, l’autre roman que l’on murmure favori des Goncourt. Ce qu’on admire ? Ce style riche, si riche pour peindre un siècle de la France rurale… Sommet du roman, l’accouchement de la truie, ou de la femme ( on ne sait plus, elles sont indistinctes), un galimatias de sang, de liquide amniotique, courant après Victor Hugo, où culmine cette langue roborative et affectée que l’on désigne ces derniers temps comme le “Grand style”. Règne animal, c’est le tchou-tchou habituel de la fresque historique et réaliste qui permet à la France de croire qu’elle n’a pas quitté l’avant-dernier siècle. Pourquoi ce pays a-t-il besoin de se nourrir d’images éculées comme feu ma grand-tante de dragées indigestes ? Allez savoir. Gaël Faye, c’est l’inverse. Pas de religion de la langue française, mais une nervosité, un sens de la musique, de la violence, qui fait exister chaque page. Et puis un lieu : « On vivait sur l’axe du grand rift, à l’endroit même où l’Afrique se fracture. » C’est là que nous mène Faye, à l’endroit où ça bouge, d’abord sans que l’on s’en rende compte, et puis il nous plonge dans la faille, au creux du séisme. Nous sommes à Bujumbura au Burundi. A la frontière du Rwanda, dans les années 90. Ce qui se prépare là-bas, le lecteur le sait : la mise à mort, méthodique, d’une partie de la population parce que, racontera l’enfant, ils n’ont pas le « même nez ». Mais Bujumbura au début du livre semble si calme, si petite, peuplée d’enfants, ennuyeuse l’été, vivante le reste du temps, qu’on en oublie l’horreur à venir. Une sorte de paradis tel que seuls les enfants le conçoivent : une Page 10 / TRANSFUGE

vaste aire de jeux, colorée, et illuminée certaines nuits par des lampions de fête et l’irruption d’un crocodile. Faye restitue le périmètre clos de ses premières années, intact. L’enfance, c’est-à-dire la vie rejouée chaque jour. Les premières pages s’ouvrent sur Gaby, sa petite vie de garçon, la famille et les copains, Gino, les jumeaux, rien d’autre ( mais c’est déjà beaucoup pour un enfant qui doit conquérir son monde, en lutte pour se faire une place). Gaby vit un premier drame : ses parents se séparent, il entérine le fait, apparemment détaché. Sa légèreté est une absence de familiarité au monde, et à ses propres émois. Et puis la vie continue, au Burundi, parmi les mangues, les parties de pêche, la cohabitation avec le père et la petite sœur, la demiprésence maternelle. C’est étroit, la vie de Gaby, mais épique : il y a la guerre avec Francis, le garçon qui n’est pas de l’impasse, et les mangues qu’on vole là où on ne devrait pas. Dans ce petit théâtre, rien ne se répète, ne s’use, tout est relancé, on risque chaque jour sa peau, son courage, l’image de celui qu’on croit être. Il y a une attente, des blancs dans ce livre qui rappellent Koltès : une idée de la violence qui serait celle d’un long silence, d’une semaine passée sur un matelas, dans le couloir de sa maison, lors des périodes « ville morte ». Faye, qui n’a plus dix, mais trente-quatre ans, nous a dit avoir éprouvé une « joie » à écrire ce livre, le plaisir, précise-t-il de retrouver ce qu’il a perdu en quittant l’Afrique en plein génocide rwandais, lui dont la mère est tutsi dans le livre. Cette énergie du temps retrouvé infuse Petit pays, même dans ses pages définitives : « Il n’y a plus rien à réparer, plus rien à sauver, plus rien à comprendre. L’enfant, à la fin du livre, écrit comme un rescapé. Il entre dans la vie adulte, sans territoire à conquérir, ni fresque à composer. Seuls demeurent l’effacement et la destitution. Et un avenir à inventer sur ce « rien à comprendre » qui traverse l’Afrique après le Rwanda. Faye, de là où il est, nous parle du début du présent. OJG



LE Journal de l’homme pressé © DR

« L’âme de l’homme est comme un marais infect : si l’on ne passe vite, on s’enfonce » disait Stendhal. Chaque mois, suivez au pas de course les aventures de notre envoyé spécial en embuscade dans le tout-Paris …

Sympathie pour le diable

V

erre avec Sebastião Salgado qui me raconte avoir passé quarante-sept jours sans se laver dans la tribu des Nenets, au fin fond de la Sibérie. Ça ne se sent pas. Salgado m’assure ne pas avoir peur des crocodiles lorsqu’il les photographie allongé comme eux à quelques mètres de leur inquiétant museau. « Ils ont plus peur de moi que moi d’eux. Pour eux c’est moi le vieux crocodile inquiétant venu troubler leur quiétude ! » J’en oublie un pince-fesses organisé pour Michel Houellebecq. Il paraît que Jack Lang ressemble de plus en plus à Monique avec ses fards à paupières et ses fonds de teints oranges, m’assure Stéphanie des Horts. A vérifier. Déjeuner avec Gérard Desarthe, que l’on devrait voir plus souvent au théâtre. Il se souvient avec une tendresse quelque peu effarée de Loulou, son élève au Conservatoire plus concerné par les filles que par Pirandello. Loulou? Louis Garrel. Desarthe me raconte que, dans un tout autre genre, Laurence Page 12 / TRANSFUGE

Olivier se demandait comment reproduire le cri

effrayant de quelqu’un qu’on égorge. Le génie anglais s’était rendu dans un abattoir et avait écouté le cri atroce d’un veau auquel on arrachait la langue encore vivant. Et il avait su. Encore un effort, gentils petits acteurs... Dîner avec Fabrice Luchini à la Coupole. Après nous avoir bien amusé sur François Hollande, le comédien déclare à mon voisin de table, hétéro déclaré, qu’ils font tous les deux très couple d’antiquaires gays de L’Isle-sur-la-Sorgue. Le voisin de table se demande si Luchini ne lui fait pas de la retape. L’adieu à l’ami oublié. J’ai bien connu le réalisateur Charles Najman à 21 ou 22 ans. Il était petit, désespéré et drôle, fumant et parlant sans cesse, d’une pirouette mentale l’autre, comme des prises invisibles de Kung Fu Panda. Un Libé plié en baguette de pain continuellement sous le bras droit. Buveur, viveur, dragueur, tchatcheur, séducteur, attirant, lassant. Tout et son contraire.


Le journal de l’homme prEssé De lui j’avais aimé La mémoire est-elle soluble dans l’eau ? Je l’avais un peu oublié et il est mort. Me voici à son enterrement une fin d’aprèsmidi ensoleillée. Un joueur de bongo mène le dernier bal de cet amoureux d’Haïti. Après le discours sensible et juste de Claude Arnaud, les prises de paroles se succèdent, parfois drôles, parfois moins. Parfois justes, parfois moins. Daumier aurait adoré croquer ce vieux rocker chevelu à la sombre silhouette arachnéenne, ces antédiluviens soixante-huitards, ces anciens drogués émaciés à bout de souffle. L’éloignement dans le temps fait le même effet qu’une focale que l’on doit régler pour obtenir un point net. Il me faut un certain délai d’observation pour reconnaître dans cette actrice en surpoids la beauté des années 80 avec laquelle j’ai passé pas mal de temps alors. Fabrice Luchini ferme les yeux, allongé dans l’herbe, t-shirt à rayures rentré dans son jean, curieuse mode que je n’avais pas observée depuis Patrick Swayze dans Dirty Dancing . Anne Fontaine, Bertrand

Bonello, Fabrice Langlade, Patrick Bouchitey, François Margolin, Laurence Sudre, sont là. Solange, la mère de « Charly », une cousine de Rosa Luxemburg, qui a survécu à Auschwitz,

à la disparition de son mari et de son autre fils, Maurice, tient le coup. Un jour, Charly a écrit un scénario sur un type qui se sachant condamné par le cancer, décide de supprimer sa mère car il est dans l’ordre des choses qu’une mère meurt avant son fils. Le projet s’appelait La Solution finale. Avant de nous disperser, nous entamons une variété de danse vaudou autour du cercueil en versant du rhum Barbancourt, au son de « Sympathy for the Devil » des Stones. Ainsi va la vie. Et ce qui lui succède. « Vieillir n’est pas fait pour les poules mouillées », disait Bette Davis. Najman, assurément, n’en était pas une. Thé chez Françoise et Jean d’Ormesson à Saint-Florent en Corse, sur cette partie de la rive que l’éditrice Malcy Ozannat surnomma aimablement un jour « la côte pourrie », en hommage aux mœurs apparemment dissolues qui régnait entre les trois maisons voisines ( celle des d’Ormesson mais aussi celles de Paule de Beaumont et de Maurice Rheims ). Jean d’O très en verve en dépit ses problèmes de santé, relit les épreuves de son prochain livre : « Il est très mince, c’est l’idéal après tout. Pas trop de travail pour l’auteur ni pour le lecteur ». A propos de l’élection de Marguerite Yourcenar à l’Académie Française qu’il avait ardemment souhaitée : « Lévi-Strauss m’avait dit : « je n’ai rien contre les femmes mais on ne touche pas aux règles de la tribu. » Albert Cohen m’avait sidéré : « jamais je n’aurais l’idée de voter pour une femme si laide, si je faisais partie de l’Institution. » Quand Yourcenar a été élue, pendant deux ans, tous les discours commençaient par « Messieurs ». Elle ne comptait pas. Elle n’est d’ailleurs jamais venue ». Jean me raconte l’histoire de ce candidat blackboulé qui en voulait à un académicien d’avoir trahi sa promesse de voter

pour lui. Le « traître » lui répondit : « je vous avais donné ma parole, je n’allais pas en plus vous donner ma voix ! » A propos de l’immortel Philippe Beaussant, un invité de notre tea-party lance : « il est mort après nous avoir fait mourir d’ennui ». Le meilleur pour la fin : « Dans son discours de réception à Jacques de Bourbon Busset, Michel Déon lui dit ceci : « Ici, Monsieur, tout est prévu : si jamais vous tombez malade, vous trouverez un médecin parmi nos éminents collègues, si vous avez des ennuis judiciaires, vous pourrez compter sur un excellent avocat. Si vous souhaitez vous confesser, vous trouverez un homme d’église. Vous trouverez même des écrivains, mais alors là, vous vous sentiriez en terre totalement inconnue ». Dîner parisien avec à ma droite la fille de maître Lombard, elle-même avocate à Marseille. Cela me rappelle une confidence très gore que m’avait faite le célèbre ténor du barreau, un soir chez lui Rive gauche lors d’un dîner avec Charlotte Rampling : « J’avais dû, en tant qu’avocat de la famille d’ Yves Montand assister à l’exhumation du corps de la star, exigée par la justice afin de prélever son ADN et ainsi vérifier si la jeune femme ayant déclaré être sa fille l’était vraiment. Après l’ouverture du cercueil, des légistes avaient placé son cadavre sur une table de dissection. J’avais décidé de fixer ses chaussures afin de ne surtout pas regarder le reste. Manque de chance, l’une des chaussures est tombée, avec le pied dedans. » Bon pied, bon œil, il est temps de filer à SaintTropez pour me remonter le moral. J’atterris chez une amie dans une villa de dix chambres. La piscine est, paraît-il, connue pour les partouzes homériques qui s’y sont déroulées dans les années 2000. Il n’y a que des filles, la plupart effrayantes de beauté. L’amant de mon amie a réglé la note de location mais a rejoint Paris. Il ne se passe pourtant rien, la nuit, quand je me jette à l’eau, assez ivre, dans un remake pathétique de La Piscine pendant que les créatures lascives s’enfilent des Spritz en se roulant des pelles… Ma partouze se limitera dans mon lit à un cinq contre un. Lors d’un dîner en ville, je retrouve le photographe Hervé Nabon, avec lequel j’avais passé quelques bons moments dans les années 90. Le lendemain, je me retrouve sur un yacht de 70 mètres de long appartenant à un Français « dans la finance à Londres », entouré de vieilles peaux qui ressemblent comme deux gouttes de botox à leurs filles, également présentes, à force de ravalement de façades bionique totalement monstrueux. Et réciproquement. Une amusante jeune femme reçoit, entre la langouste et le caviar, un appel d’une responsable de Pôle Emploi lui demandant si elle est bien en train de chercher du boulot. Pas vraiment, doit-elle admettre. Veut–elle être radiée ? Pourquoi pas… La conversation s’envenime. « Si mon inscription ne me donne pas droit à une réduction pour le maillot intégral, je m’en fous ! » Fin de la discussion. Retour à la langouste. news / Page 13


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