Novembre 2015 / N° 92 / 6,90 €
adonis
Choisissez le camp de la culture
Dans l’Islam, la femme n’est qu’un sexe
Le meilleur de la nonfiction : Martín Caparrós, Charlotte Rampling, Nicolas Winding Refn, Leonardo DiCaprio
Rencontre à New York avec le Dandy vampire Nick Tosches
Michel Franco : Pourquoi est-il l’un des meilleurs réalisateurs du moment ?
virginie despentes : essayiste de gauche, Alexandre Sokourov romancière de droite hante le Louvre M 09254 - 92 - F: 6,90 E - RD
3’:HIKTMF=YU[^U^:?a@a@t@m@a";
“PRENANT, ÉBLOUISSANT,
FIDÈLE À L’ESPRIT DE FLAUBERT” LE FIGARO
“UNE « BOVARY »
PLUS POIGNANTE QUE JAMAIS” TÉLÉRAMA
“UNE ADAPTATION
SENSIBLE ET INTENSE
DU CHEF D’ŒUVRE DE FLAUBERT” LA CROIX
M I A WA S I K O W S K A R H Y S I FA N S EZRA MILLER LOGAN MARSHALL-GREEN H E N RY L LOY D - H U G H E S ET
PA U L G I A M AT T I
F E S T I VA L D U F I L M D E
TO R O NTO SÉLECTION OFFICIELLE
F E S T I VA L D U F I L M D E
F E S T I VA L D U F I L M D E
SÉLECTION OFFICIELLE
SÉLECTION OFFICIELLE
T EL LU R I D E
JOUR2FÊTE PRÉSENTE
U N F I L M DE S OPH I E BARTH E S
ADAPTATION :
M A DAMEB OVARYL EFIL M
MME BOVA RYLE F ILM
AU CINÉMA LE 4 NOVEMBRE
LON D R E S
Adonis et sa bombe féministe contre l’islam
N
par Vincent Jaury
ous avons beaucoup hésité avant de mettre Adonis en couverture. Il sort deux livres, passionnants l’un et l’autre, un de poésie, Le Livre III (al-Kitâb), l’autre politique, Violence et islam. Transfuge est un des rares magazines à suivre de près la littérature arabe. Au cours des dernières années, nous avons interviewé le poète palestinien Mahmoud Darwich (dont nous reparlerons d’ailleurs le mois prochain), fait notre couverture sur le grand romancier égyptien Gamal Ghitany, défendu longuement Alaa al-Aswany, donné la parole il y a quelques mois à l’éditeur de la collection Sindbad d’Actes Sud, Farouk Mardam-Bey, afin qu’il nous révèle les différentes tendances de la littérature arabe contemporaine. Et en 2009, nous rencontrions une première fois Adonis à Paris où il habite depuis 1985, pour son ouvrage Le Regard d’Orphée, livres d’entretiens où il revenait sur sa biographie. Pas le genre ici à stigmatiser l’islam dès que possible, nous l’avons prouvé au cours des ans. Il n’en demeure pas moins que lorsque celui qui est considéré comme le plus grand poète arabe vivant (il est celui qui à travers la revue Shi’r introduisit le poème en prose contre la métrique arabe classique), celui qui depuis des années est inscrit sur la liste du prix Nobel de littérature, dégaine un livre de colère contre l’islam, on ne le passe pas sous silence. Rien dont on ne puisse parler dans ces colonnes. Surtout quand Adonis, contrairement à un Houellebecq, s’attaque à l’islam du point de vue du féminisme et de la laïcité, et non sur l’idée du grand remplacement. Au-delà de la rivalité qui court dans les médias entre bien-pensants et réactionnaires, le poète chiite syrolibanais Adonis analyse, scrute, décortique avec une grande connaissance le Coran et le monde arabe d’aujourd’hui, à l’aide de la psychanalyste Houria Abdelouahed, brillante bourdieusienne et bataillienne. Le constat est pour lui, pour eux, sans appel et il fait froid dans le dos : la violence est intrinsèque à l’islam, et prend sa source dans le Coran : « C’est un texte extrêmement violent. J’ai compté quatre-vingts versets sur la Géhenne (l’enfer). […] Le kufr (mécréance) et ses dérivés figurent dans cinq cent dix-huit versets, le supplice et ses dérivés font l’objet de plus de trois cent soixante-dix versets. Sur trois mille versets, cinq cent dix-huit portent sur le châtiment. » Il donne un exemple de verset consacré aux mécréants : « Nous jetterons bientôt dans le Feu […] ceux qui ne croient pas à nos Signes. Chaque fois que leur peau sera consumée, nous leur en donnerons une autre afin qu’ils goûtent le châtiment. » Adonis donne d’autres exemples, très nombreux, sur le rapport de l’islam aux femmes. Là encore, le Coran est intraitable. Un verset parmi tant d’autres : « Si elles montrent une indocilité, reléguez-les dans des chambres à part, et battez-les. » Vous allez me dire oui, mais c’est le texte, mais qu’en est-il des sociétés arabes d’aujourd’hui ? Là encore, le constat est affligeant. Ces sociétés religieuses n’auraient pas évolué depuis
livres
le début de l’islam. Houria Abdelouahed se rend compte que les mots misogynie, machisme ou sexisme n’existent pas en arabe. De quoi faire plaisir à Zemmour. Pour Adonis, « la mentalité de l’homme musulman et arabe demeure profondément religieuse. Sa structure mentale et psychique est religieuse. Elle est empreinte de domination, de pouvoir et d’emprise. La femme se trouve dans cet engrenage sans véritable issue. » Pour ce défenseur du Femen, ce poète qui écrit que l’univers est féminité, la honte absolue de l’islam est la manière dont cette religion, encore aujourd’hui, peut-être encore plus aujourd’hui, traite les femmes, qui ne sont, comme le dit la phrase que nous avons choisie sur notre couv, « qu’un sexe ». Une seule solution selon Adonis pour sortir de ce dangereux islam : séparer l’État de la religion. Créer non plus des musulmans, mais des citoyens. « Tant que la religion va de pair avec le pouvoir », écrit-il, tant que la religion musulmane est institutionnalisée, c’est-à-dire dans la sphère publique, aucun progrès ne sera possible. Et dans aucun pays arabe cette séparation n’existe. Premières victimes ? On l’aura compris, les femmes. Le scandale pour Adonis est avant tout cet « assassinat » symbolique ou réel des femmes dans l’islam. Daech, à ce titre, est pour l’auteur non une rupture, mais bien une continuité, certes monstrueuse, de ce qui existe dans le Coran. Il y a cependant deux raisons d’espérer : la violence extrême de Daech pourrait mettre fin à des siècles de règne islamique. Il pourrait y avoir une prise de conscience des Arabes de la dangerosité de l'interprétation littérale du Coran et des conséquences monstrueuses qu’elle peut engendrer. La deuxième raison est liée à la première : selon Adonis toujours, la nouvelle génération arabe est laïque. Elle aimerait entrer dans la modernité et y entrerait si les dictatures dans lesquelles elle vit ne l’en empêchaient. Pour finir, Adonis se définit comme un cosmopolite. Écoutez-le : « Je suis comme un arbre dont les racines auraient poussé de tous les côtés et dont les branches se déploieraient sur toutes les portes, dans toutes les directions, y compris vers l’Europe. […] Mon engagement est civilisationnel. Il est fondé sur un métissage humain et culturel. » Sa poésie se nourrit de mythologie grecque, arabe, de poètes français. Il est le contraire des réactionnaires à la Finkielkraut obsédés par le repli identitaire, et de l’islam tel qu’il le définit dans cet ouvrage-bombe. ÉDITO / Page 3
sommaire N°92 / novembre 2015
Nick Tosches
Page 62
dossier
© Simon Cave
Page 28
Page 3
On ouvre le bal
Page 28
DU CÔTé DE LA LITTéRATURE
Édito livres 6 / On
prend un verre avec Sophie Barthes.
28 / Conciliabule : Rencontre
dans un bar de SoHo avec l’écrivain le mieux habillé de New York et spécialiste de rock Nick Tosches pour son roman Moi et le diable.
chroniques 8 / Le
36 / Sélection
Libanais Jabbour Douaihy se souvient de son pays. 18 / C lub
50 / Remous :
nez dans le texte de François Bégaudeau 10 / La bonne séquence de Nicolas Klotz 12 / Des essais de Yannick Haenel 14 / Le projecteur de Caroline Fourest 16 / Le
Librairie de Paris évoque pour nous la rentrée littéraire. 22 / La librairie Les Guetteurs de vent nous donne ses coups de cœur. 24 / L’interview à la loupe de Catherine FruchonToussaint. 26 / En coulisse, nous rencontrons Martine Saada, directrice des documentaires sur Arte. 20 / La
Page 4 / TRANSFUGE
des meilleurs romans du mois. cinéaste et dorénavant romancier, se déshabille pour Transfuge. 48 / Le meilleur du polar 49 / Le meilleur du poche 46 / Xavier Durringer,
Si Virginie Despentes signe des essais de gauche, ses romans sont finalement ancrés à droite.
56 / Reportage : Les
écrivains coréens se confient à nous, à Séoul, sur leur goût pour la poésie française, l’Histoire et le chamanisme.
62 /
Dossier : le meilleur de la nonfiction
Transfuge vous offre une sélection de livres passionnants de ciné et de littérature, du grand poète syrien Adonis et sa colère contre l’islam à l’essai méticuleux sur Leonardo DiCaprio, en passant par le livre monstre sur la faim du romancier Martín Caparrós. Sans oublier notre rencontre avec l’immense Charlotte Rampling.
CINÉMA EXPOSITIONINSTALLATIONS FILMS, RENCONTRES JUSQU’AU 15 NOVEMBRE 2015
michel franco © Gregory Smith
Page 90
SUR LES éCRANS
Édito ciné 90 / L’événement ciné :
après son chef-d’œuvre Después de Lucía, Michel Franco revient en beauté avec son glaçant Chronic. Décidément l’un des tout meilleurs réalisateurs du moment.
96 / Sélection films : On
a vu beaucoup de films, mais on a sélectionné pour vous les meilleurs du mois. Dont celui d’Alexandre Sokourov, Francofonia, un hymne mélancolique à la beauté de l’art.
109 / DVD
112 / En
ville
GIANIKIAN RICCI LUCCHI YERVANT GIANIKIAN ET ANGELA RICCI LUCCHI
Yervant Gianikian, Angela Ricci Lucchi : Oh, Uomo, 2004, © Yervant Gianikian, Angela Ricci Lucchi © Centre Pompidou, direction de la communication et des partenariats, 2015 - conception graphique : Ch. Beneyton
Page 88
Dans le cadre du
En partenariat média avec
j’ai pris un verre avec…
Sophie Barthes
par Maud Antigna photo Benjamin Chelly
D
ans le cocon d’un hôtel au charme typiquement parisien, l’hôtel de l’Abbaye, on plonge dans une bulle romantique rappellant étrangement l’univers du second film de notre interlocutrice du jour. Une lumière chaude, des couleurs d’automne et une musique douce. Douce comme la voix
Je crains de me prendre
une énorme claque en France Madame Bovary avec Mia Wasikowska, Henry Lloyd-Hughes, Ezra Miller… Jour2Fête sortie le 4 novembre
de Sophie Barthes qui ne s’excuse pas d’être là mais presque d’avoir osé s’attaquer à ce joyau de la littérature française qu’est Madame Bovary. Avec qui plus est un casting et une production américaine qui lui font craindre de « se prendre une énorme claque en France ». Mais cette « fervente admiratrice » de Flaubert n’a pas résisté à la tentation à la lecture du scénario de Felipe Marino qui dépoussière en douceur le chef-d’œuvre avec un œil moderne sur cette jeune femme prisonnière de son mariage, de ses crédits et surtout de son époque. Pour Sophie Barthes qui « vit au Etats-Unis depuis presque dix-sept ans » cette idée du surendettement évoqué par Flaubert reste très contemporaine, surtout après la crise des subprimes dont elle
Page 6 / TRANSFUGE
a été témoin. Malgré ses doutes, la cinéaste a relevé le défi d’abord parce qu’elle aime prendre des risques. Un peu comme Emma Bovary, le personnage de roman avec qui elle a vécu pendant ces trois dernières années. Un film c’est très long alors autant être en bonne compagnie. Ce challenge représentait aussi une belle occasion de renouer avec ses « racines françaises » en tournant dans le Perche. Sa mère était prof de français, donc « c’était le livre dont on parlait beaucoup à la maison ». Or on ne se lasse pas de Flaubert. « Il vaut mieux se planter avec panache que de ne rien faire du tout, c’est ma philosophie. » Alors elle a voulu offrir enfin un nouveau regard sur ce chef-d’œuvre, celui d’une femme cinéaste car Sophie Barthes se dit résolument féministe. Elle l’assume comme Flaubert l’était déjà bien avant l’heure. Or Flaubert c’est Bovary, et la Bovary c’est un peu nous tous. Ceux qui la méprisent et la jugent n’ont rien compris à la complexité du personnage ou « alors c’est qu’il y a un problème ». Comme l’auteur, la cinéaste est sans doute le meilleur avocat de son personnage pour qui Flaubert avait lui aussi une grande compassion. Enfin, c’est son « interprétation du regard de Flaubert sur Emma Bovary ». Une adaptation poétique très réussie avec un travail sublime sur la photographie, la lumière et les costumes faits à la main dont elle pourrait parler des heures pour rendre hommage à chaque artisan du tournage. « En fait le chef op, c’est mon mari, sourit-elle, donc on travaille en amont sur la peinture. » On comprend mieux comment l’amour de l’image crève ainsi l’écran à chaque plan. Quand on la compare à Sofia Coppola pour son ambiance et son grain à couper le souffle, elle rougit du compliment avant d’éclater de rire comme une enfant. Son réalisateur préféré ? Ingmar Bergman sans hésitation même si elle aime beaucoup Woody Allen. Du côté des femmes, elle a un faible pour Jane Campion mais il n’y a pas assez de femmes dans le cinéma à son goût. Son prochain film tournera sans doute autour de la même problématique, celle des femmes. Avec l’adaptation d’un roman d’Edith Wharton cette fois. Dans un style plus comique mais avec le même souci d’esthétisme et de dose homéopathique de psychanalyse. Car rien n’est sans doute plus jouissif pour elle que de mettre à nu l’âme de ses personnages. Oui, plus encore que féministe, on peut dire que Sophie Barthes est une âme humaniste.
« ROMANTIQUE ET POP ! DONZELLI AU SOMMET ! » TRANSFUGE
Rectangle Productions présente en Coproduction avec Wild Bunch – Orange Studio – France 2 Cinéma – Scope Pictures – Framboise Productions
Anaïs Demoustier
Jérémie Elkaïm
© 2015 RECTANGLE PRODUCTIONS – WILD BUNCH – ORANGE STUDIO – FRANCE 2 CINÉMA – SCOPE PICTURES – FRAMBOISE PRODUCTIONS. TOUS DROITS RÉSERVÉS. CRÉDITS NON CONTRACTUELS.
Un film de
Avec
Valérie Donzelli
Frédéric Pierrot, Aurélia Petit, Raoul Fernandez, Catherine Mouchet, Bastien Bouillon Sami Frey Géraldine Chaplin Valérie Donzelli Jérémie Elkaïm Jean Gruault
avec la participation de
et
Scénario
et
- D’après une idée et un scénario original de
Le cliché à la lettre
B
par François Bégaudeau
Notre désir est sans remède Mathieu Larnaudie Actes Sud 240 p., 19,30 e
utinant dans Notre désir est sans remède, l’abeille lectrice relève la récurrence d’une tournure : « afin de voler, comme on dit, de ses propres ailes » ; « c’est une gamine de vingt ans, prometteuse comme on dit » ; « sûre d’elle, de ses charmes comme on dit » ; « au faîte de sa carrière comme on dit » ; « ses débuts prometteurs comme on dit ». Le phénomène pourrait être pris pour un tic, et la critique s’arrêter là. Mais aussi pour la tenace précaution locutoire d’un auteur qui sait que, racontant le parcours d’une actrice hollywoodienne des années trente-quarante, il passe après ; après la foison de récits attachés aux pas d’une créature dont la carrière « qui, comme on dit, ne parvenait pas à décoller », s’envole grâce à l’homme « qui l’avait, comme on dit, prise sous son aile », et permet que sa beauté crève l’écran des « salles noires » devenues « dit-on, les nouvelles cathédrales de l’humanité ». Hollywood ayant été abondamment conté par Hollywood soi-même, très tôt enclin à fictionner ses coulisses, ce déjà dit est surtout un déjà-vu – comme on dit là-bas. Sam Goldwyn, juif polonais passé de vendeur de gants à producteur nabab a un air familier, et l’opposition entre le « Broadway rouge » et les divertisseurs de la côte Ouest, est si typique que le dramaturge Clifford Odets dévoyé en scénariste eût pu s’appeler Barton Fink, et l’héroïne dont les projecteurs brûleront les ailes – un « destin brisé comme on dit », impulsé par une vocation qui, « comme chacun sait, se doit forcément d’être née d’une souffrance et d’une nécessité (d’une nécessité issue d’une souffrance) » – porter mille autres noms que Frances Farmer. Partant de là, que faire ? Dans cette forêt de situations éculées, quel chemin singulier se frayer ? Il y aurait, on l’a vu, la stratégie défensive : prise de distance avec les récits antérieurs, le « comme on dit » ou le « comme chacun sait » pouvant déléguer au « bien sûr » le soin de signaler qu’on ne prétend pas réinventer l’eau tiède ni le vingtième siècle : « De l’URSS elle n’aura bien sûr vu que ce qu’on lui en avait montré. » Il y aurait la stratégie, plus offensive, de prendre les clichés comme une information de première main. Comme du réel. Ce que rend possible la confusion ontologique produite par le règne spectaculaire : « Il ne saurait pas dire non plus si les deux officiers en tenue auxquels il rend leur salut d’un coup de doigt sur le Borsalino sont deux policiers qui patrouillent ou deux figurants qui rentrent chez eux en bavardant. » Et plus loin des hôtes avinés d’une fête mondaine s’égayent dans la piscine avec « une bouteille de champagne au poing, maintenue à bout de bras, comme pour se conformer à l’image
Page 8 / TRANSFUGE
le nez dans le texte
d’insouciante décadence qu’en toutes circonstances Hollywood se doit à elle-même ». Puisque Hollywood a fini par se ressembler, que l’image « douée d’une vie propre » devient la vie même, que le réel imite le cinéma, les codes finissant par se prendre pour une nature (le flic qui arrête Frances « fait le flic, il a des gestes de flic, il joue son rôle de flic »), c’est faire œuvre de réalisme que de broder de clichés un roman sur le spectacle. Comme le reconnaît Clifford, le gauchiste allergique à Hollywood, « les images vous avaient désappris à voir ; pourtant […] l’essentiel de ce qu’il savait du monde, c’était par les images qu’il l’avait appris ». D’où Mathieu Larnaudie tire-t-il les « carrioles surchargées qui contenaient leur unique fortune » sur quoi s’embarquent les chercheurs d’or, où a-t-il vu un producteur à cigares « tamponner son front humide avec son mouchoir », sinon dans des films ? Cinquante voyages sur place n’empêcheraient pas que l’Amérique soit pour nous, gens d’Europe, une banque d’images. Ce bouchon peut être poussé. Non plus seulement assumer le cliché, mais le redoubler. Le cinéma impérial fige la réalité en cliché? On figera le cliché. Larnaudie diffracte le continuum du biopic en une suite non-chronologique de tableaux, séparés d’ellipses-canyon. Tableau 1 : un plateau de tournage. Tableau 2 : un épisode de jeunesse. Tableau 3 : une sauterie chez le producteur. Tableau n : la chambre new-yorkaise de Frances et Clifford. Tableau n + n, et point ultime de ce devenir-tableau de la réalité : une photo authentique prise dans le commissariat où Frances atterrit après un esclandre. On joue la fixité contre l’image qui bouge, la stase contre le défilé du scénario. Alors que le patrimoine iconique qu’elle recycle semblait la rendre superflue, la littérature alors peut faire valoir ses compétences spécifiques. Nul mieux qu’elle ne sait suspendre le temps, émietter le tableau en détails, renverser capricieusement les hiérarchies romanesques : au commissariat un bout de tapisserie robbegrilletesque dont Frances « restaure la collure disjointe, qui tient quelques secondes en l’état puis se détache, et, de nouveau, se recourbe imperturbablement » prend plus d’importance que la story trop connue de la déchéance. Que peut le texte avec les images rebattues ? Se les repasser, mais en variant les angles, en changeant les focales : « en recadrant la photo sur son visage, on pourrait presque la croire sortie d’un film ».
PASTORALE PRODUCTIONS présente
Un film de
Otar IOSSELIANI
RUFUS Amiran AMIRANASHVILI Pierre ETAIX
Mathias JUNG
Enrico GHEZZI Milé STEVIC Baptiste BLANCHET Fiona MONBET Avec la participation amicale de Mathieu AMALRIC, Anatole LIEBERMANN et Tony GATLIF
HARD RAIN
U
Norte, la fin de l’histoire
de Lav Diaz avec Sid Lucero, Archie Alemania, Angeli Bayani… Shellac sortie le 4 novembre
par Nicolas Klotz
n plan fixe en plongée depuis une colline. Le paysage est immense, croisée des chemins, mélange de zones d’herbe verte et de sable clair, illuminé par la douceur d’un soleil généreux de fin de journée. Une jeune mère, pauvre, très digne, dit à la jeune fille qui l’aide avec ses deux enfants de retourner à la maison pour prendre l’argent et ses bijoux qu’elle a cachés dans la cuisine. Le jeune mère prend ses deux enfants et s’éloigne sur le chemin. La jeune fille s’éloigne sur l’autre, hésitante, revient, repart. Traveling latéral en plongée. La jeune mère marche fièrement avec ses enfants sur le chemin de sable qui longe un canal, face au soleil lumineux déclinant. Ils marchent, fièrement, vers le suicide. La marche est impressionnante. La hauteur et le mouvement de la caméra épousent la force de décision et la liberté qui habitent la jeune mère, et la solidarité quasi animale de ses enfants. Contre-plongée, la jeune mère tient sa fille et son petit garçon par la main au bord d’une falaise. Ils regardent vers nous, dans le vide. On sent déjà la chute. Mais plus le plan dure, plus le doute s’infiltre et apparaît une lueur d’espoir qui augmente avec la durée du plan. Plan fixe d’un manège multicolore, tout en brillances, les lumières tournent à toute vitesse en même temps que nos têtes. Le point est fait dans la profondeur sur une zone mince de l’image, tout le reste est flou. Une vingtaine d’enfants surgissent du flou au net au flou au net au flou sur leurs chevaux de bois qui montent et qui descendent. Nos yeux, comme des animaux, cherchent à toute vitesse, dans le mouvement, entre les flous, les deux enfants de la jeune mère. Le cinéma chasse la chute dans le suicide par le mouvement. Diff icile de s’arrêter sur une unique séquence de Norte sans avoir l’impression de rétrécir la dynamique cosmique du film. On aura beau tenter de décrire, de raconter les discussions entre les intellectuels, les paysages magnétiques, les paysans, la folie, la culpabilité, la prison, la douceur, les meurtres, la pauvreté, le christianisme, le paganisme, la politique, les animaux ; on n’arriverait pas à toucher la surface de la pellicule de ce film avec la même force que nos regards. Ni à être touchés avec une puissance comparable à la manière dont le film nous regarde. « A Hard Rain’s Gonna Fall », chantait Dylan dans les années soixante. Une pluie hard. C’est un peu la nature de l’orage qui hante tout le cinéma de Lav Diaz, dont Norte est le huitième long métrage. Mais le tout premier à arriver depuis les Philippines jusque dans une, deux, trois salles de cinéma en France. Norte,
Page 10 / TRANSFUGE
la bonne séquence
la fin de l’histoire a été présenté à Un certain regard la même année que La Vie d’Adèle (cent quatre-vingt-sept minutes). C’est son film le plus bref (deux cent cinquante minutes). Les autres planent joliment autour de six, sept, huit heures. Avec neuf films aujourd’hui, Lav Diaz est sans aucun doute un des cinéastes majeurs du cinéma contemporain mondial. Avec Norte, plus volontairement commercial que ses films précédents et que son film le plus récent, From What Is Before (Léopard d’or au Festival de Locarno 2013), Lav Diaz se pose à la fois un défi cinématographique – comment ne pas perdre la radicalité majestueuse de son cinéma en suivant un scénario assez classique – et narratif – comment prolonger la puissance narrative de cinéastes du siècle dernier comme Akira Kurosawa ou Satyajit Ray sans cesser d’être absolument contemporain. Si le deuxième défi est totalement réussi, pour le premier, c’est un peu plus compliqué tant la nature du cinéma de Lav Diaz est électriquement réfractaire à tout ce qui ne lui est pas absolument vital. Et même si le mélodrame habite tous ses films, c’est moins par le scénario lui-même que par la manière presque abstraite, mais toujours extrêmement terrienne, avec laquelle il construit ses plans et leur durée que le mélodrame nous bouleverse en mutant vers quelque chose de plus métaphysique. Une métaphysique des Philippines comme Tarkovski filmait celle de l’ex-URSS. À l’échelle des bouleversements de l’Histoire, des grands bouleversements d’aujourd’hui ou des bouleversements plus intimes de ses personnages. Les durées dans le cinéma de Lav Diaz ne se posent jamais comme une manière d’esquiver ou d’imposer la mise en scène. Elles nous rapprochent des personnages, de leurs sentiments, des mouvements de leurs pensées, de leur destin collectif. Générant un temps qui avance par cercles, par plusieurs cercles en même temps. Orageux et planant, Norte, la fin de l’histoire peut être vu comme un contrechamp du magnifique et prophétique film de Robert Bresson, L’Argent (quatre-vingts minutes). Une rétrospective des neuf films de ce cinéaste passionnant sera présentée au Jeu de Paume du 3 novembre au 5 décembre. Belle occasion de jeter définitivement à la poubelle les rapports au temps et à la narration usés jusqu’à la moelle, qui font peut-être le bonheur de l’industrie du divertissement, mais qui défigurent chaque jour davantage la place du cinéma dans le monde.
document non contractuel
IDÉALE AUDIENCE, ZÉRO ONE FILM, N279 ENTERTAINMENT présentent
Le projet Homo Sacer
I
par Yannick Haenel
L’Usage des corps
de Giorgio Agamben traduit de l’italien par Joël Gayraud Seuil / L’ordre philosophique 400 p., 26 e
l arrive qu’un philosophe soit traversé par une pensée en même temps qu’il la traverse. Cette pensée se déploie en lui tandis qu’il la découvre ; elle s’élargit et déborde le territoire où elle a surgi, au point d’envahir ce qui lui était extérieur et d’affecter des notions qu’à travers son mouvement elle qualifie à neuf : cette pensée repense ce qui a été pensé avant elle – autrement dit, elle devient une œuvre. Ainsi de ce que Giorgio Agamben, il y a une vingtaine d’années, a commencé à baptiser « Homo sacer » à partir d’un terme du droit romain archaïque, dont la fortune contemporaine, dans le domaine philosophico-politique, a été immense. L’Usage des corps, sous-titré Homo Sacer, IV, 2, est le neuvième et dernier volume consacré à cette tentative pour repenser intégralement ce qu’il en est du lieu même de la politique. À travers la notion d’homo sacer, qui devient au fil de son œuvre une véritable analytique existentiale de l’exclu, Agamben réinvente la notion de paria : la violence du pouvoir souverain consiste à produire ce que Agamben nomme, par opposition à la vie qualifiée du citoyen (bios), la « vie nue » (zôè) — c’est-à-dire cet état dans lequel on se trouve exposé intégralement — et sans médiation — aux dispositifs de coercition de la société, comme dans le cas des déportés, des bannis, des réfugiés. L’« homo sacer » désigne une vie dont le pouvoir peut disposer sans être pénalisé : une vie qui peut être mise à mort sans que l’on commette d’homicide. Et il est patent que tout ce qui peut être mis à mort l’est effectivement : il en va ainsi des procédures d’exclusion par lesquelles le monde planétaire ne cesse aujourd’hui d’aggraver son arraisonnement politico-sacrificiel. Figure conceptuelle – véritable Dasein biopolitique –, l’homo sacer est ainsi devenu, dans l’actualité de ces vingt dernières années, le nom secret des sans-papiers – et plus généralement de tous ceux que les sociétés occidentales mettent au ban. C’est précisément cette idée de ban que la pensée d’Agamben redéploie avec radicalité : non seulement il y perçoit l’horizon juridico-policier des structures politiques dites démocratiques, mais aussi le lieu auquel elles assignent ceux qui échappent à l’homologation économique. En cela, la pensée de Agamben propose, après le marxisme, d’interroger ce dont le capitalisme ne veut pas – son reste, son déchet.
Page 12 / TRANSFUGE
des essais
L’homo sacer, c’est le déchet biopolitique du capitalisme : ainsi témoigne-t-il, avec violence, de notre époque infâme ; à cet égard, il n’est pas indifférent que l’enquête archéologique de Agamben découvre le « musulman » – c’est-àdire le déporté en phase terminale des camps d’extermination – comme le précurseur de cette nouvelle marchandise que sont les exclus, et considère le camp comme le paradigme de nos sociétés de contrôle. Existe-t-il une politique pour l’homo sacer ? Si les damnés de la terre sont privés de révolution, qu’en est-il d’une politique qui saisirait la désubjectivation subie pour la retourner contre les dispositifs de coercition ? Giorgio Agamben trouve une clé dans saint Paul : ce que celui-ci nomme « usage » désigne des conduites de vie qui désactivent le pouvoir : l’usage est une pratique à laquelle on ne peut assigner le sujet. C’est le sens du « comme non » paulinien : celui qui est esclave, s’il en fait usage sur le mode du comme non, n’est plus esclave. Il ne s’agit plus de s’opposer, comme dans le projet révolutionnaire du Vieux Monde – mais, d’une manière anarchiste, de déposer, de révoquer, de destituer toute forme de pouvoir sur soi : « Une forme-de-vie, écrit Agamben, est ce qui dépose sans cesse les conditions sociales où elle se trouve vivre, sans les nier, mais en en faisant usage. » C om ment u n tel u sage peut- i l êt re proprement politique ? La réflexion d’Agamben s’est ouverte ces dernières années aux formesde-vie qu’ont inventées saint François d’Assise et les franciscains, lesquels, en refusant la propriété, font seulement usage des biens. Quelque chose de la pauvreté relève d’un horizon libre. Quelque chose de l’ingouvernable gît au cœur du monde paria. Cet ingouvernable-là, dont les migrants et les sans-papiers sont l’exemple, devient une politique. Précisément parce qu’ils sont sacrifiés, et n’ont rien, ils possèdent – sans l’avoir – quelque chose (ce que Agamben nomme l’« usage ») : une possibilité qui est à la fois le sens de la politique à venir, la direction silencieuse d’un agir et l’étincelle d’une souveraineté nouvelle (celle du non-pouvoir). Alors ce qui vient, c’est l’étrange sagesse d’une abstention libérée d’elle-même. C’est le contraire absolu de la société – son alternative philosophique. C’est la richesse inconnue, inappliquée, rayonnante de l’« homo sacer ».
Ahaha Dictateurs !
Le projecteur
par Caroline Fourest
C
Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit et sans armes de Srdja Popovic traduit de l’anglais par Françoise Bouillot Payot 288 p., 15 e
omment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit et sans armes, l’homme qui signe ce livre est serbe, pas très connu, fan des Monty Python et ne jure que par Peter Gabriel. Ses jambes ont tremblé lorsqu’à la fin d’un concert à Belgrade, son idole a fermé le poing et rendu hommage à son mouvement, Otpor ! Un nom que connaissent désormais des révolutionnaires égyptiens, ukrainiens, iraniens ou syriens. Srdja Popovic en a rencontré beaucoup et initié certains à l’action révolutionnaire pacifique. Grâce à une philosophie de l’action symbolisée par Gandhi ou Martin Luther King, théorisée plus récemment par les livres de Gene Sharp, mais surtout grâce à son expérience personnelle. Car ce garçon s’y connaît en révolution réussie. Avec quelques copains, un peu d’humour, du courage et une vraie stratégie, il a renversé Milosevic. C’était il y a quinze ans. La Serbie étouffait entre propagande nationaliste, guerre haineuse contre ses voisins et bombardements de l’OTAN. Mais comment se révolter sans armes, sans être aussitôt arrêtés et brisés ? L’une des premières idées d’Otpor ! est de recouvrir les murs de Belgrade d’un graffiti : un poing fermé noir. En une nuit, il a suffit de quelques personnes pour donner le sentiment d’une masse prête à se lever. Restait à briser la peur. Le livre du co-fondateur d’Otpor est bourré d’idées, hilarantes et efficaces, pour humilier un dictateur. Comme ce jour où ils ont dessiné le visage de Milosevic sur un vieux bidon rouillé, déposer le bidon dans un endroit du centreville très fréquenté, avec une fente pour mettre une pièce et une batte de baseball à ses pieds. La consigne disait : « Casse-lui la figure pour un dinar ». Les premiers passants hésitèrent, puis sourirent. Un courageux mit une pièce dans la fente et se fit plaisir, bruyamment. Une queue se forma. Tout le monde voulait jouer. Qu’allait faire la police ? Embarquer des citoyens pour avoir tapé un bidon ou embarquer
Page 14 / TRANSFUGE
le bidon ? Elle arrêta le bidon, se ridiculisa, et la peur recula… Petit à petit, grâce à plusieurs opérations de dérision, jusqu’au soulèvement de masse, jusqu’à faire tomber le dictateur. Bien sûr, la recette n’est pas infaillible. En Serbie, le fait de se faire arrêter et tabasser était devenu « cool ». En Iran ou en Syrie, les opposants politiques sont torturés, liquidés et ne reviennent jamais. Mais Srdja Popovic a réussi à convaincre des activistes égyptiens ou ukrainiens que l’action pacifique restait plus efficace que l’action violente, même face à la pire des barbaries… Des études le prouvent, le cas syrien aussi. Quand l’opposition pacifique est débordée par l’opposition violente, en l’occurrence djihadiste, le tyran au pouvoir a de meilleures chances d’apparaître comme un moindre mal. Où en serions-nous si tous les opposants syriens ressemblaient à Ahmed Zaino ? Réfugié en France, ce jeune syrien défiait le pouvoir en lançant sur des marches des balles de ping-pong colorées, recouvertes de slogans en faveur de la liberté… Les Frères Riahi l’ont filmé dans Everyday rebellion, un documentaire léché sur cette génération qui tente de dénoncer le pire par le doux, d’Otpor à Occupy Wall Street, en passant par le mouvement Vert en Iran. Ces insurrections générationnelles, plus anecdotiques en démocraties, tétanisent les régimes autoritaires comme la Russie, surtout depuis le Printemps arabe et les Pussy riots. Obsédés par les « révolutions de couleur », verte en Iran ou orange en Ukraine, Poutine et ses trolls complotistes attribuent désormais la moindre rébellion à la CIA ou au milliardaire Soros. La réalité est plus simple. Avec un peu d’esprit rock et du culot, grâce à quelques astuces stratégiques, aux nouvelles technologies et à la montée en puissance de la société civile, la rue possède un pouvoir décuplé. Elle n’a plus besoin d’états étrangers ou d’argent pour se libérer de pouvoirs injustes. Une nouvelle terrifiante pour tous les dictateurs.