Décembre 2014 / N° 83 / 6,90 €
Choisissez le camp de la culture
voyage au pôle nord
avec fridtjof nansen dossier
antonin artaud
retour sur
harold lloyd entretiens fleuve avec
werner herzog et peter fonda M 09254 - 83 - F: 6,90 E - RD
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LE
POR T R A IT I N T I M E E T FA S CI N A N T D ’U NE IC ÔN E D E L A M US I Q UE
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DARK STAR
© 2014 PULSE FILMS LTD – THE BRITISH FILM INSTITUTE – CHANNEL FOUR TELEVISION CORPORATION. Tous droits réservés.
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FILM4 CORNICHE PICTURES PULSE FILMS ET THE BRITISH FILM INSTITUTE PRÉSENTENT PHI FILMS ET GOLDIN FILMS PRODUCTIONUNE PULSE FILMS / JW FILMS UN FILMDE IAIN FORSYTH & JANE POLLARD "20 000 JOURS SUR TERRE" (20,000 DAYS ON EARTH) AVEC NICK CAVE MONTAGE DE LA MUSIQUE DIRECTEUR DE NICK CAVE & WARREN ELLIS ARTISTIQUE SIMON ROGERS SON JOAKIM SUNDSTRÖM PHOTOGRAPHIE ERIK WILSON IAIN FORSYTH & JANE POLLARD NICK CAVE DE JONATHAN AMOS A.C.E. DIRECTEUR PRODUCTEURS CO-PRODUCTEUR ALEX DUNNETT DÉLÉGUÉS THOMAS BENSKI LUCAS OCHOA ANNA HIGGS TABITHA JACKSON HANI FARSI PHOEBE GREENBERG PENNY MANCUSO PAUL GOLDIN PAUL GRINDEY PRODUIT RÉALISÉ PAR JAMES WILSON & DAN BOWEN PAR IAIN FORSYTH & JANE POLLARD EN COLLABORATION AVEC
SCÉNARIO DE
AU CINÉMA LE 24 DÉCEMBRE
par Vincent Jaury
Il est temps de déserter : Artaud, Nansen, Lloyd et les autres
L´
en plein chaos
excitation des prix littéraires est tombée. Et un goût amer nous reste. À quoi bon ce remue-ménage, franchement ? Comme l’écrivait Léautaud à propos des écrivains obsédés (déjà) par les prix littéraires : « Être ainsi, comme un bon élève, qui a bien travaillé, et à qui l’on donne une récompense. » Difficile devant tant de mascarade de ne pas approuver le solitaire diariste. De grogner un peu avec lui. Alors on se console, on fuit, on ouvre, on rouvre les classiques. Pour notre plus grande joie. Au moins deux livres en cette fin d’année ont attiré notre attention, et un coffret. D’abord ce livre extraordinaire pour les lecteurs d’Antonin Artaud, Artaud et l’Asile (Séguier), de Laurent Danchin et André Roumieux. C’est une réédition augmentée, corrigée, d’un livre paru en 1996, une véritable enquête, sur près de huit cents pages, à laquelle se sont consacrée les deux auteurs. Une enquête qui, pour la première fois, permet de reconstituer l’intégralité du dossier médical d’Artaud. Rien de plus justifié pour cet anarchiste dont la maladie traversa violemment toute sa vie et toute son œuvre. Rappelons que dès 1925, dans sa correspondance avec l’académique Jacques Rivière, il parle de sa maladie de l’esprit, plus que de littérature qu’il exècre à sa manière. Le livre traite de la période qui court de 1937, date où il se fait arrêter à Dublin en plein délire, et où il se fait interner à l’hôpital psychiatrique de QuatreMares à Sotteville-lès-Rouen puis à Sainte-Anne, à 1943, année où il se fait transférer à Rodez, où il subira cinquante-huit électrochocs. Toutes les archives du psychiatre de Rodez Gaston Ferdière ont été exhumées. Ce qui donne à voir le quotidien morne, répétitif d’Artaud sur cette période. Le mérite du livre est de dépouiller Artaud de l’aura romantique qui l’a entouré toute sa vie. Il est montré à nu, souffrant comme une bête. Dans un tout autre genre, pour les passionnés de récits d’aventures, paraît pour la première fois le journal in extenso d’un des plus grands explorateurs de la fin du xixe siècle, le Norvégien Fridtjof Nansen. Lecteurs de Jack London, vous devriez apprécier ce Vers le pôle (éditions Paulsen), récit de ce voyage extraordinaire. Tentative d’atteindre le pôle Nord en traversant l’Arctique alors que personne n’y était jamais parvenu. Le bateau, le Fram, partira le 23 juin 1893 de Norvège, avec Nansen, un scientifique et un équipage de douze personnes. Il s’agira d’un étrange voyage immobile sur la banquise... Enfin, un magnifique coffret consacré à Harold Lloyd (Carlotta) sera disponible pour Noël. Ce qui n’est que justice rendue à ce réalisateur burlesque, cet acteur aux lunettes d’écaille s’accrochant à la pendule d’un building, qui marqua les années muettes du cinéma, et malheureusement oublié au profit de Chaplin et de Keaton. Nous tentons de le réhabiliter dans ces pages. Bonne fin d’année à toutes et à tous. ÉDITO / Page 3
sommaire
N°83 / décembre 2014
Page 3
On ouvre le bal
En plein chaos 6 / On prend un verre avec un passionné de poilus
Jean-Pierre Guéno
chroniques nez dans le texte de François Bégaudeau 10 / La bonne séquence de Nicolas Klotz 8 / Le
12 / On
lit le journal du provocateur Nicolas Chemla, qui s’attaque au luxe.
14 / C onan Doyle, post mortem, retrouve sa
mémoire... de son intérêt pour la boxe à la chasse aux phoques, en passant par la création de son personnage Sherlock Holmes. chiffrée de Bernard Comment, un des meilleurs éditeurs parisiens.
16 / L’interview
18 / BD
20 / Club
22 / L’avis des libraires
la loupe, on interview Élisabeth Roudinesco sur sa magnifique et précise biographie de Sigmund Freud.
24 / À
Page 4 / TRANSFUGE
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DU CÔTé DE LA LITTéRATURE
Conciliabule : l’écrivain irlandais et critique littéraire John Banville s’entretient
longuement avec Transfuge. À propos de vieillesse, de désir et de cinéma.
32 / On ouvre les pages littéraires par un entretien avec John Burnside, qui signe le roman
hanté L’Été des noyés.
36 / Côté
polar, on lira sans hésitation le légendaire Lawrence Block.
choisit cinq poches, dont Le Maître du jugement dernier de Leo Perutz : plongée dans la bonne société autrichienne du début du xxe siècle.
38 / On
déshabille en tout bien tout honneur Franck Courtès, qui lâche l’appareil photo pour saisir la plume.
40 / On
se remue les méninges sur le succès du livre d’Emmanuel Carrère, Le Royaume. Ou comment un écrivain arrive si bien à séduire les lecteurs.
42 / On
24, rue de Maubeuge, 75009 Paris Tél. : 01 42 46 18 38 www.transfuge.fr Directeur de la rédaction Vincent Jaury Rédacteur en chef cinéma Damien Aubel Rédactrice en chef littérature Oriane Jeancourt Galignani Rédaction Philippe Adam, Jean-Paul Chaillet, Clara Dupont-Monod, Fabrice Hadjaj, Yannick Haenel, Romane Lafore, élise Lépine, Marine de Tilly, Catherine Lorente, Frédéric Mercier, Sophie Pujas, Louis Séguin, Ariane Singer, Arnaud Viviant Chroniqueurs François Bégaudeau, Nicolas Klotz édition Gilles Chauvin Conception et réalisation graphique Fabien Lehalle Direction artistique Danielle Zetlaoui Photographes Thomas Chéné, Olivier Roller Illustrateurs Laurent Blachier, Eric Drooker, Laurindo Feliciano, Antoine Moreau-Dusault, PieR Gajewski
Page 48
SUR LES éCRANS
On a vu quelques films ce mois-ci, mais on vous a sélectionné les quatre meilleurs du mois. Dont un énorme coup de cœur pour le Mr Turner du peintre du cinéma Mike Leigh.
Couvertures Laurent Blachier, Marc-Antoine Coulon Gérant Vincent Jaury Responsable Publicité et Partenariats Amandine Dayre Tél. 01 42 46 18 38 - Mobile : 07 88 37 76 45 amandine.dayre@transfuge.fr TRANSFUGE.FR Agence e-Lixir
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Page 54 Beaucoup de livres, beaucoup de DVD pour la période de Noël. Comme chaque année, Transfuge revient sur les classiques, en ne passant pas par la case beaux livres papier glacé. Au moins deux livres et un coffret ont attiré notre attention : la biographie médicale d’Antonin Artaud, Artaud et l’Asile, de Roumieux et Danchin ; le journal de bord, Vers le pôle, de l’expédition au pôle Nord de l’explorateur Nansen ; et le splendide coffret qui rassemble les plus grands films de l’injustement oublié Harold Lloyd.
Dossier
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États des lieux de Philippe Adam
j’ai pris un verre avec Dans La Peau du Soldat inconnu Le Passeur 187 p., 16 e
Jean-Pierre Guéno
par Oriane Jeancourt Galignani photo Thomas Chéné
O
n a parlé Grande Guerre. Il faut dire que JeanPierre Guéno connaît son sujet et n’est pas homme à perdre son temps. Il nous attend au premier étage des Éditeurs, carrefour de l’Odéon. Jean-Pierre Guéno a l’énergie et la rigueur d’un bourreau de travail, qui nous confie n’avoir dormi qu’une poignée d’heures la nuit précédente, pour écrire au petit matin. Infatigable archiviste, il se plonge depuis des dizaines d’années dans des documents oubliés, parfois méprisés, les lettres, témoignages des Poilus. Ces milliers de mots, parfois maladroits, parfois splendides, il les a réunis il y a quelques
Ces soldats ont tout de même eu le temps d’être heureux
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années dans un recueil, Paroles de poilus, lu par plus de trois millions de Français. Aujourd’hui, il quitte son rôle d’historien pour se faire écrivain et revêtir le casque et le destin tragique de quelques soldats tombés pour la France, ou ayant survécu à la boucherie de 14-18. Dans la peau du soldat inconnu révèle l’audace de celui qui connaît parfaitement son sujet et s’offre la liberté d’en faire un roman, en donnant corps et voix à différents soldats qui, tous, pourraient être couchés sous l’Arc de triomphe. « Le phénomène du soldat inconnu est unique en Europe », nous explique-t-il. « Sur un million cinq cent mille Français qui ont été tués à la guerre, il y en a un tiers, c’est-à-dire cinq cent mille, qui n’ont jamais été identifiés. Une famille sur trois n’a jamais eu la certitude scientifique de la mort du défunt. Il y a vingt ans encore pouvait persister dans certaines familles le fantasme que le soldat n’était pas mort, qu’il avait refait sa vie en Westphalie. » Et c’est sur cet inconnu volatilisé que Jean-Pierre Guéno projette ses sept personnages, tous des soldats réels, dont Jean-Pierre Guéno a lu les lettres du front. « J’ai repris les mots de ces gens qui sont des enfants de l’école pour tous de Jules Ferry et qui ont des capacités étonnantes d’expression. » Parmi eux, Étienne Tanty, apprenti philosophe, Maurice Maréchal, immense violoncelliste, Martin Vaillagou, entrepreneur maçon, ou Alain-Fournier, mort sur le champ d’horreur après n’avoir écrit qu’un roman, Le Grand Meaulnes. « Alain-Fournier est représentatif de ces jeunes hommes qui ont tout de même eu le temps d’être heureux et d’aimer », JeanPierre Guéno décrit en souriant ces quelques années de joie. À la fin du livre, on découvre même une soldate inconnue, devenue célèbre aujourd’hui... Jean-Pierre Guéno pourrait poursuivre inlassablement sur l’énigme de ces hommes tombés depuis un siècle. Cet enthousiasme qu’il incarne, et qu’il applique aussi au musée des Lettres et Manuscrits dont il dirige la culture, s’avère une nécessité : le dernier Poilu est mort, c’est au tour des historiensécrivains de transmettre leurs récits.
“L’OUEST LE VRAI” , “L’OUEST, LE VRAI” DES ROMANS "WESTERN" CHOISIS ET PRÉSENTÉS PAR BERTRANDCHOISIS TAVERNIER DES ET PRÉSENTÉS PRÉSENTÉS DES ROMANS ROMANS “WESTERN” "WESTERN" CHOISIS ET PAR PAR BERTRAND BERTRAND TAVERNIER TAVERNIER
“J'ai “J'ai choisi choisi ces ces romans romans pour pour leur leur originalité, originalité, pour pour leur leur fidélité fidélité aux aux événements événements historiques, leurs personnages attachants, le qu’ils créent, “J'ai choisi cespour romans pour leur originalité, pour leur fidélité aux événements historiques, pour leurs personnages attachants, le suspense suspense qu’ils créent, – art d’évoquer paysages dont leurs historiques, pour leur leurs attachants, suspense créent, – mais mais aussi aussi pour pour leur artpersonnages d’évoquer des des paysages si siledivers divers dontqu’ils leurs auteurs auteurs sont amoureux :: Oregon, Texas, L’Ouest, le – mais aussi pour leur artDakota, d’évoquer des Arizona, paysagesWyoming... si divers dont leurs auteurs sont amoureux Oregon, Dakota, Texas, Arizona, Wyoming... L’Ouest, le vrai vrai :: quel irrésistible:dépaysement !” Texas, Arizona, Wyoming... L’Ouest, le vrai : sont Oregon, Dakota, quel amoureux irrésistible dépaysement !” BERTRAND TAVERNIER quel irrésistible dépaysement !” BERTRAND TAVERNIER
PRIX
BERTRAND TAVERNIER
NOUVELLE COLLECTION, LE 6 NOVEMBRE EN LIBRAIRIE DU MEILLEUR ROMAN ADAPTÉ AU CINÉMA 2014 NOUVELLE COLLECTION, LE 6 NOVEMBRE EN LIBRAIRIE
ACTES SUD ACTES SUD
le nez dans le texte
la chronique de françois bégaudeau
Le dehors au-dedans
O
Une vie à soi Laurence Tardieu Flammarion 192 p., 18 e
n a assez déploré la tendance contraire pour ne pas saluer l’ancrage sociologique assumé de ce roman autobiographique : XVIe arrondissement « aux larges trottoirs bordés de mar ronniers », appar tement haussmannien, domestiques, expositions au Jeu de Paume, soirées à l’opéra, piano, danse classique, rallyes, école privée puis institution religieuse, vacances d’été et d’hiver dans des stations suisses. De même, on a assez martelé qu’une telle vie, haute-bourgeoise et donc déficitaire en matière, exposait au dépérissement, pour ne pas se féliciter que Laurence Tardieu dresse le même diagnostic, tantôt en citant Diane Arbus commentant son enfance dans le New York upper class (« J’étais enfermée dans un climat d’irréalité »), tantôt en parlant d’elle : « Je ne me heurte à rien, comme si rien de réel n’existait autour de moi. J’aimerais me cogner aux choses. Mais où donc est le réel ? » That is the question. Prisonnière de la ouate cossue, où trouver la « sortie du décor » qui accède au réel ? Aller voir du côté des pauvres ? Prêter attention aux « enfants portugais » du quartier (comprenons : enfants de concierges), à l’unisson de la petite Diane s’arrêtant sur « des gens vivant dans des abris précaires » après la crise de 29 ? Piste à peine explorée. L’amour ? S’installant avec « G » dans un appartement du IXe, Laurence T n’opère qu’une transhumance très conventionnelle d’un biotope bourgeoiscatho à un biotope bourgeois-cool. En fait, l’évasion de Laurence ne sera pas d’ordre social. C’est au milieu du salon familial qu’a lieu le coup de théâtre de la fin de la deuxième partie, par lequel Laurence met un terme à vingt-deux ans passés dans la « masse cotonneuse ». S’avançant au-devant de ses parents, elle prodigue une déclaration scandaleuse, révolutionnaire, guévariste : « Je dis, j’articule : je veux écrire. J’ai fini mes études, j’ai maintenant mon diplôme, je veux écrire. » L’ailleurs d’une vie de riche n’est donc pas l’installation en caravane au bord du périph, mais l’écriture. Cela dit, l’un n’empêche pas l’autre. L’écriture peut servir de voie d’accès à l’altérité, comme Arbus approcha les fous par la photo. Mais, hormis une page sur un atelier d’écriture avec des « malades psychiatriques », ce n’est pas du tout cela que Laurence T entend par écrire. Cantonné à un usage complaisamment intransitif, écrire ne transite vers rien. Verbe sans complément d’objet. Écrire ici n’aura pas d’autre objet qu’écrire.
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Nous savons que cette circularité en vase clos se traduit souvent par un recours immodéré à l’anaphore. Il est injuste que le mérite de la popularisation de cette figure qui s’écoute parler soit revenu à François Hollande, alors que des dizaines d’écrivains sous-durassiens ne cessent de la pratiquer, et Laurence Tardieu plus souvent qu’à son tour. Au hasard : « Dans ce monde-là, je suis une enfant courageuse, drôle, intrépide. Dans ce monde-là je n’ai pas peur, j’ai une énergie féroce, je sais ce que je fais. Dans ce monde-là, je vois clair. » Ou bien : « Elle regarde autour d’elle. Elle regarde les arbres, elle regarde les visages, elle regarde le ciel, elle regarde la lumière. Elle regarde. » Ou cet autre passage qui, verrouillant chacune des phrases aux deux bouts, dit et réalise la forclusion de l’écrit intransitif : « Je découvrais la lenteur de l’écriture. Je découvrais la musique de l’écriture. Je découvrais la jouissance de l’écriture. » Cette écriture envisagée comme sa propre finalité, cet acte de parole vu comme libérateur en soi, est évidemment modélisée par la psychothérapie. Mettre des mots sur les maux, etc. En guise d’échappatoire à son marigot de riche, Laurence Tardieu plonge dans ce qu’elle appelle son intériorité. À croire qu’en matière de dehors, une bourgeoise ne peut s’offrir que ce dedans – et rien n’accuse mieux une haute extraction que cette limite. Par extension, une chose n’intéresse qu’en tant qu’elle résonne avec soi, que le soi s’y retrouve, identifie, reconnaît. L’autre vaut s’il est mon double, mon jumeau. Devant les photos d’Arbus : « Je reprenais possession de moi » ; « Je retrouvais mon histoire. » Lisant des écrits sur elle : « Ils faisaient écho à quelque chose en moi ; quelque chose que je sentais replié au plus profond de moi. » Découvrant une lettre de la même à son frère : « J’entendais mes propres mots. » Admirant les personnages d’une pièce de Jon Fosse : « Je suis leur cœur et leur corps brûlant, je suis leur histoire, leur passé et leur présent. » À rebours des déclarations d’intention (« Aller vers ce qu’on ne connaît pas, quoi de plus excitant »), écrire selon Laurence revient à une médiation entre soi et soi – « J’allais à la recherche de ma propre voix », « Je me coule en moi. Je me rassemble. » L’écriture, présentée comme l’avion qui fait décoller vers l’autre, enracine dans le même : « Il n’y a qu’en écrivant que je reste la même que moi. » Dès lors tout est clair, pacifié : Une vie à soi étant un livre pour soi, il est tout à fait normal et programmatique qu’il importe davantage à son auteure qu’à moi.
« C’est fou, C’est fort. un grand roman . » Delphine Peras, L’Express
« goolriCk est un sCorsese romantique . » Oriane Jeancourt Galignani, Transfuge
« une éléganCe morale qui est la marque des prinCes. » Olivia de Lamberterie, ELLE
« robert goolriCk nous bouleverse. plus douCe sera la Chute. » Françoise Dargent, Le Figaro littéraire
« un Coup de maître qui vous happe, vous éblouit et vous serre la gorge. » Alexandre Fillon, LIRE
« de la grâCe, surtout d'une langue exaltée qui vous empoigne pour
vous lâCher dans l'arène des vanités, avant d'y faire surgir une émotion que vous pensiez enterrée, aveC les dernières valeurs . » Jeanne de Ménibus, Le Figaro Magazine
Anne Carrière
la bonne séquence
la chronique de nicolas klotz
La fureur de (ne pas) vivre Anatomie d’une séquence de Mercuriales, de Virgil Vernier.
U
Mercuriales
avec Ana Neborac, Philippine Stindel Shellac sortie le 26 novembre
n jeune Noir apichatpongien dans la lumière métallique d’un ascenseur. Ellipse. Il suit un agent de sécurité blanc dans les labyrinthes des sous-sols des Mercuriales, ces deux tours noires qui bordent le boulevard périphérique et qui donnent son nom au film. L’homme parle vite, précis. Dans cet univers qu’on imagine assez facilement comme un cauchemar, une belle tendresse passe entre eux. Le jeune homme écoute les consignes, les instructions, les conseils. On est vite débordé par la nébuleuse souterraine des procédures. Le jeune homme écoute, impassible, hochant la tête. Il est question de feu, de suicides, d’assurances. Passe biométrique. Ellipse. Une vingtaine d’écrans de surveillance. Nous sommes dans la salle de contrôle qui scanne les accès, parkings, ascenseurs, escaliers, limbes, labyrinthes, cerveaux, inconscients, de ces tours très seventies, bardées de technologie de contrôle d’aujourd’hui. La procédure de transmission bien huilée, en mode mission spatiale, est interrompue par la présence un peu abrupte d’un jeune homme sur un des écrans. Le jeune homme vient de faire effraction dans un des parkings et s’adresse directement à la caméra de surveillance. Quelques secondes plus tard, le jeune homme est éjecté en douceur par les agents de sécurité. La violence serait plutôt du côté du jeune homme, mais il se laisse gentiment éjecter. Le jeune Noir regarde en direct, comme s’il était au cinéma, mais sur l’écran de surveillance enneigé. Le jeune homme noir est maintenant assis dehors avec une agent de la sécurité. Noire, elle aussi. Elle est belle, puissante, dans son uniforme bleu sombre. SÉCURITÉ. La nuit est urbaine. La jeune femme, tendre, ironique, douce, lui demande s’il sait se battre. Il chuchote à peine oui. Elle le met au défi. Ils se lèvent. Elle lui demande de l’attaquer par-derrière, lui fait une prise, il se retrouve aussitôt par terre. Elle rigole. Ils recommencent. Elle l’initie à l’amour, au sexe, à la bagarre, à sa survie de jeune Noir. Elle est une déesse. Qu’on la nomme Mercure, Venus, Junon, Angela Davis, Christiane Taubira, peu importe… C’est le genre de rencontres qui peut changer une vie, voire même un destin. Dans Mercuriales, on sent que Virgil Vernier, cinéaste régulier, a lui aussi fait quelques rencontres comme ça. Avec des cinéastes qui planent ici et là. Des cinéastes des deux côtés du boulevard périphérique. L’importance de la rencontre. D’autant plus que c’est une rencontre qui est au centre de son film. Mais contrairement au cinéaste qui a rencontré des films, mais aussi beaucoup d’amis avec qui il a appris à se battre pour faire ses films, ses deux héroïnes ne rencontrent pas grand-chose d’autre que leur
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propre vide. Comme ces deux tours posées là depuis les années soixante-dix et qui ne font rien d’autre que de s’exposer aux regards des automobilistes. Tours jumelles. Deux filles bien victimes, qui n’ont pas grand-chose à défendre, ni à dire. Et que le cinéaste regarde se noyer sans rien faire. Les filles, par définition, minaudent, fument beaucoup, tiennent un journal intime avec de grands mots, s’habillent « comme des putes » (mais n’en sont pas), ont des boulots de merde ou pas de boulot, bossent dans des clubs échangistes très glauques. L’une ne pense qu’à la thune (qu’elle n’aura jamais), rêve à une carrière de danseuse (mais elle n’a pas appris à danser), à son enfance (à jamais perdue) comme un tombeau recouvert de housses plastique pour la protéger de la poussière. L’autre s’en sort un peu mieux parce qu’elle peut rêver d’un ailleurs, rôder dans la nuit avec une barre de fer, casser une cabine téléphonique, un pare-brise de voiture. Alors que dans les dix premières minutes du film, on a le sentiment d’assister à un cinéma en pleine mutation, transgressif et insolent, la suite désespère un peu tant ces deux filles acceptent sagement d’être éjectées de la vie par le cinéaste. Pourtant, le film nous parle d’une guerre qui se propage(ait) partout à travers l’Europe / des temps de violence / une histoire qui se passe(rait) dans des temps reculés où vivaient deux sœurs… Le souci, c’est que malgré l’existence de cette guerre qui aurait contaminé l’Europe, sensée apporter une profondeur (mais surtout pas trop) à son film, le cinéaste se dissimule dans une zone d’illisibilité politique qui efface les contours de l’époque, des révoltes et de l’engagement. Camouflage très tendance qui n’empêche pourtant pas d’alterner éloges et condamnations morales. Éloge de la bataille pour le jeune Noir apichatpongien qui terminera militaire français. Éloge du désengagement social pour les deux filles que le cinéaste condamne à une régression sans avenir. Éloge de la bataille pour un jeune Français converti à l’islam qui tente de réveiller une des deux filles en pleine descente pendant son anniversaire. Éloge des personnages qui luttent à la périphérie du film, alors qu’au centre, en plein cœur, ses deux héroïnes meurent de ne pas vivre. Dans Mercuriales, ce qui est clair avec les Noirs, c’est la couleur de leur peau et leur histoire. Les Blancs ne sont même pas plus opaques, ils sont délavés, dissous. Illisibles, aussitôt qu’on s’éloigne de la périphérie du film. On parle ici et là du rivettien Céline et Julie vont en bateau – effet seventies comme certains plugins pop. On aurait plutôt envie de poser en face du film de Vernier un autre film : J’ai pas sommeil de Claire Denis. Magnétique, de bout en bout, dans l’engagement qu’elle exprime vis-à-vis de tous ses personnages – homosexuels, vieilles dames, Noirs, jeunes filles, jeunes hommes, Blancs, policiers, assassins, acteurs, figurants. Sa manière de filmer la périphérie en plein Sacré-Cœur. Film mutant, parfaitement lisible et trouble, dans toute la beauté oblique, hybride, et férocement engagée de son cinéma.
© Abbie Trayler-Smith
En plEin sièclE dEs lumièrEs, plongEz dans lEs ténèbrEs du cimEtièrE dEs saints-innocEnts...
« Une des merveilles de l’année. J’ai adoré ! » Gérard Collard « Le Magazine de la santé », France 5 Librairie La Griffe noire
« Paris comme vous ne l’avez jamais lu. » Emily Vaquié, Café Powell
304 pages 18 €
« Chaque détail de ce roman évoque immédiatement et de façon saisissante le Paris du xviiie siècle… Si vous avez aimé Le Parfum de Patrick Süskind, vous aimerez ce livre. » Daily Express
Lire un extrait
www.piranha.fr facebook/editionspiranha
on ouvre le bal / Page 11
le journal de
© DR
Elle déverse un torrent de foutre et de sang, de bites et de couteaux
Nicolas Chemla, spécialiste du luxe, auteur de l’enquête Luxifer, pourquoi le luxe nous possède, nous plonge dans son hiver frénétique et voluptueux.
Mardi 14 octobre
Il faut lire et relire le radical et visionnaire Du trop de réalité, ou encore Les Châteaux de la subversion, d’Annie Le Brun, référence majeure de mon Luxifer. Avec l’expo Sade, elle prend d’assaut le musée d’Orsay et déverse un torrent de foutre et de sang, de bites et de couteaux, sur un Paris qui n’a rien vu venir. Elle qui reprochait à l’époque de tout aplatir, notamment par la récupération institutionnelle de la subversion, parvient ce tour de force de maintenir intacte la verticalité de la vision de Sade au cœur du système. Et nous rappelle l’essentiel : du noir naît la lumière, et réciproquement. Le cœur imaginaire du luxe bande encore.
Luxifer, pourquoi le luxe nous possède Séguier 152 p., 18 e
Samedi 18 octobre
Place Vendôme, le plug anal de McCarthy, magnifique et roublard rappel au désordre en plein cœur de la grande place du luxe, s’effondre. Fini de rire. Paris refuse de voir l’évidence : la grande frénésie quasi sexuelle du Noël qui s’annonce, l’indécent et insatiable appétit de consommation trouvent pourtant bien leur origine dans la même chaleur obscure et fondamentale que le désir. Comme Bonello et son merveilleux Saint Laurent, McCarthy expose ce que l’on ne veut plus voir : c’est bien dans la folie que s’élaborent nos plus fantastiques créations.
Lundi 20 octobre
Les voiles d’acier du nouveau vaisseau amiral de LVMH déchirent un peu plus le réel de leur délirante puissance de feu imaginaire. Le Page 12 / TRANSFUGE
bâtiment fou de Gehry démontre une fois encore l’incroyable pouvoir du luxe de modeler nos villes, façonner nos rêves et transformer le monde à la démesure de ses passions. Le doigt d’honneur de l’architecte dépassé par l’emballement médiatique est à lui seul un concentré de Luxifer : ego délirant, perte de repères et raison égarée, bravade contre l’éternité.
Dimanche 26 octobre
À la gare de l’Eurostar, le contraste est saisissant. À Gare du Nord, le désordre et la misère, à Saint-Pancras, la propreté insolente, « luxe, calme et volupté ». Alors que le reste du Royaume s’enfonce dans la pauvreté, Londres, capitale mondiale du luxe, maintient cette illusion folle : effacer la violence au cœur de sa richesse excessive.
Vendredi 31 octobre
Dans Hell’s Kitchen à New York, la cuisine de l’Enfer, les crimes et pulsions qui ont présidé à l’érection fulgurante du plus grand empire capitaliste de tous les temps se révèlent à la grande nuit. Halloween ici n’est pas pour les enfants. Ici les hommes se déguisent en Catwoman dominatrix dénudées de cuir, les femmes en Marilyn vaudoue, et toutes les créatures de nos rêves les plus noirs défilent en une grande parade sexuelle et terrifiante. Cette année, ce sont les effrayants masques de cire de The Purge qui envahissent les rues, film luxiferien s’il en est : l’asymptote du capitalisme est la possession totale et abusive de la vie d’autrui. Le temps d’une nuit, Luxifer reprend ses droits. L’hiver peut commencer, ses brouillards glacés où se perd la raison, sa longue illusion de mort et de lumières scintillantes, ses nuits de fêtes inversées, de désirs et d’appétits sans limites – sans aucun doute la plus belle saison du luxe.
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