Février 2015 / N° 85 / 6,90 €
Choisissez le camp de la culture
20
romans notre sélection de
étrangers
LITTéRATURE
Faut-il lire le dernier Despentes ? Philippe Sollers : « Avoir bonne réputation est toujours mauvais signe » Cinéma
Dossier : Que vaut le nouveau cinéma français ?
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livres
Retour à la littérature
par Vincent Jaury
L
a terre a tremblé, la république, la démocratie, les journalistes, Charlie Hebdo, les policiers, les juifs de l’hyper, Paris, la France, le monde entier. Dix-sept morts en tout. C’est grave. C’est triste. Insupportable. L’islam radical a frappé fort, très fort. Nous pensons évidemment aux victimes, à leurs familles. Transfuge est Charlie, comment ne pas l’être ? Transfuge est pour la défense de la laïcité, à tout prix. Transfuge est plus que jamais pour la liberté d’expression. Que Mahomet soit caricaturé par un de nos illustrateurs et caricaturistes attitrés, Laurent Blachier, comme sur cette page, très bien. Même pas peur, comme dirait l’autre. On continuera à rire dans ce pays, à s’injurier, s’engueuler, débattre, se foutre de la gueule des uns et des autres, à critiquer, en douceur ou férocement. La France est un bordel organisé. Ce pays a un vieux fond anarchiste, c’est notre âme. Et c’est ce que ces musulmans radicaux ont essayé d’assassiner. Si j’ai bien lu la presse, spécialistes, intellectuels, politiques, maires, députés, Premier ministre, président, nous allons entrer dans une période difficile. Le « rendez-vous au prochain attentat » de Saviano fait froid dans le dos. Une période où ça peut encore sauter, partout. La guerre à l’islam radical est déclarée et l’islam radical est entré en guerre contre la France. Bref on n’est pas sortis de l’auberge. Et elle est même en feu. Attendons-nous à vivre dans la crainte, dans la peur, c’est-à-dire avec la mort. Sentiment désagréable. Bienvenue dans les mois qui viennent. Pour décompresser, parce qu’il va falloir décompresser, certains vont faire du sport, d’autres prendront des vacances prolongées, s’alcooliseront comme Léon Bloy sans soif ou que sais-je encore…
Nous, pour décompresser, on est allés voir Sollers. L’équivalent d’une bonne bouteille de bordeaux. Damien Aubel et moi. Dans le petit bureau de Sollers chez Gallimard, deuxième étage. Odeur de cigarette, forte, livres partout, de lui of course, de Sade, de Bataille, de Lautréamont, de Pleynet, et de tous les morts géniaux avec lesquels il dialogue tous les jours. Pas assez de reconnaissance envers nos morts géniaux, selon lui. Il a sans doute raison. On est allés le voir car c’est toujours très drôle d’aller voir Sollers. Il nous fait son show. On est allés le voir aussi, car il fait paraître un livre, L’École du Mystère. Un livre contre l’école bien sûr, son académisme, cette usine à fabriquer des futurs cadavres comme Sollers l’écrit à peu près (je vois d’ici le penseur de l’ordre moral Finkielkraut froncer les sourcils : « Quoi ? attaquer l’école républicaine alors qu’elle va si mal, notre école, mais ce Sollers est irresponsable… »). On est allés le voir parce qu’on voulait le faire parler des événements, bien sûr. On aime bien l’anarcho-littéraire Sollers, car il se méfie des bien-pensants (Le Clézio et son papier gentillet sur les événements paru dans Le Monde ; le flic Plenel et son affreux tweet du 17 janvier : « L’enfance misérable des frères Kouachi. À lire impérativement pour se ressaisir ») autant que les réactionnaires de tous poils, aigris en chef, si peu dialectiques, si pessimistes à l’excès, si obsédés par la fin des temps, la mort. Il nous en a dit quelques mots, ambigus comme toujours (à lire dans notre entretien), et très vite nous a sommés de revenir à la littérature. Laissons cela au spectacle… C’est ce qu’on a fait dans ce numéro, côté étranger. Respirez, respirez bien fort, vous êtes en partance. Peu à peu, vous oubliez le tremblement de terre parisien… Vous oubliez le mortifère Houellebecq… la sociologue Despentes. Ça y est, vous allez mieux. Vous lisez Rachel Kushner, années soixante-dix, États-Unis, la contreculture, l’Italie, les années de plomb ; vous lisez La Confession de la lionne, Mia Couto, magnifique livre sur le Mozambique, des mythes, des légendes, une guerre ; vous lisez Walter Kirn, vous qui aimez Norman Mailer et le nouveau journalisme, vous êtes servis. Et plein d’autres découvertes encore. Vous êtes maintenant en pleine possession de vos moyens, ailleurs. Dans ces beaux romans, dans le camp de la culture, chez Transfuge. Il n’y a que l’art qui ne mente pas, écrit Henry Poulaille. Vous souriez. ÉDITO / Page 3
sommaire N°85 / février 2015
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On ouvre le bal
Édito livres 6 / On prend un verre avec François Angelier pour
son excellent essai sur Léon Bloy.
chroniques nez dans le texte de François Bégaudeau 10 / Des essais de Yannick Haenel 12 / La bonne séquence de Nicolas Klotz 8 / Le
chiffrée d’Eran Riklis 14 / Abdourahman Waberi retrouve la mémoire, du peintre Turi Simeti aux bidonvilles de Djibouti. 16 / BD 18 / On lit à la loupe le toujours virulent Philippe Sollers. 13 / L’interview
21 / L’avis des libraires 22 / Coup de gueule
Vernon Subutex.
contre le dernier Despentes,
24 / Club 26 / En coulisse,
Manuel Chiche, distributeur à fort caractère, défend son cinéma. 28 / On lit le journal de Valentin Retz, qui revient sur les événements et le mage noir Houellebecq. Page 4 / TRANSFUGE
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DU CÔTé DE LA LITTéRATURE
Dossier Rentrée d’hiver étrangère Oubliez les Houellebecq et les Despentes. Lisez plutôt nos découvertes, les romanciers Walter Kirn, Mia Couto et Rachel Kushner. Et plein d’autres titres à ne pas rater. polar, on lira entre autres le polar du mois, Le Toutamoi d’Andrea Camilleri.
62 / Côté
64 / On choisit quelques poches, dont l’excellent et baroque Bison de
Patrick Grainville.
66 / On déshabille en tout bien tout honneur Michel Crépu, nouvel homme
fort de la NRF.
68 / On
n’oublie pas les classiques, et on fait une lecture de l’autobiographie L’Homme à la clef d’or de G. K. Chesterton, un des maîtres de Borges ou d’Hemingway.
SUR LES éCRANS
Page 72
Édito ciné On a vu beaucoup de films, mais on a sélectionné pour vous les dix meilleurs du mois. Avec un engouement pour un premier film français, Vincent n’a pas d’écailles de Thomas Salvador. Un jeune réal à suivre à la loupe.
Dossier : un nouveau cinéma français émerge depuis
quelques années. L’équipe ciné est plutôt séduite par cette nouvelle mouvance, mais avec des bémols. On fait le point sur la question.
94 / DVD : Métamorphoses
de Christophe Honoré, L’Institutrice de Nadav Lapid et la série Southcliffe. autour de Bande de filles et d’Eden, et ce qui ne va pas dans ces films.
96 / Remous
QUOI DE NEUF EN VILLE ?
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Agenda : les rendez-vous culturels. 103 / Si
vous êtes du côté de Strasbourg, ne ratez pas l’adaptation théâtrale du Flamand David Van Reybrouck, Mission.
104 / Retour 106 / États
sur l’excellent Festival du cinéma européen des Arcs.
des lieux
« C’est bel et bien une forme moderne du conte qu’a employée Abdourahman A. Waberi pour raconter quelques épisodes de la vie de Scott‑Heron, réinventé sous le nom de Sammy Kamau‑Williams, alias “Sammy l’enchanteur”. » Lire
« Une très belle allégorie sur l’artiste et sur sa dimension mystique. » France Inter, Cosmopolitaine
« Au terme de ce mémorable et bouleversant voyage, la Divine Chanson ne vous quittera plus.» RFI, Littératures sans frontière
w w w. z u l m a . f r
j’ai pris un verre avec…
François Angelier
par Frédéric Mercier photo Benjamin Chelly
C bloy ou La Fureur du juste Points 160 p., 7,30 e
e vieux grincheux de Léon Bloy fait l’actu. Le vitupérant, l’enragé, le calotin « Bloy sans soif », l’amateur de tonneaux, l’amateur de Lautréamont et de Sade (oui Sade, on a tendance à l’oublier), est de retour. Un vrai croisé de la plume comme les aime François Angelier qui lui consacre son nouvel essai : La Fureur du juste et qui nous reçoit dans son fief du Café des Ondes face à la Maison de la Radio. Entre deux gorgées de bière, je lui demande pourquoi Bloy, ce catho intégral aujourd’hui, à l’heure où les intégristes nous donnent envie de tourner de l’œil, à l’heure où la laïcité est plus que jamais de mise. Pour Angelier, la réponse ne fait pas un pli, la question n’est pas là : « Bloy est l’une des singularités et des inventions les plus absolues de la langue française. » En bon élève, je lui balance illico ma salve de clichés sur son écriture vomie aux hyperboles. Angelier tempère mes exclamations sur le phrasé dégueulé : « Sa langue, contrairement
Dans le viseur de Bloy : les tièdes, les pisse-froid, les bien-pensants à ce que l’on croit, n’est pas expectorée. Au contraire, elle est conçue mot à mot, avec méticulosité, comme un sniper qui assemble les pièces de son fusil. » Si Bloy a fait le choix de l’hyperbole, c’est parce que la macroscopie chez lui est l’outil de la Révélation. « Pour montrer le Mal avec précision, avec une exactitude rigoureuse, il est indispensable de l’exagérer », écrivait Bloy en 1904 dans son Journal. Muray était lecteur de Bloy. L’animateur de la déviante émission Mauvais genres sur France Culture a la métaphore militaire à propos de cet « insurgé ». Dans le viseur de ce catho intégral : les tièdes, les pisse-froid, les bien-pensants, les républicains et surtout les bourgeois catho qui éteignent à petits feux la flamme du vrai catholicisme. Bloy : « Si une chose me donne l’horreur et du dégoût, c’est bien le journalisme catholique tel que je le vois pratiqué ici. […] Je trouve simplement cela immonde. » Pour A ngelier, Bloy est un intransigeant moral : « Bloy ne transige pas avec l’Absolu. » Bloy ne transige
pas, il détruit beaucoup : Zola, Bourget (qu’il traite de « raclure de tiroir »), Huysmans (ami puis ennemi), Sainte-Beuve (« cet escargot sans clairvoyance »), Barrès (« production huileuse »). Il est d’une parfaite méchanceté. Mais là n’est pas le propos d’Angelier qui préfère aller (avec excellence) sur la mystique bloyenne, doloriste dans les boyaux de la Vierge éplorée, du côté de sa conversion par son mentor Barbey d’Aurevilly. Persuadé de son élection, Bloy « a la colère de la justice, comme son disciple Bernanos ». Et le maître mot de sa mystique évangéliste : « la douleur ». Bloy souffrit toute sa vie, la perte d’êtres chers, l’insalubrité (il était « en déshérence »), la précarité, la méconnaissance de son travail. Peu comprirent le sens de sa mission et le rôle que jouait son écriture « mutante ». L’intransigeance de Bloy fut sa croix. Avec son regard bienveillant, éprouvé par la pauvreté, « Bloy est moderne, ce n’est pas une relique », tonne Angelier. Qu’en est-il alors de cette étiquette d’antisémite qui lui colle à la moustache, témoin la censure récente du Salut par les juifs. Angelier se courrouce : « Idiotie, c’est un des rares philosémites du xixe siècle. » Enivré par la voix de mon prédicateur, j’en oublierais presque de lui demander ce qu’il fait des clichés véhiculés par des personnages caricaturaux comme Nathan dans Le Désespéré. Angelier concède que Bloy cède parfois à une tradition judéophobe du catholicisme d’alors. Mais il se reprend aussitôt pour gronder, les doigts tournés vers le ciel : « À la différence de Claudel, d’un Mauriac, voire d’un Bernanos, Bloy fut un catholique dans son siècle et non de son siècle. » La messe est dite. Bloy sans soif est sauvé. On peut reboire un coup.
Papa et ses fifilles
O
Un fantôme dans la tête Alain Gagnol Le Passeur 360 p., 20,90 e
par François Bégaudeau
n ne sait plus si c’est le polar de cinéma qui pille impunément le polar imprimé, ou ce dernier qui se préformate cinoche afin de toucher le pactole d’une adaptation. On ne sait pas à quel point l’existence mime les polars vus ou lus, ni si flics et voyous singent des héros de pellicule ou de papier, ni si l’idée déjà éculée que Dexter « est un véritable mode d’emploi si vous voulez devenir tueur en série » est tirée d’un film voire d’un épisode de Dexter. Au milieu de ce palais des glaces, une seule certitude s’impose au lecteur d’Un fantôme dans la tête, roman policier extrait au hasard des rayonnages de l’automne dernier : à quelques trouvailles près, tout ce qui se trame en ces pages a été déjà vu, sans que cette impression de rémanence soit compensée par une éventuelle valeur ajoutée stylistique – des phrases comme « il s’est mis en travers de mon chemin pour m’empêcher de sortir », « j’ai essayé une dernière tentative », « j’ai retenu mon souffle mais il ne se passa rien » suffiront à en juger. Déjà vus : un lieutenant de police fraîchement plaqué par sa femme et contraint de cuver sa déprime dans un « petit appartement de merde » ; le même qui « n’en fait qu’à sa tête », rendant malade son commissaire lui-même harcelé par le préfet ; une fille couchée sur le ventre qui offre « une vue imprenable sur sa chute de reins », en bon appât téléguidé pour piéger le flic ; un serial killer grimé en gourou pseudomystique d’une communauté ardéchoise de décérébrés à poil. Pourquoi trouve-t-on beaucoup plus de serial killers dans les fictions que dans la réalité ? Parce que cette figure est doublement pratique pour un scénariste. D’abord en ce qu’elle autorise des sommets d’horreur, du genre trépanation ou sévices nécrophiles. Ensuite en ce que, étant admis qu’il tue sans autre mobile que sa pathologie, le psychopathe sériel est un joker utilisable à l’infini pour relancer l’intrigue. Panne d’inspiration à mi-chemin ? Envoyons notre dégénéré crucifier une ado au fond d’une cabane et nous voilà repartis pour cinquante pages. Quant au ressort affectif de cette configuration d’enquête, il éclate au croisement de la ligne policière et de la ligne intime. Quand le tueur s’en prend à la fille du lieutenant Benjamin, il apparaît clair que le traqueur de serial killers est toujours, in fine, un superpapa missionné pour protéger de la barbarie le troupeau féminin. Serrant sa petite Chloé qu’il a arrachée aux bras supplicieurs, le lieutenant Benjamin précisera
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le nez dans le texte
encore le casting symbolique de toute affaire criminelle : « Et je percevais avec une force extrême l’importance et la valeur de son existence, l’incroyable magie qui la maintenait vivante et que des ordures comme Ismaël ne cherchaient qu’à détruire et souiller. » On a bien lu : souiller. Souiller en les suppliciant ? Pas seulement. Là encore le pan intime éclaire l’autre. Entre deux boucheries sadiques, Chloé, seize ans, demande à son flic de père l’autorisation de prendre la pilule. Ce qu’il a du mal à encaisser : « Je n’avais jamais envisagé de penser à mon bébé de cette manière. » Pas plus qu’il n’ose imaginer la situation induite par une telle demande (« je préfère pas savoir »), s’arrangeant pour dénier que la chair de sa chair est douée de sexualité. Lui qui l’appelle donc « bébé » continuera à lui attribuer le même âge que la fillette qu’il a abandonnée aux « griffes du loup » sur une des scènes de crime. Elles sont si mignonnes quand elles n’ont pas encore vu le loup. Ce qu’il s’agit d’épargner aux « filles » (premier substantif du roman) n’est pas tant le sexe violent et meurtrier que le sexe luimême. Le mise hors d’état de nuire du monstre se fantasme alors comme ayant pouvoir rétroactif d’effacer, outre les crimes de celui-ci, le premier d’entre eux, l’originel – et le visage d’une des victimes qui hante Benjamin redevient « lisse », en même temps que son corps redevient « intact, comme lavé des tortures ». Rédemption. Effet reset. Remise des compteurs de l’humanité à zéro. On aurait dit que Chloé serait toujours vierge. En somme, le serial killer est non seulement le meilleur allié du scénariste, mais aussi le meilleur allié du Christ réincarné en policier : en injectant de l’effroi dans l’esprit des filles qui « font n’importe quoi », ses terrifiants forfaits leur rappellent qu’aussi émancipées se prétendent-t-elle (« je suis plus ton bébé », protestait Chloé), elles auront toujours besoin d’un papa qui les protège, console, rassure, guide en cow-boy : « Essaie de te calmer, mon bébé, je vais nous tirer de là. » Alors la présomptueuse Chloé, qui s’était mise en tête d’appeler son géniteur Marco, l’appelle à nouveau papa. Peut-être qu’à travers la figure ressassée du flic paumé revigoré par une enquête couronnée de succès, les polars racontent toujours le redressement d’un phallus paternel ramolli par le temps et l’aigreur. Et ce genre, qu’on aurait pu croire l’enfant terrible de la littérature, se révèle être son père sévère.
Politique de la nuance
J´
Roland Barthes
Tiphaine Samoyault Le Seuil, coll. Fiction & Cie 720 p., 28 e
par Yannick Haenel
ai toujours aimé Roland Barthes, sa délicatesse, sa méticulosité, son oscillation élégante entre théorie et littérature, son choix aussi désespéré que politique pour l’indirect, sa manière d’incarner, sous des formes sans cesse renouvelées, à la fois le désir de l’écriture et l’écriture du désir. Quelqu’un a écouté le langage jusqu’à le voir s’évanouir, quelqu’un a repéré dans cet évanouissement le lieu neutre où les bords se défont, quelqu’un a vécu l’expérience d’écrire, de penser, d’aimer comme une seule et même puissance trop grande pour lui, trop grande pour chacun de nous, et pourtant maintenue chaque jour comme une f ict ion de soi impétueuse, impossible sans doute à rejoindre, mais qui à la fin nous rejoint depuis ce point qu’il a découvert : un interstice à l’intérieur du deuil, une trouée qui récuse à la fois la raison et la folie et semble coïncider avec l’instant fou, d’une brieveté d’éclair, où, Orphée se retournant sur Eurydice, ils sont une même personne. Ce quelqu’un, c’est bel et bien Roland Barthes, tel que Tiphaine Samoyault nous invite à le lire à neuf, dans l’intensité d’une « recherche », comme diraient Proust et Kafka – c’est-à-dire dans l’inquiétude réveillée des grandes aventures d’écrivains. L’extraordinaire livre que lui consacre Tiphaine Samoyault ne se réduit pas à une biographie, même s’il en a les vertus euphorisantes (on y suit dans son détail, sans jamais lâcher ses sept cents pages, l’histoire des passions de Barthes pour le signe, l’écriture, la littérature). Bien plus en effet qu’une reconstitution de sa vie – la vérité intime des rythmes et des ruptures déjoue de toute façon toute chronologie –, il en propose une exploration pensive : le Barthes de Samoyault est le récit de la vie d’un homme devenu intégralement écriture. Par- delà la confusion ent re cr it ique et écrivain dont elle affirme, concernant Barthes, la justesse ontologique, Tiphaine Samoyault donne même à imaginer un Barthes qui serait le Proust d’une époque – celle des années cinquante, soixante et soixante-dix – où l’écriture ne peut plus s’envisager sans le geste critique qui la retourne, qui peut-être la manque, mais en tous cas l’approfondit. Comme l’a dit Michel Foucault : « Barthes appartient à la littérature. Ce qu’il a dit sur elle a pris effet en elle. »
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des essais
Ce geste critique intérieur à l’écriture, et qui la sauve de l’académisme, n’est-il pas redevenu aujourd’hui ce qu’il y a de plus nécessaire ? La littérature contemporaine n’est-elle pas en train de se décérébrer avec l’impunité que lui octroie la pression médiatique ? La fiction que Barthes entretenait avec luimême, dont témoignent par exemple Roland Barthes par Roland Barthes ou Fragments d’un discours amoureux, fiction qui fonde au plus intime le rapport même avec l’écriture (que ce rapport soit glorieux, blessé, toujours déçu ou triomphal), c’est la littérature elle-même, laquelle ne se réduit pas aux livres qu’on écrit, encore moins à ceux qu’on publie. Il y a une distinction de Barthes ; une violence, aussi – moins remarquée : « Il faut, écrit Tiphaine Samoyault, prendre acte de la violence de l’œuvre qui contraste terriblement avec la douceur de la personne. » Ainsi ce livre perçoit-il très bien le fond intraitable de Barthes, la clarté de son affrontement, les résistances contre lesquelles ses phrases s’élaborent : Barthes a toujours été essentiellement politique, et son ami Philippe Sollers a pu dire qu’il le voyait comme l’écrivain le moins à droite de tous ceux qu’il avait eu l’occasion de rencontrer. Et si Barthes, à sa manière, était allé plus loin qu’un Foucault dans la solitude subversive ? C’est ce que suggère Tiphaine Samoyault. Subversion subtile, filigranée de douceur, subversion qui répugne aux figures guerrières, à la scansion polémique, à la virilité, à la marginalité, au militantisme. Subversion sans grands mots. La nuance est ce qui, finalement, n’est pas récupérable. La nuance est une puissance qui « rougit de la puissance », comme dirait Nietzsche. Il n’est pas étonnant que ce livre soit écrit par un écrivain. Les romans et récits de Tiphaine Samoyault (dont les superbes La Main négative et Bête de cirque) interrogent une politique de l’intime qui n’appartient à rien de ce que l’autofiction contemporaine a l’habitude de mettre en jeu : ils infusent la passion théorique, le geste critique, le souci amical à ce qu’il en est de la littérature, fondant une narration capable de faire parler ces trois exigences ensemble. Ainsi, lorsqu’elle énumère ce qu’elle doit à Barthes, insiste-t-elle sur « la conviction que la pensée procède d’une écriture ». Une telle mise en jeu donne à son livre la qualité d’un acte. Personne n’a jamais senti aussi bien Barthes.
CHAZ ProduCtions présente
« une histoire d’amitié »
ComPétition offiCielle fife ile-de-frAnCe
GrAPHisme CHristèle HuC
Prix d’interPrétAtion féminine festivAl internAtionAl du film de sAint-JeAn-de-luZ séleCtion offiCielle 32e festivAl internAtionAl du 1er film d’AnnonAy
le 18 février 2015
DJIHAD
par Nicolas Klotz
Il est difficile d’être un dieu proclame Alexeï Guerman, qui accouche d’un film-monstre.
A
Il est difficile d’être un dieu avec Leonid Yamolnik, Aleksandr Chutco… Capricci Films sortie le 11 février
près 2 h 42, vers la fin du film : Tu écris des livres, mais tu n’as aucune pensée. En voilà une pour toi : là où les hommes gris triomphent, les hommes noirs arrivent toujours, toujours, à la fin. Il n’y a aucun moyen d’en échapper. N’oublie pas. Maintenant va-t’en. (Un temps). Attends. Si tu écris quelque chose sur moi, écris ceci : c’est dur d’être un dieu. Le guerrier épuisé en chemise blanche regarde à peine son interlocuteur s’éloigner. Il est assis au bord d’un trou d’eau dégueulasse, les jambes nues. C’est un savant, venu de la Terre avec un petit groupe de collègues pour étudier une planète étrange qui ressemble à la Terre, mais qui vit comme au Moyen Âge. Ils avaient pour ordre d’observer les événements, sans intervenir, pour ne pas changer le cours naturel de l’histoire. Mais le peuple, qui subit une tyrannie féroce, a pris le savant pour une sorte de dieu, il a essayé de sauver quelques intellectuels et a provoqué un gigantesque carnage. Un autre guerrier le rejoint avec une pelure en fourrure qu’il pose sur les épaules du guerrier épuisé, qui s’endort, enfin. Mais juste un très court instant. On aurait préféré qu’il continue à dormir, pour que cesse le cauchemar. Dernier film du grand cinéaste russe Alexeï Guerman, décédé pendant les finitions à l’âge de soixante-quinze ans. Maelstrom hallucinant, violent, éprouvant, indéchiffrable, viscéral, Il est difficile d’être un dieu a tout du film testament. On y retrouve toute la puissance dévastatrice de son œuvre, comme ramassée, concentrée dans chaque plan. Excessivement excessif, dans sa beauté, sa violence, son horreur. Guerman appartient au cinéma d’une autre époque, dira-t-on. Comme d’autres cinéastes absolument majeurs du xxe siècle, tels que Tarkovski, Fellini ou, plus proche de nous, Béla Tarr. Des cinéastes qui font exactement ce qu’ils veulent faire, sans tenir compte d’aucune forme de limite esthétique et sans déserter l’industrie du cinéma. Des œuvres habitées par l’Histoire (toujours) en pleine explosion, souvent reléguées au siècle dernier, comme s’il fallait les planquer pour enterrer tout ce qu’ils représentent. Le film de Guerman se passe dans le carnage de cette explosion. Un carnage en noir et blanc, tout en longs plans-séquences blindés à craquer de corps fous, de visages défigurés, de personnages morcelés, d’organes mutilés, d’animaux dépecés.
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la bonne séquence
Comme dans son film précédent – Khroustaliov, ma voiture ! (1998) –, la caméra de Guerman est presque toujours en mouvement. Vision fluide, mais sans cesse obstruée par tout ce qui entre dans le cadre, s’immobilise, envahit l’image, décampe. Partout ce qui pleut, tue, mutile, torture, sodomise, trahit, cherche à s’enfuir nous regarde. Près de trois heures, enfermés dans un cloaque noir où s’englue un homme que d’autres ont pris pour un dieu. Difficile de traverser Il est difficile d’être un dieu sans penser aux événements tragiques qui ont frappé Charlie Hebdo la semaine dernière. Difficile de ne pas voir que tout djihad est un cloaque dans lequel s’engluent tous ceux qui s’y engagent. Cloaque sans fond habité par l’obsession du massacre et de la mort. La catastrophe commence par l’extermination des intellectuels, des poètes, des artistes. Puis la surveillance radicale : détecter ceux qui continuent à lire, à écrire et à penser, les massacrer tout de suite, exposer leurs corps pendus en décomposition pour terroriser ceux qui ont choisi de se soumettre. Soumission hard. Dur travail quotidien qui ne laisse plus aucune chance à la vie. Une fois privés de culture, les hommes sombrent dans la soumission, la dépression, la destruction soft ou brutale des corps. Toutes les frontières deviennent des plaies saignantes. On patauge dans la merde, les viscères, la boue, la puanteur. On pense à Salò de Pasolini, aux fresques de Jérôme Bosch, s’enfonçant toujours plus dans la noirceur, avec de moins en moins d’air. Alexeï Guerman n’a réalisé que six films en près de cinquante ans de carrière. Ses trois premiers avaient été censurés par le régime soviétique. Libération titre aujourd’hui : Liberté d’expression, attention fragile ! Les films de Guerman nous rappellent que le cinéma du siècle dernier a souvent été une machine de guerre contre la censure. Impossible de voir ce film en mode J’aime / J’aime pas. Ni même comme un film clivant. Épreuve physique et esthétique assez redoutable, sortir de la salle, arrêter le DVD et passer à autre chose n’empêchera pas le cauchemar de continuer. La réalisation d’Il est difficile d’être un dieu a pris dix ans. Ce n’est pas un film de plus dans la carrière d’un professionnel du cinéma, ni le chef-d’œuvre ultime confortablement subversif et bourgeois d’un cinéaste majeur. Mais plutôt un crachat malade, un djihad électrifié qui nous oblige à se cogner contre tout ce qui nous pousse à le rejeter. L’Histoire comme les dieux sont durs à digérer.
Eran Riklis adapte Sayed Kashua dans Mon fils. L’histoire du jeune Iyad ouvre une lucarne sur les grands oubliés du Moyen-Orient, les Arabes israéliens.
l’interview chiffrée
Pourquoi faire débuter l’action de votre film en 1982 ? En juin 1982, Israël envahit le Liban après des années de guerre civile et d’attaques perpétrées par l’OLP. L’invasion israélienne était censée être rapide, mais elle s’est vite enlisée. On a pensé que c’était une bonne période pour débuter cette histoire, en matière de tensions, d’enjeux dramatiques. Le film se déroule sur une période de 10 ans (entre 1982 et 1991). Pourquoi avezvous voulu revenir sur ces 10 années-là spécifiquement ? Cette période est très importante dans l’histoire des relations entre les juifs israéliens et les AraboPalestiniens d’Israël. En 82, la guerre au Liban était vécue comme un lourd traumatisme pour tout le monde. Et en 1991, la guerre du Golfe a eu un fort impact sur Israël et les Israéliens. Ça, c’est la raison historique. L’autre est qu’on a toujours besoin d’une perspective pour raconter une histoire et j’ai senti que cette période était assez loin et en même temps assez proche de nous pour avoir un fort impact nostalgique tout en nous offrant une perspective pour éclairer la situation d’aujourd’hui. Vous débutez le film en indiquant que les Arabes représentent 20 % de la population israélienne. C’est une réalité démographique que les gens ont tendance à oublier selon vous ? Totalement : 1,6 million de personnes habitent en Israël. Ils sont avec nous, ils sont transparents, sauf quand éclate un problème. Je suis là pour le rappeler car on a tendance à oublier ce chiffre. Vous donnez tout au long du film des indications très précises sur le prix des denrées (100 cartons de crème à 340 shekalim). C’est une façon d’éclairer le pouvoir d’achat des populations arabes ? Pour moi, c’est un chiffre nostalgique surtout. Je me rappelle le prix des denrées de l’époque. Cela sert aussi à montrer l’intelligence du personnage d’Iyad, capable de faire rapidement des calculs mentaux. Ça me permet d’instaurer le drame à venir en douceur. Pour les Arabes aujourd’hui, leur pouvoir d’achat reste bas. Mais j’essaie d’être optimiste à ce sujet. Quand Iyad est reçu dans son école, son père s’écrie : « Tu seras le 1er Palestinien à construire une bombe atomique. » Quel est le sens de cette réplique ? C’est une plaisanterie, mais ça montre l’aspiration des Palestiniens à être normaux, à être dans la course auprès de tout le monde.
Le dialogue est la seule solution Construire une bombe atomique le leur permettrait, ironiquement bien entendu. Le père d’Iyad, votre jeune héros arabo-israélien, a commis des attentats en 1969. Pourquoi cette date particulièrement ? 1969 : un homme marche sur la Lune. C’est aussi deux ans après la guerre des Six Jours et l’occupation de Gaza et du plateau du Golan. Les Palestiniens découvrent la réalité de l’occupation et comprennent qu’ils vont devoir riposter. Je pense que le sens est double : le père d’Iyad se bat déjà en ce temps-là et il est déjà désillusionné quant à l’avenir. Vous avez débuté votre carrière il y a 30 ans. Qu’est-ce qui a changé dans la production cinématographique israélienne depuis vos débuts ? Je tiens d’abord à dire que j’ai changé. J’en sais plus sur le monde, sur la vie et sur la fabrication des films au niveau de la production. Je pense qu’au-delà des changements évidents en termes technologiques (et je les apprécie presque tous) et de communication, mais aussi au niveau de la collaboration sur les projets (créatifs et financiers), peu de choses ont réellement changé. Faire du cinéma, ça restera toujours de bons comédiens filmés dans des décors saisissants.
17 personnes viennent d’être assassinées en
mon fils
avec Tawfeek Barhom, Yaël Abecassis… Pyramide sortie le 11 février
France parce qu’ils étaient juifs, policiers ou parce qu’ils avaient caricaturé le Prophète. Quel regard portez-vous sur ces événements? Il faut apprendre à vivre ensemble et à ouvrir nos esprits, en allant contre nos instincts naturels. Il faut comprendre l’autre et surtout l’écouter. Le dialogue est la SEULE solution. C’est pour ça que je fais des films. on ouvre le bal / Page 13
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propos recueillis par Frédéric Mercier
Abdourahman A. Waberi S
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i j’étais un grand psy comme Christophe André, je recommanderais la fréquentation assidue des tableaux du peintre italien Turi Simeti pour qui veut tenir à distance les idées noires et les maux de l’époque. Ses œuvres, à la fois picturales et plastiques, auront, pour les yeux et les neurones, les bienfaits d’une cure thermale. Ma suggestion est loin d’être saugrenue. Récemment à Paris, chez Tornabuoni (16, avenue Matignon, 75008 Paris), la galerie italienne la plus en vogue en France, ils ont eu la même idée. Mieux, ils ont organisé dans notre capitale la première grande exposition de l’œuvre de Turi Simeti qui tourne désormais dans les plus grands cercles artistiques à Milan comme à Bruxelles, Londres, Berlin, New York, Sao Paulo ou Bâle. Si vous suffoquez ces derniers temps tant le fond de l’air est irrespirable, si les extrêmes vous foutent la trouille et que Michel Zemmour
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Le romancier franco-djiboutien Abdourahman A. Waberi signe l’un des plus beaux romans de cette rentrée, La Divine Chanson. Promenade dans la mémoire d’un écrivain qui aime les images.
vous hérisse les poils du nez, si enfin vous humez alentour le plomb fondu de la rancœur, alors il ne vous reste plus qu’à ouvrir toutes grandes vos fenêtres – si vous en avez. Ou optez pour l’alternative préconisée par notre psy : courez chez Tornabuoni contempler les tableaux monochromes de l’auguste artiste, respirez profondément ! Renouvelez l’expérience plusieurs fois de suite. Vous allez mieux ? J’en étais sûr. Depuis une huitaine d’années, j’ai le bonheur de les admirer et je dois vous avouer que je puise dans cette œuvre des ressources insoupçonnées. Né à Alcamo en Sicile il y a plus de quatre-vingtcinq ans, Turi Simeti renaît dans le chaudron romain des années cinquante. Puis il s’installe à Milan, invente son art tout en repoussant dans leurs retranchements les trouvailles de ses aînés Alberto Burri et Lucio Fontana. C’est
à l’orée des années soixante que l’homme va réussir à poser sur la toile la patine du silence, puisant dans ses forces intérieures. À coups de recherches, de tâtonnements en collages, il invente son langage sémiologique. Grammaire irréductible. Monochromie. Couleurs primaires. Peinture-objet. Toile tendue sous un ou plusieurs socles ovales finement agencés. Voilà pour la technique sommairement restituée. Mais reste le choc éprouvé par celui qui fait face au tableau. Plus qu’un choc, c’est un je-ne-sais-quoi qui joue avec la lumière et crée un effet singulier. Un baume. Une invitation à s’aérer la cervelle, se désembuer le regard. Une lévitation en somme. Le jeu de lumière orchestré par Simeti fait dilater la poitrine. On a envie de respirer profondément. Tout est là. Calme. Zen et beauté. Le diaphragme s’ouvre, l’œil pétille. On se souhaite une longue vie. Instants passés, présents et futurs tenus ensemble par le geste de Turi Simeti.
Voilà un demi-siècle que le maestro sicilien fait œuvre de chamane taiseux. Travaillant obstinément, à l’écart des modes. Dans une répétition toujours renouvelée et totalement assumée. Il suffit de vous rendre à son appartement milanais qui est aussi son atelier, du moins partiellement, pour vous en rendre compte. Solitaire certes, mais bon vivant, le maestro ne tardera pas à mettre la table, à vous offrir du bon vin et ensuite à vous introduire dans le laboratoire où, cadre après cadre, ovale après ovale, il recrée le monde. C’est dans ces moments-là que je regrette de ne pas être habile dans l’art d’user d’une palette de couleurs et des pinceaux agiles. L’écrivain jalouse le peintre, échouant à capter l’atmosphère et à mettre ses pas dans ceux du photographe. Ce qui ne peut éclairer doit se contenter de refléter, disait un vieux proverbe. Je me contente ici de coucher sur le papier ces quelques lignes en guise de modeste et malhabile hommage à l’immense talent de Turi Simeti.
grand notable, copies de clichés N&B coloriés à la main ou scènes de la vie ordinaire. Ils savaient cependant immortaliser quelqu’un d’entier, avec son poids de dignité qu’on devine, par moments, dans la lueur tremblante de ses yeux. L’humanité qui fréquentait ces salons – c’était le temps d’avant les selfies et les comptes Instagram – provenait de toutes les couches sociales : écoliers proprets à la veille de la rentrée, députés en campagne, jeunes filles en fleur, bébés dans les bras de leur jeune mère. Les policiers et les militaires, avec ou sans galon, toujours, s’y faisaient tirer le portrait tout comme l’éternelle équipe de football du quartier avec le gardien de but au milieu, le ballon dans les mains. Le décor était aussi immuable que dépouillé. Partout les mêmes rideaux un peu fanés, les mêmes pots de fleurs en plastique et au sol les mêmes linos à grands carreaux. Beaucoup ont disparu. Ceux encore en activité ne distillent plus le même parfum. Le temps est passé par là. Tout n’est pas perdu. À l’échelle du continent africain, de grands artistes, souvent portraitistes, à l’instar des Maliens Seydou Keita et Malick Sidibé, ont été reconnus et montrés partout dans le monde. Le Nigérian J. D. ’Okhai Ojeikere, né en 1930 et disparu l’an dernier, a élevé, lui, l’art capillaire des femmes de son pays au rang d’art majeur. Ses clichés sont des cathédrales éphémères. À la demande d’Alexis Fabry, codirecteur des éditions Toluca (175, rue du Temple. www.tolucafineart. com), j’ai cosigné un second livre d’art, édition limitée, mettant en valeur les clichés intemporels d’Ojeikere. Je l’en remercie infiniment.
La Divine Chanson
Zulma 240 p., 18,50 e
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la mémoire retrouvée
Que sont nos photographes de quartier devenus ?
Né dans un bidonville de Djibouti au mitan des années soixante, j’ai vécu mes premières impressions artistiques avec la photographie. Mes premiers héros sont des photographes de quartier. Adolescent, j’ai tenu la caisse de Warya Photo, un petit salon appartenant à deux de mes multiples oncles maternels. À l’heure du numérique, il m’arrive de me demander : mais que sont nos photographes de quartier devenus ? Où est-elle partie, toute cette mémoire ? Qui a su conserver l’archive de ses petites et grandes épiphanies d’autrefois ? La magie opérait dans ces salons qui n’avaient pourtant rien d’artistique. Et pour cause, les photographes de quartier ne se prenaient pas pour des esthètes, ils se contentaient d’exécuter les commandes diverses et variées : photos d’identité, portraits de famille, médaillons représentant un couple d’amoureux ou un on ouvre le bal / Page 15