TRANSFUGE N°86

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Mars 2015 / N° 86 / 6,90 €

Choisissez le camp de la culture

gary

shteyngart

ma jeunesse fut triste et drôle Le quarantenaire new-yorkais revient dans Mémoires d’un bon à rien sur son histoire familiale. Entre mélancolie et éclats de rire. Un grand roman. LITTéRATURE dossier

les romans de la

prostitution De Rétif de la Bretonne à William T. Vollmann, retour sur une tradition sulfureuse…

la place de l’écrivain au xxie siècle par

françois bégaudeau, yannick haenel et jérôme ferrari

al crosswind Cinéma

Interview fleuve d’

pacino

M 09254 - 86 - F: 6,90 E - RD

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un choc visuel : Martti Helde, avec ce premier long métrage, met en scène les lettres d’une Estonienne déportée en 1941 en Sibérie.



Des nouvelles du front…

par Vincent Jaury

D

u front, entendons-nous bien, pas du Front national, du Doubs où ils faillirent l’emporter, du « ni ni » irresponsable de l’UMP (bravo à Juppé et NKM pour leur position forte et claire contre ce parti fascisant), ni du front républicain (qui donc n’existe plus), ni du front de ma grandmère qui se plissa au moment de ces douloureux attentats de janvier où elle vit dans cette barbarie islamiste un nouveau nazisme frapper à sa porte. Non il s’agit bien de nouvelles du front littéraire, plus paisible, doux, feutré, lâche (au bon sens du terme, détaché du monde, c’est-àdire mis à distance de la violence). Des nouvelles de Daniel Mendelsohn, d’abord. On (Damien Aubel et moi) a pris un verre début février avec l’auteur du chef-d’œuvre Les Disparus, deux fois en couv de Transfuge. À La Pérouse. Je ne connaissais pas l’endroit, on m’a dit que ce restaurant xviiie siècle revivait ces derniers temps. Fallait tenter. Mendelsohn a pris une coupe de champagne, donc nous aussi. Le temps de parler de Sokourov (il essaie vainement depuis des années de comprendre l’immense émotion qu’il ressent lors de la dernière scène de L’Arche russe, scène dite de l’escalier). Le temps de parler de Claude Simon, qu’il vient de découvrir grâce à un de ses amis, Les Géorgiques, qui nous valut un « oh my God » d’admiration. Le temps de nous dire qu’il cherchait à s’installer à Paris, définitivement. Ce qui est une heureuse surprise et ce qui nous autorisera enfin à dire que Paris n’est pas une ville pourrie, la preuve, de grands écrivains américains s’y installent. Le temps surtout de nous annoncer qu’il finissait son dernier livre, l’histoire de son lien à son père. Mathématicien de profession, il passa, nous raconte-t-il, les dernières années de sa vie à lire et relire des classiques antiques, et les cours sur Homère que son fils Daniel donne au Bard College. Ils décidèrent de faire une croisière de Troie à Ithaque, sur les traces d’Ulysse. Deux semaines au cours desquelles Daniel apprit à mieux connaître son père. Deux ans avant sa mort. Le livre est l’histoire de cette croisière. On en reparle en 2016. Des nouvelles aussi de Gary Shteyngart, qui fait paraître un nouveau livre, son meilleur, Mémoires d’un bon à rien. Si vous aimez Groucho ou Woody Allen, cet auteur est pour vous. Il mérite sans conteste la Palme d’or de l’écrivain le plus drôle de la littérature contemporaine. Vous voyez Virginie Despentes ? Shteyngart est l’exact inverse. Le bazooka contre la dérision, la

livres

lutte armée et sérieuse des classes contre un pauvre juif de Russie qui aimerait bien avoir un peu plus de fric et donc monter en classe pour sortir avec de jolies blondes américaines. Rien ne se passe évidemment comme prévu, et souvent tout rate. Le problème du bon à rien, c’est qu’il n’est bon à rien. D’où des scènes cocasses, extrêmement émouvantes, mélancoliques, où il revient sur son enfance, sur ses parents, sur leur parcours difficile de Leningrad à New York. C’est aussi la deuxième fois qu’il fait la couv de Transfuge. Il est dans la nouvelle génération des écrivains américains, un des plus grands. Des nouvelles du côté de la prostitution. D’abord le chef-d’œuvre d’Orengo, La Fleur du Capital, couverture de Transfuge en janvier, avait réveillé l’envie de lire et de relire quelques romans sur la question. Puis est arrivé le procès du Carlton, Dodo la Saumure, DSK et les autres. La coupe était pleine, la décision fut prise de faire un grand dossier sur les romans de la prostitution, véritable tradition romanesque. Je lisais ce matin même les comptes rendus du procès dans Libération (jeudi 12 février), où très clairement, par les choix de citations, s’opposent les prostituées à la vie dure, très dure, femmes aux destins brisés, émouvantes bien sûr, aux hommes dont les propos ne peuvent mener qu’à une conclusion : nous avons affaire à des monstres sodomites. Limite du journalisme, puissance de la littérature, cette dernière nous raconte une autre histoire. En deçà ou au-dessus de la morale. Elle fouille dans le rapport de ces hommes à ces femmes, histoire d’y trouver aussi quelques traces d’humanité, sinon d’humanisme ; enquête et montre en détail la vie des prostituées, une vie dure, une mauvaise vie, leur autodestruction, leurs doutes, leur plaisir. Raconter l’histoire de ces hommes et de ces femmes, c’est le rôle passionnant que s’est donné la littérature contre le petit tribunal mental qui œuvre en nous en permanence, réduisant le monde à une confrontation étriquée entre le bien et le mal, c’est-à-dire à un mensonge. Merci aux écrivains invités de nous avoir fourni des textes sur la question : Simon Liberati, Daniel Mendelsohn, Thomas A. Ravier, Jean-Noël Orengo, Patrick Grainville. Et merci à William T. Vollman de nous avoir accordé un entretien exclusif autour de ses romans traitant du sujet. Bonne lecture à toutes et à tous. ÉDITO / Page 3


sommaire N°86 / mars 2015 Page 30

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gary shteyngart

On ouvre le bal

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les romans de la prostitution

DU CÔTé DE LA LITTéRATURE

Édito livres 6 /   On prend un verre avec Nicolas Cabos et Arnaud

Balvay pour parler du légendaire John Ford.

chroniques nez dans le texte de François Bégaudeau 10 /  Des essais de Yannick Haenel 12 /  La bonne séquence de Nicolas Klotz 8 /   Le

interviewe en chiffres Félicie Dubois pour évoquer la romancière Jane Bowles. 14 /   Christelle Veillard, spécialiste du stoïcisme, retrouve la mémoire. 16 /   On lit le journal de Louis-Bernard Robitaille, auteur d’un roman d’anticipation, La Péninsule. Il est hanté par Houellebecq. 18 /    L’avis des libraires 9 /   On

lit à la loupe la rencontre entre Yannick Haenel, François Bégaudeau et Jérôme Ferrari, sur la place de l’écrivain aujourd’hui.

20 /   On

26 /   BD

27 /   Club 28 /   En coulisse, Serge Toubiana, directeur de la

Cinémathèque française, revient sur sa carrière

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Conciliabule : Il se confesse à nous, Gary Shteyngart, pour son excellent roman Mémoires d’un bon à rien. De son émigration, le jeune auteur new-yorkais a décidé de rire. 44 /  On déshabille en tout bien tout honneur Lolita Sene, avec un peu de coke. 46 /  Côté polar, on lira entre autres le polar du mois, Toutes les vagues de l’océan

de Victor del Árbol.

choisit quelques poches, dont le sadien et décadent L’Hyper Justine de Simon Liberati.

48 /  On

aime de moins en moins Michel Houellebecq à Transfuge. Raison de plus pour accorder à Soumission, son dernier roman, un texte de fond. Mise à nu d’un auteur chrétien.

50 /  On

Dossier les romans  de la prostitution

54 /

Au mois de janvier, Jean-Noël Orengo faisait paraître un roman extraordinaire, La Fleur du Capital, autour de la prostitution à Pattaya. On a voulu prolonger notre plaisir en revenant sur cette tradition sulfureuse du roman de la prostitution.


crosswind-la croisée des vents

© ARP Distribution

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SUR LES éCRANS

Édito ciné On a vu beaucoup de films, mais on a sélectionné pour vous les dix meilleurs du mois. Avec un engouement pour un premier film estonien, Crosswind - La Croisée des vents, film d’esthète sous l’ère stalinienne de Martti Helde. 94 /  Classique

ne veut pas dire mort. Au contraire : la preuve avec cette adaptation de Gens de Dublin par l’immense John Huston.

96 /  DVD

interview carrière exclusive avec Al Pacino, hors promo. 1 h 30 de discussion à Los Angeles où la légende revient sur sa vie et ses films.

98 /  Une

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QUOI DE NEUF EN VILLE ?

Transfuge était au festival Le Goût des autres au Havre. Notre envoyé spécial raconte. 105 /  Agenda : 106 /  États

quelques expos incontournables.

des lieux

« Entre le roman d’anticipation, la fable écologique, et l’histoire romantique, LoveStar est un brillant voyage dans un futur proche qui n’aurait pas pu naître ailleurs que dans la littérature islandaise. » Le Soir

« Dans LoveStar, le romancier Andri Snær Magnason imagine son île comme “meilleur des mondes” ultraconnecté, avec l’amour et la mort sous contrôle. » La Vie

« Une satire politique délirante » Nils Ahl, Le Monde des livres

w w w. z u l m a . f r


j’ai pris un verre avec…

Nicolas Cabos et Arnaud Balvay

I

par Frédéric Mercier  photo Benjamin Chelly

John Ford et les Indiens Séguier 292 p., 21 e

l est 10 h du matin. Dommage, c’est encore un peu tôt pour le tord-boyaux. Et pourtant, le décor de ce saloon du 15e se prêterait bien à quelques jeux éthyliques avec de l’eau de feu. Pour l’heure, je devise sobrement sur John Ford et les Indiens avec ses deux auteurs, Nicolas Cabos et Arnaud Balvay. D’un côté un prof d’histoire du cinéma, fou furieux de Ford, qui m’avoue en me serrant la main : « Si on me demandait mes quinze westerns préférés, il y en aurait au moins dix de lui. » De l’autre, un historien fasciné par les Indiens, leur culture, et plus particulièrement les Navajos mais qui, contre toute attente, n’est pas féru de westerns à propos desquels il dit ne voir que « des films avec des types sur des chevaux tourner en rond ». Avec l’auteur de La Charge héroïque, la question « indienne » paraît aussi incontournable qu’impossible à débroussailler : Ford, réac ? Raciste ? Pro-Indien ? Démocrate ? Libéral ? Libertaire ? Républicain ? Anar borgne ? Sans opinion ? Tous les délires, les bios, les gloses, les exégèses, les visions sur le corpus fordien se contredisent, personne n’a le même avis. Tout le monde fait dire à Ford ce qu’il veut. Comme me l’expliquent les deux auteurs, certains westerns sont racistes, « détestables », comme Rio Grande, d’autres progressistes comme l’admirable Convoi des braves. Dans leur ouvrage, ils reviennent sur chacun d’eux, en tentant de les contextualiser pour comprendre quelle v ision, quelle

Ce saoulard caractériel de John Ford n’était pas idéologue

représentation y est à l’œuvre et suivre l’évolution d’un regard, d’une mentalité ô combien ambiguë, au fil de ses rencontres sur trois décennies avec les Navajos. Seul élément du débat sur lequel Nicolas et Arnaud s’accordent en ne tolérant pas le moindre doute : John Ford était un démocrate. C’est d’ailleurs, m’explique Nicolas, « ce que disait sa femme, laquelle descendait d’un autre célèbre artisan de la démocratie, Thomas More ». Argument imparable. Démocrate peut-être, mais attention, ce saoulard caractériel qui adorait humilier ses acteurs n’était pas idéologue pour un sou. Il aimait les gens plus que les idées. Pour preuve, sa longue amitié avec Ward Bond, un de ses comédiens fétiches et un des plus authentiques fachos d’Hollywood. Sans parler de ce réac pursang de John Wayne, ce « fils de pute » comme l’appelait le cinéaste qui en fit une star. Drôles d’amitiés en tout cas pour ce type qui, au fur et à mesure de ses visites, de ses tournages à Monument Valley (dont il fit un symbole de l’Ouest américain), se lia avec les Navajos qu’il respectait, admirait même, et qui avaient combattu comme lui pendant la Seconde Guerre mondiale. Certains devinrent ses amis. À chaque tournage, Ford leur proposait du travail, de l’argent, de quoi croûter, de quoi jouer aussi et s’afficher sur les écrans de cinéma. Le livre raconte ce moment de l’histoire navajo, cette parcelle du destin de ce peuple méconnu, oublié. Cette rencontre entre celui qui fabriqua sur celluloïd la grande histoire américaine et ce peuple abandonné, oublié, massacré, et qui vit encore aujourd’hui dans la misère, à l’instar de leurs descendants que Nicolas et Arnaud ont rencontrés. De ces entretiens, les deux garçons gardent mille souvenirs : Arnaud se souvient d’un homme si peu expressif qu’ils se demandaient s’il était ou non fâché. Ils se rappellent qu’il était impossible de distinguer les membres d’une célèbre fratrie de Navajos que Ford a bien connue. Leur livre d’amitié est un recueil érudit d’histoires et un album critique de souvenirs qu’ils espèrent voir un jour traduit en langue navajo (« une des plus compliquées au monde ») pour qu’il soit transmis aux nouvelles générations. Ensemble, les deux écrivains ont peut-être écrit le premier ouvrage navajo français. Ça y est, il est midi. On a bien papoté. C’est l’heure du bourbon.


Crosswind - La croisée des vents -

Crédits non contractuels.

un film de

www.arpselection.com

Martti Helde

AU CINÉMA LE 11 MARS


Nous autres vieux modernes

S

Providence Olivier Cadiot P.O.L 256 p., 16 e

par François Bégaudeau

ouvent Cadiot et son narrateur regardent, ou invitent à. Par exemple à l’orée du chapitre 5 de Providence : « Regardez la tête des gens qu’on voit dans les tableaux anciens embarqués vers une île enchantée. » Et juste après : « Observons de plus près ce tableau. » Et un paragraphe plus loin : « Rapprochez-vous de sa peau. » Souvent Cadiot invite à regarder de près. En quelques lignes, on est passé des « passerelles pleines de roses qui les mènent aux embarcations enrubannées dans un beau soir doré » (et voyez l’art de mimer la simultanéité d’une saisie picturale) à « l’armée de fourmis » qui se promène sur l’avant-bras d’un berger à l’arrière du bateau. Du plan large à la loupe. De l’ensemble au détail. C’est la pente littéraire de l’auteur ; sa trajectoire préférentielle. Elle se décline parfois sur une seule phrase : « Avec un petit canal rempli de truites sauvages au ventre tacheté d’étincelles orange. » Lorsque plus loin dans le roman se présente un bateau moins volumineux, on s’astreint à l’examen de sa coque, aux « accidents innombrables » qu’on y relève, à « l’accumulation de petits chocs et de minuscules rayures ». « Minuscules » ici, « miniature » et « microscope » ailleurs : tout dans ce livre tend à l’infinitésimal. Ou à la « milliseconde » quand une acuité toute sarrautienne portée sur une conversation s’efforce de capter, non pas les mots et leur sens (trop gros, trop creux), mais « les coups de force minuscules pour garder la parole ». Spatial davantage que temporel, enclin à l’arrêt sur images plutôt qu’au défilé de scènes, Cadiot réajuste les proportions de son verbe à l’échelle des caractères imprimés qui l’incarnent. Dans le jargon, le « corps » des lettres désigne leur taille. Même agrandi, ce corps est minus, et une page imprimée ressemble à « une petite chose qui bat sur une table de dissection ». Ça donne des « poèmes en forme d’insectes ». Des pattes de mouches. Comment, sur ces bases, fabriquer un roman ? Un roman fait dans le grand. Un roman ne fait pas dans le détail. Un roman, ça n’a honte de rien. Houellebecq est-il le « grand écrivain » salué par Anne-Sophie Lapix et Jean-Michel Apathie ? En tout cas, il est un écrivain du grand. Gros paquets d’espace (la société, jamais moins), de sens (l’islam), de temps. Alors que Cadiot : « À force de parler de décennie, on finit par y croire. Ne voyant pas que les choses poussent dans tous les sens. »

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le nez dans le texte Cependant, l’ami Cadiot est bonne pâte et disposé à s’amender. Débarrassé de son double Robinson, lequel lui en tient quelque rigueur, lui l’écrivain ès miniature tâche de changer d’échelle littéraire, et que ça donne un roman. Un bon gros tas de pages qui mènerait d’un point A à un point B. Peine perdue. On ne se refait pas. Parti pour écrire « un vrai roman avec de vrais souvenirs », le voilà qui s’attarde dix pages pour disséquer un instant de bonheur qui, par définition, « ne dure que quelques secondes ». Lancée à l’assaut de Paris, l’héroïne du troisième récit (titré « Illusions perdues » pour preuve de sa bonne volonté) commence par observer depuis le train les champs alentour, les forêts, les clairières. Jusqu’ici, ça va encore. Et puis on retombe dans les démons du petit : « L’œil s’habituant, on pouvait attraper un détail au vol et apercevoir le scintillement d’une pierre au fond d’un torrent, une tache de nénuphar, un rosier grimpant sur une petite façade aussi sûrement que si on avait posé un microscope sur ce tapis volant. » À nouveau on tend au particulier, comprimant le temps jusqu’à un idéal d’immobilité : « La bonne idée serait que l’héroïne ne bouge plus. Elle reste à Ruffec. » Et si jamais elle pousse jusqu’à la capitale, elle finit, déceptive en diable, par remettre sur ses pieds l’impétuosité conquérante d’un Rastignac : « Terminé Paris. » Arrêter le train. Suspendre le temps. Diffracter l’espace. Spatialiser le temps. Décevoir l’édifiant. Saboter l’initiation – « Je ne suis pas une héroïne. Je ne suis pas entièrement une seule chose qui avance avec une seule idée en tête et qui se transforme à vue d’œil. » Ces opérations on les connaît, ce sont celles du roman moderne. Du roman du xxe siècle, disons. Ça commence à dater. « Patient très calme » du sanatorium où il vivote, Beckett a cent quatre-vingtneuf ans, et Bataille « cent trente-sept ans bien tassés ». Rescapés inoffensifs d’un temps dit « du soupçon », où la littérature s’avançait embarrassée d’elle-même, gênée aux entournures de son verbe. Où l’écrivain était celui qui avait honte du langage et le manipulait avec précaution, comme une grenade, ou de la porcelaine, ou une boule puante à ne surtout pas écraser. Cette précaution n’a jamais été aussi minoritaire qu’aujourd’hui où triomphent le roman et son vieux complice le sujet. Où triomphent les phrases qui ne se posent pas de questions. « On ne garde rien, on avance sans se retourner, on n’est pas là pour scruter la langue comme un médecin inquiet. » Les phrases qui n’ont même pas honte.


l’interview chiffrée Une histoire de Jane Bowles permet à Félicie Dubois de ressusciter l’auteur de Deux dames sérieuses, qui était aussi l’épouse de Paul Bowles.  Vous débutez le livre en 1934, sur une scène saisissante : la rencontre entre Jane et LouisFerdinand Céline. Pourquoi cette scène inaugurale ? A-t-elle vraiment eu lieu ? Cette rencontre, attestée par Paul Bowles dans ses mémoires, m’a semblé tel lement ext r aord ina ire qu’el le méritait d’être développée en une scène d’ouverture d’un livre qui raconte la non moins extraordinaire histoire de Jane Bowles. Vous avez cette belle formule : « À 20 ans, Jane expérimente un état d’âme qui va marquer sa vie à jamais : l’ivresse. » Quel a été son rapport à l’alcool ? Pendant des années, pour Jane, l’alcool n’était pas un problème mais une solution. L’alcool a d’abord été un fortifiant, un encouragement – l’élixir indispensable à la fête –, puis il est devenu un poison, une obsession. Jane et Paul Bowles étaient tous 2 homosexuels. Jane était excentrique et mondaine. Paul, un ours taciturne. Pourquoi ce mariage ? Quelle est la nature de leur lien ? Jane aimait Paul tendrement, tandis que lui l’appréciait intellectuellement. Elle le chérissait, il l’admirait. Jane était une source d’inspiration pour Paul qui, du reste, ne le cachait pas. Vous êtes l’auteur d’un portrait de Tennessee Williams. En 1937, ils le rencontrent pour la première fois. Quel a été son rôle dans la vie de Jane ? Quels ont été leurs liens ? Tennessee et Jane étaient les meilleurs amis du monde, leurs liens étaient indéfectibles. Tennessee admirait profondément le génie singulier de Jane. Il est le seul à lui être vraiment venu en aide (en la confiant à son agent, Audrey Wood, notamment). Tennessee et Jane sont deux êtres qui se ressemblent beaucoup, si ce n’est que le premier a connu la gloire et la seconde le purgatoire. Q u a nd De ux dames sé r ie uses pa r a ît en

1943, les critiques littéraires écharpent le

roman. Qu’est-ce qui a pu tant rebuter dans la littérature de Jane Bowles ? Son extrême originalité. Sa folle liberté. Son incroyable audace, aussi naïve que spirituelle ( Jane était douée d’un humour étonnant, unique en son genre). De la part d’une femme – laquelle, qui plus est, refusait le jeu de la séduction –, c’était insupportable.

Jane aimait Paul tendrement 1 roman, 1 pièce de théâtre, quelques nouvelles et des fragments, Jane écrit peu et lentement, et achève rarement ses manuscrits. Pourquoi cette difficulté ? Jane voulait-elle vraiment être écrivain ? S’en sentait-elle la force ? Jane était un écrivain organique, absolu, radical. Elle considérait son art avec respect et humilité. Le verbe l’intimidait. Alors, pour se donner du courage, elle buvait. L’alcool l’épuisait. Le remède a fini par l’emporter. Dans les années 50, Paul et Jane ont vécu à Tanger. Ont-ils eu une certaine influence sur la beat generation ? Paul prétendait que non, mais Jack Kerouac, Allen Ginsberg et surtout William Burroughs étaient leurs amis. Les amis ne s’influencent-ils pas mutuellement ? En 1948 à Tanger, Paul présente Jane à Chérifa. Qui est-elle ? Que représente-t-elle pour Jane ? Pour Jane, Chérifa est un mystère. Pour Paul, c’est une sorcière. Jane a-t-elle souffert de vivre dans l’ombre de son époux, devenu écrivain à la mode avec Un thé au Sahara ? Non, Jane se réjouissait sincèrement du succès de Paul. Mais elle souffrait du désintérêt qu’il lui manifestait. Jane était seule, épouvantablement seule.

Une histoire de Jane Bowles de Félicie Dubois Seuil 192 p., 16 e

Alcool, médicaments, isolement, électrochocs puis asile, comment raconter sans verser dans le pathétique une fin de vie aussi tragique ? En l’accompagnant jusqu’au bout, pas à pas, jusqu’à ce livre écrit pour elle. Pour qu’on la lise et qu’elle ne soit plus jamais seule. on ouvre le bal / Page 9

© DR

propos recueillis par Frédéric Mercier


Le monde s’entête à sauter

G

À en-tête de Critique

par Yannick Haenel

eorges Bataille n’a cessé, toute sa vie, de fonder des revues : « Comment pourrionsnous, disait-il, ne pas défier le monde ? » Une revue – c’est-à-dire un groupe d’amis qui pensent – vise à se soustraire à la fois aux directives du marché et aux intimidations du nihilisme. Une revue n’est pas un lieu sécurisant, encore moins social (au sens où il travaillerait pour la société) ; au contraire, qu’il s’agisse d’Acéphale, de Documents ou de Critique – pour nommer celles que Georges Bataille a dirigées –, les revues sont des centrales d’énergie polémique, elles agissent à rebours de l’appartenance, elles sont dirigées contre la servilité. Critique, fondée juste après la Seconde Guerre mondiale, semble à cet égard plus tempérée : sa sagesse est celle d’une revue de recension qui se veut « le carrefour de la philosophie, de la littérature, de la religion et de l’économie politique » (mais le carrefour n’est-il pas un lieu extrême ?). Logiquement disparate, Critique vise, loin de la violence injonctive des revues d’avant-guerre, un cadre « sérieux » que la personnalité même de son directeur Georges Bataille pourrait démentir, tant celle-ci brise toute sagesse. À lire sa correspondance avec Éric Weil, grand philosophe allemand marxiste associé durant les premières années à la direction de Critique (avec Maurice Blanchot) – et avec qui, outre les échanges aussi précis que nécessairement fastidieux concernant la vie quotidienne d’une revue (mises au point minutieuses des sommaires, rappels aux délais, insistance des détails techniques), se révèle un différend aussi viscéral qu’idéologique –, on

Georges Bataille, Éric Weil Correspondance 1946-1951 Éditions Lignes 384 p., 25 e

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La Valeur d’usage de Sade Éditions Lignes 112 p., 14 e

des essais saisit le caractère de dispositif secret de cette revue, tel que Bataille l’a sans doute désiré (et dissimulé). Car si la revue essaie de penser, contre Les Temps modernes de Sartre, ce qui se joue après la guerre, en particulier à travers une lecture incessante de tout ce qui se publie sur Hegel (Weil est un hégélien marxiste et Kojève, le grand commentateur de Hegel, est régulièrement au sommaire), on comprend, par des éclairs, des tensions, des silences, que jamais Bataille ne renonce à l’impensable. Si l’enjeu de Critique, pour le dire de manière hégélienne, est la possibilité du savoir absolu après Auschwitz et Hiroshima (que Bataille, sans tomber dans l’impasse d’une quelconque comparaison, pense explicitement ensemble), il semble que Sade soit le nom qui, en même temps – pour faire trembler ce savoir – se mette en travers : Bataille et Blanchot ne cessent de multiplier les articles à son propos, tant à leurs yeux la profondeur chargée d’horreurs qui anime l’œuvre de Sade est seule capable de se hisser à hauteur des massacres de la guerre et d’éclairer ce qui ne cesse, depuis, d’arriver aux corps. Fidèle en cela à la « valeur d’usage » qu’il octroyait dès le début des années trente à Sade – au point d’en avoir fait la principale arme dans sa guerre contre Breton et les surréalistes (comme le montre avec éclat La Valeur d’usage de Sade, que les éditions Lignes éditent en volume avec une extraordinaire postface de Mathilde Girard) –, Bataille, en un sens, continue son expérience : Hegel contre Sade ou Hegel avec Sade ? Au fil des années, les protestations d’Éric Weil se faisant l’écho de plaintes qui émanent selon lui des milieux universitaires se multiplient, obligeant Bataille à des compromis qui mèneront la revue à des scissions inévitables. L’impensable est un gouffre où la clarté vient s’éteindre ; c’est aussi une chance qui dénude les carcans. Comment une revue de stricte « recension » peut-elle, en même temps, être une expérience intérieure ? Comment la rigueur et ses limites peuvent-elles porter le secret d’une passion pour la chose qui, précisément, les récuse ? À travers Critique, et par la conjonction des articles qui en trament les livraisons (rien qu’en quatre ans, de 1946 à 1949, Bataille en rédige à lui seul six cents pages), s’élabore une étrange encyclopédie, à la fois visible et invisible, dont la vérité, pour peu qu’on sache déchiffrer les masques, vient jusqu’à nous.


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Fraternités électriques

U

Révolution Zendj

de Tariq Teguia avec Fethi Gares, Diyanna Sabri… Neffa Films sortie le 11 mars

rome plutôt que vous, 2006

inland, 2008

Rétrospective Tariq Teguia Centre Pompidou, Paris du 6 au 15 mars

par Nicolas Klotz n couple dans une voiture roule dans les ruelles de la Madrague, petit port à une vingtaine de kilomètres d’Alger. La voiture roule lentement, contournant les trous, tournant à droite, retournant à gauche, marche arrière, demi-tour, ellipse, autre ruelle, labyrinthe. À travers le pare-brise, les vitres, on voit défiler les portes fermées, les murs, les voitures abandonnées, les machines à l’arrêt, des chantiers abandonnés – Elle : Chez qui on va ? Lui : Chez un marchand d’espoir. Elle : Tout se ressemble. Profil habité du jeune homme, celui de la jeune femme, directe, tant dans sa parole que dans son silence. Dans ces ruelles vides et calmes, on sent une violence féroce. Une violence à peine dissipée ou qui pourrait éclater d’un coup. Les couleurs défilent à travers le pare-brise. Vert, rouge, jaune, gris, bleu, électriques et silencieux. Comme la tension sensuelle qui irradie entre le jeune homme et la jeune femme. Lui : On fait demitour ? Elle : T’as rien de mieux à faire que d’errer dans ce trou ? Marche arrière. La voiture glisse, comme le vent, tout est fantomatique et concret à la fois. C’est aussi beau qu’Antonioni. Une vision au ralenti de la folle séquence de voiture à Rome, dans Quinze jours ailleurs de Minnelli. La voiture tourne encore. À travers les vitres, les portes fermées, on comprend qu’il ne reste plus rien des bars, des engueulades, des bagarres politiques, de la vie, fermés par les autorités. La police est invisible mais elle est partout. Le cinéma de Tariq Teguia est entièrement engagé à rouvrir tout ce qui a été fermé par les autorités de son pays. C’est un cinéma puissamment libérateur, un cinéma électrique qui veut redessiner les territoires, forcément subversifs, du présent. Son pays, c’est bien sur l’Algérie, mais aussi le Moyen-Orient, mais aussi l’Europe. L’ambition est épique. La séquence décrite plus haut est une scène de Rome plutôt que vous (2006), mais qui se prolonge jusque dans le désert irakien, les ruelles de Beyrouth, d’Athènes, de New York, de Révolution Zendj (2012). C’est l’Odyssée, tourné avec des moyens réduits et une immense ambition. Il y a dans le cinéma de Teguia quelque chose du projet cinématographique d’Abbas Kiarostami – qu’est-ce que le cinéma peut révéler d’un peuple ? Qu’est-ce qu’un peuple peut révéler du cinéma ? –, mais en infiniment plus vaste, sur plusieurs continents, aujourd’hui. Si Révolution Zendj est un film plus théorique, car les espaces, les échecs et l’hypothèse révolutionnaire absorbent une partie de ce qui fait l’immense beauté de Rome plutôt que vous et Inland, il n’en demeure pas moins fulgurant dans son désir d’élargir les réseaux électriques de son cinéma dans le temps et dans l’espace.

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la bonne séquence

On pourra toujours discuter à perte de vue de la révolution, comme ceux que l’on voit dans la première séquence d’Inland, se parlant tous dessus les uns les autres avec humour, indignation et colère – le plan qui suivra sera toujours celui d’un homme seul, aux prises avec sa solitude. Une solitude dévorante : celle d’avoir renoncé aux espoirs enflammés par l’amour et la politique. Mais la vie brûlera à nouveau par tous ses sens, par surprise, grâce à l’irruption d’une jeune Africaine sans-papiers qu’il raccompagnera à la frontière de l’Algérie et du Niger. Pour qu’elle puisse rentrer chez elle. Contemplatif et explosif, tout en plans fixes, mouvements de caméra d’une fluidité folle, Inland, plus intérieur, est tout aussi contemporain que Révolution Zendj. Contemporain dans la manière dont le film affirme la force mythique de la fraternité. Sans fraternité, il ne reste que le fascisme. Ça se voit dans les couleurs du film, l’intensité de l’acteur principal, magnifique (comme celui de Rome plutôt que vous dont il pourrait être le frère), la jeune Africaine pleine d’opacité et de puissance, le montage elliptique tout en liberté, les sentiments qui traversent les personnages, les paysages, les travailleurs du désert : bergers, ouvriers du pétrole, scorpions. On pense à Zabriskie Point. Dans Révolution Zendj à Ici et Ailleurs, dont on entend un extrait, les voix de Godard et Miéville. On peut voir ces trois films comme un seul, l’Odyssée encore. Avec en ligne de mire une question qui concerne absolument tout l’avenir du cinéma contemporain. Alors que de plus en plus, la cinéphilie n’engendre plus grand-chose autre que l’académisme arty, réac, ou de fades pastiches, elle produit chez Teguia un horizon plein de nouvelles connexions de cinéma. Ce qu’il fait avec Antonioni, Godard, Kiarostami, il le fait aussi avec Terry Riley, Sonic Youth, Ornette Coleman, MC5, les musiques traditionnelles grecques, indiennes. Avec la langue arabe, le français, l’américain. C’est réel, concret, gonflé et bagarreur. Le cinéma est aujourd’hui plus que jamais mis devant le défi de parler du monde contemporain. Le contemporain, qui vient de loin, autant des Zendj que de Godard ou du spectre de l’État islamique. De l’inactuel, autant que de l’avenir, qui nous apparaît sous l’apparence du présent. Impossible de ne pas prendre tous les risques avec la temporalité, l’histoire, comme celles qui électrisent les films : Rome plutôt que vous (111 mn), Inland (138 mn), Révolution Zendj (137 mn). 386 mn.


présente

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Les stoïciens Les stoïciens en quelques images. Un diaporama signé Christelle Veillard qui publie aujourd’hui Les Stoïciens II. Une philosophie de la grandeur de l’homme.

Le stoïcisme, une philosophie de combat

Marc Aurèle, l’empereur stoïcien, meurt en pleine campagne militaire, terrassé par la peste, alors qu’il tente une dernière fois de défendre les frontières de l’Empire romain. Que faisait-il donc là, âme pure au milieu du fracas des armes ? Le stoïcien ne dit-il pas : « Retire-toi ! Ta citadelle intérieure est ton refuge : ton âme est imprenable, tout entière retranchée derrière sa vertu. As-tu donc oublié que nous n’avons pas prise sur les événements extérieurs, fixés de toute éternité par la causalité divine ? » Si les destins sont fixés, cela ne change pourtant rien à ce que nous devons faire. Loin d’être une philosophie de la résignation et de la passivité, le stoïcisme est une philosophie de combattants. Elle nous rappelle que l’homme a une tâche à accomplir : défendre le bien et la vertu, participer à l’harmonie de la nature, visible sur terre comme dans les astres, quand bien même tout autour de nous régneraient chaos et discordance. Page 14 / TRANSFUGE

© DR

Qu’est-ce qu’un homme en effet ? Une partie du monde, mais pas n’importe laquelle : la seule partie capable de comprendre la mécanique parfaite mise en place par une entité physique providentielle, appelée dieu, souffle chaud qui traverse de part en part la totalité des êtres et en assure la sympathie mutuelle. « L’effet papillon », en quelque sorte : un seul élément est perturbé et tout le système cosmique l’est, puisque tout communique par l’intermédiaire du souffle divin. Philosophie dynamique, adossée à une physique des corps en contact, le stoïcisme pose par principe que la raison humaine est capable de comprendre, dans son intégralité, l’ordre cosmique. Si l’homme dispose de la raison, qui est une parcelle de l’étincelle divine, c’est bien pour ordonner son monde, et d’abord pour s’ordonner lui-même. Encore faut-il savoir comment faire. Il suffit, nous dit-on, d’étudier la nature, celle de l’homme d’abord ; celle des phénomènes terrestres et célestes, ensuite.

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La fonction de l’homme

L’amour de la vertu

Observant les petits enfants, les stoïciens posent que l’homme est par nature approprié à luimême : il perçoit son corps, sait d’emblée user de ses membres, se porte intuitivement vers ce qui lui est utile. Or ce n’est pas le plaisir que nous visons en premier, même tout petits, mais bien l’accomplissement des fonctions propres à l’humanité : l’amour du beau moral est notre point de départ comme notre destination. Le mal n’est pas en nous, mais importé de l’extérieur par la nature même des objets (agréables, mais non pour autant utiles) ou par les perversions d’une éducation mal conduite. Par nature, l’homme aspire à la vérité, car il veut cultiver sa puissance d’intellection. Parce qu’il aime d’emblée l’ordre et la mesure, il pratique la justice et la modération. Faculté de juger autonome enfin, il conquiert sa liberté dans la vertu de magnanimité, dominant tout événement, évitant tout fâcheux. Est-ce à dire qu’il trône, pétri d’orgueil, et toise de sa vertu le commun des mortels ?


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