Avril 2015 / N° 87 / 6,90 €
Choisissez le camp de la culture
spécial
dror mishani, la révélation israélienne 10 polars à lire de toute urgence
Daniel Kehlmann contre les sceptiques LA POLOGNE MOINS AMBIGUë FACE à LA SHOAH L’histoire de Judas revisitée Helmut Berger, le dernier des baroques Le malentendu Antonioni
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livres
Le cosmopolitisme, cette utopie heureuse
I
l faut ouvrir ou rouvrir les livres de George Steiner en ce moment. Comme l’a montré Raphaël Glucksmann dans un livre qui tombe à pic, Génération gueule de bois, manuel de lutte contre les réacs, l’internationale réactionnaire gagne toujours plus de terrain. Ce matin du lundi 16 mars, le barrésien Alain Finkielkraut, au micro de Léa Salamé sur France Inter, reformulait une énième fois tout ce que nous devons à ce cher pays qu’est la France. On ne le contredira pas sur ce point, mais pourquoi omettre une fois de plus tout ce que nous devons à l’Europe, sinon au monde entier. Pourquoi omettre ce qui fonde l’identité des Françaislecteurs, Milan Kundera, mais aussi pêle-mêle Samuel Beckett, Kamel Daoud, Bruno Schulz, Gamal Ghitany, Amos Oz, Roberto Bolaño, Gary Shteyngart, Norman Mailer, James Joyce… Esprit étriqué, esprit réactionnaire. Raphaël Glucksmann, intelligement, trace un axe qui va de Zemmour-Finkielkraut à Marine Le Pen en passant par Poutine et l’islamonazisme (ce dernier terme, soit dit en passant, n’est pas une pénétration du champ lexical de l’extrême droite dans la sphère médiatique, mais plutôt une comparaison judicieuse entre les méthodes de Daesh et des inspirateurs des frères musulmans et celles des nazis). Le point commun de ce beau monde ? Le repli sur soi, nationalisme fermé pour les uns, repli communautaire pour les autres. Zweig et son cosmopolitisme humaniste ont du plomb dans l’aile. Il faut lire ou relire George Steiner, qui est à l’opposé de cette poussée réactionnaire. Il a des formules extraordinaires : « Si les arbres ont des racines, écrit-il, moi, j’ai des jambes. » L’esprit cosmopolite se comprend dans cette expression. Ouverture sur le monde contre repli sur soi. Steiner parle plusieurs langues, et s’est toujours insurgé contre l’importance accordée à la langue maternelle, autre nom du nationalisme. Il fait depuis toujours l’apologie de l’errance et cite à ce titre la phrase du
par Vincent Jaury
rabbin Baal Shem Tov : « La vérité est toujours en exil. » Quand tant d’étoiles deviennent jaunes, en France, en Europe – l’expression est de Steiner –, nous devons rappeler ces choses élémentaires. Et ce mot devenu si rare, si usé, si oublié, que Steiner incarne à lui tout seul, de cosmopolite, me paraît reprendre tout son sens aujourd’hui face à cette internationale réactionnaire si moribonde. C’est le plus grand mérite du livre de Glucksmann, me semble-t-il, de remettre ce terme au goût du jour. Rabah Ameur-Zaïmeche réactualise à sa façon aussi ce si joli mot. Dans son dernier film, Histoire de Judas, il réinterprète les textes afin de disculper Judas. Il nous explique que son ambition est de couper ce qui fait la racine de l’antijudaisme millénaire. Exemple magnifique, extraordinaire, d’un pas fait vers le peuple juif, d’un Français d’origine algérienne. Un beau citoyen du monde. Transfuge s’inscrit dans cette ligne depuis toujours. Ceux qui nous suivent depuis le début, depuis janvier 2004, savent que nous nous étions spécialisés en littérature étrangère. C’est un cap, au-delà des changements apparents, que nous avons toujours gardé. Aujourd’hui plus que jamais, l’idée de cosmopolitisme doit nous guider.
ÉDITO / Page 3
sommaire N°87 / avril 2015 david kehlmann
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dossier polars
© Beowulf Shehan, agence Opale
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On ouvre le bal
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DU CÔTé DE LA LITTéRATURE
Édito livres 6 / On prend un verre avec Raphaël Glucksmann pour
en remettre une couche contre les réactionnaires.
chroniques nez dans le texte de François Bégaudeau 10 / La bonne séquence de Nicolas Klotz 12 / Des essais de Yannick Haenel 8 / Le
14 / M ichaël Prazan, un des meilleurs
documentaristes actuels, retrouve la mémoire, de la Shoah à Beyoncé. 16 / On interviewe en chiffres Mario Martone pour son film éclairant sur le grand écrivain italien Leopardi. 18 / BD 20 / Club 22 / On
lit à la loupe l’interview du jeune réalisateur Antoine Barraud pour son film très arty Le Dos rouge. 24 / On lit encore à la loupe les réponses de Kaouther Ben Hania à propos de sa comédie engagée Le Challat de Tunis. 26 / En coulisse, Sophie Dulac, incontournable
productrice et distributrice, se livre à Transfuge. 28 / On lit le journal de Michel Serfati, qui s’en prend à Erri De Luca. Page 4 / TRANSFUGE
Conciliabule : Il se confesse à nous, Daniel Kehlmann, autour de son excellent roman Les Friedland. Ce chef de file de la nouvelle garde allemande signe un livre dans la lignée d’un Arthur Schnitzler ou d’un Leo Perutz. 36 / Sélections livres. On vous a choisi quelques romans qui sortent du lot.
Dont le Lila de la grande Marilynne Robinson.
46 / On choisit quelques poches, dont la réédition passionnante des Écrits sur
l’Allemagne.
48 / On
déshabille Nadine Monfils, un drôle de personnage.
réédite aujourd’hui Agamemnon, la première pièce de L’Orestie d’Eschyle. L’occasion de s’interroger sur notre besoin de tragique.
50 / On 54 / On
commémorait en janvier le soixante-dixième anniversaire de la libération d’Auschwitz. L’occasion pour Transfuge de se rendre en Pologne et d’interroger des écrivains sur le rapport du pays à la Shoah.
Dossier polar
58 /
On vous a sélectionné les dix meilleurs polars de ce début d’année. Dont l’excellent deuxième roman de l’Israélien Dror Mishani, La Violence en embuscade.
Histoire de judas
© Sarrazink Productions
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SUR LES éCRANS
Édito ciné On a vu beaucoup de films, mais on a sélectionné pour vous les meilleurs du mois. Avec un engouement pour Histoire de Judas, le cinquième long métrage de Rabah Ameur-Zaïmeche, film d’esthète qui relit la Bible avec une grande liberté.
ne néglige pas les DVD à Transfuge. Surtout pour évoquer un coffret Bruno Dumont et ses cinq heures d’entretiens en bonus.
96 / On
carrière d’Helmut Berger, à la faveur de la parution de son livre Autoportrait.
102 / Portrait
106 / Certains morts sont plus vivants que les vivants. Michelangelo
Antonioni en fait partie. La Cinémathèque française lui rend hommage. Retour sur le cinéaste italien, au-delà des clichés.
114/ États
QUOI DE NEUF EN VILLE ?
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des lieux
© Sergio Strizzi
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antonioni
j’ai pris un verre avec…
Raphaël Glucksmann
Génération gueule de bois Allary Éditions 170 p., 16,90 e
C
par Damien Aubel photo Benjamin Chelly e ne sont pas ses rides, absentes de son front de trentenaire au charme élégant, laid-back, qui gravent ses voyages, mais bien sa doudoune, pas lavée depuis son tout frais séjour en Ukraine, nous avoue-t-il. On écoute Raphaël Glucksmann nous parler de son dernier livre, Génération gueule de bois, qui porte le fer dans une France – et une Europe – qui fait le lit des réacs. Alors qu’il sirote son thé brûlant (il fait un vent à refroidir les ardeurs des cosaques les plus endurcis) suivi d’un verre de vin blanc dans ce petit bistro italien pas chichiteux pour un sou à trois encablures du Louvre, on comprend qu’on a affaire à un fervent héritier du cosmopolitisme des Lumières. Et ce depuis le berceau. On lui épargne la sempiternelle question
Eric Zemmour, Marine Le Pen, même matrice, même projet
du « fils de » (André, le « nouveau philosophe », chevalier blanc de l’antitotalitarisme période guerre froide), mais quand même, l’origine de cette vocation de pèlerin des points chauds – l’Algérie, la Géorgie, l’Ukraine – nous titille. « J’ai été élevé dans un univers un peu étrange. Chez moi se rencontraient les dissidents de l’Est, les féministes algériennes, les opposants d’Amérique latine quand ils venaient à Paris. J’ai eu la chance de grandir dans cette ouverture au monde. Mais la cause immédiate, c’est le hasard. Je devais partir un semestre dans le cadre de Science-Po et, lors d’un dîner, un ami d’origine algérienne m’a dit : “Pourquoi tu ne pars pas en Algérie ? C’est plus rock’n’roll.” » En bon porteur du flambeau des Lumières, lignée Voltaire-Montesquieu, Raphaël Glucksmann Page 6 / TRANSFUGE
conçoit le détour par l’étranger comme un retour : un pas de côté pour mieux voir la France. Et le bulletin de santé de cette France-là n’est guère riant : le rejeton des Lumières, la démocratie, est valétudinaire. « Il y a un problème de crise de la démocratie représentative, parce que les élites qui sont censées représenter n’ont plus de discours fédérateur, parce qu’elles ont arrêté de penser en termes d’idées et aussi parce que notre génération devient très difficile à représenter. Elle tient à être toujours présente, non plus à lire des encyclopédies, mais à écrire des pages Wikipedia, non plus à regarder des films, mais à avoir l’impression de participer au scénario des émissions qu’elle regarde. » Décote des élites, discrédit des maîtres à penser, et l’inévitable conséquence : « Je ne m’enthousiasme pas pour la fin des clercs et des chaires. Je pense que ça pose un problème et que le succès de personnalités comme Éric Zemmour et son Suicide français n’aurait pas été possible si des paroles d’experts avaient pignon sur rue. » On est aux antipodes des Lumières, là où tout s’obscurcit, là où s’invitent de vieux démons, les croquemitaines de l’Histoire de la République : les zélotes de la contre-révolution, ses théoriciens, ses avocats. « Je ne sais pas ce que Zemmour a lui-même lu, mais ce qui est sûr, c’est que sa pensée est infusée par ces textes. Les angles d’attaque de Zemmour contre la république soixantehuitarde sont exactement ceux de Joseph de Maistre contre la Révolution française, contre la vision abstraite de l’homme qu’il décelait dans l’idéologie des Droits de l’Homme, contre la République qui garantit le triomphe des communautés et des lobbys, même si le terme, à l’époque, bien sûr, n’existait pas. Mais il y a aussi Barrès, Maurras, et leurs attaques contre la IIIe République. » C’est peut-être notre verre de vin, ou la vision hallucinatoire de chouans 2.0 distribuant des extraits des Considérations sur la France le samedi matin sur le marché de la rue Mouffetard, mais à ce stade-là, on a l’entendement un peu brouillé, et on bredouille une question sur réacs et conservateurs. La réponse est précise, lumineuse (c’est la moindre des choses pour notre voltairien) : « Il y a une différence essentielle entre le réactionnaire et le conservateur : ce dernier défend des institutions qui existent et des normes dominantes dans la société, contre les progressistes. Le réactionnaire, lui, au nom d’un passé mythifié, d’une France qui n’a jamais existé, prétend abolir le présent, les institutions existantes, pour revenir à son fantasme. » Et dans le même sac réac, on mettra les Zemmour et les Marine Le Pen – « même matrice, même projet », tranche Raphaël Glucksmann. Ce passé mythifié qui prospère sur le fantasme, c’est aussi le fonds de commerce d’un Alain Finkielkraut. Raphaël Glucksmann se rappelle avoir entendu, il y a une dizaine d’années, Alain Finkielkraut expliquer que « le TGV était un désastre parce qu’il transformait le terroir en paysage ». Éloge du sol sacralisé, des racines… Mais les hommes des Lumières, d’hier et d’aujourd’hui, sont pugnaces. Et Raphaël Glucksmann exorcise le souvenir d’une salutaire citation de Rushdie : « L’homme n’a pas de racines, il a des pieds. » Comme les voyageurs des Lumières. Comme Raphaël Glucksmann.
« un FilM éBlouissant »
LES INROCKS
hhhhh
Bertrand
Bonello
Jeanne
BaliBar
Géraldine
Pailhas
Joana
Preiss
le dos rouGe un film de
antoine Barraud
au CinéMa le 22 aVril www.epicentrefilms.com
Politesse de l’oblique
P
Un été
Vincent Almendros Les éditions de Minuit 96 p., 11,50 e
par François Bégaudeau osons que le style soit une communication d é t o u r n é e – l e c o nt r a i r e d ’u n e communication. Un message oblique. Le serpentement préféré à la ligne droite. En cela, le style a partie liée à la politesse. Ou au tact tel que défini dans un film célèbre : dire « pardon monsieur » quand vous surprenez par erreur une femme nue. La littérature ne dit pas à son coloc qu’il pue, elle argue de la belle vue pour prendre l’air sur le balcon. Le plus courant protocole de détour, symboliste en gros, consiste à en passer par l’environnement des personnages pour dire leur situation affective ou matérielle. Ainsi la clôture du premier chapitre d’Un été, qui a vu deux couples embarquer sur un voilier, prend, discrètement, une épaisseur prémonitoire : « Ce n’est pas seulement de Naples que nous nous éloignions, mais de la terre elle-même, ferme et rassurante. » À ce moment, Naples est à fois Naples et autre chose qui ne saurait se dire tout de go. De même que la description du château d’Agropoli est la traverse qu’emprunte la révélation de l’étiolement précoce de l’amour entre le narrateur et Lone, sa compagne de fraîche date : « Le tout montrait çà et là des traces d’une usure discrète, d’une lente érosion. » Ici, rien que de classique. De l’artisanat littéraire basique. Si basique que « L’orage approchait », placé aux abords du dénouement d’une intrigue orageuse, sonne comme la relittéralisation d’un détour métaphorique éculé. Tout aussi courant, l’étalage de crème solaire utilisé comme geste érotique transitionnel, comme doudou adulte. C’est ce qui se passe entre le narrateur et la femme de son frère, Jeanne. Mais beaucoup moins courant, et soudain Almendros nous apparaît écrivain, le détail mentionné pendant ledit massage, suggérant une intimité antérieure entre les mains qui huilent et le corps huilé : « Je sentais sous mes doigts le contact de grains de beauté. Je m’y réhabituais, lentement, comme un aveugle qui lit le braille. » Au fond, et c’est décisif, et c’est le cœur de bien des œuvres d’art, tous domaines confondus – peut-être la peinture au premier chef –, ces opérations textuelles reviennent à objectiver l’humain. À le réinscrire, part égale à toutes les autres, dans le système de phénomènes qui configure une situation s à un instant i. Comme son nom l’indique, l’objectivation prend souvent la forme d’un détour par l’objet. Crème solaire, on l’a vu, mais aussi ce soutiengorge entrevu par le narrateur sur le lit conjugal de ses hôtes, portant à soi seul l’évidence amère qu’un corps d’ex s’offre à d’autres corps – et
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le nez dans le texte
parfois à celui d’un frère. Ou encore le tee-shirt « too young to die » arboré par la même Jeanne au réveil du troisième jour – « C’était moi qui le lui avais offert. » Ou la circulation étrange du panama de Jean, au gré de la circulation complexe du désir entre les quatre personnages embarqués sur le branlant esquif. Ou de la dérisoire casquette, prêtée par un frère à l’autre, à laquelle Pierre attribue une importance qui cache un truc, ou plutôt le révèle : « J’attendais cette casquette comme sept ans plus tôt j’avais attendu le retour de Jeanne. » L’objectivation transforme en situation ce qui aurait pu n’être qu’une suite de décrets psychologiques abstraits, bidons. Si vous dites directement que Jeanne n’appréhende pas avec bienveillance la nouvelle copine de son ex, Lone, norvégienne, vous aurez fait du Wiazemsky. Vous aurez écrit un récit, voire un roman, si vous signifiez en contrebande, glissant l’hostilité de Jeanne dans le colis piégé d’un petit fait : « Elle s’excusa de s’avoir endormie. T’être, rectifia Jeanne. T’être endormie. » De même, vous pouvez tartiner des pages sur la presque gémellité des deux frères, et comment leur vécu respectif avec Jeanne les amalgame ; mais vous ferez mieux, plus concis, plus poli, en concoctant un malentendu burlesque entre deux points de rendez-vous euphoniquement et physiquement ressemblants, le castel d’Uovo et le castel Nuovo. Au passage vous aurez avancé ce drôle de nom, peut-être inauthentique, le « château de l’œuf », et ce sera comme jouer une note qu’à ce stade du récit nul ne peut entendre. Qui n’est audible qu’une fois achevée une histoire qui s’avère centrée sur une procréation. Des phrases qui disent, mais sans dire. Qui parlent sans émettre de son. La parole muette propre à l’écrit poussée à son paroxysme. C’est là, c’est sur la page et pourtant je ne l’entends pas. Je n’entends pas, lisant la première phrase d’Un été, toutes ses incidences : « Disons que pour mon frère, naviguer était un rêve d’enfant. » Relue à la lumière de l’histoire de captation de spermatozoïde qui suit, elle prend tout son sens. Mais chut, n’en disons pas plus. Disons plutôt moins. Voire carrément rien, à l’unisson du narrateur gêné du surgissement brut, bien qu’objectivé et détourné, de l’écho à Maupassant charrié par son prénom : « Elle se mit à répéter elle aussi mon prénom. Je n’avais pas du tout envie de l’entendre. J’avais envie de m’oublier. Pierre, insistat-elle. Tais-toi, dis-je, ne dis rien. »
CANNES 2014 PROGRAMMATION
FESTIVAL DU FILM DE NAMUR
BAYARD D’OR DE LA MEILLEURE PREMIÈRE ŒUVRE
FESTIVAL DU FILM MAGHREBIN D’ALGER PRIX SPECIAL DU JURY
MEDFILM BRUSSELS FESTIVAL
PRIX SPÉCIAL DU JURY
FESTIVAL DU FILM D’AMIENS
PRIX DU SYNDICAT FRANÇAIS DE LA CRITIQUE DE CINÉMA
MEDFILM ROME FESTIVAL MENTION SPÉCIALE DU JURY
BEIRUT
MEILLEURE RÉALISATRICE
SISTER PRODUCTIONS, CINETELEFILMS & JOUR2FÊTE PRÉSENTENT
UNE COMÉDIE DE
KAOUTHER BEN HANIA
“DÉLECTABLE” CAUSETTE
“CULOTTÉ” “HILARANT” CINEMED
TOUTELACULTURE.COM
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AU CINEMA LE 1 AVRIL
Le prisonnier
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Taxi Téhéran
de Jafar Panahi Memento Films Distribution sortie le 15 avril
par Nicolas Klotz n grand pare-brise occupe tout l’écran, on voit à travers la lumière du jour inonder un carrefour à Téhéran. Le plan est fixe. Le feu est rouge. Les voitures vont et viennent sur l’avenue perpendiculaire devant nous. Une musique passe à la radio. C’est le matin. La durée du plan est solaire. Nos yeux sont baignés par les matières, la lumière, les couleurs, que la caméra enregistre. Le plan est solide et nous attache solidement à la fois dans le plan, dans la voiture, dans le film. Nous savons que la voiture va démarrer et qu’elle nous emportera avec elle. Des gens vont monter, descendre, parler, se confronter, devant nous qui sommes invités à vivre une expérience cinématographique. Plus le plan dure, plus cette charge invitante augmente. Et quand le feu passe au vert, la fluidité de la conduite et l’évidente simplicité du dispositif de Jafar Panahi nous font ressentir quelque chose de neuf dans le cinéma contemporain. Taxi Téhéran est un film d’une limpidité solaire. Nous, qui venons voir le film, savons dans quelles conditions le cinéaste iranien l’a tourné. Tous les médias en parlent au point où ces conditions sont devenues la principale publicité du film. On n’imagine pas un seul spectateur entrant dans la salle sans savoir que Jafar Panahi a été condamné par l’État iranien à ne plus réaliser de films, à ne plus donner d’entretiens et à ne plus sortir de son pays. C’est un prisonnier très particulier. Un cinéasteprisonnier, faisant de nous des spectateurs pas tout à fait comme les autres. Et c’est tout autant sa position que la nôtre que le film interroge. Lui qui vit en Iran, nous qui vivons en France. Le cinéaste qui fait clandestinement un film, au risque de se retrouver en prison. Le spectateur qui paye sa place pour partager ce travail avec lui, encourageant le cinéaste et ses amis à continuer à faire des films. À trouver par tous les moyens d’autres chemins pour transgresser l’interdiction qui lui a été faite. Ce n’est pas la première fois qu’un cinéaste iranien réalise un film entièrement dans une voiture avec un dispositif ultraminimal. On se souvient de Ten (2002), le film d’Abbas Kiarostami à qui ce film rend peut-être discrètement hommage. De même que Close-Up (1990), dans lequel Kiarostami rendait hommage à Mohsen Makhmalbaf. Il y a une réelle beauté virale dans ces réseaux de films, de thèmes et d’amitiés qui parsèment une partie de l’histoire récente du cinéma iranien. Peut-être parce que c’est un cinéma qui souvent tend vers une pratique puissamment démocratique. Plaçant le spectateur également dans cette poussée. Un cinéma à la fois très instruit, voire érudit, et populaire. Populaire comme peuple. Comme le cinéma de Chaplin dans les années vingt où Chaplin faisait du peuple le plus grand héros du cinéma.
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la bonne séquence
Ce qui émeut dans Taxi Téhéran est très simple : c’est ce lien de cinéma que le cinéaste crée entre lui et nous. Un lien vivant, fragile parce que risqué, ébauché car à peine naissant. À chaque instant, on sent le cinéaste marcher sur des œufs. Tout le contraire d’une posture de matamore, comme Buster Keaton, tellement occupé à faire à toute vitesse ce qu’il doit faire qu’il n’y a aucune posture possible. Ni celle du grand cinéaste maudit, ni celle du donneur de leçons viril, séducteur et gueulard. Juste quelques gestes nets d’un cinéaste qui explore, au risque de la prison, un nouveau genre de film. Et nous, les spectateurs, avec lui. Quel est ce genre ? Difficile à décrire sans tenter d’approfondir ce lien entre lui et nous. On peut penser au sublime Pater d’Alain Cavalier dont le dispositif ultraminimal ne cache rien non plus de la mécanique d’un tournage qui interroge le pouvoir, la paternité, l’histoire, le cinéma. La différence avec Pater est que Cavalier peut rester seulement un cinéaste. Il peut faire, refaire, prendre son temps, monter, retourner, projeter, retourner. Il peut pousser Vincent Lindon dans ses éblouissements, lui donner la caméra. Panahi doit inventer des gestes brefs, exposer à toute vitesse ses amis-acteurs, explorer autrement, dans le brièveté d’un tournage ce cinéma qui est sa raison d’être. On pourrait dire que Jafar Panahi joue sa vie. Pas de manière romantique. Concrètement. En assumant les conséquences possibles que cet acte pourrait entraîner dans sa vie, mais aussi toutes les fragilités, les faiblesses, les approximations que la rapidité de son acte produisent. Hier, la technologie du cinéma ne permettait pas de découvrir de tels gestes. Et pour le spectateur, la démocratie semblait loin, très loin, des pouvoirs autoritaires. Ici, étrangement, par la banalité même des gestes techniques, on a le sentiment que la clandestinité nous est très proche. Grâce aux personnages, aux gestes que nous voyons s’accomplir devant nous, cette caméra bricolée devant le pare-brise. S’en dégage le sentiment d’une grande fraternité. La surveillance pénètre tous les systèmes, autoritaires et démocratiques. En continuant son travail de cinéma depuis sa prison à l’échelle d’une ville entière, Jafar Panahi nous fait entrevoir comment le cinéma peut à la fois se confronter et échapper à la surveillance. Pour cela, le spectateur compte autant que le cinéaste, ses acteurs et les amis grâce auxquels il a fait son film. Retrouvez la critique de Taxi Téhéran p. 94.
Passer à travers le chat d’une femme
O
Duchamp Déchets
Éditions du Regard 180 p., 25 e
par Yannick Haenel n pouvait voir l’hiver dernier, au Centre Georges-Pompidou, une installation de Marcel Duchamp intitulée Étant donnés. Ce « tableau-diorama pornographique », comme l’appelle Hadrien Laroche, élaboré pendant vingt ans dans la clandestinité du studio new-yorkais de Duchamp, « dans le plus grand silence, dans le plus grand secret », offrait à chaque spectateur, instantanément transformé en voyeur, la vision d’un corps de femme nue aux jambes écartées. Pour être précis, on ne voyait pas – toute l’invention de Duchamp ne vise-t-elle pas à nous soustraire au réflexe rétinien (à la domination exercée par l’œil) ? –, mais on y était invité par le biais d’une maquette au 1/10e qui reproduisait le dispositif de cette « Femme au chat ouvert ». Donc, on ne voyait rien, et pourtant ce nu suscitait un trouble : sans remplir aucune fonction excitatoire, par le simple jeu d’une métaperspective, par l’étrangeté anatomique du sexe « mi-anus/ mi-vagin », il pervertissait l’émoi libidinal – il faisait signe vers une béance ontologique. Un livre de Hadrien Laroche, Duchamp déchets, enquête sur cette béance. À ses yeux, il ne s’agit plus seulement d’y voir l’endroit d’où le corps humain sort et s’abîme, ni même celui vers lequel toute hallucination sexuelle cherche à se suppléer par le fantasme ; il ne s’agirait pas non plus de s’affronter à L’Origine du monde de Courbet, ni de faire jouir une quelconque Vénus (voire d’en détruire l’idée, après Manet), mais de faire entrer chaque voyeur dans une expérience fondamentale qui met en jeu ce qui arrive aux corps, à tous les corps, depuis la Seconde Guerre mondiale, c’està-dire depuis que nous sommes devenus de la matière première, produits remplaçables dans la réquisition industrielle planétaire. Cet essai de Hadrien Laroche déborde ainsi l’histoire de l’art ; il porte en lui une méditation historiale qui fait suite à celle que, d’une manière tout aussi décisive, il avait consacrée, à travers Jean Genet, à la question de la révolution (Le Dernier Genet). Ce qu’énonce Hadrien Laroche, c’est que l’œuvre de Marcel Duchamp – les ready-made, les répliques, les dispositifs « érotiques » – sont à penser en rapport avec les deux guerres mondiales : on n’en perçoit la complète envergure qu’en les situant à l’intérieur de ce qu’il nomme « l’histoire de l’exterminisme rationnel du xxe
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des essais siècle », c’est-à-dire l’industrialisation du meurtre. « Auschwitz : la mort ready-made », écrit Laroche. Hadrien Laroche convoque les philosophes Jean-François Lyotard ou Giorgio Agamben, dont il repense la notion d’Homo sacer, expression issue du droit romain archaïque, qui désigne « l’assujettissement de la vie à un pouvoir de mort, son exposition irrémédiable dans la relation d’abandon ». Selon Laroche, en se tournant aussi radicalement vers les objets, Duchamp a été l’artiste le plus à même, dès 1913, et durant tout le xx e siècle, de saisir la mutation dont l’humain est l’objet, la manière dont les corps eux-mêmes, enroulés dans la technologie du vivant, deviennent des ready-made. La pensée de Marcel Duchamp, au même titre que la science et la philosophie, mais depuis un point qu’il a choisi d’habiter en le désertant – c’est-àdire sans les mains, sans les mots, sans humanisme –, « se présente au voyeur comme la mise en question de ce qui vient », écrit Laroche : elle pense ce qu’est le réel de l’ère biopolitique, l’exposition à la vie nue (car le vivant, après Auschwitz et Hiroshima, est devenu, comme tous les objets, entièrement recyclable : sa solitude est sans horizon). Donc Duchamp voit. S’il refuse d’en transmettre l’émotion, c’est que l’indifférence est son réglage ; ainsi voit-on à notre tour, grâce à lui. Posons la question : est-il possible de penser ? Il faudrait être capable de sortir de ce que Duchamp nomme la « camelote de vie » – et s’autorestituer dans sa séparation (ici commence la vie érotique). C’est Duchamp qui le dit : « Je pense que la seule excuse pour faire quelque chose est d’introduire l’érotisme dans la vie. » Comme toujours, la fente est là pour faire parler (baver). Et Hadrien Laroche rappelle que la mère de Duchamp était sourde : elle l’a conçu sans rien entendre. Alors oui, que voit-on, qu’est-on capable d’entendre de la vie planétaire aujourd’hui ? Avons-nous les yeux pour voir ce qui nous arrive ? Y voit-on plus clair en les fourrant dans les trous d’une œuvre ? L’art, la littérature, l’expérience poétique elle-même affrontent la « merde de l’esprit » : ainsi s’ouvrent-ils à la possibilité de vivre après la Catastrophe. Comme toujours, Marcel Duchamp est clair : « Il ne faut pas permettre que ce qui est mort soit aussi fort que ce qui est vivant. »