Mai 2015 / N° 88 / 6,90 €
Choisissez le camp de la culture
Jorge Volpi contre le capitalisme Pierre Jourde polémiste rageur Michel Wieviorka : sortir du déclinisme M 09254 - 88 - F: 6,90 E - RD
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trois souvenirs de ma jeunesse
Arnaud Desplechin, dans son neuvième long métrage, filme les jeux de l’amour et de la mémoire.
Werner Herzog le maudit
❝ DÉLICIEUSEMENT BIZARRE ! ❞ VARIETY
ACTUELLEMENT AU CINÉMA
❝ BURLESQUE ET POÉTIQUE ❞ PREMIÈRE
www.filmsdulosange.fr
La plus belle collection du monde
C
par Vincent Jaury
omme l’a écrit Frédéric Bonnaud récemment dans un de ses éditos des Inrocks, les élections départementales enfin passées, nous allons pouvoir reprendre un rythme de croisière moins stressant. Entendons par là : passer, pour un temps, à autre chose que de parler du Front national et de sa montée en puissance dans notre pays. En tout cas jusqu’aux régionales, en décembre prochain. Entendons par là, en ce qui concerne Transfuge, reprendre nos bonnes vieilles habitudes de lecture, de lecture sereine, afin de vous proposer le meilleur chaque mois de ce qui se produit chez nos amis éditeurs. Enfin, reprendre nos vieilles habitudes, pas tout à fait. Nous ouvrirons chaque mois des pages à des essais ou des reportages politiques (sous forme littéraire, à la Norman Mailer par exemple). Difficile en effet de rester indifférent aux heures sombres que nous vivons, de l’islamisme radical au Front national. Le sentiment d’asphyxie dans notre pays est fort. Il ne s’agira pas dans ces pages de déplorer l’état de notre chère patrie au nom d’un âge d’or prétendument perdu, comme le font si bien certains réactionnaires que nous ne nommerons pas. Mais plutôt de donner la parole à des intellectuels, comme le sociologue proche du PS et néanmoins critique de la gauche Michel Wieviorka dans ce numéro pour la sortie de son très stimulant ouvrage, Retour au sens, pour en finir avec le déclinisme, dans lequel il tente de réenchanter l’universalisme. Retour à la littérature et à notre dossier central, consacré ce mois-ci à une collection exceptionnelle, L’Ouest, le vrai, chez Actes Sud. Fondée en novembre 2013 et dirigée par l’incollable Bertrand Tavernier, la collection compte déjà huit romans. Des romans aux couvertures somptueuses cadrées de bleu. Le genre du roman western n’a jamais percé en France. Et à lire ces romans, c’est un scandale du monde des lettres. Ces textes sont tous plus forts les uns que les autres. Prenez Ernest Haycox (1899-1950), auteur génial du livre Des clairons l’après-midi édité pour la première fois en 2013 dans cette collection alors que le livre a paru aux États-Unis en 1944. C’est ce même Haycox qui écrivit la nouvelle « Stage to Lordsburg », qui donna La Chevauchée fantastique de John Ford. Hemingway aurait dit : « J’ai lu le journal chaque fois qu’il publiait un feuilleton de Haycox. » Excusez du peu. Prenez A. B. Guthrie, Jr. (1901-1991). Vous
livres
ne connaissez pas ? Au moins deux chefs-d’œuvre traduits à son actif : La Captive aux yeux clairs, aussi puissant que l’adaptation de Hawks, et sa suite, La Route de l’Ouest, prix Pulitzer en 1950, adapté par Andrew V. McLaglen, avec Kirk Douglas, Robert Mitchum et Richard Widmark. La France est passée à côté d’une mine d’or littéraire que sont ces romans western. La collection L’Ouest, le vrai répare ce tort en beauté. Faites une place dans votre bibliothèque, il ne faut rater aucun volume. Vos enfants vous remercieront. ÉDITO / Page 3
sommaire N°88 / mai 2015 Jorge volpi
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dossier romans western
© Benjamin Chelly
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On ouvre le bal
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DU CÔTé DE LA LITTéRATURE
Édito livres 6 / On prend un verre de pamplemousse avec
Conciliabule : Jorge Volpi, dans Les Bandits, retrace brillamment l’histoire du capitalisme depuis Bretton Woods. Magistral.
chroniques
30 / Sélection livres : Comme chaque mois, nous vous avons choisi ce qui se fait
Charles Dantzig pour le lancement de sa revue Le Courage.
nez dans le texte de François Bégaudeau 10 / La bonne séquence de Nicolas Klotz 12 / Des essais de Yannick Haenel 8 / Le
14 / L ucien Lazare retrouve la mémoire, de ses
années de résistance au kibboutz.
de mieux en littérature.
40 / On
déshabille Guy Birenbaum, sorti de sa dépression.
: C’est un essai qui tombe à point. Celui de Michel Wieviorka, Retour au sens, pour en finir avec le déclinisme. Ou comment réenchanter l’universalisme.
42 / Essai
16 / L’interview chiffrée de Sabine Gisiger.
lit à la loupe l’interview de Bernardo Carvalho, un des meilleurs écrivains brésiliens.
18 / On
19 / BD
20 / En
coulisse, on rencontre le chaleureux Manuel Carcassonne, directeur des éditions Stock.
22 / Club 23 / On lit le journal de Pierre Ducrozet qui
s’intéresse à Basquiat.
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Dossier romans western
76 /
L’Ouest, le vrai est une des plus récentes collections de littérature. Elle remet en selle un genre injustement ignoré.
trois souvenirs de ma jeunesse
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© Sarrazink Productions
© Jean-Claude Lother / Why Not Productions
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SUR LES éCRANS
Édito ciné On a vu beaucoup de films, mais on a sélectionné pour vous les cinq meilleurs du mois. Avec un engouement général pour le dernier film d’Arnaud Desplechin, Trois souvenirs de ma jeunesse. Un magnifique film nostalgique.
62 / Classique
ne veut pas dire mort. Au contraire : la preuve avec le volume 2 des coffrets Werner Herzog, couvrant les années 1976-1982.
66 / DVD
: Metropolitan de Whit Stillman.
68 / Remous autour d’American Sniper, de Clint Eastwood.
Et si, contrairement à tout ce qui a été écrit, le film était un film de gauche ?
72 / Pierre Niney a obtenu le César du meilleur acteur cette année. Page 88
On n’est pas tout à fait d’accord et on explique pourquoi.
QUOI DE NEUF EN VILLE ?
Page 72
pierre niney on ouvre le bal / Page 5
j’ai pris un verre avec…
Charles Dantzig par Tristan Ranx et Oriane Jeancourt photo Benjamin Chelly
U
n roman de Tolstoï est posé sur une table en terrasse, à côté d’un verre de pamplemousse sous le soleil. Le café Tourville, face à l’École militaire, est un lieu familier à Charles Dantzig. Ce qui frappe à première vue chez l’écrivain, c’est sa haute taille alliée à une élégance de mousquetaire gascon. Puis c’est
Charles Dantzig ? Un samouraï
Revue Le Courage Nº1 sous la direction de Charles Dantzig Grasset 448 p., 28 e
son verbe : c’est dans un langage aérien que Charles Dantzig nous parle du projet qu’il lance, la revue Le Courage, dont le premier numéro est disponible depuis quelques semaines. Pour évoquer ce recueil de textes consacrés à la création – oui, la littérature non comme prétexte, mais comme fin en soi – signés d’amis prestigieux, comme Daniel Mendelsohn ou Christophe Honoré, d’audacieux invités étrangers comme Chun Sue, romancière et dissidente chinoise, mais aussi de jeunes écrivains d’une vingtaine d’années qu’il nous fait découvrir, il use, en quelques secondes, d’un verbe incisif qui n’a rien à envier aux maximes de Chamfort. Cette coquetterie n’atténue pas la finesse et la précision de ses idées esthétiques : « La littérature est une danse », dit-il, une faena, un art de toréer avec
soi-même qui détermine le génie ou le talent, tels le style lancinant de Proust ou les répétitions saccadées de Thomas Bernhard. À l’écouter évoquer ses auteurs les plus chers, on n’en doute plus, il faut, pour lancer une revue littéraire, avoir une idée singulière de la littérature, et de sa nécessité aujourd’hui. Car Charles Dantzig ne vit pas hors-sol, c’est dans le monde actuel qu’il lance son Courage. Face à nous, ce n’est pas le dandy, mais l’écrivain en guerre qu’on a découvert dans cette tribune de 2012 publiée dans Le Monde et sobrement intitulée « Du populisme en littérature » qui se révèle. Sans doute cette tribune posait-elle les jalons d’un engagement que l’on retrouve dans ce premier numéro de la revue Le Courage : l’appel à une esthétique contre « la brutalité lâchée dans les arts », un refus de la dictature du réalisme et de son « amour sournois du mal ». Écrire, pour Charles Dantzig, c’est donc lutter contre l’ennemi, qui est parfois, comme il l’affirme, « une ombre qui est nous ». Lorsqu’il parle, il a les yeux mobiles d’un pilote de chasseur Zéro qui cherche sa proie. On se prend vite à l’imaginer en samouraï et pourfendeur de la vulgarité avec son katana en acier de Dantzig : « On n’est jamais tué par la médiocrité, mais par l’absence de talent. » De toute façon, ajoute-t-il, comme s’il s’apprêtait à torpiller un navire amiral, « un écrivain écrit toujours mal ». Charles Dantzig ne se lasse pas de lancer son feu grégeois. Derrière ses lunettes jaunes, le soleil dans le dos, il se dirige sans ciller vers son objectif sans se préoccuper ni du monde ni du futur : « Le vrai pilote, disait Mark Twain, ne s’intéresse à rien sur la terre, sinon à la rivière, et l’orgueil qu’il tire de sa mission n’a d’égal que l’orgueil d’un roi. » Et le mot même d’humilité, si vous osez le prononcer, fera trembler Charles Dantzig d’indignation. Car l’humilité est une tare et même une véritable censure en littérature. Il soupire, s’indigne et pense à ces nombreux romans qui n’auraient jamais été publiés aujourd’hui, mais finit par admettre que « la littérature sera sauvée par l’ignorance », car pour être un grand censeur, il faudrait être cultivé. De ce côté-là, on ne risque déjà plus grand-chose. Pour détendre notre atmosphère guerrière, il soupire : « Il nous manque un grand poète ridicule », car il faut retrouver ces envolées qui faisaient de « Victor Hugo, ce grand poète… ridicule ». Étrangement, sa conception politico-esthétique rejoint celle de Pasolini dans Salò ou les 120 journées de Sodome, lorsqu’il affirme que « la plus grande anarchie, c’est le pouvoir ». La phrase est lâchée, en piqué, sur la médiocrité qu’il tient toujours en ligne de mire, et ce soi-disant réel qu’elle prétend dire. Cet immense travailleur nous quitte déjà, sans doute pour mettre une dernière touche à son prochain roman. Avec son flegme déterminé, sa rage apprêtée de matamore, son imperturbable ambition pour une certaine littérature française, Charles Dantzig nous a redonné un instant ce que l’on croyait avoir perdu, du courage.
“L’OUEST LE VRAI” , “L’OUEST, LE VRAI” DES ROMANS "WESTERN" CHOISIS ET PRÉSENTÉS DES ROMANS ET PRÉSENTÉS PAR“WESTERN” BERTRANDCHOISIS TAVERNIER DES ROMANS "WESTERN" CHOISIS ET PRÉSENTÉS PAR BERTRAND TAVERNIER PAR BERTRAND TAVERNIER
“J'ai choisi ces romans pour leur originalité, pour leur fidélité aux événements historiques, pour leurs personnages attachants, le suspense qu’ils créent, – mais aussi pour leur art d’évoquer des paysages si divers dont leurs auteurs sont amoureux : Oregon, Dakota, Texas, Arizona, Wyoming... L’Ouest, le vrai : “J'ai ces romans pour leur quel choisi irrésistible dépaysement !” originalité, pour leur fidélité aux événements TAVERNIER “J'ai choisi cespour romans pour leur originalité, pour leur fidélité aux événements historiques, leurs personnages attachants, leBERTRAND suspense qu’ils créent, historiques, pour leur leurs attachants, suspense créent, – mais aussi pour artpersonnages d’évoquer des paysages siledivers dontqu’ils leurs auteurs – mais aussi pour leur artDakota, d’évoquer des Arizona, paysagesWyoming... si divers dont leurs auteurs sont amoureux : Oregon, Texas, L’Ouest, le vrai : sont Oregon, Dakota, quel amoureux irrésistible:dépaysement !” Texas, Arizona, Wyoming... L’Ouest, le vrai : quel irrésistible dépaysement !” BERTRAND TAVERNIER BERTRAND TAVERNIER
NOUVELLE COLLECTION, LE 6 NOVEMBRE EN LIBRAIRIE NOUVELLE COLLECTION, LE 6 NOVEMBRE EN LIBRAIRIE
ACTES SUD ACTES SUD
La confrérie des outsiders
D
par François Bégaudeau
Je suis un dragon Martin Page Robert Laffont 288 p., 18,50 e
epuis une quinzaine d’années qu’il publie, Martin Page est un planeur – on n’a pas dit un OVNI, on a sa dignité lexicale – qui échappe aux radars. Mais il est loin d’être invisible : nous sommes un certain nombre à l’avoir repéré et suivi. Mais sa littérature n’est pas codable par les capteurs électroniques qui dictent la glose officielle des romans. Lesquels peuvent s’accommoder d’un auteur alternant livres jeunesse et livres « pour adultes », comme c’est le cas de Page, mais s’affolent devant qui mêle les deux supposés registres dans un même récit. Que faire de ce machin ? On signale ou pas ? Si on signale, on dit quoi ? Comment nommer l’innommable ? Ils renoncent et laissent voler le machin – qui ne demandait pas mieux. Rappelons-nous l’antépénultième livre de l’intéressé. Vous prenez Beckett : sujet sérieux. Vous le faites jouer au bowling : enfance. Les deux à la fois. Il n’y a pas de sujet sérieux. Purger de fantaisie un sujet supposé sérieux n’est pas très sérieux. Les adultes sont puérils d’ainsi se croire vraiment adultes. S’il est vrai que l’enfance est la persistance d’une perplexité devant le théâtre de la maturité, Je suis un dragon n’est pas puéril, mais enfantin. Il fabrique un lecteur de onze et cinquante-sept ans. Et quatre-vingt-quatre. Et parfois vingt-deux. Il procède de l’art qui, n’ayant pas d’âge, vous déleste du vôtre. En ces pages de Page s’ajointent le plus farfelu et le plus réaliste. Les décrets narratifs arbitraires (on aurait dit que la petite Margot aurait des superpouvoirs, volerait jusque sous la lune, neutraliserait les méchants) et une vraisemblance pointilleuse (instrumentalisation de l’héroïne par les services secrets, tests médicaux, conditions concrètes de son existence recluse, conséquences médiatiques). Il n’y a que les macro-radars pour dissocier le crédible et l’incroyable. Pour ignorer que le réel est incroyable. Pour ne pas comprendre « que le monde, les hommes, les animaux, les plantes, tout est surnaturel ». Pour persister à s’étonner qu’une « fille si normale soit anormale ». Pour trouver absurde une tournure comme « la merveilleuse et prosaïque vie quotidienne ». Je suis un dragon refuse de s’en tenir à une échelle, à un plan d’existence. Il est hybride, multidimensionnel, polytonal. Il vous décrit par le menu l’énucléation d’un scientifique nazi ou les viscères des victimes d’un crash qui « coulent sur les genoux », et se délecte quelques lignes plus loin d’un thé agrémenté de gâteaux « à la cannelle et au gingembre ». Il mène de front le macro (atomiser des terroristes en Asie) et le micro
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le nez dans le texte
(faire du shopping porte de Clignancourt). Et compose tranquillement des dialogues comme : « – Qu’as-tu fait aujourd’hui ? – J’ai sorti une centaine de mineurs d’un effondrement de mine au Chili. – Oh, très bien. Tu veux une glace ? » Étant entendu que le récit finira par choisir son camp. Délaissera le lointain pour s’ancrer dans le proche. Super-héroïne est un job trop douteux. D’abord parce que, comme le savent Batman et Brecht, un superprotecteur dédouane le peuple de se prendre en charge – « Elle était devenue le prétexte à la sclérose humaine et à la bonne conscience. » Ensuite parce que pour sauver le monde, il faudrait au moins qu’il existe. Or il n’y a pas de « monde », il n’y a que les intérêts des uns contre ceux des autres, et pourquoi donc se battre pour les Franco-Américains plutôt qu’aux côtés de leurs ennemis ? Et surtout, surtout : Margot « s’effrayait d’elle-même, de ce corps invincible, incassable ». Superwoman ne lui va pas. Trop lourd, trop brutal – même au nom de la vertu. « Tu n’es pas un dragon, Margot, tu es une libellule », conclut son ange gardienne Xanadu. Ailleurs : « Tu es une outsider. » Une citoyenne en marge, et qui contrairement à l’acception sportivophallique du terme, n’aspire pas au centre, n’aspire qu’à s’en distancier. D’ailleurs, au fond, « le monde irait mieux sans elle », il mènerait plus facilement son train-train pathétique. Confer l’adresse de Margot au président américain : « Je vais vous laisser vivre votre vie folle de haine et d’adoration. Et vous allez me laisser vivre avec mes amis. » Un échange de bons procédés. Ou plutôt un partage du territoire : à toi le macro, à moi le micro. À toi les minables splendeurs du pouvoir, à moi les niches où tâcher de bien vivre. « Maintenant elle allait se sauver elle-même. » Ce qui n’est pas une mince affaire. Le petit est une grande affaire. S’arranger de l’existence demande autant de force et de clairvoyance, peut-être davantage, que stopper un conflit mondial. « La guerre de la vie quotidienne » requiert une énergie dingue, celle, convertible en douceur (il n’y a que les durs qui sont doux) nécessaire à l’harmonie de la confrérie des outsiders – « To live outside the law, you must be honest », chante Dylan cité en toute fin de livre. Margot ne désire rien de plus que « les superpouvoirs qu’il y a à être simplement humain ». Dans son sillage, nous autres désarmés nous armons de courage.
“Je vous promets du sang et des larmes, mais nous l’emporterons.” Winston ChurChill.
La Conquête de L’air q-PLanes Le Lion a des aiLes Ceux qui servent en mer serviCe seCret PLongée à L’aube the demi-Paradise L’héroïque Parade PoW : Prisonnieres de guerre La gLoire est à eux L’étrange aventurière trois des Chars d’assaut oPeration tirPitZ vainqueur du CieL L’évadé du CamP 1 Les diabLes du désert Le Point de Chute Le vent ne sait Pas Lire La ConsPiration v.i.P.
+ Un livret collector de 24 pages, réalisé par le site spécialisé dans le cinéma de patrimoine DVDClassik.fr
Entre 1939 et 1945, sous l’impulsion de Winston Churchill le cinéma britannique participe pleinement à l’effort de guerre. L’industrie entière se mobilise et met ses plus grands artistes, acteurs, techniciens, écrivains au service d’une nation. Avec le septième art comme arme, le pays livre ses plus grands chefs-d’œuvre. À l’issue de la guerre, l’Angleterre n’a de cesse de revenir sur cette période sombre et héroïque à travers des œuvres destinées à remonter le moral d’une nation meurtrie mais triomphante.
20 films essentiels pour Commémorer les 70 ans de la viCtoire Contre la barbarie nazie
Le 5 Mai 2015 en COFFReT 20 www.elephantfilms.com
La grandeur d’un peuple devenu fou
L
À la folie Les Acacias
par Nicolas Klotz a nuit, un asile psychiatrique dans une petite ville de province en Chine. Un jeune homme vêtu d’un long manteau d’hiver entre dans la lumière jaunasse d’une des cellules, lançant cette phrase : « On serait mieux chez nous, mon frère. C’est bientôt le nouvel an et je n’ai les idées claires que chez moi. » Il pense tout haut, se déplace sans cesse, comme un fauve. Un fauve dans le manteau de Spinoza transpercé de coups de couteau. Il entre dans une autre cellule, essaie de réveiller un dormeur, le secoue – « Tu vas t’étouffer si tu dors comme ça ! » Dehors, sur la coursive grillagée au-dessus de la cour, il continue à penser tout haut, les yeux et la bouche à peine ouverts – « Vous voyez comment sont ces nababs de médecins, toujours à gaspiller l’électricité. Même moi, je ne suis pas aussi irresponsable. » Il éteint les lumières de la cursive – « J’ai trop chaud. » Il rejoint d’autres fous qui planent ou végètent dans le foyer. Deal de tabac, mandarine, médicaments – « Je vais faire un footing. Vingt tours de cour. » Il enlève son manteau, son anorak, son pull, sa chemise et part torse nu, à nouveau sur la coursive. Puis se met à courir, de plus en plus vite, deux tours, trois tours, dix tours – « Quelqu’un me poursuit, il veut me tuer !!! » Sa course s’accélère encore, la caméra bouge, se cogne dans des silhouettes, le perd, le retrouve. Le jeune homme s’arrête se retourne, crie en riant vers la caméra : « La vache, tu transpires autant que moi ? » 3 h 49. Les expressions « documentaire-fleuve » et autres « film-monstre » ont accompagné la sortie d’À la folie. Expressions toutes faites posées sur bon nombre de films qui se libèrent des contraintes d’une durée commerciale. Wang Bing, Béla Tarr, Lav Diaz, Pedro Costa, parmi pas mal d’autres cinéastes, n’ont jamais hésité à élargir le pas de leurs films pour expérimenter d’autres rapports à la durée. D’autres rapports aux spectateurs. Ce sont souvent des expériences cinématographiques puissantes, très entières, dans lesquelles cinéastes et spectateurs se trouvent immergés ensemble dans des univers temporels très forts. Dès les premiers plans d’À la folie, une question brutale surgit : à qui est adressé ce film ? Comment Wang Bing a-t-il pu obtenir l’autorisation de filmer ces hommes que nous découvrons, incarcérés contre leur gré, à nu, blessés, abandonnés, sales, malades, assommés de médicaments. Sont-ils conscients qu’on les filme ? Ont-ils le choix ? Peuvent-ils refuser ? Questions complexes qui viennent compliquer la vision des vingt premières minutes du film au point où l’on se demande ce qu’on fait là, totalement débordés et impuissants, devant cette immense souffrance humaine. Le cinéaste continue à creuser fort ses plans, dans la durée et dans le réel, n’évacuant ni les excréments, ni les hurlements, ni les répétitions, ni l’ennui. Comment un tel film pourrait être projeté en Chine ? Le malaise s’accroît encore
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la bonne séquence
devant l’idée qu’il ne pourrait être destiné qu’à un public occidental. Et plus particulièrement, étant donné l’éblouissante durée du film et sa radicalité, exclusivement au public des festivals, des revues de cinéma, des cinémathèques, voire aux musées – plus élitistes, mais plus kamikazes que les salles d’exclusivité. Ou alors, et c’est là où les choses deviennent extrêmement passionnantes, qu’il ne soit destiné à aucun public en particulier. Juste exister haut et fort. Maintenant et demain. Une fois passé et dépassé l’épreuve brutale des vingt premières minutes, À la folie s’insinue en vous avec une tendresse entêtée. Dans la séquence décrite plus haut, vous commencez à entrer dans le film avec votre propre respiration. Elle s’accélère dans la course du jeune homme torse nu, sa transpiration et son monologue illuminé – lutte entre son humour, sa lucidité et l’action dévastatrice des médicaments. Vous croisez des ombres, des dos fracassés, refermés, des visages endormis et suréveillés à la fois, tout un monde, un peuple désuni, réuni autour de ce mot de folie qui brûle en eux, autour de vous, en vous, et vous habite. C’est à cette puissance-là que nous nous sentons conviés par Wang Bing : celle d’exister en même temps que la folie. Puissance des personnages : exister, exister chaque instant, envers et contre tout ce qui incarcère, abandonne, détruit, extermine. Faut-il être à ce point fou pour devenir lucide ? La folie serait le récit de cette lutte pour la lucidité, au sein des familles désœuvrées, des amis désespérés, d’une société qui s’est organisée pour faire suffoquer le vivant. Puissance du cinéaste : emmener la caméra dans l’intimité de ces êtres à moitié ou tout à fait détruits, qui parlent tout haut, nous ouvrent leur tendresse et leurs apocalypses personnelles comme s’ils s’ouvraient les veines. Puissance du public : vivre cette immersion avec les personnages et le cinéaste, quelles que soient les conditions de projection du film – DVD, salle de cinéma, festival, cinéma temporaire, streaming… –, sa durée, les sentiments très extrêmement contrastés que vous ressentez. Il y a quelque chose d’immensément épique dans ce film. Un sens de l’épique que seul le cinéma contemporain sait faire : montrer la grandeur d’un peuple devenu fou. On ne remerciera pas assez Wang Bing d’avoir emmené avec lui, juste une caméra et un micro, pour chercher avec ces hommes détraqués par la lucidité et les médicaments, tous héroïques, quels gestes et quels imaginaires en commun ils pourraient inventer ensemble.
Gloire à Merz
T
La Cathédrale de la misère érotique Sens & Tonka 80 p., 14 e
par Yannick Haenel out a ct e e st u n coup de re vol ver cérébral. Chaque instant est une pensée plastique. Un événement poétique, même imperceptible (et en existe-t-il d’autres ?), interrompt le déroulement de la société. La véritable histoire n’est pas celle des pays, des conflits, des décisions, des crises, mais celle – parallèle, clandestine, solitaire – de la poésie. Dans cette histoire parallèle, où les dates se brouillent, où l’idée de progrès se dissout, où les notions d’ancien et de nouveau se révèlent pouilleuses, un surgissement, initié en 1922, reste particulièrement stupéfiant, comme s’il était encore à venir, légendaire à la manière non pas du chef-d’œuvre inconnu, mais de la bombe à retardement : il s’agit de La Cathédrale de la misère érotique de Kurt Schwitters. Le livre que lui consacre Marc Dachy, après son indépassable somme Dada & les dadaïsmes, donne à lire, à entendre, à comprendre, à deviner l’extrême importance d’une œuvre qui, en dépassant l’idée même d’œuvre, transmute la vie, le matériau de la vie, les murs, les espaces, les restes, le métal et le bois, l’enfance, et en donne une interprétation vécue immédiate qui allonge l’illimité. C ’e s t d e l ’a r c h it e c t u r e , c’e s t u n e « installation », et ce n’est pas ça du tout : plutôt une matière qui rit, un rire-matière, absolument sérieux, absolument libre (comme seuls sont libres les métamorphoses). Il ne s’agit pas d’un monument, mais, écrit Marc Dachy, de la « translation plastique, émotive, colorée » des conditions dans lesquelles Schwitters a vécu, à Hanovre, au début du xxe siècle, l’arrivée d’un monde où l’art est devenu banal, insuffisant, sans puissance – un monde où l’art s’apprête à être vaincu. À cet égard, Dachy a raison de penser que l’académisme, c’est-à-dire l’art défait, a rendu possible la domination nazie, et que Hitler détestait personnellement le dadaïsme. On est donc en 1922 lorsque Kurt Schwitters commence l’élaboration de sa cathédrale. Il l’achèvera en 1936. Elle sera détruite par les bombardements, puis reconstruite (revécue) deux fois. Schwitters est un dadaïste seul. DadaBerlin ne veut pas de lui. Il invente Merz – il devient Merz en extrayant la syllabe du nom d’une banque : Kommerzbank. Pas la banque,
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des essais pas le commerce : la syllabe du milieu. En pleine crise économique allemande, Schwitters détourne un mot qui produit, comme le dit Marc Dachy, une « coupure à l’intérieur du système ». Il y a une œuvre vocale de Schwitters, dont l’Ursonate, chef-d’œuvre de la poésie sonore ; il y a un poème parmi les plus affolants de l’histoire de la poésie, « Anna Blume » (traduit par Marc Dachy aux éditions Ivrea), et dont le nom, les accents, le débordement fantasque fait sonner à nos oreilles une proximité rieuse avec les déesses féminines de James Joyce : Molly Bloom et Anna Livia Plurabelle. Et puis il y a la « colonne » Merzbau (construction Merz), appelée aussi CMA, la Cathédrale de la misère érotique. On sait que Marcel Duchamp l’a vue. Il y a quelques photographies ; ce petit livre les reproduit. S’agit-il d’« habiter » ? Pas vraiment, ou alors « en poète », comme dirait Hölderlin. La Cathédrale de la misère érotique n’est pas un « lieu de vie », comme on dirait aujourd’hui, même si Schwitters y avait dissimulé dans les arrière-plans un espace pour écrire et un autre pour dormir ; encore moins l’éventuelle église profane où l’avant-garde consacrerait sa propre autonomie ; il s’agit plutôt d’un lieu soustrait à la fonction (fût-elle la fonction même d’exister). Quel est donc ce lieu qui est plus qu’un lieu ? Les lieux sont soumis, pas Merzbau. Alvéoles, grottes, nids, gouffres, creux, fentes, ferrailles, ressorts, plâtre, colle : un tel lieu semble inverser les volumes du monde. Marc Dachy écrit : « Il s’agit encore d’architecture, mais d’une architecture conçue à l’envers, une sculpture à expansion interne, qui ne partirait pas du centre de l’atelier, mais de ses murs et plafonds. » En recyclant tout ce dont la société ne veut pas – en faisant œuvre avec ses déchets –, Schwitters, le premier, bâtit un retournement de la déchetterie globale qu’est devenu le monde. En cela, il fonde secrètement une aire sacrificielle où règne, brûlant, imperceptible, le reste. Il avait raison : aujourd’hui, il n’y a de vivant que les sacrifiés ; dans la dévastation planétaire, seul vit vraiment le reste. Un artiste est quelqu’un qui cherche un lieu qui n’existe pas – le lieu inconnu, celui qui ne dépend d’aucune coordonnée. Voici un lieu.