TRANSFUGE N°96

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Mars 2016 / N° 96 / 6,90 €

Choisissez le camp de la culture

Geoffroy de Lagasnerie

Le penseur de gauche qui monte... Le jeune philosophe et sociologue signe un essai magistral sur la justice pénale, Juger.

Dossier : Le meilleur de la littérature arabe Philippe Sollers : « Vous avez aimé mon émasculation ? Ça a plu à tout le monde » Focus sur la nouvelle garde du cinéma français : Léa Fehner, Emmanuel Bourdieu, Lucile Hadzihalilovic


livres

Au programme : Louis, Lagasnerie, Sollers, BHL

D’

par Vincent Jaury

abord un mot sur la réception par l’extrême droite du livre d’Édouard Louis, Histoire de la violence (Seuil), qui rappelons-le faisait la couverture de Transfuge au mois de janvier. Deux articles, au moins, ont attiré notre attention. On trouve le premier, de manière surprenante, dans Le Magazine littéraire, dont Pierre Assouline est conseiller de la rédaction. Il est signé par un certain Vincent Landel, qui écrit cette phrase glaçante, si je puis dire, à propos du livre de Louis : « Chaque page de ce brouillon donnerait un motif de le brûler. » Sachez-le, lecteurs, au Magazine littéraire, on peut dorénavant appeler à brûler des livres, comme en 33. Vincent Landel a signé des articles dans Valeurs actuelles, défendant notamment Richard Millet. La boucle est bouclée. Ou presque : Renaud Camus monte au créneau dans Causeur, que je prenais jusqu’alors pour un magazine foutraque, un peu fou fou à l’image de sa directrice, Élisabeth Levy – même si je ne partage en général pas ses idées. Mais une étape a été franchie où l’on voit un canard passer de l’esprit potache à un esprit sérieux et extrême droitier. Ce passage s’appelle Renaud Camus, membre du Siel (parti lié au Front national), qui signe dans Causeur et a notamment écrit dans le dernier numéro ce texte fantasmagorique sur Histoire de la violence, qui serait ni plus ni moins une apologie du « grand remplacement ». On croit rêver du peu de cas que cet individu fait de la littérature, la réduisant – ce que ce livre n’est pas – à une arme idéologique. Deux critiques, ou comment l’extrême droite s’installe, peu à peu mais sûrement, dans le débat littéraire. Passons à des choses plus réjouissantes, loin de ces bruits de bottes. Ce mois-ci, Geoffroy de Lagasnerie est en couv de Transfuge pour un essai très stimulant sur la justice pénale intitulé Juger, l’État pénal face à la sociologie (Fayard). L’auteur a à peine trente-cinq ans, et Transfuge, fidèle à son rôle de défricheur, parie sur lui. Dans la lignée de Bourdieu et de Foucault, il essaie de comprendre le système du jugement du côté pénal. Il s’est

rendu pendant des années à de nombreux procès de la cour d’assises de Paris. Il fait comparaître l’État en prenant une distance critique face à une institution qui nous apparaît comme une évidence. Il montre dans ce livre la violence de la justice qui, à l’instant du jugement, nous dessaisit de notre vie. « La justice est le lieu d’une agression », nous dit Lagasnerie. L’État n’est pas seulement garant de notre sécurité, il dispose aussi de nous tel qu’il l’entend. Nous lui appartenons dès notre naissance. Le lieu par excellence où nous sentons cette appartenance, cet emprisonnement, est le tribunal. Cette violence envers un individu est d’autant plus puissante que lorsqu’un individu est jugé, il ne l’est pas seulement pour un délit ou un crime commis contre un autre individu, mais aussi contre l’État. Double peine ! Or quand un individu commet un crime contre un autre individu, le commet-il contre toute une société ? Contre l’État ? Pour Lagasnerie, la réponse est non. Il dénonce par ailleurs les procès qui construisent des narrations individualisantes, s’appuyant pour partie sur des rapports de psychiatres, excluant par la même toute explication sociologique. Enfin, le jeune sociologue met l’avocat général au cœur de son analyse, illustre son rôle central dans le système de jugement. L’auteur est encore plus dur que contre les psychiatres : « Ce personnage est à bien des égards le plus antipathique. Chacune de ses interventions est empreinte d’une violence, d’une méchanceté, d’une agressivité rares à l’égard des accusés. Tout, dans son éthos et sa prise de parole, traduit sa volonté de punir […], et ce, y compris lorsqu’on se situe dans un contexte d’incertitude radicale sur les preuves de la culpabilité. » Si vous vous intéressez à la justice, si Le Chant du bourreau de Norman Mailer est un de vos de livres de chevet, si M ou Liliom de Fritz Lang vous fascinent, lisez ce livre de toute urgence. Autre livre stimulant, celui de Philippe Sollers, qui fait paraître Mouvement (Gallimard), très beau roman où il nous laisse penser qu’il s’agit de se pencher sur Hegel. Fausse piste, il y redéfinit la littérature : « Le seul vrai roman est le mouvement de l’Esprit, rien d’autre. » Il évoque la Bible et Omar Khayyam, en passant par la Chine, Zhuangzi, Bataille et Victor Hugo, Rimbaud, Marx, Stendhal, l’ange Gabriel, Allah, Heidegger, Nietzsche, Jean Paul II, Moïse… La liste est encore très longue. Vertigineuse. Les derniers livres de Sollers sont cela : Sollers parle avec les morts, avec les auteurs, les mille écrivains de sa bibliothèque, qu’il commente ou incarne, avec légèreté et concision, à la manière d’un Reader’s digest stylé. Enfin, Bernard-Henri Lévy revient avec un livre passionnant, L’Esprit du judaïsme (Grasset) pendant de son Testament de Dieu (Grasset) qui fit sensation en 1979. Vous pourrez y lire de très belles pages sur Ninive, sur Jonas, sur l’antisémitisme d’aujourd’hui, sur l'islam radical et celui des Lumières, sur Proust, Sartre, Chateaubriand. Des pages mesurées, traversées par un antiracisme constant et louable. ÉDITO / Page 3


RABE

sommaire

N°96 / mars 2016

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Geoffroy de Lagasnerie

news

3 /  Édito 6 /   On

prend un verre avec les frères Malka

chroniques nez dans le texte de François Bégaudeau 10 / La bonne séquence de Nicolas Klotz 12 / Le projecteur de Caroline Fourest 8 / Le

Christophe Ono-dit-Biot de la librairie Mollat 18 / Le journal de Julien Delmaire 20 / Croyez ce que vous voulez : Édouard Louis, punchingball des réacs ? 22 / Club 24 / Jean-Paul Enthoven, en plein Saint-Germain-des-Prés, retrouve la mémoire. 26 / Conciliabule avec une figure montante de la gauche intellectuelle, Geoffroy de Lagasnerie, pour son essai exceptionnel, Juger. 14 / Radio/TV 16 / L’avis

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littérature arabe

DU CÔTé DE LA LITTéRATURE

32 / Sélection

des dix meilleurs livres du mois meilleur de la littérature arabe 72 / poche 74 / polar 76 / On déshabille le dandy proustien Maël Renouard. 80 / Retour sur les classiques : romans grecs et latins 50 /  Le


JeanFrançois Zygel

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Lucile Hadzihalilovic

SUR LES éCRANS

82 / Édito 84 / 1er événement : Lucile Hadzihalilovic, pour son film de genre arty, Évolution. 90 / 2e événement : Les Ogres de Léa Fehner, chef-d’œuvre du jeune cinéma français 96 /  Sélection

des dix meilleurs films du mois 114/  Ressortie salle 116 / DVD

Les Concerts Enigma H.G. Wells

LA GUERRE DES MONDES Le 17 mars 2016

120 / Théâtre 122 / Agenda

Réservation : 01 40 28 28 40 chatelet-theatre.com Photo : Thibault Stipal


j’ai pris un verre avec…

Salomon et Victor Malka

par Jeanne Ferney photo Thomas Pirel

S

alomon et Victor Malka ne sont pas d’accord sur tout – le premier se revendique de gauche, le second s’en dit « très loin » –, mais il y a entre eux une tendre complicité. « Un café pour moi, mais je tiens à ce qu’il soit meilleur que celui de mon frangin ! » lance Victor à la serveuse

« L’islam doit trouver les moyens de rassurer les juifs de France » Salomon Malka Le Grand Désarroi Albin Michel 240 p., 18 e

qui prend notre commande. Regard amusé de son cadet. Victor encore : « Les fautes d’orthographe dans le livre, c’est Salomon ! » Ils se marrent de plus belle. Ces deux-là ne sont pas seulement frères, ils sont amis. Il y a vingt ans, l’assassinat d’Yitzhak Rabin les avait déjà poussés à mêler leurs plumes pour dire leur émotion et essayer de comprendre (1). Les voici qui s’associent de nouveau, cette fois pour témoigner du malaise des juifs de France, un an après l’attentat à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Quel est ce pays où l’on est pris pour cible parce que juif ? Faut-il partir ou rester, à quel prix ? Ces questions traversent Le Grand Désarroi, vaste enquête qui les a menés de Toulouse à Strasbourg, de Lyon à Marseille. Responsables religieux ou associatifs, intellectuels ou simples citoyens : beaucoup

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de juifs s’accordent à dire que « quelque chose s’est cassé ». La plupart d’entre eux ont choisi de rester, certains tâchant d’apporter leur pierre au fragile édifice du « vivre ensemble ». D’autres, peu optimistes sur l’avenir, envisagent de faire leur alya. La tentation du départ pour Israël ne date pas de janvier 2015. La peur était là avant. Il y a dix ans déjà, le meurtre d’Ilan Halimi actait la résurgence d’un « antisémitisme qui tue ». En décembre 2014, un mois à peine avant la prise d’otages à l’Hyper Cacher, cette haine s’illustrerait encore lors de l’agression d’un couple juif à Créteil. « La jeune femme avait été violée, pourtant aucune association féministe ne s’est rendue à la manifestation qui a suivi, se souvient Salomon. Il n’y avait que quatre cents personnes, dans l’immense majorité des juifs. » Aussi la question taraude-t-elle les frères Malka : les marches des 10 et 11 janvier auraient-elles eu lieu s’il n’y avait eu « que » l’attentat à l’Hyper Cacher ? « La réponse est non, en tout cas pas de cette ampleur », tranche Victor, pour qui ce livre en forme de « tour de France du désarroi » est aussi « une mise en garde contre la société qui nous attend. Nous sommes un baromètre : un pays où l’on s’attaque aux juifs, c’est un pays qui va mal. » L’espoir, pourtant, demeure. À commencer par celui de voir se former « une représentation claire du culte musulman », à travers laquelle se ferait entendre la voix d’un « islam républicain de France ». « L’islam doit trouver les moyens de rassurer les juifs de France », assène Salomon, laissant le mot de la fin à son aîné : « On a bien réussi à faire la paix avec les chrétiens après des siècles d’opposition, pourquoi cela ne serait-il pas possible avec les musulmans ? » (1) Shalom, Rabin, Ramsay, 1999


Jean-Jacques Schmidt

Historiettes, anecdotes et bons mots Choisis, traduits de l’arabe et annotés par Jean-Jacques Schmidt

Histoires d’amour dans l’histoire des Arabes

Sindbad

ACTES SUD

choisies, traduites et annotées par

Jean-Jacques Schmidt

Sentences et maximes traduites de l’arabe, présentées et annotées par Jean-Jacques Schmidt

Sindbad

ACTES SUD

JEAN-JACQUES SCHMIDT LE LIVRE DE L’HUMOUR ARABE

BABEL

Sindbad

ACTES SUD

Des anthologies composées et traduites par Jean-Jacques Schmidt, l’un des plus fins connaisseurs de la culture arabe. Érudites, drôles, spirituelles, savoureuses…, elles offrent pour un vrai plaisir de lecture.

Sindbad / ACTES SUD


Doucement les filles par François Bégaudeau

«J

e ne m’étais jamais intéressée aux criminels en série. Je trouvais ces histoires aussi horribles qu’ennuyeuses. À la différence des meurtres entre proches qui m’avaient toujours fascinée, elles mettaient en scène une pulsion répétitive qui dépersonnalisait les victimes. » Une fois de plus s’impose d’approuver Marcela Iacub (M le mari, Michel Lafon), du moins sa narratrice, qui privée de prénom mais dotée du même métier lui ressemble beaucoup. Un marginal superpathologique prompt à torturer des inconnus met le crime à distance de la communauté ordinaire ; le précipite dans des abîmes d’horreur dont le tout-venant peut à bon droit se dédouaner. Alors qu’un crime entre familiers vous remet la violence au milieu du salon, sur la table basse, près de la télécommande, offrant à chacun un destin possible d’assassin ou de victime. L’horreur est alors justiciable, non plus d’une approche clinique balbutiante de sidération, mais du type d’analyse psychologique où, dans la grande tradition des moralistes amoraux, Iacub excelle. Les deux hommes, que la narratrice soupçonne alternativement d’être le « tueur de la vieille Lune » à l’origine des meurtres successifs de jeunes femmes blondes, sont des proches. L’un, Martin Facchini, est un journaliste rencontré à la faveur de l’enquête, et l’autre ni plus ni moins que son mari – d’où le titre du roman, efficace à banaliser le mythe langien. Surmontant notre plaisir coutumier à raconter la fin d’un polar à ceux qui le commencent juste, nous nous abstiendrons exceptionnellement de livrer le nom du coupable. Importe seul que les deux suspects se ressemblent en bien des points, et que les unit l’affect-maître des criminels et des fâcheux, la mère de toutes les passions tristes : le ressentiment. Citant Baudelaire dans ses missives à la police, le criminel affiche une parfaite connaissance de ses ressorts : « Je les ai tuées car vivre est un mal. » Le mari et possible M est présenté comme « un raté, et qui le resterait », tandis que l’autre suspect « pense avoir raté sa vie ». Rater sa vie, c’est, toute foutaise libérale mise à part, passer à côté de sa puissance vitale ; c’est n’en avoir pas l’usage, jaguar inapte à la course, et en venir naturellement à jalouser celle des autres. Cette inavouable rancœur contre le vivant s’exonère de sa structurelle carence en se donnant des objets extrinsèques. Ainsi Facchini, chroniqueur de faits divers qui se rêve critique littéraire et s’imagine pour l’instant méprisé par « l’intelligentsia parisienne », est « jaloux des écrivains et des universitaires qui ont un peu de succès ». En cela il représente une espèce en voie de radicalisation, comme on dit de certaine

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le nez dans le texte

jeunesse, au point qu’il n’est pas interdit d’imaginer l’émergence prochaine d’une nouvelle caste, composée « d’écrivains sans œuvres et d’artistes sans succès qui se mettraient en marge de la société en commettant les meurtres les plus abjects pour protester contre le système intellectuel. Il n’y a pas plus haineux et de plus amer que ces gens-là. » Or on connaît bien le raffinement dans la haine de l’individu ressortissant à ce sociotype : « Il défend les gens qui ont du succès, à condition qu’ils n’en aient pas trop. » Auteure trop reconnue, notre héroïne devient une cible privilégiée pour l’un et l’autre des suspects. Ainsi, « Facchini avait trouvé en ma personne une occasion de se venger de tous ceux qui réussissaient leur vie intellectuelle injustement », cependant qu’elle incarne, aux yeux de M le mari, « l’ensemble des injustices qui étaient faites ». D’où que la paix de leur ménage lui soit insupportable : « Être heureux avec moi était à ses yeux une sorte de trahison envers lui-même. » Mais aussi, où l’on appréciera le chassé-croisé des pronoms personnels : « Je suis sûre maintenant qu’il me reprochait l’ennui que j’éprouvais en le lisant. » Notrehéroïnepousselescandalejusqu’àserévéler plus intelligente que cet autoproclamé « intellectuel raté ». Ainsi ce mari, qui s’est propulsé par le crime dans le monde par-delà bien et mal que ne peut lui offrir l’art, s’autorise du même nietzschéisme pour les nuls que les héros de La Corde pour faire payer à son épouse « le prix que doivent payer les personnes qui ont l’air d’être plus fortes que les autres ». On ne défend jamais assez les forts contre les faibles, dirait un Nietzsche mieux compris. A fortiori quand les forts descendent d’Ève et non d’Adam. Là, c’est carrément insupportable. À ce stade, Iacub ne se planque plus derrière son double pour confier que « l’expérience m’a appris que rien n’agace plus un homme qu’une femme qui écrit ». On en a connu des épouses dévouées au génie légitime d’un artiste mâle, discrètes mais précieuses, auréolées par les biographes de la saine sagesse de celle qui se résigne à l’infériorité statutaire du deuxième sexe. Il faudra désormais, messieurs, s’accommoder du schéma inverse, et certes ça prendra du temps. Est-il né le mari capable de ne pas enrager de voir sa femme le supplanter dans le domaine distinctif où il aspirait à briller ? En attendant qu’il advienne, on conseillera par prudence aux écrivaines de talent de ne pas trop la ramener – « J’ignorais qu’il fallait que je reste modeste si je voulais garder mon mari. » Ou de ne pas se marier.


“Tout le monde apprécie un petit meurtre... tant qu’il n’en est pas la victime.” Sir Alfred HiTcHcock

16 nouvelles histoires inédites le 23 mars 2016 en coffret 5 DVD et livret 20 pages.

Déjà disponibles :

le 22 juin 2016 :

www.elephantfilms.com


NATALIA LEIBEL

U

No Home Movie de Chantal Akerman Zeugma Films sortie le 24 février

par Nicolas Klotz n arbre secoué par un vent violent. L’arbre domine un paysage lunaire qui se perd dans les nappes d’une couleur étale, où ni le brunrouge terne ni le gris minéral n’arrivent à prendre le dessus. Une partie de l’arbre est grise, l’autre verte, avec ici encore, l’impression que les deux couleurs s’estompent dans la violence du vent. Les nappes se dispersent un peu, on distingue au loin, plus bas, une longue route qui serpente entre les collines et qui se divise en deux. Quelques voitures passent. Le vent frappe sans cesse dans le micro de la caméra. La Cisjordanie ? L’arbre résiste fort contre le vent qui semble essayer de l’arracher. Le plan est fixe avec quelques brefs mouvements doux. La puissance du plan fait le vide dans nos têtes ; nous laissant seuls avec la force de résistance de l’arbre, la disparition de Chantal Akerman, et ce paysage vide dans une terre explosée. Plus tard, cette terre aride reviendra, toujours aussi explosée, mais filant à toute allure, comme lacérant l’image à coups de couteau, de secousses et de trous d’air. Une femme âgée se déplace dans un appartement bourgeois à Bruxelles. Les meubles, la lumière du jour, les tapis, les rideaux sont à leur place. La femme ne sort plus trop. Elle est belle, grande, à la fois classe et un peu défaite. Elle porte un pull avec des motifs bleus et roses. On pense à Delphine Seyrig quelques décennies plus tôt. À Jeanne Dielman. À la beauté concrète qui habite le regard de Chantal Akerman. À cette beauté qu’elle partage avec la femme âgée, qui est sa mère, aujourd’hui défunte. Mais qui est encore là avec nous. Et avec Chantal. Défunte depuis, elle aussi. La caméra filme les deux femmes, parfois à la main, parfois sur un pied, entre deux portes, dans la cuisine, dans le salon. Elles sont deux, chacune différente, mais chacune impensable sans l’autre. Le micro oblige parfois à tendre l’oreille, comme on fait souvent dans la vie qui est tout sauf en Dolby stéréo. Autour de cet appartement gravitent plusieurs autres espaces. Chambres d’hôtel où Chantal et sa mère échangent sur Skype. Conversations brèves, le visage coiffé de sa mère, ses lunettes. Même éloignées, elles sont si proches. L’une à Bruxelles, l’autre à Oklahoma City ou à New York. Mais pourquoi veux-tu me filmer comme ça ? Parce que je veux faire quelque chose comme quoi il n’y a plus de distances dans le monde. Admirative et joyeuse : Tu as toujours eu des idées magnifiques ! Le mot magnifique avec son bel accent ashkénaze, sonne comme un baiser du siècle dernier. Ou d’un baiser donné par-delà la mort. Et puis : Mon amour, quand je te vois comme ça, j’ai envie de te serrer dans mes bras. Et toujours cette terre explosée qui revient lacérer le film comme le temps qui déchire nos vies. Dans la cuisine de l’appartement de Bruxelles, la mère se déplace, s’accompagnant d’un petit son de

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la bonne séquence

gorge régulier. Battements de cœur fragile, obstiné. Son pull bleu à motifs roses, ses boucles d’oreilles. Bien coiffée. Ses médicaments, qu’elle pose sur la table. Elle commence à manger. Chantal vient s’asseoir de dos. La moutarde qu’elle va chercher mais qu’elle ne trouve pas dans le frigidaire. Les pickles qu’elle sort et vient poser près de la bouteille d’Évian. Elles parlent de la couleur de leurs cheveux, de la nourriture que Chantal ne mangeait pas petite. Ça passait pas dans la gorge et puis quand j’allais chez la mère de papa, elle me faisait peur avec ses cheveux comme ça, elle allait déjà mal et moi j’étais trop petite pour comprendre. Sa mère la regarde, intense : C’était la ménopause, il n’y avait pas pour soigner. Maintenant il y a tout. Le dos de Chantal est un peu voûté comme les adolescents qui grandissent trop vite : Mais ce n’était pas seulement ça, c’était aussi la guerre. Elle sortait de la guerre et elle avait été tellement courageuse, quand la guerre était finie elle a craqué. Juste quelques conversations comme ça, la caméra posée dans la cuisine pour faire un cadre. Les deux femmes dans le cadre se parlant de tout et de rien. Des bagarres dans la cour de récréation, des lacets défaits de Chantal. Écoute, tu étais une si jolie petite fille, j’étais fière. Moi aussi j’étais fière, je te trouvais la plus belle mère, la plus belle femme. Quels beaux yeux ! Tout le monde se penchait sur toi dans ta poussette pour voir tes yeux ! Ils n’ont pas tellement changé. Moi, mes yeux ont changé, ils sont devenus plus clairs ! Écoute, si on avait su que les Allemands allaient être comme ça à Bruxelles, tout le monde serait parti ! C’était tellement insidieux : un jour ils ont dit il faut mettre sur la carte d’identité juif. Papa a refusé de porter l’étoile jaune, il avait déjà compris quand il était arrivé à Bruxelles, il y avait marqué ni chiens ni juifs, pour louer un appartement. Elles parlent, c’est la vie même. Le temps est passé sur leurs corps, dans leurs voix, mais toujours dans ce présent radical du cinéma de Chantal. Et puis elles se parlent moins, de moins en moins. Chantal filme toujours autant mais sa maman est chaque fois plus fatiguée. La caméra court dans le couloir la nuit, ombres de la petite Chantal sur les murs, les armoires, sur les vitres. Les espaces-temps s’enchaînent au détour d’un plan, d’un changement de lumière. Chantal et sa sœur lui parlent pour qu’elle ne s’endorme pas. Et puis en quelques plans très simples, on assiste à comment les deux femmes se décollent l’une de l’autre. Pour toujours. Chacune disparaissant. Seule(s).


RCS Radio France : 326-094-471 00017 - CrĂŠdit photo : Christophe Abramowitz / RF

lude culturel

paula jacques cosmopolitaine

dimanche 14 : 00 - 15 : 00


le projecteur

Nos ex-Camarades Par Caroline Fourest

I

l y a des époques où l’amitié peut devenir un cimetière. De la seconde Intifada à l’attentat contre Charlie et l’Hyper Cacher, combien de conversations amicales ont mué en discordes, quelque part entre Gaza, Dieudonné et « Je ne suis plus Charlie ». Et vous, combien d’amis avez-vous perdus ? Brigitte Stora les a comptés. Mieux, elle nous les conte. Ces camaraderies gâchées par des obsessions contraires. Les mots qui se tordent, les regards qui fuient, ces visages aimés devenus fermés, ou qui se mettent à brûler d’un feu étrange. Les chaleurs, au contraire, qui s’éteignent, froides comme l’indifférence, parfois la complaisance, envers le pire : l’islamisme, le complotisme et, bien sûr, l’antisémitisme. Cette hydre, on la voit venir de loin, mais pas toujours, quand on est juif. Il coûte beaucoup d’amis quand on est militante de gauche, juive de culture, algérienne d’origine et de tempérament, qu’on a épousé un juif marocain, grandi dans le culte de l’indépendance des anciennes colonies, qu’on a traîné ses guêtres dans toutes les manifestations antiracistes, usé le pavé avec la marche des Beurs, qu’on élève ses gosses dans un quartier populaire et mélangé, pas par mauvaise conscience, mais par appartenance à ce peuple métissé : française et juive du Maghreb, tout attaché. Lors de la seconde Intifada, en 2000, Brigitte Stora est partie manifester pour les Palestiniens. Quelques heures plus tard, elle devait sortir des rangs de la gauche radicale, dégoûtée d’entendre « Mort aux juifs », sans que cela ne choque ceux qu’elle appelle désormais ses « ex-camarades ». Eux pensent qu’elle exagère, qu’elle en fait trop. L’antisémitisme, c’est la faute aux Israéliens et l’islamisme à l’impérialisme américain. Ils continuent de militer au nom du progrès, à la remorque de l’internationale la plus réactionnaire au monde… À force de lire Edwy Plenel, de s’indigner façon Stéphane Hessel, Page 12 / TRANSFUGE

et de se perdre, comme toujours, avec Alain Badiou. Trois boussoles du sud, rhabillées pour l’hiver. Avec talent, style et acuité, ce livre apporte incontest ablement un nouveau chapitre, humain et intellectuel, aux alertes déjà lancées contre la gauche cédant au mieux à l’aveuglement, au pire à la tentation obscurantiste. Entre deux pages, on se croit parfois revenu au temps des procès de Moscou et du complot des blouses blanches. Pourtant, c’est bien en France, ici et maintenant, qu’Ilan Halimi a été torturé à mort, que des enfants juifs se sont fait abattre à bout portant à Toulouse, que des juifs risquent de se faire égorger à cause de leur kippa, que les actes et propos antijuifs sont deux fois plus nombreux que les actes et propos antimusulmans, même après des attentats… Pendant que des intellectuels et des militants de gauche se demandent si les juifs n’en font pas trop, si ce n’est pas un peu de leur faute, avec tout ce qui se passe en Israël et si, au fond, les vraies victimes ne sont pas les terroristes. Tous ne sont pas aveuglés par la peur. Certains le sont par la haine. Farida Belghoul, que Brigitte Stora a connue à l’époque de la marche des Beurs, a basculé de l’antiracisme au racisme, de « Touche pas à mon pote » à « Touche pas à mon genre », en compagnie d’Alain Soral et sa bande, avec qui elle peut enfin parler des juifs. C’est ici et maintenant. Mais c’est ici, aussi, que les amitiés métissées de Brigitte résistent. Qu’une amie de la Guadeloupe se désespère avec elle de son fils devenu fan de Dieudonné. Que sa petite sœur afghane et ses amies algériennes, toutes réfugiées, maudissent les islamistes. Ici, dans ce pays capable de se déchirer « pour le sort d’un petit capitaine juif », que l’on peut perdre des camarades et en retrouver d’autres, avec qui bâtir une résistance fraternelle.


« puissant et profond, éMouvant et haletant, un chef-d’œuvre de littérature, d’histoire et d’espérance. » The Times

« davis a écrit de loin le Meilleur téMoignage sur cet épisode fondateur de l’histoire de l’alpinisMe. » The NaTiONal

« Magnifique… iMpressionnant… un récit saisissant. » The Observer

Wade Davis

LES BELLES LETTRES www.lesbelleslettres.com 560 pages. - 26,50 €


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