TRANSFUGE N°97

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Avril 2016 / N° 97 / 6,90 €

Choisissez le camp de la culture

« Mon rêve ? D’être dans le New York

Rock de 74 »

Avec Maintenant ou jamais, l’écrivain irlandais signe le plus beau roman rock de l’année

Christophe Jeff Nichols : "Il fautHonoré : savoir divertir". « Lesavec Malheurs de Sophie Rencontre le nouveau Spielberg m’a replongé ma propreSpecial. enfance » pour sondans film Midnight La littérature Le meilleur du cinéma française : Soleil de Plomb, est-elle trop démocratique ? L'avenir, L'académie des muses, Le à Philippe monstreRéponse à mille têtes, Eva neVilain dort pas...


livres

Au programme : O’Connor, Rahman, la démocratisation de la littérature.

C

par Vincent Jaury

e numéro 97 est très littérature étrangère. On retrouve Joseph O’Connor, qu’on suit depuis longtemps dans ces colonnes, plus cool que jamais. Plus rock que jamais. Son éditeur me disait que dans le taxi qu’il avait pris avec lui pour l’amener à son hôtel, l’auteur lui avait confié qu’avec l’âge (cinquante-deux ans), on a envie d’être un peu moins noir, un peu plus léger. C’est effectivement ce que fait à merveille O’Connor dans son dernier roman, Maintenant ou jamais (Phébus), dans lequel il raconte avec allégresse l’histoire d’un petit groupe de rock amateur devenu un band de légende. Cette histoire fictive est prétexte à revisiter l’histoire du rock, de la pop, du punk anglo-saxon des années soixante-dix et quatre-vingt. Fans des Stooges, des New Yorks Dolls, des Pogues, de Nick Cave, de Tom Waits, des Stones, du Velvet, de Bowie, lecteurs de Nick Kent, de Lester Bangs, Greil Marcus, ce livre est pour vous. Fidèle à ses convictions, Transfuge découvre : retenez ce nom, Zia Haider Rahman, et le titre de son premier roman, À la lumière de ce que nous savons (Christian Bourgois). Romancier cosmopolite, anglais d’origine bangladaise, encensé à juste titre par le New Yorker – quatre pages signées James Wood –, Haider Rahman passe des mathématiques à la politique internationale, à la philosophie du droit. Son érudition est sans limites, un gai savoir. Mais l’érudition se double d’une histoire personnelle incroyable. Haider Rahman est né dans un village pauvre du Bangladesh, immigre en Angleterre, entre à Oxford, découvre l’aristocratie anglaise, puis devient trader à Wall Street, et lâche tout pour entrer dans l’humanitaire. Ce qui lui permet de côtoyer la haute société anglaise et américaine et, à l’instar d’un Fitzgerald, d’en faire une peinture satirique. Amis de la littérature, ne ratez pas ce roman total.

Retour aux Français avec un essai stimulant de Philippe Vilain sur la littérature française contemporaine, La Littérature sans idéal (Grasset). Trop d’écrits consensuels ? Trop d’écrits sociologiques ? Trop d’écrits narcissiques ? Et le style, plus personne ou presque n’en parle ? On lui donnera raison sur ce point. Quand je repense à Sylvain Bourmeau qui décrétait la fin du style dans Libération – quelle connerie ! Vilain, avec rigueur, analyse ce qui selon lui nuit à la littérature et en ferait un objet de consommation comme un autre, sans intérêt. La faute à qui ? À la marchandisation des biens culturels ? À sa démocratisation ? Sur ce dernier point, l’ami François Bégaudeau ne pouvait laisser passer ça et entra dans une colère noire (il paraît même qu’il aurait jeté le livre sur le mur de sa cuisine, puis enchaîné quelques bières pour oublier). Il a depuis repris son calme, et a répondu à Vilain point par point. Bonne lecture, amis lecteurs ! ÉDITO / Page 3


sommaire Page 22

Page 3

joseph O’Connor

news

3 /  Édito 6 /   On

N°97 / avril 2016

prend un verre avec Laurent de Wilde

chroniques nez dans le texte de François Bégaudeau 10 / La bonne séquence de Nicolas Klotz 12 / Le projecteur de Caroline Fourest 8 / Le

14 / Revue Le Courage de Charles Dantzig

Journal de Daniel Arsand coulisse : Dominique Bourgois 20 / Mémoire retrouvée : Cécile Ladjali 16 / Le

18 / En

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remous littéraire

DU CÔTé DE LA LITTéRATURE

22 / 1er événement :

Joseph O’Connor, le rock n’est pas mort. Zia Haider Rahman, Gatsby dans la City 32 / Croyez ce que vous voulez…. 34 / Sélection des 10 meilleurs livres du mois 48 / Retour sur un classique : Virgile, sous l’œil de Giono 50 / Remous littéraire : La littérature française souffre-t-elle d’être démocrate ? 58 / Déshabillage : Marc Dugain, l’espion de la politique française 60 / Polar 62 / Poche 64 / Essais 28 / 2e événement :


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christophe honoré

SUR LES éCRANS

Page 66 66/ Édito

68/ 1er événement : Christophe Honoré. Turbulent et capricieux pour ses Malheurs de Sophie 74 / 2e événement : Midnight Special de Jeff Nichols, rejeton de Spielberg 78 /  Sélection des 10 meilleurs films du mois 88/  Livre

plateau.

ciné : La Vie des productrices. working girls sur un

92 / Ressortie 94 / DVD

salle : Julien Duvivier, pessimiste ?

BENNY BARBASH , La vie en cinquante minutes

100 / Expo

106 / Agenda 108 / États

Dure comme l’enfer est la jalousie et ses braises sont des charbons ardents.

des lieux

roman traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas‑Delpuech

www.zulma.fr


j’ai pris un verre avec…

Laurent de Wilde

par Jeanne Ferney photo Thomas Pirel

U

n lundi en fin d’après-midi. Pour Laurent de Wilde, c’est l’heure du déjeuner : un sandwich jambon fromage, arrosé d’un demi. Pas de chichi, la discussion se fera entre deux bouchées. Vingt ans après le succès de sa biographie de l’immense Thelonious Monk (Monk, Gallimard),

« Les gars préfèrent le pistolet à soudure quoi, c’est vexant ! » Laurent de Wilde Les Fous du son Grasset 560 p., 22,90 e

le pianiste autodidacte, pionnier de la révolution électronique du jazz, nous convie aux noces de l’électricité et de la musique dans Les Fous du son, une somme de plus de cinq cents pages dans laquelle il retrace l’histoire de la musique électronique, de la fin du xixe siècle aux années quatre-vingt. Un livre pour spécialistes ? Non, une épopée, un roman d’aventures jalonné de trouvailles hallucinantes, de réussites flamboyantes mais aussi d’échecs cuisants ! En bon jazzman, Laurent de Wilde y garde le rythme de bout en bout, brossant d’une plume alerte et souvent malicieuse le portrait de « possédés de l’électricité » américains, anglais, français, russes ou japonais, d’inventeurs d’instr ument s géniaux qui ont chamboulé le monde du son et repoussé toujours plus loin ses

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limites. Thomas Edison, bien sûr, le créateur du phonographe et du microphone, celui par qui tout a commencé, mais aussi Thaddeus Cahill et son telharmonium, acte de naissance de l’électricité musicale, ou encore Leon Theremin et son fascinant boîtier électronique. Sans oublier Max Mathews, pionnier de l’informatique musicale, Bob Moog et Don Buchla, à qui l’on doit les premiers synthétiseurs modulaires… Certains connurent la gloire comme Laurens Hammond, inventeur de l’orgue portant son nom, « le premier à avoir montré qu’il était possible d’avoir des instruments électroniques à la maison », souligne Laurent de Wilde. D’autres restèrent dans l’ombre ou incompris, à l’image de Hugh Le Caine, dont la saqueboute électronique, ancêtre du trombone, commit l’erreur de naître trop tôt. Laurent de Wilde a passé de longs mois en compagnie de ces personnages hauts en couleur, développant pour eux une sympathie particulière : « Je me suis rendu compte qu’il y avait une parenté entre les inventeurs et les artistes, ils sont vraiment frères. Ils ont des espèces d’idéaux complètement déplacés, ils sont toujours un peu à côté, en avance ou en retard, ils regardent toujours ailleurs, plus loin… Ils espèrent, ils voudraient, ils se ramassent des pelles monstrueuses, des râteaux cosmiques, ils montent des architectures somptueuses qui s’écroulent sur eux, la plupart meurent ruinés… Et puis ils ont des vies affectives compliquées, parce que leurs femmes n’en peuvent plus : les gars préfèrent le pistolet à soudure quoi, c’est vexant ! » A-t-on déjà dit à Laurent de Wilde qu’il avait un faux air d’Éric Reinhardt ? Un écrivain, comme lui, même si Laurent de Wilde n’ose pas le reconnaître. Qu’importe, ce livre parle pour lui, prouvant qu’il n’est pas loin d’être aussi doué avec les mots qu’il l’est pour le piano.


PAT H É P R É S E N T E

3 FILMS DE JULIEN DUVIVIER POUR LA 1ÈRE FOIS AU CINÉMA EN VERSION RESTAURÉE

AVEC

JEAN GABIN VIVIANE ROMANCE CHARLES VANEL MICHEL SIMON DANIÈLE DELORME LOUIS JOUVET VICTOR FRANCEN

DARK STAR

• LA BELLE ÉQUIPE • L E 6 AV R I L • VOICI LE TEMPS DES ASSASSINS • L E 1 3 AV R I L • LA FIN DU JOUR • L E 2 0 AV R I L CAHIERS CINEMA DU


La haine de l’art

L

par François Bégaudeau

es pages d’Histoire de la violence où le narrateur passe le relais à sa sœur Clara laissent sceptique. D’abord parce que la transcription de l’oralité se heurte à un certain arbitraire. Arbitraire des tournures : pourquoi « je vois bien qu’il ne m’parle que de ça », plutôt que « je vois bien qu’il ne me parle que d’ça » ? L’oralisation, c’est toujours trop ou trop peu. Arbitraire des coefficients d’oralité attribués : en réservant à Clara la torsion vernaculaire de la langue académique, Édouard Louis laisse entendre que l’oralité serait l’apanage des pauvres. Alors que tout le monde parle oralement. On admet qu’un normalien comme Édouard ne dirait pas, comme sa sœur, « c’est nous qu’on l’aurait payé » ou « c’est comme si que tu te retrouvais bloqué », mais sa langue parlée est tout aussi truffée d’élisions, de négations tronquées. Or dans le corps du texte, le partage des langues est strict, voire surligné par d’honnêtes mais crispantes corrections en italiques de la sœur par le frère : « Et même quand c’était pas réel (même quand ce n’était pas réel). » Ensuite, le dispositif qui offre un creuset aux mots de la sœur confine à l’invraisemblable. Le lecteur est invité à admettre que Clara raconte à son mari l’agression de son frère à laquelle elle n’a pas assisté, mais dont elle connaît le détail grâce au récit de ce même frère, qui présentement l’écoute planqué derrière la porte. Mais cet artifice cherche précisément à casser le code réaliste, marquant par là même l’humeur constructiviste du roman. C’est par lui que l’auteur laisse comprendre son ambition théorique et formelle, dérivée de la belle formule oxymorique livrée à Transfuge en janvier : « Une autobiographie dite par quelqu’un d’autre. » Bourdieusien toujours, Louis entend désindividualiser le drame, fût-il aussi intime et traumatisant qu’un viol subi. Je n’est pas une île. Je est une créature hétéronome qui engage bien davantage que soi. La scène nocturne coproduite par Reda l’agresseur et Édouard l’agressé engage aussi le père kabyle du premier, qui a connu l’enfer postcolonial des foyers d’immigrés, aussi bien que la mère du second et les vieux dont elle a nettoyé la merde des années durant. Une histoire violente s’inscrit dans une histoire générale de la violence, sociale. Mon histoire ne m’appartient pas. Le récit que j’en fais, qui devrait être le plus juste et le mieux informé, puisque c’est ma chair qui a été meurtrie, puisque j’y étais, n’est pas moins une construction que celui de Clara qui n’y était pas. Clara ne peut qu’interpréter – au sens où elle ressert un texte Page 8 / TRANSFUGE

le nez dans le texte

entendu –, mais Édouard pas moins : « Aussitôt énoncée par moi, ou par n’importe qui d’autre, mon histoire est falsifiée. » Tout récit ment – le mensonge est peut-être le grand sujet de Louis, et il faudrait relire Eddy Bellegueule sous cet éclairage. Les termes imposés par la procédure judiciaire le dépossèdent de cette nuit de Noël tragique : « Je ne reconnaissais plus ce que j’avais vécu dans la forme qu’ils imposaient à mon récit. » Et alors : « Mon corps n’était pas le mien, je le regardais m’emmener au commissariat. » Comment ne pas songer ici au Juger de Geoffroy de Lagasnerie, complice d’Édouard Louis et personnage de ce roman, qui rêve une justice dont les victimes pourraient « donner des significations autonomes à ce qui leur est arrivé ». Car « victime » aussi est une fiction. Une identité, donc une fiction. Et une prison. La fixité d’une identité vous enclot. On n’est jamais seulement une victime. On est, dans le même temps, un amant – les deux hommes ont fait l’amour avant l’agression. On est beaucoup de personnes à la fois. Reda n’est pas seulement coupable. Reda a aussi frappé son amant pour se pardonner à lui-même son désir. Reda est effrayant mais aussi effrayé (« J’ai revu la peur dans ses yeux à lui »), et celui qui tout à l’heure étranglait devient une « pauvre créature, fébrile, indécise ». Les affects, ça varie, ça se module, ça circule. En une nuit les rôles plusieurs fois changent, s’inversent. Toute situation est un théâtre évolutif. Outre le succès de son premier roman, c’est cela que ne supporte pas le chœur réac qui s’est acharné contre Louis depuis janvier. Cette mobilité des affects. L’amoralité fondamentale d’une pensée structurelle. Qu’une victime puisse regarder son agresseur comme une victime. Qu’elle ne crie pas tout de suite à la vengeance, à la punition, à la castration, à l’état d’urgence. Ce clivage qu’on sait politique (droite pénale contre gauche sociale) est peut-être d’abord esthétique. Si Édouard Louis avait conté ses mésaventures du 24 décembre 2012 en s’alignant sur le casting pénal (une victime, un coupable, un châtiment), il n’y avait pas de livre. Il y avait un livre de témoignage et de résilience, mais pas de littérature. La littérature commence là où se brouillent les assignations officielles et les récits préécrits. Elle commence après la réaction. Quelque zèle qu’ils mettent à lui déclarer leur amour, les réactionnaires n’aiment pas la littérature. Ils aiment les opinions arrêtées, et détestent le bouger de l’art.


club THÉÂTRE

Les Fureurs d’Ostrowsky

Mise en scène de Jean-Michel Rabeux

Théâtre de Belleville - 94, rue du Faubourg-du-Temple – 75011 Paris 4 places offertes le mardi 5 avril à 21 h 15

Mies Julie

Adaptation et mise en scène de Yaël Farber

Théâtre des Bouffes du Nord - 37bis, boulevard de la Chapelle – 75010 Paris 2 places offertes le jeudi 7 avril à 20 h 30 concert

Enigma – Le Petit Prince

Théâtre du Châtelet - 1, place du Châtelet – 75001 Paris 8 places offertes le lundi 18 avril à 20 h DVD

Histoire de Judas de Rabah Ameur-Zaïmeche 5 DVD offerts

Amour fou de Jessica Hausner 5 DVD offerts

Frankenstein avec Boris Karloff, Bela Lugosi 4 DVD offerts

24, rue de Maubeuge, 75009 Paris Tél. : 01 42 46 18 38 www.transfuge.fr Responsable Publicité et Directeur de la rédaction Vincent Jaury Rédacteur en chef cinéma Damien Aubel Rédactrice en chef littérature Oriane Jeancourt Galignani Rédaction Philippe Adam, Jeanne Ferney, Alexandre Gamelin, Élise Lépine, Ilan Malka, Frédéric Mercier, Vincent Roy, Sidy Sakho, Marc Séfaris, Ariane Singer, Marine de Tilly, Arnaud Viviant Chroniqueurs François Bégaudeau, Caroline Fourest, Nicolas Klotz édition Gilles Chauvin

Fondateurs Vincent Jaury et Gaëtan Husson TRANSFUGE.FR Agence e-Lixir

Webmaster Aurélien Fichou, Pierre Guillaume

Abonnement – Information – Réseau

Transfuge - Service abonnements - CS 70001 59361 Avesne sur Helpe - CEDEX Tél : 03 61 99 20 04 email : abonnements@transfuge.fr

Marketing - Ventes au numéro Bo conseil Analyse Media Etude Le Moulin de Duneau 72160 Duneau

Conception et réalisation graphique Renaud Othnin-Girard Photographes Thomas Pirel, Thomas Chéné Couvertures Marc-Antoine Coulon Gérant Vincent Jaury

BASLES MASQUES

STUDIOHUSSENOT.FR / ILLUSTRATION FABIEN DARLEY

Partenariats Amandine Dayre Tél. 01 42 46 18 38 - Mobile : 07 88 37 76 45 amandine.dayre@transfuge.fr

Transfuge est une s.a.r.l. de presse au capital de 50 300 e RCS Paris B 449 944 321 Commission paritaire : 0216K84286 ISSN : 1 765-3827 Dépôt légal : à parution Tous droits de reproduction réservés. Impression Imprimerie RotoChampagne, Langres.

21 → 24 avril 2016 Entrée libre

lelivreametz.com de la Moselle


ASTRE SOLAIRE, ASTRE ÉTEINT

L

la bonne séquence

par Nicolas Klotz

u quelque part récemment : Šarunas Bartas serait « l’homme le plus triste d’Europe ». Champ. Une très belle et jeune violoniste est assise dans une lumière douce taillée sur mesure pour elle, tout près d’une fenêtre. Contre-champ. Une paysanne de vingt ans son aînée, face à elle. Le visage de la paysanne est éclairé par son regard bleu interrogateur, par sa bouche rouge qui fait penser à une pomme imbibée d’eau de vie. Elle dit : « Je t’offre à boire. Regarde, un papillon… » Champ. Un malaise plane dans le plan sur la jeune violoniste, trop belle dans cette lumière, trop plastique, trop proche, ses dents trop parfaitement blanches. Malaise plastique qui hante le visage de l’actrice. On détourne un peu les yeux, le plan est si net. Elle dit à la paysanne qu’elle lui fait penser à sa grand-mère. On pense à Bergman. La langue lituanienne sonne un peu comme le suédois. Contre-champ. Le visage de la paysanne en suspens. Tendresse, rudesse contenue. Elle est une énigme. On pense à Bartas. Champ. La lumière est peut-être un peu tombée, peut-être pas. La violoniste décrit une mélodie de Beethoven, ses mains sont très belles, sa voix est douce, le malaise continue de plus belle. Comme si la jeune actrice devait se forcer à dire quelque chose de poétique ou bien qu’elle devait être poétique, face à l’énigme radicale assise devant elle. Poésie aseptisée de la culture bourgeoise européenne s’exposant à la radicale humanité. Le malaise prend de l’épaisseur. Bergman. Contre-champ. Sans rien perdre de son énigme, de ses tendres yeux bleus, de sa bouche rouge d’alcool de vie, la paysanne dit : « Moi, j’aime pas tous ces Beethoven. Je préfère la chanson lituanienne. La musique de tes Beethoven, ça ne me plaît pas du tout. Ça me donne envie de dormir, pas d’écouter. Une chanson lituanienne, ça donne de l’énergie ! » Champ. La violoniste s’effondre, lui hurle de se taire, puis dit : « Je ne sais même pas ce que je fais ici. » Bergman. Contre-champ. La paysanne dit : « D’accord, j’arrête. » Champ. La lumière est tombée encore. Le beau visage à la renverse de la violoniste porte les traits d’un jeune cadavre. Elle a beau sourire quand elle regarde s’envoler un papillon, la mort est là. Sans maladie. Sans menace. Sans destin. Juste la mort. La mort lente qui habite Page 10 / TRANSFUGE

tout le cinéma de Šarunas Bartas. La mort par les armes à feu qu’il collectionne ou par étouffement et désespoir. Chez Bergman, ce sont les mots qui transforment les visages en cadavres. Chez Bartas, c’est le regard. Ce qui est derrière le regard qu’il porte sur la beauté. Un lien magnétique partagé avec son ami Leos Carax et, parfois, avec Bruno Dumont. Sans doute que la beauté réelle du film s’appelle ici Katerina Golubeva, disparue tragiquement il y a quelques années ; et que le film, Peace to Us in Our Dreams, convoque à travers la fille de Šarunas et de Katerina. Jeune fille solaire et pleine de sève vitale. Sans doute que Šarunas se met en scène dans son film comme un veuf inconsolable autour duquel tournent ces trois femmes. La violoniste, sa fille, et une actrice grandiose échappée de son film précédent qui vient nous rendre visite pour une seule longue et belle scène. Dans cette maison de campagne bourgeoise sortie d’un film de Michael Haneke ou de Clint Eastwood. D’ailleurs, en regardant Bartas jouant son propre rôle, on pense souvent au vieux Clint qui saura toujours quoi dire aux jeunes femmes pour calmer leurs angoisses. Même regard bleu froid, même silence triste, même fidélité à la souffrance, même masochisme héroïque. Et puis tout autour, la nature dans laquelle Šarunas tente de prolonger quelque chose de l’enfance primitive de son cinéma. Mais c’est une nature un peu domestiquée, un peu dimanche après-midi à la campagne. Et puis soudain, un plat en métal gris rempli de lait où viennent boire une vingtaine de chats sauvages illumine nos yeux. Plan qui brille comme un astre solaire éteint. Plan magnétique qui écrase de loin tous ces plans parfois un peu poétisants de la nature, tant on y sent la faim viscérale, la puissance d’une meute potentielle et cette force animale qui échappera toujours aux hommes. En se voulant plus proche, plus bavard, plus humain, plus fréquentable, Šarunas éteint quelque chose de la rugueuse matière qui a fondé son cinéma. Matière qu’il a peut-être choisi de laisser derrière lui, dans les écrans du siècle dernier, avec Katerina, souveraine et fragile, comme l’était la promesse primitive de son œuvre à venir.


« UNE RÉUSSITE » « D’UNE GRANDE FINESSE » « ÉMOUVANT » LE FIGARO

STUDIO CINÉ LIVE

Crédits non contractuels

LE MONDE

/BacFilms

AU CINÉMA LE 30 MARS

#SoleilDePlomb


Le rapport Nemtsov

le projecteur

Par Caroline Fourest

C’

est un document rare. Qui pourrait bien avoir coûté la vie à Boris Nemtsov, assassiné au pied du Kremlin de quatre balles dans le dos par un commando de forces de sécurité proches du président tchétchène, Ramzan Kadyrov, mis en place par le Kremlin. Comme pour Anna Politkovskaïa, on a aussitôt arrêté les exécutants, sans retrouver les commanditaires. À qui Boris Nemtsov faisait donc si peur ? L’ancien vice-premier ministre de Boris Eltsine, rival de Poutine, ne faisait pas forcément t rembler le K remlin comme opposa nt politique, mais l’inquiétait sûrement comme lanceur d’alerte. Nemtsov venait de commencer l’écriture d’un rapport explosif sur « les guerres de Poutine ». Un rapport finalement rédigé après sa mort par une dizaine d’intellectuels, qui ont rassemblé ses notes et ses documents (Le Rapport Nemtsov, Actes Sud) C ou r t m a i s den s e, i l cont ient de s témoignages et des faits accablants. Sur le crash du vol MH 17 ou la préméditation de l’annexion de la Crimée. Le rapport démontre clairement que les « petits hommes verts » ne sont pas des extraterrestres, mais bien des commandos russes déguisés en mercenaires. Après avoir traité de menteur toute personne qui osait le dire, Poutine a lui-même revendiqué l’opération dans un documentaire de propagande diffusé sur la première chaîne publique russe, où il se vante d’avoir rusé. La plupart de ses concitoyens, gorgés de propagande nationaliste, ne lui en tiendront pas rigueur. Le point sensible du rapport Nemtsov est ailleurs, dans le sort réservé aux familles de soldats russes morts en Ukraine… On le sait aujourd’hui, les fameux « petits hommes verts » ont également été déployés à l’est de l’Ukraine, pour épauler et armer la rébellion séparatiste. Des dizaines et des dizaines de cercueils de zinc sont ainsi revenus d’un pays où la Russie n’est pas censée avoir envoyé des soldats. Et leurs familles, elles, sont censées enterrer leurs morts en toute discrétion. Page 12 / TRANSFUGE

Le rapport raconte le cas d’un parachutiste russe dont la femme, Oksana, a annoncé le décès de son mari sur Facebook : « La vie s’est arrêtée !!!!! Liona est mort. La cérémonie religieuse aura lieu lundi à 10 h. » Quelques heures plus tard, le message est supprimé et remplacé par un tout autre statut : « Mon mari est vivant, en pleine forme. Nous nous apprêtons à célébrer la communion de notre fille. » Étrange. Car d’après le rapport, il existe bien une nouvelle sépulture, au nom du parachutiste, dans le cimetière de la ville. Le Kremlin a essayé de faire passer ces soldats russes morts en Ukraine pour des volontaires partis combattre sur leur temps de vacances. Le rapport rappelle qu’un soldat russe ne peut pas participer à un combat, surtout à l’étranger, sans autorisation de sa hiérarchie. Il donne aussi les montants des primes versées à ces soi-disant volontaires : le double d’un salaire normal en Russie. De quoi susciter des vocations. Pourtant, depuis les accords de Minsk, Moscou n’est pa s censé encourager les combats… Ses militaires sont donc passés de « volontaires » à « démissionnaires ». On leur a demandé de démissionner avant d’être déployés en Ukraine. Problème, et c’est là que le scandale peut nuire à Vladimir Poutine, lorsque ces militaires soi-disant « démissionnaires » meurent en Ukraine, leurs familles ne reçoivent pas de pensions… Ce serait reconnaître qu’on les a envoyés combattre. Voilà ce qui inquiète le Kremlin. Des familles ont commencé à se réunir, à contacter des avocats et des opposants. Le 27 janvier 2015, Boris Nemtsov a même envoyé une requête officielle au parquet général demandant l’ouverture d’une enquête. Un mois plus tard, il était assassiné. Un signal qui a glacé les familles et leurs avocats. Le rapport cite l’un d’eux : « S’ils ont pu assassiner Nemtsov au pied du Kremlin, alors imaginez ce qu’ils feraient de nos clients. Personne n’en saura rien. » Rien que pour ces familles, rien que pour l’homme qui est mort pour avoir voulu dire la vérité, il faut lire le rapport Nemtsov.


PRÉSENTE

« LA MASTURBATION EST STRICTEMENT INTERDITE »

« UN HOMARD MIJOTÉ À L’ABSURDE » LE MONDE « LE HOMARD A FAIT BOUILLIR CANNES » LE FIGARO

DARK STAR

« HOMARD M’A TUER (DE RIRE) » LE POINT « LE HOMARD PINCE SANS RIRE » MEDIAPART

SUPPLÉMENTS : Entretien avec Yorgos Lanthimos (8mm) • Entretien avec Ariane Labed (9 mn) Necktie (Court-métrage, 2013) (2min) • Making of (5 mn) • Bande-annonce (2 mn) • Bande-annonce de Alps (2 mn)

DVD ET COMBO DVD + BLU-RAY DISPONIBLES CHEZ BLAQ OUT ET EN VOD CHEZ


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