TRANSFUGE N°98

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Mai 2016 / N° 98 / 6,90 €

Choisissez le camp de la culture

Wajdi Mouawad

la nouvelle voix du théâtre Son actualité est foisonnante. Le romancier et dramaturge vient d’être nommé directeur du Théâtre national de la Colline. Il fait paraître trois fictions exceptionnelles, trois relectures de tragédies grecques. Deux de ses textes seront joués à Chaillot, et son Phèdre à l’Odéon. Vous l’aurez compris, c’est l’homme du moment !

Fausse valeur : Annie Ernaux Dada fête ses 100 ans Taubira, inculte ? Bruno Dumont, toujours plus comique M 09254 - 98S - F: 6,90 E - RD

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N°98 / MAI 2016

WAJDI MOUAWAD

NEWS

On prend un verre avec Vimala Pons, la sirène de l’Est parisien

CHRONIQUES nez dans le texte de François Bégaudeau 10 / La bonne séquence de Nicolas Klotz 12 / Le projecteur de Caroline Fourest 8 / Le

de la librairie Delamain coulisse : Alexandre Mallet-Guy, l’homme à qui tout réussit 18 / Croyez ce que vous voulez : Annie Ernaux, jeune fille trop rangée ? 14 / L’avis 16 / En

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RETOUR SUR DADA

DU CÔTÉ DE LA LITTÉRATURE

20 / 1er événement

: Wajdi Mouawad, notre tragique : Patti Smith, cultissime ! 30 / Sélection des dix meilleurs livres du mois 40 / Classique : Dada fête ses cent ans 46 / Essai 48 / Lire dans le noir 50 / Poche 52 / Collection : Pavillons poche 56 / Remous littéraire : Taubira, inculte ? 26 / 2e événement


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Hubert Robert, Projet pour la Transformation de la Grande Galerie (détail) © RMN - Grand Palais (musée du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi.

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BRUNO DUMONT

SUR LES ÉCRANS

62/ Édito

64/ 1er événement : Bruno Dumont, Ma loute

70/ 2e événement : Eugène Green, Le Fils de Joseph 74/ Sélection

des dix meilleurs films du mois Portrait : Ducastel et Martineau, ou les mystères de la backroom 86/ Webdocu : cinq photographes de l’underground 90/ DVD 84/

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EN VILLE

100/ Expo

106/ Scène

108/ Festival

JANVIER - MAI 2016

Conférences, lectures, films, opéras filmés, concerts... Retrouvez toute la programmation sur : www.louvre.fr


j’ai pris un verre avec…

Vimala Pons

Par Frédéric Mercier photo Benjamin Chelly rouillard. Crachin. Au bord du canal de l’Ourcq où je manque de tomber, je cherche Vimala Pons, héroïne du dernier film de Sébastien Betbeder, Marie et les naufragés (actuellement en salles). Elle y interprète à la fois Marie, une jeune femme paumée, et « la fille de l’eau », une nymphe océanique. Le téléphone vibre. Une voix que je reconnais instantanément. Timbre de femme-enfant, un brin boudeuse, un peu garçon manqué mais néanmoins chantante, elle m’interpelle : « Frédéric, c’est Vimala, je vous aperçois de mon bateau. » Sa silhouette se distingue de la cabine d’une péniche. Elle balance ses bras pour me faire signe. Je me retrouve à fond de cale avec la nouvelle égérie du jeune cinéma français à boire de l’eau minérale, elle un café. Héroïne estivale dénommée Truquette chez Peretjatko (La Fille du 14 juillet) avec qui elle vient de tourner un nouveau film. Amoureuse d’un homme-poisson chez Thomas Salvador dans Vincent n’a pas d’écailles. Au casting de Fidelio, l’odyssée d’Alice, la romance marine de

B

« Il y a quelque chose d’irréel chez cette femme à frange » Page 6 / TRANSFUGE

Lucie Borleteau. « J’aime bien tous ces cinéastes qui ne singent pas le réel mais le recomposent. Leur cinéma n’est pas lissé. On voit distinctement la trace de leurs mains. » Depuis ses débuts en 2008, elle a aussi fait chavirer les vieux loups de mer. Garrel, Resnais, Rivette, bientôt Verhoeven. Il y a quelque chose d’irréel chez cette femme à frange qui, avant de vivre dans une « cabane sur l’eau », habitait déjà une caravane. Vimala Pons a un nom indien qui signifierait « la fête est permanente ». Ses parents se sont rencontrés en Inde « alors qu’ils cherchaient un sens à leur vie ». C’est là qu’elle a passé sa petite enfance avant de venir en France, près de la forêt de Fontainebleau. Elle découvre le métier d’acteur sur le tard et fait le Conservatoire. Puis, à vingtquatre ans, s’initie au cirque, discipline qui lui permet d’inventer « des actes dans un monde où l’on a l’habitude de trop parler ». Aujourd’hui, elle concilie « ces deux activités en les faisant se nourrir l’une l’autre ». Deux disciplines qu’elle retrouve sur le tournage de Marie et les naufragés où on la voit jouer et danser. Et d’ailleurs, un mot sur son jeu ? « J’ai un visage très expressif et ce n’est pas forcément un atout au cinéma. C’est quelque chose qu’il faut vraiment comprendre et canaliser. Comme son corps au cirque. » Telle Marie dans le film, elle a de temps en temps des « absences au monde ». Elle oublie ce qu’elle voulait dire, s’excuse, regarde ailleurs, s’éloigne, accaparée par ses pensées. Quelques silences, plus ou moins longs, scandent ses phrases – rendent la situation à la fois intense et un peu gênante aussi – avant de me parler de ses petites révolutions à elle. « Les découvertes de Belmondo, Léaud ou Pascale Ogier m’ont changée. C’était comme de découvrir ces peintres qui font exprès de mal dessiner. Ça m’a libérée. » À la fin de ce verre d’eau étrange, cahin-caha, j’abandonne la péniche, me retourne et ne voit plus personne sur le pont. « La fille de l’eau » est déjà retournée ailleurs.


d’après « Alice au pays des merveilles »

un musical rock créé par Damon Albarn, Moira Buffini et Rufus Norris Visuel : National Theatre

Co-commande Manchester International Festival, National Theatre of Great Britain, Théâtre du Châtelet

du 7 au 16 juin 2016 01 40 28 28 40 – chatelet-theatre.com


Suicide glorieux

S

par François Bégaudeau i d’un individu vous commencez la biographie par son suicide, vous savez ce que vous obtiendrez : que par effet rétroactif l’aura sépulcrale de cette fin rejaillisse sur chaque moment antérieur ; que les faits les plus anodins contiennent et annoncent en quelque manière ce dénouement tragique ; que chaque détail soit commué en augure, chaque soupir en prescience. Repassant les étapes de cette vie maudite, vous zoomerez sur des portraits en noir et blanc pour cerner les marques de la décision déjà prise. Vous ajouterez des points de suspension à des propos insignifiants pour les lester d’une charge prémonitoire. Après avoir si bien restitué l’amplitude vitale de Courbet dans La Claire Fontaine, David Bosc n’aurait su donner dans cette téléologie nécrophile. Pourtant, Mourir et puis sauter sur son cheval commence par la défenestration, à Londres, d’une certaine Sonia A. Tout y est pour que le récit des vingt-trois années qui ont précédé décline un divorce originel, et dûment soldé, entre une existante et l’existence, à l’unisson de l’article authentique du Sunday Express daté du 8 septembre 1945 et reporté en ouverture : « Sa curiosité morbide pour la psychologie et le déséquilibre mental que lui avait causé une liaison amoureuse ont conduit à ce destin tragique. » Une performance : tous les mots clés de la liturgie ramassés en une phrase. La téléologie du suicide est une littérature d’entrefilet. Le « Journal de Sonia » inventé par Bosc et qui s’ouvre après le récit des derniers instants de son auteure supposée ne parle pas cette langue. Que les choses soient claires d’emblée : « Je n’ai pour la mort aucune curiosité. » Ma curiosité ne va pas à l’extinction du vivant mais à sa profusion. Aux « flocons de neige qui ont des dizaines de noms répertoriés ». À la « joie pure », qui « doit être en œuvre dans la métamorphose ». La joie, a-t-on bien lu. Pure. La psychologie de la future suicidée n’est pas celle d’un ange écorché par les griffes du réel ; c’est la psychologie matérialiste, et qui sous-tend une éthique selon laquelle la joie est dans la prolifération, et la tristesse dans la restriction. La tristesse est dans Freud, dont la lecture donne à Sonia (à David) « l’impression de visiter une capitale des antipodes sous la conduite d’un fonctionnaire de l’administration coloniale » ; elle est dans les quartiers bourgeois de Londres « dont le silence est construit, surveillé, protégé, à la façon d’un coffre-fort » ; dans la langue dite maternelle, « serpent qui entrave les tout petits enfants » si on ne l’étaye pas d’autres idiomes. La tristesse, c’est le confinement. C’est se limiter, se séparer. C’est l’homme, ce bourgeois Page 8 / TRANSFUGE

le nez dans le texte

de la Création qui, « affligé d’un autisme qui le prive du rêve de la fougère, de la science du galet, de l’humour du hanneton », a dressé des murs entre lui et le grouillement vital. C’est l’individu indivisible. C’est quiconque se forge une identité. Inversement, quand « il n’y a pas de moi, pas de ça, pas de Sonia, il y a des larves d’hirondelle ». Sonia, qu’on dit folle, a cette ambition raisonnée de redevenir un lieu de passage, et le « simple vecteur d’un appétit immense, cosmique ». D’où son désir on ne peut plus sensé d’être piquée par ces animaux seringues qui font le don de « substances agissantes, porteuses de fièvres, de délires et de mutations ». D’où son goût on ne peut plus sain pour la dévoration, « une de nos dernières cérémonies », car manger un animal, c’est un peu en être un, c’est restaurer un système d’échanges, de fusions, de contaminations, dont la caresse d’un caniche par une main humaine fait modèle : « Ces deux corps-là s’hybrident à merveille, les doigts plongent dans les poils, sans y penser, comme on se passe la main dans les cheveux. » Sans y penser, c’est important. S’oublier est le préalable si l’on veut apprendre ou réapprendre « à se mêler, à se diluer », « afin de n’être plus ni une ni deux, mais fragmentaire et multitude, enceinte non d’un enfant, mais d’un essaim ». Bosc rappelle qu’en des temps préhumanistes, « se défaire » signifiait se tuer. L’objectif est celui-là. Se dé-faire – abjurer en soi l’homme fait. Se dé-composer. Se dé-figurer comme le poisson qui fendant l’eau la gobe et la recrache pas les ouïes. Se liquéfier. Se déformer, pour échapper à cette malédiction qui veut qu’on soit « contrainte dans une forme dont je ne veux pas qu’elle soit toujours la mienne ». Échapper au permanent. Se fondre dans l’éternité liquide. Un livre fort dérègle l’ordre du récit majoritaire ; reformule le monde ; en recode les algorithmes. Quatre-vingts pages suffisent à celui-ci pour requalifier le fait divers. Mais tout était dans le titre. Sonia ne s’est pas tuée : elle s’est jetée par la fenêtre. Elle s’est dissoute dans l’air. S’est dispersée, comme des cendres joyeuses. La transfiguration est accomplie : la mort est une naissance ; est « l’éventration scandaleuse, ravissante, d’une chrysalide » ; est un miracle si on appelle miracle « la libération fortuite de ce flux primordial que l’on conspire à endiguer ». Rêvée par Bosc, Sonia a enfourché le suicide pour qu’il la propulse dans le vivant.


PRETTY PICTURES, GOOD LAP PRODUCTION, TO BE CONTINUED & BLONDE S.A PRÉSENTENT

UN FILM DE JOYCE A. NASHAWATI

“D’UNE BEAUTÉ FULGURANTE.“ SOFILM

“UNE BELLE EXCEPTION DANS LE JEUNE CINÉMA FRANÇAIS.“ LES CAHIERS DU CINÉMA

ZIAD BAKRI MIMI DENISSI LOUIS-DO DE LENCQUESAING YANNIS STANKOGLOU GWENDOLINE HAMON AVEC LAURÈNE BRUN YORGOS GALLOS THODORIS KANDILIOTIS ANDREAS MARIANOS SARAH KREBS IMAGE YORGOS ARVANITIS AFC GSC MONTAGE SÉBASTIEN PRANGÈRE SON DIRECT DINOS KITTOU DÉCORS WILLIAM MORDOS COSTUMES AGIS PANAYOTOU MAQUILLAGE - COIFFURE GIANNIS PAMOUKIS MUSIQUE CÉDRIC «PILOOSKI» MARSZEWSKI PIERRE-YVES CASANOVA DESIGN SONORE FRÉDÉRIC LE LOUET MIXAGE VINCENT ARNARDI ÉTALONNAGE ELIE AKOKA CASTING STÉPHANIE CAPÉTANIDIS NATHALIE PAWLOFF PREMIER ASSISTANT CHRISTOS HOULIARAS DIRECTEUR DE PRODUCTION GIUSEPPE CHATZOPOULOS EN COPRODUCTION AVEC MPM FILM & EFA GROUP PRODUIT PAR FENIA COSSOVITSA PHILIPPE AKOKA ALAIN PEYROLLAZ VINCENT BRANÇON LIONEL GUEDJ DOMINIQUE MARZOTTO COPRODUCTEURS MARIE-PIERRE MACIA CHRISTIAN HADJIMINAS JULIETTE LEPOUTRE PIERRE MENAHEM PRODUCTEUR ASSOCIÉ JEAN-FRANÇOIS HUGEL DISTRIBUÉ PAR PRETTY PICTURES

BLINDSUNLEFILM

AU CINÉMA LE 20 AVRIL


HELLO SOUTH, HELLO

É

par Nicolas Klotz videmment, il y a ce plan de quarante-cinq minutes dont toute la presse cinéma a parlé. Très beau, très gonflé, très libre, très inspiré. Plan qui, dès les premières secondes, déblaie un chemin réjouissant dans ce film étonnant qui s’étouffe pourtant souvent par sa singulière complexité. Ou bien alors, qui arrive à respirer à pleins poumons, malgré l’étouffement. Ou bien alors qui, comme la moto du jeune Wei Wei, se grippe, avance par à-coups, qu’il faut pousser, redémarrer et qui permet à Wei Wei de retrouver un moment son régime impérial d’adolescent pur de cinéma. Ne parlons pas de prouesse technique, de virtuosité ou de prodige. Juste de cinéma et surtout, de quel cinéma il s’agit précisément. Car le cinéma ne tombe jamais du ciel, il vient toujours de quelque part et lorsqu’il est aussi beau que Kaili Blues, il nous emporte avec lui vers d’autres avenirs du cinéma. Dans ce superbe et très long plan-séquence tourné dans un village à flanc de montage, on marche avec une jeune fille solaire et butée, puis une jeune coiffeuse qui semble brûler silencieusement de l’intérieur, éprise de leur doux érotisme. On suit et perd Wei Wei, héros amoureux magnifiquement adolescent, avec sa moto déglinguée, une petite meute d’adolescents excités, un groupe pop du coin, des villageois de plusieurs générations, un fleuve, des animaux, et surtout Chen Seng, ancien mafieux devenu médecin parti à la recherche de son jeune neveu vendu par son frère… Une ronde sublime qui émerveille tant par son rapport au réel et sa liberté de filmer que par sa manière d’exprimer toutes sortes de choses inattendues, ces moments inattendus que le cinéma défunt, omniprésent aujourd’hui sur les écrans, a balayé depuis longtemps. Et qui là resurgissent, intactes, incroyablement vraies et vivifiantes. De quel cinéma s’agit-il donc ? Tout d’abord d’un cinéma qui ne s’extrait pas de la misère sociale qui inspire le film. Qui stagne dans les quartiers fantomatiques d’une zone périphérique au bord d’une grande ville chinoise. Puis s’augmente dans ce petit village, loin des villes. Un cinéma qui s’étouffe et qui s’envole par ses propres forces. Un cinéma à égalité avec les habitants qu’il filme dans d’épaisses masses d’ombres et de couleurs, hantées par d’étranges contagions. Un cinéma techniquement fragile, économiquement pauvre, inégal. Un cinéma qui n’a pas peur et qui se

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la bonne séquence

cherche comme s’il écrivait les fragments d’un recueil de poèmes refusé par tous les éditeurs. Et qui justement trouve son chemin vers les écrans, grâce à tous ces refus. Certains décors font penser aux Chiens errants de TML. Film errant. D’autres à Stalker. Film stalker. Ou encore à l’éblouissant Goodbye South, Goodbye du grand HHH dont Bi Gan semble être un des fils spirituels. Il y a plusieurs semaines, à la veille de sa sortie en salle, son distributeur, Capricci Films, a fait savoir que le film ne sortirait que dans deux salles à Paris, chez MK2 et UGC, et que toutes les salles indépendantes l’avaient refusé. Suggérant que le secteur indépendant se mobilise collectivement pour faire en sorte que chaque distributeur et chaque film soient équitablement traités dans ses salles. C’est affligeant de voir l’ampleur que cette frigidité maladive a prise en une dizaine d’années et les dégâts qu’elle a provoqués dans le cinéma contemporain. Imaginons que dans l’avenir proche, à force de formater le cinéma en France – administrativement, économiquement, et donc artistiquement – on en arrive à fabriquer des caméras numériques qui ne pourraient plus physiquement filmer quoi que ce soit tant qu’un film ne serait pas entièrement financé, administrativement pur, tout à fait inoffensif, et qu’il ait surtout été agréé par toutes les commissions de lecture, les services de marketing, de communication, d’exploitation et de programmation des entreprises de financement. Cela peut faire sourire, mais avec les progrès de la technique et l’augmentation des violences économiques, nous n’en sommes pourtant pas très loin. Ce n’est surtout plus une affaire économique. Mais un choix de civilisation qui concerne les spectateurs de cinéma autant que les cinéastes, les producteurs et les distributeurs. Qu’un film comme Kaili Blues trouve un si bel écho dans les festivals de cinéma, la presse cinéma et les salles de cinéma est une victoire collective. Ne jamais oublier que le cinéma est avant tout une aventure collective qui engage autant nos intimités que le monde. Que l’économie actuelle du cinéma contemporain soit devenue son principal fossoyeur est en même temps une catastrophe et une immense chance. Une catastrophe immédiate qui dévaste l’idée même du cinéma, mais dans laquelle de nouvelles énergies et stratégies collectives sont réellement en train de voir le jour.


UN FILM COUP DE FOUDRE EMMANUEL CHAUMET PRÉSENTE

PRIX DU PUBLIC

Olivier Ducastel Jacques Martineau UN FILM DE

ET

Geoffrey Couët ET François Nambot

AVEC

DISTRIBUTION DES RÔLES Simon Frenay ASSISTANT À LA MISE EN SCÈNE Maxence Germain IMAGE Manuel Marmier SON Tristan Pontécaille DÉCORS

Clément Badin & Victor Praud Barnabé d’Hauteville & Clara Noël MONTAGE Pierre Deschamps MUSIQUE Karelle + Kuntur DIRECTION DE PRODUCTION Diane Weber

PRODUCTION & VENTES INTERNATIONALES Ecce Films COPRODUCTION & DISTRIBUTION Épicentre films Daniel Chabannes DE Sars

& Corentin Dong-Jin Sénéchal

Théo & hugo dans le même bateau

au cinéma le 27 avril 2016


LE PROJECTEUR

La Sociologue et l’Ourson Par Caroline Fourest

C

e fi lm va vous réconcilier avec la sociologie. Pas avec ces sociologues du fait religieux qui ont prédit que le retour du fondamentalisme, ce « sursaut du croire », était une chance, l’islamisme un mythe et le « laïcisme » une menace. Ceux-là ne sont pas sauvables. Leurs prophéties ont échoué, leurs masques tombent. Expliquer ne revient pas à excuser, mais eux ne savent qu’excuser sans expliquer. Ce n’est pas d’eux que nous parle le très beau fi lm La Sociologue et l’Ourson. L’objet d’étude est tout autre. Irène Théry, sociologue de la famille, plongée dans le bain du débat féroce sur le mariage pour tous. Ferraillant pour faire comprendre qu’un objet aussi familier que la famille n’est pas un dogme éternel, mais une réalité sociologique qui change et peut donc évoluer. « Le problème des économistes, c’est que les gens croient qu’ils ne pourront jamais rien comprendre à l’économie, explique Irène Théry. Celui des sociologues de la famille, c’est que les gens croient qu’ils ont déjà tout compris d’avance à la famille, juste parce qu’ils en ont une. » L a sociolog ue reconna ît el le - même volontiers avoir évolué. Au moment du Pacs, ses travaux en faveur d’un concubinage élargi ser vaient d’alternative commode à ceux préférant ménager « l’ordre symbolique ». D epu i s, la so c iolog ue a su b ou sc u ler l’« anthropologie dogmatique ». Après avoir étudié de près des familles plurielles, avec une équipe, rédigé un rapport très complet – « Filiation, origines, parentalité » –, elle fait partie des rares voix osant dédramatiser, courageusement, le droit à la PM A pour toutes et la possibilité de GPA éthique. Des débats qu’elle mène avec la société mais aussi en famille, avec son mari et son fils, Mathias Théry, l’un des deux réalisateurs, avec Étienne Chaillou, de ce film sur la sociologie de l’intime. Leur duo (l’un a étudié la vidéo, l’autre le cinéma d’animation) fonctionne parfaitement Page 12 / TRANSFUGE

pour mettre dans la bouche d’oursons en peluche ces conversations téléphoniques où l’enfant-réalisateur joue au candide, tout en sachant exactement, de bout en bout, dans quel dispositif il placera la voix de sa sociologue de mère. Elle se débat, ne veut pas être la star, et se retrouve malgré elle au cœur d’un théâtre servant merveilleusement sa pédagogie. Tout en douceur, de vraies images (tournées lors de manifestations, à l’Élysée, ou lors de débats télévisés) et de vraies voix (commentaires journalistiques et joutes médiatiques) prennent une autre profondeur et une autre vie grâce aux oursons. Frigide Barjot est encore plus vraie en carton-pâte. Métaphore burlesque des débats de sourds. Loin d’ajouter de l’enfantin, le détour par l’univers des peluches ajoute de l’intemporalité, grave, à ce beau débat de fond. L’une des plus belles scènes étant lorsque Irène Théry explique à son fi ls l’évolution de la famille à travers l’histoire de leur propre famille. Quatre générations de femmes-peluches. L’arrièregrand-mère portait la disgrâce d’être bâtarde. La grand-mère fut pressée de se marier pour racheter cette faute. Sa fille a su faire, enfin, un mariage d’amour. À la génération suivante, la mère du réalisateur, Irène Théry, a rencontré son futur époux dans le fracas de mai 68, sans vouloir accorder trop d’importance au mariage, contracté sans cérémonie. Elle se demande tout de même si cette sécurisation n’a pas joué un rôle dans le fait d’arriver enfin à tomber enceinte… De l’assignation sociale au mariage d’amour, de la reconnaissance du couple à celle de tous les couples et de toutes les familles, en passant par la question complexe de la filiation et de la transparence, de la différence entre parents biologiques et parents sociaux, tout est abordé de l’intime vers l’universel. Comme dans un conte contemporain. Une chambre d’enfants transformée en caverne du réel, qui nous parle de nous et à tous.


“Occupe-toi d’abord de chercher celle que tu dois aimer.”

Nouvelles traductioNs 464 pages 25 euros

les belles lettres

www.lesbelleslettres.com


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