TRANSFUGE N° 77

Page 1

Avril 2014 / N° 77 / 6,90 €

Choisissez le camp de la culture

SPÉCIAL

LES 10 MEILLEURS POLARS À LIRE D’URGENCE JAMES ELLROY À HOLLYWOOD KELLY REICHARDT, L’ANTI-ÉCOLO

LITTÉRATURE

LOBO ANTUNES,

ODIEUX, RÉPOND À NOS QUESTIONS À LISBONNE

JEAN-JACQUES SCHUHL

VEUT ÉLIMINER KAFKA

JONATHAN DEE : « LA GUERRE DES CLASSES VA AVOIR LIEU » CINÉMA

LA RÉVÉLATION DU MOIS : ROBIN CAMPILLO

ALAIN RESNAIS

SOUS INFLUENCE DU NOUVEAU ROMAN M 09254 - 77S - F: 6,90 E - RD

3’:HIKTMF=YU[^U^:?k@a@h@r@g";

GUSTAV KERVERN : « J’AI ARRÊTÉ L’ALCOOL »


“Ce qui n’est pas écrit est un petit bijou. Un excellent thriller psychologique doublé d’une réflexion sur la création littéraire.” Marc Fernandez, Métro

“Ne perdez pas votre temps à chercher les gentils. Il n’y en a pas. Vertigineux de la première à la dernière page.” Maurizio de Giovanni, Il Corriere della Sera

“Si ses romans ont une touche d’exotisme, ils sont surtout une réflexion lucide et désabusée sur l’exercice du pouvoir dans les sociétés africaines.” Gérard Meudal, Le Monde des livres

“Mendoza est l’un des meilleurs auteurs mexicains, infiniment réaliste et infiniment formaliste, un miniaturiste de la narration, du son, des tons.” Philippe Lançon, Libération

Le meilleur du noir chez Métailié


EN PLEIN CHAOS

APOTHÉOSE DE LA FLIPPE par Oriane Jeancourt Galignani

A

vril nous met le couteau sous la gorge : le printemps est au polar. Films et livres rivalisent pour nous faire peur. Nous les avons lus, chroniqués, et avons rencontré leurs auteurs pour vous. Bref, immergez-vous dans cette effervescente terreur qui, de film en roman, ne s’est jamais portée aussi bien. Dans notre dossier, il y a ceux que vous connaissez : James Ellroy, Arnaldur Indridason et en cinéma David Fincher, l’homme qui a donné un visage à Millenium. Mais, mode du polar oblige, tout le monde s’essaie au genre, dont deux prestigieux touristes en terre noire : William Boyd avec Solo, carton mondial de ce roman d’espionnage qui dépoussière le kitchissime James Bond, et Bret Easton Ellis qui, en réalisant The Canyons, s’essaie au thriller. Et puis il y a les outsiders, comme toujours nos préférés à Transfuge : l’Espagnol Rafael Reig, qui manie l’effroi romanesque avec la dextérité d’un tueur à gages, ou Marin Ledun, qui renouvelle le polar terroriste en plongeant parmi les Basques. En cinéma, la révélation polar, c’est Kelly Reichardt qui, avec Night moves, nous met au vert, parmi les terroristes écolos. Méfiez-vous de l’éolienne, elle pourrait être armée... Avril, c’est aussi le mois du plus grand festival de polar français : Quais du polar à Lyon. La dixième édition, du 4 au 6 avril, s’annonce des plus riches, et pas seulement parce que Transfuge en est partenaire.

Pour ceux qui n’auraient pas le cœur à la terreur, lisez l’entretien de Jonathan Dee. Le gentleman des Privilèges, qui excelle dans Mille excuses, nous annonce que le prochain grand sujet de la littérature américaine sera le fossé social, une nouvelle guerre des classes. À la réflexion, lui aussi nous met les jetons ! Angoisse qu’on a pu ressentir en pénétrant dans l’appartement lisboète d’un monstre sacré de la littérature portugaise, Antonio Lobo Antunes : l’écrivain est pire que sa légende, odieux et fabuleux. En cinéma, on joue aussi à se faire peur. L’excellent Eastern Boys commence dans un climat inquiétant : une bande de jeunes de l’Est investit un appartement parisien, mais le crime n’aura peut-être pas lieu. L’horreur attendue ne sera pas non plus là chez Bergman. À l’occasion d’une sortie de films rares, on déniche pour vous la joie chez l’auteur du Septième Sceau. Bergman joyeux ? Oui, je vous le jure, à vous faire froid dans le dos. La joie, c’est peut-être ce qu’on retiendra enfin d’Alain Resnais, disparu le mois dernier. Providence ne nous a jamais terrifiés, mais c’est l’un des plus puissants films qu’il nous ait été donné de voir. Transfuge raconte une histoire rare : la relation qui unissait Alain Resnais à Alain Robbe-Grillet, une amitié diaboliquement créatrice. Bref, si j’étais vous, j’en flipperais déjà. ÉDITORIAL / Page 3


SOMMAIRE

N°77 / AVRIL 2014

Le grand entretien

P. 24 Jonathan Dee

Pour attaquer p.3

3/ éditorial – 6/ j’ai pris un verre avec… – 8/ le nez dans le texte – 10/ l’œil du monocle 12/ le journal de… – 14/ la mémoire retrouvée – 16/ page des libraires – 18/ une case en plus 20/ sortir du xxe siècle – 22/ club Transfuge

Le grand entretien p.24 25/ introduction 27/ entretien : Jonathan Dee

Littérature p.30

Littérature

P. 30 Lobo Antunes

Cinéma

P. 50 Robin Campillo

30/ ouverture : Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ?, Lobo Antunes 34/ critique : Entretien avec un dévoyé, Didier Raymond 35/ critique : Théorie générale de l’oubli, José Eduardo Agualusa 36/ critique : L’Homme à débattre, Ilan Duran Cohen 37/ critique : Le Jeu des circonstances, Nir Baram 38/ critique : Saturne, Jacek Dehnel 39/ critiques 40/ déshabillage : Jean-Jacques Schuhl 44/ relecture d’un classique : Tacite, l’éloquence et le sang 48/ poche : Adulte ? Jamais, Pier Paolo Pasolini

Cinéma p.50

50/ ouverture : Eastern Boys, Robin Campillo 54/ critique : Real, Kiyoshi Kurosawa 55/ critique : Tom à la ferme, Xavier Dolan 56/ critique : Night Moves, Kelly Reichardt 57/ critique : Métabolisme ou quand le soir tombe sur Bucarest, Corneliu Porumboiu 58/ critiques 59/ livre : La Longue Marche, Jean-Pierre Mocky 60/ remous : Alain et Alain 63/ partenariat Arte : Marguerite Duras 64/ déshabillage : Gustave Kervern 67/ la bonne séquence : Mille soleils, Mati Diop 68/ classique : Les joies de Bergman 71/ fabrique d’un acteur : Sabine Azéma 72/ DVD : Lettre d’une inconnue, Max Ophuls 73/ DVD : Le Plaisir, Max Ophuls - Le Bonheur, Marcel L’Herbier 74/ DVD : Ilo Ilo, Anthony Chen

Dossier Polar p.76

P. 76 Dossier Polar

76/ Le polar, un genre au-dessus de tout soupçon Littérature 78/ Le sacre du cauchemar 79/ Noir sur blanc 80/ Extorsion, James Ellroy 82/ Solo, William Boyd 84/ Ce qui n’est pas écrit, Rafael Reig 85/ Le Dernier Tigre rouge, Jérémy Guez - Aux animaux, la guerre, Nicolas Mathieu 86/ Le Duel, Arnaldur Indridason - La Maison des chagrins, Victor Del Arbol 87/ L’Homme qui a vu l’homme, Marin Ledun 88/ Donnybrook, Frank Bill - Un feu d’origine inconnue, Daniel Woodrell 89/ Terminus Tel-Aviv, Liad Shoham - Une terre d’ombre, Ron Rash 90/ Des éditeurs aux frontières du genre 92/ Quais du polar Cinéma 94/ L’œil noir 95/ L’ipolar, ou le thriller d’après Fincher 96/ Psychopathologie américaine 98/ Dans l’ombre des cartels 99/ Le mystère des amours de Holmes et Watson 100/ Police de (bon) caractère 102/ DVD : Effets secondaires, Steven Soderbergh - Grand Central, Rebecca Zlotowski 103/ Prisoners, Denis Villeneuve - Les Apaches, Thierry de Peretti 104/ En quatrième vitesse, Robert Aldrich - Conversation secrète, Francis F. Coppola 105/ L’assassin habite au 21, Henri-Georges Clouzot - Le Secret derrière la porte, Fritz Lang 106/ états des lieux : Vintage en vrai

Page 4 / TRANSFUGE


Éditeur de curiosités

mes argentins de paris

somerset maugham

René de Ceccatty 25 € - 504 pages • « De Cortázar à Copi, en passant par Alfredo Arias, Hector Bianciotti et tant d’autres : d’une rive à l’autre de l’Océan, il semble qu’un pont invisible mais durable ait réuni deux cultures.»

Jean-Paul Chaillet 19 € - 196 pages • Le style Somerset Maugham ? « Du venin enrobé de marmelade d’orange, servi avec l’afternoon tea.» — Lire

objectif 49 : cocteau et la nouvelle avant-garde

tchang au pays du lotus bleu

philippe pasqua autoportrait

la vie tumultueuse des producteurs

Gérard Lenne 18 € - 120 pages • En 1981, Hergé et l’Europe retrouvèrent Tchang Tchongjen. « À force de croire en ses rêves, l’homme en fait une réalité.» — Hergé

Entretiens avec Cyr Mald Préface de Frédéric Mitterrand 21 € - 208 pages • « Cela faisait longtemps qu’un plasticien français n’avait pas déchaîné autant de commentaires. À la façon de Houellebecq en littérature. » — Art Absolument

Yonnick Flot 21 € - 456 pages • « Hearst, Kennedy, Gallimard, les Noailles, Lebovici, Rassam, Berri, Toscan, Balsan, Poiré, Braunberger.... Quel casting ! »

Frédéric Gimello-Mesplomb 18 € - 280 pages • « Nous choisirons nous-mêmes nos films, le ciné-club Objectif 49 sera de parti pris ! » — Jean Cocteau

mallarmé & la mode

Jean Pierre Lecercle 20 € - 272 pages • « Mais comment ce grand poète a-t-il pu s’intéresser à la mode ? » — Frédéric Taddéi (Europe 1)

Diffusion Harmonia Mundi • www.editions-seguier.fr

propos de peintre

Jacques-Émile Blanche Préface de Marcel Proust 21 € - 430 pages • « Certaines de ses analyses le placent à la hauteur de Valéry.» — Le Monde


J’AI PRIS UN VERRE AVEC

Jean Le Gall

D

par Damien Aubel  photo Thomas Pirel

écorum feutré rococo, quelque part entre le club et le salon xviiie ; serveurs à l’élégance désuète et au port de maîtres d’hôtel old school : on est bien dans le VIe arrondissement, au café Laurent ; et Jean Le Gall, avec sa mise de dandy discret, ne dépare pas – a priori. Pour rester dans l’esprit du lieu, on commande un verre de vin blanc, mais le directeur des éditions Séguier opte pour la Heineken. Le choix nous met la puce à l’oreille, intuition confirmée dès la première minute de l’entretien, lorsqu’il lâche le mot « dissonant », pour évoquer le Mallarmé et la Mode de Jean-Pierre Lecercle, cette rencontre inattendue du poète et de la fashion, sorti sous sa houlette. « Dissonant », toujours un peu en lisière, sur les marges – tel est Jean Le Gall, qui cultive l’art délicat de l’écart. Il brosse à grands traits l’histoire de Séguier, dont il vient de reprendre les rênes. La vénérable librairie mozartienne, qui a élargi son horizon au cinéma et au théâtre, a connu des revers de fortune avant une période de stagnation. Cette maison « en déshérence », Jean Le Gall ne s’apprête certes pas à la bousculer de fond en comble. Son objectif : revenir à la « ligne éditoriale originelle », aux belles heures de la bibliothèque décadente chaperonnée par Jean de Palacio où la rigueur et une attention pointue au contexte présidaient à la redécouverte des Catulle Mendès et autres Jean

Je n’ai malheureusement pas les goûts du public Lorrain. Mais, dans le brouhaha du café philo qui a lieu à côté, il m’expose son credo : « Vous prenez un sujet de face et vous faites un petit pas de côté. » S’il consacre un livre au musée français par excellence, c’est pour nous inviter à reluquer Les Plus Belles Fesses du Louvre avec Bruno de Baecque. Qu’il s’intéresse au peintre JacquesÉmile Blanche, et ce ne sont pas ses tableaux qui seront à l’honneur, mais ses écrits. L’écart, encore et toujours. Page 6 / TRANSFUGE

Voire le grand écart. L’homme au phrasé affable et précis n’a pas la mine d’un dangereux agitateur. Mais que la conversation roule sur Maxence Caron, dont il va sortir un texte, et il évoque avec délice la langue pamphlétaire, la volonté de « retrouver les saillies de Laurent Tailhade », des polémistes de la fin du xixe, ces auteurs au verbe incendiaire qui embrasaient une « époque de virulence et de violence ». Tout en sirotant notre vin blanc, on se perd en conjectures sur son parcours, placé lui aussi sous le signe de l’écart maximum. Car Jean Le Gall, dans une vie antérieure encore toute fraîche, semblait aux antipodes de la planète littérature : il faisait partie de cette phalange des techniciens du droit que sont les avocats d’affaires. Comment en est-il venu à l’écriture (deux romans au compteur, Requiem pour les trouillards et New York sous l’occupation et un troisième en gestation) et à l’édition ? Il raconte : « Je suis allé vers le métier d’avocat en pensant que c’était une profession d’expression, écrite ou orale. En fait, il s’agissait d’envoyer des emails dans un anglais pourri pour ensuite facturer des clients dont je ne voyais jamais le visage. C’est une vie de Shadock : vous êtes dans une usine qui fabrique quelque chose à destination de vous ne savez qui et pour des raisons totalement abstraites. Sachant qu’il y a aussi un problème esthétique : c’est plutôt moche de faire des outils défiscalisants. Ça, c’est une raison. L’autre, c’est que gamin, je suis né avec les bouquins à l’esprit, plutôt la littérature que les livres d’une manière générale – simplement, si je devais éditer la littérature que j’aime, au bout de six mois, on aurait constaté la cessation de paiement. Je n’ai malheureusement pas les goûts du public, c’est certain. » Ses goûts justement : là encore, c’est le pas de côté. Lui qui partage son temps entre Paris et Biarritz (Séguier est lié à Atlantica, une maison d’édition régionaliste) a vécu à New York et aime les Américains, comme Dorothy Parker, et son « charme incroyablement émouvant ». Mais il nous parlera aussi avec chaleur de Pierre Bourgeade, « un écrivain vraiment sous-évalué », de Frédéric Berthet, qui fait partie de cette catégorie « des très grands écrivains et mauvais romanciers ». On quitte le café Laurent en se disant qu’on a rencontré un oiseau rare : un « inactuel » heureux, à mille lieues des néo-réacs aigris.


LE NOUVEAU THRILLER DE JO NESBØ

Déjà 20 millions de livres vendus dans le monde


LE NEZ DANS LE TEXTE

La littérature se mange froid

N

par François Bégaudeau

USAGE COMMUNAL DU CORPS FÉMININ Julie Douard P. O. L 240 p., 16,50 e

ous n’avons pas lu le premier roman de Julie Douard. Nous ne savons rien d’elle avant d’aborder le second, Usage communal du corps féminin. Nous n’avons que nos yeux. Que voyons-nous ? Nous voyons qu’elle aime beaucoup « après tout ». Vingt, trente fois, la locution s’invite dans la fête, et y mettra un point final : « Après tout, le moment était peut-être venu, pour elle aussi, de quitter la commune. » Nous voyons, par extension, qu’une phrase sur quatre s’ouvre par un modalisateur, avec une forte prédilection pour les connecteurs logiques : c’est pourquoi, cependant, en outre, par ailleurs, il est vrai, d’une part, d’autre part. Nous pourrions alors diagnostiquer une tendance à raisonner, à ratiociner. Or ces mêmes marqueurs jalonnent la prose d’un Echenoz ou d’une Sibylle Grimbert (La Conquête du monde), deux auteurs pas exactement portés sur la sèche rationalité. Auteurs doucement fantaisistes, au contraire, et Julie Douard l’est aussi, qui s’outille de cette panoplie dissertative pour nous conter les déconvenues de Marie Marron, « gourde » ralentie, de Gustave Machin, assassin en bois et gourou raté, d’un maire dentiste qui fuira en camping-car après une soirée des « Misses », etc. Les modalisateurs endossent donc plutôt leur fonction littérale : ils modalisent. Ils interposent un sas de respiration entre le récit et le lecteur. Il y a des plumes qui soulignent le trait, l’épaississent, le forcent, accouchant de pages dont chaque phrase veut balancer du lourd. Et puis des plumes qui freinent, retiennent, allègent, produisant une littérature de l’euphémisme dont Echenoz, encore lui, serait le héraut contemporain. Julie Douard se positionne clairement dans ces parages, concluant une séquence d’accident de voiture par : « Il n’était pas encore midi mais on pouvait raisonnablement penser que la journée était gâchée. » Ou concoctant une narration absurdement logique d’une scène de strangulation : « Gustave crut reprendre son destin en mains, même si ces dernières serraient plutôt le cou de Francine que son avenir à lui. D’ailleurs cet avenir risquait fort d’être compromis si Gustave laissait les choses en l’état. En effet, tout ce que put voir Machin, une fois ses larmes séchées, ne fut rien d’autre que le cadavre de Francine Dumoulin. » Cette somme de faits glauques ainsi empaquetés nous porte à la lisière de l’humour noir, à l’unisson de l’inspecteur dépêché sur les lieux du crime : « Barnabé aurait bien bu un café chaud mais ce n’était pas

Page 8 / TRANSFUGE

Francine, écroulée sous la table, qui allait le lui préparer. » Mais l’humour noir n’est ni le centre ni le but. Il n’est qu’une incidence parmi d’autres de l’humeur structurante de ce livre : la distance. La prise de distance est le préalable de l’acte littéraire. Ce que vous vivez, obser vez, rêvez, imaginez ne devient de la littérature qu’au prix, nécessaire quoique insuffisant, d’un pas en arrière. Si répandue et plébiscitée soit-elle, la littérature de proximité est une contradiction dans les termes. Un personnage de littérature n’est pas un copain avec qui on se balade main dans la main. C’est une créature baladée dans un récit : on le suit de loin. Croisé dans la vie, on apprendrait peut-être à l’aimer ; en littérature, ce n’est pas le propos. Dans la petite bande qui foisonne au fil des pages d’Usage communal – et ce foisonnement empêche opportunément l’identification –, pas une seule créature attachante. Une prose détachée refuse qu’on s’attache. Et le frottement de ces monstres solitaires ne fabrique pas de chaleur humaine (s’ouvrant à l’Autre il ouvrit son propre cœur, ce genre). Une mère est censée nourrir son fils hospitalisé ? « Maryse Chabodon se contenta d’entrouvrir la porte pour lui jeter un sandwich à la tête. » Pour le reste, ça s’embrouille, se bat, s’étrangle, on l’a vu, se manipule, s’accouple par pulsion, se quitte sans regret, comme Marie une fois Gustave parti : « Elle n’était pas vraiment triste, peut-être un peu déçue, et encore. » L’auteur pourrait alors, chrétienne en diable, aller chercher en chacun cette petite flamme qui avère son appartenance à l’humanité. Mais non. Elle ne forcera rien. Ne cherchera pas absolument à nous attacher à la tante de Marie : « Avec tout ça on cherche un peu ce qu’on aurait pu dire de la vieille Hortense qui la rendit un tant soit peu sympathique, mais sympathique, vraiment, elle ne l’était pas. » Ce n’est pas que la littérature voie les choses en noir, ni qu’elle soit vouée aux bad ends – la fin du roman profile d’ailleurs un destin possible pour Marie. C’est juste qu’elle n’a pas vocation au sympa. Qu’elle refroidit les corps avant de nous les livrer. Qu’elle ne dit pas le « malheureux accident », mais « le malheureux accident qui avait provoqué la dislocation totale des deux corps parentaux ». Et il y a comme l’affirmation d’un art poétique dans la rectification apportée par la seconde phrase du segment suivant : « Gustave Machin n’était pas un incompris. Gustave Machin était juste incompréhensible. »



Ça jacasse à Berkeley

O AT BERKELEY

Sophie Dulac Distribution Sortie le 26 février

n parle beaucoup dans le dernier film de Wiseman, consacré à la célèbre université américaine de Berkeley (Californie). La caméra suit pendant quatre heures la vie du campus et (surtout) de l’administration et des professeurs, gens qui par nature sont des professionnels de la parole. Un ancien ministre venu faire une conférence le rappelle aux étudiants : les réunions de profs durent deux fois plus longtemps que celles des politiciens (rires). At Berkeley est une succession de réunions, brainstormings, conférences et témoignages, entrelardés de morceaux de cours, comme si la fac était avant tout un lieu de communication. Les délibérations administratives oscillent entre ennui, rhétorique et autosatisfaction, à l’image du doyen qui, d’abord sympathique, devient peu à peu pénible en finissant par adopter une posture d’ex-vieux soixante-huitard à qui on ne la fait pas pour mieux défendre son bilan. Les étudiants eux-mêmes reproduisent les réunions à l’envi, comme dans la scène consacrée au racisme, où une étudiante noire reproche à ses camarades de ne se préoccuper de la pauvreté qu’à partir du moment où elle frappe les classes moyennes blanches. La seule scène muette du film est courte, et montre un robot encore imparfait tenter de plier une serviette. Reposant. De ce polylogue ininterrompu, qui présente la fac comme un immense groupe de parole, le spectateur sort un peu perplexe, l’enjeu du film n’apparaissant pas clairement. Bien sûr, le premier niveau de lecture est évident : il s’agit d’un documentaire engagé pour défendre l’université publique, Berkeley étant la seule grande université américaine qui reste accessible aux classes populaires. Or, sous la pression de la minorité républicaine, l’État se désengage de plus en plus du financement de Berkeley. Nombre de scènes sont consacrées aux réactions du personnel et des étudiants face à cet état de fait. Une étudiante, dans une diatribe éloquente, s’en prend à « Joe le plombier », symbole de l’artisan démagogue qui passe à la télé

Page 10 / TRANSFUGE

© DR

L’ŒIL DU MONOCLE

par Thomas Clerc

pour seriner son discours populiste anti-impôts. Les meilleurs aspects du documentaire sont ainsi ceux où passe une colère partageable par le spectateur, qui tire le film de sa neutralité un peu bancale. Un bel exemple de colère froide : le témoignage d’un vétéran du Free Speech Movement, mouvement contestataire des années soixante, qui se désole de l’évolution cynique d’une société qui semble ne plus croire aux vertus de l’éducation. En revanche, le mouvement de protestation contre la politique budgétaire, pour fondé qu’il soit, sent un peu le réchauffé. Grande péripétie du film à partir de sa deuxième partie, il donne lieu à des scènes trop connues : manif, occupation de la bibliothèque, tractation avec l’administration. Le mouvement se termine sans qu’on en sache plus sur son issue : après une réunion des étudiants modérés qui se désengagent (coup classique) des revendications au motif qu’elles n’ont pas trouvé leur forme adéquate (quelqu’un a actionné l’alarme incendie, interrompant les examens), un policier nocturne décroche les banderoles d’occupation de la bibliothèque. Le film est intéressant, avec les limites propres au mot « intéressant » : il manque d’ardeur. La position objectiviste de Wiseman est aux antipodes de l’esthétique coup-de-poing qui prévaut chez certains documentaristes. Elle aurait peut-être été ici bienvenue en donnant au propos une lisibilité plus grande, et plus conforme à l’ethos de radicalité propre à cette université libérale (id est : de gauche). Or ce radicalisme n’est évoqué que sous la forme de rappels nostalgiques ou de reformulations incessantes des valeurs qui ont fondé Berkeley dans la bouche de ses acteurs mêmes. Un tel film serait impossible en France, où la communication fonct ionne mal, not amment à la fac ; mais l’impression d’un identique storytelling concernant le devenir de l’université ressort de ce monde que Wiseman pose, sans véritable regard critique, comme essentiellement verbeux. Dans At Berkeley, on s’écoute beaucoup parler ; j’aurais préféré plus voir.


MaRgot

Rudolf NouReev

foNteyN

d’aPrès WiLLiaM shakesPeare

La plus Grande Histoire d’Amour entre le Cinéma et la Danse

Musique de sergueï Prokofiev Captation en 35 mm au royal opéra de Londres

DISPONIBLE LE 1ER AVRIL 2014 EN DVD www.elephantfilms.com


LE JOURNAL DE

Trop peu charnel,

ce mois de février, côté ciné… Voix bien connue de TSF Jazz, Laurent Sapir n’est pas seulement mélomane, c’est un cinéphile averti, et intransigeant.

© Bertini

Mardi 4 février

Laurent Sapir

Buffet italien du côté de Ménilmontant pour le lancement du site de l’architecte Roland Castro, Lumières de la ville. Il veut en faire une encyclopédie de l’urbanité qui, à l’entendre, serait presque le contraire de l’urbanisme. J’ai toujours bien aimé le bonhomme. Des étoiles plein la tête, un bagout à la Jean-François Bizot (cofondateur de TSF Jazz)... Ce que la période a de moite et d’amorphe le rend encore plus phosphorescent. À la fin de l’interview, je l’interroge sur Hollande. Il me répond en citant Diogène s’adressant à Alexandre : « Pousse-toi de mon soleil ! »...

Lundi 10 février

Il a de quoi et de qui rayonner, Jacques Schwarz-Bart. De ses parents écrivains, André et Simone SchwarzBart (un « couple littéraire incendié de solitude », selon les mots du poète guadeloupéen Ernest Pépin repris par la sociologue Nicole Lapierre dans son essai Causes communes : des Juifs et des Noirs), qui avaient choisi d’ignorer les frontières communautaires, il a gardé une ouverture d’esprit, une mémoire projetée vers l’avenir et un souffle qui en font l’un des saxophonistes les plus lumineux du moment. « Il est dans une filiation, dans un enracinement, dans une histoire, mais il ne campe pas dedans », dit de lui Christiane Taubira dans la revue Jazz News... Jacques Schwarz-Bart est notre rédacteur en chef d’un jour sur TSF Jazz pour la sortie de Jazz Racine Haïti, un album dont les effluves caribéens annihilent comme par magie (vaudoue ?) toutes les sottises qu’on raconte sur une culture trop souvent psychotée à coups de poupées et autres zombies.

Jeudi 13 février

Geste déplacé lorsqu’on écrit pour un éminent quotidien du soir ou alors curseur d’un nouveau journalisme plus « humain » et moins compassé ? Le « selfie » ado de Thomas Wieder dans le bureau ovale d’Obama fait jaser. Je me souviens qu’au Centre de formation des journalistes (même promo que l’actuelle directrice du Monde…), on n’arrêtait pas Page 12 / TRANSFUGE

de nous dire que la presse écrite, c’était la presse « noble ». Le reste ? Bullshit ! Difficile, en tout état de cause et comme me le confie un ex du Monde, de ne pas trouver perturbant le comportement d’un journaliste qui tient aussi à se représenter luimême au lieu de s’astreindre – et c’est une si belle astreinte – à ne représenter que son média. Ce à quoi ce « journal » est une dérogation non moins perturbante en ce qui me concerne...

Vendredi 28 février

Trop peu charnel, ce mois de février, côté ciné... Voir la planète hype s’extasier sur les encombrantes fantasmagories des Jarmusch et autres Wes Anderson me ferait presque regretter le sort injuste d’Abdellatif Kechiche, ce soir, aux Césars. Pas assez généreuse et un poil caricaturale, sa Vie d’Adèle transpirait au moins davantage dans l’instinctif et le viscéral. À défaut de chair, il reste l’esprit. Ce qui n’est pas incompatible avec le souffle, la sensualité, l’imaginaire joyeux... La preuve avec mon disque du mois, Belle Époque, de Vincent Peirani et Émile Parisien (label ACT). Aussi déluré et liturgique qu’un accordéon fraternisant avec un soprano, ce jeune duo revisite, entre autres choses, les standards de Sidney Bechet avec une fougue telle qu’on a l’impression que la mer Rouge s’ouvre à nouveau sur leur Egyptian Fantasy... L’esprit, toujours, avec ce fabuleux bouquin du saxophoniste et chercheur Raphaël Imbert sur les racines spirituelles du jazz. Ça vient de paraître aux éditions de l’Éclat sous le titre Jazz suprême : initiés, mystiques et prophètes, et c’est tout sauf un sermon ou une prise de tête New Age... Juste une invitation pleine de fougue, là aussi, à mettre à jour ce sentiment d’élévation, ce « mystère ludique et facétieux » et ce « souffle vital » que tant de musiciens afro-américains ont ressentis dans le geste de l’improvisation alors qu’on a souvent réduit leur musique à sa technicité ou à un message politique sur fond de ségrégation. « Voici donc le jazz, conclut l’auteur, avec ses prophètes, ses mystiques, ses initiés, tous passés maîtres dans l’art de l’esquive, du non-dit, du jeu – afin d’éviter de se brûler l’âme... »


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.