TRANSFUGE N°90

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Septembre 2015 / N° 90 / 6,90 €

Choisissez le camp de la culture

l’écrivain de la

RENTRéE LITTéRAIRE

et une sélection de 20 romans français et étrangers : Mathias Enard, Martin Amis, Charles Dantzig, David Foster Wallace… par Oriane Jeancourt Galignani

KiYOshi Kurosawa Jacques Audiard Entretien fleuve avec le maître japonais

par Damien Aubel

palme d’or, non merci

par François Bégaudeau

Reportage à Ibiza Barbet SChroeder se confie par Jean-Noël Orengo

M 09254 - 90S - F: 6,90 E - RD

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APRÈS 10 CANOËS, 150 LANCES ET 3 ÉPOUSES, UN NOUVEAU VOYAGE EN AUSTRALIE AUSSI DRÔLE QUE BOULEVERSANT

C’est avec beaucoup de poésie, de finesse mais aussi d’humour que Rolf de Heer pose sa caméra sur ses personnages GALA

Ce témoignage laisse une trace profonde et silencieuse PREMIÈRE

Un bijou cinématographique ! FRANCE INTER

SUPPLÉMENTS ∙ Entretien avec le réalisateur ∙ Livret de 16 pages

Disponible EN DVD chez boutique.blaqout.com

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Simon Liberati, au sommet de son art

J’

par Vincent Jaury

ai rencontré une première fois Simon Liberati lors d’une soirée, il y a des années de ça. C’était aux alentours de 2004, car il avait déjà fait paraître son premier roman, Anthologie des apparitions, livre qui, pour moi, avait été un choc. Je suis allé le voir, la musique était très forte, Asia Argento mixait (je crois), il était assis, la tête baissée, les yeux fermés. Bonjour, Simon, Vincent, j’ai beaucoup aimé votre livre. Il ouvre nonchalamment un œil, et le referme. Il ne faut pas avoir trop de principes dans la vie, sinon on ne parlerait plus à personne. Je ne lui tins pas rigueur de cette fin de non-recevoir et continuais à le lire, roman après roman. Nada exist, 2007. L’Hyper Justine, 2009. Des romans autofictionnels, aux allures décadentistes, aux tournures de phrases en arabesque, teintés de romantisme noir. Des milieux branchés où l’on est cultivé, où on fait la fête, où l’on se drogue. Des milieux dont je suis éloigné mais qui méritent qu’on s’y intéresse. J’étais un lecteur très emballé devant cet écrivain qui traçait une voie propre. Avait-on déjà vu en littérature contemporaine de l’autofiction à la langue décadente ? Jamais. Je commençais à me dire qu’un jour Simon Liberati, dans le genre trip sur table, serait le pendant de Catherine Millet. Il faudrait qu’il taille encore un peu dans ses textes parfois trop denses, touffus et immobiles. Ce qu’il fit avec son Jayne Mansfield 1967 en 2011 qui obtint le prix Femina. Le livre ne me plaît pas, la langue est plus accessible, plus simple, mais elle a perdu de sa saveur d’antan. L’Amérique lui va mal, ou bien ne plus parler de lui-même lui convient moins bien. Pour que je retrouve le sourire, il faut attendre l’année 2013 et l’édition de son merveilleux ouvrage, 113 études de littérature romantique, pour lequel il fait la couverture de Transfuge. Il s’agit de revisiter les auteurs qu’il affectionne, les textes qu’il admire, mais à chaque fois, par la serrure. Par des détails qui révèlent, des anecdotes qui racontent, des appartements qui en disent plus sur un auteur qu’un long discours. Son fétichisme se dévoile de manière évidente. Si on avait pu m’apprendre l’histoire littéraire comme ça… Il y fixe sa langue, moins décadente mais plus classique. Langue prête à se déployer pour faire roman. Ce qui arrive ce mois-ci donc,

livres

avec Eva, et qui fait notre couverture de rentrée littéraire. Le livre raconte sa rencontre amoureuse avec Eva Ionesco. Liberati l’a connue jeune, les années Palace. L’a perdue de vue et l’a retrouvée il y a deux ans. Il raconte beaucoup sur leur intimité. Dissèque le sentiment amoureux à la manière de Proust, se fait moraliste à la façon d’un La Bruyère, baudelairien dans son goût de l’artifice. Voyez par exemple cette description d’Eva, cette leçon de style, un très beau passage parmi tant d’autres : « Eva n’a pas changé, c’est la même grande fillette, avec ses maladresses, ses criailleries, cette manière gauche et sexuée d’occuper l’espace, de sentir fort, de manger bruyamment, de crier sur les autres comme un enfant sauvage, de quémander les caresses, de me regarder avec toute cette tristesse (…) et qui n’est peut-être qu’un leurre envahissant, une aspiration plus qu’un échange, au sens où le vampire aspire et où l’araignée suce, une présence qui cherche à vider l’espace de tout ce qui n’est pas elle, allant jusqu’à voler l’âme de ceux qui se laissent aller à la contempler. On peut la recouvrir de fétiches, la masquer, la démantibuler sous les résilles, les mantilles, les masques, la corne, les plumes, elle demeure, inexplicable, obscure comme l’œil affolé qui perce les meilleures compositions d’Arcimboldo ou de Cindy Sherman. » Il y a quelques mois, nous avons invité Simon Liberati à la librairie Delamain, le lieu où Transfuge fait la plupart de ses rencontres littéraires, face à la Comédie française. Il a présenté son livre sorti en poche, L’Hyper Justine, devant un parterre non négligeable, Jean-Jacques Schuhl, Eva of course, Vincent Darré, Pierre Le-Tan, Frédéric Beigbeder et j’en passe. Cette fois-ci nous avons pu échanger, vite, le temps de me dire que Bonello, il n’avait jamais été complètement convaincu, qu’il aimerait bien revoir Jean-Pierre Léaud qui joua dans Rosa Mystica, le court métrage qu’il avait créé avec Eva, mais qu’il ne semblait pas très en forme, qu’il avait beaucoup aimé le roman de Jean-Noël Orengo La Fleur du Capital, qu’il ne buvait plus une goutte d’alcool et encore moins ne touchait à la drogue, qu’il ne quittait plus une seconde son Eva. On le vit d’ailleurs partir à son bras, heureux et homme amoureux de cinquante-cinq ans, en direction du restaurant de Dave à deux pas de la librairie, le restaurant le plus underground de Paris. ÉDITO / Page 3


sommaire N°90 / septembre 2015

rentrée littéraire

Page 78

kiyoshi kurosawa

© Olivier Roller

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On ouvre le bal

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DU CÔTé DE LA LITTéRATURE

Édito livres 6 /   On prend un verre Chez Prune avec l’actrice

Céline Sallette.

chroniques nez dans le texte de François Bégaudeau 10 / La bonne séquence de Nicolas Klotz 12 / Des essais de Yannick Haenel 14 / Chronique politique de Raphaël Glucksmann 8 /   Le

de Laurent Goumarre. 16 / É milie Frèche retrouve la mémoire, de Vichy à Annie Ernaux. 18 / BD 20 /   Club 21 /   On lit le journal de Jessica Nelson. 15 /   L’interview

22/   Karine Henry,

de la librairie Comme un roman, nous raconte son aventure. 24/   Interview d’Augustin Trapenard. 26/   Interview de Jean-Pierre Elkabbach. 28/   En coulisse, on rencontre Olivier Poivre d’Arvor, qui n’a ni Dieu ni maître.

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30 /  Rentrée littéraire : Transfuge

sélectionne pour vous vingt romans français et étrangers qui sortent du lot. Avec un petit faible pour ceux de Simon Liberati et de Martin Amis. Seconde sélection en octobre.

71 /  Sélection polar :

Le meilleur du noir, comme chaque mois, avec l’enthousiasmant roman de Jax Miller, Les Infâmes.

72 /  Poche : C’est un des récits les plus forts de l’année dernière.

Son titre : Un bon fils. Son auteur : Pascal Bruckner.

74 /  On déshabille Sorj Chalandon, pour son très beau Profession du père.


NATÜR THERAPY

barbet schroeder

UN FILM DE OLE GIÆVER

© Thomas Pirel

Page 98

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SUR LES éCRANS

Édito ciné

Sélection films

78 /

On a vu beaucoup de films, mais on a sélectionné pour vous les meilleurs du mois. Dont le dernier film de Kiyoshi Kurosawa, Vers l’autre rive, et celui d’Apichatpong Weerasethakul, Cemetery of Splendour. : Pour son film Amnesia, nous sommes allés à la rencontre de Barbet Schroeder, chez lui, à Ibiza.

98 /  Reportage

104 /  Déshabillage

: On a discuté avec le très controversé Paolo Sorrentino, pour son dernier film Youth. Portrait d’un réalisateur qui dérange.

108 /  DVD

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126/  États

QUOI DE NEUF EN VILLE ? des lieux

au cinéma le 9 SePTemBRe


j’ai pris un verre avec…

CÉLINE SALLETTE

par Frédéric Mercier photo Thomas Pirel

A

vant d’évoquer sa prestation enflammée dans Les Rois du monde, il faut parler des yeux de Céline Sallette. Comme ça, ce sera plié. Parce que des yeux comme ça, on n’en voit pas tous les matins à la terrasse de Chez Prune, repère historique des bobos du canal Saint-Martin. Immensément allongés et bleu laser, intensément fluo : des yeux à vous désarmer un intégriste. Durant l’heure d’une discussion virevoltante, une évidence s’impose en les contemplant : Simone Signoret. Je lui fais la remarque, elle balaie la comparaison : « Ah oui,

des yeux comme ça, on n’en voit pas tous les matins à la terrasse de Chez Prune

évidemment, les yeux. » Ça a l’air de l’ennuyer plus que de la flatter. L’ennuyer parce qu’on le lui a déjà dit mille fois. D’ailleurs à ce jour, impossible de savoir si, comme il était prévu, elle jouera la star de Casque d’or au cinéma. Qu’importe, Céline Sallette aime l’imprévu. La vie de comédien, pour elle, « c’est une existence singulière, tout en intermittence et en désorganisation ». À propos de ses rôles, elle dit aimer les défis, les choses qui lui font peur. Dans Les Rois du monde, écrit et réalisé par Laurent Laffargue, le père de sa fille, elle est Chantal, partagée entre deux hommes (Sergi López et Éric Cantona) fous dingos d’elle dans une bourgade du Lot-etGaronne dont le nom résonne sur le trio comme Page 6 / TRANSFUGE

une malédiction : Casteljaloux. Les Rois du monde est un film de tempéraments, de caractères, du Pagnol gascon et sous anxiolytique. Ça lui ressemble, elle dit adorer cette vitalité, cette passion. Pour s’en convaincre, il n’est que de voir sa filmo cette année : mère dépossédée jusqu’à la folie dans Vie sauvage de Cédric Kahn, amoureuse éperdue dans Geronimo de Tony Gatlif, cinéaste qu’elle compare à un chamane. Et pour cause, un metteur en scène est un sorcier : « Il crée les conditions pour provoquer la grâce et faire naître la vie sur le tournage. » Dans Les Rois du monde, elle déborde de vitalité dans deux scènes où elle tournoie sur elle-même, chante et hurle raide bourrée du flamenco avant de venir taper des talons sur une table. Tout chez elle est affaire de surcharge et de dépense : « C’est une question de métabolisme. » D’ailleurs, durant cette conversation, elle se lèvera plusieurs fois pour fumer, regarder le bar et se rasseoir. Toujours avec enthousiasme. Même la conversation n’aura de cesse de bifurquer, comme si elle cherchait à éviter la routine de l’interview pépère. Et quand je tombe dedans, elle rebondit derechef, regarde derrière et s’extasie sur un labrador devant la porte. Ainsi, au gré des questions, elle m’aura parlé de sa naissance à Bordeaux, du conservatoire, de Garrel et de Bonello, mais aussi de politique, de Jacques Attali, de Vice Versa. Elle m’aura persuadé de faire « ma révolution intérieure ». Là encore, il s’agit de « changer ses habitudes, de ne pas rester ancré dans ses réflexes ». Elle rêve de changer le monde puis explose d’un rire colossal à faire aboyer le labrador. Même quand elle est d’accord avec vous, c’est encore physique puisqu’elle vous tope dans la main. Enfin, quand la discussion commence à tourner en rond, Céline Sallette disparaît après vous avoir fait tourner la tête.


ACTES SUD Rentrée littéraire Jeanne Benameur 2015 Claro Nathalie Démoulin Mathias Enard Anne-Marie Garat Denis Lachaud Mathieu Larnaudie

Claro

Crash-test © Fang Tong

roman

ACTES SUD

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La matière, l’ancienne matière

D

Requin

Bertrand Belin P.O.L 192 p., 14 e

par François Bégaudeau eux des meilleurs romans français lus cette année sont signés par des individus connus pour être, l’un chanteur, l’autre cinéaste. Nous nous abstiendrons d’en conclure quoi que ce soit. Nous n’en pensons pas moins. Il est vrai que dans le cas de Bertrand Belin (cherchez l’autre), la surprise est quasi nulle, tant la prose de ses chansons semblait tenir toute seule, sans notes. « La chaleur/ l’ancienne chaleur/ qui accablait les chevaux/ et le pont des cargos », ça tenait tout seul. Ça chantait noir sur blanc. Requin tient tout pareil. Tient sur la durée, puisque c’est tautologiquement là que réside l’enjeu d’un passage de la forme courte à la forme longue. Et s’impose d’évidence comme un morceau de littérature. L’évidence ne suffit pas. L’évidence parle d’autorité. Elle est la langue de l’autorité. On sera moins autoritaire en précisant ce que littérature peut, entre autres, vouloir dire. En rappelant que la littérature parle depuis le non-sens, comme le narrateur de Requin, Marc, conte des périodes de sa plutôt brève existence depuis le « contreréservoir » où il se noie pendant cent quatre-vingts pages. Cette noyade n’a pas de sens. Elle n’est même pas l’aboutissement logique d’une chaîne de nécessités. « La même suite d’activités aurait tout aussi bien pu me conduire à acheter un chien, briser un tabou familial, ou me brûler une cuisse. » Et à l’autre bout du récit, le verdict emprunte ostensiblement un libellé similaire : « La même suite d’activités aurait tout aussi bien pu me conduire à tondre une pelouse, renverser un smoothie ou me faire mordre par un âne. » « Non-sens » n’est pas satisfaisant. Nonsens appartient encore trop au paradigme du sens. C’est indifférence qu’il faudrait dire. L’indifférence maintient à égale distance, mais sans les réfuter car ce serait trop ordonner, l’absurdité et son contraire. Il est in-différent qu’une vie se termine comme ci ou comme ça, in-différent qu’on ait prévu le coup ou non. N’en déplaise à l’arrogante philosophie qui s’est prétendue apprentissage du mourir, « il est clairement établi que face à la mort, l’absence de préparations donne d’aussi bons résultats ». C’est qu’au commencement et à la fin il y a la matière, et que d’elle il faut d’abord dire la « violente indifférence à l’homme ». La matière est cette réalité élémentaire qui apparaît une fois retirées les couches de sens. « Aujourd’hui je me noie. Il ne s’agit pas d’une allégorie. Je me noie dans l’eau verte d’un lac artificiel. » La matière, c’est le lait qui serait du lait : « En réalité le lait chaud élève des effluves de corps, de vie organique, que la blancheur, depuis longtemps aux ordres de sa symbolique, est parvenue à dissimuler. »

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le nez dans le texte

Certaines littératures appréhendent la nature comme forêt emplie de symboles. Certaines autres opèrent à rebours, libérant la matière de sa prison de sens. La rendant à sa consistance organique. Ce qui ne signifie pas la séparer de l’humain, façonné à partir de boue et dont les mouvements tiennent du « ballet moléculaire ». Ce n’est pas comme reflet de mon âme qu’un paysage me retient, mais parce qu’il est fait de matière comme moi : « Vous découvrez alors ce lien puissant que ce muret et vous entreteniez. » Ce lien doit se dé-couvrir, car il ne va plus de soi. Car il est recouvert. Quelque chose s’est enfoui de notre réalité matérielle. En résulte un corps bancal, mal foutu, « mal animé », écrit Belin et c’est subtilement rabattre la question de l’âme sur celle de l’animalité. Il y a un trou, une béance, un stigmate qui saigne, une « fissure dans la quiétude ». Un divorce avec le concret. La matière s’est perdue, comme un paradis, et l’on aimerait revenir la caresser comme un rêve : « Comme il serait agréable de séjourner, là, parmi le tangible ! La foi dans les nombres, dans les matières, sûr du mouillé, mouillé du mouillant, fatigué par la fatigue. » La grâce, c’est la matière retrouvée. C’est quand à nouveau le feu brûle et l’eau mouille. Hélas nous maîtrisons le feu et vivons hors de l’eau. Hélas, jadis aquatiques puis amphibies, nous avons fini par nous cantonner à l’air : l’homme « n’aime pas se trouver sous l’eau trop longtemps. Pas davantage un poisson ne goûte à la douceur d’une moquette. » C’est ainsi qu’il se noie, c’est ainsi que le malaise de Marc l’aspire au centre du cercle où il faudra expirer. Ce qui survit ? Non pas l’esprit mais la matière. « Il y a du vivant dans le contre-réservoir : la faune et la flore des lacs français. » La joie intrinsèque de la matière par quoi commençait le livre, celle d’une pierre concassée en trois morceaux qu’on balance au loin « pour leur faire vite goûter aux joies du dehors ». Celle aussi, plus loin, et après une fameuse scène de chasse primitive où l’homme et l’animal cousinent en s’affrontant, du sang de l’auroch échappé du corps : « Le sang se répand sur le poil, suit le sens du poil et, selon la pente des choses, s’en va rejoindre l’eau qui vivait encore sous la glace. » Et nous voyons chaque jour mieux que la peinture, la littérature, le cinéma quand il consent à se détourner des visages gorgés d’âme, chaque jour mieux que l’art a le pouvoir et peut-être la vocation de rendre le poisson à l’eau, l’humain à l’air, les êtres à la matière, les vivants au vivant.



FREAK OUT !

D

Les Mille et Une Nuits volume 1, L’Inquiet sortie le 24 juin volume 2, Le Désolé sortie le 29 juillet volume 3, L’Enchanté

sortie le 26 août avec Crista Alfaiate, Américo Silva… Shellac

par Nicolas Klotz ans une cité de la banlieue de Lisbonne, le soir du nouvel an, un homme saoul sort de l’ascenseur en rattachant son pantalon, passe au radar devant les plantes vertes qui décorent le couloir et disparaît hors champ vers les sons off d’une fête. La caméra reste cadrée sur les plantes vertes tandis qu’une voix nous raconte les rituels de pisse qui ont lieu quotidiennement dans l’ascenseur. Le plan qui suit, tourné en contreplongée depuis l’intérieur de la cage d’ascenseur, montre, à la manière du sang giclant dans un film de Dario Argento, l’urine coulant dans le vide. Pour qui habite une cité, les ascenseurs sont des dieux grecs muselés. En panne ou pas, flaques d’urine ou pas. Ce n’est pas du temps dont on parle en se levant, mais de l’état des ascenseurs. Service minimum côté technique, du côté des habitants gestes vengeurs contre la dégradation quotidienne imposée par la relégation. Dix-sept étages à pied ou dans des positions compliquées pour ne se payer les flaques de pisse n’est pas la meilleure manière de commencer la journée. Loin de tout naturalisme, hanté par toutes sortes de tristesses et d’extinctions, il y a presque une dimension fantastique dans la manière dont Gomes filme les habitants de cette cité qui pourrait être une cité des années cinquante prise dans les naufrages de la crise portugaise contemporaine. Les sketches se construisent autour du parcours d’un petit chien aux allures de peluche passant de propriétaire en propriétaire selon les morts, la ruine, les séparations. Désespoir soft, filmé à travers les petites histoires de voisinage. Des gamins ont creusé un trou dans le mur de leur chambre pour épier un couple faire l’amour. Un jeune couple dont l’électricité a été coupée s’éclaire à la bougie, trouve un fauteuil abandonné sur le trottoir, va dîner chez un couple de retraités dépressifs. Comme dans Tabou, la voix off nous raconte ce qu’on ne voit pas. Comment les locataires ne pouvant plus payer leur loyer ont cinq heures pour déguerpir et prennent de l’avance en sortant leurs meubles. Des bergers mènent leurs moutons sur le flanc de la colline où se dresse la tour. Un rideau balancé par le vent à travers une fenêtre ouverte annonce le suicide du couple de retraités. Peut-être par pudeur mais aussi par prudence, la caméra reste pourtant à la lisière de cette forêt épaisse qui pousse au bord de la ville. Gomes atténue la violence des lieux avec son effet cannabis et se garantit à tout moment des portes de sortie contre la tristesse. Il suffit d’une chanson des années quatrevingt, de quatre belles Brésiliennes qui prennent le soleil nues sur le toit, d’un sens jubilatoire de la dérision, pour faire twister son film et échapper ainsi aux poisons de la misère. C’est à la fois la

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la bonne séquence

limite et l’affirmation viscérale de cette odyssée. Les films de Gomes tournent toujours autour d’un paradis perdu. La tristesse de la perte plutôt qu’une confrontation avec le désespoir contemporain. Plus que les mille et une nuits de Shéhérazade, les mille et une nuits de Miguel Gomes donnent l’impression d’être celles du paradis perdu de son enfance. Prolongeant ainsi le paradis perdu de Tabou. On passe du crocodile colonial à la surimpression du petit chien peluche et de son fantôme Walt Disney Apichatpong Weerasethakul, dont Gomes a engagé le chef opérateur. Le cinéaste thaïlandais plane ici et là dans le film, aux côtés de pas mal d’autres cinéastes. De Pasolini à Wes Anderson, après le Murnau Costa Spector de Tabou. Un peu à la manière des reprises jubilatoires de Frank Zappa. Mille et une nuits également d’un certain cinéma avec ses tubes, ses reprises et ses fans. À la Quinzaine des réalisateurs, Gomes a brillamment terminé la présentation de son film par un beau « and now it’s time for rock’n’roll » mélancolique, avant de redescendre de la scène où il avait fait monter une cinquantaine de personnes de son équipe. Journalistes, collaborateurs, assistants, acteurs, ARTE France Cinéma, producteurs, coproducteurs, distributeur, le directeur de la Quinzaine des réalisateurs. The Mothers of Invention au grand complet avec section cuivres, chorale et double batterie. Applaudissements, rires, l’ambiance était à la fête. Comme Frank Zappa, compositeur et brillant guitariste, Miguel Gomes est un grand showman. Fuzzbox, pédale wah-wah, Larsen, boucles répétitives, échappées soul, burlesques, satires et pastiches ; le cinéaste brille par ses ruptures, les changements de ton des numéros qui s’enchaînent, se disloquent, explosent. Long solo de guitare-cinéma inquiet en mode « Willie the Pimp » enchaînant aussitôt sur une reprise acide du ringard « Happy Together » des Turtles. Gomes surmonte son propre désespoir avec un cinéma de fête collective. Saluons l’ambition et la générosité de la machinecinéma qui a permis de mener le show jusqu’à son terme trippant cannois. Avant d’attaquer les salles de cinéma, nettement moins planantes que la fête cannoise. Pourtant, en dehors de ses réels moments de grâce, la nostalgie et la dérision donnent parfois le sentiment d’être dans un entre-soi un brin désuet. La puissance subversive et l’autodérision de Frank Zappa étaient féroces, quant à la charge visionnaire de Pasolini…


UN FILM DE JOHANNES HOLZHAUSEN

“BRILLANT” TRANSFUGE

“UN REGARD INSOLITE ET INSOLENT” TÉLÉRAMA

“FASCINANT” A NOUS

UN DOCUMENTAIRE CURIEUX ET PLEIN D’HUMOUR DANS LES COULISSES DE L’UN DES PLUS GRANDS MUSÉES AU MONDE.

1 SEPTEMBRE

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L’héroïsme de la paraphrase absolue

C

Artaud et la théorie du complot

de Medhi Belhaj Kacem Éditions Tristram 80 p., 5,95 e

par Yannick Haenel

omment continuer – personnellement – l’histoire de la littérature ? Comment enchaîner ? Comment écrire après Beckett et Bernhard, après Sebald, après Danilo Kiš, après Bolaño ? La littérature est à elle-même sa propre histoire ; et en tant que telle, elle relève aussi, comme le pressentaient Novalis et les romantiques allemands, de l’histoire du monde, dont la poésie est le langage secret, l’écriture de l’écriture, autrement dit la vér ité. Non pas que la littérature soit supérieure aux autres arts, mais elle participe à la création ininterrompue du temps, en psychanalysant poétiquement les balbutiements de chacun, les élans, les désirs, les défaites, les triomphes, autrement dit l’amour, la souffrance et l’espérance. La littérature est en un sens la signature de l’absolu, mais elle est incomprise (bafouée) : même intégrée dans la célébration culturelle dont se prévaut continuellement l’ère du nihilisme démocratique, elle est amoindrie ; je dirais même que plus on l’intègre, plus on l’amoindrit. Rien n’est autant souillé que la littérature, d’où sa solitude, d’où son héroïsme. Le petit livre de Mehdi Belhaj K acem, Artaud et la théorie du complot, est le fruit d’une conférence donnée aux Rencontres de Chaminadour, sous l’égide de Pierre Michon. Mehdi Belhaj Kacem se détourne de la voie philosophique qui est la sienne (ou plutôt l’approfondit) pour interroger, à travers Artaud, le nœud entre littérature, héroïsme et persécution. Ce que raconte Mehdi Belhaj K acem, c’est l’histoire de la persécution à travers la modernité littéraire (de Hölderlin et Rousseau à L’Innommable de Beckett, en passant par Kafka, Benjamin, Celan) : l’histoire d’un combat entre l’expérience poétique et la société. Le sentiment de persécution n’est pas une maladie, mais l’élément même dans lequel les phrases s’écrivent : il n’y a pas d’écrivain qui

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des essais ne se vive comme le révélateur de la société, comme son « bouc émissaire », dirait Kafka. Avant que nous n’inventions le terme de paranoïa, on donnait à une telle sensibilité – à un tel « pèse-nerfs » – le nom d’héroïsme : Lacan ne définit-il pas justement le héros comme celui à qui on a fait du tort ? Il ajoute une autre définition : le héros est celui qui ne cède pas sur son désir. Après avoir lu la conférence de Mehdi Belhaj K acem, je dirais, en liant les deux définitions lacaniennes du héros, que c’est précisément à celui qui ne cède pas sur son désir qu’on fait du tort. On lui fait du tort pour qu’il cède, et que son désir cesse d’être autre : la démocratie culturelle n’exige-telle pas le renoncement à toute forme de singularité héroïque ? Ne nous prescrit-elle pas la modestie, l’autodérision, le cynisme ? Mehdi Belhaj Kacem relit l’histoire de ce que j’appelle la littérature absolue à travers le prisme d’une « enquête sur la possibilité d’un héroïsme moderne ». En s’adressant à Pierre Michon, à qui il dédie sa conférence, il a l’intuition suivante : « Il n’y a pas de phrases héroïques chez Michon ; il y a un héroïsme de la phrase. » Oui, le lieu de la littérature, la répétition obstinée de son défi, la procession des noms qui la fondent à travers le temps, et qui forment des phrases à travers lesquelles se relance le désir de regarder l’abîme en face, et de dénuder la souffrance, c’est l’héroïsme. Il existe un passage de témoin entre les noms : depuis l’invention de la littérature, c’est-à-dire, pour ce qui concerne l’histoire de la persécution, depuis Rousseau, les écrivains se transmettent leurs phrases, que chacun d’eux continue. Cette continuation est une gloire. Cette paraphrase est un héroïsme. Je nous souhaite d’être là. Car si les f lammes sacrées ne semblent plus embraser le geste insensé d’écrire, nous vivons pourtant un moment sacrificiel : notre époque a mis le monde intégralement en proie, chacun sur Terre est devenu sacrifiable, autant que le monde lui-même ; et la littérature – si elle se perpétue, si à travers elle les noms continuent à se paraphraser –, répond à ce sacrifice : son héroïsme sera le sacré.


Agav Films présente

Tsili Un film de Amos Adapté du roman d’Aharon

Gitai

Appelfeld

AU CINÉMA LE 12 AOÛT


Piketty face au vide C

politique

par Raphaël Glucksmann

e c i n’e s t p a s u n l i v r e , m a i s u n assemblage de chroniques disparates et datées (les plus récentes ont trois a ns). À lire d ’u rgence néa nmoins. D’abord pour l’exercice intellectuel que représente une telle immersion dans dix ans de turbulences politico-économiques. Bib eron né s au z appi ng, nou s som me s enclins à sauter de gouffre en gouffre, de problème en problème, de thème en thème. Or certains problèmes demeurent, même lorsque notre esprit vagabond cesse de leur prêter attention, certaines failles perdurent et finissent par nous engloutir. Plonger au cœur de la crise de 2007-2008 dans les pas de Piketty, c’est d’abord comprendre que nous n’en sommes pas sortis, qu’il s’agit d’un virus mutant, passant des banques aux dettes souveraines et prospérant dans le vide politique abyssal de sociétés qui ont cru un peu vite à la fin de l’Histoire et un peu trop à la main invisible du marché. Pareil vide est avant tout celui du projet européen dont l’auteur identifie les faiblesses structurelles dès le référendum de 2005 sur la (non-)Constitution européenne. Si nos dirigeant s entrent aujourd’hui en crise de nerfs tous les trois mois à propos de la Grèce, c’est d’abord parce que nous avons oublié qu’une monnaie commune supposait un gouvernement économique commun, qu’une banque centrale fédérale impliquait une puissance publique fédérale, que la vieille spéculation sur les monnaies allait se transformer en nouvelle spéculation sur les dettes si celles-ci n’étaient pas mutualisées, bref qu’une union monétaire sans union politique n’était tout simplement pas viable. Tant que « tout allait bien », la paresse ambiante fit que Piketty prêcha dans le vide. Lorsque tout commença à tanguer, la panique généralisée rendit ses solutions à long terme inaudibles. Rejetant le statu quo suicidaire

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de nos élites, il propose pourtant une sortie par le haut de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Une sorte de New Deal continental que François Hollande sembla partiellement embrasser au début de l’été, avant, selon toute vraisemblance, de l’oublier à nouveau. Nous touchons là l’intérêt central du recueil : il fourmille d’idées, de la fiscalité à la lutte contre le chômage ou à la refonte des institutions européennes, dont on ne cesse de s’étonner en les (re)découvrant qu’elles n’aient pas constitué le cœur du programme de François Hollande. C’était sur la place publique. Et pourtant… L’auteur interroge poliment – le lecteur le fait avec moins d’aménité, fort de l’expérience des trois dernières années – l’incapacité de la gauche dite « de gouvernement » à forger, assumer, puis mettre en pratique un projet de transformation sociale. Rédu isa nt la pol it ique à la gest ion, fuyant la confrontation des idées et des prog rammes, faisant du compromis (la fameuse « synthèse ») la pierre angulaire de sa vision du monde comme de sa praxis, le PS a renoncé à refonder ou même r é for mer u n chroniques système qui ne fonctionne 2004-2012 de Thomas Piketty plus. Comment renoncer Actes Sud / Babel à ce renoncement et 272 p., 7,70 e retrouver l’esprit de cette Nuit du 4 août qui fut si longtemps la raison d’être de la g auche ? C ’est la g r a nde que st ion p o s ée par ces chroniques à la fois audacieuses et didactiques. Et, incidemment, celle qui se pose à quiconque espère encore que la polit ique pu is se un t a nt soit peu « changer la vie ».


Rencontre avec Laurent Goumarre, présentateur d’Entrée libre, qui lancera sa nouvelle émission sur France Inter à la rentrée.

à la loupe

propos recueillis par Frédéric Mercier photo Benjamin Chelly

À la rentrée, vous allez donc remplacer Pascale Clark sur France Inter… Remplacer non, puisque ce sera mon émission. Mais comme elle part sur un autre créneau, je prends sa case de 21 h à 23 h tout en continuant Entrée libre sur France 5. En fait je reviens à quelque chose que j’adore : la nuit, comme à l’époque de Minuit dix sur France Culture. La nuit, c’est plus tranquille, plus apaisé ? Justement, je n’ai pas du tout cette vision de la nuit, vous savez, avec la lumière tamisée, le verre de bourbon et l’épagneul breton face à une vieille cheminée. Je veux au contraire hystériser tout ça, avoir un studio très éclairé, du monde, beaucoup de musique comme il y en avait déjà avec Pascale Clark. Trois live séquenceront les deux heures. La musique, ce sera exclusivement de la pop ou de la chanson française ? Il y en aura évidemment, mais je veux absolument du classique. J’en ai toujours voulu, c’est ma culture. Mais il faut surtout s’ouvrir à tout. Par exemple, si je suis moins féru de jazz, je veux aussi en entendre. Je défends une esthétique mais je ne défends jamais de chapelles. Je veux que mes programmateurs m’emmènent ailleurs, hors de mes limites. Sinon ça n’a pas d’intérêt. Sinon depuis que Marguerite Duras est morte, je n’aurais interviewé personne. En fait, votre ton, votre approche consistent à démocratiser la culture ? Non, puisqu’elle l’est déjà. Je cherche plutôt à mettre les choses au même niveau sur un plan horizontal. Même dans ma façon de travailler. Avant, je faisais même prendre l’antenne à toute personne qui travaillait avec moi. Il ne peut pas y avoir quelqu’un qui prépare et quelqu’un qui parle. Celui qui prépare parle. Et cette horizontalité, c’est comme ça que je conçois la culture. L’émission ressemblera un peu à votre RenDez-vous sur France Culture avec plusieurs chroniqueurs ? Je vais jouer encore un peu plus avec ça : faire venir un chroniqueur par jour ou alors en faire intervenir d’autres plusieurs fois dans la semaine. Il y aura sans doute Laure Adler à qui je dois tout puisque c’est elle qui m’a donné ma chance au début en m’offrant une émission sur la danse. Ce que j’aime, ce sont des chroniqueurs avec des voix et des univers reconnaissables. Je souhaite que les auditeurs aient envie de retrouver des personnalités. Des idées de rubriques ? Il faudra plusieurs personnes pour parler de l’actualité par le prisme culturel. Une chronique sur les radios et télés étrangères autour d’un

La critique, je m’en fous fait d’actualité par exemple. Une autre sur les séries télé, mais pas juste pour dire si c’est bien ou pas. La critique, je m’en fous. La critique vous lasse ? La glose, oui. Ce que j’aime, ce sont les angles, l’ouverture. Prenez l’exemple des séries, je préfère savoir en quoi une série est symptomatique de ce qui se passe à un moment donné plutôt que de connaître l’opinion de telle ou telle personne. Avec deu x ém i s sion s quot id ien nes pluridisciplinaires, ça vous fait peur l’idée d’être largué par l’actualité culturelle ? Je suis déjà largué. Mais j’ai eu une chance dans ma vie, j’ai vécu pleinement ce qui se passait dans les années quatre-vingt-dix. J’ai été synchrone des arts plastiques et de la photo, deux domaines que je pratique aujourd’hui. J’ai été en phase avec cette époque. Celle de Guillaume Dustan, de Christine Angot dont je viens de lire le prochain livre et où il me semble qu’elle arrive à montrer avec des fulgurances ce qui se trame dans son écriture et qui dépasse de beaucoup l’étiquetage d’autofiction. En fait, j’ai le sentiment d’avoir su qui j’étais dans les années quatre-vingt-dix. En vacances, que faites-vous ? Rien. Je suis allé à Avignon pour animer des débats. Mais si je n’avais rien à y faire, il ne me viendrait jamais à l’idée de m’y rendre. C’est toujours le travail qui me motive. Mais si demain je repartais dans le Vercors où j’ai grandi, je ne ferais plus rien. J’ai besoin de Paris. on ouvre le bal / Page 15


Stock 288 p., 19,50 e

Au fil des souvenirs, Émilie Frèche dénude son Homme dangereux. Plongée dans la mémoire de l’auteur… et les coulisses du livre.

© DR

Le Baiser de Brancusi. C’est un monument funéraire qui se trouve au cimetière du Montparnasse. L’artiste roumain l’a réalisé en 1910 pour orner la tombe d’une amie russe, Tatiana Rachewskaïa, qui s’était suicidée par amour. Je l’ai découvert en sortant d’un enterrement et dans cette journée si triste, ce fut une vraie consolation. Cette pièce représente un couple parfaitement enlacé. Toutes les parties de leurs corps se touchent, on ne voit pas leurs visages, simplement leurs profils, et leurs bras s’enlacent à l’infini pour former un cercle qui semble les préserver du reste du monde. Cette pièce est l’expression, dans sa forme la plus primitive (un bloc de granit à peine taillé), de l’amour absolu. Et en même temps, Brancusi nous dit que cet absolu tue, puisqu’il choisit de faire de cette sculpture un monument funéraire. L’homme dangereux de mon livre donne rendez-vous à la narratrice au pied de ce baiser : il lui signifie donc qu’il ne peut rien lui donner, sinon une œuvre d’art. Elle fera de lui le héros de son roman.

© DR

Émilie

Un homme dangereux

La carte d’identité de ma grandmère. C’est une fausse carte que j’ai toujours sur moi. Elle date du 29 janvier 1943. Ma grandmère y porte un nom qui n’est pas le sien, Henriette-Marthe Coudron, née Bourret, elle est née dans une ville où elle n’a sans doute jamais mis les pieds, Notre-Dame-de-Sanilhac en Dordogne, et sa profession est téléphoniste. Excepté la photo, tout est faux sur cette carte. Tout est travestissement, et parfois je me dis que c’est peut-être de là que me vient le goût des histoires, de l’invention. Sur cette carte, il y a un encart réservé à ce qu’on appelait, dans la France de Vichy, le « signalement », et qui comporte cinq éléments à renseigner : les yeux, le nez, le teint, le visage, les signes particuliers. Il n’y a rien d’écrit en face de « nez ». Pourtant, celui de ma grand-mère était terrible… Objectivement, elle avait un nez digne des pires caricatures antisémites, mais grâce à ce nom français, elle s’en est sortie. C’était celui de sa voisine, une Juste à qui j’ai toujours voulu rendre hommage. Je l’ai fait dans la première version d’Un homme dangereux, mais il a fallu que je coupe. Donc, je recommencerai.

© DR

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Écrire la vie, Annie Ernaux. Annie Ernaux a été quelqu’un de fondamental dans ma vie de femme, de lectrice, et bien sûr d’écrivain. Elle a une place particulière dans Un homme dangereux. Elle est le déclic, si je puis dire. Comme si elle m’avait « montré le chemin », dit d’aller par là plutôt qu’ailleurs. Et ce « par là », c’est vers une mise en danger totale de soi pour une mise à nu des sentiments qui seule, je crois, peut permettre d’approcher une vérité sensible – celle de l’âme humaine. En introduction d’Écrire la vie, le Quarto qui rassemble son œuvre, Annie Ernaux écrit cette chose très belle : « Je n’ai pas cherché à m’écrire, à faire œuvre de ma vie : je me suis servie d’elle, des événements, généralement ordinaires, qui l’ont traversée, des situations et des sentiments qu’il m’a été donné de connaître, comme d’une matière à explorer pour saisir et mettre au jour quelque chose de l’ordre d’une vérité sensible. » Je me suis servie de ma vie. Cette phrase est d’une force inouïe pour moi, et je ne peux pas dire autre chose avec Un homme dangereux : je n’ai pas fait le récit d’une histoire que j’aurais eu avec un homme, je m’en suis juste servi pour dire le dérèglement, l’obsession, l’emprise, le poids de l’histoire, l’antisémitisme, etc.


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