TRANSFUGE N°89

Page 1

Juin-Juillet 2015 / N° 89 / 6,90 €

Choisissez le camp de la culture

Anthony

Doerr un pulitzer mérité

M 09254 - 89 - F: 6,90 E - RD

3’:HIKTMF=YU[^U^:?a@a@s@t@a";

CANNES, notre bilan Les séries, fausse révolution ? Le boom de la littérature arabe La sauvagerie FN



Le monde arabe, le FN et un Pulitzer

B

par Vincent Jaury

eaucoup à lire dans Transfuge ce mois-ci, numéro d’été comme on dit dans le jargon journalistique. Déjà un très beau roman, celui du Pulitzer, autrement plus intelligent que le dernier du nom, celui de Donna Tartt, dont nous avions dit le plus grand mal dans ces colonnes l’année dernière. Il s’appelle Anthony Doerr, son roman Toute la lumière que nous ne pouvons voir. Cet admirateur de Sebald et de Calvino s’est plongé dans l’enfer de la Seconde Guerre mondiale, à travers la trajectoire de deux adolescents, un Allemand, une Française. Parfait roman à lire cet été, page-turner à l’américaine, à Venise en sirotant un spritz – certes avec dans l’autre poche le Venises de Morand ou Les Pierres de Venise de John Ruskin, ou pour les chanceux que sont les critiques littéraires le dernier roman de Liberati, Eva, somptueuse histoire d’amour. Ensuite, une inter v iew passionnante de Farouk Mardam-Bey, directeur de la prestigieuse collection Sindbad chez Actes Sud. Il évoque avec précision toutes les tendances de fond de la littérature arabe d’aujourd’hui, de la Syrie au Liban en passant par l’Arabie saoudite. C’est une littérature en pleine effervescence, c’est le moins qu’on puisse dire, mais la presse

livres

française s’y penche assez peu. L’Occident a les yeux rivés sur le Moyen-Orient et le Maghreb depuis l’offensive de l’État islamique. C’est pourquoi Transfuge s’y intéressera de plus près. La littérature est aussi là pour éclairer l’état du monde, ne peut vivre repliée sur elle-même (même si elle a le droit : elle a tous les droits). À ce titre, je suis en train de finir le nouveau livre de Mathias Énard, Boussole, à paraître à la rentrée, magnifique roman autour de l’orientalisme et, entre autres choses, racontant de manière érudite toutes les convergences entre l’Orient et l’Occident au cours de l’histoire. De quoi déplaire aux obsédés du terroir comme Richard Millet qui vient de prendre la tête d’une revue, La Revue littéraire, non pardon, Vomi littéraire. Enfin, comme promis, un premier reportage littéraire, dans ce numéro. Reportage dans une forme libre, dans la tradition de Mailer, à propos du 1er mai et du défilé FN. Oriane Jeancourt Galignani a laissé traîner ses oreilles du côté des militants. La violence des propos entendus laisse sans voix, à mille lieues de l’image édulcorée renvoyée par BFM ou I-Télé, formidables anesthésiants du réel. Toute l’équipe de Transfuge vous souhaite un joyeux été. Et on se retrouve pour la rentrée littéraire de septembre.

ÉDITO / Page 3


sommaire N°89 / juin-juillet 2015 anthony doerr

Page 50

reportage FN

© Jean-Luc Bertini

Page 28

Page 3

On ouvre le bal

Page 28

DU CÔTé DE LA LITTéRATURE

Édito livres 6 /   On prend un verre de Campari avec l’éditeur de

Conciliabule : Transfuge a rencontré longuement Anthony Doerr, Prix Pulitzer 2015, pour son roman Toute la lumière que nous ne pouvons voir, le grand livre de cet été.

chroniques

34 /  Sélection livres : Comme chaque mois, nous vous avons choisi ce qui se fait

Bibliomane, Édouard Boshi.

de mieux en littérature.

nez dans le texte de François Bégaudeau 10 / La bonne séquence de Nicolas Klotz 12 / Des essais de Yannick Haenel

42 /  Sélection poches : Le

14 / J il Silberstein retrouve la mémoire, celle de sa

44 /  Sélection polar :

8 /   Le

famille juive de Roumanie. 16 /   L’interview chiffrée de Robert Menasse. 17 /   L’interview chiffrée de François Meyronnis. 18 / BD 20 /   Club 21 /   On lit le journal de Marine Baron qui signe une belle bio d’Ingrid Bergman. 22/   Le choix des libraires

24/   Interview à la loupe de Lídia Jorge.

25/   Interview à la loupe d’Eleanor Catton.

26/   En coulisse, on rencontre l’éditeur des éditions

Séguier, l’incontournable Jean Le Gall.

Page 4 / TRANSFUGE

classique brésilien Machado de Assis est réédité pour notre plus grand plaisir. Le meilleur du noir, comme chaque mois.

46 /  Un remous autour de la littérature arabe contemporaine, en pleine

effervescence.

50 /  Reportage parmi des militants FN, le jour du défilé du 1er

mai.

56 /  On déshabille Sarah Chiche, pour son livre rigoureux autour de Michael Haneke.


YAËL NEEMAN Page 50

Page 58

remous séries

SUR LES éCRANS

Cannes, notre bilan

76 /

Une partie de l’équipe de Transfuge était au Festival de Cannes. Résultat : une palme à Audiard déprimante, une interview de Miguel Gomes autour de son magnifique film Les Mille et Une Nuits, un portrait du très à part Gaspar Noé pour Love, un retour en profondeur sur le chef-d’œuvre Le Fils de Saul, et une sélection de films toutes sections confondues. 86 /  Sélection

films : on a vu beaucoup de films, mais on a choisi pour vous les meilleurs du mois.

92 /  DVD 96 /  Remous autour des séries américaines années 2000. Et si la

révolution dont tout le monde parle n’en était pas une ?

nous étions l’avenir récit traduit de l’hébreu par Rosette Azoulay avec la collaboration de Rosie Pinhas-Delpuech

ACTES SUD

ôle, nt très dr e v u o s t e x, nt précieu kibboutz u “Docume a e n n te. ie quotid adolescen e n 'u d sur la vie is u lant ite fille, p d'une pet ntané, bril o p s , x u ie ad enir Ouvrage r étions l'av s u o N , e c n e, d'intellige grand livr n u , e r v li i r.” est un vra nt avance fo i u q x u e de c Télérama ndrot, Marine La

Page 106

QUOI DE NEUF EN VILLE ?

e ais ce rêv m ja a r e li b man n’ou çait toute la p i u q “Yaël Nee , r créateur.” e meilleu d ir n o o v u m o n p d’u t son homme e l’ n e i fo a s es Livres ed

nd ra, Le Mo Avril Ventu

ACTES SUD


j’ai pris un verre avec…

Édouard Boshi par Damien Aubel photo Axel Le Gouëllec

L

orsqu’on s’assoit vis-à-vis d’Édouard Boshi, attablé tout sourire derrière la teinte soleil couchant de son Campari, au cœur du 6e arrondissement, territoire d’élection de ces sociétés plus ou moins secrètes de jouisseurs du filigrane et du vélin que sont les amateurs de livres anciens, on a une étrange impression de déjà-vu. Oui, on l’a déjà croisé dans une vie – ou une lecture – antérieure, cet homme à la bonhomie chaleureuse, qui tient la barre des éditions Bibliomane, pourvoyeur de beaux objets dont le ramage se rapporte au plumage. Édouard Boshi est le prototype de l’honnête homme du xviie siècle, que les voies mystérieuses de la métempsycose

Je ne me suis jamais autant amusé… ont catapulté dans notre xxie siècle si pressé, si peu sage. À l’instar de ses aînés du Grand Siècle, Édouard Boshi n’a pas vécu emmuré dans la tour d’ivoire ciselé d’un Des Esseintes : il a derrière lui une carrière dans la finance. On s’interroge sur cette conversion des chiffres aux lettres. « Lorsque j’ai arrêté ma carrière dans la finance, je me suis dit que je n’allais pas rester chez moi à contempler le plafond. Je me suis cherché une seconde activité, et le livre est un de mes hobbys – j’ai toujours aimé les bouquins, la bibliophilie de façon générale, les images – j’ai collectionné les images d’Épinal… » Un touche-à-tout, donc, à l’horizon élastique qui cause, en initié, cinq minutes avec notre photographe, se dit féru d’égyptologie (on trouve chez Bibliomane un volume éloquemment titré L’Égypte, un cabinet d’amateur), lui qui est né en Égypte et y a vécu jusqu’à quinze ans, ou fait une Page 6 / TRANSFUGE

place dans sa série « curiosités historiques » à des volumes sur les Français en Chine ou à Londres. Mais il n’a pas les symptômes pathologiques du thésaurisateur compulsif de raretés. On évoque ainsi avec lui l’exquis florilège de vignettes qu’il a sorti en 2013, Ex-libris, l’art des ex-libris de Martin Hopkinson : « J’ai collectionné des tas de choses, mais heureusement, je n’ai pas mis le doigt dans les ex-libris, parce que ça n’a pas de fin – comme toute collection… » L’honnête homme fait flèche de tout bois, mais il n’a rien de l’érudit sourcilleux, poussiéreux. À l’exhaustivité tatillonne du bibliographe obsédé d’exhaustivité, il préfère les chemins buissonniers du hasard. Ainsi, c’est fortuitement qu’il a découvert la jolie collection Bibliothèque de poche du naturaliste, parue chez Klincksieck et chez son successeur Léon Lhomme au début du siècle dernier, avec ses atlas végétaux et zoologiques. Et c’est de la même façon, sans préméditation, qu’il est tombé sur le Lexique des termes d’art de Jules Adeline, qu’il a somptueusement réédité, ce qui lui a valu les lauriers du prix « dictionnaires-encyclopédies » de la Nuit des livres 2015. Mais, tempère-t-il, la découverte n’est pas complètement le fait du hasard « dans la mesure où je fais la plupart des salons du livre ancien, les bouquinistes, les librairies anciennes ». Coup de foudre instantané, raconte-t-il, pour l’exemplaire d’origine, « jauni, défraîchi, malodorant, poussiéreux – dégueulasse ». Coup de foudre, le terme reviendra souvent dans sa bouche. Autre leitmotiv : l’amusant. L’œil scintillant de malice, il nous confie, à propos de son livre sur la Grèce, sous-titré Un cabinet de curiosités : « Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les croyances des Grecs étaient beaucoup plus bizarres que celles des Romains, ils avaient des superstitions au moins aussi farfelues… » Jouissance de la trouvaille et de l’heureuse coïncidence, bonheur de l’insolite. Comme si le principe de plaisir était le moteur, guère caché, de l’ancien financier. Il approuve : « Je ne me suis jamais autant amusé… » Sagesse sans austérité, hédonisme bien tempéré – toutes vertus « honnêtes »… Qui s’allient, encore une fois, à une inextinguible curiosité. Édouard Boshi aime aussi la littérature sous ses avatars matériels – le papier, la typographie, l’illustration. Ainsi, sa collection de Curiosités naturelles, cette Bibliothèque de poche du naturaliste, est aussi affaire de technique, impliquant un procédé qui répond au coquet nom de chromolithographie. Respect du format, de la couleur, de l’épaisseur : ce sont de véritables fac-similés. Mais rien qui sente la naphtaline ou l’embaumement. « Les textes n’ont pas pris une ride », insiste Édouard Boshi. « Ou, plus exactement, ils ont le charme de textes écrits en 1905. Ils avaient une plume très accessible, et même amusante – on sourit souvent en feuilletant le bouquin sur les coquilles et les poissons. » Comme Bibliomane, qui « ne se veut pas du tout élitiste, poseur : on ne recherche pas l’originalité pour l’originalité ». Une maison honnête, au meilleur sens du terme.


voyagez avec les éditions christian bourgois

Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Kiefé

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Guillemette de Saint-Aubin

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Éric Chédaille

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Rabinovitch

Traduit du néerlandais par Annie Kroon

www.christianbourgois-editeur.com


Le style syndical

O

par François Bégaudeau

Constellation Adrien Bosc Stock 198 p., 18 e

n irait trop vite en distinguant radicalement romanciers et journalistes. À tout le moins, les uns et les autres ont un point commun : la recherche du bon sujet. D’une bonne histoire, diraient-ils en chœur. Et puisque le réel en regorge, c’est souvent qu’un romancier tire un livre de faits authentiques. Dans cette île aux mille trésors qu’est le réel, Adrien Bosc a eu le talent de repérer le crash où périrent un célèbre boxeur et une violoniste virtuose. Puis d’anticiper le reproche de surgloser ce qui n’est jamais qu’une coïncidence, en abolissant d’une seule et heureuse expression, « puissance discrète du hasard », la différence entre l’aléatoire et le destin. Plutôt qu’un Allemand dépressif, c’est le hasard, et donc la nécessité, qui a balancé le long courrier Constellation dans un relief des Açores, offrant au romancier une constellation de petites stories dont se repaître. Ainsi le cadavre de Ginette Neveu confondu avec un autre, puis déterré pour rallier la bonne sépulture. Ou cette alliance manquant au doigt d’une autre victime, laissant supposer un pillage des autochtones de l’île, avant qu’on apprenne que le défunt la retirait pour jouer au golf. Adrien Bosc, vingt-sept ans, plutôt jeune en 1948, n’a pas vécu ces faits. Il les sait parce qu’il les a appris. Il s’est documenté et ne s’en cache pas, mentionnant ici une recherche Google, là une séquence du Grand Échiquier dénichée sur Internet. Tous les romanciers s’alimentent à cette source et auraient tort de s’en priver. La question qui se pose ne concerne pas le recours au document, mais son usage textuel. Voyons. Souvent, Bosc livre l’information dans l’état où il l’a trouvée. Il la reporte. La copie-colle. Sa phrase emprunte alors sa tonalité au manuel d’histoire (« Ce sont ainsi des centaines de bergers, cultivateurs qui émigrèrent des années trente aux années soixante du Pays basque aux États-Unis, constituant par la force des choses une diaspora »), à la notice Wikipédia à peine altérée par son intégration au récit (« Le compartiment des bergers résonne du dialecte du pays Quint, le bas-navarrais occidental, recensé par le prince Louis-Lucien Bonaparte dans sa Carte des sept provinces basques publiée en 1863 »), au guide touristique : « Surnommée l’Ilha Verde, il fut un temps où, espace de ravitaillement pour les caravelles entre l’Europe et le Nouveau Monde, l’île rayonnait. » Est-ce un problème ? Un peu quand même. Moins parce que l’auteur se révèle pilleur (tous le sommes), que parce qu’il s’improvise distributeur de connaissances dont le lecteur s’abreuve avec une allégresse d’université du troisième âge – ce qu’il fit massivement l’automne dernier.

Page 8 / TRANSFUGE

le nez dans le texte

Nous voici revenus à l’école. En tirant la langue, nous écrivons sous la dictée : « Il l’admirait depuis Les Enchaînés d’Alfred Hitchcock. » Non content de préciser que Les Enchaînés est de Hitchcock, ce que nul n’est certes tenu de savoir, mais pas non plus tenu d’apprendre dans un roman, nous disons : Alfred Hitchcock. Non pas Hitchcock tout court, comme au café, mais prénom + nom, comme au tableau noir. Ce qui manque là-dedans ? La saisie subjective du fait. Une certaine façon de l’appréhender, angler, tourner, qui produirait un style. Quand Bosc essaie de tourner la chose à sa sauce, de dramatiser l’information, d’ouvrager son matériau encyclopédique, cela hisse tout juste sa langue au niveau d’un article de hors-série Histoire du Point : « L’avion des stars ne fait pas ce soir injure à son surnom. À côté du “bombardier marocain”, la virtuose Ginette Neveu, elle aussi, part à la conquête de l’Amérique. » Non pas un style, mais une suite de tournures puisées dans le répertoire d’expressions où aiment puiser les journalistes pour vivifier une dépêche AFP. Dans Constellation, nous trouverons des métaphores de reporter sportif : les joueurs du Torino morts dans un autre crash étaient encore « auréolés de leur cinquième scudetto » (plus loin un auteur sera « auréolé du succès de son premier roman »). Nous trouverons un « à l’instar », un « force est de constater ». Nous trouverons la périphrase « le quotidien de Pierre Lazareff » destiné, comme on l’apprend en école de journalisme, à ne pas répéter « le quotidien France-Soir » deux lignes plus haut. Et pourquoi pas France-Soir tout court ? Parce que Alfred Hitchcock. Parce que verbe policé, appliqué. Parce que l’élève veut rendre une copie impeccable. Connaissances : nombreuses. Langue : correcte. Dans une salle de rédaction, cela s’appelle un bon papier : écrit dans un style syndical, comme il y a un minimum syndical, tissé de métaphores usuelles, figées. Un dandy est forcément « tiré à quatre épingles », un malheureux verse des « torrents de larmes », la cellule de crise d’Air France est « à pied d’œuvre » [comme le GIGN avant l’assaut en direct sur BFM], l’inquiétude est forcément « palpable », et l’antisémitisme indéfectiblement « rampant », quoique cette page conte les années trente où il semblait qu’il ait fait davantage que ramper. Conclusion en trois ou quatre lignes : la littérature a tout intérêt à emprunter au journalisme son goût de l’enquête, sa foi dans le talent des faits. Et un peu moins intérêt à emprunter sa langue.


WODEHOUSE, POUR UN ÉTÉ HAUT EN LECTURES ! inédits

déjà parus

www.lesbelleslettres.com


(PAS) LA LANGUE COUPÉE

à

Trois souvenirs de ma jeunesse

avec Quentin Dolmaire, Lou Roy Lecollinet, Mathieu Amalric… Le Pacte

par Nicolas Klotz

un moment, on dit de Paul quelque chose comme : « Tu sais bien, Paul a la langue coupée. » Ce n’est pas une séquence, juste une parole, mais une parole qui détonne, car s’il y a bien une chose qui donne vie à ce film majestueux, c’est qu’Arnaud Desplechin n’a pas la langue coupée. On le savait déjà, mais dans ce nouveau film, il atteint un tel degré de liberté de ton, de parole, de forme, qu’il ouvre son cinéma vers de nouvelles zones de beauté. Magnifiquement végétal, Trois souvenirs de ma jeunesse entretient un rapport jubilatoire avec la parole, le phrasé des acteurs et les syncopes du montage. Mais cette langue que Desplechin ne coupe pas n’est pas seulement une affaire de dialogues, de mise en scène et de direction d’acteurs, aussi précis soient-ils. C’est une langue envoûtée, chamanique, qui se déploie à travers tout ce que le cinéma peut produire comme intelligences en même temps : celle du récit et des visages bien sûr, mais aussi celle des sentiments et du temps scindés en plusieurs strates. Tous se déplaçant à leur propre rythme. On a souvent parlé de film-cerveau pour évoquer le cinéma de Desplechin. Sans doute l’effet Sentinelle, mais qui est bien réel. En une vingtaine d’années, de film en film, la tête momifiée s’est déployée, irradiant vitalité et couleurs, pour se connecter à un cœur, aussi fanatique qu’elle. Ce n’est pas pour rien que le cinéaste cite Yeats : « Depuis le ventre de ma mère, je porte en moi un cœur fanatique. » Et ce n’est pas pour rien non plus que le couple – cerveau, cœur – se connecte avec tant de magnétisme aux nôtres. En se dépliant dans l’écran, les souvenirs apparaissent, disparaissent, changent de forme, se greffent à nos propres souvenirs, en éveillent d’autres et se répondent. Passé, présent et futur se fragmentent. Le montage, tout en blocs et changements de vitesse, invente de nouvelles formes de fluidité qui n’ont rien à voir avec le rêve, mais qui œuvrent pourtant dans notre mémoire comme le font les rêves, les sensations, les perceptions. La mémoire serait un organe, tout comme le cerveau et le cœur. Un organe-cinéma qui ne fait aucune coupure entre ce que nous vivons dans le réel, dans nos inconscients, le passé, le présent, les livres que nous avons lus, le cinéma. Formellement, le film atteint aussi une certaine épure. La virtuosité s’efface devant les sentiments et les doublures étranges qui les habitent. Clarté et crépuscule vivent ensemble. L’histoire d’amour lumineuse entre Paul et Esther est doublée d’une ombrageuse histoire

Page 10 / TRANSFUGE

la bonne séquence

d’espionnage entre Paul et Paul. L’un vivant à Paris, l’autre mort en Australie. Aimantés par une même identité, Paul (qui a quarante-cinq ans) et Paul (qui a dix-neuf ans) apparaissent comme des frères siamois amoureux de la même fille. L’un vivant auprès de son corps chaud, désirant ; l’autre seulement avec son souvenir, mais les souvenirs génèrent aussi chaleur, glace et brûlures. Amis, amantes, rivaux, rivales, cousins, sœurs, frères, parents, grand-mère, professeurs sont les strates géologiques qui composent nos vies. Et même si le passé constitue la matière narrative, l’étoffe concrète du film, ce passé n’existe pas. On ne recule jamais vers quelque chose, surtout pas l’ombre d’un flash-back. Desplechin filme la mémoire comme jeunesse radicale. La sienne, la nôtre, celle des disparus et des nouveaux venus. La mémoire est un continent où toutes les vies s’entremêlent et communiquent entre elles. En parlant de nouveaux venus, il faut saluer l’apparition de deux jeunes acteurs tout à fait passionnants : Lou Roy Lecollinet et Quentin Dolmaire. Irradiant une beauté, une vigueur et une maturité, absolument intacts, ils habitent le film comme un roman, protégés par le cinéma de Desplechin. Oui, le cinéma de Desplechin protège ceux qu’il filme. Il protège la naissance des sentiments, des visages, des paroles, des désirs, avant qu’ils ne disparaissent, souvent pour toujours. Jeunesse radicale de la mémoire et du cinéma. Esther, c’est la figure inversée de Laura Palmer. Contrairement à Lynch, dont le primitivisme meurtrier cherche dans chaque visage celui du tueur ou de la tueuse qui pourrait le terroriser, Desplechin creuse dans toutes les strates, n’évacuant ni la terreur, ni la mort, ni la mémoire, pour filmer ce qui toujours nous donne envie d’aimer tout de suite et de vivre pour toujours. Même avec les morts. Sans chercher la polémique qui aplatit et attriste, juste pour l’intérêt de la discussion, c’est un peu dommage que ce beau film n’ait pas été retenu en compétition au Festival de Cannes cette année. Même si le Festival de Cannes peut se passer de ce neuvième ou dixième film d’Arnaud Desplechin, dans Trois souvenirs de ma jeunesse, il y a tout ce qu’on peut souhaiter au cinéma français populaire contemporain. Un puissant mouvement neuf vers la vie, vers l’intelligence, l’élégance et la liberté de filmer.


“Un chant d’amour plein de grâce” TRANSFUGE

MEILLEURE CONTRIBUTION ARTISTIQUE FESTIVAL DE TOKYO

PRIX DU PUBLIC FESTIVAL D’ENVIRONNEMENT DE PARIS

MENTION SPECIALE CINEMA RUSSE DE HONFLEUR

Design graphique :

Un film de AlexAnder Kott AVeC elenA An | dAnIlA rASSoMAKHIn | KArIM PAKACHAKoV | nArInMAn BeKBUlAtoV-AreSHeV

LE 10 JUIN


La main qui me rend heureux

R

À Milena

traduit de l’allemand par Robert Kahn Éditions Nous 320 p., 18 e

par Yannick Haenel

evoici Milena, revoici les lettres de Kafka, traduites à neuf par Robert Kahn, plus nerveuses, plus directes, plus précises que dans l’ancienne traduction d’Alexandre Vialatte. Plus exhaustives aussi : les remarquables éditions Nous ont eu accès à l’édition intégrale de ces cent quarante lettres qui, de mars à décembre 1920 (plus quelques-unes, deux ans plus tard), déploient le plus étrange, le plus rigoureux, le plus fou, peut-être le plus beau des discours amoureux de l’histoire de la littérature. Elle a vingt-quatre ans, lui trente-huit. Elle habite à Vienne, lui à Prague. Elle est sa traductrice en tchèque. Ils se sont vus une ou deux fois, et il va tisser pour elle une toile d’araignée de phrases, sa manière à lui de « lier les filles en leur écrivant », c’est-à-dire de vivre une histoire d’amour. Kafka amoureux, c’est quelqu’un qui dissèque avec minutie la façon dont la bien-aimée est sortie du café en passant entre les tables, mais aussi quelqu’un qui se penche sur la lutte entre un scarabée et un lézard, sur le détail d’une histoire inextricable de passeport, sur les voyages invisibles, sur le regard sérieux des morts, sur les puissances insaisissables. Quelqu’un qui tisse autour de sa correspondante un labyrinthe anxieux, à la fois infernal et plein d’humour : « J’ai l’impression que je vous mène par la main dans les couloirs souterrains, sombres, bas et hideux du récit, couloirs presque interminables (c’est pour cela que les phrases sont interminables, ne l’avez-vous pas compris ?). » Les lettres à Milena sont le lieu d’une expérience où l’écriture, en se nouant au manque (en s’y substituant chaque jour), ouvre un territoire plein de délices et de pièges où le « cerveau insomniaque » se nourrit des puissances secrètes qui l’assaillent. Que cherche Kafka ? Milena pourrait-elle sauver cet homme qui « donne raison à tout ce qui lui est inaccessible » ? Précisément, il ne s’agit pas de salut, mais d’une chose plus mystérieuse encore, plus tourmentée, où force et faiblesse coïncident par-delà le déchirement. Cette chose plus mystérieuse et tourmentée, ce pays brûlant qui donne sur des clairières plus insensées que le bonheur, il semble que la littérature – l’écriture des lettres – y conduise. Il n’y a pas d’autre direction que celle qui vous dénude. Le silence y assiste, comme à une guerre dont l’issue ne sera jamais claire, parce que la clarté n’appartient qu’à ceux qui savent dormir.

Page 12 / TRANSFUGE

des essais Kafka, lui, comme les véritables écrivains, comme les prophètes qu’il ne cesse de citer, comme les amants secrets, n’a pas accès à la paix. Cette impossibilité prend la forme d’une maladie : ces « négociations entre cerveau et poumon » où Kafka place son propre drame ; mais elle est aussi, sous le masque drolatique de l’atermoiement, sous la description intarissable des handicaps, ce qui lui accorde un savoir effrayant. « Je ne suis plus maintenant qu’un mot unique » : ainsi parlent les monstres – ceux qui sont « enrôlés pour le grand combat de la rédemption du monde ». Kafka reçoit un matin deux lettres de Milena, il lui écrit immédiatement qu’« elles ne sont pas là pour qu’on les lise, mais pour être étalées, qu’on y enfouisse le visage et qu’on perde la raison ». L’amour est une écriture secrète, entre l’extravagance de la civière qui mène à l’asile de fous, et le papier blanc qui, en brûlant les yeux, attend le feu noir d’une révélation. Les lettres de Milena ? « De la pluie sur une tête en feu. » K af ka ne cesse, avec mille détails, de repousser le voyage qui le rapprocherait de Milena, il préfère « voleter » autour d’elle : « Là où je suis, vous y êtes, comme moi et plus forte. » C’est à travers les lettres, dans les lettres que, selon Kafka, Milena et lui se voient, ces lettres « dans lesquelles j’étais si proche de vous, maîtrisant mon sang et maîtrisant le vôtre, si profondément dans la forêt, si profondément dans le calme ». Voilà, nous sommes moins ici dans l’intimité de deux amoureux que dans la forêt : dans ce lieu où l’on se perd, où l’on n’habite pas, où la chasse est une initiation au sacré, et aussi, à chaque instant, son exténuation. Alors, comme un animal, on est avant tout souffle et soif. La soif est le nom sauvage du désir ; elle trame ces lettres comme une approche du point qui brûle : « Cette soif de lettres est insensée. Est-ce qu’une seule ne suffit pas, un savoir ne suffit-il pas ? Bien sûr cela suffit, et pourtant on se penche loin en arrière et on boit les lettres et tout ce que l’on sait, c’est qu’on veut continuer à boire. » L’amour selon Kafka est l’autre nom de la littérature : pas la quête de l’inaccessible château, ni la dévotion sublimée à l’éternelle fiancée, mais la puissance avec laquelle on se débat, la chose qui est là sans être là, qu’on possède et qui nous possède : un démon. Aimer, écrire, c’est être en proie, c’est retourner la chasse, rendre indistincts le chasseur et l’animal de la forêt, et enfin devenir son propre démon.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.