TRANSFUGE N°104

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Décembre 2016 / N° 104 / 6,90 €

Choisissez le camp de la culture

Jerry Lewis Drôlissime

M 09254 - 104 - F: 6,90 E - RD

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interview exclusive

dossier classique Jon Voight, Jean-Pierre Léaud, Charles Dantzig, Simon Liberati...

Laurent Mauvignier L'écrivain surestimé de la rentrée littéraire ?

et aussi Marcus Malte, Angelo Rinaldi, Jim Jarmusch, J.P. Rodrigues...


Jerry aux éclats

J

par Vincent Jaury

ean-Paul Chaillet, chemise hawaïenne et calepin dans la poche de la veste, erre depuis longtemps à Los Angeles, en quête, depuis quelques années pour Transfuge, de stars iconiques d’Hollywood. Ce journaliste est un magicien, tous les trois ou quatre mois, il me donne de ses nouvelles, et elles sont toujours excellentes. Il y a des hommes avec qui tout semble possible et d’autres avec lesquels tout semble barré. On aime évidemment travailler avec la première catégorie. Je ne sais pas de quoi vit Jean-Paul, je ne sais pas ce qu’il fait là-bas à Los Angeles quand il ne m’envoie pas ses bonnes nouvelles, je ne sais pas non plus comment il arrive si facilement à obtenir des entretiens d’une heure ou deux avec des stars hors promo française. C’est un mystère et finalement je m’en fous, c’est d’autant plus merveilleux. A Transfuge,

certaines personnes pensent même que ces entretiens sont fictifs. Notamment le jour où il nous annonça : je viens de m’entretenir avec Al Pacino, j’ai 20 000 signes, ca vous intéresse ? Ce mois-ci le père Noël nous a livré un entretien de Jerry Lewis et de Jon Voight. Rien que ça. Lewis fêtait ses quatre vingt dix ans cette année, l’occasion était parfaite. Il nous parle longuement de son amitié avec Chaplin, de sa relation passionnée avec son duettiste Dean Martin, de son amour pour la France qui le lui a bien rendu d’ailleurs... Voyez ou revoyez ses films, ils n’ont pas pris une ride, Le Zinzin d’Hollywood, Les Tontons farçeurs, Le Tombeur de ces dames. Francis Ford Coppola en raffolait et on en raffole encore. A l’heure ou les passions tristes, l’esprit de balourdise et de tragédie semblent régner en maître, une petite cure de l’anartiste Lewis revigore. Avec entre deux films la lecture non moins réjouissante de la correspondance de Jacques Vaché et d’André Breton, ou une lecture d’Alfred Jarry, ou pourquoi pas la bio réjouissante du prince des jouissances Frédéric Beigbeder, signé Arnaud Le Guern, ou pourquoi pas le recueil de textes paru dans la prestigieuse collection Bouquins, de l’écolier buissonnier Charles Dantzig, et son fabuleux Dictionnaire égoïste de la littérature française. Ou comment passer l’hiver sans dommage. PS : Je viens à l’instant de recevoir un mail de Jean-Paul que je retranscris ici en partie avec son accord : « Avant-hier petite soirée au Chateau Marmont (penthouse 64) donnée par ... Leonardo DiCaprio pour son copain Jonah Hill à l’occasion de la sortie en DVD de War Dogs que la Warner pousse à fond pour les Golden Globes. C’est la saison et Leo très star, accompagné de ses trois gardes du corps en costume bleu, était bien là à nous parler de ses inquiétudes pour l’environnement, l’Accord de Paris et à l’égard de Trump » Chaillet’s trip. ÉDITO / Page 3


SOMMAIRE Page 22

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MARCUS MALTE

NEWS

3/

Édito

6/

On prend un verre avec Julia Roy

CHRONIQUES 8 / Le

N°104 DÉCEMBRE 2016

nez dans le texte de François Bégaudeau ce que vous voulez

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DOSSIER CLASSIQUE

DU CÔTÉ DE LA LITTÉRATURE

: Marcus Malte, Le garçon : Angelo Rinaldi, Torrent 30 / Sélection des meilleurs livres du mois 36 / Déshabillage : Dominique Meens 80 / Remous : Laurent Mauvignier, l’écrivain surestimé de la rentrée littéraire ? 22 / 1er événement 26 / 2e événement

10 / Croyez

12 / Journal

d’un homme pressé 14 / Interview express : Benoît Jacquot 16 / Interview express : Yo-Yo Ma 18 / Interview express : Asaph Polonsky 20 / En coulisse avec Benoît Lambert

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DOSSIER : LE MEILLEUR DU CLASSIQUE

À l’approche des fêtes, retour aux classiques. Avec un entretien exclusif du légendaire comique américain, JERRY LEWIS.


Auditorium du musée d’orsay Festival de films

25 novembre > 17 décembre 2016

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JOÃO PEDRO RODRIGUES

SUR NOS ÉCRANS

Page 88 88 / Top

ten de la rédaction : Jim Jarmusch, Paterson e 98 / 2 événement : João Pedro Rodrigues, L’Ornithologue 104 / Sélection des meilleurs films du mois 90 / 1er événement

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EN VILLE

APRÈS LA CHUTE

L’AMÉRIQUE DES ANNÉES 30 AU CINÉMA BoRzAgE BRowNINg CAPRA FoRD gRIffITH VIDoR wELLMAN wyLER

: La Résistible ascension d’Arturo Ui, Philippe Torreton en majesté aux Gémeaux 118 / Expo : Pascal, le coeur et la raison à la BNF 122 / Musique : Kiss Me You Fool! de Julien Gasc 114 / Scène

126 / En

route ! Va devant !

Réservations 01 53 63 04 63 musee-orsay.fr


J’AI PRIS UN VERRE AVEC…

JULIA ROY

Par Frédéric Mercier photo Franck Ferville

9

novembre : Trump est passé maître de l’univers. Gueule de bois générale même pour le plus à droite de mes amis. On ne boira donc rien au Café Beaubourg, en cet après-midi maussade. Sinon un Perrier rondelle de mon côté et une camomille, oui une camomille pour Julia Roy. Si vous ne la connaissez pas encore, c’est normal. Quand vous l’aurez découverte dans A jamais, le dernier et selon moi le meilleur de Benoît Jacquot, vous aurez l’impression de l’avoir

« Je n’aime pas les cours » toujours vue sur grand écran. Normal, Julia Roy est déjà star : des grands yeux froids, fixes, tristes à la Marlene et qui n’ont aucune gêne à vous toiser même intimidés, sur un visage qui tient à la fois de la madone classique et de la femme fatale. Une analogie qui la ravit, elle qui dit adorer Barbara Stanwyck. « Avec très peu d’effets, on arrive à tout comprendre sur son visage. » Son histoire est un conte de fées, tient d’un épisode de Hollywood Night : autrichienne par sa mère, française par son père, elle découvre adolescente le cinéma hexagonal à Page 6 / TRANSFUGE

la médiathèque française qu’elle fréquente en Autriche. Elle découvre A bout de souffle et rêve de Nouvelle Vague, jugeant le rapport au cinéma dans ses terres tyroliennes moins exaltant. « Même Haneke vient France pour faire des films et chercher des comédiens. » Elle découvre aussi le cinéma de Benoît Jacquot que nous apprécions tellement à Transfuge. Elle se plaît à y croire, à ses côtés. Bac en poche, elle fouine sur Internet comment apprendre la comédie à Paris où elle finira par monter. Lit : Cours Florent, s’y inscrit, s’y ennuie, trouve les classes « trop chargées », s’enfuie. Rebelote, elle déserte un conservatoire dans le VIIe en cours d’année. « Je n’aime pas les cours. » Un soir, Jacquot est en ville, parle de son métier à Science Po. Julia y accourt. A la fin, c’est Jacquot qui la remarque parmi mille étudiantes. L’œil du cinéaste ! Ca ne trompe pas. Ils badinent 7ème art. Quelques temps plus tard, Paulo Branco donne à adapter au même Jacquot Body Art, court roman de Don DeLillo, épuisé chez Babel. Jacquot demande à la jeune femme de l’adapter. Même Julia Roy en convient : « C’était inespéré ! Il y a peu sinon aucune scénariste actrice », d’autant qu’elle a peu écrit, sinon un court métrage que Jacquot a lu et apprécié. Elle se lance dans les méandres d’un texte retors auquel elle parvient à donner une linéarité, ce qui témoigne d’un certain pragmatisme. Aidée par Jacquot, elle épure avec cette idée fixe en tête : elle sera l’épouse endeuillée qui par son art parviendra (ou pas) à se reconstruire. Besogneuse, elle cherche et découvre toutes les étapes du deuil : « il y a d’abord une phase schizophrénie et mon personnage est déchiré en deux. » Quant à Amalric, son partenaire, elle l’avait déjà croisé sur un autre tournage. « On ne se connaissait pas bien. Ce qui a été très fort ici, c’est la manière dont il m’a laissé de l’espace pour que je puisse me sentir en sécurité et à l’aise.» A l’avenir, Julia Roy rêve de tourner avec Desplechin et tournera encore pour Jacquot. Je m’en vais en étant certain de la revoir.


ARTE FRANCE CINÉMA ET POTEMKINE FILMS PRÉSENTENT

VERONICA

FERRES

MICHAEL

SHANNON

GAEL

GARCÍA BERNAL

SALT AND FIRE UN FILM DE

WERNER HERZOG

GRAPHISME JÉRÔME LE SCANFF

UNE PRODUCTION SKELLIG ROCK/CONSTRUCTION FILMPRODUKTION EN ASSOCIATION AVEC ARTE FRANCE CINEMA ET BENAROYA PICTURES VERONICA FERRES / MICHAEL SHANNON / GAEL GARCÍA BERNAL / VOLKER ZACK MICHALOWSKI / LAWRENCE KRAUSS ANITABRIEM COSTUMES ESTHER WALZ MUSIQUES ERNST REIJSEGER DÉCORS ULI BERGFELDER MONTAGE JOE BINI IMAGE PETER ZEITLINGER CO-PRODUCTEURS REINHOLD ELSCHOT / DANIEL BLUM / ANDREAS SCHREITMÜLLER / OLIVIER PÈRE / REMI BURAH / BENOÎT DALLE / PIERRE DENOITS / XAVIER MARTINOT PRODUCTEURS EXÉCUTIFS FABIAN GLUBRECHT / BEN SACHS / GREGORY MCLACHLAN / ARTURO SAMPSON / GAEL GARCÍA BERNAL / DIEGO LUNA WAYNE / MARC GODFREY / ROBERT JONES PRODUIT PAR NINA MAAG / WERNER HERZOG / MICHAEL BENAROYA / PABLO CRUZ D’APRÈS “ARAL” DE TOMBISSELL ÉCRIT ET RÉALISÉ PAR WERNER HERZOG ©2015 CONSTRUCTION FILMPRODUKTION GMBH AND SKELLIGROCK,INC. TOUS DROITS RÉSERVÉS.

AU CINÉMA LE 7 DÉCEMBRE


Un peu de sauvage

À propos de Légende, de Sylvain Prudhomme, L’Arbalète / Gallimard par François Bégaudeau

«T

u le fais pour quoi. Tu cherches quoi à travers ça. Et qu’est-ce que je cherche moi aussi. Qu’est-ce que je peux bien avoir à foutre de la vie de tes cousins ». Ces trois lignes font davantage que confirmer que les points d’interrogations sont superflus dans les dialogues. Elles mettent au jour la question sous-jacente au dispositif narratif de Légende : qu’est-ce que le documentariste Matt et le photographe Nel, et à travers eux l’auteur, peuvent bien avoir à foutre de deux frères, Fabien et Christian, grandis dans les années 70? Qu’est-ce qui les pousse à reconstituer, à partir de photos, films super 8, témoignages, la vie de ces types dont une note finale restitue l’identité authentique Jean-François et Alain Gueyraud ? Qu’est-ce qui se cherche dans ce passé là? Une réponse simple serait : une bonne histoire. Une histoire de frères ennemis, qui s’évitent dans « la Chou », discothèque culte où leurs bandes respectives s’agrègent. L’un lumineux d’intelligence, l’autre bagarreur ombrageux. L’un mort du sida, l’autre d’une dysenterie en Afrique. Et enterrés le même jour. Pourquoi se priver ? Puisons allègrement dans le trésor du passé documenté, abusant de cette équation implacable : le passé est dix-mille fois plus vaste que le présent, et recèle donc dix-mille fois plus d’histoires. Cependant une autre piste de réflexion est ouverte par le fait de langue majeur de Légende. On veut parler du plus-que-parfait. Dans son usage canonique, ce temps marque une antériorité d’antériorité. Niveau -1 : j’ai rencontré Yannick en 1993. Niveau -2 : il avait gagné Roland-Garros dix ans plus tôt. Or dans Légende, il arrive en première main ; est utilisé à la fois pour le niveau 1 (celui du présent de l’enquête de Nel et Matt) et le niveau 2 (celui des années 70-80 où les frères sévirent). Bizarrerie. Bizarrerie qui permet de nimber chaque fait, même ceux du presque présent, d’un halo de passé. Même si Matt suggérera qu’à travers ses deux héros il veut « attraper quelque chose de l’insouciance et du je m’enfoutisme » des années 70, il n’y a pas ici nostalgie d’une époque donnée. Ce qui intéresse Prudhomme dans le passé, c’est le passé même. Son grain. Son étoffe. La même que celle des héros. A maintes reprises le paysage nu et austère de la Crau inspire aux enquêteurs une analogie avec le western : «le far west il est là », « la plaine à perte de vue, il ne manque que les cow-boys », etc. Page 8 / TRANSFUGE

LE NEZ DANS LE TEXTE

Mais l’allusion la plus parlante vient du titre d’un reportage télé sur la région : « les bergers de la Crau, derniers cow-boys ». Garder les brebis ou les vaches c’est vieux comme le monde, c’est de tous temps. Et à la fin Matt et Nel s’offriront un « retour d’estive », à savoir « la route éternelle des bergers, comme au temps d’Abel et Cain. Comme au temps d’Hercule, même ». Systématisé, le plus-que-parfait abolit le temps et nous transporte dans l’immémorial, dans la dimension a-temporelle de la légende. Bergers et cow-boys ne sont pas des hommes du passé, ce sont des hommes primitifs. La nuance est importante. Ce qu’ils portent, c’est, sans illusion aucune sur sa viabilité ontologique, une rêverie pré-civilisationnelle. Laquelle recompose au passage une sorte d’âge d’or de la santé masculine. Du cogneur Christian, on note que sa « virilité surdéveloppée en faisait un roi lui aussi à sa façon » ; et son homosexuel de frère n’est pas en reste, qui aime défier les Gitans à la baston et peut dire « je te montrerai que toute peur est vaine, que la mort même n’est rien à qui ne la craint pas ». En creux, Légende raconte deux pères contemporains qui s’offrent un shoot viril (que parachève la virée finale en voiture à toute blinde) en s’arrimant aux bergers et aux frangins durs au mal. Et notamment à celui des deux dont le père encourageait la brutalité — « se battre à la loyale nom de dieu. Comme les hommes s’étaient toujours battus et se battraient dans mille ans ». Par la littérature, l’auteur mâle révèle sa part féminine, dit-on souvent. Comme toute généralité, elle est aussi vraie que réversible. La littérature, et ce qu’elle permet de replongée dans le primitif, offre aussi à l’auteur mâle d’épancher une vitalité bridée par le quotidien émollient dont l’enjeu principal est de ne pas rater la sortie d’école des enfants. D’épancher en tout cas une certaine rudesse ; une certaine sauvagerie - « peut-être pas deux vrais fous, mais deux sauvages, aussi violents l’un que l’autre ». Reprenant cent pages plus loin son hypothèse quant à son désir d’exhumer les décennies antérieures, Matt l’étaye d’une précision décisive : « revisiter une certaine liberté des années 80, un joyeux je m’enfoutisme qui avait réglé un temps, pour le pire et le meilleur, à mille lieues de l’obsession contemporaine de la vie saine ». La littérature, dit-on parfois, creuse des havres de douceur dans un monde de brutes. Comme toute généralité elle est aussi vraie que réversible. La littérature a tout autant la faculté, et Légende en livre la preuve éclatante, de brutaliser un monde trop pacifié.

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Croyez ce que vous voulez... Loin de Trump

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ême si, il faut l’avouer, on n’a plus envie de croire à grand-chose depuis la trumpisation des esprits américains. Alors, en pleine tempête, tournons le dos et regardons ailleurs. Parmi les Syriens par exemple, arrivés en Europe, et qui font si peur à certains. Un nom, Omar Youssef Souleimane. Il a vingt-neuf ans, un visage fin, inépuisé, une volubilité à toute épreuve, un goût prononcé pour Aragon et les croissants au beurre. Il s’exprime dans un français presque parfait. Mais c’est bien sûr en arabe qu’il a écrit ce recueil de poèmes publié aujourd’hui au Temps des cerises, Loin de Damas. Je l’ai lu pour la première fois dans le train qui me menait à Brive, début novembre, à l’occasion de de la Foire du livre qui a eu la merveilleuse idée de l’inviter. Souleimane écrit des vers tels que « ma liberté est mon ombre/ La guerre est ma mémoire ». On pense à Desnos, à la fulgurante simplicité de vers viscéraux. Avant, c’est à dire au temps où il vivait dans le nord de la Syrie, à Homs, il a publié d’autres recueils, dont l’un au titre parfait, La mort ne séduit pas les ivrognes. Avant, c’est à dire lorsqu’il était jeune journaliste et vivait parmi sa bande de copains qui aimaient sortir le soir et débattre de littérature, il a reçu des prix pour sa poésie, et nourrissait des ambitions pour sa carrière dans la presse. La suite, vous la devinez. Un jour de 2012, on le prévient, il est dans le collimateur d’Assad et sa milice, a le malheur de n’être pas complaisant au régime, il n’a pas de soutien non plus dans la société religieuse, son athéisme clandestin se sait : pour éviter la prison, il quitte le pays, déguisé, et se retrouve en Jordanie. Il se rend alors au consulat français et demande l’asile. Pourquoi la France ? Pour Proust et Aragon. Le lendemain, il est à Paris, rue de Paradis, dans une chambre de bonne. Il est seul, ne connaît pas un mot ni un visage de cette ville. Il écrit, « je ne suis plus personne ». Il pense rester trois mois, près de cinq ans sont passés. Sa famille est demeurée dans son village, au nord du pays, il écrit, « je tends ma main vers le miroir du village où je suis toujours ». Il n’aime pas parler des premiers temps à Paris, de l’effroi de la grande ville, « j’ai perdu le sens de la vie », de la solitude fondamentale Page 10 / TRANSFUGE

qu’il a pu ressentir rue de Paradis, ne connaissant de ce pays que Proust et son cher Aragon, assez étrangers au métro et au froid d’hiver. Il refuse aussi d’évoquer la méfiance qu’il a dû ressentir chez ces Français qui le tolèrent. « Je dois ma vie à ce pays », nous répète-t-il plusieurs fois, lorsque moi et d’autres l’interrogeons sur son arrivée ici. Omar Youssef Souleimane, il suffirait de l’écouter pour ralentir le rétrécissement des cerveaux qui s’opèrent de l’Amérique à l’Europe. Omar Youssef Souleimane et le vaudou de la peur s’évanouirait. Et pourquoi pas ? Sûr que Josyane Savigneau serait d’accord avec moi. Connaissant sa passion pour l’Amérique, et sa littérature, elle doit souffrir de ce guignol à tête jaune à la tête du pays. Enfin, pas la peine de le lui demander, mieux vaut lire son recueil d’entretiens et de portraits, La Passion des écrivains (Gallimard), titre bien choisi pour qualifier son travail, d’une vie, à défendre toujours la même littérature ouverte, pensante, cosmopolite. Sa passion pour Philip Roth est bien connue, son dernier livre lui était entièrement consacré, mais cette fois, on lui découvre d’autres rencontres, avec des comédiens, des éditeurs, des journalistes…Comme toujours, elle ne mâche pas ses mots ni ne recule face à l’ambiguïté des êtres, des situations, ainsi ce saisissant portrait de Françoise Giroud : « le mot qui s’impose, dès qu’on écoute Françoise Giroud, est « contrôle », bien qu’elle se garde de le prononcer. Obsession de se contrôler, de contrôler la conversation, de répondre à tout (…) Ce serait assez ennuyeux si elle n’avait de l’esprit et si elle refusait qu’on la provoque ». Moins de deux lignes, et l’on redécouvre Giroud. Les autres- Salman Rushdie, Claude Durand, Dominique Rolin...- ont en commun cette raideur ironique, cette lucidité pessimiste, « cette fermeté qui refuse l’à peu près » écrit-elle sur sa chère Doris Lessing, ce rêve de l’invincibilité que recherche, semble-t-il, la portraitiste Savigneau. Elle se dévoile dans ce livre, comme rarement jusque là. Bonne nouvelle, le monde continue à vivre et penser hors de la sphère Trump. OJG



LE Journal de l’homme pressé © DR

« L’âme de l’homme est comme un marais infect : si l’on ne passe vite, on s’enfonce » disait Stendhal. Chaque mois, suivez au pas de course les aventures de notre envoyé spécial en embuscade dans le tout-Paris...

Comment rester snob devant les kalachnikov

F

ête d’anniversaire de la journaliste Judith Cochin dans l’ancien appartement du psychanalyste et écrivain J.-B. Pontalis. Au fond du jardin, un immense moulage de cul féminin célèbre le changement de régime. Le critique d’art et acteur Adrian Dannatt, un dandy gallois aussi amusant qu’excentrique se définissant comme « dilettante et flâneur », m’explique qu’il ne fait rien dans la vie, à part se cultiver et dîner en ville. C’est déjà beaucoup. Nous parlons de Robert Cordier, le metteur en scène de théâtre, qui a été au centre de la vie arty new-yorkaise pendant une quarantaine d’années, de Warhol à Baldwin en passant par Sam Shepard. Blanchette croise l’une de ses « amies » qui l’entraîne dans la salle de bains. Elle revient et me débriefe : « Je pensais qu’elle voulait m’offrir un trait. Pas du tout. C’était pour me montrer ses lèvres. Celles du bas au cas où tu n’aurais pas pigé, mon chou. Elle trouve qu’elles

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sont trop grosses et voudrait se faire opérer. Elle m’a demandé mon avis. Je lui ai dit « fonce ». Ça l’a fait chialer, de bonheur. Ou de dépit, je n’en sais pas trop ». Ainsi va la vie des Parisiennes. J’adore. Dîner au Wepler avec Eva Ionesco et Simon Liberati. On nous demande d’évacuer, le café avalé. La police et la justice investissent les lieux pour la reconstitution d’un meurtre perpétré devant l’établissement préféré d’Henry Miller et d’Anais Nin. Un épisode très raccord avec l’ambiance de son dernier livre. Allo Charles Manson ? D’autres trucs tout aussi étranges m’arrivent dans la foulée : à la première du Fantôme de l’Opéra, celui-ci sans doute peu satisfait de la mise en scène et du casting, se manifeste en brûlant Mogador. Je n’ai jamais couru aussi vite, provoquant quelques chutes malencontreuses au passage. Peu de temps après, alors que mon costume sent encore le brûlé je reçois un intrigant carton d’invitation :


Le journal de l’homme prEssé

« Vernissage sur une tombe. Une œuvre d’art ». J’y cours. Ce n’est pas un canular. Dîner au Trianon Palace avec Louis-Albert de Broglie, dit aussi le « Prince jardinier », un personnage exquis tout droit sorti d’un salon civilisé d’avant la Révolution. Louis-Albert est le propriétaire de Deyrolle, cet extraordinaire cimetière de bestioles empaillées que je conseille toujours d’aller contempler de nuit, rue du Bac. L’endroit parisien favori de Thomas Harris, l’auteur du Silence des agneaux qui m’y avait emmené il y a longtemps avec Jean-Christophe Rufin. Je me souviens aussi d’une fête étrange organisée en l’honneur de mon amie Cindy Sherman. Il était difficile de savoir quelles étaient les vraies créatures d’outre-tombe, entre les vieilles peaux liftées incapables de bouger un muscle facial et les animaux figés dans des postures très vivantes. Louis-Albert a perdu presque entièrement son arche de Noé dans un incendie mais un meuble qu’il n’avait jamais ouvert, avait survécu aux flammes. « J’ai convoqué trois grands entomologistes dont le fils de Jean Lartéguy, fait procéder à l’ouverture de cette commode. Dans le dernier tiroir, reposaient huit morpho imperialis, des papillons azurés bleu électriques sans prix. Une espèce rarissime qui ne vit que quelques minutes au fond de l’Amazonie. Le feu avait épargné ces splendeurs. Comme un pacte avec le diable. » « Ajoutons encore une nuit à notre vie, disait Othon, sur le point de se tuer mais convaincu par ses soldats de suspendre son geste… » Lu et recopié cette phrase, d’où vient-elle ? Impossible de m’en souvenir. Mais je l’aime. Ajoutons encore une nuit à notre vie. Tiens, celle-ci, par exemple. Direction Los Angeles. Party au Sunset Marquis, l’hôtel rock, où séjournent alors, entre autres sommités, Pete Townsend des Who et Roger Waters du Pink Floyd. Ses éminences vieillissantes font partie des invités exceptionnels du « Concert du siècle » réunissant à quelques heures de là dans le désert californien la fine fleur certes un peu fanée, de la mythologie rock, de Paul McCartney à Bob Dylan, intronisé ce jour-là, prix Nobel de Littérature. Très grand, verre de Sancerre à la main, Roger Waters, m’entraîne pour découvrir les photos de lui, jeune, accrochées aux murs, parmi celles d’autres rock-stars. Ses trois shows donnés cette semaine-là, ont fait sensation, et pas seulement musicalement : en guise de décor amuse-gueule, un gigantesque cochon gonflable à l’effigie de Donald Trump. « Il est très ressemblant avec l’original, quoique un vrai

cochon aurait toute ma sympathie. Celui-ci, pas vraiment », sourit le vieux bassiste. Retour à Paris. Déjeuner avec Frédéric Beigbeder dans un restaurant indien de la rive Gauche. Cerné de livres qu’il extrait avec lassitude de leurs enveloppes, pour la plupart, avec regret. « Ils auraient dû y rester ! Que d’arbres débités dans le but de laisser abattu le critique intègre ! », me lancet-il en faisant tonner son fameux rire. Pendant que nous savourons nos dali, Frédéric se lâche : « Une année au Prix Renaudot, personne n’arrivait à se mettre d’accord sur le nom du lauréat. Ça nous arrive souvent, mais cette fois-ci l’issue était totalement bloquée. Quelqu’un a sorti le nom de Scholastique Mukasonga. Aucun d’entre nous, ou presque, n’avait lu Notre-Dame du Nil, son roman, mais son prénom nous plaisait beaucoup. Pour le Prix de Flore, j’ai soutenu Loïc Prigent. J’adore la mode mais c’est tout ce que je déteste est un ouvrage littéraire, quoiqu’en pensent certains membres du jury ». J’approuve. Prigent est une oreille indiscrète qui fait bien sentir son époque. Il me rappelle par son ironie bienveillante le Mondain anonyme qui a animé un temps les pages de Lui. Une question me brûle les lèvres : qui est-il ? « Je ne le révélerai jamais mais je regrette son départ. Le recueil de ses chroniques, s’il décide un jour de les réunir, restera, contrairement à la plupart des figurants de sa comédie humaine. Pour moi, c’est un Saint-Simon contemporain. Il devra sous-titrer son recueil « Comment rester snob devant les kalachnikovs» »! Dîner splendide dans l’hôtel particulier de Linda Pinto, à l’occasion de la sortie d’un ouvrage consacré à l’œuvre de son frère Alberto, le fameux décorateur disparu il y a quatre ans. A table, le journaliste François-Jean Daehn présente Fabrice Gaignault à l’une de ses amies, une reine de la chirurgie esthétique : « Attention, c’est un fameux playboy des années 90 ». Appréciation modérée du récipiendaire : la décennie invoquée remontant à ses yeux au néolithique, ou à peu près. Blanchette, ma cavalière, lance à la tablée, pétrifiée : « J’en reviens de la chirurgie esthétique : on m’a pris la graisse du cul pour me la foutre dans les seins. Ça m’a crevé la plèvre, j’ai passé un mois à l’hosto et tout ça pour que personne ne remarque ma nouvelle poitrine. » Ma voisine de droite, iranienne, révèle à l’assistance que certains fils d’ayatollahs se font pousser les seins et vivent une vie de débauche à Dubaï. Renaud Donnedieu de Vabres a ce mot : « on fait bien, ou l’on ne fait pas. » Il parlait de sa conception de l’existence. news / Page 13


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