TRANSFUGE N°81

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Octobre 2014 / N° 81 / 6,90 €

Choisissez le camp de la culture

LES 24 MEILLEURS ROMANS de

LA RENTRéE LITTéRAIRE éTRANGèRE

CINéMA

Chiara Mastroianni

entre la vie et la mort

Céline Sciamma

sa géniale bande de filles M 09254 - 81 - F: 6,90 E - RD

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brian de palma

réalisateur sentimental


L i t t éra t u re é t ra n g è re

également disponible en ebook

« Un premier roman aussi gonflé que réussi, aussi drôle que touchant. » Raphaëlle Leyris, Le Monde des Livres

également disponible en ebook

Dans ce premier roman poignant et drôle sur « Un jeune écrivain merveilleusement l’immigration doué. » et l’identité, Joyce Carol Oates Fishman dresse un portait des communautés juives russes arrivées dans la seconde moitié du xxe siècle à New York.

Traduit de l’anglais (américain) par Stéphane Roques

Journal de la Chute revisite jusqu’à l’obsession trois catastrophes – trois chutes – qui traversent la quête d’identité du narrateur, « Un texte d’une puissance inouïe, d’une un jeune quadra violence sourde, d’une ironie dévastatrice. brésilien mal dans De ces livres dont l’évidence et la nécessité sa peau. vous frappent et vous accompagnent à jamais — dont la lecture est pleinement expérience. » Christine Marcandier, Médiapart « Un roman captivant, profond. » The Independent (GB)

Traduit du portugais (Brésil) par Dominique Nédellec

w w w.buchetchastel.fr


en plein chaos par Vincent Jaury

Contre ce vieux

grincheux de Finkielkraut, la rentrée littéraire pointe son nez. Elle pointe son nez, avec ses défauts et ses qualités. Des intrigues de palais à n’en plus finir avec les prix, des enjeux commerciaux qui n’ont finalement pas grand-chose à voir avec la littérature. à cette rentrée, Transfuge, comme une partie de la presse d'ailleurs, a subi la colère d'Alain Finkielkraut. Lors d'un festival en Suisse, il aurait appelé à nous boycotter, sans doute à cause de l'entretien que nous avons accordé à Dominique Fernandez avant l'été. Profitons-en alors ici pour répondre à Alain Finkielkraut , non par la polémique mais par la seule réplique possible à son déclinisme apocalyptique : la foi en l'avenir. Comme chaque année, nous présentons ici notre lot de découvertes, de nouveaux venus sur le terrain de la littérature. Allez lire par exemple ce jeune Autrichien Clemens Setz avec son incroyable Syndrome indigo (Actes Sud), à la croisée de Walser et de Dick. Un autre jeune romancier, anglais celui-là, Benjamin Wood, lauréat du prix Fnac pour son Complexe d’Eden Bellwether (Zulma), signe un roman d’apprentissage efficace. Pas de quoi désesperer, vraiment. On pourrait multiplier les exemples dans notre sélection, montrant qu’ici et là dans le monde, de nouvelles littératures émergent. Voyez aussi ce recueil de nouvelles africaines sélectionné par Transfuge, Snapshots – Nouvelles voix du Caine Prize (Zulma). Laure Leroy, l’éditrice de Zulma et de ce livre, rencontrée l’autre jour au Festival de Nancy, me disait à quel point aujourd’hui la littérature africaine était inventive et vivace. Autre

preuve de cette vitalité d'une jeune littérature avec le surprenant livre à la manière de Toni Morrison (pour la langue) de Selasi, Le Ravissement des innocents (Gallimard). Et que d ire de ces deu x roma ns extraordinaires qui font notre couverture, celui de Siri Hustvedt, Un monde flamboyant (Actes Sud), et celui de Karel Schoeman, Des voix parmi les ombres (Phébus). Le premier se déroule à New York dans le monde de l’art contemporain, et raconte l’histoire d’une femme qui n’arrive pas à s’imposer dans un monde perçu comme misogyne. Elle met alors en place un stratagème pour atteindre le succès. Avec une grande intelligence, mêlant philosophie, psychanalyse et autres sciences humaines avec habileté, Hustvedt ne perd cependant jamais son goût de la narration. Nous l’avons longuement rencontrée, pour ce qui est probablement son plus grand livre. Karel Schoeman est une découverte pour moi, malgré un nombre déjà important de livres traduits en français. Je me dois de remercier ici Daniel Arsand, son éditeur, pour nous avoir fait découvrir ce romancier sud-africain, maître avoué de Coetzee. Il nous a livré un entretien par mail, exclusif. La force des descriptions, pour ce passionné de photo, est à l’égal d’un Claude Simon. Non, Alain Finkielkraut, la littérature ne s’est pas arrêté de vivre avec Kundera et son Insoutenable Légérété de l’être. Comme l’écrit Clemens Setz, les personnes âgées doivent avoir un peu de générosité envers les plus jeunes générations pour ne pas les déséspérer. Il y a une solution pour ne pas rabâcher sans cesse et avec agressivité que c’était tellement mieux avant (quand exactement, avant ? Avant quoi ? Avant qui ?). Une solution qui consiste, jour après jour, à lire les romans qui paraissent, à voir les films qui sortent, etc. et trier, jauger, évaluer. C’est un travail méticuleux, de fourmi, que nous faisons à Transfuge, et qui permet d’éviter l’écueil des vagues généralités déclinistes si appréciées par la bande à Finkielkraut. J’ai toujours pensé que les critiques littéraires ét aient des gens heureux, incorrigibles optimistes, chercheurs d’or opiniâtres. Des gens persuadés que l’avenir nous réserve de belles surprises, des écrivains de la trempe de Proust, Conrad, Mailer, Melville ou Virgile, des cinéastes à la hauteur de Renoir, Coppola, De Palma, Altman ou Visconti... Bref des gens fréquentables, les critiques littéraires, dont un des objectifs, sûrement, est de faire émerger la possibilité d'une nouvelle pensée du monde, au-delà de la colère stérile. ÉDITORIAL / Page 3


sommaire

N°81 / octobre 2014

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On ouvre le bal

En plein chaos 6 /   On

prend un verre avec l’échevelé Philippe Bordas

chroniques nez dans le texte de François Bégaudeau / 10 /  Sortir du xxe siècle de Tristan Garcia / 12 /  La bonne séquence de Nicolas Klotz

8 /   Le

quelques chiffres, Hubert Haddad nous donne le vertige du côté de l’Himalaya.

13 /   En

14 /   Frédéric Beigbeder

retrouve la mémoire... D’un bar jusqu’à Shanghai.

16 /  BD

18 /  Club

19 /  L’avis des libraires 20 /  L’interview

à la loupe scrute avec précision l’une des émissions les plus attendues de France Culture, Le Temps des écrivains.

21 /  On

lit le journal de vacances espagnoles du romancier Thierry Illouz

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DU CÔTé DE LA LITTéRATURE

Dossier rentrée littéraire étrangère On sélectionne vingt-quatre romans étrangers de la rentrée, avec un intérêt particulier pour le roman virtuose de Siri Hustvedt, Un monde flamboyant, et pour celui de Karel Schoeman, Des voix parmi les ombres, magnifique texte sur l’Afrique du Sud.

54 /  Côté

polar, on retiendra entre autres le survolté Jerry Stahl.

56 /  On

choisit six poches, dont le désormais classique Peste et Choléra de Patrick Deville.

58 /  On

déshabille une écrivaine trop peu connue et férue d’Heidegger, Isabelle Schulze.

60 /  On

n’oublie pas les classiques, et Gracián nous livre son subtil art de vivre.


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SUR LES éCRANS

On a vu beaucoup de films, mais on a sélectionné les dix meilleurs du mois. Avec un avis unanime et enthousiaste pour Bande de filles de Céline Sciamma, que nous avons longuement rencontrée.

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Déshabillage Chiara Mastroianni est à l’affiche de Trois cœurs, le dernier film de Benoît Jacquot où elle excelle une nouvelle fois. Rencontre avec une actrice à la frontière de la mort signée Yannick Haenel.

82 /  Mais

comment ça marche, un acteur ? Notre critique Frédéric Mercier répond à cette délicate question, comme chaque mois. Cette fois-ci, il décrypte le jeu de la moderne Lauren Bacall, récemment décédée.

83 /  Pour

les soirées au coin du feu, seul ou accompagné, on pourra voir le DVD de Blake Edwards, Top Secret, et celui de Sidney J. Furie, Ipcress, danger immédiat.

84 /  Classique

ne veut pas dire mort. Au contraire : la preuve avec un coffret de Brian De Palma, plus romantique que jamais.

86 /  Le

peuple est-il représenté au cinéma ? Toujours pas. Remous autour du film très conventionnel Des lendemains qui chantent de Nicolas Castro.

a rencontré à Los Angeles Angelina Jolie en plein montage de son dernier film, Invincible.

92 /  On

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QUOI DE NEUF EN VILLE ? Ne ratez pas le festival VO-VF de Gif-sur-Yvette et celui des Écrivains du Monde. 98 /  États des lieux de Philippe Adam


j’ai pris un verre avec

Philippe Bordas O par Catherine Lorente photo Axel Le Gouëllec

chant furieux Gallimard 496 p., 22,90 e

riginalement, le rendez-vous était au café Fleurus. Mais, pour cause de congé aoûtien, on s’est cassé le nez et rabattus sur le News Café, rue d’Assas. Une bière pour Philippe Bordas, un café pour moi. J’embraye direct sur son livre, Chant furieux. Je lui fais remarquer que l’intrigue est très mince et que si je devais la résumer, je ne rendrais compte que d’un cinquième du livre. Un photographe raconte à son ami aveugle comment, engagé par une maison d’édition, il a suivi et photographié Zidane pendant cent jours. J’ajoute que cette histoire, traversée par les souvenirs du narrateur, quand il était enfant dans les cités, sert de prétexte à d’autres questions, notamment à une réflexion riche sur la langue – je le sens intéressé –, les langues – il acquiesce –, et la question du regard. Il prend la parole. Et explique. « Zidane n’est absolument

il va falloir que ce soit des crevards des cités qui donnent un sacre à la France

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pas le premier sujet. Le premier sujet, c’est l’exigence d’un homme aveugle qui a la maîtrise de la langue, qui demande de mettre en justice les mots dans sa tête. Donc en fait, la question, c’est : qu’est-ce qui fait image dans un énoncé pour que ça rentre, déjà dans le cerveau d’un voyant, et qui plus est dans le cerveau d’un aveugle qui n’a pas le référent, qui n’a jamais vu Zidane par exemple ? » Et d’ajouter que Zidane, c’est juste « une ruse » tendue, « un leurre », parce que, si on regarde bien, sur Zidane, rien n’est dit. Lecteurs voyeuristes, tenez-vous-le pour dit ! Il poursuit. De même que Zidane, dans un geste à la fois politique et esthétique, a inventé à l’époque un style interdit de jeu – la norme était de marquer tout droit, brutalement –, le narrateur invente son style. « Zidane a offert, dans un pays mort politiquement, un sacre de cartonpâte à Saint-Denis, peut-être qu’il va falloir que ce soit des crevards des cités qui donnent un sacre à la France, et d’autres crevards des cités qui, comme Céline ou d’autres avant, inventent un langage, puisque c’est clair que ni les écrivains en place, ni les académiciens ne font plus rien pour la langue. » Il reconnaît la provocation, mais renchérit quand même : « Tout ce qui vous paraît interdit est sans doute la chose qu’il faut vous imposer parce que vous avez besoin du style. » C’est qui « vous », me demandé-je ? Pour comprendre aussitôt que « vous », c’est nous. Nous tous. Les lecteurs, amateurs d’histoires et autres pitchs narratifs écrits en franglais qui ont envahi la littérature française à 98 %. En bref, le style, aujourd’hui, n’est plus une exigence. Je souscris à l’idée. Mais la proportion ? Un peu exagérée, non ? Je lui fais remarquer que son style imite celui de Zidane. Il abonde dans mon sens. « Il y a des phrases longues en rythmique courte. Des longs dribbles en petites touchettes. C’est pas moi qui me suis adapté à Zidane, c’est peut-être moi qui ai trouvé en Zidane… » Et c’est là que j’apprends que le narrateur, c’est lui ! Tout est vrai : il a photographié le joueur le plus célèbre de France. Il se définit d’ailleurs comme un chroniqueur, comme Céline, et non comme un romancier. Son intention : « Faire vibrer les gens sur cinq cents pages avec une équation purement rythmique et poétique et non romanesque. » Vibrez, lecteurs ! Et redemandez-en ! Deux autres tomes du même acabit sont en préparation.


Kamel

daoud Meursault, contre-enquête “Faut-il être gonflé pour s’emparer de L’Étranger et le détourner ! Kamel Daoud a osé et il a bien fait.” Pierre Assouline, La République des Livres

PRIX FRANÇOIS MAURIAC SÉLECTIONS PRIX GONCOURT, PRIX RENAUDOT, PRIX DES CINQ CONTINENTS, PRIX ULYSSE

“Passionnant et stimulant. La langue est superbe.” Jack Lang

“À l’avenir, L’Étranger et Meursault se liront tel un diptyque.” Macha Séry, Le Monde des Livres

“Un remarquable hommage à son modèle.” Grégoire Leménager, Le Nouvel Observateur

“Leçon littéraire, ce livre nous rappelle qu'un roman est avant tout une affaire de manipulation.” Oriane Jeancourt, Transfuge

“Un roman vertigineux et abouti qui touche au prodige.” Antoine Perraud, La Croix

“Rétrospective en accéléré de l'histoire algérienne, brossée avec maestria." “Kamel Daoud s’est fait un nom d’écrivain : le frère de « l’Arabe » est un digne enfant de Camus…” André Rollin, Le Canard enchaîné

© Louiza Ammi

Marianne Payot, L’Express

ACTES SUD


le nez dans le texte

la chronique de françois bégaudeau

Chaud froid Q

Une éducation catholique Catherine Cusset Gallimard 144 p., 15,90 e

u’est-ce qui fait qu’on est ce qu’on est ? Qu’est-ce qui me forge ? On voit bien le type de chantier : des fondations, des murs érigés dessus. Mais avec quels matériaux, façonnés par quelles mains, et que doit le bâti au foncier ? Armée d’une belle lucidité, et sous le prénom expérimental Marie, Catherine Cusset offre son corps à cette science de la fabrique de soi. En l’espèce, les fondations sont catholiques, comme le titre l’indique et ne l’indique pas. Un père bourgeois tenté par les ordres avant de se marier, la messe immanquable, le catéchisme, les prières au pied du lit ne composent pas tant une « éducation » qu’un donné. Du reste, Marie s’en débarrasse dès ses douze ans. Lors de sa communion solennelle, ça ne s’invente pas, un stylo à plume offert la « fait doucement basculer dans une autre religion ». Cette autre religion, c’est la littérature. « Il n’y a rien de plus beau que d’écrire un livre », réalise-t-elle alors. Pas même Dieu. Or à la réf lexion, Marie ne s’est pas véritablement reconvertie. « C’est elle pour moi la vraie chrétienne », dit-elle de sa mère, incroyante et juive, dont elle préfère la tutelle morale à celle de son père. Non pas donc une perte de foi, mais le passage, souventes fois narré, et interne au christianisme, d’une foi héritée, pharisienne, à une ferveur sincère, spirituelle. On ne se refait pas. Croyante un jour, croyante toujours. Le foncier imprègne le bâti. « Je ne peux pas sortir de moi. Moi restera toujours moi. » Loin de supplanter le religieux, la littérature est ici une façon de le continuer par d’autres moyens, peut-être plus acceptables par notre siècle laïc. Au croisement très peuplé des lettres et du catholicisme culturel, le « parrainage de l’imaginaire et de l’écrit » qu’évoque Marie peut se mener sous les auspices de la Bible. Si le Livre est un morceau de littérature, la littérature a toujours à voir avec le Verbe qui fut au commencement. Sous nos cieux pas si vides, toute éducation littéraire est, un peu, une éducation catholique. Y a t-il une littérature décollée de ce substrat ? Ximena le croit. Ximena l’incarne. À treize ans, Ximena Rodriguez, grande amie d’adolescence de Marie, « lit Shakespeare et Thucydide » et n’a « aucune religion ». Païenne tendance Dionysos, elle n’aime que les dieux grecs, pour « leurs

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histoires, leurs beuveries, leurs coucheries, leurs incestes ». Si romantisme est le nom de la consubstance entre Verbe divin et verbe littéraire, Ximena invite caustiquement à s’en décrotter. « Ma chère Marie, c’est le comble du romantisme d’annoncer son suicide », écrit-elle à son amie hypersensible, et l’on croit entendre le sec Rimbaud parler au lyrique Verlaine. Le solaire au ténébreux. Le centrifuge sûr de sa puissance au narcissique complaisant à sa peine. Ximena n’aime pas le « ton mystérieux, languissant et guimauve » que prend Marie pour s’épancher. Les oppose, les séparera, une affaire de ton. Une affaire de style. C’est en s’amarrant à d’autres langues, celles de Claudel, Duras, Goethe, ou donc Verlaine (« dont les mots, par la souffrance, m’étaient devenus réels »), que Marie échappe à l’influence de Ximena. Dès lors, elle donne à nouveau libre cours à son inextinguible religiosité, et la recension de sa passion pour Samuel puise à l’envi dans le lexique spirituel : « Il y avait entre nous l’accord parfait du Verbe, et le Verbe s’était incarné. » Lorsque le même prend ses distances, Marie chante son désarroi dans des termes empruntés à la poétique du martyr (« Il m’avait rendue folle de douleur et donc d’amour »), voire au Crucifié Soimême : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » Avec A l, l’homme d’après, la langue passionnelle ne faiblit pas. Elle s’offre juste des rêveries plus prosaïques : « Il m’avait donné cela, qui avait toujours suscité mon envie : un baiser passionné d’amant sur un quai de gare. » Un pont est alors tendu entre le romantisme originel et son acception contemporaine, entre suicide à la Kleist et restau à la Saint-Valentin. Flirtant sur un quai de gare, Marie et Catherine flirtent avec le roman de gare, faisant regretter la première moitié du roman où, sous l’égide de l’amorale Ximena, elles racontaient plutôt des trucs comme : « J’ai adoré l’épisode (de la série Holocauste) où l’héroïne rejoint son mari dans un camp et couche avec l’officier allemand sadique pour obtenir l’autorisation de la visite. Quand je me masturbe, ce sont ces images que j’évoque. » Mais peut-être ne faut-il pas trancher entre l’un et l’autre style. Peut-être que la littérature est faite des deux, lyrisme mate, mixture d’impudeur et de distance, de naïveté et de cynisme, de charité et de cruauté, d’épanchement et de retenue. Peut-être que, « tendre et sévère » comme Ximena, elle est l’art de souffler le chaud et le froid. L’art d’écrire « je pourrais, ce soir-là, me jeter du balcon de ma chambre », et sitôt derrière « mais j’ai trop peur : de la chute, de la douleur physique ».


Rentrée littéraire

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Le choix de Transfuge

« On salue l’énergie tenue de bout en bout, l’ambition, la modernité de ces deux écrivains conscients d’une histoire en train de se faire. » Oriane Jeancourt Galignani et Damien Aubel, Transfuge

r o man s


sortir du xxe siècle

la chronique de tristan garcia

Portrait de l’anthropologue en artiste Roy Wagner dans son Invention de la culture capte le regard singulier de l’anthropologue.

L

L’Invention de la culture Roy Wagner Zones sensibles 192 p., 19 e

a culture désigne ce qui fait la spécificité de l’homme, et ce qui distingue les hommes entre eux ; c’est le nom de l’unité humaine, et de sa diversité aussi. Sur cette tension se fonde l’anthropologie dite culturelle. L’originalité de Roy Wagner, grand anthropologue américain traduit pour la première fois en français, c’est de postuler que la culture n’est pas un tout donné : elle est non seulement construite (ce qui peut paraître une évidence), mais « inventée ». Par « invention », Wagner entend une activité bien particulière : l’invention n’est pas création fantaisiste à partir de rien, c’est le fait de rendre visible ce qui existe déjà mais qui a besoin d’un point de vue du dehors pour apparaître. Tous ceux qui appartiennent à une culture sont modelés par cette culture, ils en sont pénétrés et se trouvent déterminés par leur éducation, par des gestes, un habitus, des us et coutumes, des normes, des conventions, des récits, des images, des systèmes de valeur – et ils les transforment à leur tour. Mais pour les inventer, il s’agit de les rendre visibles. Or à tout ce qui est visible, il faut un spectateur. On peut regarder ce dans quoi on se trouve comme on contemple un paysage englobant, mais c’est autre chose de le découvrir à la façon d’un petit objet, qui possède un cadre et qu’on observe de l’extérieur. En ce sens, une culture n’est tout à fait inventée comme objet que lorsqu’elle devient observée. Et qui observe une culture ? L’anthropologue. L’anthropologie, c’est donc l’invention de la culture en tant qu’objet observable, son invention en tant que telle. L’anthropologie étant une discipline neuve, dont on trouve les origines dans les récits de voyageurs, d’Hérodote à Bougainville (Wagner évoque aussi la description du monde paysan par Brueghel, par exemple), mais qui se constitue tardivement comme discipline scientifique grâce à Boas ou Tylor, Roy Wagner parvient à cette équation étonnante : ce qui distingue notre culture, la culture moderne, c’est l’observation de la culture par elle-même. Cette observation, et c’est là le point essentiel de la thèse de Roy Wagner, ne peut pas être de l’ordre du savoir objectif absolu, car il s’agit d’une relation et d’une invention conjointe, entre celui qui connaît et ce qui est connu : c’est un savoir objectif relatif. La culture n’est pas susceptible d’une science qui ferait abstraction de la culture de celui qui la connaît. Dès lors, le

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début de l’ouvrage de Roy Wagner s’apparente à une très belle description de l’expérience de tout anthropologue soumis à un « choc culturel ». Tout en faisant l’éloge discret de cet intermédiaire (« go-between ») audacieux qu’est l’anthropologue, Roy Wagner pose les fondements de l’anthropologie comparatiste contemporaine, mais aussi de toutes les pensées qui considèrent les cultures non plus comme des objets de savoir, mais comme des rapports, des réseaux, des systèmes qui inventent l’individu, son identité, en même temps que les individus les inventent et les réinventent sans cesse. De Philippe Descola à Viveiros de Castro, de Bruno Latour à Tim Ingold, mais aussi de l’anthropocène à l’accélérationnisme, tout ce qui se pense de passionnant dans ce champ actuel doit beaucoup à l’œuvre de Roy Wagner : un refus de la conception moderniste (de Marx à Bourdieu) de sujets sociaux produits et déterminés par la société et la culture ; une image presque artistique de cultures mouvantes, qui à la fois font les individus et sont faites par eux ; un rôle créatif assigné à la science, non plus de savoir pour pouvoir, mais d’à la fois connaître et créer. Ce relativisme créatif, on le voit naître au début des années quatre-vingt dans le livre de Roy Wagner, mais depuis le point de vue qui est le nôtre. Notre perspective a été assombrie par les débats incessants depuis trente ans sur le multiculturalisme et elle est désormais désireuse de retrouver une certaine idée de la vérité, un rapport franc et direct avec son objet, pas seulement un écheveau de points de vue sur les points de vue. Avec mélancolie, on ne peut s’empêcher de voir surgir les frontières de ce royaume enchanté qui nous était promis par une anthropologie dialectisant sans fin la connaissance de soi et la connaissance de l’autre, dans un effet d’entraînement créateur : d’une part la question de la possibilité d’une connaissance non relative ; d’autre part le problème de la relation rompue, c’est-à-dire l’incompréhension radicale – la querelle de goût, le différend d’éducation, la guerre sociale, économique ou religieuse. De la pure contradiction, quand elle surgit dans la culture humaine, on ne saura rien ici. Et on méditera à ce sujet une fois ce grand livre refermé, et certaines perspectives d’espérance de l’anthropologie aussi.


«Le Goût des idées

»

Collection dirigée par Jean-Claude Zylberstein

La diversité de la pensée

www.lesbelleslettres.com


la bonne séquence

la chronique de nicolas klotz

La démocratie cauchemar Retour sur l’événement sulfureux de l'année, le Welcome to New York d’Abel Ferrara.

A

welcome to new york

Abel Ferrara avec Gérard Depardieu, Jacqueline Bisset... Wild Side

près les chambres d’hôtel de luxe new-yorkais que fréquentent beaucoup d’hommes d’affaires, d’hommes politiques, d’acteurs de cinéma, présentateurs de télévision, stars du monde médiatique ; la prison. Après les call-girls qui débarquent dans la nuit et repartent à l’aube, qui errent dans les couloirs, entrent et sortent des luxueuses voitures ; la police, les gardiens de prison. Après les scènes de sexe burlesques où Gérard Depardieu expose son corps, sa lourdeur, aux corps souples, liquides, de ces filles de la nuit ; les voyous. En une vingtaine de minutes, on chute des hauteurs toutes puissantes du pouvoir, du fric mondialisé, des secrétaires mannequins, à une cellule de prison. De la lumière spectrale, funèbre, jet set numérisée, à cette cellule en pierre – trois murs derrière des barreaux – à l’intérieur de laquelle Depardieu, complètement sonné, est toisé par un groupe de jeunes délinquants noirs. En une vingtaine de minutes, on se retrouve là, avec les images qu’on a tous vues de DSK dans la tête. Celles qui ont fait des millions de fois le tour du monde, des sites Internet, des magazines : DSK dans son imperméable, le visage hagard, en plein cauchemar. Ces images qui ont rapporté des millions à l’industrie médiatique, sonnant le glas de la carrière politique et de la vie privée de DSK. La décapitation en direct du directeur du Fonds monétaire international qui a arrangé les affaires de pas mal de personnes. Obscénité viscérale du magma médiatico-politique devenu le cauchemar de la démocratie. La démocratie cauchemar. Sauf qu’ici, à cet instant, on assiste à quelque chose qui échappe enfin, et radicalement, à ce qu’on a vu. On assiste à un moment de cinéma exceptionnel. Une dizaine d’hommes dans une cellule de prison qui se tournent autour, rôdant comme des fauves arrogants prêts à s’entretuer. Et malgré la prison, la présence policière, leurs regards sont comme des flingues. Une dizaine de délinquants noirs, immigrés, toutes les banlieues du monde, parmi lesquelles Depardieu se déplace comme eux, avec cette fellation qu’il vient d’imposer à l’un des leurs. On pense alors à cette phrase ahurissante prononcée par Jérôme Cahuzac à la télévision juste avant que n’éclate le scandale qui le décapitera à son tour : « La lutte des classes, c’est terminé. » Dans cette scène quasi-documentaire, Depardieu et Ferrara nous montrent qu’elle n’est pas terminée, mais qu’elle est devenue planétaire, massivement implacable, prête à nous exploser à la gueule. L’unique horizon réel pour des milliards de personnes. Cette phrase hallucinante, opium

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distribué généreusement par ceux-là même qui s’enrichissent comme des porcs sur le dos, la vie, la misère de ceux qui la subissent chaque jour, est peut-être le véritable sujet du film de Ferrara. Et on mettra en face de cette phrase svelte, tout en élégance assassine, susurrée de manière quasi amicale par l’élégant futur ministre du Budget d’un gouvernement socialiste, le corps démesurément réel de Gérard Depardieu. Ce corps autour duquel tourne le film entier : l’anti trou noir du corps de Jérôme Cahuzac. L’anti trou noir du corps politique dans son ensemble. Y compris ceux des mannequins du Front national. On se souviendra aussi de l’opprobre que le film avait soulevé pendant quelques jours dans la galaxie médiatique au moment de sa sortie sur Internet pendant le Festival de Cannes. Du corps de Depardieu « filmé comme un porc ». Des articles écrits pour tuer le film dans l’œuf et éjecter Ferrara de la sphère cinéma. Il y a une blessure DSK. Une entaille profonde dans la vie d’un homme, d’une femme de chambre noire, de toutes les personnes que le scandale a englouties, et dans la politique en général. En cinéaste new-yorkais, dans la pure tradition du cinéma indépendant américain, Ferrara a fait un film sur cette blessure quasi-shakespearienne. Il a eu l’intelligence d’éloigner, d’ignorer les médias, si présents dans le scandale. Les accélérateurs et les moteurs du scandale. Pour se concentrer sur l’humain qui, par nature, leur échappera toujours. Pour filmer les vérités humaines, il faut l’intime, de la durée, de la sensibilité, du travail. Il faut Pasolini, Godard, il faut le cinéma. Il faut le visage de Depardieu dans l’imperméable de DSK, sur lequel on devine, malgré le cauchemar et la violence du scandale, la proximité amicale que l’ex-directeur du FMI entretenait avec ses propres gouffres. Welcome to New York est un f ilm ultra contemporain, aux antipodes des films twists qui ravissent ceux qui veulent éteindre le monde pour briller à sa place. On pourrait parler des heures de la puissance massive du corps de l’acteur Depardieu. De son opacité et sa finesse. De Cassavetes, à qui le film rend hommage. Cassavetes dont Ferrara est le frère crépusculaire. Du Caravage qui hante les magnifiques séquences de prison où Depardieu expose sa nudité devant les gardiens américains. De Baudelaire qui rôde sur les visages. De Jacqueline Bisset tout à fait magnifique en Anne Sinclair, si proche, si humaine. Cassavetes et Gena Rowlands. Bogart et Bacall. Sid and Nancy. Le film de Ferrara, comme son précédent 4 h 44 Dernier jour sur la Terre, vous laisse avec un sentiment de grande mélancolie. Le sentiment que ce cauchemar dans lequel nous sommes forcés de vivre n’a aucune issue, aucun avenir, aucune fin. Qu’il est là pour toujours. Changeant de nom, de corps, de futur, chaque instant. Effaçant les événements, les œuvres, les êtres humains. Étouffant le passé pour mieux anesthésier le présent. Comment vivre dans un monde financé et dominé par des trous noirs ?


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