Avril 2017 / N° 108 / 6,90 €
Choisissez le camp de la culture
JAMES GRAY EN LUTTE
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RETOUR SUR LA VIE ET L'OEUVRE DU RÉALISATEUR DE THE LOST CITY OF Z
François Cusset et l'effondrement de la gauche
Entretien fleuve avec Claude Lanzmann
ET AUSSI : Alain Gomis, Zeruya Shalev, Christophe Ono-Dit-Biot, Rosa Montero...
« SOMPTUEUX, TONIQUE, VIBRANT »
LE MONDE
P O U R L A P R E M I È R E F O I S E N V E R S I O N R E S TA U R É E
DARK STAR
© 1989 PATHÉ PRODUCTION - TIMOTHY BURRILL PRODUCTIONS. TOUS DROITS RÉSERVÉS.
« IRRÉPROCHABLE »
LE FIGARO MAGAZINE
ET
A C T U E L L EM EN T A U C I N ÉM A EN D VD , B L U - R AY ET V O D
Au programme
O
par Vincent Jaury
n ne présente plus James Gray, maintes fois interviewé pour Transfuge, et qui avait fait la couv pour son film Two Lovers, en décembre 2008. Il revient avec son film qu’il juge luimême comme son plus mainstream, The Lost City of Z. Un film à l’esprit enfantin, un film d’aventure aux confins de l’Amazonie à la recherche d’une cité rêvée et perdue. Un film de jungle à la facture minimaliste, à l’opposé du baroque flamboyant d’un Herzog ou d’un Coppola. Un film qu’il souhaitait faire depuis longtemps mais qu’il ne réussissait pas à élaborer. Nous avons fait dans ce numéro le premier vrai portrait de James Gray dans la presse française. Et vous y trouverez un certain nombre d’éléments biographiques inédits expliquant une partie de son cinéma. Cet être torturé, anxieux, tout en introspection, s’est dévoilé à nous pendant une heure intense. Merci à lui pour sa transparence. Dans un autre genre nous avons rencontré le dinosaure Claude Lanzmann, sur lequel un livre vient de paraître, Claude Lanzmann, un voyant dans le siècle, sous la direction de Juliette Simont (Gallimard). Le livre a été initié pour fêter les quatre-vingt-dix ans du réalisateur et les trente ans de Shoah. Vous pourrez y lire des textes passionnants de Boualem Sansal, Philippe Sollers, des frères Dardenne, d’Arnaud Desplechin, qui considère que Shoah est le plus grand film du XXe siècle avec Vertigo ; un texte biographique fort de Simont, où elle raconte comment Sartre qu’il connut très bien, lui redonna confiance en la France malgré Vichy. Et comment Lanzmann contrairement à une idée reçue est dépourvu d’égo et d’une grande disponibilité au réel. Il ne s’engage jamais nous ditelle, en conséquence d’une réflexion intime, d’un débat intérieur, mais bien sous l’impulsion d’une cause extérieure. Pourquoi Israël ? Un coup de foudre pour une femme. Shoah ? Une commande de l’Etat israélien. Le lièvre de Patagonie ? Simont dut quasiment le forcer pour écrire ce magnifique livre de mémoires. Mais conclut-elle, à partir du moment où il décide de réaliser un projet, c’est le plongeon, c’est la traque acharnée du réel. Une véritable machinerie obsessionnelle se met en place. Un autre texte retient l’attention, celui de Patrice Maniglier, « Lanzmann Philosophe ». Pour lui comme Lanzmann, Shoah est une oeuvre de philosophie. C’est-à-dire que le film consiste à passer de l’abstrait au concret. Dit
autrement : « le film a pour but de nous permettre de dépasser l’abstraction indifférente dans laquelle se tient d’habitude notre savoir que ‘’six millions de Juifs ont été exterminé par les nazis’’ pour nous conduire à réaliser ce que nous croyons déjà savoir ». Maniglier revient aussi brièvement sur les différents débats qui eurent lieu autour de Shoah en prenant parti, de Jacques Rancière à Jean-Luc Godard en passant par Georges Didi-Huberman et Jean-François Lyotard. Il faudra lire aussi le très beau texte d’Axel Honneth où il explique que Shoah est l’inverse du devoir de mémoire. Le film contrairement à beaucoup d’autres, de fiction ou de non-fiction, n’essaie jamais d’établir un lien de solidarité avec les victimes, de pitié, d’empathie. Il montre au contraire qu’il n’y a aucune identification possible aux victimes, aucune réparation possible. Aucun film y compris Shoah ne peut guérir la souffrance des victimes. Honneth l’affirme : « le film de Lanzmann réussit ce que nul n’a pu réaliser avant lui : que le spectateur fasse l’expérience, dans sa propre chair, que toute tentative de réparation-réconciliation est condamné à échouer, parce que sa force n’est pas suffisante pour approcher cette souffrance, parce que l’évènement est trop grand pour lui. L’expérience morale rigoureuse à laquelle donne lieu Shoah, c’est la conscience, au sein même de l’accomplissement de la mémoire, de l’échec de celle-ci. » Dans ce numéro aussi, on parle du livre formidable de l’israélienne Zeruya Shalev, Douleur (Gallimard), roman d’une grande force psychologique, autour de l’histoire d’une femme brisée. Un roman irrigué par l’Ancien Testament (Shalev a été élevée dans la religion) et qui travaille la notion de pardon. Il faut absolument lire cette nouvelle figure de la littérature israélienne qui apparaît aux côtés d’Amos Oz, d’Aharon Appelfeld et David Grossman. Nous l’avons longuement interviewée. Voilà pour le camp de la culture de ce moi-ci, le camp du recul, de la réflexion et des esthètes. ÉDITO / Page 3
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N°108 / AVRIL 2017
ZERUYA SHALEV
NEWS
Édito On prend un verre avec Emmanuelle Cuau
CHRONIQUES nez dans le texte de François Bégaudeau 10 / Croyez ce que vous voulez 12 / Journal d’un homme pressé 8 / Le
express : Eric Valette express : Tomasz Wasilewski 18 / Interview express : Wissam Charaf 20 / Interview express : Gérard Macé 22 / En coulisse avec Laure Leroy 14 / Interview
16 / Interview
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CLAUDE LANZMANN
DU CÔTÉ DE LA LITTÉRATURE
24 / Comme chaque mois, Transfuge vous choisit 10 livres incontournables dont les formidables romans de Zeruya Shalev, Christophe Ono-dit-Biot et Rosa Montero, ainsi qu’un essai collectif brillant sur Claude Lanzmann. 54/60 /Essai rencontre avec François Cusset 56 / Polar 58 / Déshabillage Gaspard Delanoë
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JAMES GRAY
SUR LES ÉCRANS
66 / Édito 68/ 1er événement
: James Gray, The Lost City of Z
76 / 2e événement : Alain Gomis, Félicité 80 / Sélection 88 / Remous 92 / DVD
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des meilleurs films du mois Lucas Belvaux, Chez nous
EN VILLE
: Trompe-la-Mort à l’opéra Bastille : Jacques Villeglé 1O8 / Musique : Arnaud Rollet, Les ovnis de l’électro 110 / Festivals : Berlinale 2017 114 / En route ! Va devant ! 100 / Scène 104 / Art
J’AI PRIS UN VERRE AVEC…
EMMANUELLE CUAU
Par Frédéric Mercier Photo Franck Ferville
C
ela fait des années que je souhaitais rencontrer Emmanuelle Cuau, la réalisatrice entre autres de Circuit Carole en 1995. Seulement en vingt ans, elle n’a pu réaliser que trois films de cinéma. Heureusement, Pris de court, son beau petit dernier me fournit l’alibi idéal pour lui parler. Il s’agit d’un formidable thriller familial dans lequel on retrouve ce qui fait le sel de son cinéma : aisance naturelle, vélocité constante, sens des situations. Devant un café allongé sur la place de la Bastille un jour de pluie, la glace se brise instantanément. Elle s’installe, se roule puis s’allume clope sur clope. On parle immédiatement à bâtons rompus : cette femme au fort tempérament, au regard perdu, m’exprime son agacement une fois de plus à monter ce film. A cause d’une fin
« C’est toujours une tannée. Il faudrait s’écraser » PRIS DE COURT
d’Emmanuelle Cuau, avec Virginie Efira, Gilbert Melki, Marilyn Canto...Ad Vitam, sortie le 29 mars 2017
jugée « amorale », plusieurs organismes ont refusé de l’aider. « C’est toujours une tannée. Il faudrait s’écraser. Le monde me fout en rogne » Pour Cuau, il s’agissait justement de ne pas faire la morale et de rester centrée sur ses personnages pour comprendre ce qu’ils sont obligés de faire pour s’en sortir. Virginie Efira joue une veuve et mère courage, qui revient à Paris – « une ville impossible » pour occuper un poste de joaillier dans une bijouterie. Malheureusement, rien ne
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se passe comme prévu : le job lui échappe, elle ment à ses deux fils dont l’aîné qui commence à traîner avec des types louches, dont un gangster campé par Gilbert Melki que Cuau avait déjà dirigé il y a dix ans dans Très bien merci. Une partie a été tournée le lendemain des attentats du 13 novembre, dans le XIIIe arrondissement où elle a grandi en compagnie de sa soeur, Marianne Denicourt auprès d’un père, Bernard Cuau, qui était documentariste et membre du comité de rédaction des Temps modernes. Aujourd’hui, avec Claude Lanzmann, qui connaissait bien son père, elle aimerait faire publier certain de ses écrits. Cette lettrée qui, au cours de l’entretien cite Sartre, Steinbeck et Wilde, a façonné avec brio dans son dernier film une histoire pour montrer « la force insoupçonnée » des êtres. Finement tricoté, doté d’un réel suspens, le film n’est jamais explicatif, ni en avance sur ses personnages. Il est d’une épure constante. A propos d’épure, je l’interroge sur Bresson qu’elle a bien connu. Ça la ravit, elle m’explique qu’il avait lu le scénario d’un de ses courts adapté de la nouvelle « La Ronde » de Le Clézio, écrivain que Bresson rêvait aussi d’adapter à la fin de sa vie. « Il ne m’a rien dit à la lecture. Il m’a laissée me planter pour ensuite m’expliquer l’erreur que j’avais commise. Il trouvait que je m’aventurais dans trop de directions au lieu de me centrer sur mes personnages. J’ai retenu la leçon.» Pris de court en est l’illustration parfaite. Elle m’évoque aussi sa passion de toujours pour Gene Kelly à qui elle avait écrit pour qu’il joue dans un ses courts : « J’ai fini par recevoir comme réponse un trèfle à quatre feuilles dans une enveloppe avec ce mot de sa main: « Good luck ». » On lui souhaite de la chance pour Pris de court et ne pas avoir encore à attendre dix ans pour voir son prochain projet dans lequel elle espère enfin tourner des scènes de chant. Je dois y aller. On se promet de se revoir. J’ai hâte.
Bénéfice du FN
L
par François Bégaudeau
LA NUIT DU SECOND TOUR Éric Pessan, Albin Michel, 176 p., 16 e
e Front National n’est pas seulement le parti numéro 1 en France. La culture en a fait, à égalité avec l’islam, son meilleur produit d’appel. Ainsi, BD, romans, essais, films ne cessent de tourner autour de ce pot - de cette manne-, certains narrant la dérive d’un électeur qui tombe-dans-les-bras du parti méchant, d’autres explorant ses arcanes pour découvrir des trucs pas jolis, voire malodorants, voire nauséabonds (ils disent : nauséabonds). Ou pénétrant Dans la tête de Marine Le Pen (Actes sud). Ou imaginant ce qui se passerait si survenait le pire - ils disent : le pire ; qu’ils craignent : le pire. Ou racontant, comme Éric Pessan dans son dernier roman, la nuit du second tour qui a vu les méchants prendre le pouvoir. L’inflation parallèle des scores dudit parti et des commentaires effarouchés qu’il inspire impose à n’importe quel esprit rigoureux le constat que, pour le moins, les uns auront été impuissants à endiguer l’autre. On applaudit alors l’une des créatures hagardes rencontrées par David, le héros de La Nuit du second tour, lors de son errance nocturne, lorsqu’elle se demande : à quoi peuvent bien servir les livres si c’est pour en arriver là ? Mais comme ce piéton reste convaincu que « si on lisait vraiment, cette nuit n’aurait pas lieu », il déduit que « soit personne ne lit des livres, soit ceux qui devraient les lire ne les lisent pas, soit personne ne comprend vraiment ce qui est écrit dans les livres. » A quoi on se permettra d’ajouter une quatrième hypothèse. Pourquoi ces livres ne contrent pas le FN ? Avant tout parce qu’ils ne s’y intéressent pas. Ce qui s’appelle : s’intéresser. Les deux héros de Pessan sont très affectés par la situation mais l’un erre dans « la ville », l’autre fuit vers les Antilles sur un porte-containers. Arrimé à leur « récit interne » (expression melvillienne aussitôt rectifiée en récit intime par Pessan, ce qui mériterait commentaire), La Nuit du second tour flotte dans une abstraction brumeuse. Le roman ne dit rien du parti qui vient d’accéder au pouvoir - que du reste il ne nomme pas ; rien de son discours ; rien de sa politique prévisible ; rien de rien. Pourquoi n’en dit-il rien? Parce que l’auteur le tient pour dit. Parce que pour lui l’horreur va sans dire. Il va sans dire qu’un parti semblable est immédiatement identifié par le lecteur, et immédiatement réprouvé. Il va sans dire que nous savons ce qu’il est, fait, fera. Pour ce qui est des explications structurelles, il faudra se contenter d’un « consumérisme » par ci, et de deux ou trois « financiarisation » par là, distillés façon discours du Bourget : « elle ne peut s’empêcher de penser que ce qui se produit ce soir en France
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LE NEZ DANS LE TEXTE
est le fruit d’une telle financiarisation effrénée de la société ». Quant à la situation réelle créée par le triomphe des méchants, quelques vocables abstraits et hyperboliques suffiront à la décrire : « effondrement d’un monde », « grande débâcle », « désastre », « marasme », « catastrophe » (quinze fois), « nuit de malheur ». Pour en savoir davantage sur la sortie de l’Euro, prière d’attendre mai. Ou 2022. Pourquoi parler, si ça va sans dire? Pourquoi se donner un sujet qu’on considère réglé? Trente ans de valse entre le FN et ses pourfendeurs aident à débrouiller ce paradoxe. De ce mouvement, ce qui intéresse, c’est précisément l’écume désastreuse. C’est le désastre en soi. Le FN n’est plus que l’autre nom de la catastrophe. Et catastrophe dit bien la dépolitisation du sujet. Le FN est une tempête qui s’abat sur nous. Comme la foudre sur un arbre, ou la peste sur Thèbes. « La maladie a infecté la ville », écrit Pessan. Qui ailleurs évoque, sans craindre la redondance, « la grande contagion généralisée ». Il faut alors prendre au sérieux la métaphore du loup que Pessan, peu avare de clichés, n’a pas omis d’inviter dans sa danse désincarnée : « demain le pays se réveillera entre les dents du loup ». La prendre au pied de la lettre. Une fois privé de son histoire, des tenants de son ascension, de son programme, de sa consistance politique en somme, le parti n’est plus qu’une source d’effroi. Le loup dans les contes. Aussi sûr que le nazi est, dans les milliers de films à lui consacré, une variation séculaire du motif légendaire de l’ogre. N’allons donc pas croire que les BD, livres, films, essais qui se donnent le FN pour sujet apparent le font par opportunisme, même si la visibilité qu’assure ce sujet ne gâte rien. Ils le font parce que le sujet les excite. Comme le Chaperon rouge s’excite de s’enfoncer dans une forêt où rôde l’ignoble créature qu’on sait. Et Pessan n’est jamais aussi lucide sur ses propres affects que lorsqu’il parle de « masochisme douceâtre et défaitiste ». Écrivant ce roman, il joue à se faire peur, comme sa famille humaniste depuis toujours, avec un pic inoubliable - quelle belle séquence entre les deux tours de l’élection de 2002. Les œuvres vides qui tournent autour du pot FN ont au moins cette qualité de faire comprendre, quoique malgré elles, pourquoi ce parti, qui jusqu’à preuve du contraire n’a pour l’instant provoqué aucun désastre objectif, provoque, depuis 30 ans, un désastre de la pensée.
FLÈCHE DE CRISTAL FESTIVAL DES ARCS
ATLAS D’OR ARRAS FILM FESTIVAL
SÉLECTION OFFICIELLE FESTIVAL DE LOCARNO
“UN FILM ÉPATANT, ABSURDE ET NOIR.” TÉLÉRAMA
“MAGISTRAL, DRÔLE ET ENLEVÉ.” LIBÉRATION
GLORY
DESIGN GRAPHIQUE :
STEFAN DENOLYUBOV
UN FILM DE
KRISTINA GROZEVA
MARGITA GOSHEVA
&
PETAR VALCHANOV
AVEC MARGITA GOSHEVA STEFAN DENOLYUBOV KITODAR TODOROV MILKO LAZAROV IVAN SAVOV HRISTOFOR NEDKOV MIRA ISKAROVA RÉALISÉ PAR KRISTINA GROZEVA PETAR VALCHANOV SCÉNARIO KRISTINA GROZEVA PETAR VALCHANOV DECHO TARALEZHKOV CHEF OPÉRATEUR KRUM RODRIGUEZ DÉCORS VANINA GELEVA COSTUMES KRISTINA TOMOVA SON IVAN ANDREEV PRODUIT PAR KRISTINA GROZEVA PETAR VALCHANOV KONSTANTINA STAVRIANOU IRINI VOUGIOUKALOU UNE PRODUCTION ABRAXAS FILM EN COPRODUCTION AVEC GRAAL FILMS SCREENING EMOTIONS APORIA FILMWORKS AVEC LE SOUTIEN DE BULGARIAN NATIONAL FILM CENTER BULGARIAN NATIONAL TELEVISION CENTRAL COOPERATIVE UNION VENTES INTERNATIONALES WIDE ABRAXAS FILM GLORY 2016
CROYEZ CE QUE VOUS VOULEZ... ÉLOGE DE LA FOLIE
E
coutons les fous. Les vrais, entendez-moi bien, pas les fous de société. Pas ce candidat à la présidentielle qui peut dire au journal de 20h à trois reprises, “ je ne suis pas autiste”, tout en affirmant la conviction unique d’être l’homme de la situation. Et d’autres qui se croient le Christ sont à Sainte-Anne. Penchons nous donc sur les fous, désignés ainsi par l’opinion commune. Marie Le Gall dans son roman qui vient de paraître, Mon étrange soeur, ( Grasset), fait apparaître son personnage principal, sa soeur de vingt ans son aînée à l’asile, ( continuions à utiliser ce beau mot disparu plutôt qu’hôpital), corps couché près d’une poupée, mais conscience éveillée : “Elle a vingt-six ans. Les jeunes filles de son âge sont déjà des femmes, des épouses, des mères. Elle, elle est seule. (...)Il ne se passera plus jamais rien.” Apparition émouvante d’un malade sous les yeux d’un bien-portant, victime d’une fatalité qui l’éloigne de la routine des vivants. Mais plus loin, au cours d’un instant dans cette belle autofiction classique, le texte nous fait basculer dans la vie intérieure de la jeune fille qui est loin d’être morte : “Le ciel qu’elle fixe maintenant, loin de ce monde clos où elle respire avec peine. C’est immense comme la mer. On peut s’y noyer. C’est bleu aussi, et le soir plein d’étoiles qui clignotent. Le jour, une seule étoile illumine la terre.”. Marie Le Gall nous fait entendre l’autre face de ce récit de “La Soeur”, la vision propre d’une conscience séparée du commun. Nécessité de faire entendre ces mots hors du langage officiel, qui ne sont pas littérature, mais frères de la littérature.
Un autre livre va plus loin, Greenland (Carnets Nord) de l’autrichien Heinrich Steinfest, et nous immerge dans un univers littéralement scindé : d’une part, la chambre de Theo et le cours normal de la vie d’un enfant, d’autre part, le voyage intérieur poursuivi par l’enfant à la surface du store vert tiré sur sa fenêtre. Deux existences en un seul cerveau, deux mouvements de la Page 10 / TRANSFUGE
psyché, écrits en deux couleurs qui se mêlent, s’embrassent, se diluent parfois l’une dans l’autre au gré de visions qui n’ont rien à envier à Kafka en énergie onirique, et cauchemardesque. Ainsi de ce groupe de personnes jumelles devant les yeux qu’aperçoit l’enfant : “Serrées les unes contre les autres, elles baignaient elles aussi dans cette lumière verte et possédaient la même structure fibreuse que le tissu du store. (…) Et je n’eus pas besoin de m’interroger longuement pour savoir qui elles étaient en train d’observer. Je me ruai sur l’interrupteur et tapais dessus.” Evocation forte de ce groupe qui avance sur un individu isolé, effroi de la dévoration qui ne dit pas son nom. Steinfest se nourrit de nos délires primaux, pour signer un livre unique, dont Transfuge vous reparlera très vite.
Michel Foucault formulait notre besoin de ces mots, images insanes, dans un texte, La Folie, l’absence d’oeuvre en 1964, où il se projetait ce que serait un monde dans lequel la folie aurait disparu, serait guérie, ou du moins absolument maîtrisée par la chimie : “Tout ce que nous éprouvons aujourd’hui sur le mode de la limite, ou de l’étrangeté, ou de l’insupportable aura rejoint la sérénité du positif. (...) Restera seulement l’énigme de cette Extériorité. (...) Pourquoi la culture occidentale a-t-elle rejeté du côté des confins cela même où elle aurait pu aussi bien se reconnaître-ou peut-être elle s’est déjà reconnue de manière oblique ?”. Oui, cette hypothèse n’est pas absurde, viendra peut-être un monde où Artaud, Roussel, Plath, ne seront plus entendus, renvoyés du côté des idiots ou des criminels, des “autistes” dirait notre mégalomane national. En littérature, il ne reste que peu d’espace pour cheminer dans cette extériorité, peu de lieux où l’art se souvient de sa fraternité fondamentale avec la folie. Ne devenons pas ce monde décrit par Foucault, ce monde qui oublie une part de ce qu’il est. Oriane Jeancourt Galignani