Novembre 2013 / N° 72 / 6,90 €
TRANSFUGE Choisissez le camp de la culture
new york les romans de
LITTéRATURE
Grand entretien
Kenzaburô ôé Le rire de
Shakespeare
CINéMA
Casanova
Un nouveau par Albert Serra Le paradis romantique de
Michael Cimino
M 09254 - 72 - F: 6,90 E - RD
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ALAIN MABANCKOU, PRÉSIDENT DE LA FOIRE DU LIVRE DE BRIVE 2013 LES « 100 » ÉCRIVAINS QUI FONT LA RENTRÉE LITTÉRAIRE Laure Adler, Pénélope Bagieu, Arnaud Cathrine, Sorj Chalandon, Régine Deforges, Grégoire Delacourt, Raphaël et Jean‑Paul Enthoven, Claudie Gallay, Valentine Goby, Hélène Grémillon, Katharina Hagena, Alexandre Jardin, Alexis Jenni, Douglas Kennedy, Yasmina Khadra, Gilles Legardinier, Pierre Lemaitre, Céline Minard, Amélie Nothomb, Christophe Ono‑dit‑Biot, Véronique Ovaldé, Olivier Poivre d’Arvor, Eric‑Emmanuel Schmitt, Christian Signol, Karine Tuil, Zep…
DÉCOUVERTES Nelly Alard, Laura Alcoba, Patrick Autréaux, François Beaune, Hugo Boris, Thomas Clerc, Eun‑Ja Kang, Cloé Korman, Loïc Merle, Thomas B. Reverdy, Isabelle Stibbe, Emilie de Turckheim, Frédéric Verger…
Design : AuDe Perrier
2 GRANDES SOIRÉES ÉVÉNEMENT
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Inventaire Proust Pour saluer J.M.G. Le Clézio
PRIX DE LA LANGUE FRANÇAISE LITTÉRATURE JEUNESSE BANDE DESSINÉE
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EN PLEIN CHAOS
New York
à la lettre
V
par Vincent Jaury
ous vous dites, oh un énième dossier sur New York, que vais-je encore apprendre que je ne sache déjà ? Les magazines qui proposent des couvertures sur New York sont légions, et les livres à son propos aussi. Alors que dire de plus ? Notre réponse est simple : il y a beaucoup, beaucoup à dire encore. Une solution (toujours la même dans ces pages) s’est offerte à nous : nous replonger dans les textes. Les textes, toujours les textes. Ces mêmes qui les années passant, nous sortent de la tête, et dont nous finissons par faire des caricatures. Fitzgerald et les riches de Manhattan ; Kerouac, l’écriture jazzy et la déglingue avec les copains Ginsberg et Burroughs ; la ville debout de Céline ; le montage de Dos Passos dans Manhattan Transfer ; Hubert Selby junior drogué et sa dernière sortie de Brooklyn… Va paraître dans le mois à venir un recueil de nouvelles d’écrivains français contemporains sur New York, (dont je suis l’instigateur). Par esprit d’escalier, je me suis dit que ce serait l’occasion pour Transfuge de revenir sur elle, cette ville dès son origine ville d’affaires, devenue peu à peu, aussi, cette ville de la finance ; et qui paradoxalement est si liée à la littérature. Cette ville dont Benjamin de Casseres dit avec justesse qu’elle est, par ces gratteciel, « la beauté tombée dans l’enfer du pratique ». Évitant l’approche biographique, nous nous sommes penchés ou repenchés scrupuleusement sur ces romans ou ces textes qui ont trait à la ville. La plupart des romans que nous avons sélectionnés font entrer la ville dans une partie du texte, plus ou moins longue. La question que nous nous sommes alors systématiquement posée, à partir de ces passages prélevés, est double : Que nous dit l’auteur sur New York ? Et que nous dit cette vision de New York sur l’œuvre du romancier ? Notre instinct, avant que ce dossier ne s’élabore, nous a portés sur les avant-gardes du xx e siècle. Le Harlem Renaissance des années 1920 (Langston Hughes, Jean Toomer…), les modernistes ( John Dos Passos, Nathanael West) Les Beats (Kerouac, Burroughs), des écrivains du Nouveau roman (Alain Robbe-Grillet, Claude Simon) les postmodernistes (Robert Coover, Thoma s P y nchon, William
Gaddis, Don DeLillo, László Krasznahorkai, Rick Moody). Un portrait de New York a fini par se dessiner, mouvant. Kaléidoscope, comme vous le lirez dans le dossier, donnant des visions neuves ou renouvelées de la ville ; les hallucinations des uns et des autres, métamorphosant, de fait, la cité en mille potentialités. Tous, à leur façon, avec leur technique et leur dispositif, ont su saisir sa singularité, ont su montrer cette « divinisation de la matière, de l’énergie, du mouvement, du changement » (encore et toujours Benjamin de Casseres) qui lui est propre. Avouons que dans notre élan, nous n’avons pas pu nous empêcher de traiter de quelques romans newyorkais n’appartenant pas aux avant- gardes mais nous tenant à cœur : La Traversée de l’été de Truman Capote, des nouvelles de Fitzgerald et des poèmes de Dorothy Parker, Ombres sur l’Hudson de Isaac Bashevis Singer, et le Last Exit to Brooklyn d’Hubert Selby Jr. Il y a bien d’autres romans liés à New York, bien sûr, que nous n’avons pas traités. Chateaubriand y passe dans son Voyage en Amérique, Paul Morand en a fait un de ses plus beaux livres, New York, Blaise Cendrars a écrit un poème qui lui est entièrement dédié, Les Pâques à New York. Edith Wharton, bien sûr, sur l’aristocratie new-yorkaise début de siècle, Henry James et son Washington Square, Jay McInerney et son Bright Light Big City… Sans oublier tous les romans américains de seconde zone (quoique souvent plaisant à lire), de Damon Runyon (Broadway mon village ; Le Complexe de Broadway), d’Alfred Kazin (Retour à Brooklyn), etc. Que ces absents nous pardonnent, mais nous avons choisi une ligne précise : celle du vertige des avant-gardes. Pourquoi New York intéresse-t-elle tant les écrivains ? J’ai au moins une réponse. Comme l’explique Rem Koolhaas dans son formidable essai, New York délire, la ville est née du fantasme de quelques hommes d’assujettir totalement la nature. De montrer la supériorité de l’esprit humain sur le réel. De démontrer, par l’expérience de Coney Island, puis par la construction des gratte-ciel, le pouvoir, par la technique, de transformer une île en une vaste création architecturale. Le travail de ces architectes, utopistes et pragmatiques, vous l’aurez compris, ressemble étrangement au travail des écrivains. EDITORIAL / Page 3
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sommaire
Le grand entretien
P.16 Kenzaburô ôé
N°72/novembre 2013 Pour attaquer p.3
3/ éditorial – 6/ j’ai pris un verre avec… – 8/ le nez dans le texte 9/ dégoûts et des couleuvres –10/ le journal de… – 11/ club Transfuge 12/ la mémoire retrouvée – 14/ page des libraires – 15/ festivals
Le grand entretien p.16 16/ introduction 19/ entretien : Kenzaburô ôé
Littérature p.22 Littérature
P. 34 Shakespeare
22/ ouverture : Plonger, Christophe Ono-dit-Biot 25/ critique : La Lune dans le puits, François Beaune 26/ critique : Il n’y a pas d’Indochine, Charles Dantzig 27/ critique : Medusa, Ricardo Menéndez Salmón 28/ critique : La Claire fontaine, David Bosc 29/ critiques 30/ remous : Morale de la virgule 34/ relecture d’un classique : Le rire de Shakespeare
Cinéma p.38
P. 38
Cinéma
Albert Serra
38/ ouverture : Histoire de ma mort, Albert Serra 41/ critique : La Vénus à la fourrure , Roman Polanski 42/ critique : Inside Llewyn Davis, Joel et Ethan Coen 43/ critique : Le Dernier des injustes, Claude Lanzmann 44/ critique : Gravity, Alfonso Cuarón 45/ critiques 46/ remous : Nous voulons des situations 50/ déshabillage : Emmanuelle Devos 52/ relecture d’un classique : Le paradis façon Cimino
Dossier p.56
58/ New York, ville-vertige 59/ Zoom sur les livres : Ellis Island, Georges Perec - Projet pour une révolution à New York, Alain Robbe-Grillet - Les Corps conducteurs, Claude Simon Le Script, Rick Moody - Last Exit to Brooklyn, Hubert Selby Jr. Guerre et Guerre, László Krasznahorkai - Outremonde, Don DeLillo V., Thomas Pynchon - Le Bûcher de Times Square, Robert Coover JR, William Gaddis - La Traversée de l’été, Truman Capote Ombres sur l’Hudson, I. B. Singer
P. 56
Dossier
Les romans de New York
76/ Grand angle : La renaissance de Harlem - Apocalypse New York Versailles sur la 43e - Fuir New York - Les écrivains juifs 86/ Dialogues avec : Daniel Mendelsohn, Charles Dantzig, Frédéric Beigbeder, Jay McInerney, Nathan Englander, Gary Steyngart, David Gilbert, Rick Moody
Et pour finir p.92
92/ DVD : The Outfit, John Flynn 94/ la bonne séquence : La Vie d’Adèle 95/ fabrique d’un acteur : Emmanuelle Seigner 96/ une case en plus : S. Marnier et É. Griffon, Zidrou et Roger, Pascal Magnat 97/ vie intérieure d’un interviewer : Sandrine Kiberlain 98/ état des lieux : il y a du Queneau dans l’air
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J’AI PRIS UN VERRE AVEC
David Perrault par Frédéric Mercier photo Amal Buziarsist
A
vec son chapeau, son cuir et ses grosses lunettes, impossible de ne pas remarquer David Perrault. Il m’attend dans un rade de la place Clichy qu’il connaît bien. Carrelage en damier, miroirs, bois : le décor du bistrot n’a pas d’âge. On croirait voir le troquet où se croisent et devisent tous les personnages de Nos héros sont morts ce soir. Dans ce premier long-métrage, ce jeune cinéaste originaire d’Angers, passé par la case scénario de la Fémis, a choisi de mettre en scène la rivalité et l’amitié de deux catcheurs – baptisés L’Équarrisseur de Belleville et le Spectre – dans la France des années 1960. Tourné en noir et blanc, dans des décors dépouillés, le film a quelque chose d’insolite dans la production française, ce à quoi
Mon masque à moi, c’est mon chapeau Perrault souscrit sans réserve : « Je me fous des modes. Ce que j’aime, c’est l’histoire du cinéma, la manière dont les formes circulent sans jamais disparaître. Regarde comme le film noir est baigné d’expressionnisme allemand et de réalisme poétique français. Et puis comme Melville s’en inspire et comme Tarantino est influencé par Melville. » Si le film est principalement sous influence du film noir américain, il évoque aussi le cinéma fantastique de Franju comme les premiers polars de la Nouvelle Vague dont À bout de souffle. Mais pour autant, avec ses longs blocs séquences hypnotiques dans lesquels on pénètre comme dans un rêve éveillé, il n’a rien d’un film classique à l’ancienne. Bien au contraire. « J’espère bien. Et de nostalgique non plus. Je pense plutôt avoir une démarche “maniériste”. Je veux dire par là : convoquer le passé pour le ressusciter sous
une forme moderne et parler de choses très personnelles. » Le cinéma n’est pas le seul référent que le cinéaste cinéphile décline à foison dans son film. Ses emprunts sont aussi sociaux, littéraires : « J’aime le cinéma des signes. Je voulais faire un film de signes. Encore une fois, c’est la circulation qui prime. Il y a une scène surréaliste dans le film avec un crabe. Ce crabe évoque quelques mots de Nerval et dit des choses très humaines sur l’un de mes personnages. Je conçois plutôt les films comme des réseaux infinis de signes, d’influences, de formes. » Les genres se mélangent si bien qu’il est difficile de qualifier cet étrange objet. À la Semaine de la critique à Cannes où il a concouru, le sélectionneur l’a décrit comme un mélange de Wong Kar-wai (pour sa mélancolie et son caractère hypnotique) et de Jacques Becker (pour son lien avec le cinéma français de genre des années 50). Sa radicalité comme son étrangeté n’ont d’ailleurs pas manqué de diviser vivement critiques et spectateurs. Si la conversation avait commencé sobrement au Perrier, elle s’est achevée quelques heures plus tard devant quelques ballons de blanc descendus avec gourmandise. Entre temps, sous le coup de l’ébriété, et après avoir ouvert d’innombrables parenthèses à propos de quelques cinéastes que David adule (Ford, Sirk et Tarantino), je suis parvenu à lui parler de la scène qui m’a le plus marqué. À la moitié de la bobine, les deux catcheurs échangent leurs masques. C’est le film tout entier qui s’incurve, basculant d’un certain cinéma réaliste au cauchemar. David reprend une rasade et s’anime : « Sur le tournage, c’était incroyable, quand Denis [Ménochet] enfilait son masque, il changeait comme son personnage de personnalité. Je voulais parler de ces masques sociaux que l’on arbore pour se protéger. » Quand je lui demande quel masque il pense porter, David sourit : « Mon masque à moi, c’est mon chapeau. » Hors des modes.
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le nez dans le texte
Donnez-moi un secret
Q
par François Bégaudeau
Petites Scènes capitales Sylvie Germain Albin Michel 256 p., 19 e
u’est-ce qui caractérise Lil, personnage c e nt r a l d e P e t i t e s sc è n e s c a p i t a l e s ? L’incertitude. « Un doute n’en finit pas de tarauder en elle. » Le roman commence par la question qui lui vient devant une photo d’elle bébé : « C’est qui, là ? » Question matricielle, « qui suis-je, où vais-je ? », « qu’est-ce que je fais sur la terre ? », « à quoi bon exister ? », complétée par celle qui concerne l’autre bout de la vie : « Est-on conscient de son état quand on est mort ? » Sur l’origine et la fin, aucune réponse, « mystique » ou autre, ne satisfait Lil. Mais entre ces deux béances du sens, que du plein. Il est peu de faits que ce roman supposé sceptique ne flanque d’une explication. La pauvre petite Sophie, née sans membres et bientôt morte, « aime les f leurs », et peut « rester des heures à contempler un bouquet ». Trouve-t-on que cette notation soit poignante en soi ? Pas l’auteur, pour qui le phénomène n’est remarquable que s’il est passible d’une interprétation : « Elle s’identifie aux fleurs qui, comme elle, n’ont pas de mobilité et aucune prise sur le monde. » C’est peut-être cela que Germain appelle, en dernière page, transformer « le vide en lumière ». Le titre est programmatique : les petites scènes contées ici seront capitales ou ne seront pas. « Les petits riens ne sont jamais insignifiants. » Mettons d’abord cette propension à tout faire signifier sur le compte d’une littérature de proximité, soucieuse de ne jamais livrer son lecteur à du brut non tamisé par le sens. Raconter que Jeanne-Joy est surprise jouant du violoncelle devant la tombe de Sophie ne suffit pas. Il faut décrypter : « Elle joue pour son enfant, pour tenter de lui dire avec des sons ce qu’elle ne saurait lui exprimer avec des mots. » Citation authentique. Ensuite, il y a les oiseaux. Au fond du jardin se trouve une volière dont Lil aime « la voix ». On pourrait se contenter de noter cette occulte complicité avec la voix animale, mais non. Le père ne comprend pas la peine de sa fille à quitter cette première maison, car il n’a pas compris « combien lui étaient précieuses les voies de la volière, ( ) combien elles lui étaient maternelles ». Croyait-on que les oiseaux soient des oiseaux ? On se trompe. Les oiseaux sont la mère absente. Car la mère est absente. Partie alors que Lil avait un an, puis morte noyée. Lil et l’auteure qui l’anime doutent de tout mais sûrement pas du fait que l’absence d’une mère, ou la mort d’une demi-sœur quelques années plus tard, vous conditionne. Un roman qui conte une
vie propose un découpage partial de cette vie. Celle de Germain, écrivain de son temps, est familialiste. Contexte historique quasi absent, notations sociologiques nulles, mais on saura tout des père, belle-mère, époux de la belle-mère, demi-frère, demisœur, de leurs naissance, vie, mariage, maladie, mort. Se retirant du monde, Dieu a délégué à la psychologie familiale le rôle de donner du sens. Dès lors, la philosophie spiritualiste, légèrement embarrassée d’elle-même en temps laïcs, se survit dans la psychanalyse, plus sympa, plus familière, moins frontalement métaphysique. Et l’âme se survit dans la psyché, qui tout commande, ordonne, délimite. Y compris le corps. Le corps n’a pas de vie propre. « Ses maux, dit ma voisine, renvoient à d’autres maux. » Toute affection du soma est une somatisation. Lier le cancer de la gorge de Viviane à sa forte consommation de cigarettes, c’est de la courte vue matérialiste. La vérité, c’est qu’elle « vit dans l’effroi des mots, de leur magie, de leur puissance incontrôlable. Empêchés d’écriture et de profération, ils se nouent en tumeur bleu goudron dans sa gorge ». De cette prose dualiste, le motif du secret est le joyau, le produit d’appel. Pourquoi tant de romans contemporains s’articulent-ils autour de ce motif ? Parce que le secret fait jouir de l’idée d’un sens sans imposer la lourdeur d’une clé. L’idée suffit ; suffit au bonheur de ceux que le non-sens effraie. Le demifrère Paul a été remis à Viviane par sa mère juive avant que les nazis ne l’arrêtent ? Ce pourrait être un fait, mais non c’est un secret. Ça a l’air d’expliquer plein de trucs, à commencer par le destin d’artiste puis de prêtre de Paul. Lien causal invérifiable, et c’est tant mieux. Seul compte l’écume du sens. Alors Lil aimerait bien aussi avoir son secret. Jusqu’au bout elle attend, de la bouche de son père, une « révélation extraordinaire » sur sa mère, qui ne viendra pas. En désespoir de cause, Lil se jettera dans la compulsation de documents et la fouille de grenier. Ne trouvant rien, elle se sent « soulagée et déçue ». Soulagée de ne pas avoir appris un truc horrible, déçue de ne pas avoir ramené de sa pêche un bon vieux « Rosebud » des familles. Il lui reste le recours sans risque à la spéculation, la foire des hypothèses en roue libre : « Au fond qu’est-ce qui lui prouve que sa mère est bien morte ? » Spéculez, spéculez, il en restera toujours quelque chose. Il en restera la sensation, chaude comme un feu de cheminée dans une maison froide, qu’on ne vit pas pour rien.
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DÉgoÛts et des couleuvres
Rencontre avec Georges-Marc Habib, directeur de la librairie L’Atelier et directeur de la publication de la revue Page.
Propos recueillis par Louis Séguin
1/ Quel est le livre que vous n’emporteriez jamais sur une île déserte ?
C’est évidemment la question la plus facile car si je ne sais jamais vraiment ce que j’ai envie de lire, je sais que je ne lirai jamais Mein Kampf ou tout autre écrit politique fascisant.
2/ À quel livre ressemble votre vie en ce moment ?
J’ose penser que ma vie ressemble à un roman d’aventures où après chaque étape franchie un nouveau défi se présente.
3/ Quel classique n’avez-vous jamais lu ou vu ?
Je n’ai pas eu de formation littéraire universitaire, donc je suis passé à côté de beaucoup de classiques. Il m’arrive parfois de regretter ce manque de formation initiale. Mais il n’est jamais trop tard. Le Don Quichotte de Cervantès est sur ma table de nuit et attend le moment propice.
4/ Quel compliment récent vous a fait le moins plaisir ?
C’est une question un peu tordue, car si c’est un compliment il me fait par définition plaisir. Je pense que certains compliments peuvent surprendre mais de là à les hiérarchiser… Travaillant dans le monde du livre, je considère que je m’adresse à tout le monde. Mais dans la société dans laquelle nous évoluons, j’ai nettement l’impression que le livre perd de la place et qu’il est urgent de trouver les moyens de remettre la lecture au cœur de nos préoccupations éducatives et sociales. Il faut lire l’essai passionnant de Roberto Casati sur la colonisation numérique (Contre le colonialisme numérique chez Albin Michel) qui met particulièrement l’accent sur l’importance de la « lecture approfondie ».
6/ Ce qui vous plaît le moins dans votre activité ?
Être obligé de convaincre des gens qui n’ont aucune envie d’être convaincus.
7/ Quel écrivain n’inviteriez-vous pas à dîner ?
Les auteurs des livres que je n’emporterais pas sur une île déserte.
© DR
5/ À qui ne s’adresse pas votre travail du moment ?
10/ À qui vous a-t-on dit que vous ressembliez, et que vous n’aimez pas ?
Il y a quelques années, on me confondait souvent avec Laurent Ruquier. Je ne peux pas dire que je ne l’aime pas puisque je ne le connais pas, cependant je me suis laissé pousser la moustache depuis…
11/ Ce que vous avez fait et que vous aimez le moins ?
Dans mon métier de libraire, avec les responsables de rayons nous invitons régulièrement des auteurs, artistes, illustrateurs à venir échanger autour de leurs livres. De temps en temps, il arrive qu’il n’y ait personne, ou pas grand monde, pour rencontrer nos invités. C’est un immense sentiment de culpabilité vis-à-vis de l’auteur, même s’il reste ravi de ce moment de partage.
8/ Le réalisateur que tout le monde aime et que vous 12/ L'artiste que vous aimiez et que vous détestez n’aimez pas ? Quel réalisateur est aimé de tout le monde ? Je maintenant ?
n’en connais pas….
9/ L’expression qui vous énerve le plus ?
Une expression qu’utilise beaucoup ma femme : « Et à part ça ? »
Enki Bilal. J’ai plus qu’adoré ses bandes dessinées jusqu’à ce qu’il se mette à mélanger son travail de peintre avec son univers de BD. Je n’ai pas vraiment compris cette évolution, je me suis senti exclu. De là à dire que je le déteste… POUR ATTAQUER / Page 9
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le journal de
Goûter le bonheur équivoque d’être lue tout en continuant à m’isoler Avec son premier roman La Fabrique du monde, Sophie Van der Linden nous mène dans la Chine ouvrière. Journal d’une lectrice voyageuse.
© DR
13 août 2013
Sophie Van der Linden
L’imposant bateau glisse sur les eaux noires du port de Shimonoseki dans le silence revenu du grandiose hanabi. Cette heure de feux d’artifice combinant lumière, espace et mouvement à un rythme impensable pour un Européen vient couronner mon voyage d’un mois au Japon. Encore abasourdie, tant par ce spectacle que par toutes choses vues durant ces quelques semaines, je m’abîme dans une vision kaléidoscopique du pays. Et j’ai envie d’écrire, là, à partir de cette matière en ébullition qui, en écho à L’Éloge de l’ombre de Tanizaki, pourrait prendre la forme d’un éloge du fumé… Je me dirige vers l’avant du bateau m’emportant vers la Corée puis vers la France que je rejoindrai ensuite, vers la rentrée littéraire qui m’attend en tant que lectrice, mais aussi, pour la première fois, en tant qu’auteure. Et vers ce deuxième roman à terminer, qui m’extirpera de l’Asie et de mes puissantes envies d’écrire sur un sujet qu’il n’est, pour l’heure, pas raisonnable d’envisager.
22 août 2013 La Fabrique du monde Buchet/Chastel 160 p., 13 e
La Fabrique du monde sort ce jour en librairie. Un premier roman a certes l’intensité des premières fois. Il a aussi ce caractère grave, presque nostalgique, d’une unique fois. Je réalise soudainement que plus jamais je n’écrirai sans conscience d’être lue, sans ignorance du « fait » du lecteur.
5 septembre 2013
« Seriez-vous libre ce jeudi pour une séance photo, au siège de la rédaction du quotidien, pour la sélection des dix premiers romans de la rentrée ? » La journée était réservée à l’écriture, à la poursuite du deuxième roman, alors, oui, sans doute suis-je libre… À toute rentrée sa photo de classe, en groupe et en individuel. Petite troupe un peu perdue qui prend ses marques et cherche des connivences dans les parcours éclectiques de chacun. Je le sais, je l’ai attendu, ce jour est aussi celui de la sortie du dernier livre, dernier opus de la tétralogie de Jean-Philippe Toussaint, Nue (Éditions de Minuit) que je lis d’une traite aussitôt acquis. Et repose. Troublée par cette impression diffuse d’être
un peu déçue. Ou déçue d’être déçue. Ma précipitation serait-elle en cause ? Il faudra le relire, tous les relire. Le plaisir du texte est pourtant là, dans cette écriture qui combine comme nulle autre le verbal et le visuel, convoque tous les sens et manipule la phrase dans sa matière même. Face à des scènes burlesques virtuoses peut-être manque-t-il à ce volume ces instants de grâce – la nuit sous la neige à Tokyo dans Faire l’amour, la baignade finale de La Vérité sur Marie – qui signent à mon sens le très grand talent de l’auteur. Capacité à instiller de puissants et durables « instants » comme forme aboutie du littéraire… Tout ceci n’arrange pas ma difficulté à coucher la fin de mon roman en cours.
13 septembre 2013
Première signature, premiers retours de lecteurs. La foule se presse dans ma petite librairie de quartier où j’ai souhaité cette première. Les lecteurs font la queue ouvrage en main, disciplinés et, chacun leur tour, me dévoilent leurs impressions singulières, inattendues, et souvent contradictoires entre elles. Le roman, ce miroir aux alouettes ? Goûter le bonheur équivoque d’être lue tout en continuant à m’isoler et à descendre en moi pour résoudre cette fin…
23 septembre 2013
J’achète et dévore à un rythme échevelé les romans français de la rentrée. Pour ma première acquisition du domaine étranger, je choisis Confiteor de Jaume Cabré (Actes Sud). Et tout s’arrête. N’existe plus que cette œuvre. La densité dramatique de son contexte et de ses personnages perçus au moyen d’une écriture montrant une étonnante liberté, sollicitant de toutes parts le lecteur pour combler les blancs et assurer de fulgurantes inférences, lequel se trouve remercié de tout ce boulot par de savoureux jetés d’humour. Je boucle enfin ce deuxième roman et l’envoie à mon éditrice. Et retourne à la lecture de Confiteor, m’y glisse en cherchant la lenteur maximale, l’attention extrême à un texte que je sais déjà, avant même de l’avoir épuisé, s’imposer comme l’un des plus admirables jamais lus.
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TRANSFUGE
Littérature
Conversation avec François Bon et François Beaune
Chaque mois, Transfuge invite des écrivains à la librairie Les Guetteurs de vent. Ce mois-ci, nous accueillons François Bon pour son livre Proust est une fiction et François Beaune avec La Lune dans le puits. Sur place, apéritif et signatures.
Mercredi 13 novembre à 19h30 Les Guetteurs de vent, 108 avenue Parmentier, Paris 11e
Entrée libre
Rencontre Cinéma
L’adaptation littéraire au cinéma. Faut-il trahir un texte pour lui rester fidèle ? avec Nicole Bertold, Nicolas Klotz Table ronde animée par Transfuge dans et Serge Bozon le cadre du festival Paris Courts devant.
Jeudi 7 novembre à 18h00 Librairie de Paris, 7-9-11 Place de Clichy, Paris 17e
Entrée libre
Livre
Cinéma
Bloody Miami de Tom Wolfe
Histoire de ma mort de Albert Serra
20 livres offerts à nos abonnés : invitationtransfuge@free.fr
20 places offertes à nos abonnés : invitationtransfuge@free.fr
L’ex-enfant terrible du journalisme US des sixties, le romancier épique du New York des eighties fait un portrait au lance-flammes de la Babylone hédoniste de Floride, Miami.
Dans cette Histoire de ma mort, Albert Serra revisite la figure de Casanova. Sous sa caméra, le libertin des Lumières devient un héros de l’esprit contre la matière.
Festivals Cinéma Guides de Voyage Loin de la foule et des clichés, des guides indispensables pour tous ceux qui pensaient connaître New York et Londres et qui souhaitent les découvrir sous un autre visage.
10 guides New York et Londres insolites et secrètes offerts à nos abonnés : invitationtransfuge@free.fr
Rencontre cinématographique de la Seine Saint-Denis Cinéma et arts graphiques
Du 13 au 24 novembre
10x2 places offertes à nos abonnés : invitationtransfuge@free.fr
Un état du monde... et du cinéma Forum des images
La Porte du paradis de Michael Cimino
Still life de Jia Zhangke
Dimanche 10 novembre à 19h, en présence du réalisateur et de l’actrice Zhao Tao
design HartlandVilla / photo : The World - Jia Zhangke © Collection Christophel
DVD
un état du monde… et du cinéma
8 - 17 novembre Forum des Halles forumdesimages.fr
Film mythique dont la version intégrale sort enfin en DVD.
Night moves de Kelly Reichardt
20 DVD offerts à nos abonnés : invitationtransfuge@free.fr
15 x 2 places offertes pour chaque séance: invitationtransfuge@free.fr
Vendredi 15 novembre à 20h, avant-première Présenté par Emmanuel Burdeau et Jade Lindgaard
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Le Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malev itch est au MoM A de New York. Je l’ai vu plusieurs fois « en chair et en os » – si j’ose dire, s’agissant d’une toile, et abstraite, en plus. Même, une fois, profitant de ce qu’il n’y avait personne alentour, je l’ai touchée, d’un index léger et propre (contrairement à des tas d’olibrius qui y ont laissé des traces de doigt). Comme on touche une icône, un objet sacré. De quoi cet emboîtement de carrés d’un blanc différent est-il l’icône ? De l’esprit d’avant-garde, d’abord, poussé à l’extrême (ou presque : il y a toujours un après-extrême). Et puis, surtout, de l’esprit de dépouillement. Je ne suis pas dans les idées de Malevitch, inspiré par la pensée mystique d’Ouspenski ou le thème d’une « quatrième dimension ». M a i s j’a i me bien s a volont é d ’a l ler « au-delà du bleu du ciel ». En peinture, cela mène à Tàpies, à S ou la ges. En littérature, à l’aphorisme. Au presque rien. En attendant le silence.
Flammarion 400 p., 20 e
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une année qui commence bien Une lett re ma nuscrite est- elle une image ? Oui, et davantage : c’est une voix, c’est un portrait. J’ai une passion pour l’écriture des écrivains – au sens littéral, graphique. Depuis les plus petites, comme celle de Choderlos de Laclos, jusqu’aux plus amples, comme celle de Robbe-Grillet. J’ai une lettre où ce dernier, fraîchement élu à l’Académie, signe Victor Hugo ! Cette lettre-ci, sur papier bleu, a été envoyée de Croisset le 18 avril 1860 par Flaubert à Jeanne de Tourbey. Cette belle femme peu farouche a alors 23 ans et lui, qui en a 16 de plus, semble très épris. Il termine par un « Je baise vos jolies mains, vos jolis pieds – et tout le reste » qui fait supputer une certaine intimité (au moins fantasmée). Je ne l’ai pas choisie pour son côté leste (ni parce que je l’ai achetée, un jour de prospérité), mais pour dire mon admiration de jeunesse – et de toujours – pour celui que François-Régis Bastide appelait « le patron », et qui l’est. Il est même plus : il est le surmoi des écrivains.
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LA MÉMOIRE RETROUVÉE
Dominique
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Ce jeu ne hom me nu est Joe Dallesandro, star des films de Paul Morrissey produits par Andy Warhol dans les années 1960 1970. Le film s’appelle Flesh. C’est l’histoire d’un jeune prostitué homosexuel. Je l’ai vu au début de 1969 à New York. Il passait depuis des mois au New Garrick Theatre, récemment racheté par Warhol, rue Bleecker. La photo ici reproduite m’avait été donnée par la direction du cinéma. J’ai aussitôt fait un article dans les Cahiers du cinéma, auxquels je collaborais alors. J’avais, comme on fait toujours dans ce genre d’art icle, t rouvé des raisons savantes d’aimer le film. En fait, je l’aimais à cause de l’acteur. À cause de sa liberté, aussi. Dans ces années-là, les rapports Paris– États-Unis venaient de changer. Le New York de Warhol et de Morrissey était moins puritain que le Paris de Tante Yvonne (de Gaulle). Et puis j’ai choisi cette photo pour rappeler qu’en général, on a beau dire, le cinéma, c’est aussi une affaire de désir.
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Les films abstraits sont l’autre vertige du cinéma expérimental. Non plus celui du désir, comme dans l’underground et dans Flesh, mais celui des tourbillons de formes et de couleurs pures. Les enfants « agités » du Carré blanc sur fond blanc de Malevitch. J’aurais pu mettre ici une image d’un des films à clignotement de Peter Kubelka, de Tony Conrad ou de Paul Sharits. Mais je préfère célébrer Trama de Christian Lebrat qui, terminé en 1980, est postérieur. Lebrat, par ailleurs le principal éditeur francophone de textes sur le cinéma expérimental, s’y montre en plasticien rigoureux et brillant. Un de ses premiers films s’intitulait Couleurs délicieuses sur fond bleu. Et c’est ce que nous offre Trama : des couleurs délicieuses, et même, dans leurs nuances infinies, obt enues pa r gl i s sement et surimpression en notre mémoire, encore jamais vues.
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Noguez
L’auteur du roman mélancolique, Une année qui commence bien, quitte les voies de l’amour pour celles de la mémoire. Galerie de souvenirs composée par un esthète.
Une œuv re est une solitude tendant vers la pluralité. Pluralité des destinataires et, dans les récits, des personnages. Au cinéma, cela donne à un extrême, Portrait of Jason de Shirley Clarke, avec un seul protagoniste parlant deux heures ; à l’autre, le Napoléon d’Abel Gance ou Alexandre Nevski d’Eisenstein et leurs milliers de figurants. Ma cinquième image – prise au Teatro Real de Madrid en 2004 – sera une image de foule, dans Tosca. De l’opéra de Puccini, j’ai d’abord préféré le dernier acte avec l’air « E lucevan le stelle » dont Visconti avait utilisé les poignants accents dans Rocco et ses frères, puis l’acte II avec la formidable confrontation de Tosca et Scarpia. À présent, je mets au-dessus de tout la fin de l’acte I, située à Rome dans l’église Sant’Andrea della Valle, quand le libidineux chef de la police (incarné ici par Ruggero Raimondi, le reconnaît-on ?) mêle son cri de désir pour la cantatrice (« Va Tosca ! ») aux voix du clergé et des fidèles célébrant, d’un « Te Deum », la (fausse) nouvelle de la défaite de Bonaparte à Marengo. Jamais politique, religion et érotisme n’ont été aussi puissamment liés. POUR ATTAQUER / Page 13
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