TRANSFUGE N°93

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Décembre 2015 / N° 93 / 6,90 €

Choisissez le camp de la culture

paris 13 novembre Couvs-Transfuge93-Décembre2015.indd 2

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par Rabah Ameur-Zaïmeche, Michka Assayas, Frédéric Beigbeder, maïssa bey, Serge Bozon, Frédéric Ciriez, thomas clerc, Charles Dantzig, Arthur Dreyfus, Clara Dupont-Monod, Philippe Faucon, Olivier Guez, Jacques Henric, Nicolas Klotz, jean-marie larrieu, Tobie Nathan, Jean-Noël Orengo, Michaël Prazan, Leïla Slimani, Adam Thirlwell, Antoine Vitkine

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livres Pour ces innocents

J

e n’ajouterai pas de commentaire aux milliers, aux millions de commentaires qu’on lit depuis vendredi. Des beaux, des bêtes, des intelligents, des émouvants. Dans nos pages mêmes, gentiment, des écrivains et des cinéastes ont accepté malgré leur chagrin d’écrire des textes sur ce vendredi noir, ce vendredi 13 novembre qui a fait à ce jour cent vingt-neuf morts. Je les en remercie. Transfuge est ce Paris qui a été touché. Nous sommes ce Paris cosmopolite qui a été touché. Nombre de personnes qui travaillent avec nous habitent les quartiers meurtris, le 10e et le 11e. Je ne donnerai pas leurs noms, car il faut vivre caché aujourd’hui. Ni ceux de mes amis, nombreux, qui y résident. Ça aurait pu être eux, ça aurait pu être moi.

Quelle tristesse

Juste un souvenir : au Carillon, il y a quelques années, nous fêtions l’anniversaire d’une amie. J’avais rencontré un garçon d’une trentaine d’années avec qui j’avais longuement discuté. Il collectionnait les numéros un de revues. Fier, il me confia qu’il avait à ce titre le tout premier numéro de Transfuge. Vendredi 13 novembre, j’ai tout de suite pensé à ce doux dingue, personnage paumé trufaldien, quand j’ai entendu qu’il y avait une fusillade là-bas. Au-delà des marqueurs sociologiques faciles – bobos, hipsters –, ces terroristes ont tué des innocents, des naïfs pourrait-on dire, des naïfs comme nous tous si fragiles, si vulnérables, face à ces brutes, face à ces porcs. Ces innocents, voici leurs noms, ils n’y sont pas tous, que les absents nous le pardonnent. Mais c’est à l’ensemble des victimes que nous dédions ce numéro et à leurs familles. Et à Guillaume B. Decherf, qui a tenu chronique ici il y a quelques années à propos de la bande dessinée, un très gentil garçon. Assassiné au Bataclan.

par Vincent Jaury

Marion Jouanneau, Maxime Bouffard, Renaud Le Guen, Djamila Houd, Cédric Mauduit, Olivier Hauducoeur, Valentin Ribet, Fabrice Dubois, Victor Munoz, Quentin Boulanger, Éric Thomé, Madeleine Sadin, Thomas Ayad, Élodie Breuil, Claire Camax, Nicolas Classeau, Guillaume B. Decherf, Alban Denuit, Elsa Veronique Deplace San Martin, Vincent Detoc, Romain Dunet, Mathias Dymarski, Grégory Fosse, Christophe Foultier, Suzon Garrigues, Matthieu Giroud, Juan Alberto Gonzalez Garrido, Mathieu Hoche, Pierre Innocenti, Nathalie Jardin, Marie Lausch, Yannick Minvielle, Marie Mosser, Quentin Mourier, Hélène Muyal, David Perchirin, Aurélie de Peretti, Manu Perez, François-Xavier Prévost, Armelle Pumir Anticevic, Thibault Rousse Lacordaire, Lola Salines, Patricia San Martin, Hugo Sarrade, Maud Serrault, Valeria Solesin, Fabien Stech, Chloé Boissinot, Asta Diakité, Raphael Hilz, Amine Ibnolmobarak, Charlotte Meaud, Émilie Meaud, Justine Moulin, Anna Pétard-Lieffrig, Marion Pétard-Lieffrig, Sébastien Proisy, Kheireddine Sahbi, Stella Verry, Ciprian Calciu, Lacramioara Pop, Romain Didier, Thierry Hardouin, Véronique Geoffroy de Bourgies, Michelle Gil Jaimes, Hyacinthe Koma, Guillaume Le Dramp, Lamia Mondeguer, Halima Saâdi, Houda Saâdi, Ariane Theiller, Cédric Gomet, Estelle Rouat, Cécile Misse, Stéphane Albertini, Olivier Vernadal, Manuel Colaço Dias, Jean-Jacques Amiot, Frédéric Henninot, Raphaël Ruiz, Luis Felipe Zschoche Valle, Caroline Prénat, Ciprian Calciu… Un jour, bientôt, le plus tôt possible, l’amour redeviendra notre priorité. ÉDITO / Page 3

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sommaire N°93 / décembre 2015

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paris, 13 novembre 2015

On ouvre le bal

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Édito livres 6 /   On

prend un verre avec Monica Sabolo.

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DU CÔTé DE LA LITTéRATURE

Dossier : vendredi 13 novembre

28 /

chroniques nez dans le texte de François Bégaudeau bonne séquence de Nicolas Klotz 14 / Le projecteur de Caroline Fourest

dossier

Des écrivains et des réalisateurs ont accepté à chaud d’écrire un texte sur cette tragédie.

8 /   Le

10 / La

14 / C lub

déshabille le très branché Bertrand Burgalat. 46 /  Le meilleur du poche 44 /  On

16 /   Arthur Dreyfus

nous présente sa collection de haute couture. 18 /   Le journal de Clélia Renucci, une passionnée de cougars. 20 /   La librairie La Petite Lumière éclaire le quartier Daguerre. 22 /   La librairie Le Divan, ou le secret d’une institution parisienne. 24 /   Interview chiffrée avec les animateurs de Ping Pong. 26 /   En coulisse, nous rencontrons Sandrine Treiner, nouvelle directrice de France Culture.

Le meilleur du classique 48/

O n rencontre quelques mythes vivants : Michael Douglas, Don DeLillo, Michel Piccoli, Wim Wenders…

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APRÈS

“Vibrant, talentueux, fou”

KIDS ET KEN PARK

MORGANE PRODUCTION, POLARIS FILM, POLYESTER et JOUR2FÊTE présentent

LES INROCKS

“D’une liberté

stupéfiante” TRANSFUGE

UN FILM DE

LARRY CLARK

valérie donzelli © Céline Nieszawer

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ACTUELLEMENT EN

SUR LES éCRANS

DVD ET VOD

AVEC

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Édito ciné 98 /  L’événement ciné :

La réalisatrice Valérie Donzelli signe un film formidable, très littéraire, Marguerite et Julien. On l’a longuement rencontrée.

106 /  Sélection films : On

a vu beaucoup de films, on a sélectionné pour vous les meilleurs à venir. Dont le film de Nanni Moretti, Mia madre, et celui des frères Larrieu, 21 nuits avec Pattie.

124 /  DVD

“Un film superbe, entêtant, fascinant” Télérama

“Un chef-d’œuvre” Transfuge

“Une superbe comédie tragique” France Culture

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QUOI DE NEUF EN VILLE ?

Nicolas Klotz s’entretient avec Lav Diaz 130/ Agenda

ACTUELLEMENT EN DVD ET VOD avec

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j’ai pris un verre avec…

MONICA SABOLO

par Frédéric Mercier photo Thomas Pirel

M

onica Sabolo a d’abord voulu me jeter son verre de Coca à la gueule. À peine assise, elle me proposa de m’arroser, espérant de cette façon rompre la monotonie de l’entretien type et offrir une photo explosive à Transfuge : « C’est que je suis prête à tout pour la médiatisation », a-t-elle renchéri dans un éclat de rire cristallin qui a immédiatement détendu l’atmosphère. On a donc pu prendre notre temps, espérant que quelque chose d’inattendu se produise et vienne

Je suis prête à tout pour la médiatisation

Crans-Montana JC Lattès 240 p., 19 e

bousculer la mise en scène de ce « verre » qui paraissait un brin trop calculée : rendez-vous pris à la terrasse du Flore, avec, justement, le Prix de Flore 2013, où les serveurs l’interpellent comme une bonne copine « Eh, Monica ! » et lui apportent pour ses yeux bleus et, sans qu’elle ait besoin de le commander, son Coca Zéro. Pendant trois heures, nous avons parlé littérature bien entendu, de Virgin Suicides auquel les premières pages de son dernier roman Crans-Montana font penser et dont elle aime encore plus le livre que le film, mais aussi de Dario Argento, de ce grincheux de La Rochefoucauld et de son travail d’ex-rédactrice en chef des pages culture de Grazia. Activité qu’elle a quittée pour se consacrer entièrement à l’écriture romanesque qu’elle juge « moins douloureuse ». On a pu entrer dans les détails de Crans-Montana, beau livre très mystérieux et complexe de la désillusion. Dans les années soixante, dans une station suisse huppée, une bande de garçons de la bonne société observe « les 3 C », un groupe de filles qui forment pour

eux une entité idéale, un appel immaculé à la vie. Et puis rien ne se passe comme prévu, les existences sont gâchées et l’image des 3 C se macule du sang des avortements, des accidents, du fric indécent des années quatre-vingt que Monica désigne comme « glaciaires ». « Personne ne s’en sort super bien – les filles comme les garçons. Ils ne font pas des choix très courageux. Ils n’ont aucune conscience de rien, ni de la politique, ni de l’époque. Ils n’ont aucune responsabilité envers eux-mêmes. » Nous en étions là à parler de la responsabilité de leurs parents qui ont tenu secret leur passé, la guerre, leurs fautes et leur culpabilité lorsqu’une guêpe est venue se poser sur mes cheveux. Tandis que je bataillais pour la chasser, Monica me suppliait de ne pas la tuer : « C’est peut-être la dernière. » Comme l’avait souhaité la romancière, l’impromptue était venu nous surprendre, suspendre le cours de la promotion et de l’interview : une guêpe en plein mois de novembre au Flore ! La conversation a alors basculé. Monica Sabolo a rêvé voir apparaître des animaux tropicaux, qu’un ara vienne se déposer sur l’objectif du photographe, qu’éclate au-dessus de nous une tempête de pluie et que s’y noie le vieux teckel installé à côté de nous. Pris dans sa déferlante d’images sauvages, je lui ai alors parlé de son obsession romanesque pour la longueur des ongles, des cheveux, des phanères et elle a convenu dans un éclat de rire que Crans-Montana était peut-être bien un « roman capillaire ». « Mes personnages veulent être plus forts que le biominéral. C’est d’une arrogance folle. Repliés dans leurs bulles, ils veulent rester maîtres de cet espace. » J’ai compris l’approche organique de ses personnages. « C’est pour ça que j’aime tant Joyce Carol Oates qui a le même goût que moi pour l’eau, le souterrain, l’inconscient. » Une belle rencontre, à son image et à celle de son écriture : douce et piquante, sauvage.

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Écrire est une fête

«P

par François Bégaudeau

Quand le diable sortit de la salle de bain Noir sur Blanc 320 p., 18 e

arlez-nous du présent ! Du présent ! » r é c l a me S oph ie à u n P ier r e Bergounioux, croisé dans le TGV, paré d’une robe de bure, et ressassant « mon passé, mon enfance ». Mais puisque l’éminent écrivain demeure sourd à l’appel, l’auteure dont Sophie est le double se charge d’y répondre, en exposant frontalement la situation qui fut la sienne et l’est peut-être encore : celle d’une trentenaire que ses livres ne nourrissent pas (sans blague ?) et qui, ayant lâché un boulot sans doute à la con, sombre dans un « précariat chronique » où les achats de pâtes sont comptés. Situation dont elle ne craint pas de donner un diagnostic chiffré (« Pendant une certaine période de ma vie, j’ai vu mon revenu divisé par trois et mon appartement passer de quatre-vingts à douze mètres carrés ») ou trivialement administratif (« J’ai dit RSA tout à l’heure, mais je touche l’Allocation de solidarité spécifique, c’est le même montant, sauf que l’ASS est gérée par Pôle Emploi, non par la CAF »). Et ce qui devait arriver arrive : lorsqu’elle couche sur la page la liste des documents à joindre à un dossier, son ami Hector, qui par magie peuple son livre autant qu’il le lit, dit tout haut ce que certains lecteurs auront pu penser tout bas : « D’habitude on s’abstient de prosaïque liste dans les livres à littéraire prétention. » C’est qu’une idée trop répandue voudrait que la capture documentaire fasse baisser en gamme le style. Qu’un livre à vocation en partie sociale doive s’outiller d’une langue neutre, qui précisément ne soit qu’un outil, un médium transparent. Qu’un auteur pris d’une ambition réaliste serait judicieux d’en rabattre sur la littérature. Qu’au fond il faudrait choisir entre les choses et les mots. Ce tir groupé d’inepties aboutissant à une séparation nette entre livres valant pour le fond (dont on dira qu’ils sont écrits avec les pieds, mais recommandables) et livres valant pour la forme (ça raconte rien, mais qu’est-ce que c’est bien écrit !). Pas de chance pour les ineptes : Sophie Divry est aussi très portée sur la forme. Au commencement de son livre est le verbe. Ses pages sont même jonchées de symptômes d’un verbocentrisme aigu : personnages dont le trait caractéristique est un fait de langue (Hector, on l’a entrevu, antépose les épithètes, s’adonnant par exemple aux « croisés mots » cependant que Bertrande dégoise au kilo des pléonasmes du genre « tendances autosuicidaires ») ; interlude en forme de fable campant un « mange-consonnes » qui prive certains animaux de leur consonne initiale, au grand dam du « roi Ion » ; psychologisation de la conjugaison, avec un drolatique développement sur le conditionnel comme temps des pauvres

le nez dans le texte

(alors que les riches ne connaissent que le statu quo de l’indicatif), que complète une notation ultérieure sur « l’ambiance de passé simple » dans laquelle se formolise la France contemporaine. Le langage n’est pas du luxe au-dessus du réel ; c’est par lui que le réel est produit. Théorème qui prend effet dans les trois calligrammes livrés par Divry, mais aussi dans ses nombreux néologismes, qu’ils procèdent d’une suffixation hasardeuse (« contemplage de plafond » « insultage »), de l’incise-valise (« articulacha ma mère »), de l’adjectivation sauvage (« une amabilité fleurymérogienne »). À quoi il faut ajouter les expérimentations qui témoignent d’un autoérotisme linguistique – listes, variations typographiques, anaphores sans fin (« je n’aime pas les hommes qui »), logorrhée d’images sorties d’un « sac à métaphores », bazar de synonymes. Certains s’écoutent écrire ; Sophie Divry se donne du plaisir avec la langue, ce qui est singulièrement différent. Et nous ramène à l’assise sociale de Quand le diable sortit de la salle de bain. Car le verbe créateur, c’est la richesse du pauvre, sa souveraineté retrouvée. Qu’est-ce qu’il me reste quand il n’y a plus de pâtes ? Des jeux de langue, pour peu que je la délie, la débride. Pour peu que, dans une filiation sternienne assumée, je fasse glisser le texte vers où il me chaut qu’il glisse. Un récit de sexe ? Si je veux. Un conte pour enfants ? Quand je veux, avec le style que je veux. L’opposition n’est pas entre le réalisme et le formalisme, mais entre des écritures platement respectueuses des règles de l’idiome, et celles qui envisagent l’idiome comme un réservoir infini de combinaisons libres. Pour autant le verbe ne rachète pas la vie. Sophie Divry, hélas pour elle, n’est pas Grégoire Delacourt. Elle ne donne pas dans la poésie de consolation. Si son héroïne dira n’oublier la faim que lorsqu’elle lit, écrire ne remplace pas un steak. Écrire ne pallie pas davantage la misère qu’elle ne la supprime, mais creuse une cavité ludique au sein de la misère. Ça ne fait pas manger mais ça fait du bien, dit Sophie Divry dans la vraie-fausse lettre de candidature pour une bourse d’écriture qu’elle reporte en appendice. Écrire n’est pas une compensation mais une diversion, aussi efficace que provisoire. Un caprice. Une sauterie en marge. Et d’ajouter dans la même lettre : « Ce n’est pas le chômage qui est drôle, c’est la littérature qui peut être une fête. »

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HARD RAIN 2

A

From What Is Before

de Lav Diaz avec Perry Dizon, Hazel Orencio… projeté lors de la rétrospective Lav Diaz au Jeu de Paume (3 novembre – 5 décembre 2015)

par Nicolas Klotz

près un peu plus de cinq heures de film, deux hommes discutent dans une rizière. Le premier, seul habitant d’un village d’où tous les autres ont fui, vient de faire partir toute sa famille ; l’autre, après avoir beaucoup voyagé, revient tout juste dans ce village où il est né, pour terminer sa vie. Ils ont la cinquantaine et s’interrogent : quand a commencé la malédiction ? À partir de quand ce village qui était si vivant est-il devenu un village mort, un village peuplé de morts. Les incendies, les meurtres d’animaux, cet homme retrouvé mort, les hurlements étranges dans la forêt étaient des signes précurseurs. De bien mauvais augures annonçant la venue sourde de l’armée pour occuper le village et y imposer le couvre-feu. Quand le fascisme s’est-il installé ? From What Is Before ? Plan ? Séquence ? Moment de grâce ? C’est forcement réducteur de parler du cinéma contemporain avec des mots d’hier. Pas évident non plus que ceux d’aujourd’hui soient plus utiles. Ce moment qui surgit vers la fin du film est d’une beauté rare, une beauté qui se constitue sous nos yeux, au fur et à mesure de la durée du plan. Et il est d’autant plus intense que les paroles échangées entre les deux hommes sont d’une humanité radicale. À partir de quand le fascisme s’est-il installé dans nos vies ? Tendresse absolue entre deux sublimes survivants dont le futur proche est pour l’un totalement incertain, et pour l’autre, définitivement terminé. Promesse donnée par celui qui vivra le plus longtemps de brûler le corps de celui qui se prépare à mourir sur une petite barque qui glissera dans les courants du fleuve. À l’écart de l’armée. Gestes partagés avec la fille du mort. Gestes de paix et de réconciliation entre le père défunt et sa fille. Déjà conjurer les destructions dans nos vies. On pourrait dire que c’est aussi beau qu’un film d’Ozu, que le noir et blanc végétal donne à ce plan une dimension à la fois concrète et énigmatique. Ou bien que c’est dans les choses les plus simples, les plus proches de la vie, qu’irradie la métaphysique cosmique qui habite tout le cinéma de Lav Diaz. On pourrait dire aussi que la séquence qui suivra – celle où le petit bûcher en flammes voguera lentement sur le fleuve – pourrait être une version punk des Carabiniers ou une vision punk du Front de libération de Seine-et-Oise dans Week-end. Mais les références ne servent qu’à tenter d’approcher la part animale des cinéastes. Cette pulsion viscérale qui vient de l’histoire du cinéma et avec laquelle certains cinéastes continuent à risquer leur vie.

la bonne séquence

On a pu lire des phrases très élogieuses mais très creuses, ici ou là, sur ce film majestueux parlant d’un cinéma « d’une beauté brutale, dépourvue de tout artifice de séduction, quasi ethnographique, etc. ». Phrases qui donnent envie de fuir tant on a l’impression de les avoir déjà lues à propos de dizaines d’autres films venus des pays dits « pauvres ». D’autant plus que l’étonnante puissance qui habite les films de Lav Diaz – malgré ou justement grâce aux dispositifs de production minimaux dont il dispose – exerce un pouvoir de séduction absolument immense. En connectant la beauté assez fulgurante qui traverse les paysages, les fêlures humaines et les vibrations de l’histoire, à la durée et la simplicité de ses plans. Alors que tant de films cherchent la vitesse, le speed chic ou la pose vulgaire, la séance jetable qui attire les millions de spectateurs, aussitôt vue aussitôt oubliée, le cinéma de Lav Diaz est un cinéma qui magnifie la salle de cinéma et que la salle de cinéma magnifie. On dirait qu’ils ont été faits l’un pour l’autre. Ces salles de cinéma à l’ancienne qui dans son pays ont toutes été détruites puis englouties par les grands centres commerciaux réservés au cinéma hollywoodien. On pourrait même dire que cette durée, celle qui habite les plans, faisant de ses films des « monstres » de cinq heures trente, de sept heures, de neuf heures, ou de onze heures, est une très belle introduction à ce que la salle de cinéma est parfois en train de redevenir. Un espace-temps débarrassé des formatages temporels et esthétiques imposés par ceux qui haïssent le cinéma mais qui en vivent. Un lieu collectif habité de cinéastes, d’acteurs, de techniciens, de producteurs, de spectateurs, de critiques, d’amitiés. Salles de cinéma, musées, cinémas temporaires, galeries d’art contemporain qui explorent comment la technologie numérique permet déjà d’inventer d’autres modes de projection. Saluons également la beauté du travail de Hazel Orencio, actrice principale de From What Is Before, présente ici comme dans les autres films de Lav Diaz. Chaque fois si différente, mais toujours aussi proche d’elle-même. Actrice intense mais aussi assistante-réalisatrice et directrice de casting. Rappelons qu’il y aura une nouvelle projection du film au Jeu de Paume, le 4 décembre à 12 h 30. À ne pas manquer.

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« Une excellente manière de te défendre d’eux, c’est d’éviter de leur ressembler. » Marc aurèle

9,90 € - 224 pages Illustrations de Scott Pennor’s

les belles lettres www.lesbelleslettres.com

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club

Abonnez-vous et bénéficiez chaque mois d’avantages exclusifs : www.transfuge.fr

livre

24, rue de Maubeuge, 75009 Paris Tél. : 01 42 46 18 38 www.transfuge.fr Directeur de la rédaction Vincent Jaury

La Route de l’Ouest de A. B. Guthrie (Actes Sud)

5 livres offerts

Théâtre

Rédacteur en chef cinéma Damien Aubel Rédactrice en chef littérature Oriane Jeancourt Galignani Rédaction Maud Antigna, Antoine de Baecque, Clément Bénech, Sarah Chiche, Jean-Paul Chaillet, Benoît Legemble, Simon Liberati, Ilan Malka, Frédéric Mercier, Marc Séfaris, Catherine Simon, Marine de Tilly, Arnaud Viviant Chroniqueurs François Bégaudeau, Caroline Fourest, Nicolas Klotz

Iliade d’après Homère mis en scène par Pauline Bayle

Conception et réalisation graphique Fabien Lehalle

Théâtre de Belleville

Direction artistique Danielle Zetlaoui

4 places offertes le mercredi 2 décembre à 19 h

Photographes Thomas Chéné, Nicolas Klotz, Thomas Pirel, Jean-François Robert, Laurent Troude

94, rue du Faubourg-du-Temple - 75011 Paris

Quatuor Zemlinsky

Joseph Haydn Quatuor à cordes op.76 n° 3, dit « L’Empereur » Alexander Zemlinsky Quatuor à cordes n° 1, op.4 Ludwig van Beethoven Quatuor à cordes op.130 (avec « Grande fugue »)

Théâtre des Bouffes du Nord 37bis, boulevard de la Chapelle - 75010 Paris

10 places offertes le lundi 14 décembre à 20 h 30 cinéma

Dracula de Francis Ford Coppola Forum des Images

2, rue du Cinéma – 75001 Paris

10 places offertes le samedi 26 décembre à 21 h

Illustrateurs Seb Jarnot Couvertures Marc-Antoine Coulon Gérant Vincent Jaury Responsable Publicité et Partenariats Amandine Dayre Tél. 01 42 46 18 38 - Mobile : 07 88 37 76 45 amandine.dayre@transfuge.fr Fondateurs Vincent Jaury et Gaëtan Husson TRANSFUGE.FR Agence e-Lixir

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A v ant - p r e m i è r e

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10 places offertes le dimanche 6 décembre à 20 h 30 au Balzac, 1, rue Balzac - 75008 Paris expo

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J’ai le sentiment d’avoir gagné un bon point

© Astrid di Crollalanza

le journal de

Clélia Renucci, l’auteure de Libres d’aimer, les cougars dans la littérature, effeuille son journal.

Mardi 8 septembre

Lire le journal des auteurs qui m’ont précédée me donne envie de repartir en voyage, à Berlin, Los Angeles ou en Russie. Et je repense à l’image de cette femme croisée dans le transsibérien, blonde, souriante et enceinte, déjeunant de fades œufs brouillés aux petits pois du wagon restaurant sous le regard indifférent de la provodnitsa, tout entière tendue vers ses retrouvailles avec celui que j’ai imaginé comme le père de son enfant, éleveur de pommes de terre dans un champ d’Irkoutsk près du lac Baïkal. Un peu comme moi enceinte écrivant mes cougars en attendant la naissance de ma fille il y a un an. Béatitude.

Jeudi 10 septembre Libres d’aimer, les cougars dans la littérature Albin Michel 304 p., 20 e

Sortir de ma classe en courant, laisser à mes élèves consciencieux un devoir sur l’ablatif absolu pour aller dans les studios d’Europe 1 retrouver Taddeï et parler avec Jean-Marie Rouart de mes héroïnes. Évoquer la sensualité de la Sanseverina dans La Chartreuse de Parme, les manigances de la Merteuil, cougar de vingt-six ans des Liaisons dangereuses ou encore le désarroi de Marthe du Diable au corps, femme adultère d’un mari parti à la guerre, sublime de naïveté mâture. Faire un tour aux Bains puis au Baron pour fêter ça.

Mercredi 16 septembre

Roosevelt, c’est le sujet du documentaire de Laurent Joffrin à l’avant-première duquel je suis invitée, comme François Hollande. Si les gens l’avaient su, la salle aurait été plus pleine. On s’est accordé sur une bonne blague de Churchill : G. B. Shaw lui envoie un télégramme pour l’inviter à l’une de ses pièces : « Vous ai

réservé deux places pour la première. Amenez un ami, si vous en avez un. » Et Churchill de répondre : « Présence impossible pour la première. Viendrai à la deuxième, s’il y en a une. »

Mercredi 23 septembre

C’est la soirée de signature de Libres d’aimer à la librairie Albin Michel dirigée par la délicieuse Danhong Shen. Je rencontre des lecteurs et suis ébahie : mon livre est un remède, l’une veut l’offrir à son collègue déprimé par une histoire d’amour, il lui donnera envie d’aimer à nouveau. Bonheur extatique, les cougars ne font plus fuir ou ricaner, leur liberté est aspirationnelle et les romans aident à mieux vivre. J’ai le sentiment d’avoir gagné un bon point.

Samedi 26 septembre

Je suis enfin allée voir Le Tout Nouveau Testament de Jaco Van Dormael, le jour où le film est projeté pour la première fois aux États-Unis à Austin, car il est choisi pour représenter la Belgique aux Oscars. Quelle folie ! Quelle magie ! Mettre en scène Dieu en SDF agressif à la soupe populaire, sermonné par un curé et renvoyé chez les Ouzbeks. Et le rôle de Catherine Deneuve ! Épouse esseulée, cougar par moments, elle finit heureuse sous la protection sensible et câline d’un gorille ! Je me dis qu’ils ont raison, les Belges, d’avoir choisi ce film, comme la France fait bien de concourir avec Mustang qui a enchanté le début de mon été, même si l’absence totale de culture m’a démoralisée. Ces cinq jeunes filles ravissantes n’ont accès qu’à une passion, le foot ! Mais l’ensemble est éblouissant et montre qu’en Turquie, comme dans bien d’autres endroits, la féminité est toujours perçue comme une provocation.

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L’avis des libraires

La Petite Lumière

© DR

14, rue Boulard 75014 Paris

On vit dans une ambiance poisseuse La Petite Lumière éclaire le village Daguerre, dans le 14e arrondissement de Paris, depuis des années. Rencontre avec son nouveau propriétaire, Olivier Renault. propos recueillis par O. J. G.

D’où vient le nom de votre librairie, La Petite Lumière ? C’est le titre d’un roman de l’Italien Antonio Moresco, traduit chez Verdier par Laurent Lombard. Après la présentation de la rentrée littéraire chez l’éditeur, en juin 2014, je suis rentré chez moi et j’ai lu le livre d’une traite. J’étais émerveillé, je n’ai pu dormir de la nuit. Un véritable enchantement. Le lendemain, ma femme l’a lu et a subi le même choc. Puis ce fut au tour de mes collègues. Lorsque est venu le temps de choisir un nom pour le rachat de la librairie, celui-ci s’est imposé, d’abord pour la qualité de ce texte si singulier, sa force d’écriture, sa sensualité, son bestiaire, son travail sur le rêve, le statut trouble entre les niveaux de fiction, les frontières incertaines entre la vie et la mort, la fin qui est une ouverture qui commande la relecture. La lumière permet de lire, d’éclairer les pages ; elle sert de repère dans la nuit ; elle évoque le siècle de Casanova, Voltaire, Sade, Laclos, Diderot. C’est enfin un petit signe d’espoir, dans nos ténèbres actuelles : ici on luit, ici on lit.

Comment expliquez-vous votre pérennité : l’emplacement, le public ? Nous avons la chance d’être dans un quartier exceptionnel. Par son histoire, celle de Montparnasse : nous sommes les voisins dans le temps d’Artaud, Rivière, Calder, Picasso, César, l’imprimerie Maeght… C’est le village Daguerre. Il y règne un vrai sens de la convivialité et un fort tissu associatif. Les gens se donnent rendez-vous à la librairie comme au café pour se retrouver et discuter. Beaucoup de clients deviennent des copains. On prend le café, l’apéro. Nous avons de très bons lecteurs, fidèles, qui malgré la crise ont un budget livre. La lecture est pour eux un acte intime et créatif, mais aussi une valeur. Cette librairie fait partie de leur vie. Ils l’aiment comme ils apprécient les commerces de bouche de qualité. Le goût, sous toutes ses formes, et une exigence qui nous pousse nous, libraires, à être meilleurs. L’année 2015 a-t-elle été fructueuse pour la littérature ? L’année a été bizarre. Il y a eu de bonnes choses, mais dans un contexte particulier. Depuis les attentats du début de l’année jusqu’aux massacres de vendredi, on vit dans une ambiance poisseuse, angoissante. On lit sans doute autrement. Mais la littérature passe quand même et nous fait penser. En cette fin d’année, quels sont les romans que vous allez mettre en avant à La Petite Lumière ? Moi et le diable de Tosches (Albin Michel), La Cache de Boltanski (Stock), Entre les deux il n’y a rien de Riboulet (Verdier), Leïlah Mahi 1932 de Blonde (Gallimard), Someone d’Alice McDermott (Quai Voltaire), Vilnius Poker de Gavelis (Monsieur Toussaint Louverture), Les Nuits de laitue de Barbara (Zulma), L’Infinie Comédie de Wallace (L’Olivier). Et les nouvelles de VilaMatas, La Modestie et autres récits (Bourgois). Un coup de cœur particulier pour cette année 2015 ? Maylis de Kerangal, avec À ce stade de la nuit (Verticales) et Réparer les vivants (Folio).

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L’avis des libraires

(l’Arbre vengeur) ou encore Enquête sur un sabre de Claudio Magris (Gallimard).

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La saison des prix – le Goncourt, le Médicis… – est bientôt révolue. Que représentent-ils pour une librairie comme la vôtre ? La saison des prix n’est pas révolue, elle ne fait que commencer. Les prix littéraires représentent des ventes importantes pour une grande librairie générale comme la nôtre, mais aussi de futures rencontres avec les lecteurs, comme celle avec Hédi Kaddour (Grand Prix de l’Académie française) que nous soutenons depuis le début.

La librairie apporte réconfort et sourires Charline Vincent-Lucas, libraire au Divan, s’installe, justement, sur le divan de Transfuge, et répond à nos questions. propos recueillis par Damien Aubel

le divan

203, rue de la Convention 75015 Paris

Comment qualifieriez-vous cette rentrée littéraire 2015 ? Distinguez-vous des lignes de force ? Comme toujours, la rentrée littéraire est d’une grande richesse et d’une grande diversité. Des lignes de force ? Oui et non. Oui, par exemple avec la forte présence de la thématique de l’Orient : Hédi Kaddour et ses Prépondérants, Boualem Sansal et 2084, ou le prix Médicis étranger, Encore de Hakan Günday, et bien sûr le prix Goncourt, Boussole de Mathias Enard… Non, car comme chaque année, la rentrée littéraire est fertile en découvertes avec ses premiers romans notamment, et ses rendez-vous attendus comme la parution du dernier Amélie Nothomb, ou la rentrée des éditions de Minuit. Quels sont vos coups de cœur en littérature étrangère et française ? Quel dilemme ! Nous avons sept libraires forts lecteurs de littérature et ainsi beaucoup de coups de cœur. En voici quelques-uns : Soundtrack de Hideo Furukawa (Picquier), Daniel Avner a disparu d’Elena Costa (Gallimard), Someone d’Alice McDermott (Quai Voltaire), Football de Jean-Philippe Toussaint (Éditions de Minuit), Six jours de Ryan Gattis (Fayard), En dehors d’Angela Lugrin (Isabelle Sauvage), Le Brady, cinéma des damnés de Jacques Thorens (Verticales), Venus d’ailleurs de Paola Pigani (Liana Levi). À noter aussi les superbes rééditions de Zobain de Raymond Guérin (Finitude), Mes amis d’Emmanuel Bove

Vous êtes situés dans le 15e. On imagine que vous avez tissé des liens avec le quartier. Comment, par le biais de quels événements ? En 2016, nous serons depuis vingt ans dans le 15e arrondissement. Mais nos clients viennent aussi d’Issy-les-Moulineaux, de Boulogne, du 14e et du 16e. La librairie est devenue un lieu fédérateur, de rencontres. Elle est en relation avec quasiment tous les acteurs culturels (cinéma, théâtre, médiathèque) et les établissements publics de son arrondissement. Le Divan est également le coorganisateur de plusieurs manifestations culturelles (les journées Georges Brassens, le salon Paris se livre en haut de la tour Montparnasse, le Maghreb des livres…). Dans la librairie adulte et notre librairie jeunesse, nous proposons une moyenne de quatre-vingts rencontres, débats ou dédicaces par an. Ce sont autant des invitations au gré de nos coups de cœur que des rendez-vous réguliers (avec le festival MEET de Saint-Nazaire, ou la Société psychanalytique de Paris, par exemple). Enfin, la tradition de qualité de son assortiment en psychanalyse et poésie lui a conservé un public parisien et international exigeant. On dit souvent des libraires qu’ils jouent un rôle de passeur ou de défricheur… Vous êtes d’accord ? Bien sûr. Mais ce rôle, au-delà des coups de cœur et des lectures, se traduit d’abord par la variété, la pertinence et la profondeur d’un assortiment. Notre premier acte militant, c’est aussi l’achat de livres et l’engagement de la trésorerie. Vis-à-vis de nos clients, nous devons être capables de faire bon accueil à la diversité des catalogues, leur parler des best-sellers attendus comme des découvertes qui font le sel de notre métier. Le libraire doit faire preuve d’humilité dans ce rôle de défricheur car il intervient après le travail de l’éditeur, qui le premier a su trouver et donner à lire le texte, les essais, les albums qui feront notre bonheur. Nous écrivons ces mots au lendemain d’une tragédie. Dans ces moments-là, nous sommes plus que des passeurs ou des défricheurs : la librairie est avant tout un lieu d’échanges, de rencontres où nos clients savent qu’ils pourront trouver des conseils, des réponses et aussi un peu de réconfort, de sourires…

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à la loupe

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Vos émissions sont bien préparées et informées. Il est 15 h 30. L’émission débute dans un peu plus de 3 heures. Qu’est-ce que vous faites généralement à cette heure-ci ? MQ : On enquête avec toute notre équipe composée de Thomas Beau, Aïssatou N’Doye, Sébastien Thème et Zoé Sfez pour Le Journal de la culture. Mathilde et moi arrivons aussi avec nos propres questions et on réfléchit un peu à la manière dont on va pouvoir se les répartir, les utiliser pour échanger et surtout rebondir et faire rebondir nos invités. MS : On a une poubelle pleine à ras bord de questions qui n’ont pas été posées, car l’émission finit toujours par bifurquer, prendre des tours inattendus.

Nous recherchons le “je”

Rencontre avec Mathilde Serrell et Martin Quenehen pour Ping Pong, l’émission la plus décalée de France Culture.

propos recueillis par Frédéric Mercier

Après ces premières semaines d’antenne, avezvous pris votre rythme de croisière ? Mathilde Serrel : Ce n’est pas encore la croisière. Pour le moment, je parlerais plutôt de phase d’ajustement. Martin Quenehel : On essaie de trouver le bon format et de prendre en compte les impressions, les retours de nos invités. On reste longtemps après l’émission à discuter avec eux. Ça a souvent l’air de leur plaire. Ping Pong, c’est un peu le principe du double, voire de la tournante : 2 intervieweurs et 2 invités ? MS : Il s’agit d’échanger à quatre. Notre idée est de trouver un angle sur lequel travailler et accompagner des invités venus parfois d’horizons différents, qui n’ont pas la même renommée, mais dont nous jugeons qu’ils pourraient être intéressés par l’univers ou les problématiques de l’autre. On essaie donc de les accoupler, de les inviter à la réflexion même s’ils n’ont pas la même tonalité. MQ : L’invité est souvent le premier auditeur de l’autre invité. Nous essayons de poser quelques questions, mais pas trop, de manière à les installer dans l’échange, le dialogue et la discussion. De la même façon, au Journal de la culture, Zoé Sfez choisit ses axes en fonction de cet angle et de nos invités.

Ping Pong a 1 sous-titre : la culture sans limites. Quelles sont ces limites que vous voudriez dépasser ? MQ : Nous recherchons le « je », le « je » du créateur, de l’auteur. Nos invités sont très étonnés de la liberté qu’on leur donne. Nous voulons aussi être en phase avec France Culture, une radio où je travaille, produit et anime des émissions depuis longtemps et dont le credo a toujours été d’étonner d’abord nos auditeurs. MS : Nous cherchons à sortir un peu des limites connues, des chapelles du goût, des obédiences académiques. C’est, je crois, ce qui nous caractérise avec Martin et qui fait que nous nous comprenons bien. 19 h, c’est un bon créneau pour une émission culturelle qui sort un peu des ornières strictement promotionnelles ? MS : J’ai commencé sur ce format-là à Radio Nova. Déjà, je travaillais sur ce qu’on ne présentait pas habituellement dans les autres programmes. Je l’adore, c’est l’heure de l’apéro, du retour en voiture, de la vaisselle pour d’autres. C’est une heure où l’on a envie de découvrir, d’explorer d’autres territoires, mais aussi de se sentir dans une ambiance détendue, ludique. J’ai des amis qui écoutent l’émission en direct et d’autres, plutôt en podcast le lendemain matin. Il semblerait que l’expérience du direct soit encore plus concluante. Vous avez 1 gimmick à la fin de l’émission. Vous, Mathilde, vous dites : « Ping Pong, c’est déjà fini. » Et vous Martin, vous répondez : « Et c’est bien dommage. » MS : Oui, il faut sentir que l’émission n’est pas tout à fait terminée, qu’elle va continuer encore après. Ce qui est d’ailleurs vrai. MQ : C’est ce que nous aimons dans l’art et la culture en général, cette frustration de ne pouvoir être totalement rassasié. Cette incomplétude qui invite à y revenir comme dans les romans ou les séries.

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