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Chapitre I - Le Temps Partir pour une Odyssée,

Comment vivez-vous le temps en mer par rapport au temps à terre ?

Avant chaque départ, les mois et les jours qui précèdent nous sommes ultra sollicités. Pratiquer les tours du monde en solitaire, demande de connaitre une quarantaine de métiers de façon quasi professionnelle, et donc tu interagis avec beaucoup de monde. Il y a plusieurs « cercles ». Il y a les sollicitations normales, celles qui sont nécessaires pour échanger, assister, trouver des solutions. Il y a celles qui sont des sur-sollicitations, quand une personne vient par exemple te parler tout le temps. Et, il y a le public, et si la personne ne te trouve pas, elle vient même t’attendre à la sortie des toilettes. C’est du vécu.

Comment est le passage vers le temps en mer ?

Au moment du départ, nous passons de la sur-sollicitation à la solitude. Et progressivement, l’océan va imposer son temps. Nous glissons vers une autre façon d’être au monde. Nous passons soudainement d’un monde où nous ne nous appartenons plus à un monde dans lequel nous nous appartenons à nouveau, ou nous sommes UN au milieu de l’immensité. Nous reprenons le cours de notre temps. Il est harmonieux avec celui de la nature. Nous sommes seuls, entouré différemment. Nous faisons face à une solitude nouvelle. Il y a ce départ, un peu un « arrachage » à la terre, surtout pour les terriens qui nous accompagnent, ce lent départ vers l’horizon et vers le soleil couchant ; c’est toujours ainsi. Il va falloir plusieurs jours pour nous habituer à ce rythme, au bout d’une petite semaine l’océan nous a repris aux terriens et nous sommes totalement avec lui. Seul, une forme de réappropriation de soi peut désormais s’installer. Nous recréons notre norme face au temps, une sorte de « temps social » à notre sauce. En posant des marqueurs du temps, sans ces balises temporelles, nous pouvons devenir fou, perdre certaines notions. La bateau, la mer nous amènent leur lot d’imprévus. Seul, nous développons une puissance inouïe, nos sens sont de nouveaux pleinement en action

nous sommes un être neuf et vif. Nous écrivons une histoire nouvelle, comme je l’écrivais la veille de mon 1er Vendée Globe « L’histoire d’une aventure humaine servant de trait d’union entre l’avant et l’après.

Alors, nous allons partir, si petits, sur cette grande page bleue où nous écrirons avec de l’encre blanche qui s’appelle sillage ». C’est un récit fort avec tous les éléments autour de soi, changeants.

Le marin, une tête, un corps et … un état d’esprit ?

Le marin affronte des éléments forts pour survivre, parfois inattendus : vagues déferlantes, orages en mer, des tempêtes, des cyclones, des récifs, des courants, des algues géantes…. En tant que marin, nous engageons notre corps dans des manœuvres périlleuses sur un sol mouvant en 3D permanente. Les pas, les gestes, les prises se font dans un environnement volumique particulier. Figurez-vous un joueur de tennis qui devrait servir sur un tapis volant. Cette image permet de donner la mesure de l’exercice. Monsieur Desproges parlait de la vie comme d’un « branloire pérenne », là en mer, sur les flots nous sommes en absolue permanence en instabilité, en 3D permanente. Tout ce que nous devons réaliser nous le vivons en « équilibre ». Nous l’oublions mais il faut savoir préserver son état physique, notre corps est notre outil de travail mais aussi notre façon d’être au monde. Il s’agit de se soigner, se réparer. Il faut veiller à éviter la mort qui rôde quand un danger survient ou quand l’attention faiblit. La course au large est un sport qui se déroule jour et nuit, 24h sur 24 et durant des semaines et des mois. L’alternance des jours et de petites nuits est un péril en soi. Il faut maîtriser son chronomètre intérieur. A cela s’ajoute la dimension d’autonomie et d’autosuffisance en solitaire. L’aventure est bien différente de celle de partir en équipage. Le marin doit concentrer dans son être toutes les compétences et expertises pour faire avancer le bateau à un juste rythme, au maximum de ses capacités. Les grandes courses au large sont des épreuves de gestionnaire, il est nécessaire de savoir se gérer tout d’abord, gérer son matériel, ses émotions, son parcours, ses forces,

;

le temps, ses ressources. Nous nous retrouvons parfois seul pour mener des actions pour lesquelles il faudrait au moins 6 personnes pour les réaliser.

À bord d’un bateau en plein océan, seul ou en équipage, il faut gérer :

Notre nourriture, vous n’avez pas Deliveroo, UberEats, toute votre nourriture doit être déjà à bord et bien la gérer quantité, conservation & utilisation.

Notre eau, vous devez produire votre eau tous les jours, c’est vitale.

Notre santé, vous devez vous occuper de vos repas, votre repos et de votre état physique à chaque instant en fonction des conditions climatiques et des événements.

Notre énergie, vous devez produire votre énergie électrique chaque jour.

Notre sécurité, tous les systèmes doivent être à bord, les formations acquises, et l’anticipation restent la norme.

Nos problèmes techniques, avoir les pièces de rechanges ou les créer, pas de Leroy Merlin, Casto, ou Amazon sur l’océan. Tout doit être à bord mais dans limité pour cause du poids …

Notre route, notre stratégie, notre tactique est repensée plusieurs fois par jour, tout évolue tout le temps.

Contrairement à d’autres expériences sportives, la navigation fait la part belle à l’intellect. La dimension réflexion-stratégie-gestion-ingénierie techno est quelque part plus importante que la seule force et résistance physique. La mesure, l’anticipation, la rapidité sont déterminants. Entre Ellen Mc Arthur et son 1 m 53 et un marin carrure de rugbyman, eh bien c’est le génie d’Ellen dans la réflexion qui arrivera devant un marin qui ne porterait en lui que la dimension physique. Nous n’avons pas besoin

d’être un surhomme, ni d’avoir une force monumentale il faut surtout être endurant, résistant, agile et …malin. Et là, c’est intéressant, l’esprit est la force maîtresse. Comme dans tous les sports de l’extrême, quand nous partons vers les pôles glaciaires par exemple, ou en montagne, nous devons avoir en nous-mêmes cette capacité de nous remobiliser seul dans les pires moments.

Chapitre I - Le Temps

Naviguer en deux temps, de la Terre à la mer

La course en mer se prépare avant le départ avec le temps à terre. La voile est une activité à interface, un sport mécanique. Michel Desjoyeaux a trouvé une formule en disant que 80% de la course au large se gagne à terre. A terre, les préparatifs durent de longs mois, voire des années. Il faut chercher des fonds, constituer une équipe, fédérer un groupe avec les fournisseurs et prestataires extérieurs, préparer le bateau, être au service du programme de course, vivre au rythme des entraînements. C’est un temps pendant lequel le skipper est ultra sollicité, entouré de dizaine de personnes en permanence . Ensuite lors de la « course en mer

» les autres vont rester à terre. La vie de la course va aussi continuer pour eux, accompagner le bateau, vibrer, avoir peur quand les conditions sont difficiles.

Au moment du départ, et c’est saisissant, il a quelque chose d’abyssal, le marin se retrouve seul. Il va quitter la terre des hommes pour cohabiter avec son bateau comme unique compagnon.

Vient le temps en mer. Le temps précédent était tendu vers ce temps-là. Il y a une rupture forte dans le temps à ce moment-là. Soudain, nous nous retrouvons face à nous-mêmes et en tête à tête avec les éléments.

Lutter contre le temps

Pour mon premier Vendée Globe, personne ne pensait que nous pourrions nous aligner pour le départ. Nous avons eu le bateau en avril, il devait être prêt fin juillet. Même au sein de mon équipe, les personnes doutaient de notre capacité à être prêts. En compétition, lors des préparatifs, les équipes, les forces en présence sont nombreuses. Il y a beaucoup de monde qui gravite autour du projet. Chaque personne est totalement investie dans l’accomplissement des tâches à réaliser. Les équipes vont grossir au fur et à mesure que nous approchons du départ. Le chrono tourne. Dans la perspective d’un départ à date, le temps se raccourcit. La pression monte. Chacun se pense prioritaire dans son domaine. Chacun regarde sa propre ‘montre’. Les membres de l’équipe tentent d’imposer leur temps. Mais, tout le monde est dans la même contrainte. Les sujets sont nombreux : électronique embarquée, voiles, mât, vie personnelle.

En quelque sorte, le temps s’impose à l’équipe comme une limite infranchissable. Personne n’y croit. Quand les gens doutent, ils vont diffuser un état d’esprit tout autour qui freine la progression vers l’avant. La temporalité devient une barrière psychologique infranchissable. Pour aider les autres à dépasser cette temporalité limitante, j’ai apporté la seule réponse qui me paraissait juste : insuffler un état d’esprit radicalement différent. Montrer à chaque membre de l’équipe comment aller au-delà de sa propre limite mentale pour accomplir toutes les actions à mener. Au début, les personnes se sont senties bousculées. Puis, chaque personne dans son métier a pu agir dans un temps record, souvent en réfléchissant un peu différemment. Ce vécu fut parfois douloureux. Finalement, ce fut une satisfaction pour nous tous.

Souvent perçue comme fastidieuse, cette partie logistique m’a toujours intéressé. C’est le moment où nous pouvons conduire l’autre à se dépasser, à aller au bout de lui-même. J’ai la réputation d’être dur. Oui,

Chapitre I – Le Temps

certains peuvent dire que dans cette façon de mener les hommes il y a une forme de dureté. C’est une invitation au dépassement. Ensuite, il y a la satisfaction de ce que l’on a accomplie Ils manifestent leur joie d’être allé au-delà de leurs propres limites. S’il n’y a pas de dépassement dans cette « course à terre », d’invention et quelques fois de disruption ; à quoi bon ! Dans ce temps contraint, ils ont librement inventé de nouvelles façons de faire.

En changeant notre rapport au temps, nous pouvons nous affranchir de la durée. Le temps condensé est un temps créatif. Il donne une densité nouvelle à la chose accomplie. A chaque étape de la vie, nous découvrons tous que les limites sont intérieures. En se libérant de ces freins, là, il peut se passer quelque chose. Avec le même espace-temps, l’utilisation de ce temps en fonction de sa personnalité, sa technicité il peut accoucher de choses bien différentes.

Comment le temps évolue-t-il entre préparatifs, grands départs, puis le vécu, une fois parti au larg?

Un bateau de course c’est déjà, plus de 100 000 heures de travail de la feuille de l’architecte à sa mise à l’eau, c’est ensuite environ 30 000 heures chaque année pour le développer, l’améliorer, le modifier… Les préparatifs convergent vers le départ avec la nécessité d’agréger de multiples métiers. C’est une entreprise énorme que celle de préparer un bateau pour un tour du mode. Plus d’une quarantaine de métiers participent à l’aventure. Il y a une variété de compétences inouïes à réunir ; peu de gens dans le grand public en sont conscients. La multiplicité des métiers, l’exigence de la perfection sont des contraintes de chaque instant. Nous devons être prêts. Peu de jours avant le départ, la tension peut être forte, si chacun travaille selon un tempo fluide, le collectif est considérablement renforcé. Il atteint alors un sommet de performance technique et humaine. J’ai toujours veillé à maintenir une forme d’harmonie dans ces périodes d’une intensité rare. La synchronicité va de pair avec une

organisation efficace.

Chapitre I - Le Temps Trouver l’harmonie en mer

Le temps en mer se vit dans une durée-espace qui s’étire. L’être humain peut jouir d’une nature absolue. Le temps est lent. Quand je suis au large, mon œil balaye tout l’environnement, on doit élargir, voir plus large. Ce qui est devant moi devient un tableau vivant, la forme des nuages, le vol des oiseaux, le reflet des lumières marines, la couleur du ciel en arrière-plan, où se mêle la technologie, les chiffres des répétiteurs électroniques au premier plan. Mes yeux se vident dans ces couleurs, dans ces reflets, dans ces lumières. Je pose les yeux vers l’horizon ou juste là, tout proche, et je capte les couleurs. A cet instant, le temps se fige. Se condense. La pensée devient claire. Elle en appelle une autre. Je suis dans une bulle, qui avance, toujours le mouvement même immobile. Je découvre des correspondances. La contemplation se change en musique. L’océan devient une partition sur laquelle dansent des notes visuelles, marin nous dansons sur les vagues. Chaque pause dans ce paysage suspend le temps, le ralentit ou l’étire. La nature impose un rythme à soi, ralentit la pensée, arrête le carrousel des idées ; elle existait avant et restera après nous. C’est très utile pour moi qui suis sans cesse en train d’observer. Ces pauses décuplent les capacités de la mémoire. Elles fixent les moments. Un instant même fugace devient un moment d’éternité. Il s’ancre au fond de l’âme. Je le conserve en moi. Le bateau est un fantastique balcon d’observations à la mesure de l’œil, une observation qui lie dans un même temps le très proche et l’infini vers l’horizon ; l’œil est très sollicité. La traversée ouvre de larges plages de contemplation. Tout ce qui est à voir change en permanence. Tout est beau. « Je cherche en permanence la perfection dans l’harmonie avec le temps. »

Chapitre I - Le Temps Créer le temps

Chaque journée est une création. Dans l’agenda de nos obligations, il y a beaucoup de choses qui sont organisées, planifiées. Et si dans chaque journée, nous rencontrons un truc qui n’était pas prévu, c’est un clin d’œil.

En mer, l’inattendu surgit vraiment souvent et prend des formes bien différentes. Nous pouvons passer des jours à chercher quelque chose. C’est étrange ; un objet peut réapparaître quand nous nous y attendons le moins. Comme s’il nous jouait des tours. Comme si les objets étaient intrinsèquement malins. D’expérience je me suis souvent dit que les objets étaient malins !

La vie routinière est l’anti-création. Le coté répétitif de la routine met toute création à terre. Pour rester dans une forme de mouvement perpétuel, il faut accepter de ne pas avoir de prise sur les choses, de s’abandonner à l’inattendu, accepter de ne pas savoir ce qui va sortir de cela. Par essence, c’est le hasard. Si nous ouvrons une porte, il y a de grandes chances que nous le fassions tous plus ou moins de la même façon. Nous allons tourner la poignée dans un sens prédestiné, nous allons l’abaisser, mais derrière cette porte nous attend souvent autre chose. La création est ce qui est derrière. C’est ce que nous allons pouvoir créer dans l’instant d’après, en sortant du geste prédestiné. Le must étant d’être sensible aux signaux faibles qui parsèment notre existence.

Le simple acte de marcher est une création. Il y a mille et une façons de marcher. Nous pouvons marcher comme Charlot ou comme Keaton, ralentir, presser le pas, déambuler distraitement comme un papillon, décider de faire des circonvolutions en suivant un certain itinéraire. Tous ses petits actes de créations transforment une journée grise en un petit moment de lumière. Et même dix minutes, et bien dans cette journéelà il y aura eu dix minutes d’une fenêtre lumineuse. Comme la neige à l’intérieur des boules que nous secouons et que nous regardons retomber ce qui apaise le tourbillon de la vie.

Créer est une obligation. Je lie fréquemment l’acte de création au mouvement.

Nous pouvons décider de transformer les mots en lisant un journal. En inversant des lettres,

fabriquer des mots absurdes, et rigoler de çà. J’aime amener les gens

dans des histoires.

Chapitre II – Mon essence de marin

Rencontrer la mer

D’où vient votre lien si fort à la mer ?

Tout petit, j’étais un grand asthmatique. Pour m’apaiser, pour trouver la paix et respirer, ma mère me posait sur un tas de goémon, face à la mer à Port Blanc dans les Côtes d’Armor. La mer m’emportait ainsi vers mon premier sommeil. Sa présence me rassurait, m’apaisait je ne savais pas alors quel serait mon destin à ses côtés. Ma mère me ramenait ensuite dans mon lit alors que j’étais déjà à moitié endormi. Mon amour de la mer vient sûrement de cette contemplation, petit dans l’enfance. Cela a influencé ma façon d’être au monde. La mer a allumé des capteurs sensoriels et développé un imaginaire. Elle a fait naître toutes sortes de sensations en moi. J’ai grandi avec. Le terrien que je suis -un peu par obligation ☺- entretient un lien puissant avec elle. Je ne peux pas imaginer ma vie sans sa présence, la voir et encore mieux la chevaucher. Je suis un homme de mer. Sa présence m’équilibre.

La mer est centrale dans la relation que j’entretiens avec la nature. J’ai développé un lien de chaque instant et invisible à l’œil nu avec la nature. J’aime le bruit du frémissement du vent dans les feuilles des arbres, le noir céleste et enveloppant de la nuit. Je suis un grand amoureux des arbres, un amoureux érudit de leurs apports. Non un amoureux transi. Pas un amoureux dans le vide. L’arbre est frère des hommes. Avec ses racines, son tronc, ses branches, c’est une vie, une croissance, une mort ; nous sommes jumeaux. Les arbres sont une armée douce autour de nous. Ils sont à côté de nous, une présence expérimentée, ancestrale. Ils ont l’air immobiles mais non, ils ne le sont pas. Que nous cohabitions avec eux est vital, ils sont souvent nos ancêtres ; ils nous aident en faisant le trait d’union avec le reste de la nature. Tout comme l’Ours, ce plantigrade qui nous ressemble tant !

La sensation d’appartenir à cette nature est centrale pour moi. Quand on parcourt 50 000 km, près de quatre mois sans voir la côte, en immersion totale et complète avec la nature, nous faisons partie de ce tout. Cette sensation est une dimension qui redonne une place plus juste pour l’homme au sein de la nature, et comme le dit Titouan Lamazou « un homme seul au milieu de l’océan c’est toute l’humanité » . La nature est magnifique, puissante, elle transporte, vivante. Cela vaut toutes les vitamines, minéraux. Peut-être suis-je un « homme océan » avec mes flux et mes reflux ?

Chapitre II – Mon essence de marin Naître curieux, Quel tempérament aviez-vous petit ?

Mes premiers mots furent des dessins. Enfant, je dessinais tout le temps. Sur les murs, sur les feuilles, sur des bouts de bois, sur tous supports. Le dessin était comme une langue maternelle. Les images s’invitaient à moi. Je me passais des mots. J’étais solitaire. A l’école, j’étais aussi un peu dans mon monde et souvent « à l’écart » en fait dans mes rêves. Dans les récréations tout était opportunité pour créer quelque chose, et des créations personnelles. Ce comportement tranchait avec celui des autres élèves. Il m’a valu d’être isolé de mes camarades. Les moqueries fusaient. Je n’en ai aucun souvenir. Je le sais car mon frère s’en est ouvert à moi. Cela pouvait aussi se terminer en bagarre. Il prenait souvent ma défense. Probablement, le fait d’être bien même seul dérangeait. J’avais besoin de m’extraire. Cette solitude était la marque d’une façon d’être au monde. Seul, mon tempérament créatif s’exprimait librement.

Si je fus/suis un grand rêveur, mes réalisations sont concrètes, tangibles. Elles se sont matérialisées par des bateaux, des maisons, des jouets, des meubles, des dessins, des mots. J’aime voir les choses surgir, se bâtir, s’élever. Je crée plutôt que je ne parle. A la manière d’un langage indirect. Pour dire des choses importantes, je le dis avec mes mains et des volumes.

L’art ne m’a jamais quitté. Il donne une autre dimension à notre passage sur terre. L’art interroge le sens de la vie et est une nécessité de tous les instants ; dans mon esprit tout action peut devenir un art.

J’ai une attirance pour le fonctionnement des choses. Par exemple, comment les machines fonctionnent. Je les démonte pour en appréhender les mécanismes. J’aime découvrir par moi- même. Je vais regarder le détail et l’ensemble. Je suis aussi bien passionné par l’infiniment petit que par l’immensité. J’aime aussi leur imaginer un fonctionnement « dégradé » voire inverse.

D’où vient ce sens de l’observation ? Comment s’est-il développé ?

De façon instinctive j’ai toujours balayé en permanence mon environnement, d’une curiosité insatiable peut-être d’avoir l’envie d’être sans cesse étonné ? Enfant, j’observais tout. Peut- être, cette capacité visuelle hors norme explique mon approche de la navigation. Ce qui faisait de moi très jeune un enfant très observateur a construit un navigateur capable de faire la synthèse rapide des informations de l’environnement ; de voir l’ensemble d’une situation et d’une vie en volume. En situation, j’acquiers tous les détails délivrés par ce qui m’entoure. En mer, l’observation comme l’écoute sont majeures, rien ne les remplace, elles sont la sécurité, la confirmation ou l’infirmation d’un phénomène, d’une situation ; elles nous permettent d’être moins démuni face à l’immensité de la nature sauvage. On apprend énormément juste avec les yeux et les oreilles !

Quand je traverse une maison mais aussi un lieu, dès la première seconde, je ressens l’espace en volumes, très vite je vois l’idée que je peux pousser. Si je me mets à parler, cela va sortir. Distances, lignes, espaces, harmonies se mettent en œuvre spontanément ; et j’adore « triturer » l’espace, penser à l’envers. Quand j’ai construit ma première maison, ma mère était à l’hôpital. L’œuvre s’est imposée à moi. Avant. Bien avant que je ne commence, j’avais l’idée générale. Ce n’est qu’étape après étape que

j’ai trouvé les solutions techniques. Une maison cabane a jailli.

Dès le départ, la proportion est là. Les règles de l’équilibre sont présentes à l’intérieur de moi. Les distances, les lignes, l’harmonie m’apparaissent.

Elles désignent une trajectoire. Je n’ai plus qu’à suivre ce qui s’invite spontanément. Je poursuis cette première idée. Je suis un explorateur du Beau. Je le cherche inlassablement. Y compris dans le petit quotidien. En conduite, c’est pareil, je vais tendre les trajectoires dans les virages pour chercher un joli tracé, chercher la belle ligne, créer une conduite et ne pas subir le tracé, être actif, piloter… Sauf quand je décide de me perdre, ou là d’autres délices entre en œuvre, l’inconnue, des découvertes potentielles sur le chemin, alors là je ne pilote plus c’est plutôt une forme d’inconscient qui me pilote ; je n’ai pas peur.

Chapitre II – Mon essence de marin

Se tourner vers la mer, provoquer un destin

La liberté d’aller vers la mer prend forme tôt, la forme d’une décision/ action. A l’âge de 14 ans, je quitte l’école traditionnelle pour une école des métiers d’arts, et l’apprentissage d’un métier concret, pour le rêve d’embrasser une vie bien réelle ; c’est très important pour moi. Je ne sais pourquoi.

Grâce à ma grand-mère violoniste, je fais la connaissance du grand luthier Etienne Vatelot et la visite de son atelier à Paris me transporte. C’est son métier-art que je veux exercer, « transformer des arbres en instruments de musique » dis-je à l’époque. Je joue moi-même d’un instrument de musique. Il ne peut me prendre comme apprenti car je suis trop jeune. Ma grand-mère va chercher comment je peux commencer ma formation en art et en bois. Ce sera l’École Boulle à Paris. Cette promesse ouvre une fenêtre sur le rêve que je porte en moi. Pour y

parvenir, je n’ai pas d’autres choix que celui de passer le concours de l’école Boulle. Le concours est très sélectif et je suis de loin le plus jeune. J’intègre un atelier d’artistes à Paris pour préparer le concours, au milieu de l’effervescence de la campagne présidentielle de 1974.

Je vais avoir 14 ans. Cette année-là, je suis le plus jeune élève à réussir l’entrée à l’école Boulle. C’est la première étape pour pénétrer l’univers du bois et surtout de l’excellence. Je débute avec enthousiasme. Quitter l’enseignement abstrait est une délivrance, j’embrasse la technique avec une appétence vraie. Ce changement de trajectoire n’est pas un choix par défaut. Voir les résultats de mes actes m’importait.

A l’école Boulle, durant trois années j’apprends l’ébénisterie, la marqueterie et différentes formes de dessins, les gestes précis, de multiples techniques, l’art de « la belle ouvrage », la perspective, …le zéro défaut. Je me nourris des balades à thèmes avec nos professeurs dans Paris, pour observer. Je découvre ce que veut dire l’excellence, l’exigence vis-à-vis de soimême. L’école est belle mais immensément exigeante. Alors qu’en 3ème année je revois le Maître luthier Etienne Vatelot, il me suggère avant de pouvoir intégrer son atelier, de passer trois nouvelles années par l’école de Mirecourt dans le Jura. Cette nouvelle va « m’abimer », je ne veux pas continuer à l’école. Je veux entrer de pleins pieds dans la vraie vie. Depuis mes 10 ans, il y a une voix qui me dit intérieurement que cela ne va pas marcher. Je suis créatif et l’école éteint en partie mon imaginaire, cette lueur créative indissociable de moi. Le cadre m’oblige à renoncer à la spontanéité. Alors, comme un événement presque annoncé, un incident se produit. En cours de dessin de modèle vivant, je dessine la modèle nue sur le mur de l’atelier et non sur ma feuille de papier. A la découverte de ce dessin directement sur le mur, mon professeur me gifle. Sur cette gifle, je me lève, je traverse la pièce. Je quitte l’école sans me retourner et j’abandonne tout dans la foulée Boulle, Paris, …Je ne deviendrais pas luthier. A cette seconde-là, tout mon être revendique sa pleine part de liberté. La soudaineté de ce départ cristallise ma révolte contre l’académisme. Je refuse les conventions. Le conformisme n’est

pas pour moi, je n’y arrive pas.

Je quitte cette école de renom, sans savoir du tout ce que je vais devenir. Je décide alors de prendre un train vers la Bretagne où se trouve notre maison familiale. Un virage à 180 degrés

! Et, c’est sur un quai de gare -à St-Brieuc-, qu’une nouvelle direction va s’imposer. L’océan. Je vais décider sur ce quai de gare d’orienter ma vie vers la mer, le large, avec un chantier immense devant moi - je ne le sais pas - …un avenir à construire entièrement. C’est une rupture qui s’opère. Je suis seul. J’ai 17 ans, pas d’argent en poche ou disponible, pas de soutien ni de « carnet d’adresse ». Je vais totalement inventer ma vie, sans hésitation. Ce moment est fulgurant, il y a un côté « conquête de l’ouest », voyage vers l’inconnu. Les secondes se sont condensées dans cet instant-là. La mer est l’endroit où je pense pouvoir vivre la création, la concrétisation, l’aboutissement de rêves. Il y a un appel mais aussi une peur. Nous sommes en 1977, les grandes courses à la voile d’aujourd’hui n’existent pas encore, l’écosystème de la course au large est encore balbutiant, tout est à créer, sans le savoir je vais faire partie des pionniers de cet univers.

La mer me transporte dans un monde complet. Je me mets au diapason des forces. La nature me dépasse, elle est géante et polymorphe. Je me retrouve face à des éléments sur lesquels l’homme n’a pas de prise, plus grand que nous et cela est un magnifique challenge sans fin.

En Bretagne, puis à La Rochelle, je commence par enseigner la voile, je deviens moniteur, je passe très tôt mes diplômes d’enseignant sportif puis à 20 ans directeur de centre nautique, et trois années plus tard enfin créateur d’une première école de voile indépendante et privée. Tout en continuant un parcours de sportif de haut niveau vers l’olympisme. Plus tard, j’arriverai enfin dans la course au large et les grandes épopées.

Depuis mes 10 ans, depuis que mon papa a disparu, chaque pas a été un pas de construction, de liberté.

II – Mon essence de marin Vivre insubmersible
Chapitre

On sent une urgence chez vous. A quel moment prenez-vous conscience du temps ?

A la mort de mon père qui vient d’avoir 40 ans, j’ai dix ans, sa disparition me confronte à la limite de la vie. Je comprends ce jour-là, que la vie s’inscrit dans un temps donné. Je me suis dit : « il est jeune pour quitter la vie. J’ai le sentiment qu’il n’a pas accompli son chemin, qu’il n’a pas fait son temps. » Ce n’est que bien plus tard que j’ai envisagé le temps de la vie autrement en prenant conscience que mon père avait eu une vie dense et de multiples engagements. Je décide le jour de sa mort que ma vie sera belle. Je vais tout faire pour qu’elle soit pleine aussi. Que je vivrai à 10 000 %. J’essaierai de faire rentrer plusieurs vies en une vie. Quand j’ai atteint l’âge de mon père au moment de sa mort, ce fut un point d’étape. Aujourd’hui, j’ai eu la chance de vivre 22 ans de plus que lui.

Avec le recul, j’ai une autre vision du départ de mon père. En Italie, la légende raconte que l’homme à un moment de sa vie s’assied sous un vieil olivier et sent lorsque son dernier souffle arrive et s’endort paisiblement. J’aime cette image. La mort vous prend quand vous avez fait votre temps. La durée de la vie prend un tout autre sens.

La disparition brutale de mon père a modifié mon rapport à la vie.

Je me suis retrouvé très jeune dans une position d’adulte. Mon frère, ma sœur et moi avons aidé notre mère qui avait 29 ans au décès de notre père. Femme devenant veuve, mère de trois jeunes enfants (10, 8 et 4 ans), sans profession à l’aube des années 70’ . L’enfance et l’adolescence sont passés vite comme si je n’avais pas vécu cette période. Comme dans les pays en développement, nous avons dû être des enfants mures tôt et très rapidement en activité.

Où avez-vous puisé la volonté ?

La volonté est forte chez moi, elle a décidé de m’accompagner, de me prendre la main tout petit et ne m’a jamais quitté. L’ai-je puisée dans le désir ou dans le manque ? Peut-être, les deux. Je ne sais. Me suis-je mis

en mouvement parce qu’il me manquait quelque chose ? C’est très enfoui. Donc, là on est plus dans la psychanalyse. Et dans le versant de l’intime. Plus prosaïquement, la volonté c’est un peu ma caisse à outils. A chaque fois que je pense abandonner, je trouve dans cette caisse un outil qui me permet de retrouver l’impulsion, l’envie initiale. La volonté nourrit l’action, met en mouvement. La volonté est une sorte de dynamo cachée mais efficace. Pour tout. La volonté donne ce supplément de force. Si nous désirons faire des choses qui ne sont pas de notre niveau ou qui paraissent inatteignables, oui la volonté joue un rôle déterminant. Outil étonnant, qui se nourrit, capable de revenir dans les moments les plus différents.

Je ne suis pas né dans un port un univers maritime à part entière, j’étais asthmatique avec une santé fragile et l’asthme était un vrai frein pour être sportif, j’étais issu d’une famille modeste Dans les années 60, le sport ne s’était pas démocratisé comme aujourd’hui. Malgré ces handicaps de départ, je pose jeune des actes forts. J’avance sur une route qui n’est pas classique. Je prends quelques chemins de traverse. Il y a un sens à tout ça.

Dans mon cas, la volonté d’aller en mer emporte tout. La mer est dans le « gouvernement de la nature ». Elle est multiple. Sans volonté, on ne peut pas se confronter à elle. Il faut apprendre, apprendre pour avoir la jouissance de se dépasser. La volonté devient le carburant central de ce dépassement. Braver les éléments, aller chercher la limite. Et, c’est avec cette limite que l’on se sent vivant.

La volonté aide à l’’élévation, la possibilité de sortir de sa condition. C’est important de s’en souvenir. Les personnes confrontées à des expériences délicates ou des conditions de vie plus difficiles que le commun des mortels le savent, nous pouvons la remercier de nous accompagner car ce n’est jamais acquis ; cette volonté est répartie de

façon très inégale dans la population. Si la vie ne t’offre aucune perspective, la volonté sera le carburant de la persévérance. Pour affronter certains échecs, il va falloir condenser les énergies en soi.

La volonté est une forme d’énergie qui se rassemble. Je la mets au même niveau que le rêve et l’ambition. Cela participe de la même mise en mouvement. Elle est constitutive d’une réussite gagnée, on ne peut faire sans.

Quelle est la part du rêve dans la volonté ?

En mer quand la fenêtre météo est bonne, que le classement est bon, le bateau file à belle allure, que vous êtes seul à le manœuvrer alors qu’une petite dizaine de personnes serait nécessaire, vous allez jouir de ce moment d’éternité. Imaginez-vous sous 600 m2 de voilure avec un bateau de 20 mètres de long. Il y a un petit côté « roi du monde », une chose forte à vivre. Nous vivons un moment où il n’y a que le rêve qui peut vous donner la force d’oser aller, d’oser pousser jusqu’au bout.

Vous n’abandonnez jamais ?

Il y a quelques années, il y a eu un coup d’arrêt dans ma vie. Le temps s’est arrêté. J’avais le projet depuis longtemps de retourner vers l’aventure et la compétition océane, mais sur un Trimaran géant bateau incroyable qui vole. Envi de renouer avec ce qui m’avait motivé initialement pour me lancer dans les aventures-projets du Vendée Globe durant 17 ans. À l’image de Francis Joyon, courir tout autour du monde sur trois coques en volant avec un égal partage entre compétition-record, aventureenvironnement, et récit-partage. Ce projet incarnait une approche différente des courses au large. En somme c’était et c’est toujours une révolution. La révolution réside dans le montage initial basé sur le « partage d’usage » et aussi la mise en œuvre du projet. Il était fondé sur l’idée que la mer additionne toutes les contraintes. Elle peut ainsi devenir ce territoire d’expérimentations et d’innovation au service de la société. Ce projet, je l’ai voulu, pensé pour la société civile dans ce qu’elle vit au quotidien. J’ai rêvé que ce projet soit la réconciliation entre les générations,

projet qui prenne en compte nos forces et nos faiblesses et devient un laboratoire pour les hommes et les femmes de demain.

Le monde est complexe. Les idées neuves ont parfois du mal à s’inscrire dans un temps contemporain. Il y a eu des trahisons. Il y a eu de la douleur. Beaucoup de rendez-vous, de paroles, de non-décision, et d’incapacité pour les entrepreneurs d’être entrepreneur avec une facilité à se cantonner dans le management. Je rêve d’une œuvre maritime nouvelle. Je n’abandonne pas ce rêve. L’idée fait son chemin.

Transmettre

Comment un marin qui part au lointain peut-il à son échelle mettre en mouvement le monde au-delà de sa propre course ?

Nous pouvons tous donner à notre quotidien une dimension plus importante que celle de notre propre vie. Si je prends mon exemple. Quel est le lien entre mes tours du monde à la voile, mes transatlantiques, mes grands voyages et une action dans la cité ? Vu de l’extérieur, les gens peuvent se dire, le navigateur a une vie de solitaire car nous partons seul. Oui, nous vivons une aventure loin du bruit du monde. Seul. C’est la partie visible. Au retour commence une autre traversée plus symbolique, celle de la transmission. Elle s’est préparée différemment. Elle s’est nourrie des émotions, des sensations nées en mer. Mais comment faire ce récit-là ? A distance, toute une matière se crée. Nos sens en sont les véhicules. Je reviens à chaque fois, différent. Il y a eu des gestes, des effleurements, des chocs, des chuchotements, des fracas, des lumières douces, des éclats, des calmes, des déchaînements, des rétrécissements, des amplitudes. Une immersion dans un espace-temps singulier. Comment faire la relecture de cette vie si multiple acquise dans un temps condensé ? Le face à face imposé par la solitude prépare ce récit à venir. Oui, en mer se prépare cette histoire à conter. Les images, les sons, les mouvements qui me traversent, je reviens les déposer sur le rivage du monde de la Terre.

Ainsi, pour moi, le lien avec la société existe, il est même très fort. Les itinérances peuvent être interprétées à la lumière d’un autre prisme. Elles ne sont pas si solitaires. Elles sont intimement liées à une posture de citoyen en lien avec la cité. J’ai toujours pensé être au service de quelque chose de plus grand que mon déplacement, seul, à l’autre bout du monde.

C’est une quête permanente. Un questionnement de fond. Comment pouvons-nous à notre échelle apporter une pierre à cet édifice plus large que nous que l’on nomme « société » ? Ce rôle-là compte énormément pour moi, même s’il n’est pas affiché publiquement.

Effectivement, je n’ai jamais voulu m’engager en politique, mais j’ai un lien singulier, certes, mais très sincère dans la cité. Un explorateur, un aventurier peut décider de faire les choses pour lui-même ou d’y embarquer tout un monde sous des formes parfois insolites et indirectes. J’ai mis toute mon énergie pour activer ces différentes forces. Mettre en mouvement. Amener chaque projet à se situer bien au-delà de la sphère sportive et compétitive.

Observons le Vendée Globe. Cette course permet de partager avec le grand public une force qui va bien au-delà de la dimension compétitive. Le Vendée Globe agite tout un monde, le met en mouvement. Quand la course est née, immédiatement, le grand public a adhéré pleinement à ce que l’on peut considérer une des grandes épopées du monde contemporain. Le Vendée Globe porte en lui de nombreuses dimensions : humaine, sportive, expérimentale. Une dimension folle aussi. Le Vendée réinvente notre rapport à la planète Terre. Il est un partage vrai entre les hommes. Mes courses m’ont donné le sentiment d’accomplir un acte important pour la cité, de générer une énergie qui agrège d’autres énergies. C’est contagieux. Cela infuse bénéfiquement la société.

Le Vendée Globe est une course hors norme. Dans sa dimension dantesque, elle impressionne. Elle emmène les gens hors de leur quotidien, elle les projette dans un autre

récit. Un récit qu’ils peuvent se réapproprier. Pour les jeunes, elle charrie son lot de rêves et d’imaginaire. Elle embarque hors du cadre. Jeune, nous ne savons pas encore ce qui va advenir, ce qui est devant nous. Le futur n’est pas écrit d’avance. Nous devons l’inventer.

Mais si une course au large permet de partager un morceau de monde différent de celui que nous côtoyons au quotidien, si une petite parcelle de cœur nous émeut, alors nous ouvrons pour l’autre une écoutille. Le jeune peut ainsi penser son avenir sans enfermement. Il peut l’envisager en sortant de la limite du cadre du présent. Des classes entières suivent le Vendée globe. L’attention converge vers cette énergie primitive forte qui émane de cette course-là en particulier.

Le nomade que je suis a tenté de contribuer à son échelle au contrat social en embarquant les autres dans un récit. Pour faire récit avec les autres, il faut prendre le temps de cette transmission. En mer, je tenais un journal de bord, je le publiais. C’était un lien avec la terre habitée par les hommes. Pendant un quart de siècle, j’ai choisi d’être ce pèlerin qui partage les connaissances acquises en voyageant autour du monde. Je n’ai jamais considéré que la course était la seule finalité. Aller dans une classe, enseigner, partager, raconter, conter aussi, c’était aussi la finalité. Dans ces actes citoyens, tout prend son sens. J’ai pris beaucoup de plaisir à entretenir un dialogue continu avec les hommes et les femmes restés à terre. Les éloignements peuvent devenir fertiles s’ils sont partagés. Ces projets hors norme impulsent une dynamique économique et humaine à la cité. La société civile a un rôle fort à jouer dans cette cité. Elle peut s’en saisir. Si elle veut avoir un impact, initier un changement.

Chapitre III - La Nature Se relier à la nature

Le cinéma a cette capacité d’agréger plusieurs formes artistiques en un seul art. Dans les films de Terence Malick, réalisateur que j’aime

particulièrement, la nature et l’homme ne sont jamais dissociés. Sa manière de filmer rappelle les peintres figuratifs. La nature est l’acteur clef. Malick filme la nature sans emphase hollywoodienne. Les plans sont larges, sobres, souvent au ras du sol ou du moins à hauteur d’homme. La position et le mouvement de la caméra nous immergent dans le cadre de ses vastes espaces de l’Ouest américain. Chacun de nous peut habiter ces grands espaces. C’est saisissant. Nous plongeons dans une atmosphère qui rappelle les peintures d’Hopper ou l’écriture de Steinbeck Les raisins de la colère. Une maison au milieu de vastes champs en culture. Un silo. Une unité d’habitation isolée dans un désert.

Puis, Terence Malick introduit les hommes dans cette nature. Ces hommes-là ne dominent pas l’écran par leur présence physique. Ils sont à leur juste place dans le cadre. Malick nous plonge dans la vraie vie. Il place sa caméra à hauteur d’herbes et de nombril. Il parvient à trouver un angle qui permet d’observer en contre plongée l’homme se mouvoir dans cette nature. Dans le cadre, nous sommes derrière son épaule. Tantôt au-dessus. Tantôt au- dessous.

Ce qui m’intéresse dans le cinéma de Malick, c’est le rapport qu’entretient l’homme avec la nature, et la nature agrandie. De très nombreuses scènes englobent, la situation humaine et la situation naturelle dans un même ensemble. Le passage des oiseaux, le déplacement des hommes, l’invasion de sauterelles. Le tout est là, présent dans le champ de la caméra. Ce traitement cinématographique confère la même valeur à chaque entité sur terre. Nous sommes à hauteur d’homme, nous sommes à hauteur de nature. Cela invite à repenser notre rapport à cette mère nature. Il interroge aussi notre place d’humain et notre façon d’habiter la Terre. La nature n’est pas extérieure à nous, elle n’est pas un « décor ». C’est important d’en avoir conscience. Malick filme un paysage totalement ouvert très éloigné de nos espaces de sédentarité. Il y a peu d’urbanités dans ses films. Nous pouvons nous poser la question de notre adaptation dans l’urbanisme surdéveloppé. Le réalisateur fait la part belle au à une forme de nomadisme. Il retrace l’histoire de ces hommes et de ces

femmes itinérants en Amérique. Ils se déplaçaient pour vendre leur force de travail pendant le temps des récoltes. Ils suivaient la ligne du train de territoires en territoires. De labeur en labeur. Ils devaient couvrir

leurs besoins essentiels, se nourrir, se loger, sécuriser leur famille. L’histoire est un face à face entre un riche propriétaire terrien et ces hommes et ces femmes pauvres venus travailler sur ses terres. Il y a une histoire d’amour. Elle fait avancer le récit. Mais, Malick montre ces hommes et ces femmes qui doivent inlassablement s’adapter pour survivre. Ils traversent la vie avec des joies, des tristesses, rencontrent des difficultés naturelles et humaines. Finalement, en décrivant un monde à une échelle réduite dans une unité de lieu, Terence Malick expose avec justesse les facettes de la condition humaine. Et puis, au cinéma, une scène résume parfois une part de l’histoire de l’humanité. Elle fait parfois le film à elle toute seule. Dans Le nouveau monde, Malick est capable dans un plan séquence de résumer le rapport entre l’occident et les Indiens. Bien mieux que dans le film Christophe Colomb avec Gérard Depardieu. Il montre le choc des cultures entre ces deux mondes au 17ème siècle. Dans ce plan, l’homme en armure « boite de conserve » représente l’occident et l’indien nu qui sans le savoir vient vers lui, incarne l’homme à l’état sauvage. Ils progressent dans les herbes très hautes à la rencontre l’un de l’autre. D’un côté, l’anglais totalement emmuré dans une armure en acier avec des petits trous pour respirer, on l’entend respirer, impose son progrès et sa peur (avec son armure) en posant le pied sur une terre neuve à conquérir et de l’autre l’indien nu sans défense tranquille sur son territoire symbolise une vie de plein pied avec la nature. Ils vont se rencontrer. Mais, dans cette scène, ils peuvent aussi passer l’un à côté de l’autre sans se voir. La rencontre ne se joue à rien. Malick parvient à montrer le point de vue de chacun de ces mondes. L’armure lourde incarne le progrès de l’homme de l’occident. Cette armure est censée le protéger. Pourtant à travers cette armure, il voit le monde qu’il entoure au travers des petits trous de son casque. Sa protection est disproportionnée. Que peut-il découvrir ainsi ? Ne s’est-il pas dé-naturé, selon l’expression de Théodore Monod ? Déjà, l’homme nu incarne cet homme resté dans un dialogue avec cette nature. L’occidental lui s’en est éloigné. Terence Malick ne veut pas ériger le monde du bon sauvage en modèle de société. Il

questionne le point de vue de chacun des deux mondes. Il montre la condition des « sapiens

» avec beaucoup de subtilité. Les civilisations ont grandi éloignées les unes des autres. Certaines comme la nôtre se sont peu à peu éloignées de la nature. Elles ont bâti des villes, ont accouché d’un monde très sophistiqué, ont poussé des progrès technologiques. Les Indiens sont restés proches de leurs habitudes ancestrales que nos mondes. Avant que les

colons ne leur amènent l’alcool la junk-food qui feront des ravages dans les tribus.

Il y a une dichotomie étonnante entre les deux évolutions de ces mêmes Homo sapiens. Ils n’ont pas suivi le même chemin de vie, pourtant sur le même globe. Les uns sont sophistiqués. Les autres ont conservé une simplicité naturelle. Il y a un fort déséquilibre entre le progrès technologique poussé à l’extrême par les uns et la conservation d’une connaissance fine de leur écosystème par les autres. Les uns vont chercher à maîtriser quand les autres vivent avec.

Sans mots, cette scène d’une puissance inouïe parvient à nous replacer au cœur de cette rencontre. De la rencontre peut-être comme elle s’est déroulée ? Cela m’amuse de le penser. La force de la langue de Malick est là, nous donner à penser, à réfléchir à notre façon d’habiter la nature.

Chapitre III - La Nature Cultiver la part animale

La part animale de l’être humain est-elle plus palpable en mer ?

Je ne dissocie pas la part animale de la nature humaine. Pour faire certaines choses, je n’ai pas eu à les apprendre par la lecture ou par des témoignages. Cette part animale est en nous, et ce n’est pas anodin. Cela s’est imposé. La part animale commence par l’écoute de notre instinct. Nous dissocions à tort la nature humaine de la nature. Elles sont indissociables. Nous formons un tout avec les arbres, l’eau, les pierres,

Nous sommes nés de la terre. Il ne faut pas craindre la nature, elle n’est pas un décor qui nous environne, nous sommes en elle. Même les tempêtes ne sont pas contre nature. Pourtant, c’est impressionnant des vagues de plus de 25 mètres. Curieusement, je n’ai jamais eu peur d’affronter des conditions extrêmes au large. Je me sens plus vivant quand je les rencontre, c’est une symphonique, une expression puissante de la vie. C’était une façon d’accepter de faire partie de la nature dans toutes ses expressions, calmes ou dantesques.

Chapitre IV – Le Langage Parler la langue de mer,

Pouvons-nous en déduire que la mer vous a appris à cultiver l’art du peu ?

En France, pays très vieux, nous venons du moyen-âge, de la renaissance, de la révolution, … et les deux guerres mondiales qui nous ont affaiblies durablement nous ont fait prendre le chemin de la consommation. Nos professeurs zélés sont les américains avec des « plans Marshall » & co, et depuis nous sommes conditionnés par des influences sociétales qui dictent des injonctions de vérité. La tendance actuelle est aux buzz, aux phrases chocs, au « bruit » . Le monde est aussi dominé par l’image. La vraie émotion est éclipsée par un langage surfait, calibré, pitch, une tyrannie de l’exhaustivité. Le monde vit au rythme du sensationnel, du superlatif et du storytelling du moins dans les univers urbains. Ces tirades meurent vite dans l’immédiateté de leur simple prononciation dans le bruit assourdissant du moment, elles n’ont plus de poids. Il n’y a plus de trace, « un clou chasse l’autre » !

A cela s’ajoute l’appauvrissement de notre langage sur le modèle de la langue américaine vis- à-vis de l’anglais. Sur la richesse de notre langue, je prends l’exemple de certaines émissions françaises. Elles me semblent appauvrir notre champ lexical alors que notre langue est si belle. Le langage

le
pétrole…

est souvent dévoyé à cette occasion, nous ne travaillons pas assez la justesse des propos. Nous voulons en dire trop. Ces émissions prennent les gens pour des enfants. Elles les infantilisent aussi en déversant un trop plein d’explications. Certains présentateurs questionnent aussi à l’envi les personnes en les poussant à ajouter de la parole à la parole.

Comme s’il fallait que les gens se justifient en permanence. Cela incite à l’ajout de mots supplémentaires, souvent inutiles. La superposition de propos similaires induit une perte de sens. Une image vaut mille mots. L’excès amenuise la beauté du langage. Le langage est capital pour le développement d’une civilisation et pour vivre ensemble. Nous devrions apprendre à nous contenter du peu. Certaines cultures préfèrent adopter un minimalisme souvent très juste. Les Japonais ont cette culture du peu, de la trajectoire épurée, de la forme juste, de l’espace minimaliste mais pensé, de la cuisine sans artifices mais où chaque saveur se distingue et a sa place. Avec peu de traces dans la peinture avec les estampes, peu de lignes dans l’architecture, peu de choses dans l’assiette, ils parviennent à dire beaucoup. Ils déroulent une pensée, ils impactent les personnes. L’expression minimaliste permet de redonner toute sa valeur à ce qui est. Elle produit une émotion juste, elle laisse de la place à Notre interprétation, elle ne pense pas à Notre place.

Le trop appauvrit le sens profond des choses, perturbe la lecture. Le bruit -fatigue- enlève beaucoup à la beauté des moments. Cette beautélà est à préserver. Et d’un côté on est « bavard », et de l’autre on est buzzeur, pitcheur, réducteur.

Chapitre IV – Le Langage Aimer les mots

J’aime les mots. Je construis mes textes en les choisissant. Je suis atterré devant les formules automatiques et souvent pléonastique. J’aime la variété de notre langue. C’est comme pour un tableau, nous avons le choix d’utiliser toutes les couleurs et pas uniquement le noir et le blanc. Cette richesse de la langue me met en joie. La vie a plus de saveurs. C’est beaucoup plus intéressant de puiser dans ses pensées, ses lectures

de belles expressions plutôt que de dire les choses avec des mots basiques, de travailler ses prises de paroles même les plus banales ; comme on travaille ses trajectoires. L’acte de reformuler est beau. Une phrase peut se dire de multiples façons. Mais, si nous réfléchissons bien, il est plus joli de dire « te voir me réjouit » plutôt que « je suis content de te voir ». Et là, je pense à la tirade de Molière dans le Bourgeois gentilhomme.

“Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour”. Ou bien : “D’amour mourir me font, belle Marquise, vos beaux yeux”. Ou bien : “Vos yeux beaux d’amour me font, belle Marquise, mourir”. Ou bien : “Mourir vos beaux yeux, belle Marquise, d’amour me font”. Ou bien : “Me font vos yeux beaux mourir, belle Marquise, d’amour.”

Dans cette tirade, nous agençons et réagençons. C’est comme en architecture. Nous, on a américanisé notre langage. Avec moins de mots, nous créons moins de nuances, moins de contrastes. Tout comme les couleurs, à l’opposé des années 80’, pour les choix de couleur de voiture aujourd’hui nous choisissons de moins en moins de couleurs vives, une certaine standardisation se met en place … de ne pas pouvoir revendre, de trop se singulariser ?

Chapitre IV – Le Langage Hisser les voiles du silence Est-ce important le silence ?

La société actuelle exige de nous des paroles incessantes. Il serait utile de ne pas répondre à tout et tout au contraire de réapprendre à travailler à poser les silences. Oui, cette société du bruit devrait réenchanter le monde avec le silence. Le silence est salutaire. Je le retrouve en montagne. La montagne est un univers extrêmement silencieux, écoutez quand la neige tombe ; quand un flocon rencontre une branche…. C’est peut-être le seul. Quand la neige tombe, je retrouve un de mes bonheurs. Un peu comme si on n’avait appuyé sur pause. C’est un repos de l’âme. Le silence

de la mer, est une vision des terriens, la mer est bruyante avec ses vagues, son ressac, son grondement, ses déferlantes… mais elle nous rend silencieux.

Chapitre IV – Le Langage

Quand vous partez au large, vous faites l’expérience d’un autre monde, à son retour devez- vous tout raconter ?

Si je prends l’univers maritime, il est différent de toutes les expériences terrestre. Le large est à chaque fois une plongée dans un nouveau monde. Cet illustre inconnu. Hors de portée des hommes et des femmes restés à terre. Cette vie loin des yeux, loin des oreilles, loin des perceptions habituelles est un territoire encore très largement inconnu. Elle est singulièrement différente du présent des terriens, car elle est quelque part en 3D ; tout bouge sous nous, en nous, autour de nous. La question se pose. Au retour, doit-on tout dire ? Pour ma part, je ne le crois pas, cette part de mystère que recèle chaque traversée est une chance pour tout le monde ; car elle laisse libre court à l’imagination elle nous interroge, elle n’est pas certaine. En revenant, on pourrait tout révéler. Au contraire, c’est important de conserver une part secrète de ce voyage étrange. Cette part recèle de la magie. En conservant à l’ombre une part de l’histoire, nous gardons ces moments comme un trésor au fond de soi, un secret, il est important d’avoir des secrets et de les garder précieusement au moment où nous sommes entourés de « voleurs » de secrets et d’histoires. Ce trésor peut nourrir ainsi un imaginaire qui peut se réinviter dans notre vie. Il ouvre le champ des possibles pour d’autres explorations et extrapolations.

Chapitre IV – Le Langage

Manœuvrer plus fort que discourir,

Pourquoi les marins ont-ils la réputation d’être des taiseux ?

Il est un fait que les métiers, les sports ayant un rapport direct avec la nature brute, agriculteur, pêcheur, marins, montagnards, navigateur, pilotes, … les actes et l’attitude comptent plus que les mots et les postures.

Certains efforts dans la voile comme manœuvrer à bord d’un bateau nécessite de faire beaucoup d’actions, de concentrations, de réflexion et cela est souvent incompatible avec « le verbe » ; la parole soutien et ordonne le groupe mais elle doit être brève et concrète. C’est un univers où l’action a une place importante, c’est peut-être pour cela que les marins sont plutôt taiseux. Ils agissent plutôt qu’ils ne commentent, c’est l’anti-selfie, on œuvre pour l’équipe, le groupe ou en solitaire pour le couple marin-bateau. Il n’y a pas beaucoup de paroles en l’air. De nos jours, les gens verbalisent tout ce qu’ils font, ils sont un peu comme des acteurs permanents. Avant, il y avait plus de savoir-faire, maintenant il y a plus de faire-savoir. C’est l’époque qui veut ça.

Mon origine n’est pas dans les mots, j’ai mis longtemps avant de m’extravertir, c’est l’école Boulle qui m’a fait sortir de moi-même. L’observation permet de se passer de mots. J’observe beaucoup. Longtemps, j’ai préféré observer et créer plutôt que de parler.

Je ne sais pas pourquoi la voile fut sur mon chemin. J’y ai rencontré l’harmonie.

Chapitre IV – Le Langage Donner sa parole de marin

C’est tout un monde. Les gens se nourrissent de ce que les marins font et ensuite ils nous jettent avec l’eau du bain. Si je compte mes quatre grandes entreprises sponsors, les quatre ont eu des changements de dirigeants. Ces changements ont balayé en un trait de plume des projets que je menais, et où étaient engagés beaucoup d’hommes et de savoir.

Les nouveaux dirigeants veulent que leur sacre soit sous des cieux nouveaux. Ils vont écarter la voile ou le marin. Et puis, il y a des engagements tenus, mais juste ce qu’il faut. C’est le pot de fer contre le pot de terre. Le marin est la part variable. Il est difficile d’avoir un parcours linéaire. Alors que la réussite se crée dans la durée.

Chapitre V - L’Exploration

Ouvrir le hublot de sa chambre,

La découverte n’est pas uniquement une question de distance. Il faut prendre le temps pour voir le monde, y compris celui qui est à côté de chez soi. Le déplacement est une fenêtre qui nous nourrit. En Bretagne, les granits de toutes les couleurs jalonnent les côtes. Le rose, le blanc, le gris, le brun se succèdent de côtes en côtes. Une variété de paysages alterne sous les yeux. Si vous ne vous déplacez pas, vous ne pouvez pas découvrir ces granits. Pourtant, ils sont tout proches, et se succèdent.

Ma famille a excessivement déménagé, mon frère me contait qu’entre la maternelle et Sciences-Po il avait été dans 25 établissements scolaires différents. C’était lié à des contraintes et une forme de vie adoptée par ma mère dès notre enfance, mais qui s’est accélérée à la mort de mon père . Je n’ai pas eu une enfance classique, ni bourgeoise. Même si c’était lié à des contraintes de vie, ces déménagements m’ont permis de découvrir des univers très différents, Paris, Région parisienne, Provence, Bretagne nord pis sud, La Rochelle, Sud-Ouest, Italie, Sénégal, Brésil, … J’ai conservé par la suite cette habitude du voyage. La société présente souvent le nomadisme comme un danger alors que c’est une ouverture possible sur les mondes. Je suis un nomade. Je l’ai été tôt, dès l’enfance, par nécessité, puis plus tard car dans mon ADN.

V - L’Exploration
Chapitre

Partir à la conquête de l’Ouest

Le nomade est un homme en mouvement. Il suit son chemin. Il a cette particularité d’être comme une roue qui prendrait dans ses rainures un peu de la terre qu’elle touche sur son passage. Au fil des kilomètres parcourus, la roue prend de la glaise, des petits cailloux, des branchages, des crottes de zébus en Afrique, et pourquoi pas quelques poils de mammouths. Revisitons l’exemple d’Averroès avec sa mule et ses livres, il transmettait la culture au fil de son cheminement. Le nomade se fraie un chemin à travers les mondes. Il progresse dans la vie à chaque étape. C’est un homme riche. Riche de ce qu’il donne. Il peut ainsi devenir un passeur à son tour. Il fait circuler l’information.

Parmi les beaux exemples de nomadisme, il y a les métiers ambulants. Je pense aux gens de cirque. Ils vont travailler dur de ville en ville, apporte une magie, amène avec eux un monde qui voyage et fait voyager. A chaque halte, ils mettent en œuvre une force incroyable pour se réinstaller, produire leur spectacle, accueillir un nouveau public. De ce mouvement, ils prennent des énergies et histoires sur place et peuvent ensuite donner à leur tour.

Voyager réhumanise une part de nous-mêmes.

Chapitre VI – Le Navigateur Être capitaine

Vous êtes quel skipper ?

Tabarly avait coutume de dire qu’il ne faisait jamais faire aux autres ce qu’il n’avait pas fait lui-même. Je me le suis appliqué. J’aime connaître le mieux possible chaque métier qui concerne le bateau. J’observe beaucoup l’action de tous les corps de métiers. Il est nécessaire une fois seul durant des mois pendant le Vendée Globe d’être capable de tout réparer ou de réinstaller, d’agir dans une quarantaine de métiers/

domaines différents. D’être capable de concentrer de nombreuses expertises à la fois.

La position de l’organigramme ne m’intéresse pas. Certes, le rôle de skipper confère une autorité naturelle. C’est une incarnation spontanée du pouvoir, aussi parce que vous portez le projet, en êtes à l’initiative.

En mer, en course on sait très vite et directement si vous êtes compétent, « on ne peut pas se payer de mots » être dans « la com’ ». Il s’agit d’être juste. Il faut allier la compétence et l’équité. En équipage, je délègue beaucoup. Je suis heureux d’être à la barre, mais aussi à la cuisine . Si je ne suis pas le meilleur dans certaines configurations, je donne la barre à celui qui va amener le bateau vers son meilleur temps.

Le recrutement est la fonction clef. Car oui, il y a le niveau technique, la capacité d’innover ou de réfléchir « devant », mais il ne faut jamais perdre de vue que c’est un bateau qui va affronter les pires conditions climatiques, les pires océans, et que ce soit pour du solitaire ou de l’équipage qu’il y aura des humains à son bord, isolés et laissés à euxmêmes. On remet notre vie entre les mains des équipes qui conçoivent et créent le bateau. Ma façon de recruter est différente, j’aime aller à la recherche de profils pas forcément issus de monde de la voile, je suis allé chercher dans les univers de l’aéronautique, de l’automobile, des arts, … . Par ailleurs, lorsque je donne ma confiance elle est entière.

Parfois, j’ai peut-être été autoritaire, mais toujours à ma manière. Toujours dans une douce fermeté. Je me suis fait toujours comprendre sans hausser le ton de la voix par exemple. Je suis donc démocrate plus qu’autocrate dans mon management, mais soucieux de réussir à atteindre les objectifs. Dans l’univers du bateau, il existe une certaine forme de démocratie, elle est ferme, on discute, on débat, mais on tranche. Il y a une hiérarchie sur un bateau sinon on va au naufrage. Nous ne pouvons pas toujours demander son avis à tout le monde. Il faut prendre le lead, être à la hauteur de la tâche, savoir arbitrer en permanence. C’est passionnant.

En revanche, je n’ai pas recherché le pouvoir pour le pouvoir quand il me semblait que ce n’était pas ma place. On m’a proposé des postes de présidence, de direction. J’ai refusé ces fonctions. Je me rendais compte que si j’avais accepté, cela n’aurait pas fonctionné. Trop honorifique. Ces places proposées ne me permettaient pas d’avoir une action réelle sur les choses. Si c’était pour « faire des utilités », non, cela ne m’intéressait pas.

Seule la concrétisation d’une idée m’intéresse ; je ne veux pas avoir une vie avec des affichages qui n’auraient pas de sens, ni de cohérence avec ma pensée. Je veux vivre vraiment, rire vraiment, pleurer vraiment, avoir chaud vraiment, avoir froid vraiment. Ce qui n’est pas pleinement incarné ne m’intéresse pas. Il y a aussi ce pragmatisme qui correspond bien au métier de marin.

Gouverner, diriger, c’est intéressant, j’aime, mais ce leadership je veux le vivre dans une vérité entière, le transformer en quelque chose de concret dans un réel tangible. Avec du sens. C’est ainsi que je peux entraîner une équipe vers le résultat humain, sportif, techno.

Chapitre VI – Le Navigateur

Grandir avec la technologie

Comment la technologie a changé l’art de la navigation ?

La technologie a révolutionné le rapport de l’homme face à l’accomplissement d‘une tâche. La technologie apporte une assistance, devient omniprésente, mais nous pouvons nous poser la question de savoir si elle n’amoindrit pas les compétences de l’homme qui se réfugie exclusivement derrière ces technologies. Sans faire de raccourci, j’ai en tête un souvenir avec un équipier en course. Nous avons eu une panne générale de batterie. Quand je lui ai dit de prendre le compas et la carte papier pour faire le point et une « estime », il m’a regardé avec des yeux ronds. Ma génération a été capable de naviguer au sextant puis de

faire sa route avec des cartographies interactives en lien avec une interférence avec la terre. Mais un jeune

aujourd’hui avec des cartes Michelin, sait-il trouver son itinéraire ?

Maintenant, il faut être « Bac + 5 » pour réparer une voiture. Je prends l’exemple du garagiste dans un endroit paumé de France, il était capable avant de réparer n’importe quelle voiture. Il ouvrait le capot, regardait le delco, un coup d’œil au carburateur, il avait les outils pour réparer une voiture. L’omniprésence de l’électronique embarquée dans la voiture ne permet plus l’intervention rapide d’un garagiste. Le technicien est démuni face à la tâche. Il doit faire appel à d’autres matériels plus sophistiqués correspondant à une gamme, un modèle une série. Il n’a plus tout sous la main. C’est le monde de l’ingénieur-concepteur qui domine. En introduisant des puces, des outils de décisions, nous avons rendu la réparation des objets différente, intégrant des cycles parfois plus longs de maintenance.

Le marin navigue-t-il trop aux « outils » dorénavant ?

En compétition, la concurrence et la tension ont augmenté avec le temps. La technologie s’est développée. Mais surtout l’innovation a accompagné la révolution des courses au large. Les marins actuels ne sont pas « formatés » comme les anciens. Ils sont nés avec la technologie. Les jeunes en ont bénéficié. Ils ont gagné en confort. La technologie permet de mieux s’orienter, de se reposer, d’optimiser la performance et la connaissance, d’augmenter considérablement la performance du bateau. Par exemple le premier tour du monde à la voile en solitaire, sans escale et sans assistance en 1969, le vainqueur l’a réalisé en 313 jours, aujourd’hui le Vendée Globe en 2016 c’est en 74 jours, et en multicoque c’est en 40 jours ! Les marins sont toujours des êtres de chair et de sang avec de yeux, deux bras et deux jambes, la différence est dans la technologie sur les bateaux et dans une utilisation plus fine de l’intelligence humaine.

Mais, la technologie ne fait pas tout. Marins d’hier et marins d’aujourd’hui sont confrontés aux mêmes points chauds. Sans opposer les anciens et les modernes, les jeunes générations devraient aussi savoir naviguer à l’ancienne. Les outils doivent rester des outils, une aide, un accompagnement. Ils ne doivent pas devenir les hommes. Une partie de nous doit rester primaire. L’outil peut toujours tomber en panne. Le marin le sait. En mer rien n’est écrit. Il doit pouvoir tracer sa route sans être dépendant. Dans toutes les configurations, il doit se garder d’oublier que c’est lui qui a développé les technologies. Le marin doit rester un homme

avecses sens en éveil, conserver sa sensibilité. L’intuition sait décoder les situations imprévisibles.

A voir : Est-ce que les jeunes générations sont capables de se passer de technologie comme un adolescent pourrait se passer de son smartphone ? Observez comme un adolescent est perdu quand son téléphone n’a plus de batterie. Conserver une navigation sensitive est primordial. Si les jeunes générations préservent leurs repères sensorielles, l’acuité leur permettra de mettre chaque décision en perspective. Les connaissances issues des data venues et de l’électronique embarquée sont essentielles. Elles ont leur importance, mais il ne faut pas les sacraliser. Nous pouvons allier une navigation sensitive à une intégration astucieuse des applications. (attention, ça fait un peu « vieux con » ☺)

Tiens, on dit naviguer sur le net. C’est drôle !

Doit-on se méfier de la technologie ?

Sans être digital native, je suis un vrai geek tranquille. Le pari des enseignants du futur est probablement de développer les capacités intrinsèques de leurs élèves plutôt que de les transformer en QCM et de les immerger uniquement dans le monde techno, les éveiller à faire le tri face à la pléthore de solutions qui leur sont proposées.

Je suis souvent déstabilisé par une petite partie de la population qui veut un retour à une vie sans eau et ni électricité. Lors de mes tours du monde pour étudier les peuples des mers, les hommes et les femmes que j’ai croisés sur ma route étaient fascinés par mon smartphone. Ils ouvraient les yeux comme des soucoupes quand ils découvraient l’appareil de photos de mon smartphone. En tenant dans leurs mains mon téléphone, ils imaginaient tout le potentiel pour leur vie de ce petit appareil. Ces peuples premiers encore présents sur terre aimeraient bien bénéficier de ces évolutions qui somme toute sont source de progrès. La cartographie, les marées, la météo, le cours des biens, leur seraient utiles. Mais ils n’ont pas accès à ça. Pour nous, c’est une chance. Il faut accepter la technologie comme une aide à la décision, un gain d’énergie pour accéder à l’information, la possibilité d’utiliser son temps et ses ressources à d’autres aspects de la vie.

Naviguer avec les sens

Quelle part le marin doit-il accorder à ses sens ?

Nota : LES SENS ont été aussi abordés dans le chapitre : « Les traversées en mer révèlent-elles les hommes ? »

En mer, le marin doit rester un animal. S’il laisse parler ses sens, il situe sa propre navigation à un certain niveau. Il faut sentir le bateau, et ce sont essentiellement les sens qui le permettent. Quand quelque chose casse au large, nous sommes souvent à armes égales face à la situation, c’est là que nous devons compter pleinement sur la part animale qui est en nous. Face à l’imprévu, le sensitif nous guide pour lire les éléments. Cette lecture-là, plus sensorielle que rationnelle, est un guide pour trouver la solution.

Ma génération a appris à naviguer avec le sextant, à se repérer dans les courants, à trouver sa route dans le brouillard. Elle connaît la place des étoiles dans le ciel traversé. Ce rapport sensitif à l’élément est l’essence de la navigation. Il faut naviguer en développant sa créativité, sa fluidité, à la façon d’un Kandinsky, à la façon d’un Miro. Si nous sommes à l’écoute,

nous pouvons continuellement apprendre de l’explosion de nos sens. Cette sensorialité permet d’interpréter différemment la lecture de ce qui se présente à nous, de questionner nos choix, de prendre des décisions éclairées et pas uniquement par le tout rationnel. Nous ne devons savoir inviter notre part animale.

Pour évoquer ce rapport particulier du marin à sa navigation, Tabarly avait coutume de dire,

« au large, on ne peut pas raconter d’histoires ». Si on n’a pas un rapport naturel à l’élément, cela se voit vite. Il dit aussi qu’en mer il est impossible de tricher avec soi. En équipage, nous connaissons très vite le fonctionnement de nos équipiers, s’ils sont au niveau ou pas. L’unité de temps et de lieu, exiguïté permet de lire très vite dans l’autre.

Comment la part sensitive du marin l’aide à tracer sa route ?

Nous traversons les éléments avec des conditions qui changent selon les saisons, météo, dépressions, anticyclones, amplitudes diurnes matin, après-midi soir nuit, vent, thermiques, effets de côtes. Avec des dangers, parfois il y a zéro bateau, puis cent ; parfois il y a des cargos dans tous les sens.

L’ordinateur central d’un navigateur de course, c’est sa capacité à connaître la meilleure route, parce qu’il aura emmagasiné cette expérience, il se souvient des lieux en fonction de conditions changeantes, mais tout cela n’est possible que par la précision de la demande et le guidage et les affinages du marin. Le marin a une mémoire phénoménale des lieux où il navigue, des situations auxquelles il peut être confronté. Si j’arrive dans la baie de Lannion, avant la renverse par un vent de nordest, je sais que je vais plutôt aller à droite, parce je serai mieux protégé. Le cerveau humain est fabuleux, il est capable d’engrammer une multitude de souvenirs. En Bretagne, un marin peut « nommer tous les rochers par leur prénom ». En naviguant, il les tutoie à chaque rencontre, ainsi que les marées, les courants, la brume, les algues, les balises…. C’est énormissime car il y a des milliers de rochers.

Nous amenons en mer ce que nous sommes. Notre petitesse et notre grandeur. Il n’est pas rare de passer d’un extrême à un autre en un laps de temps très court. En puisant dans nos capacités, nous allons surdévelopper des qualités. En mer nos sens s’expriment dans toute leur variété, dans toute leur amplitude. A terre, notre humanité est souvent homéopathique, elle peut nous faire défaut sous l’emprise d’un mode de vie « urbain », ou la masse nous fait oublier que nous sommes des êtres de chair et de sang, fait de haut et de bas, d’une singularité si spécifique qu’est d’être humain. Nous sollicitons peu nos capacités profondes. Nos sens font partis du voyage, mais il faut une volonté pour remarquer qu’ils existent à plein temps et qu’ils sont une formidable boite à outils. Nous ne sollicitons pas systématiquement nos capteurs sensoriels. C’est comme si quelque chose était éteint en nous. Faire le tour du monde nous révèle à nous-mêmes. Au large, tout est décuplé. Le marin prend tout en vrai, il n’y a aucun filtre. Nous devons nous assumer tels que nous sommes. Notre humanité se confronte à la nature et sans doute est-ce la véritable utilité de notre présence sur cette terre. Il n’y a pas de filtres, pas d’alternatives. Dans la nature brute et sauvage nous ne pouvons échapper à nous-même. Face à la puissance des éléments, nous sommes nus ; si l’on y réfléchit c’est vertigineux. C’est un cadeau qui nous est offert. Cette nudité nous contraint à aller puiser au plus profond de nous la réponse, avec l’aide…de nos sens. C’est d’une densité bien plus forte car notre existence, notre « réussite », dépendra en grande partie de « dame nature », qui elle, se fiche de notre écorce et de nos connaissance ; la nature avance sans état d’âme.

Quand nous rentrons d’un Vendée Globe, nous sommes nettoyés, lavés des affres de la vie en société. Nous avons réalisé un reset complet de notre corps et de notre esprit.

Nous avons échappé aux conflits entre terriens. « Un homme seul en mer représente toute

Les traversées en mer révèlent-elles les hommes ?

Quel type de compétiteur étiez-vous à vos débuts ?

Justement, je ne l’étais pas. La compétition est arrivée « en marchant ». Au début, j’ai trouvé dans la mer un espace de liberté et d’expression.

Je me suis dit « tiens, je suis libre ici ». J’ai ressenti immédiatement un rapport très fort à l’élément. Je crois que j’étais différent dans mon approche des autres. Les jeunes skippers en herbe que nous étions aimaient les podiums. Moi cela se situait ailleurs. Leur premier moteur était la victoire à aller chercher. Logique en compétition. Moi, j’aime avant tout être en mer. Ce rapport naturel m’a sûrement donné une forme d’aisance innée. Inconsciemment la mer va aussi m’apporter une aide en relation aux autres, devenir « mon médium » d’entrée en relation avec l’autre. Les premiers moniteurs qui m’ont suivi avaient remarqué que je faisais rarement le parcours comme les autres. Ils me disaient que mes choix tactiques étaient originaux et que j’avais certaines facilités. Plus tard, dans la réalité, l’essentiel de ma préparation a toujours été particulière.

Elle reposait sur une mentalisation importante de la course loin des entraînements, car j’ai passé une très grosse partie de mon temps à chercher les moyens pour faire exister mes challenges. Je faisais la course dans ma tête en visualisant chaque manœuvre, chaque geste. Rapidement, j’ai gagné des régates importantes. C’était une chance pour moi car je n’avais pas beaucoup de temps pour pratiquer. Faute d’argent et avec la nécessité d’en chercher, je participais peu aux entraînements tout en obtenant de bons résultats. Mais ce que les gens prenaient pour une forme de désinvolture n’était en fait que le reflet d’une vie avec des moyens financiers modestes. Je passais beaucoup de temps à chercher de l’argent. Le temps pour me préparer était donc raccourci.

Sauver la part belle de l’histoire

L’ arrivée d’une médiatisation de plus en plus forte et de plus en plus exigeante a changé le monde de la voile et fait disparaitre la dimension du mystère, de la distance. Nos actes, nos exploits, nos échecs allaient

l’humanité. » a dit un certain Titouan LAMAZOU.

être sous les feux de la rampe. Historiquement les marins, les montagnards ou les paysans sont des mondes de « taiseux », ils font. La voile étant un sport mécanique si vous n’étiez pas d’un univers argenté et pour pouvoir participer aux courses, il a fallu solliciter des financements extérieurs, sponsoriser ses projets, et donc apporter aux financeurs une « monnaie d’échange » en plus des seuls résultats sportifs. Nous sommes devenus moins taiseux. Nous voulions aller en mer. Nous n’avions pas choisi la médiatisation. Un écosystème médiatique s’est créé peu à peu et surtout grâce à des évènements. Pour ne citer que quelques moments médiatiques de voile : le mystère entourant l’arrivée dans la Transat entre Tabarly et Colas en 1976, la disparition d’Alain Colas dans la première

Route du Rhum 1978, les 16 morts dans la course du Fasnet 1979 en plein ouragan, la Victoire de Florence Arthaud dans la Route du Rhum 1990, Bertrand De Broc se recousant seul la langue dans le Vendée Globe 1992, les naufrages spectaculaires et la disparition de Gerry Rouf dans le Vendée Globe 1996, la trajectoire de la petite anglaise Ellen Mac Arthur, … . Si l’on regarde les dates, la médiatisation s’est accrue avec l’accélération de la médiatisation des années 80’. Nos moindres faits et gestes sont décortiqués, analysés. A tel point qu’aujourd’hui un sponsoring se décide plus au nombre de « followers » et à la visibilité médiatique du skipper, qu’à son CV nautique.

Étant un des pionniers de grandes courses, un « aventurier » des premiers Vendée Globe je suis devenu un personnage public. Je ne l’ai pas choisi. Cet état est la conséquence de mes courses et de ma façon d’en parler, mais en aucun cas un but en soi.

Je ne crois pas que nous soyons faits pour une telle surexposition. Sauf si c’est pour transmettre un récit. Là, le récit est un retour d’images autour de la perception d’une marque. Je ne remets pas en cause toute la médiatisation. Elle permet un partage. Je dis juste que le marin a vu sa place bousculée, et petit à petit le mystère disparaitre. On ne s’en rend pas compte mais peu à peu comme pour la dimension sécuritaire et administrative on « pasteurise » le fait de se lancer à l’assaut de l’océan,

on ne supporte plus d’attendre, de ne pas savoir, que ce soit un « temps long ». Or, il doit rester un élément central de l’histoire.

Le récit de l’homme face à la nature doit rester la part belle de l’histoire.

Chapitre VII – Le Marin et le Bateau Imaginer un bateau, se relier à lui

En imaginant le bateau, comment le marin conçoit-il son lien à lui ?

Ce lien démarre bien avant la construction du bateau. Il se tisse en imaginant le bateau à construire, il se façonne dans l’espérance. Depuis l’enfance les volumes me parlent, je joue avec eux, avec leur masse et ils deviennent vivants et colorés dans ma tête. Quand je rentre dans une pièce, je suis saisi par l’espace tout autour, je visualise les améliorations- transformations-transmutations possibles. L’image s’impose à moi naturellement. C’est une sensation forte. Cela me m’habite, voyage avec moi. Quand il est question de bateau à construire c’est pareil. Je laisse la forme de la coque aux architectes navals, mais moi je me figure le parallélépipède d’où l’on va extraire une forme, et je pense l’intérieur et l’utilisation de cet ensemble. Cela se dessine distinctement dans ma tête sans que je ne convoque rien.

L’architecture du bateau est proche de l’architecture du corps humain. Je me figure que le bateau est un corps. Celui d’une femme à la silhouette harmonieuse. Et si c’est celui d’une femme, les proportions doivent être respectées, les tensions doivent s’équilibrer. Les forces en présence y sont pour beaucoup. La coque et ses « œuvres vives » sont la partie basse de la silhouette, le mât et les haubans en sont la colonne vertébrale et les muscles qui permettent de supporter les voiles qui font avancer, c’est la partie aérienne appelé aussi « gréement dormant ». Cette harmonie est essentielle, elle va faire en sorte que le bateau passe au travers des conditions qui l’attendent. Ne pas oublier que cet ensemble ne bouge que grâce à deux fluides, l’eau et l’air, s’il en manque un il

n’avance plus. Ces deux fluides cependant lui mène la vie dure, le cogne, le force à plier, tente de le déchirer et c’est alors que l’harmonie des forces joue pleinement son rôle. Ne jamais oublier …la simplicité !

J’accorde une attention particulière au dessin et à la conception du bateau. Rien ne doit être laissé au hasard. La forme de la coque, l’ergonomie du pont pour l’enchaînement des réglages en solitaire ou en équipage, les manœuvres sont « un ballet » tout doit y être harmonieux, se coordonner en sécurité. Deux tours de clé manquant en tête de mât sur une pièce qui supporte les tonnes de pression de la grand-voile compromet une La course ; et l’investissement en temps, effort, argent de centaines de personnes durant des mois ! Un simple oubli peut fragiliser tout l’ensemble, tout est lié. Pour un bateau, une architecture réussie est une architecture qui se tient ; fréquemment un « beau » bateau est un bateau qui va vite. Le bateau doit être conçu pour affronter des situations changeantes en permanence, les forces de la nature brutes sans filtres, les vagues de toutes les tailles et de toutes les formes, les vents plus violents. Tantôt il va être encalminé, danser sur la houle, monter ou surfer des montagnes d’eau, et souvent affronter des conditions dantesques. Il va taper, craquer, hurler, mais tout doit tenir, un tour du monde c’est un million de chocs du bateau dans la mer.

L’expérience de l’architecte, ses calculs, au départ permettront d’obtenir la solidité structurelle du bateau. Ce trait doit répondre à un certain nombre de critères, à un cahier des charges précis entre performance et sécurité. L’architecte recherche au départ les meilleur volumes au service de la performance, et installer sa « patte », le pourquoi l’on est venu vers lui/elle. En tant que skipper, nous apportons l’expérience en live, nos demandes, nos envies, notre style de navigation et ajoutons des choses à ce geste initial ; nous avons en plus la nécessité de nous interroger sur chaque ajout. Nous remettons aussi notre vie dans les mains de l’architecte, un bateau parcours le tour de la planète ;une maison à des risques mais reste sur le terre ferme et à la même place !

Si nous comparons l’architecture terrestre et immobilière à l’architecture navale, nous rencontrons les mêmes écueils. Prenez l’exemple d’une cathédrale. Il faut partir des fondations, puis procéder aux élévations.

Puis, en aérien, ajouter les gargouilles, les décors, les allégories. Au geste initial, vont s’empiler différentes excroissances. Pour les bateaux si les fondations sont justes, c’est le corpus tout entier qui fait unité. Observez les dentelles de granit de Notre Dame de Paris, cela tient à une prouesse architecturale, des bases larges, lourdes et solides vers les dentelles de pierre légères et aériennes. Elles concilient l’art, les mathématiques, les matières et l’ingénierie des hommes. L’équilibre et l’harmonie sont fondamentales. Un poids supplémentaire mal placé et c’est tout l’équilibre qui est remis en question, l’inutile peut devenir une faille certaine. Si vous ajouté un hublot sur le pont vous devez remettre du plomb dans la quille, les poids « des œuvres mortes » (la partie aérienne) ne tiennent qu’en étant équilibrés par les poids et la forme « des œuvres vives » (la partie sous-marine). La recherche de l’harmonie n’est pas une quête vaine.

Très tôt, et toujours, je me suis intéressé à l’architecture. Bien avant de construire mes premiers bateaux, je construisais de grandes maisons en Lego. Les Lego permettent de monter des murs, de poser des fenêtres, d’inventer des habitats imaginaires. C’étaient des briques et des plaques, il n’y avait pas encore la sophistication des modules ajoutés ensuite …engins et petits bonhommes. Ils n’étaient pas aussi sophistiqués qu’aujourd’hui, Aux maisons de Lego ont succédé très vite des cabanes. J’aimais prendre ce qui était tout autour de moi à ma portée, bois, tissu, branchages, et réarranger ce qui était sous ma main pour construire un habitat avec, j’avais huit ans pour ma première cabane dans un bosquet. Il fallait que cela tienne le coup, que je puisse y rentrer et surtout que cela soit joli un univers hors du reste. J’aime construire et j’accorde une large place à l’esthétique. Le geste de création tourné uniquement vers l’utilitaire ne m’intéresse pas ; il faut que cela soit beau. Chapitre

VIII – La Course au large Fertiliser la Terre,

Le développement de la voile a impacté positivement les territoires. Comment cela s’est-il passé ?

J’ai vu naître les grandes courses. La route du Rhum en 1978, la Vendée Globe en 1989. Elles ont accéléré la mutation du yachting. Autour des courses au large, tout un écosystème s’est mis en mouvement. Des déserts vont devenir pôles d’excellence, la friche marécageuse de Lorient, la zone oubliée des Minimes à La Rochelle aujourd’hui deuxième morceau de la vile. Il y a un côté conquête de l’ouest. Il va émerger ex nihilo des constructeurs, des architectes, des activités nouvelles, des lieux issus de réaménagements. Dans le sillage de ces courses, des filières nautiques voient le jour, Port La Forêt, Lorient, Les Sables, La Grande Motte. Les villes se transforment sous cette impulsion.

Lorient, qui est avant tout un port militaire et de pêche est devenu un port de grandes courses et de grands projets. En 30 ans, la vasière de Lorient a opéré sa métamorphose et a fait jaillir une filière économique entière la « Sailing Valley ». Quand le défi français pour l’America Cup s’installe en 2000 à Lorient, il impacte le développement de la ville. Aujourd’hui dans cette vasière sont implantés non seulement la Cité de la Mer, le musée Éric Tabarly mais aussi les principales bases de nombreux grands bateaux pros, tels que Groupama, Banque populaire, Charal. Fournisseurs nautiques, restaurants, hôtels, ont poussé comme des champignons tout autour. Le développement des courses a été un moteur pour toute une économie. Lorient est la ville qui a le mieux tiré son épingle du jeu. Elle a su moderniser ses infrastructures et attirer les personnes de la course au large mais aussi fédérer les ports alentours Port la Forêt, La Trinité sur Mer.

Les navigateurs du monde entier viennent « faire leur marché » pour préparer un bateau. On peut tout construire, les 6.50, les Imoca, les grands trimarans, les Ultims. Ici son incubés des centaines de records, de Cap Horn, des records de vitesse, des records de distance, de Vendée Globe, de Route du Rhum, etc….

A La Rochelle, ce sera le port des Minimes qui avant Lorient sera le phare

nautique et des préparations de bateaux de courses. Le port des Minimes est creusé dans une landes de terre avancée dans le pertuis d’Antioche, ce port va abriter près de 4000 bateaux. Je vais le voir se construire. Je suis le témoin à mon petit niveau de ce développementlà. Très vite, il y a 17 voileries à cette époque à la Rochelle. Nous pouvions cumuler les styles, être d’un côté hippy et faire aussi des choses très techno, moins rock n’roll.

Toute graine prenait. Nous jetions une manille au sol et il naissait un shipchandler. La Rochelle a été un foisonnement une énergie, une sorte de Silicon Vallée de la voile avant l’heure et avant les bretons ☺. Je ne le savais pas d’avance, mais je vais avoir le privilège d’accompagner l’histoire de la voile et ses évolutions dès mon arrivée à La Rochelle en 1977.

Chapitre VIII – La Course au large Evoluer en grand

Quelles sont les grandes évolutions qui ont marqué l’écosystème de la voile ?

Je vais parler à mon échelle, de la hauteur de mes 60 ans, un chiffre rond c’est pratique. La voile a toujours été mon activité principale. Ce qu’elle m’a apporté est sans limites. Je commence à faire de la voile dès mon plus jeune âge dans les années 70. Depuis, c’est un univers qui a profondément changé humainement et technologiquement. Ces mutations rapides en font une activité particulièrement bluffante. La course au large « lie » le génie des hommes avec la technologie et l’émotion avec la compétition face à la nature la plus sauvage. Elle agrège des énergies époustouflantes. Si nous regardons de plus près son histoire, nous prenons conscience que les évolutions dans la voile ont été prodigieuses sur les 40 dernières années et que la révolution en marche l’est encore plus.

Chapitre VIII – La Course au large Mettre en perspective

A la fin des années 60, il faut un an pour faire un tour du monde. Le

de
l’écosystème

premier marin à avoir bouclé un tour du monde en solitaire sans escale est Sir Robin Knox-Johnston en 1969, à l’âge de 29 ans. C’était presque hier. Et il le fait en 313 jours. Nous avons gagné presque 10 mois en un demi-siècle. Il faut désormais deux mois pour enrouler le globe. Pour d’autres bateaux,

nous sommes passés d’une demi-année pour réaliser un tour du monde à un mois. Et cela s’est fait avec des bateaux qui touchaient l’eau. C’est un saut immense. Plus récemment, les bateaux volants nous font entrer dans une autre dimension, nous quittons le monde d’Archimède pour celui d’Icare. Ces bateaux naviguent dans les airs, battent des records. Les avancées et utilisations futures seront vertigineuses.

Le ressenti en plein vol est une révolution. L’homme côtoie Icare. Il faut imaginer que ces plateformes (bateaux) de plusieurs tonnes se muent juste grâce à deux fluides l’eau et l’air, et bien évidemment le génie humain et ses calculateurs, ici ce n’est pas un moteur (avion) qui permet cela.

Chapitre VIII – La course au large La naissance de la plaisance

Comment l’histoire de la plaisance est née en Bretagne ?

La mer depuis des siècles est nourricière, un terrain de conquêtes et de batailles. C’est l’après seconde guerre mondiale, et « l’importation » du mode vie à l’américaine qui vont faire connaitre le principe de « loisirs » à la vieille Europe. La plaisance, le nautisme naitront vraiment au début des années 60’. En Bretagne, bien que géographiquement cernée par la mer, tout cela n’allait pas de soi, durant des décennies les bretons sont allés en mer pour gagner leur vie -et la perdre- car la mer donnait plus que la terre de Bretagne. Mais c’était douloureux, la mer du travail engloutissait des hommes. L’histoire de la plaisance ne démarre pas comme nous pourrions nous l’imaginer. La mer n’est pas un loisir. Les pieds dans la glaise, les bretons sont des hommes de mer mais avant tout des pêcheurs. La mer est un espace nourricier. Les pêcheurs partent au large vers les grands bancs et reviennent leurs bateaux chargés de

poissons. C’est une économie. Le début de la plaisance s’est construit dans un premier temps avec l’arrivée des bourgeois parisiens, nordistes, bordelais ; qui venaient de régions riches. Appartenant à des grandes familles, ils avaient accès à des moyens financiers et commençaient à s’intéresser aux loisirs ; ils en avaient le temps. Avant la plaisance, la voile était pratiquée ou par les pêcheurs pour vivre et survivre ou par le yachting de luxe réservé à une élite qui avait du temps à tuer. Néanmoins, cette façon d’aller sur l’eau allait s’avérer productive et propulser la France leader mondial. Il en est de même pour les pays de Loire et les Charentes.

Quand je suis arrivé à La Rochelle, je portais en moi l’idée que la voile était le sport principal des rochelais. Mais non, partout on me répondait, Marc, ici à La Rochelle, le sport populaire et accessible est le Rugby, comme en Bretagne c’est le Vélo et le Foot ; pas la voile.

Un mélange s’est fait entre des grandes familles « bourgeoises » qui avaient des moyens pour financer des bateaux et des natifs qui peu à peu découvraient la voile sous son aspect loisir. Ils y eu longtemps encore des luttes entre les pécheurs et les plaisanciers, plus pour l’occupation des ports, car la plaisance allait peu à peu dévorer les ports de pêche, et tout l’espace possible avec ses marinas. Les Parisiens, Belges, Allemands qui venaient naviguer sur les côtes de l’ouest ont amené les gens du littoral vers cette utilisation-là de l’univers de la mer. Puis, les bretons, vendéens, normands, ont repris cette histoire en mains. Et les jeunes ont connu ce monde. Ils ont commencé à faire de ce loisir des métiers. Et tout le monde y a vu son intérêt. La mer devenait un espace économique autrement que pour la pêche. On pouvait gagner sa vie sur la mer autrement qu’en risquant de se faire tuer en pêchant au large. Bretons et non Bretons ont surfé cette vague d’engouement. De 1970 à nos jours, les générations ont fait progresser les bateaux en les rendant de plus en plus performants. Nous avons gagné en sécurité, en solidité, en légèreté.

De Dunkerque jusqu’à Menton plus les DOM-TOM, le développement de la plaisance sur nos côtes fut hallucinant. C’est devenu un véritable

écosystème puissant et un levier de croissance qui compte. Aujourd’hui, il y a 10 millions de pratiquants de loisirs nautiques en France.

Comment la course au large s’est-elle développée en France ?

Jusque dans les années 60’, la voile était dominée par le monde anglosaxon avec la coupe de l’America plus vieux trophée sportif de l’histoire, les courses classiques et l’OSTAR « la Transat Anglaise » de Plymouth à Newport USA est créé par Sir Francis Chichester en 1960, puis en 1968 les anglais créés l’ancêtre du Vendée Globe, Le Golden Globe Challenge, et c’est en 1973 qu’ils lancent le 1er tour du monde en équipage la Whitbread. Les Français eux-aussi organisaient des courses classiques mais moins internationales, moins océaniques. C’est la victoire d’un français Éric Tabarly lors de la 2è édition de l’OSTAR (la Transat Anglaise) devant les Anglais qui va tout déclencher. S’ajoutent depuis quelques années les Salons Nautique à Paris chaque année, la France est mûre pour aller défier les anglo-saxons sur les mers. À partir de 1964 Tabarly seul ou équipage vont mettre à mal la domination séculaire des Anglais. C’est

l’OSTAR de 1976 qui a vu des skippers français en solitaire sur des bateaux géants (Alain Colas sur Club Méditerranée voilier de 72m et J.Y Terlain sur Vendredi 13 voilier de 35m) qui va amener la direction de la course à imposer une limitation de taille. C’est cela qui va amener en 1978 à la création de la première Transat Française » la Route du Rhum. Quand la Route du Rhum se crée, là, il se passe quelque chose en France, le « romantisme français » s’exprime par cette transat. Il y a les courses anglaises, américaines et maintenant françaises. Tout cela accompagne la naissance de la course au large en France. Grâce à la persévérance d’un noyau d’hommes visionnaires, vont surgir de nombreuses courses comme le Figaro, le Vendée Globe, la Transat Jacques Vabre. Je ne l’avais pas prémédité mais c’est ma génération (1960) qui va être les pionniers de ces grandes courses océaniques française, du professionnalisme des équipiers et des préparateurs techniques, et c’est autour de nous que va se fédérer de plus en plus de fournisseurs et que va se créer un véritable écosystème du nautisme

français

; numéro 1 mondiale aujourd’hui. Quand nous évoquons la Route du Rhum ou le Vendée Globe, ces événements se situent parmi les dix plus grands événements sportifs au monde. Ils flirtent avec les jeux olympiques et les coupes du monde.

Chapitre VIII – La Course au large Observer la belle aventure !

La création et la montée en puissance de ces courses océaniques vont aussi emporter avec des régions et des villes Saint Malo pour la Route du Rhum, Les Sables d’Olonne pour le Vendée Globe, Le Havre pour la Transat Jacques Vabre…. Si je prends l’exemple du Vendée Globe, c’est fou de se dire que cette course mythique est née d’une discussion dans un bistrot à Capetown en Afrique du Sud entre Titouan Lamazou, Philippe Jeantot et J.Yves Terlain. Philippe Jeantot va aussi convaincre la Vendée, région dans laquelle il habite d’héberger le départ du premier Vendée Globe, et ainsi de suite. C’est pour cela que le Vendée part des Sables d’Olonne. Cela aurait pu être Brest, La Rochelle, Le Havre, mais non tout démarre en Vendée. L’histoire s’écrit ensuite à toute allure. Les énergies humaines sont là. Et les courses démarrent en mêlant enfants du pays et enfants d’ailleurs, amateurs et professionnels.

Chapitre IX –

La Liberté Chérir ton nom

Plusieurs générations se sont succédé depuis mes débuts en voile. J’ai connu et commencé à pratiquer la voile avec comme mentors la génération Tabarly, Colas, Chichester, Peter Blake, Kersauzon qui ne s’inscrivaient pas dans la logique d’une carrière, ils étaient plutôt des « gentlemen-sailors ». Ils n’étaient pas riches et n’appartenaient à aucune grande famille du yachting. Ils faisaient du bateau, ils le faisaient joliment de façon forte et originale.

La génération suivante, ma génération (née entre 1955 et 1970) Le Cam,

Arthaud, Poupon, Joyon, Lamazou, les frères Peyron, les frères Bourgnon, Desjoyeaux, … fut différente, elle a TOUT CRÉÉ. Notre génération navigue, court, construit des bateaux, organise les grandes courses d’aujourd’hui et …fédère tout un écosystème qui est devenu numéro un mondial.

Puis, sont arrivés les Cammas, Coville, Ellen Mc Arthur, … enfants des années 70’ et aujourd’hui les Gabart, Le Cleach, Alex Thomson qui sont des marins plus « pilotes-ingénieurs ». J’ai la chance depuis 1970 et pas encore à la retraite d’avoir traversé toutes ces « générations », de les avoir affrontés, appris d’eux ou même fait travailler.

Le marin porte en lui des désirs, beaucoup de désirs. Et ces désirs le poussent à vouloir accomplir des rêves. Rêves différents selon les marins : aller plus vite, faire le tour du monde avec ou sans escale, vivre des choses fortes. Le marin dans son essence même recherche une vie avec une ligne de force et de crête. Il a envie de sortir d’un cadre de vie conventionnel. C’est un choix. Cet état d’esprit a toujours été très ancré dans les générations antérieures de marins français et perdurent en France. Quand la réglementation des transats anglaises est devenue plus contraignante, que les interdits commençaient à s’amonceler, les Français ont voulu s’affranchir de ce cadre strict. La singularité française en voile est devenue une référence, nous avons tout gagné à l’exception de la Coupe de l’América. Ce refus des interdits a permis l’émergence des transats et tour du monde français. Le rêve est simple : aller d’un point A à un point B, mais en restant libre.

La voile a longtemps représenté ce principe de liberté. C’est important que ce principe-là soit préservé. Florence Arthaud est celle qui incarnait parfaitement cette philosophie. Elle allait sur l’eau car elle aimait avant tout la liberté. Je l’ai beaucoup observée et je me suis toujours reconnu dans ses valeurs. D’ailleurs quand la réglementation s’est renforcée sur le Vendée Globe, je ne savais pas si j’avais vraiment envie de continuer. Car nous sommes d’inventer des challenges incroyables -Le Vendée Globe- et de lui rogner les ailes

administrativement peu à peu à chaque édition, à la naissance du Vendée Globe en 1989 il y avait 10 pages de règlement maintenant c’est un livre. C’était une vraie question. Dans un cadre trop rigide, les règles ne correspondaient plus totalement à ce que nous, marins, attendions de nos traversées. Les règles sont rassurantes car elles amènent plus de sécurité mais en mer, elles sont aussi des limites. Or, la mer est un des derniers espaces de liberté. Explorer ses limites c’est aussi explorer nos formidables capacités d’adaptation. Nous devons avoir le droit de prendre notre risque si c’est fait avec intelligence et discernement. Le dépassement nous permet de renouer avec l’essence même du progrès humain.

Quelle représentation mentale avez-vous de vos traversées ?

J’aime les grands espaces. J’aime les volumes. En mer, j’aime l’immensité autour. Là où le regard n’est arrêté par rien. J’aurais pu continuer dans le dériveur ou vers la coupe de l’America, mais j’ai choisi d’aller au grand large pour cette raison, il y a la compétition et la technologie, l’aventure et le voyage, le temps long, l’acte de se plonger dans la vraie nature plusieurs jours ou mois. Le Vendée Globe est la plus longue compétition -sans arrêt- qui existe, courir et « survivre » plusieurs mois (voire 6 mois pour les derniers lors des premiers Vendée Globe), c’est inédit.

En mer, il n’y a pas de marquage au sol, de bornes, murs, rond-point…. Nous pouvons aller où bon nous semble. Il n’y a plus de contraintes terrestres. Nous emportons de quoi manger et boire. Nous partons en autonomie, avec tout à bord, nous devons produire notre énergie chaque jour, tout ce qui est nécessaire à notre survie durant des mois doit se trouver à bord. La seule contrainte, c’est nous-mêmes. Si vous décidez de traverser la terre à vélo, vous rencontrerez beaucoup plus de contraintes. Il y a des itinéraires, des ponts, des villes, des points de passage obligatoires, l’interaction administrative. Nous ne pouvons pas aller et venir à notre guise.

En mer, chacun est libre d’esquisser à l’infini son propre dessin. Il n’y a pas de traces autres

que celles de son propre sillage, qui disparait quelques minutes après notre passage. Loin des

côtes, chacun peut fabriquer son propre récit. Choisir d’explorer ses frontières. C’est un espace d’écritures libres. En quittant la terre, la mer forme une page bleue immense. Le bateau esquisse une trace. Derrière lui, le sillage laisse un chemin écrit à l’encre blanche avant de disparaitre et en attendant un autre sillage.

Chapitre IX – La Liberté Garder la part de risque Aimez-vous tutoyer la limite ?

Dans la vie, nous avons tous des envies, des ambitions, des rêves, mais ça ne suffit pas. Il y a un truc qui doit se passer au fond de soi qui n’a pas de limites. Une mise en mouvement plus instinctive que rationnelle. Mettre de la vie. C’est important de laisser parler nos sens, de faire confiance à cette part animale. Je ne sais pas, je ne sais plus, comment les choses se sont imposées à moi. Il y a une part que je ne maîtrise pas du tout, c’est ça j’aime, une sorte d’insécurité permanente, se dire je ne sais pas totalement par quoi je suis mu.

Dans les sports extrêmes, nous côtoyons la limite. Mais, les choses se font ainsi. Je ne me dis pas « j’aime la limite ». Je n’ai pas l’impression de faire quelque chose de si extrême. Cela fait partie de moi. C’est ma part de liberté. Il y a environ 800 personnes qui ont passé le Cap Horn à la voile et plus de 8000 personnes ont gravi l’Everest. Ce sont juste des chiffres mais cela dit beaucoup du challenge.

Cela fait de nous des êtres à part.

L’extrême rend vivant. Sans doute, il ne faut pas en abuser. Je ne veux pas du couplet sécuritaire. Aller tangenter la limite n’est pas donné à tout le monde. Cela exige beaucoup, de professionnalisme, d’anticipation et de savoir s’adapter à tout.

Le départ pour une course en solitaire est une somme infinie de limites. Déjà, j’épouse une limite qui est celle de rester en vie. Et pour rester en vie, il faut avoir une connaissance parfaite de la navigation, de son bateau, de son équipe. Sinon c’est une forme de « suicide ». Il faut s’imposer une préparation drastique, penser et anticiper tout. Il faut avoir la compétence d’exécuter seul les gestes nécessaires à bord, avoir aussi la compétence de réparer tout ce qui va s’user ou casser.

Sans noircir le tableau, la course en solitaire offre des moments magnifiques, mais il ne faut pas oublier que nous prenons des risques énormes, nous vivons des situations extrêmes. Nous touchons une forme de frontière dans ce qu’il est possible de faire pour un homme seul. Notre sparring-partner c’est la nature brute et sauvage, elle n’a pas d’état d’âme.

Ce n’est pas non plus une promenade toujours agréable. Quand il fait froid, il fait très froid, quand il fait chaud, il fait très chaud. Nous voyageons dans l’extrême. Nous sommes seuls avec nous-mêmes, pas de bistrots ☺, pas de relations sociales, pas de détente, pas d’échappatoire… Il ne faut pas croire que la mer soit un espace de liberté où tous les plaisirs de la vie sont là.

Il est illusoire de penser que nous pouvons vivre sans contraintes. C’est un univers de contraintes. Les gens ont souvent une idée fausse de ma vie de marin. Dans les courses au large, les gens pensent que la mer est un espace de liberté totale, que nous nous affranchissons de la vie à terre en laissant derrière nous les difficultés, les ennuis, les obstacles. Les problèmes à terre ne disparaissent pas. Partir n’est pas une façon de les traiter. Les départs n’évacuent pas les soucis. Il faut leur apporter des solutions sinon on les retrouve intacts à son retour.

L’évolution de la technologie, du sponsoring et des réglementations dans le sport et dans la société en général modifie-t-elle la vie du marin ?

La course au large offre-t-elle une vie sans limites ?

Dans le monde de la course, les évolutions technologiques se sont concentrées sur la performance, la vitesse, la solidité , la sécurité des bateaux. Moins sur le marin. Le monde s’est focalisé sur la performance moins sur l’humain, une décorrélation contre-productive. Aujourd’hui, le marin occupe une place qui questionne. Il est presque devenu la part variable de l’histoire. La voile se concentre l’innovation au service de la performance. L’humain est-il l’oublié du système ?

Dans le monde du sport et de la course au large, comment les organisations ont-elles évolué ?

Le poids des organisations de course, des administrations sportives et la dimension commerciale qui est attachée est énorme. Presque plus important que celle des participants. Nous n’avons pas su nous organiser comme les pilotes de Formule Un. Eux se sont réunis pour former un « syndicat de pilotes ». Nous, les navigateurs, non. C’est bien dommage pour la voile. Nous, navigateurs par exemple devons payer pour être sur la ligne de départ.

Est-ce que la quête de financement pour les projets de course a évolué ?

Les bateaux sont devenus de plus en plus techniques, avec un nombre croissant d’intervenants extérieurs et monde dans les équipe. Dans les courses au large entre 1980 et 2005 la moyenne des équipes techniques était de 4 à 6 personnes pour les grosses écuries, aujourd’hui c’est plutôt 25 à 50 personnes intégrés ; le team de François Gabart est de 108 personnes. Il a fallu de plus en plus d’argent pour les financer. Les investissements ont nécessité de plus en plus de sponsoring. Et le sponsoring a bouleversé la voile. L’argent a rendu les envolées beaucoup moins spontanées. L’argent et l’image tels des cellules en symbiose sont devenus central dans la course au large, il faut être bankable médiatiquement pour lever des fonds, pas forcément inspiré ou avoir des résultats (ça aide)….

J’ai mis en parallèle mes propres projets et les projets d’aujourd’hui, de 1988 à 2011, soit 23 années, j’ai levé, seul, 21 millions d’euros de budget pour réaliser 5 tours du monde (dont 4 Vendée Globe) 5 bateaux Imoca, 24 Transatlantiques, 10 saisons Figaro, 5 Tour de France à la Voile et xxx Grands Prix divers, etc… Aujourd’hui juste un projet avec un Vendée Globe et 4 Transats, un projet de 4 à 6 ans avec 1 bateau Imoca demande cette même somme.

Au départ, nous aimons ce métier par goût de la navigation, de défis à relever, de rêves à vivre, aujourd’hui c’est plutôt « la course à la médaille » habillée d’un récit du rêve, défense de ceci ou de cela. Donc, nous étions avant tout soucieux d’approfondir l’art de la navigation, et d’emmener tout le monde vers des émotions et terres nouvelles. La voile regroupe beaucoup de métiers. Naviguer c’est être dans un apprentissage permanent de tous ces métiers. Et ça c’est passionnant.

En prenant une place de plus en plus importante, l’argent a modifié les liens entre les acteurs. Le monde s’est divisé entre ceux qui parvenaient à trouver des fonds et les autres, mais surtout on s’est rapproché des sports automobiles ou l’on parle d’engin, de pilote, de « rendu de copie », etc… Avec les grands sponsors devenus institutionnels ce n’est plus le marin qui vient vendre son ambition, son histoire, son désir c’est le sponsor et son comité de direction qui choisissent le marin et l’histoire qu’ils veulent écrire.

Chapitre X – L’imagination

Être marin au service des terriens

Le marin peut-il être vecteur de progrès pour l’humanité ?

Je souhaite pouvoir faire entendre une voix nouvelle et remettre l’homme au centre de la technologie de la course au large. Notre univers comme l’espace et comme la montagne est un environnement de contraintes dantesques. Il constitue un fantastique territoire d’expérimentations.

Nous pouvons mettre l’univers de la mer au service de l’homme. La mer est un territoire expérimentations incroyables. D’abord, les contraintes sont multiples. A chaque milliseconde, le sol bouge, nous sommes en trois dimensions continuellement. Ce sol liquide est un banc de test grandeur nature, un potentiel infini d’expériences inexplorées. L’humain doit se déplacer et être en action sur un support en 3D. Le sol est mouvant et ne bouge jamais de la même façon. La proprioception de la moindre parcelle du corps est engagée en permanence, le corps se gaine même en dormant. Avancer, reculer, monter et descendre, porter et tirer est toujours plus compliqué qu’à terre. La souplesse articulaire, le poids vont être un frein. Ensuite, la durée est longue. Elle laisse le temps à l’expérimentation.

Si nous prenons l’exemple d’un humain qui monte un escalier à travers les âges. Vous pourrez observer qu’à chaque âge, la façon de gravir les marches va changer. Il en est de même avec notre spatialité et latéralité tout au long de notre existence. Dans nos sociétés qui vieillissent, il y a une opportunité géante de travailler sur un projet santé d’innovations technologiques au service du plus grand nombre. Les marins peuvent ainsi servir à développer cet exosquelette au service des terriens. J’aime l’idée que les marins soient au service des terriens. Ce que les marins auront testé en mer permettra à des terriens de retrouver de l’autonomie qu’ils soient seniors, accidentés ou handicapés. C’est un grand projet de société. Ramener de l’humain dans le tout technologie d’aujourd’hui. Jouir du banc de test si spécifique qu’être un humain à bord d’un bateau en mer. Le grand océan, les grands défis peuvent aider à une meilleure connaissance de l’homme et aussi à mieux accompagner son évolution à travers les âges. En mer, nous pouvons inventer, tester, toute une série de dispositifs qui pourrait aider l’homme à terre. Dans le champ de la santé, nous pourrions expérimenter des solutions de motricité pour augmenter les performances d’une personne à mobilité réduite par exemple. Pour moi l’avenir des exosquelettes est en route. Cela permettrait de faire perdurer cette tradition de solidarité. Certes, les courses font vibrer, génèrent des couvertures médiatiques, les sponsors partent à la conquête du nombre de lignes. Mais, ne serait-

ce pas plus beau que l’homme se mette au service des autres hommes. Ne ferions-nous pas humanité ainsi ?

Pouvez-vous citer un marin qui a innové ?

Tabarly fut un acteur décisif du progrès pour la voile. Il occupe une place à part. Il a été un inlassable précurseur, trimaran en aluminium (Pen Duick IV devenu le Manureva d’Alain Colas), bateau à ballasts Pen Duick V, bateau hydrofoil Paul Ricard, Hydroptère. Quand il bat les Anglais en 1964, il permet à tout un monde de se projeter. Il a sorti la plaisance française de son quasi-anonymat, il a construit ses bateaux, inventé de nouvelles façons de naviguer, mêlé de façon subtile tradition et modernité. Éric Tabarly a mis les autres en mouvement - malgré lui- avec l’engouement qu’il a suscité. Grâce à lui, la voile a essaimé bien plus large que sa seule activité. Puis, la voile a provoqué des mutations contagieuses au-delà de la seule construction navale. Les bateaux volants d’aujourd’hui, les futurs cargos à voiles, les fibre et résines biosourcées pour la construction, la science météorologique, la navigation par satellite, les cartes numériques, … doivent beaucoup de choses à ces évolutions fulgurantes de la voile.

Mettre l’imaginaire au service de l’innovation

Quel état d’esprit permet de libérer l’imaginaire et de provoquer l’innovation ?

Je prends un exemple qui me semble parlant. Je ne suis pas ingénieur. Les ingénieurs ont souvent tendance à structurer les projets dans des planning, à envisager le projet dans un « tableau Excel » et à fonctionner « en silo ». Ils ont besoin de le cadrer, d’être dans un programme global. C’est sûrement en lien avec leur formation fondée sur la maîtrise du projet et de son risque. Du point de vue de l’ingénieur, ce cadre est rassurant.

Si le projet ne rentre pas dans le « tableau Excel », alors il est écarté. Nous prenons la décision de ne pas faire. Beaucoup de projets ne voient pas le jour en raison de ce cadre d’évaluation. Le rêve permet de s’affranchir de ce cadre de raisonnement exigu. Il permet un

déconditionnement de l’esprit. Ainsi, nous pouvons faire rentrer des ronds dans des carrés. Ou l’inverse. Je me suis attelé à dépasser les cadres pour rendre possible ce qui était envisagé comme impossible. Je n’aurais pas pu réaliser mes tours du monde si je m’étais arrêté aux projections sur le papier et aux avis des autres.

Provoquer un mouvement, aller vers le progrès

Comment le mouvement peut-il être vecteur de progrès dans la société ?

La société va bien quand elle est en mouvement. Il n’y a rien de pire qu’une société immobile. L’immobilité sclérose. Je suis actuellement de passage dans le Gers. Il y a un agriculteur allemand qui est venu ici apporter de nouvelles boutures de maïs, le « maïs pop-corn ». Dans un monde traditionnel, il a développé une culture novatrice en réconciliant le monde traditionnel et le monde moderne. Cette avancée a été vecteur de progrès. Son environnement tout entier a pu avancer et il emploie aujourd’hui plus de 450 personnes.

Le progrès est comme un continuum. En mettant des intelligences, des volontés, des esprits ensemble que la société se met en mouvement, progresse. Et c’est un cercle vertueux. Même si la nature demeure le maître du temps, nous les hommes pouvons apporter des accélérations très positives, qui nous permettent de cohabiter sur ce petit globe. La technologie amène le progrès. Elle crée aussi des ruptures dans le monde traditionnel. Grâce aux satellites, nous pouvons aujourd’hui irriguer des champs. Grâce aux foils, les bateaux volent. Et bientôt nous ferons avancer les gros cargos à la voile …avec des cerfs-volants ! Les ruptures dans le temps activent le cycle de la vie. Elles prolongent les racines de l’existant, Il faut tout mettre en œuvre pour ouvrir le champ des possibles. Ainsi, les jeunes pourront prendre toute leur place. Chapitre XI

L’écologie

Découvrir la mer, cette parfaite inconnue,

Quelle est la place de l’univers de la mer aujourd’hui dans la société ?

Partout et nulle part. Cela relève d’un paradoxe. Elle représente les 4/5è de notre globe « terrestre », mais demeure une illustre inconnue. La mer est omniprésente et absente. En France, peu de gens la connaissent. Le monde en parle beaucoup, l’utilise oui, mais nous la connaissons peu. Les Anglais ont la « culture du vaisseau » quand les Français ont la « culture du cheval ». Michel Edouard Leclerc énonçait que si on enlevait dans ses rayons tous les produits contenant un actif marin, il ne resterait pas grand-chose. Cela surprend, mais c’est juste. Qui sait que la France est possède la deuxième ZEE (Zone Économique Exclusive) au monde, que nous sommes présents sur tous les océans, avec ses îles réparties sur toutes les mers du globe, que notre pays possède le plus long kilométrage de côtes de toute l’Europe ? L’économie maritime en France génère plus 500 000 emplois directs, plus d’un million avec les emplois indirects. La diversité de ces métiers est parfaitement méconnue. L’océan gagne à être connu.

Quelles sont les raisons de cette méconnaissance ?

Dans l’imaginaire collectif, la mer est souvent perçue à travers le prisme de la navigation et de la pêche, nos sociétés oublient que la mer est tout à la fois : vitale et nourricière, capteuse de CO2, scientifique, pleine de biotech’ bleues, d’énergies renouvelables et autres, pourvoyeuse d’emplois, industrielle, stratégique militairement et diplomatiquement, habitable, riche de minerais, ludique et sportive, …onirique.

La mer est associée au départ, à l’éloignement. Cela charrie son lot de fantasmes et des peurs. Tout opère comme si les récits et les contes avec leurs monstres marins et leurs naufrages avaient conditionné notre rapport à la mer. De façon fantasmagorique. En discutant avec les enfants, nous découvrons que l’univers de la mer leur est étranger. Elle demeure

un univers mystérieux. Si je prends l’exemple d’un diner au cours duquel nous demanderions à un jeune ce qu’il veut faire plus tard, rarement il répondra qu’il veut faire un métier de la mer.

La mer constitue une vraie nouvelle frontière à explorer. Kennedy évoquait dans ses discours

des années 60, l’espace comme nouvelle frontière. La mer si proche -plus proche- de nous

demeure un univers à découvrir. Cela ouvre une perspective illimitée. Nous avons exploré 11 millions de km2 autant dire rien. Il reste un infini pour le champ des connaissances.

La réconciliation entre la mer et la politique est-elle possible ?

Aucun président de le République Française n’est né au bord de la mer ou n’a un lien fort avec l’univers maritime. Il n’y eu qu’un seul ministre de la mer de plein exercice, Louis Le Pensec. Un homme a œuvré pour : Éric Tabarly. Sans le faire exprès il a réconcilié la société française avec la mer. A sa suite, j’aimerais que la mer s’invite de plus en plus dans notre société au même titre que la santé, les services, l’industrie, le juridique, etc…

Que pensez-vous de l’écologie contemporaine ?

Je porte un regard décalé sur l’écologie un regard à rebrousse-poil des courants actuels. De 2015 à 2019, j’ai visité une quarantaine de pays et vécu un temps avec trente peuples premiers « de la mer » à travers le monde. C’est passionnant et instructif. Avoir un toit, nourrir toutes sa famille, être en sécurité est plus central que l’écologie. Tant que les gens ne peuvent pas satisfaire leurs premiers besoins de la pyramide de Maslow, ils ne vont pas pouvoir s’intéresser à l’écologie. Ils voient cela de très loin , cela ne leur arrive même pas aux oreilles, car leur impact à eux et si minuscule. Bien d’autres priorités vont passer devant, manger, avoir un toit, se soigner. L’écologie moderne divise souvent le monde de façon binaire les « bonnes pratiques » et les mauvaises, entre les bons

et les « méchants ». Les écologistes et le reste du monde. Le paysage est moins binaire. Tout action humaine a un effet sur la nature. Les écologistes eux-mêmes et les défenseurs de l’écologie qui délivrent des messages d’alerte en continu impactent la nature, eux aussi. Observez la succession des COPs. La myriade d’immenses messes mondiales, de colloques sur le sujet de l’environnement déplace tout un monde dans des centaines de jets privés, myriades de SUV et de nuits d’hôtels. Tous les acteurs impliqués dans ces rendez-vous, les ONG, les courants écologiques, les politiques y participent. La liste de tout cela est infinie. Cela représente un volume d’échanges de mails pléthorique, une consommation d’énergie folle, sources aussi de pollution. Cela produit des déplacements en avion, train, voiture. Sans compter le ballet des présidents, des conseillers et des experts. Les ONG ont poussé comme des crevettes dans une ferme d’aquaculture, et le fameux greenwashing adossé à ces mouvements, pareil. Plus récemment le mot « bluewashing » a émergé. Nous n’avons pas cessé d’inventer des concepts. Ces organisations se sont emparées de toujours plus de sujets. Les organisations n’ont cessé de grossir. Elles ont demandé des financements toujours plus importants. Nous sommes ainsi entrés dans une course inflationniste. Regardons de plus près, cela coûte un fric fou. Les ONG font vivre tout un monde, qui est le leur. Ce monde a intérêt à s’auto entretenir et à se développer. En alertant sans cesse, ces acteurs se donnent une place de pivot incontournable.

Je suis d’accord pour les actions, mais déjà moins pour la multiplication d’événements en tous genres, avec son lot de grands cocktails, cette dépense d’argent incontrôlée, et ces réunions très, trop formelles qui accouchent de pas grand-chose. Certains points des premières COPs du début des années 90’ ne sont toujours pas réglés. Certains pans de ces activités sont inutiles. Cette vérité est sûrement difficile à entendre. Sommes-nous efficaces au regard des vrais enjeux ? Ne rendons-nous pas si visibles lors de tous ces rendez-vous pour nous acheter une bonne conscience ? Soyons vigilants à ne pas accoucher d’une souris à chaque fois. Et, je m’interroge, pourquoi ne voulons-nous pas entendre un discours dissonant ? La société occidentale semble enfermée dans le

déni de ses contradictions.

Alors, faire de l’écologie de cette façon-là, trop voyante n’est-ce pas un moyen de se donner bonne conscience ? Dans nos sociétés occidentales, il est de bon ton de rendre ses engagements visibles, de fonctionner à l’affichage. L’écologie est devenue une pensée, un langage obligatoire.

Les courants qu’ils soient politiques, religieux, environnementaux, permettent aux hommes d’avancer. Les humains ont besoin de buts, d’inscrire l’histoire dans un récit. L’écologie n’a pas échappé à cette nécessité. Elle est aussi ce récit nécessaire. Mais l’a-t-on abordé sous le bon angle car elle devrait être concrètement transversale ? En matière d’environnement, où sont les actions concrètes ? Je m’interroge beaucoup sur les ambitions démesurées des ONG, des gouvernements. A chaque grand rendez-vous autour du climat, le nombre de mesures sur lesquelles nous nous s’engageons est infini. Ne va-t-on pas trop loin dans les objectifs affichés ? Après la COP 21, j’avais dressé un bilan à mon échelle. Sur vingt- trois mesures, seules trois mesures avaient pu être mises en œuvre. Ce simple constat était édifiant. Ce discours franc avait déplu. Devons-nous cacher la réalité ? Ce serait raisonnable de porter peu de projets mais des projets réalistes et de respecter à la lettre leur mise en œuvre justement parce qu’ils sont vitaux pour la terre.

Les campagnes pour la protection de l’environnement successives ontelles un vrai impact sur la sensibilisation et permettent-elles vraiment des changements de comportements ? Si nous additionnons le prix des campagnes de publicité sur les différents médias, leur impact en énergie et si nous mettons en regard les résultats obtenus, le planète Terre a-t-elle été mieux protégée en bout de chaîne ? N’avons-nous pas aggravé le problème avec cette surconsommation d’énergie ? Depuis Copenhague, a-t-on avancé ? Dominique Voynet avait fait un constat clair. Elle a été juste dans ses dernières analyses. Nous avons mis beaucoup d’énergie pour défendre l’écologie. Oui, la Terre est devenue un sujet de discussions central. Mais n’avons-nous pas trop parlé au regard des défis qui existaient sans prendre les actions prioritaires qui s’imposaient ?

L’homme s’est dé-naturé écrivait Théodore Monot. Les urbains sont déconnectés de la vraie nature. Quand ils décrètent que nous ne devons plus utiliser les pesticides, pensent-ils à organiser une transition équilibrée

? Le monde de l’agriculture paye le prix fort de décisions parfois non concertées, décisions administratives, centralisées loin des mondes nourriciers. Que peuvent proposer les agriculteurs et les pêcheurs à la place ? Le sujet mérite un approfondissement plus lucide. Les acteurs de l’écologie doivent travailler la main dans la main avec le monde rural, celui de la mer, et surtout l’univers des sciences, celui de l’industrie. Ils ont fait la promotion de décisions pour la nature sans vraiment s’intéresser ni interroger celles et ceux qui la connaissaient le mieux : les ruraux comme ils disent. Or, ils sont directement impactés par ces décisions. Nous en sommes venus à opposer les mondes entre les urbains –déconnectés qui décident de tout en matière d’écologie et les non urbains qui payent le prix fort de décisions prises par les urbains, avec les néo-ruraux qui apparaissent dans les campagnes pleins de leurs certitudes. Si nous prenons la mesure de nos paradoxes, la société s’arrêtera de tourner sur elle-même comme un hamster dans sa roue.

Je n’aime pas l’hypocrisie. Elle revêt plusieurs formes dans notre société. D’une part, il y a celle d’une partie du monde économique. Le monde du textile rendant visible un engagement inconditionnel en faveur de la protection de la nature et poursuivant le développement de la fastfashion. Les effets d’affichage sont des leurres, sont des lâchetés, indigne d’être adulte. Cela n’existait pas dans les années 90. Dans la « mode » certaines marques continuent de renouveler leur collection tous les mois. Tout un chacun peut conserver un vêtement dans une durée raisonnable sans changer toutes les quatre semaines. Nous pouvons nous passer de la fast fashion. La société doit décider, choisir entre réparer vraiment la planète ou continuer d’acheter par exemple de la fast fashion. Incarner ou être dans la posture. C’est valable pour l’énergie, la nourriture, le transport.

contradictions pointez-vous ?
Quels

D’autre part, il y a certains courants qui prônent le retour à la nature en invoquant le mythe du bon sauvage. Ils veulent parler aux plantes, embrasser les arbres, mais ils n’ont au fond aucune connaissance de ce qu’ils idolâtrent. Certains vont même jusqu’à faire des stages à la campagne. Ce rapport-là est artificiel. Je suis triste pour les urbains qui sont déconnectés. Dans les pays pauvres de quoi rêve-t-on ? Et bien on rêve d’une mobylette à moteur, plutôt qu’avec un vélo avec des pédales, d’un smartphone plutôt que d’un vieux Nokia basique.

Que proposez-vous pour les jeunes ?

Je souhaiterai embarquer les jeunes dans une vision optimiste et intéressé de l’écologie. Il est de notre responsabilité d’imaginer une écologie porteuse d’espoirs, d’accompagner les jeunes à développer un nouveau rapport à la nature. L’écologie deviendrait plus désirable. Je redoute ce pessimisme que nous transmettons, il est réellement contre-productif pour une grande partie de la population.

A propos de ce désir, je souris, et je repense à mon enfance. Ma mère a toujours tenu à ce que notre alimentation soit pensée, saine et équilibrée. Nous étions dans les années 60’ et elle croyait dans la macrobiotique du professeur Oshawa. Elle m’envoyait mon frère et moi acheter du kudzu, du sarrazin, du pain complet dans la boutique La Vie claire. Les vendeuses ne donnaient clairement pas envie de pousser la porte de leur magasin. Elles étaient habillés d’une longue robe de toile de bure. A peine pénétrions-nous les lieux que nous avions envie d’en sortir. Elles avaient l’air tristes. Nous en rigolons encore avec mon frère. C’est dire que le « bien manger à tout crin » présenté sous une forme sectaire faisait déjà fuir les jeunes enfants que nous étions. Nous étions repoussés par cette vision grise et un peu pessimiste de la nourriture.

Cette image rappelle l’écologie quand elle est moraliste et punitive, est très largement contreproductive. Symboliquement, cela faisait déjà peur à l’enfant que j’étais. Nous ne construisons rien de bon sur la peur, sauf à semer le doute sur le fait que demain serait meilleur qu’hier. L’écologie

actuelle ne donne pas envie, elle génère des postures « no future ». Le discours est moraliste, sectaire, quasi religieux, est-il le seul que nous pouvons tenir ? A

trop donner des leçons, nous tirons les jeunes générations vers le bas. Le nihilisme pointe son nez dans les jeunes générations.

Je crois à l’éducation, à une parole constructive à relayer auprès des jeunes. Nous pouvons en faire de vrais acteurs, en prises avec le réel. Oui, nous faisons tous le constat que la Terre est mise à mal, la fonte des glaces alarmante, la pollution galopante. Nous pouvons tous œuvrer pour réparer la planète autrement. Les jeunes peuvent beaucoup. Nous allons être étonnés s’ils se mettent à prendre la parole haut et fort. Que feront-ils ?

Nota : Ils iront demander aux ministères d’aller éteindre leur bureau le soir au lieu de rester allumés comme des arbres de Noël. Ils les feront arrêter tous les grands plans, leurs grands discours.

Ils iront voir le monde économique, celui qui va leur donner de l’emploi et qui peut construire avec eux des actions fortes pour la terre.

Ils iront parler aux ONG en leur disant arrêter de nous décrire un monde qui nous effraie.

Ils diront : « protégez-nous du nihilisme, nous, nous voulons des objectifs réalistes, du concret. »

La situation de la planète terre est préoccupante. C’est une réalité. Mais, ne le nions pas, notre affolement écologique est relativement récent à l’échelle du temps. Le sujet est monté en puissance depuis trente ans seulement. C’est un affolement du « moment ». Cela a un côté nouvelle croisade, nouvelle religion, nouvelle croyance.

Revenons aux origines. La Terre existe bien et elle existe avant l’apparition de toute vie humaine. La terre est à l’origine de tout, et elle est même à l’origine de l’apparition des hommes. Elle est donc centrale, cela permet de resituer notre place par rapport à elle. La Terre se relèvera beaucoup bien plus vite que nous du passage des humains. Je ne suis pas inquiet là-dessus.

Une des clés d’une écologie nouvelle repose pas mal sur le désir. Tout peut naître du désir.

Que pensez-vous de la position de la France en matière d’écologie ?

Nous, les européens, et en particulier nous les Français, nous sommes plutôt vertueux. Mais regardons en direction de l’ouest et de l’est. Audelà de nos frontières. L’Asie représente 4 600 000 d’individus en Asie. Leur rapport à l’écologie est-il à la mesure de tout ce que nous avons appliqué en Europe de normes et de gestes écologiques ? Sans compter l’éducation

vers les jeunes générations. Posons-nous la question : les pays asiatiques sont-ils vertueux en matière d’écologie ? En Amérique du Nord, je pense aux Etats-Unis, l’homme est à l’origine de dégâts importants sur la nature. La consommation quotidienne d’eau est importante, le taux d’équipement en climatiseurs est haut, les voitures sont particulièrement friandes en essence. Publiquement, les Américains s’engagent beaucoup dans l’écologie. Mais, dans les faits, ils conservent souvent des gestes dont les effets demeurent néfastes pour la nature. En Afrique, les consommations sont bien moindres. Les priorités différentes. Les famines successives ne laissent pas forcément le temps au temps de l’écologie. Les priorités sont ailleurs.

Quelle est votre écologie personnelle ?

Sans chercher à fédérer des disciples, je pratique depuis bientôt 30 ans une écologie pragmatique. J’apprécie l’eau froide, je n’utilise pas de produits chimiques ou le moins possible. Michel Serres est le penseur

qui en parlait très bien. Le problème ce n’est pas pour la nature c’est pour nous. La planète nature survivra et se refera après notre passage et notre disparition !

Avoir parcouru des centaines de milliers de kilomètres sur tous les océans, voyagé dans plus de 120 pays, réalisé plusieurs circum-révolutions terrestres et maritimes de 1980 à aujourd’hui cela m’apporte un regard sur une partie de l’humanité. Revenir à une vie naturelle plus basique ne me pose pas de problème et ne me fait pas peur. Je ne suis pas paumé quand je vis avec peu, voire très peu.

Chapitre XII - La Politique

S’enraciner en politique

D’où vient votre intérêt pour la politique ?

J’ai cette fibre-là. Mon père était un proche de Michel Rocard. Il a participé à ses côtés à la fondation du PSU. Il était avant tout mendésiste (Pierre Mendès-France). Enfants, mon frère et moi suivions toutes les élections présidentielles et les débats électoraux.

Mon premier engagement personnel et quasi politique a un acte d’opposition. J’ai été directement impliqué dans un événement. Quand je rentre à 14 ans à l’école Boulle, les élèves infligeaient aux nouveaux entrants un bizutage créatif et violent. Presque aussi violent et tordu que celui de la fac de médecine. De loin le plus jeune, plutôt chétif, timide et de tempérament introverti, j’en ai tout de suite souffert. J’ai le souvenir d’un événement qui avait failli prendre une tournure tragique. Un comité d’accueil des 3ème année avait envie d’en découdre avec moi car je voulais que nous première année on résiste on se rebelle. Pour éviter de me faire lyncher, je m’étais fait accompagner par deux 1ère année costauds. Je ne sais pas ce qui me serait arrivé sans ces deux acolytes. Les élèves de 3ème année étaient virulents et sans limite dans la violence. En première année, jeune et sans expérience, je réagis en

organisant un comité de lutte contre le bizutage.

Dans la foulée de ce premier engagement personnel, j’intègre la LCR en section jeunesse. J’ai 14 ans à peine. J’habitais durant mes études à Boulle chez un journaliste proche des idées d’Alain Krivine. Je baignais dans ce bouillonnement de controverses, de réunions pour refaire le monde, de cette extrême gauche des années 70’ plutôt bonne enfant. Alain Krivine et son entourage avaient d’envie de faire bouger les lignes. Intellectuellement, ces personnes tenaient bien la route. Ils avaient une vraie réflexion. C’est fondamental en politique.

A 15 ans, j’ai participé à plusieurs actions notamment celle d’aider à monter l’imprimerie de Montreuil. A mon petit niveau, j’ai donc contribué à l’impression du numéro 000 du Quotidien Rouge. Quand vous avez 15 ans, c’est une action qui vous impressionne. Vous partagez avec un collectif de jeunes gens et d’adultes qui vous emmènent avec eux. Pendant cette petite période, j’ai été colleur d’affiches, bombeur d’inscriptions sur les murs, manifestant assidu, suivi des cours d’histoire politique chaque semaine. J’ai évolué. Cette action-là n’était pas sans risques. Lors d’une attaque par l’extrême droite des locaux de la Ligue Communiste Révolutionnaire -LCR- Impasse Guéméné à Paris en 1975, la porte avait été pulvérisée. Je suis arrivé peu après l’explosion, en bas de l’immeuble. Cela fumait encore. Je me souviens encore de l’odeur.

Mais la dimension internationale me parlait plus que l’action nationale. J’étais militant- activiste beaucoup en réaction aux putschs militaires de Pinochet au Chili, de Videla en Argentine en Amérique du Sud, mais aussi contre la dictature et les exactions de Franco en Espagne, autant que dans un combat en faveur « de lendemains qui chantent ». Après coup, j’ai réalisé qu’il y avait dans la LCR envers nous, les très jeunes, un peu d’intox. Apparemment certaines officines liées à l’URSS finançaient nos actions, non seulement les adhésions comme nous le pensions.

L’époque était rêveuse, romantique.

Ces compagnons de route, tous plus âgés que moi, magnifiaient une certaine vision du Trotskisme et de la 4ème Internationale. Nous étions et c’est heureux très anti stalinien, en bagarre contre le Parti Communiste et la CGT.

Ils se leurraient sur certains sujets. Il faut mettre les choses en perspective. Je ne renie pas cet engagement de 14 à 17 ans, c’était formateur, apprendre à défendre un point de vue et à débattre, parler en public, à s’organiser à fédérer un groupe puis à agir, sens tactique, construction d’un quotidien, se réunir. C’était un engagement d’ados fait d’idéalisme, d’opposition au principe de dictature (Amérique du sud). Je le resitue juste dans son contexte. Il n’empêche. De mes 1’ ans à mes 17 ans, en parallèle de ma formation d’ébénisterie et de marqueterie à l’École Boulle , j’ai vécu trois années d’engagements politiques extraordinaires.

J’ai quitté ce monde vers 18 ans en conservant un lien fort avec la politique sans jamais briguer aucun mandat. Depuis 1974, je me suis toujours complétement intéressé à la politique, dans le sens « la vie de la cité » moins aux politiques partisanes. Depuis cette époque à chaque élection je lis les programmes, je questionne les idées. Je demeure attentif à cette dimension- là.

Comment votre vision politique a-t-elle évolué par la suite ?

J’ai évidemment évolué par rapport à mes engagements de jeunesse. C’est l’échelon d’une Mairie que j’aime. A ce titre la rencontre avec Michel Crépeau et sa ville de La Rochelle furent déterminant, ils m’ont donné une véritable idée de ce que pouvait être un engagement pour sa ville et ses administrés. Pour moi, la politique au sens vrai du terme est l’organisation de la vie de la cité. Le maire a le pouvoir de concrétisation de son action. Marseille est la une ville qui m’a toujours fasciné. Marseille est un chantier digne de New-York dans les années 80’ ou de Rio de Janeiro ou j’ai vécu quelques temps. Pour Marseille, j’aurais œuvré pour que la ville se tourne économiquement vers la mer, avec un plan décennale. Actionné les leviers pour booster la création d’un écosystème

de TPE « Made in Marseille » faite de FabLab, de TechShop, afin de développer une forme d’entrepreneuriat accessible pour les jeunes, pour les sortir de certaines impasses. 50% cent de la population a moins de 30 ans. Ce chiffre est « de la balle » pour un politique. La jeunesse est un levier de l’action. Cette ville pourrait devenir un formidable laboratoire, un vivier d’idées et d’actions. Coté qualité de vie et sécurité J’aurais tenté appliquer à Marseille certaines recettes que Rudolph Giuliani devenu maire de New York avait engagés pour calmer la ville de « Serpico » et de « The most violent year » . Il y avait des initiatives à dupliquer. A Marseille, les municipalités successives n’ont pas été toujours à la hauteur. J’espère qu’un Benoît Payan réussira. Cet homme a la politique et sa ville vissés au corps.

La politique qui m’intéresse est pragmatique, concrète, elle doit se toucher du doigt rendre des comptes chaque année si besoin. Elle doit être en prise forte avec la société civile, les associations, les entreprises. Je n’ai pas envie d’adhérer à un parti. Je crois beaucoup à l’échelon des entreprises privées ou mixtes. Les entreprises peuvent apporter beaucoup au développement d’une ville, et relayer les services publiques dans certains secteurs et domaines.

Et quelle vision avez-vous de la politique au niveau de l’État ?

A l’échelle, de l’élection présidentielle, donc plus macro, je suis aussi pour une politique de l’État qui s’inscrit dans un temps qui n’est pas le seul temps du mandat. Je suis un ardent défenseur du septennat car il permet d’inscrire l’action politique dans un temps long. Il devrait y avoir des ministères «transversaux » qui perdurent au-delà des élections dans le domaine de l’éducation, de l’écologie, la santé, du sport. Ces sujets ne sont ni de droite ni de gauche. Il y aurait plus de cohérence, cela arrêterait le côté « essuie-glaces », ce que fait un gouvernement le suivant le défait, cela apporterait plus de résultats visibles. Cela compte pour que la confiance revienne entre la société civile et le politique.

Amender le « principe de précaution » véritable principe qui empêche d’avancer dans certains domaines.

Accélérer et augmenter la dynamique du « Service Civique », en y adjoignant par exemple une dimension métiers environnementaux pour y intéresser les jeunes générations.

Inciter fortement plus d’écoles & d’universités à mettre en place des formations en Alternance. Généraliser à grande échelle comme le font la Suisse ou l’Allemagne ce mode si efficace pour se former et avoir un travail qui vous correspond.

De droite ou de gauche ?

J’ai été de gauche tout au long de ma vie. Je suis de la gauche rocardienne, mendessiste, social-démocrate, cependant je suis un vrai libéral dans mon fonctionnement. Je ne goute guère du néolibéralisme par ailleurs.

J’ai pris mes distances quand la gauche a quitté la vision progressiste, a abandonné la vie du plus grand nombre, s’est gentrifié et radicalisé. je ne me suis plus reconnu dans ses valeurs. Dès qu’elle a balayé ses valeurs fondatrices, j’ai ressenti quelque chose de l’ordre de la trahison. Un peu à l’image du couple Montand-Signoret après leur tournée en URSS. J’étais déçu de découvrir que le socialisme de gouvernement en France reproduisait à peu près les mêmes fonctionnement et gestion que les autres partis. Que le socialisme était incapable de revoir sa pensée, de construire un projet non dogmatique et daté, d’actualiser au mode de vie du XXIème siècle certains principes et idées forces de la sociale démocratie. Oui, je trouve que la gauche s’est fourvoyée avec son virage populiste, son clientélisme communautariste, une radicalité sur tout et de chaque instant oubliant que « ce qui est excessif est insignifiant ».

Quelle est la figure politique que vous avez beaucoup appréciée ?

Michel Crépeau à La Rochelle m’a profondément marqué. J’ai suivi son action dès notre première rencontre en 1979, j’avais 19 ans, et jusqu’à sa mort en 1999. J’avais eu l’audace de pousser sa porte. J’avais à peine 19 ans. Il m’avait reçu. J’avais été touché. Je voulais lui parler d’un de mes rêves, il m’a accordé pas loin de deux heures en tête à tête. Il avait pris ce tempslà de la rencontre. Lui, le maire, celui qui occupait la plus haute fonction dans la cité. Je n’ai pas oublié.

Michel Crépeau avait une conscience politique rare dans le sens grec du terme. Un des derniers orateurs politiques, qui montait à la tribune sans note, avec un discours tenu et qui disait « lorsque vous mettez une feuille de papier entre vous et votre interlocuteur, vous l’avez perdu ». Il était au service de sa cité. Il avait fondé un parti politique le MRG mais n’était pas un homme de la politique politicienne. Il se définissait comme un porteur d’idées bien plus que comme un opposant à tel ou tel autre parti. Écologiste avant l’heure, il a su conduire une action politique en connexion profonde avec la société civile. Premier maire à repenser la ville, à créer des rues piétonnes, mettre des vélos en libre-service, instituer la journée sans voiture, créer une nouvelle façon d’acheminer les marchandises en centre-ville. Michel Crépeau avait développé pour les jeunes de nombreux services dans tous les domaines. Il était précurseur. Il voyait bien au-delà de son propre mandat électoral. Il m’a toujours accompagné. Son héritage moral me porte.

Mais il y a évidemment Michel Rocard, mais aussi à l’opposé Rudolf Giuliani dans la façon dont il a anticipé et géré la ville de New-York à la pire période. L’aidant à passer de « la ville la plus dangereuse du monde » dans les années 80’ à une ville plébiscité et où il fait bon vivre et prospérer.

Dans quel temps l’homme politique peut-il inscrire son action ?

Je fais une comparaison. Regardez Notre-Dame de Paris ; les rois, archevêques, mécènes, et architectes, artisans-ouvriers, qui ont porté le projet savaient pertinemment qu’ils ne verraient pas l’œuvre achevée de leur vivant. Ils avaient cette humilité-là d’engager des projets qui dépassaient le seuil de leur propre vie. Si je fais le parallèle avec la politique, je vous mets au défi de trouver un homme politique aujourd’hui qui pensera son action au-delà de son propre temps de vie.

Je suis bluffé par les réalisations qui dépassent l’homme qui les a créées. Je pense aux réalisations d’architectes comme Gaudi. Son travail est le fruit de recherches inlassables. Il est passionné par les formes, hélicoïdes, hyperboloïdes, paraboliques… Il ne les étudie pas uniquement sur le plan technique. Ces formes, il les trouve dans la nature. Il les analyse, il en fait quelque chose pour son art. Il disait qu’il n’existe pas de meilleure structure que celle d’un tronc d’arbre ou d’un squelette humain. Ainsi, il va traduire cette nature en langage architecturale. Il a su imprimer un style fort. Dans chacune de ses réalisations, il livre une réinterprétation du geste de la nature. Ces réalisations sont techniques mais il manie la technique en accordant une valeur première à l’esthétique. Ses œuvres associent le génie et la démesure. Cela me parle.

Le langage politique est-il une langue du trop ?

Certains hommes politiques dominent les autres par le verbe. Aujourd’hui, il y a un embouteillage de prises de parole en politique. Parallèlement, les univers politiques ont moins d’actions que dans les années 70. C’est dommage. On prend beaucoup la parole pour ne rien dire. Ça patine dans le vide, ça n’imprime plus.

Quel a été selon vous l’effet de la pandémie sur le rapport du citoyen à l’État ?

Avec la pandémie, il y a beaucoup de gens qui ont crié à la dictature avec les mesures imposées par le gouvernement. Cela paraît un peu

comique d’entendre cela. Les restrictions du gouvernement n’ont rien à voir avec un régime totalitaire. La liberté, elle vient de la démocratie, nous ne mesurons pas notre chance de ne pas vivre dans une dictature.

Nous abordons souvent la liberté avec le prisme de la démocratie en l’opposant à la dictature. Mais, la liberté ne se pense pas uniquement avec le prisme du régime politique. Nous sommes libres car nous avons devant nous des choix multiples. L’homme occidental peut choisir sa vie, décider d’une voie, choisir des chemins de traverse… C’est une chance d’avoir devant soi une palette de choix pour sa propre vie.

Être libre dans la cité

Sommes-nous libres dans la Cité ?

Oui nous dans les pays dit occidentaux, nous sommes libres. Et bien plus libres que dans de nombreux autres pays. Nous avons quand même pas mal de choix qui s’offrent à nous dans tous les domaines : éducation, vie professionnelle, créativité. J’entends les gens s’offusquer de voir leur liberté restreinte en France. Cela prend des formes parfois comiques. Nous ne sommes pas en guerre et nous ne vivons pas dans une dictature. Ces contraintes sont relatives. J’ai passé quelques années au Brésil. Là on était clairement moins libre. C’était vers la fin de la dictature. Il n’y avait qu’à écouter la radio d’État pour s’en rendre compte. Ici, ce n’est pas comparable. Nous jouissons d’une grande liberté. Nous n’en avons juste pas pleinement conscience. Néanmoins, peu à peu nous créons nos servitudes et certains « dictatures » -pas militaire- nous surveillent.

La période du Covid est intéressante. Nous pouvons la visualiser comme un arrêt buffet. Personne ne s’attendait à ça. Tout à coup, nos espaces, nos déplacements, nos contacts se sont vus restreints. Nombreux sont ceux qui ont soudainement pris conscience de la liberté qu’ils avaient dans le monde qui précédait la pandémie. La privation de liberté a rendu la notion plus tangible. La liberté est donc une notion bien paradoxale,

nous nous en rendons compte lorsque nous en sommes partiellement privé. En fin de compte, la période du Covid a révélé au combien nous étions libres avant.

Mais, être libre pour être libre ne veut rien dire. La liberté doit être le moteur de quelque

chose. La liberté brute n’a pas de sens. La liberté a besoin d’un cadre pour s’exprimer.

Nous naviguons entre deux berges. D’un côté, une pleine liberté de choix, de l’autre les contraintes de vie. Nous nageons entre ces deux rives. Être parent recompose nos espaces de liberté. Nous ne sommes plus tout seul sur terre. Avant, nous avions uniquement notre propre destin en mains. La liberté va s’exprimer mais différemment. Elle n’est pas une notion flottante.

Obéir ou désobéir ?

Quel regard portez-vous sur la désobéissance ?

Il arrive que ceux qui désobéissent soient un peu les « fous du roi », tels des troubadours, sans penser à la conséquence de leurs actes. C’est une forme d’existentialisme, c’est tout. Il est vrai que la vie peut-être aussi un jeu. Quoiqu’il arrive, il n’y aura pas de conséquences pour eux. Peutêtre juste s’amusent-ils à se faire peur gentiment. Sont-ils vraiment responsables ? Que proposent-ils comme alternative ? Il y a certains personnes et aussi certains artistes connus qui s’amusent à désobéir pour contester des lois qu’ils trouvent injustes. Ils agitent un chiffon rouge, mais dans le fond, ils savent qu’ils ont une place, une certaine sécurité. Ils n’ont rien à perdre. C’est assez souvent un truc de « nanti » de désobéir un truc pour exister. En revanche, ils entraînent dans leur sillage toute une frange de personnes qui elles, n’ont pas la même sécurité. C’est là où nous ne sommes pas tous égaux face à la désobéissance.

Quand nous voulons désobéir, nous ne le faisons pas tous de la même place. Nous pouvons nous poser la question de qui peut ou qui ne peut pas désobéir. L’objet de la désobéissance incarne aussi un défi qui ne se situe pas sur la même échelle d’importance dans la cause à défendre ou le combat à mener.

Dans la voile, les compétiteurs ne sont pas égaux face à la liberté de désobéissance. Beaucoup venaient de familles riches ou du moins aisées dans la voile, ils avaient tout, dès le départ. Cela apporte une certaine liberté et aisance. Alors, ils vont faire de nombreuses courses et se donner beaucoup d’autres émotions en étant contestataires ou en ayant avoir des comportements extrêmes. Au fond, ils ne risquaient pas grand-chose.

Désobéir suppose de créer une alternative, de pousser une proposition, de provoquer un changement. Désobéir pour désobéir n’a pas de sens. Il faut bannir les oppositions systématiques. Elles sont infertiles. Je n’aime pas voir les gens s’opposer sans offrir des solutions à une impasse.

La vraie désobéissance est ailleurs. Elle est tangible dans la désobéissance civile, notamment face à une dictature. Face à la dictature, il faut une puissante force pour désobéir. Chez nous, dans nos démocraties, c’est gentil et plus une posture.

Face à la désobéissance

Je suis loin d’être un modèle mais j’ai désobéi uniquement quand je trouvais qu’un ordre était injuste ou que je préférais avoir la liberté de faire les choses différemment. Je suis parti de l’école Boulle sur un acte de désobéissance. Au lieu de peindre un nu sur la feuille posée sur mon chevalet, je l’avais dessiné directement sur le placo de la sous pente. Cela m’a valu une gifle de mon professeur. J’ai trouvé ça injuste, disproportionné. J’ai posé mon fusain, traversé la pièce, et quitté définitivement l’école Boulle, mes trois années d’études et je ne me suis pas retourné. Mais j’ai provoqué pour moi une alternative, c’est là que j’ai rassemblé mon énergie et décidé de partir à l’aventure de ma vie,

d’aller vers la mer, pourquoi fusse tant irrépressible ?

La société demande toujours plus de normes. Qu’en pensez-vous ?

La population oublie vite qu’elle est à l’origine des normes. Qu’elle demande sans cesse plus d’aides, de sécurité, de garde-fou… C’est bien la société qui élit des représentants et ce sont ces mêmes représentants

auxquels la population a demandé une sécurité sanitaire, hospitalière, une sécurité dans les écoles, les aéroports, sur la route qui ont inventé et déployé tout un arsenal de normes.

La société surréagit à des événements inattendus comme les accidents de la route en demandant plus de contraintes pour les automobilistes, plus de normes aux constructeurs de voiture, plus d’aménagements des routes. Les gens exigent plus de règles et curieusement s’en plaint a posteriori, et se plaint du coût de tout cela. En Bretagne, on a installé partout des rond points pour limiter les accidents, et on entend des voix s’élever contre çà. Mais il faut se rappeler que le politique/l’élu a agi à la demande du citoyen. Et là nous parlons de toutes les échelles du pouvoir, ville, département, région, État. A tous les étages, la société a mis une forme de pression sur le politique.

Depuis 1960, je pense que nous n’avons pas arrêté de charger la barque. Enfin pas moi. La société a appelé de ses vœux un cadre sécuritaire, un « principe de précaution ». Il est surprenant de reprocher a posteriori le déploiement d’un arsenal législatif aussi important en faveur des normes aux politiques.

Il y a une loi qui résume ce paradoxe entre la sécurité souhaitée et la sécurité subie.

C’est le principe de précaution. La loi est votée en 1995, on l’a appelé la loi Barnier. Cette loi grave dans le marbre que « l’État en l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable.

Cette loi a modifié considérablement notre rapport à la liberté. Depuis, les autorités publiques doivent appliquer à la lettre ce principe de précaution. Or la précaution concerne des risques hypothétiques. Le scénario du pire devient le guide. Le politique ne prend pas le risque d’agir hors de ce cadre. Nous prenons donc des mesures qui vont audelà du bon sens dans de nombreux domaines.

Il faudrait s’interroger sur ce que nous souhaitons au fond de nousmêmes, plus de sécurité ou plus de liberté.

La société actuelle envahit toutes les sphères de béquilles de toute sorte, coachs, règles, normes, injonctions. Elle voudrait que nous ayons tous une jambe de bois en secours. L’homme est-il devenu la part variable de l’histoire ? Comment, avec cette surprotection légale en course, l’homme peut-il encore déployer ses ailes ?

Vous soulignez le paradoxe entre ce que veulent les citoyens en matière d’écologie et leur

capacité à mettre en adéquation leurs actes avec leur souhaits ?

Il y a une partie des limites que les citoyens demandent et dont ils se plaignent, notamment sur la dimension politique en matière d’environnement. Les gens veulent la protection de la planète, puis au niveau individuel se libèrent des mesures à prendre dès qu’ils le peuvent, un peu comme ils le font des limitations de vitesse sur la route. De façon immature. Si nous ne prenons pas soin des choses à notre échelle, elles se dégradent, elles disparaissent et après il est paradoxal de se plaindre ensuite de la pollution, de la dégradation de nos paysages.

J’ai traversé de nombreux pays dit « en voie de développement » et parmi eux, certains n’avaient aucune prise en compte de la donnée environnementale. Ces pays traiteront ces problèmes avec un retard

»

considérable. C’est le principe du boomerang. Tous les pays verront un jour l’issue dramatique de notre inconscience dans ce domaine. Y compris nous. Nous, nous accumulons des paradoxes, nous demandons des limites pour protéger l’environnement, puis nous nous en plaignons. Le résultat qui va arriver contiendra toutes ces contradictions. Nous sommes et serons encore plus limités dans le futur par les effets de nos actions sur la planète et là, il y a des limites encore plus fortes, montée du niveau de la mer, pic de pollution, variations des phénomènes climatiques extrêmes. En somme il y a une partie des limites que nous ne demandons pas et que nous aurons. Elle n’est que la conséquence de nos actes, exactement comme en navigation.

Chroniques du premier Vendée Globe

Partir c’est grandir

« Partir, c’est grandir. Avancer, chercher et surtout vivre. C’est la vraie aventure, celle qui laisse des traces dans l’âme (...) Même si une poignée de marins l’ont déjà réalisée, cette aventure me semble, à moi, si grande, si neuve que je m’y engouffre avec le regard d’un enfant. Partir pour emmagasiner des images, des émotions et surtout ne jamais revenir comme l’on est parti. Voilà l’une de mes premières motivations. Affronter seul pour faire vibrer l’imaginaire de milliers d’autres, amis ou inconnus. L’imaginaire, un mot sur lequel je surfe depuis trente-six ans. Le maître mot de ce départ, car je crois que c’est l’imaginaire qui déplace les montagnes d’énergie (pour ma part trois années à ne faire que cela, à ne penser qu’à ça), mais qui déplace aussi tout ce public chaque jour vers ces quelques bateaux accrochés sur les pontons. Les livres, avec la nature, sont les premières sources pour entrer dans l’imaginaire. L’envie de partir est née le plus souvent de lectures d’enfance, d’adolescence, que ce soit Slocum, Gerbault, Moitessier, les Damien. Tous ont nourri mon imaginaire.

Partir aussi pour changer. Ne plus regarder et être regardé avec ces mêmes yeux. Faire un voyage sur soi-même et comprendre… Voilà aussi

une autre raison forte de mon envolée. Tourner une page très chargée pour revenir et ainsi entamer une page vierge. Revenir sur l’essentiel et oublier une partie du passé. Et ainsi pousser une nouvelle porte dans ma vie. Il est toujours difficile de se faire comprendre dans ce monde aux millions d’informations. Réaliser un rêve perso que beaucoup d’autres ont en eux (partir, changer de vie) permet pendant un moment d’arrêter le temps et d’entrer en communion avec des inconnus. C’est ce que je vois depuis un certain temps dans le regard des enfants. J’ai toujours aimé partir et crains aussi les retours. C’est la première fois qu’un départ est si impressionnant et que je souhaite un retour. Pour pouvoir raconter et surtout tenter de raconter à d’autres cette épopée flamboyante. On dit que le réaliste est pessimiste, mais moi je me suis toujours senti optimiste et plein d’envies. Et, pourtant, moi qui ne suis jamais parti faire un tour du monde, n’ai jamais été dans le Sud, j’imagine, moi, avec beaucoup de réalisme, que l’on va souffrir beaucoup pour quelques instants d’éternité. Peut-être est-ce là le prix à payer pour revenir neuf et plein de promesses ? Voilà donc les premières lignes d’une histoire pas ordinaire et surtout pleine d’inconnues, où chaque mot pèse lourd et a son propre sens.

L’histoire d’une aventure humaine servant de trait d’union entre l’avant et l’après. Alors nous allons partir, si petits, sur cette grande page bleue où nous écrirons avec de l’encre blanche qui s’appelle sillage.

Prenez bien soin de vous. Article de : Marc THIERCELIN

LIBÉRATION • VENDREDI 1er NOVEMBRE 1996

Les marins sont aussi des gens du voyage

Souvent, début novembre, sur les plages bretonnes, des enfants emmitouflés gravent sur le sable de vastes dessins. Plus tard, la marée patiente efface ces mots de silice. Lorsque la nuit vient, seul le vent accroche encore un peu d’écume à ces traces bientôt oubliées. Les marins ne finissent jamais de traquer ces esquisses noyées. S’ils parcourent les champs de vagues, c’est pour écrire à nouveau. Le sillage

de leur voilier claque les pleins et les déliés, du cap Horn au cap de BonneEspérance. « J’aime cette idée d’une âme baladeuse. Les marins sont aussi des gens du voyage, comme eux, nous allons chercher ailleurs. Qui sait vraiment d’ailleurs ce que nous allons chercher et pourquoi ? Nous ? Pas sûr. »

Marc Thiercelin est skipper. Demain, 3 novembre, il quittera Les Sablesd’Olonne pour un tour du monde en solitaire sans escale. Sur un coin de la table à carte de son monocoque, Titouan Lamazou, premier vainqueur de l’épreuve, a inscrit au feutre : « Arrange-toi pour gagner, tu as tout ce qu’il faut pour. Démerde-toi simplement pour prendre du bon temps. Ce n’est pas souvent… et savourer ça juste pendant un peu plus de 109 jours. Bon vent. » Dès les premiers embruns, le regard de Marc Thiercelin guettera un point loin, très loin, là-bas vers le sud. La terre, il ne la regardera pas, l’aventure est ailleurs, vers ces étendues liquides qui diluent les dernières mottes collées aux semelles des Dockside et chassent les soucis comme nuages dans un coup de sud-est. « Sans aucun doute, le départ est un soulagement. Même si une petite semaine est nécessaire pour trouver vraiment le rythme. Notre rythme, celui du bateau, de l’Océan. »

Ce largage d’amarres, Marc Thiercelin l’attend depuis quatre ans, depuis toujours. Breton d’adoption, petit mais costaud, ce beau gosse au sourire facile et à la poignée de main redoutable sait ce que tailler sa route veut dire. Tailler à grands coups de cœur, de gueule, d’envies, de passion. Il avance et le louvoiement n’est pas son fort. À quinze ans les courbes d’un violoncelle le séduisent, il flirtera trois ans avec l’école Boulle, option lutherie. Durant l’année scolaire, ses mains sculptent les bois rares ; pendant les vacances, ses paumes adolescentes s’usent sur la barre franche d’un dériveur. Premiers bols d’iode, il ne s’en remettra pas. L’ébéniste bâcle ses gammes, cap sur la gare Montparnasse et l’Atlantique au bout du quai. Pour gagner sa vie, l’homme du bois se fait prof de vent à La Rochelle. Il enseignera la voile tout en devenant chef de base nautique et décrochera une capacité en droit, ça peut servir.

Sélectionné en préparation olympique pour les jeux Olympiques de Los

Angeles, il obtient un titre de vice-champion du monde de « Laser », un dériveur pour solitaire, déjà.

Chercher ailleurs, chercher l’ailleurs

Emporté par une houle salée, il multiplie les activités et chaque fois n’hésite pas à virer franchement. Installé en Bretagne Nord, il crée une école de voile pour enfants en difficulté, le fisc coulera ses projets.

Il rebondit sur le pont d’un navire de charter au Sénégal, se rappelle qu’il possède un bon coup de crayon et bosse pour Kenzo puis Cerruti à Paris et Milan, puis saute de l’autre coté de l’océan pour vérifier que le Brésil est une terre douce et sucrée. Directeur artistique dans une agence de pub à Rio, il se construit une maison, au nord, son voisin et ami se nomme Gilberto Gil. Mais l’iode est un poison tenace et la terre toujours trop étroite pour les traqueurs d’horizons. Nouvelle école de voile en Bretagne, toujours en contact avec des ados secoués par la vie.

Sa maman, petite femme jolie, éducatrice, lui a appris la patience pour se pencher vers les plus petits. Mais, un cargo noiera son voilier et ses projets au large des Caraïbes.

Pourtant, si ce tzigane blond a toujours son sac bouclé, son goût du bois le taquine régulièrement et c’est à Pordic (Côtes-d’Armor) que cette fois il se bâtit un toit. Il ne dédaigne pas non plus se frotter à d’autres carènes le temps de compétitions. Les courses s’enchaînent, Marc y gagne une solide réputation de teigneux. Lors d’une régate en Atlantique, une bôme volage manque de le décapiter, il s’en tirera avec un traumatisme crânien et une oreille définitivement fermée aux cris des goélands. Toujours chasseur de trésor mais jamais riche, habitué des budgets bouclés en catastrophe, il parvient cependant régulièrement à se classer. Une victoire dans une étape de la course du « Figaro » et une quatrième place au classement général lui donnent des galons dans un monde qui aime à agiter le drapeau noir. Lorsqu’il assiste en 1993 à la victoire d’Alain Gautier dans le Vendée Globe, il sait que cette course doit être la sienne.

Lui oui, les sponsors non.

Il faudra trois années de galère pour enfin hisser les voiles. Trois années, des milliers de lettres, de rendez-vous, d’attentes, de joies, de déceptions.

« On rencontre des gens super lors de ces démarches mais dans l’ensemble tout est d’une telle sécheresse, d’une telle tristesse qu’il faut être costaud. » Conscient qu’il doit encore une fois inventer une solution, il crée un jeu, « Captain Marck », sorte de Trivial Pursuit maritime. Son sponsor actuel sera sensible à cette initiative en direction des enfants et acceptera de se jeter à l’océan. Il faudra alors racheter l’ancien voilier d’Yves Parlier et le remettre en état mais, enfin, un coin de ciel vire au bleu. Aux Sables-d’Olonne, le bateau était prêt.

À quelques heures du départ le skipper sait que cette fois l’aventure est de taille. Celle du Globe. « Je n’ai jamais fait un tour du monde, mais je suis serein », confiait le marin. « On dit parfois que nous fuyons quelque chose lorsque nous descendons naviguer dans ces coins du Sud où la mer est folie. Peut-être. Je ne sais pas ce que je vais trouver là-bas. La réalité, ma réalité, je vais la découvrir chaque jour. Je ne fais pas l’autruche, je sais juste que cette course doit changer ma vie. J’accepte ce risque. L’eau démasque, elle te rend à toi-même. Après, il faut assurer. J’ai cherché ailleurs. J’ai cherché l’ailleurs. Et puis, je suis quelqu’un du voyage. Alors… »

L’HUMANITÉ • SAMEDI 2 NOVEMBRE 1996

Article de : Fabrice LANFRANCHI

Liberté, liberté chérie

Ouf !

ça y est. C’est parti pour les cent jours qui ébranlèrent notre monde. Par contre, ces quelques jours qui précèdent le départ, on croirait qu’ils ont été conçus exprès pour rendre encore plus forte l’urgence de partir. Tout

devient démesuré. La densité de la foule sur les pontons, les sollicitations diverses et variées, la profusion des informations, tout cela parvient presque à nous faire oublier pourquoi nous sommes là. Trop d’informations tuent l’information, a-t-on l’habitude de lire. Eh bien, cet apparent paradoxe se vérifie lorsque la densité médiatique atteint un tel degré.

Paradoxe encore, entre un monde, celui des médias, qui représente une parcelle de liberté, chérie des hommes, et cette privation de liberté qu’ils nous imposent.

Mais, je sais que les jours qui viendront seront faits d’autres moments difficiles et de nouvelles contraintes. Pourtant, nous serons libres. A terre aussi nous étions libres, mais obligés. En mer, nous sommes seuls. Seuls face à nous-mêmes, seuls face à nos choix. Et c’est toute la différence. Le choix. Et c’est dans cette liberté que je retrouverai mieux ceux que j’aime et que je laisse s’éloigner sur le quai. Je pars faire mon métier et vivre ma passion. Je sais pourquoi je le fais et ce que je quitte. Mais, je ne sais rien de ce que je trouverai au bout de moi-même.

Le caractère unique de cette course, c’est, sans doute, de pouvoir poser ces questions et peut- être d’y répondre, ne serait-ce que de façon fugitive. Guillaume, mon frère, m’a rappelé hier ces phrases de René Char. « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront. »

Bonjour chez vous et à bientôt.

L’HUMANITÉ • LUNDI 4 NOVEMBRE 1996

Article de : Marc THIERCELIN

Changer le monde pour en faire le tour

Drôle de formule, mais si vraie ! Car le marin se doit d’être la personne la plus adaptable au monde… Le passage de la terre à la, puis l’inverse, s’il n’est pas souvent évoqué, reste la particularité de ce métier et sa

dimension. Les repères et les langages entre ces deux mondes, sont si différents !

Alors, si vous rajoutez les variations climatiques, de vent, de jour et de nuit, allant du très chaud au très froid (+40 à -25), du calme à la tempête et d’une nuit de pleine lune à celle d’un noir d’encre, d’une journée

ensoleillée à celle où en se mettant sur la pointe des pieds on peut toucher les nuages.

Vous commencez à vous faire une petite idée de ce qui attend les 15 marins en quête de

Globe, une idée que j’essayerai de vous rendre plus précise au fil des semaines.

Émotion inoubliable

A tout cela vous ajoutez de l’émotionnel, 100 jours seul loin de tout en autarcie... – de la séparation sur le ponton avec la famille, les amis, les journalistes, mais aussi les concurrents, et en fin de compte ce petit bout de bois-ponton – qui nous rattache à toutes les solutions.

Ensuite, ce parcours de quelques kilomètres dans ce chenal bordé par des milliers d’inconnus qui vous font une immense haie d’honneur, un chemin dont, maintenant, vous ne pouvez plus vous échapper, et où vous allez laisser tous vos mensonges pour aller découvrir une certaine vérité…

Ces anonymes qui vous encouragent, applaudissent, vous renvoient comme un écho à une émotion que je n’oublierai jamais, un remerciement de milliers d’hommes au départ d’un des leurs ! Le chemin pour arriver à ce stade est des plus ingrats, mais quelle recompense !

Pour ma part, ce fut, avant l’inconnu qui m’attend dans les mers du Sud, le plus grand choc que j’aie ressenti et qui, après ces trois dernières années de longues recherches et d’une grande solitude inté-rieure, a effacé en une seule fois tout cela et permis de partir vierge vers de nouveaux horizons.

Ce long chenal faisant penser à une arène antique en configuration et surtout en ambiance… En son temps, Christophe Colomb a dû ressentir des émotions similaires en s’embarquant pour le Nouveau Monde !

Comme l’enfant pressé de grandir

C’est vraiment dans ces moments-là, que l’on se sent partir pour une aventure sous forme de compétition, et ce que j’ai pu voir dans les yeux des dernières personnes proches avant le coup de canon m’ont confirmé que je ne reviendrai pas comme je suis parti.

L’océan va passer par là pendant plus de trois mois, me faire pénétrer son monde avec ses lois et son rythme ; il va s’installer en moi, m’enlever à mes repères terrestres et m’offrir hors de ma maison en composite un jardin au sol mobile et où les bleus et gris dominent et l’odorat disparaît.

Je pars tracer le sillage de mon premier Tour du Monde, pour mieux retrouver la terre et ses habitants… J’espère que tout aura changé, comme l’enfant pressé de grandir… Car au-delà de l’envie de faire partager cette épopée au plus grand nombre, je fais le tour d’un monde pour en découvrir un autre !

A tout de suite... Captain Marck

L’HUMANITÉ • MARDI 12 NOVEMBRE 1996

Article de : Marc THIERCELIN

Ce soir, je repense à Lisbonne

Sentir son bateau glisser dans la nuit tranquille avec ses 500 mètres carrés de grand-voile et gennaker sur une eau plate en écoutant un concerto de Mozart, c’est un privilège tellement court au vu de toutes ces années de galère et après le premier coup de vent du départ, plus ceux qui ne vont pas manquer d’arriver. Cette musique dans la nuit noire

donne la sensation étrange d’être seul au monde, vraiment seul comme si tout avait disparu. Pourquoi? Voilà bien une des nombreuses questions que je vais tenter de me poser durant ce périple autour du monde en sachant que j’y répondrai seulement lorsque je reverrai les hommes...

Mais revenons au départ, justement avec les hommes... Ces hommes, femmes et enfants massés par milliers dans cette ville du littoral au début de l’hiver qui sont venus voir les derniers gladiateurs de ce siècle partir vers l’absolu. Aiment-ils la voile, la mer ou le risque que vont affronter ces quinze marins? Je n’ai pas vu leurs yeux, j’ai juste senti un long frisson durant l’immense haie d’honneur de plusieurs kilomètres qui n’a pas d’égal dans l’histoire de la voile !

Tous ces êtres pour voir partir une poignée d’autres ! J’ai entendu leurs cris et leur ai répondu en les remerciant, car de ma vie je n’avais jamais vu un tel spectacle, une telle ferveur pour un sport longtemps considéré comme élitiste (à tort). Qu’il est bon de voir des fans de foot changer leurs habitudes pour venir découvrir un monde. Pour moi, ce fut une telle révélation que je ne pouvais que dire merci. Merci de cette chaleur avant tout ce qui nous attend, merci de nous avoir tenu la main jusqu’à l’ultime moment, jusqu’au lâcher de voiles. Merci de venir nous trouver quelle que soit notre place dans l’aventure. Il y a des moments où toute vie est si belle qu’on aimerait l’offrir sans modération, c’est peut-être pour cela que nous partons, pour ces petits instants de sérénité totale et unique que seul l’océan peut nous apporter. Un peu comme si vous étiez dans une fusée en route vers les astres !

La semaine dernière, j’ai glissé sous la lune, le long d’un pays que je connais bien, le Portugal, pour m’y être rendu une quinzaine de fois parler la langue et l’écrire. Pays de gens humbles et forts, de conquistadores qui découvrirent la perle de l’Amérique Latine – le Brésil. Alors, ce soir, je repense à Lisbonne, à ses quartiers comme l’Alfama où grouille une population travailleuse sur ces pavés, d’Asulejos à la place Do Commercio, au bord du Tage, de mon premier voyage en juillet 1974 alors que l’on pourchassait encore les restes de l’ancienne

police de Salazar – la Pide – et que les gens s’ouvraient à la démocratie avec des œillets au bout des canons. Pays où les femmes aiment le noir, où l’océan, comme chez nous en Bretagne, vous arrive en pleine figure et vous enlève vos fils et vos maris… mais oxygène ce pays que j’aime. Pendant ce voyage, nous passerons près de pays où j’ai posé sac à terre – Afrique, Brésil – et comme il est étrange de passer sans s’arrêter dans ce voyage en solitude !

Nos seuls repères sont vos voix à la radio, nos souvenirs et des photos de ceux que l’on aime. Il ne manque en fait que l’odorat, c’est pourquoi j’ai emporté avec moi, outre la musique, des livres et de quoi dessiner, de la lavande de Provence où j’ai vécu une partie de mon enfance. Plein de sachets de lavande pour qu’un petit morceau de terre habite mon bateau dans ses longues chevauchées océanes.

LE TÉLÉGRAMME • 9 NOVEMBRE 1996

Article de : Marc THIERCELIN

A l’auberge des Trois Caps

Un grand soleil sur une mer bleue intense, ourlée ça et là d’écume blanche, le vent a un bon cycle régulier qui annonce l’alizé, les mouettes volent au ras des vagues tout comme ma luge à voiles, qui déboule sans chocs à une vitesse moyenne de 13/15 nœuds.

Le Vendée Globe vient de laisser sa dernière terre avant le Cap Horn… En effet, nous venons de passer le premier point de passage : les Iles Canaries, où quelques hommes nous ont pris nos films, pellicules et poubelles… Un dernier regard vers ceux que nous reverrons l’an prochain et vers cette île sur laquelle la nuit tombe et fait scintiller plein de petites lumières représentant chacune une vie humaine ! Maintenant, nous rentrons encore plus profondément dans la solitude, le prochain morceau

de terre que nous risquons d’apercevoir est le « cap dur ». Mais avant, quelque 70 jours de plaines bleues où le vent va rugir et même hurler… Une autre planète.

Plaisir terrien

Heureusement, dans cet univers le plus souvent, hostile, il nous reste un plaisir « terrien », le seul avec l’écoute des voix, dans les vacations avec la terre, la gastronomie… Pendant près de cent jours, les repas vont être l’unique référence semblable à notre vie à terre ! Mais c’est aussi notre carburant pour pouvoir aligner les centaines de manœuvres à faire, notre remontant dans les moments où le moral est faible et où la solitude se fait plus lourde et un repère pour le calendrier, nous qui allons passer Noël et la nouvelle année en tête à tête avec les vagues et au milieu des icebergs !

Alors, chacun emmène le type de nourriture qu’il aime et surtout qui pèse le moins possible… Donc de nombreux bateaux ont dans leurs soutes des sachets d’aliments déshydratés et lyophilisés. Il suffit de mettre un peu d’eau dans un sachet et hop c’est prêt ! D’autres ont fait le choix de plats plus traditionnels sous forme de plats cuisinés en barquette aluminium se réchauffant au bain-marie. Sinon, il reste les conserves traditionnelles pour certains aliments incontournables et enfin des produits frais pour les quinze premiers jours jusqu’à l’équateur.

Chevreuil et sanglier…

Pour ma part, j’aime les bons repas accompagnés d’un peu de bons vins ! Aussi, j’ai pu

reprendre les menus de Philippe Poupon établis par une diététicienne, Simone Prigeant, qui s’est occupée de Philou pendant toutes ses transats et deux Vendée Globe. Le menu est composé essentiellement de plats du grand chef Joël Robuchon, fabriqués par son adjoint, chez Fleury Michon, Laurent Marko. En tout, 252 plats à cuire au bain-marie, qui vont du poulet au

cidre à l’omelette aux cèpes, au chevreuil sauce grand veneur et le must, le sanglier aux airelles…

À cela s’ajoutent des produits périphériques comme des œufs frais, avec une méthode de conservation pour trois mois, idem pour le pain poilane et les fromages dont quelques-uns sont en boîtes. Pour les premières semaines pâtes fraîches, basilic, saumon et fruits. Le tout accompagné de quelques grands crus (30 cl) pour les moments opportuns…

Les repas sont pris plus rapidement qu’à terre, mais autant que ce soit un plaisir, car dans les régions chaudes le soleil est le remède à tout, ce qui n’est plus le cas dans le Sud avec le plafond très bas, comme la température. Et la variété des menus peut influer sur le mental de manière décisive. Sans oublier qu’elle apporte les vitamines, point non négligeable de ce type de compétition de l’extrême et donc meilleure des médecines ! Voilà bien le seul restaurant où vous mangez en terrasse, mais jamais au même endroit !!!

Alors vous qui restez à terre, il ne vous reste plus qu’à faire le Tour du Monde des saveurs pour nous égaler…

À vos fourchettes !

LE TÉLÉGRAMME • 14 NOVEMBRE 1996

Article de : Marc THIERCELIN

Terre des hommes

Le titre du livre de Saint-Exupéry est pour moi vraiment d’actualité dans cette course- aventure et je ne peux m’empêcher d’y faire référence. Hier, nous passions la première marque obligatoire. En fait, il y en a quatre : les Canaries, un point dans l’océan Indien, un autre dans l’océan Pacifique et enfin le cap Horn. Les îles Canaries représentaient pour nous notre dernière vision de terres avant le cap Horn, dans près de 70

jours. Mais je me suis payé un luxe supplémentaire un passage en plein milieu de l’archipel du Cap Vert, malheureusement au début de la nuit par mer plate et à une vitesse de 16 à 18 nœuds. Pour voir encore quelques lumières et surtout sentir une dernière fois l’odeur de la terre. Le vent soufflait de terre et je fus comblé ! Terre des hommes, c’est vraiment la phrase qui s’est imposée à moi dans ces quelques instants de nuit, car dans cette aventure, la séparation, la rupture avec les humains est franche, près de quatre mois d’un isolement quasi total. Et l’immensité océane si elle n’en est pas moins belle, reste tout de même variée en style de paysages, en couleurs et en odeurs ! La vision de ces îles massives et sombres tombant dans l’océan et sur

lesquelles à certains endroits scintillent plein de petites lumières qui nous font deviner là une ville là un village ou encore un hameau et par la même occasion la vie des êtres que l’on imagine à table, à la terrasse d’un café.

Toute cette vie, toutes ces vies pendant que vous vous glissez seul sur un grand vaisseau à pleine vitesse sans faire de bruit en laissant derrière juste un long ruban blanc qui demain matin n’existera plus lorsqu’ils se réveilleront… Un homme sera passé et ils ne l’auront pas su ! Et puis il y a cette odeur, odeur de terre si caractéristique pour nous marins, qui varie suivant les îles. L’odeur des îles du Cap Vert est sèche, un peu âcre, elle vient du Sahara mais a quelques senteurs végétales. Néanmoins elle reste très différente de celle des Antilles ou surtout de Madère où la flore est dense et très variée et se respire de très loin car ce sont des senteurs qui s’étalent mieux dans l’air, et vous savez de très loin pour certaines îles que vous vous en approchez. Ces parages ont aussi une signification pour moi. J’ai travaillé une année (1983- 1984) sur le fleuve Casamance et aux Bissagos à faire naître et fonctionner une activité de charter à la voile pour des petits groupes de touristes. J’ai ainsi pu tisser des liens avec presque tous les chefs de villages le long du fleuve car chaque soir je mouillais l’ancre et venais passer la soirée avec les villageois et mes quelques clients (six, au maximum). Le fait d’arriver à la voile, d’une manière très différente des clubs de vacances, m’a

permis de vivre très intensément cette période de ma vie. A cela s’ajoutent quelques salariés locaux pour la maintenance des voiliers avec les problèmes de pièces détachées, de distance et surtout la notion du temps qui est très différente. Une grosse révolte à l’hiver 83/84 avec plus de 700 morts, des militaires partout... Voilà une expérience très complète et surtout très riche en imprévus quand on a vingt-trois ans et que l’on sort d’une préparation olympique !

C’est étrange de passer douze ans plus tard près des côtes d’un continent qui a participé à mon évolution et m’a rendu à l’Europe à jamais transformé. Quelques années après, j’entreprends aussi un voyage unique qui lui aussi ne devrait pas ramener le même homme. Tous ces voyages que j’ai entrepris depuis mon premier séjour vers les USA à l’âge de treize ans (37 pays visités et j’ai vécu dans trois plus particulièrement : le Senégal, l’Italie et surtout au Brésil) ont participé à mon évolution et surtout tenté de satisfaire mon éternelle envie de connaître et de découvrir. C’est surtout pour cela que je me suis lancé dans cette folle épopée. Car ce voyage dans le monde des fluides – l’air et l’eau – va peutêtre faire la synthèse de tous mes apprentissages. Le sentiment qui me transporte loin de toutes terres est étrange, et je ne le comprendrai bien qu’à mon retour dans la société des hommes.

L’HUMANITÉ • MARDI 19 NOVEMBRE 1996

Article de : Marc THIERCELIN

Le pays où les poissons volent

Dans les alizés du Nord-Est de notre hémisphère, on rencontre des exocets, dont le nom plus courant est « poisson volant », sorte de sardine avec de très belles ailes… Il prend son envol sous l’eau, puis vole au ras des vagues pendant plusieurs dizaines de mètres avant de revenir dans son élément ! C’est un ballet très beau, surtout lorsque c’est un banc entier qui s’envole, car leur vitesse conjuguée avec les embruns et leur vol à raser la crête des vagues donne un spectacle féerique. Seule ombre

au tableau… quand ces charmantes bestioles prennent leur envol et croisent notre route, nous autres humains devenus mariniers sur de drôles de machines. Que ce soit en course ou en croisière, le survol d’un voilier par un exocet signifie le plus souvent la fin du voyage, car il rencontre toujours quelque chose sur sa route qui le stoppe en plein élan : cordage, voiles, panneaux ou être humain (ce qui surprend, surtout la nuit).

Du poisson frais

Alors il termine sa course comme un vulgaire poisson sur l’étal d’une poissonnerie (ambulante). Et par là même nous voilà transformés en poissonniers et ce sans aucun effort (et n’allez pas dire que mon poisson n’est pas frais !!! Par Toutatis) Les pommes tombent sous les pommiers, et les poissons volent dans nos assiettes sous les alizés…

De nombreuses navigations m’ont permis d’observer que les exocets de l’alizé Nord-Est (entre les îles du Cap Vert et le début du redoutable Pot au Noir par 50 Nord) disparaissent dans le Pot au Noir pour réapparaître vers 20, 30 Sud, au début de l’alizé de Sud-Est de l’hémisphère Sud… Comme si chaque poisson volant avait son alizé et ne se mélangeait surtout pas ! Par contre, à la poêle, avec des oignons et du citron vert, cela se mélange très bien.

Champagne à 5 h du matin

Cet épisode poissonnerie marquait mon premier passage en bateau de l’équateur et la tradition veut que l’on fasse une offrande au Dieu Neptune à ce moment-là. Pour ma part, ce fut du champagne 1/3 pour le dieu, 1/3 pour le bateau et 1/3 pour moi tout de même. Mais, l’ayant passé à

5 heures du matin, du champagne, seul sur l’océan au petit matin… c’est assez étrange.

Nous voilà donc dans l’hémisphère Sud pour un peu plus de deux mois, et en fin de semaine prochaine nous serons aux portes des « quarantièmes rugissants ». Encore un monde nouveau pour moi, que je vais très bientôt essayer de vous décrire.

Un grand bonjour du pays des poissons. Captain Marck.

LE TÉLÉGRAMME • 23 NOVEMBRE 1996

Article de : Marc THIERCELIN

Arrêt sur image et sensations pures

Depuis les îles du Cap Vert, mon bateau a tracé un sillage continu sans même une pause dans le redouté pot au noir, et je suis aujourd’hui par le travers du Brésil et de l’île de Sainte-Hélène. A ce rythme nous allons entrer dans les hautes latitudes du sud, les Quarantièmes Rugissants et peut-être voir nos premiers icebergs dans une petite semaine… Pour l’instant l’air chaud de la journée a laissé place à un air doux pour la nuit et nos luges à voiles laissent un sillage impressionnant de presque 300 miles par jour (environ 600 km). Le bateau passe sans cogner, tout en douceur, de vague en vague, laissant derrière lui un long ruban blanc très légèrement sinueux et qui épouse la forme des vagues, enflant avec le vent d’alizé qui varie en fonction du jour ou de la nuit.

Impressions fortes sur ces bateaux très larges (de 6 mètres pour 18 mètres de long), très plats avec un pont dépouillé à l’extrême, un mât qui cherche les étoiles (26 mètres) et une immense grand-voile (185 m2) que l’on passe son temps à régler pour arriver à un équilibre avec les voiles d’avant que sont les génois, solent, trinquette et spinnaker.

Il suffit de vriller l’arrière de la grand-voile pour que le bateau ne fasse plus d’embardées et laisse un sillage bien droit digne d’un bateau à moteur traînant un skieur… Alors le pilote automatique, véritable barreur à temps plein, trouve un équilibre et ne

dépense pas plus d’énergie que le soleil a bien voulu nous apporter dans la journée, voilà la vraie harmonie !

Sensations grisantes de voir ces

monstres de technologie allant aussi vite que le vent jusqu’à 15 nœuds contre lui et

à plus de 25 nœuds quand le vent est avec nous ! Un sillage magique principalement la nuit, car le seul bruit du passage de la coque dans l’eau emplit notre univers, et si l’on se retourne, une longue traînée phosphorescente, du fait du plancton contenu dans l’océan, nous montre la route parcourue.

Il suffit alors de lever la tête pour être dans une coupole étoilée sans nuages… Instants uniques d’une vie sans pareil.

Pour l’heure, la météorologie nous a gâtés, avec un passage de l’équateur sans ralentir, qui nous a permis de filer de l’alizé nord-est de l’hémisphère

Nord à l’alizé de sud-est de l’hémisphère Sud, le tout comme une lettre à la poste… Actuellement nous sommes dans les parages de SainteHélène et de son anticyclone, mais il a l’air faiblard, ce qui nous permet de descendre en direct vers l’archipel de Tristan da Cunha, porte des Quarantièmes Rugissants et du Grand Sud. Mais ceci est déjà une autre histoire…

L’HUMANITÉ • Mardi 26 NOVEMBRE 1996

Article de : Marc THIERCELIN

La manœuvre, selon Marc Thiercelin

« J’avais établi le génois et voilà qu’un grain isolé est arrivé immédiatement avec 35 nœuds de vent. En enroulant la voile, je ne sais pas ce qui s’est passé, mais l’enrouleur s’est coincé et a laissé le vent en folie s’engouffrer

dans la toile. Le gros bord… Je venais de sortir de deux empannages successifs pour cause de vent dingue avec tangonnage et détangonnage… Bref, près de trois heures de manœuvre pour ne pas perdre quelques milles. Mais rembobiner le génois et surtout repasser tout le bout d’enrouleur dans la brise, je suis lessivé dans les deux sens du terme. »

Extrait d’un télex envoyé la semaine dernière par Marc Thiercelin.

Marc Thiercelin est l’une des bonnes surprises de ce Vendée Globe. Si une volonté rare et une lourde expérience de bourlingueur d’océans sont des atouts non négligeables pour faire du monde son terrain de jeu, ils semblent insuffisants pour justifier cette belle place actuelle. La clé de cette réussite chez Marc Thiercelin, il faut sans aucun doute aller la chercher dans cette rage du régatier qui, jamais, ne s’avoue vaincu, et qui toujours affine les réglages de son voilier pour « gratter » celui qui ose se trouver devant. Le skipper breton est un de ces coureurs qui ne peuvent apercevoir l’arrière d’un navire sans immédiatement songer à le doubler. C’est quasi maladif et cela ne se guérit qu’à grande dose de victoires. Un impératif pour se soigner : toujours manœuvrer.

Sur ces monocoques ultra-puissants, les surfaces de voilure sont énormes. Elles sont le moteur du bateau et le navigateur se doit d’agir comme un ingénieur de Formule 1, sans cesse en modifier la puissance. Trop de puissance : le bateau souffre et les contraintes énormes pourraient briser une pièce importante. Pas assez : il se traîne. C’est le petit dixième de nœud gagné qui, au final, fera la différence. L’angle et la force du vent imposent diminution ou augmentation de la surface de toile. La plupart des voiles d’avant peuvent aujourd’hui être réduites grâce à un enrouleur (sorte de bobine qui fait tourner un câble sur lequel la voile s’enroule). Le skipper, de son cockpit, en se servant d’un treuil (winch), diminue la taille de son génois (plus de 130 m2 déployés). Seules les manœuvres de spi et gennaker (2 grandes voiles « ballons ») ou trinquette (petit foc) obligent le marin à se rendre à l’avant du bateau. Une situation

que les solitaires détestent dans le Grand Sud car le navire lancé plonge dans les vagues et les déferlantes douchent sans cesse le marin d’une eau à quelques degrés, et, malgré le harnais de sécurité, la violence des chocs peut assommer.

Lorsque les vents sont portants (venant de l’arrière), les solitaires utilisent des tangons, sorte de longues perches de carbone qui écartent la voile du pont du bateau pour améliorer son rendement. Ces tangons atteignent souvent plus de 8 mètres de long pour

17 centimètres de diamètre et les manœuvrer lorsque le bateau s’agite en tous sens n’est pas une partie de plaisir. En ce qui concerne la grandvoile (185 m2 pour celle de Thiercelin, la plus grande de la flotte), elle peut être elle aussi réduite par des prises de ris. Le navigateur fait alors glisser la toile le long du mât pour diminuer sa prise au vent. Reste alors « tout simplement » à multiplier sans cesse ces gestes lorsque le vent « tourne ». Un virement de bord ou un empannage, simple comme tout sur votre dériveur de vacances, peut ici virer au Cinémascope, durer une bonne heure et exiger de recommencer aussitôt selon le bon vouloir d’Eole. Il faut imaginer un homme seul, la nuit, tentant de brasser des centaines de mètres carrés de nylon dans lesquels le vent s’engouffre, les doigts gelés, sur le pont d’un voilier secoué par des vagues de plusieurs mètres de haut.

Le poste de barre est aujourd’hui quasi déserté. Les pilotes automatiques actuels remplissent très bien leur tâche même dans le gros temps. Ainsi libéré, le skipper peut affiner, à l’abri du vent, du froid et des embruns, sa stratégie sur la table à carte et reprendre un peu de force pour déjà repartir à la manœuvre.

L’HUMANITÉ • SAMEDI 28 NOVEMBRE 1996

Article de : Fabrice LANFRANCHI

Une vie de pirate

Le hasard ou l’envie ont voulu que mes premières lectures de ce début de Vendée Globe soient « l’Ile au trésor » de Stevenson, « Corto Maltese », le Roman d’Hugo Pratt, « La Longue Route » de Bernard Moitessier et « Vieil Océan », ainsi que « Mémoires salées » d’Olivier de Kersauson. Un trait commun lie ces œuvres. Ce sont des livres de pirates dans le sens historique et romanesque du terme… Par ailleurs, le petit personnage que j’ai créé, « Captain Marck » symbolise lui aussi un pirate. Comme cela, je transporte sur les mers l’esprit des gentilshommes de fortune comme on aimait à les appeler autrefois ; car moi aussi, je pars chercher mon trésor, mais sans tuer ni piller autrui ! à moins de me lancer à l’assaut de mes concurrents, sabre au clair, ce qui ne manquerait pas de panache et pourrait étonner. Mais revenons à ces livres, où l’esprit de flibuste, de piraterie et d’homme libre est mêlé, bien que de manière pas forcément identique suivant les époques et les héros de ces histoires.

La différence entre les pirates Flint, Long John Silver, d’un côté, et Corto Maltese, Raspoutine de l’autre, est vraiment liée au contexte historique dans lequel ils évoluent. Pour les premiers, cela sent les Antilles, le rhum et la marine des découvreurs de continents. Leurs navires ne sont que des instruments pour arriver à l’or. Pour les héros de Pratt, l’action se situe plus dans les océans Indien et Pacifique et se trouve très proche de nous car leur histoire est étroitement mêlée à la révolution russe, la guerre 14-18. Leur forme de piraterie est plus politique et même romantique ; elle sert une forme d’indépendantisme où là aussi on retrouve des îles comme Malte, l’lrlande, Java et celles du Pacifique… Si la première forme de piraterie a existé, la

seconde paraît même proche par l’époque, comme hors du temps, irréelle et pourtant elle a existé et sévit toujours dans ces mers de Chine, détroit de la Sonde, mer Rouge…

Pour les autres « pirates », ce sont plutôt les auteurs que les œuvres dont il s’agit. Tout d’abord Bernard Moitessier qui, à sa manière, en refusant de revenir vers « la société des hommes » et en continuant son périple autour du monde, a piraté le challenge sportif, inédit a l’époque,

pour être en accord avec ce qu’il avait découvert pendant son voyage, en y introduisant quelques idéaux des années 68-70. Et pour notre ultime pirate, « l’Amiral », pirate des nuits parisiennes, des tours du monde aussi, il est surtout pirate par le verbe et l’écriture qui, alliés à un certain style, en font le parfait pirate de cette fin de siècle. Tous ont un point commun ; malgré des embarquements en équipage, ils restent profondément individualistes, le revendiquent, et si c’est contraire à nos formes de sociétés qui, elles, se proclament solidaires (je vous laisse juge), cela les rend sympathiques car ils ne promettent rien mais nous font rêver et voyager, et c’est déjà beaucoup !

Quant à mon petit pirate, « Captain Marck », imaginé pour aller à la rencontre de partenaires pour réaliser ce tour du monde. et dessiné par Jean-Claude Fournier (dessinateur de Spirou, Fantasio et Bizu), son rôle est de faire jouer les tout-petits autour de mon épopée. Et pour les plus grands de susciter des vocations maritimes. C’est en cela que je souhaite contrarier ceux qui pensent qu’un tour de la planète en solitaire est forcément œuvre d’égoïste. J’espère ainsi réveiller en vous la curiosité pour les histoires de marins et de voyages pour que vous puissiez mettre les voiles, cet hiver.

Mes prochaines lectures sont « L’alchi-miste », « Le verger » de Tammuz et le « Prophète » de Gibran, un tout autre programme. D’une pensée au milieu d’un océan, je vous dis à bientôt.

L’HUMANITÉ • Mardi 3 DÉCEMBRE 1996

Article de : Marc THIERCELIN

Enfants et rêveurs…

Eh oui ! Ce n’est pas une provocation, mais pour nous c’est l’été, en effet nous sommes depuis plusieurs jours dans l’hémisphère sud, où tout s’inverse, et où nous allons bientôt naviguer sens dessus dessous.

Tout s’inverse, même le sens de rotation des vents dans les anticyclones et les dépressions qui tournent à l’inverse de chez nous dans l’hémisphère nord, jusqu’à l’eau qui s’écoule dans le fond des baignoires… Si, si, demandez à vos professeurs !

L’été chez les pingouins

Pour la température, jusqu’à la latitude de Rio de Janeiro nous avions 30 degrés, mais là où nous nous dirigeons, dans les grandes latitudes sud, 40e rugissants, 50e hurlants (à cause du bruit permanent du vent et des vagues) et même 60e « silencieux », si les jours rallongent comme chez nous en été, pour ce qui est de la température (alors que la saison s’appelle l’été austral) elles se situeront entre +5 et -15 degrés. C’est l’été chez les pingouins, je vous laisse imaginer l’hiver !

Rêvez sans limites

Alors, maintenant que je marche presque sur la tête, je souhaite dire aux enfants et aux rêveurs que faire le tour de notre chère planète par les océans et sur un grand voilier est un rêve que j’ai eu tout jeune, rêve flou au départ, sans obligation d’y parvenir. Et puis peu à peu en construisant ma vie il s’est précisé, a pris forme et, à force de patience et de persévérance, s’est concrétisé le jour de mes 36 ans, trois jours avant le départ du Vendée.

Et c’est parce que j’ai gagné la chance de pouvoir vous parler que je vous invite à rêver sans limites, librement, d’ouvrir grand vos yeux, vos oreilles, surtout vous, enfants de Bretagne, laissez vagabonder vos pensées vers les grands espaces que sont la mer, les airs et bien sûr la terre. Construisez votre liberté grâce à ces rêves, qui peuvent devenir votre moteur, votre refuge, ou votre bouée… certains jours !

Et surtout, si cela vous paraît inaccessible, loin, et que personne n’y accorde importance ou crédit, il est à vous et s’il vous fait avancer c’est déjà beaucoup.

Des pirates pour compagnons…

Et c’est aussi pour satisfaire mon évasion que j’ai emmené plein de livres tous très différents et ce premier mois mes lectures ont été des histoires de pirates, comme l’Ile au trésor avec le capitaine Flint et Long John Silver, mais aussi Corto Maltese et Raspoutine, pirates plus contemporains…

Un livre donne souvent la clef d’un rêve ou d’une idée, alors prenez des livres, des BD, et partez les lire sur la jetée du port à l’ombre du phare, dans le pommier du voisin ! Évadez-vous en paix… et surtout n’oubliez pas que tout peut arriver… un jour.

Le captain Marck vous salue et vous dit à la semaine prochaine.

LE TÉLÉGRAMME • 3 DÉCEMBRE 1996

Article de : Marc THIERCELIN Mardi 10 DÉCEMBRE 1996

La vie à bord de ces voiliers du XXIe siècle

Ambiance : bruyante. Ces bateaux – nos bateaux – surpuissants partent très vite au surf. Certaines fois, lorsque l’on navigue contre le vent, la quille émet des vibrations qu’elle transmet à toute la superstructure. Par contre, au près, contre le vent, à chaque vague lorsque le bateau retombe, le fait d’être très large et très plat donne un grand « broummmm », là aussi transmis à l’ensemble de la coque. Les deux tiers de celle-ci étant en général vides, ce volume se transforme alors en une formidable grosse caisse. Vous ajoutez des coups de boutoir latéraux à chaque accélération et descente de vague, où il nous faut nous transformer en acrobate-équilibriste pour tenir debout. Et, enfin, vous glissez une dose d’humidité constante dehors comme dedans.

Nous avons les joies des grandes chaleurs et surtout des grands froids ; le tout dans un intérieur sommaire, la cellule de vie n’excède pas 10 m2 (pour une coque de 18 mètres de long et 6 mètres de large…) et comporte une couchette sur chaque bord, un coin cuisine avec un réchaud

et un évier, la table à cartes avec sa banquette où nous passons l’essentiel de nos journées. Le reste du bateau est réservé aux voiles, moteur, jerricans, outils, pièces de rechange, stockage de nourriture, vêtements et surtout matériel de sécurité.

Le décor est planté, que font les acteurs ? Nullement dérangés par les voisins, que vont-ils bien faire pour s’occuper plus de cent jours seuls, est en droit de s’interroger le terrien incrédule. Eh bien, on ne chôme pas. En fait, on travaille même jour et nuit, les rythmes d’activité dépendant largement de la météo et de la sécurité.. Exemple : la veille dans les zones de cargo et autour de l’Antarctique, pour guetter les icebergs…

Mais, pour tenter de schématiser, nos journées se passent en général ainsi :

• ï de minuit à 4 heures, veille en alternance et tranches de sommeil de quarante minutes,

• ï à partir de 4 heures, contrôle des réglages sur le pont et premier petit déjeuner, puis passage de la commande météo avant 6 heures par fax. De 6 à 7 heures, une nouvelle tranche de sommeil puis arrivent les cartes météo par fax et décodeur. S’ensuit un travail de décryptage, d’analyse et de stratégie. Après réception du classement du jour et report sur la carte (avec commentaires…),

• ï ï vers 10 heures, deuxième petit déjeuner, réglages, check complet du pont, deux heures de moteur pour recharger les batteries, pompage de l’eau embarquée, rangement, gymnastique (quinze minutes chaque jour, surtout pour les articulations), toilette…

• ï de 12 heures à 14 heures déjeuner et une tranche de sommeil, voire manœuvres,

• ï à 15 heures, vacation avec le PC parisien et communications avec l’équipe technique, la famille, les médias… Vers 17 heures, manœuvres, contrôle avant la nuit et goûter. 18 heures, un peu de sommeil, puis veille optique et préparation pour la nuit,

• ï de 20 heures à minuit, dîner, lecture,

écriture, veille radar, voire manœuvres, navigation…

Et voilà le travail, très peu d’heures de barre car la longueur de la course est la meilleure précision sur une grande période. Des pilotes automatiques nous permettent de faire autre chose. Cependant, ce programme est variable en cas de tempête et suivant les zones chaudes ou froides.

Bon, alors, je vous embarque ? Du pays des albatros, à bientôt. LE

TÉLÉGRAMME & L’HUMANITÉ

Article de : Marc THIERCELIN

Mots de tempêtes

Nous avons reçu hier à « l’Humanité » ce petit télex de Marc Thiercelin qui, comme une bonne partie de la flotte, essuie une violente tempête.

« Il est 2 heures du matin, le jour commence à se lever sur un drôle de spectacle… Depuis

dimanche, le vent se lève, le bateau marchait bien et j’ai réalisé

plusieurs pointes à 22 et 24 nœuds. Mais le baromètre amorçait une chute impressionnante. J’ai dû réduire encore la voilure mais le vent continuait de forcir. Les vagues croisées se sont mises à déferler et les rafales ont encore augmenté. La mer s’est mise à fumer et le vent est

monté à plus de 65 nœuds (120 km/h, N.D.L.R.), le bateau partait comme une bombe. Le voilier a été couché deux fois avant la nuit. Plus tard, j’ai dû mettre en fuite vent arrière (ne plus tenter de faire un cap mais laisser aller le bateau dans le sens du vent pour limiter les risques de chavirage, N.D.L.R.). Sans aucune voile, le navire marchait quand même à 13 nœuds et partait au surf. Cette nuit, le bateau s’est de nouveau couché. J’ai plus de 100 000 milles au compteur mais jamais je n’avais vu ou seulement imaginé une telle mer.

Apparemment, le vent semble se calmer, je vais pouvoir renvoyer de la toile et reprendre ma route.

Bonne nuit à vous tous. » Marc.

L’HUMANITÉ • MARDI 10 DÉCEMBRE 1996

Article de : Marc THIERCELIN

La vie à bord

Ambiance bruyante, ces bateaux surpuissants partent très vite au surf.

La quille émet alors des vibrations qu’elle transmet à toute la superstructure. Au près, contre le vent, à chaque vague le bateau, très large et très plat, retombe dans un grand « broum ». Les deux tiers de la coque étant en général vides, ce volume se transforme en une formidable grosse caisse. Vous ra joutez des coups de butoir latéraux à chaque accélération et descente de vague, où il nous faut nous transformer en acrobateéquilibriste pour tenir debout.

L’humidité est constante dehors comme dedans. Pas d’isolation : nous avons les joies des grandes chaleurs et surtout des grands froids ; le tout dans un intérieur sommaire. La cellule de vie n’excède pas 10 m2 pour une coque de 18 m de long et 6 m de large. Elle comporte une couchette sur chaque bord, un coin cuisine avec un réchaud et un évier et la table à

cartes avec sa banquette où nous passons l’essentiel de nos journées.

Le reste du bateau est réservé aux voiles, moteur, jerrycans, outils, pièces de rechange, stockage nourriture, vêtements et surtout matériel de sécurité.

Journées bien remplies

Le décor est planté, que font les acteurs ? Pas dérangé par les voisins, que faire pour s’occuper plus de 100 jours seul ? Eh bien, on ne chôme pas puisque l’on travaille jour et nuit. Les rythmes d’activités dépendent de la météo et de la sécurité (exemple la veille dans les zones de cargos et autour de l’Antarctique pour guetter les icebergs…).

Mais nos journées se passent en général ainsi : de minuit à 4 h, veille en alternance et tranches de sommeil de 40 minutes. À partir de 4 h, contrôle des réglages sur le pont et premier petit-déjeuner, puis passage de la commande météo avant 6 h par fax. De 6 h à 7 h, une nouvelle tranche de sommeil, puis arrivent les cartes météo par fax et décodeur. S’ensuit un travail de décryptage, d’analyse et de stratégie. Après réception du classement du jour et report sur la carte (avec commentaires). Vers 10 h, deuxième petit-déjeuner, réglages, check complet du pont, deux heures de moteur pour recharger les batteries, pompage de l’eau embarquée, rangement, gymnastique (15 minutes chaque jour surtout pour les articulations), toilette… De 12 h à 14 h, déjeuner avec une tranche de sommeil, voire manœuvres. À 15 h, vacation avec le P.C. parisien et communications avec l’équipe technique, la famille, les médias… Vers 17 h, manœuvres, contrôle avant la nuit et goûter. 18 h un peu de sommeil, puis veille optique et préparation pour la nuit. De 20 h à minuit, dîner, lecture, écriture, veille radar, voire manœuvres, navigation…

Et voilà le travail, très peu d’heures de barre car la longueur de la course et les pilotes automatiques nous permettent de faire autre chose. Maintenant, tout ce programme est variable en cas de tempête et suivant

les zones, chaudes ou froides. Bon alors, je vous embarque ?

Du pays des Albatros, à bientôt. Captain Marck. LE TÉLÉGRAMME • 10 DÉCEMBRE 1996

:

Toutes alarmes en action

Ça y est, nous sommes dans le vif du sujet, et ce depuis une bonne semaine, le Sud, les hautes latitudes, cet endroit qui a tant de qualificatifs : 40e rugissants, 50e hurlants, enfer, pays de l’ombre, peau du diable…

Eh bien, nous y voilà, et déjà deux très gros coups de vent, dont un où j’ai dû fuir pendant 12 heures. Pas trop à cause du vent : me trouvant au centre de la dépression, la mer était dantesque, très haute et surtout croisée. Pour épargner le bateau, couché trois fois quand même, la seule solution fut la fuite dans une mer fumante. Un spectacle inoubliable.

Moi qui suis un bizuth du Grand Sud, me voici vacciné, surtout que mon bateau est très puissant avec sa grand voile de 185 m2 et que, pour mieux négocier les vagues, on porte pas mal de toile… Cela donne des figures libres inédites.

La hantise des growlers

Dans ce Sud où nous allons passer une quarantaine de jours, la vie à bord s’organise essentiellement autour de la météo qui est très changeante. Les centres dépressionnaires passent avec violence. En une douzaine d’heures, la force et direction du vent changent très vite. Il nous faut alors nous adapter et souvent tenter des manœuvres pensant que le vent a molli alors qu’il y a encore 35/40 nœuds établis. Les empannages sont alors nos bêtes noires, car de la réussite de la manœuvre dépendra la survie du mât… Nous nous transformons en guetteur, en animal entouré de prédateurs en milieu hostile ! C’est

en effet une veille permanente sur le radar la nuit, mais, parfois le jour par temps de brume, pour repérer les icebergs et leurs petits frères les growlers qui, eux, ne se voient pas, mais sont le plus souvent à côté de l’iceberg. À moins qu’un growler soit décidé à faire bande à part ou à entamer une traversée en solitaire… Alors, il vaut mieux avoir la chance de ne pas croiser sa route car nous tournons fréquemment à des vitesses voisinent de 15 nœuds : la rencontre là aussi serait inoubliable !

24 heures sur 24

Alors toutes les alarmes sont en action. Nous-même avec tous nos sens mobilisés 24 heures sur 24, guettant les mouvements anormaux, les baisses de régime, les bruits ou vibrations étranges… Et en plus nous mettons les alarmes de vent pour la force et la direction, l’alarme de température pour détecter l’éventuelle présence des glaces, l’alarme de pilote pour les changements inopinés de route… Et, bien évidemment, l’alarme de réveil pour ne pas tomber dans un sommeil trop long !

Nous voilà, à la tête d’un véritable philharmonique, car il vaut mieux savoir quelle alarme s’est mise en route… Et voilà bien des instruments que je quitterai avec plaisir au retour, même si certaines nuits à terre j’entendrai encore souvent ces hurlements qui vous arrachent de votre sommeil ou repas pour vous précipiter dehors au milieu des loups et du blizzard, pour manœuvrer sous les trombes d’eau et sur un pont devenu par sa gîte une montagne à escalader (six mètres de large pour mon bateau). Là, le cœur monte d’un cran et c’est parti pour la bagarre… Ce sont des situations très fréquentes dans cette course de l’extrême, mais il y a aussi des situations plus tranquilles que je vous ferai vivre plus tard.

À bientôt, Captain Marck.

LE TÉLÉGRAMME • 14 DÉCEMBRE 1996

Article de : Marc THIERCELIN

Chronique d’une bagarre quotidienne

Au départ du Vendée Globe, j’avais la tête pleine de récits et de paroles sur cette course qui est en même temps une aventure et un grand défi à réaliser, mais je ne pensais pas que cela se transformerait en régate, du moins pour ceux que l’on nomme le deuxième peloton… Étant entendu qu’il y a deux courses. La première est menée par des Formules 1 neuves, qui battent record sur record et qui, grâce à leur vitesse, sont en tête et ont la possibilité, à l’instar des multicoques, d’aller chercher les systèmes météo. C’est d’ailleurs là la véritable révolution en monocoque et le regain d’intérêt que ces bateaux devraient susciter à l’avenir.

La deuxième course – je ne sais comment vous lecteur vous vivez cette compétition, mais sur le terrain c’est le sentiment que nous avons – faite sur des bateaux de la 1re génération (Votre nom, Afigel, LG Traitmat, Amnesty, Algimousse, Crédit immobilier) et de la 2e génération (Whirlpool et Café Legal). Tout ce petit monde se livrant une lutte sans merci depuis le départ !

Pour ma part, à la différence de beaucoup, j’ai découvert mon bateau en navigation au mois d’août, et cette course est la première que je réalise sur ce type d’engin… Il m’a donc fallu un temps d’adaptation et surtout chercher les possibilités et limites de cette machine au palmarès étonnant et dont le seul gros handicap actuel est son poids qui l’empêche de tenir les vitesses élevées et surtout très régulières des petits nouveaux !

Portes ouvertes chez Casto

Néanmoins, c’est exactement le bateau qui convenait à mon inexpérience des tours du monde. Dans la descente atlantique, ce fut donc l’école, avec quelques figures libres du plus bel effet, et surtout sans recevoir de météo et, comme les autres, des « journées portes chez Castorama », avec atelier résine, voies d’eau, gréement, etc… Mais, normal, ce n’est

pas une épreuve comme les autres.

J’ai commencé à sortir la tête de tout cela vers Sainte-Hélène et l’attaque a pu être lancée en doublant Dumont puis Debroc et en revenant sur Laurent avec qui – je ne le savais pas encore à ce moment – nous allions nous livrer un combat de chaque instant dans l’Océan indien, en essuyant deux tempêtes, dont une où je mettais en fuite pour ne pas tout casser. J’ai réussi à le passer le lendemain après une lutte jour et nuit qui me permettait de faire quelques grosses sorties de route dignes du funboard. Elles m’ont donné confiance dans ce bateau et ce n’est pas le moindre des enseignements.

Noël, l’écoute à la main

Mon deuxième coup météo fut aux Kerguélen, que je passais un dimanche et à vue, et une route qui me permit d’engranger quelques précieux milles d’avance. Et voilà que la météo maintenant me joue des sales tours, me poursuivant de ses calmes terribles à longueur de journée… L’art de se placer par rapport au centre des dépressions fait toute la différence. Mais encore faut-il pouvoir et c’est là que la vitesse des bateaux neufs fait la différence. Me voilà donc piégé, depuis près de trois jours, sur la route directe et voyant au fil des jours mes poursuivants revenir peu à peu, malgré des réglages et manœuvres incessants, qui sur ce type de bateau sont très physiques et longs. Une bagarre qui rappelle certains Figaro, mais que je n’imaginais pas retrouver par 51° Sud, sous l’Australie…

Je m’apprête donc à passer les fêtes de Noël, l’écoute à la main et surtout la manivelle de winch entre les dents pour éviter à mes adversaires de sabler le champagne.

Bonnes fêtes à tous et à l’année prochaine.

Article de : Marc THIERCELIN

Quelques noëls…pour ceux qui en sont privés

La navigation solitaire permet de réfléchir, de se projeter dans l’avenir, mais aussi de se souvenir. Et certaines dates évoquent plus que d’autres les souvenirs. Noël en fait partie. Passer les fêtes seul est particulier, dans le sud du monde sur l’immensité océane entourée d’icebergs, avec pour seuls compagnons des baleines et des milliers d’oiseaux voyageurs, cela relève de l’insolite et m’a amené à revenir sur les autres Noëls particuliers qui jalonnèrent ma vie !

Il y a ceux de l’enfance, pleins de lumière, d’odeurs chaudes et appétissantes, d’attente pour découvrir les cadeaux, mais pour moi le plus important a toujours été l’ambiance, le climat. Les cadeaux n’ont pas de dates… Enfant, j’ai passé des Noëls à Paris, puis en Provence près de Saint-Tropez et là, au tout début des années soixante-dix, on peut dire que l’ambiance était magique et le cadre extraordinaire en hiver ! Il y eut aussi quelques Noëls en Bretagne à l’époque où j’étudiais à l’école

Boulle à Paris (ébénisterie, marqueterie et dessin), des Noëls d’intérieur, artistiques au milieu de dessinateurs, écrivains et voyageurs refaisant le monde à leur marnière car nous étions alors en plein milieu des années soixante-dix.

Avec le début des années quatre-vingt, mes grands voyages commencent (et ne s’arrêteront plus !) : l’Afrique, l’Europe, le Brésil, les transats… Un Noël qui reste très présent fut celui que je passais en Casamance, au Sénégal, où je travaillais. Avec quelques amis sénégalais et français, nous avons pêché puis mangé de la langouste au feu de bois, et surtout, assisté à une chorale dans le chœur d’une minuscule église où seuls les enfants choristes pouvaient tenir ! Nous, nous écoutions à l’extérieur au milieu de la brousse parsemée de baobabs avec la voûte céleste d’un

LE TÉLÉGRAMME • 23 DÉCEMBRE 1996

bleu nuit intense pour seul plafond, loin de toutes villes. Les chants d’enfants prenaient une résonance très forte dans cette immensité.

Un autre Noël mémorable et sauvage a été celui que je passais au milieu d’une petite tribu indienne au Brésil après une longue marche à pied de plusieurs jours puisqu’il s’agissait de la seule manière d’accéder à leur village. Il y avait là, en bordure de mer, moitié dans l’eau et sur le sable, d’immenses troncs d’arbres couchés qui avaient l’air d’appartenir à une autre époque vu que, tout autour, les autres arbres sur pied étaient beaucoup plus petits. Ces troncs paraissaient pétrifiés, comme s’ils étaient devenus pierre avec toutes les caractéristiques du bois. La nuit, un étrange phénomène se produisait, de petites flammes incandescentes naissaient sur les troncs pendant quelques secondes et ce, plusieurs fois dans la nuit. Ce phénomène ainsi que la transformation de la matière bois en pierre m’ont beaucoup marqué.

Une autre fois, toujours au Brésil, je passais Noël dans le Pantanal à la frontière bolivienne chez des fazendeiros, riches propriétaires terriens possédant des milliers d’hectares (il leur faut plusieurs jours pour en faire le tour en voiture), qui se déplacent en petit avion privé pour faire leurs courses à Miarni, mais ne savent ni lire ni écrire et transportent toujours la recette des récoltes à dos de cheval jusqu’à la banque de la ville voisine, avec pour seule escorte de sécurité un Indien, qui est, paraît-il, inattaquable ! Un autre moment fort où je vécus une sorte de Far West américain du Sud.

Il y eut aussi un Noël à Rome, cité qui émerveille car c’est un vrai voyage dans notre histoire et une évocation à chaque instant de « Quo Vadis », mais aussi de « la Dolce Vita ». Une ville débordante d’art, de vie, de pâtes, et surtout… les Italiennes… mama mia !

Et puis un Noël sur l’océan en traversant l’Atlantique avec une petite famille qui avait construit elle-même son bateau pour découvrir une nouvelle vie. Nous avions traversé vers les Antilles, avec à bord leurs deux petites filles Juliette et Justine (sept et treize ans), qui devinrent

les marraines de mes bateaux de course, d’abord mon 6,50, avec lequel je courais la transat 6,50 m en solitaire en 1991 (12e), et puis ce bateau « Crédit immobilier de France/Ambassadeur des Enfants », avec lequel je cours ce Vendée Globe.

Et il y a les Noëls de nulle part, où vous vous trouvez en transit en avion, sur la route, dans un train, ou tout simplement au « Café des Sports », voire au buffet de la gare, au milieu d’anonymes, à la recherche de repères où la solitude peut devenir lourde car elle n’est pas un choix. Et moi qui ai choisi de concrétiser un rêve et qui suis le solitaire le plus entouré du monde, je voudrais offrir à tous ceux qui sont, eux, seuls, un espace de liberté, de chaleur pour que, ne serait-ce qu’un instant, ils s’évadent, quittent leur condition, et retrouvent la force de tenir et d’avoir toujours de l’espoir, quelque chose à quoi s’accrocher pour ne pas continuer de glisser, d’éviter l’irréversible vers lequel ils se dirigent. Cette force et cet espoir tiennent à peu de chose, une main tendue, un regard. Mais surtout à la main que l’on se tend à soi-même !

Voilà donc quelques morceaux de mon passé, et le Noël que je m’apprête à passer « la tête

en bas » dans les 60es Sud sur un grand voilier en course autour du monde restera très certainement une expérience unique, mais tout dépendra aussi de la météo et de la bagarre en cours !

Mon prochain Noël, j’aimerais le passer au-dessus de vos têtes, en ballon pour changer un peu… Bon, je vais me travestir en Père Noël pour faire rire les pingouins et tenter quelques glissades au milieu des manchots – vous savez ces oiseaux habillés en ministre de la IIIe République toute l’année !

P.S. : Je vous conseille pour cette fête la lecture des « Trois Messes basses », de Daudet, et, mieux encore, l’écoute de l’enregistrement fait sur disque par Michel Galabru dans le rôle de l’infortuné petit clerc « Garigou », c’est savoureux !

Article de : Marc

Préserver la pureté des champs de glace

Réaliser ses rêves est en soi un privilège, et si en plus cela arrive pendant la période de Noël… C’est toute une symbolique !

Un de mes rêves était bien sûr de faire le tour du monde, mais aussi, et certaines fois je me

demande si ce n’est pas le principal, de découvrir l’univers des glaces.

Et bien, me voilà de plain-pied si je puis dire, dans le monde qui quelque part a orienté ma vie voici plus de vingt ans ! Et sur ma table à cartes au même moment, quelques livres de Saint- Exupéry, un des auteurs dans lequel je me reconnais le plus.

Je suis donc entré dans l’espace du pôle sud après les îles Kerguelen, cherchant à reprendre mes distances avec mes poursuivants en prenant la route la plus courte possible vers le Pacifique, ce qui me faisait entrer dans la convergence Antarctique et longer les 60e.

Insolente beauté

Naviguant ainsi dans une eau à plus ou moins 1 degré, avec un air très froid et de fréquentes tempêtes de neige, un vrai paysage de Noël… Un matin alors que je sortais sur le pont effectuer quelques réglages, en regardant l’horizon j’ai aperçu à environ trois milles de moi une énorme masse blanche ; en fait mon œil avait été attiré par la luminosité très forte de cet iceberg, gros tabulaire avec une sorte de pic au centre (500 m), et d’un blanc si intense qu’il faisait mal aux yeux.

Je m’étais imaginé ce moment mais là, la réalité a dépassé mon imagination, et je me suis senti d’un coup tout petit face à ce géant de

L’HUMANITÉ • MARDI 24 DÉCEMBRE 1996

glace. Sorte de grand vaisseau se déplaçant sur une eau d’un bleu très intense.

Dans ces moments-là, la nature vous remet à votre vraie place ! S’il doit y avoir un aspect que je retiendrai dans cette course, c’est l’insolente beauté et force de cette nature vierge de toutes empreintes humaines et où les seuls êtres sont des nomades ; les milliers d’oiseaux qui planent en permanence au-dessus des vagues – je n’arrive pas à savoir où ils peuvent bien se poser – et les baleines (j’ai rencontré de très beaux spécimens), et ces grands blocs de glace à la dérive, cela donne vraiment l’impression de revenir à la création du monde !

Aussi, je me surprends, moi qui ne suis pas particulièrement un contemplatif, à observer pendant des heures entre mes manœuvres, le ballet des oiseaux dans le sillage du bateau.

Le ballet des baleines

Et puis, il y a la force tranquille de ces molosses d’une autre ère que sont les baleines !

Dans mon entrée dans les quarantièmes, alors que j’étais encalminé, une baleine d’une vingtaine de mètres est venue à la surface à 50 mètres de moi, là aussi on ne se sent pas grand-chose…

Un autre jour ce fut un troupeau qui m’accompagna durant une petite heure ; il y avait, apparemment, une mère et ses petits et ils apparaissaient et disparaissaient en suivant la houle mais sans jouer avec la vitesse du bateau comme le font les dauphins. Vous vous imaginez au centre d’un troupeau d’éléphants sans autres êtres humains à des milliers de kilomètres.

La nature pour moi a toujours été une source d’émerveillement, néanmoins, toute cette force, beauté et dénuement en un seul lieu c’est magique.

C’est à ces moments-là que nous mesurons à quel point nous sommes des privilégiés, mais aussi que ces territoires doivent être protégés pour que d’autres puissent s’émerveiller à leur tour.

À bientôt dans le Pacifique.

LE TÉLÉGRAMME • 30 DÉCEMBRE 1996

Article de : Marc THIERCELIN

Prière de laisser cet endroit comme vous l’avez découvert…

Réaliser ses rêves est en soi un privilège, et si, en plus, cela arrive pendant la période de Noël… c’est tout une symbolique ! Un de mes rêves était bien sûr de faire le tour du monde, mais aussi – et certaines fois, je me demande si ce n’est pas le principal – de découvrir l’univers des glaces. Eh bien, me voilà de plain-pied, si je puis dire, dans le monde qui, quelque part, a orienté ma vie voici plus de vingt ans ! Et sur ma table à cartes, au même moment, quelques livres de Saint-Exupéry, un des auteurs dans lequel je me reconnais le plus. Je suis donc entré dans l’espace du pôle Sud après les îles Kerguelen, cherchant à reprendre mes distances avec mes poursuivants en prenant la route la plus courte possible vers le Pacifique, ce qui me faisait entrer dans la convergence antarctique et longer les 60es. Naviguant ainsi dans une eau à plus ou moins 1°C, avec un air très froid et de fréquentes tempêtes de neige, un vrai paysage de Noël… Un matin, alors que je sortais sur le pont effectuer quelques réglages, en regardant l’horizon j’ai aperçu à environ 3 milles de moi une énorme masse blanche. En fait mon œil avait été attiré par la luminosité très forte de cet iceberg, gros tabulaire avec une sorte de pic au centre (500 m), et d’un blanc si intense qu’il faisait mal aux yeux. Je m’étais imaginé ce moment, mais là, la réalité a dépassé mon imagination, et je me suis senti d’un coup tout petit face à ce géant de glace, sorte de grand vaisseau se déplaçant sur une eau d’un bleu très intense.

Dans ces moments-là, la nature vous remet à votre vraie place ! S’il doit

y avoir un aspect que je retiendrais dans cette course, c’est l’insolente beauté et la force de cette nature vierge de toute empreinte humaine, où les seuls êtres sont nomades : les milliers d’oiseaux qui planent en permanence au-dessus des vagues (je n’arrive pas à savoir où ils peuvent bien se poser) et les baleines (j’ai rencontré de très beaux spécimens).

Avec ces grands blocs de glace à la dérive, cela donne vraiment l’impression de revenir à la création du monde ! Aussi, je me surprends, moi qui ne suis pas particulièrement un contemplatif, à observer pendant des heures entre mes manœuvres, le ballet des oiseaux dans le sillage du bateau. Imaginez… Des milliers de « petites mouettes » (je ne connais pas leur nom), avec un ventre et le dessus du corps blanc, des ailes d’un gris cendre avec un trait noir, délimitant ces deux couleurs tout autour, et un crâne assez prononcé avec des yeux noirs. Ils volent en escadrille et effectuent de grandes boucles autour. Derrière le bateau, quand celui-ci va vite, vous voyez des milliers d’ailes gris clair se détachant sur le bleu et, quelques secondes plus tard ce sont des milliers de petits ventres blancs qui apparaissent en éclaircissant l’eau au passage. Leur vol faisant

alterner ces deux couleurs, ajouté à leur vitesse, cela donne l’effet d’oiseaux argentés, d’une myriade d’étincelles. A l’inverse, il y a la force tranquille de ces molosses d’une autre ère que sont les baleines ! Dès mon entrée dans les 40es, alors que j’étais encalminé, une baleine d’une vingtaine de mètres est venue à la surface à 50 mètres de moi. Là encore, on ne se sent pas grand-chose. Un autre jour, ce fut un troupeau qui m’accompagna durant une petite heure, il y avait apparemment une mère et ses petits. Ils apparaissaient et disparaissaient en suivant la houle, mais sans jouer avec la vitesse du bateau comme le font les dauphins. Vous vous imaginez au centre d’un troupeau d’éléphants sans autre être humain à des milliers de kilomètres !

La nature pour moi a toujours été une source d’émerveillement. Néanmoins, toute cette force, beauté et dénuement en un seul lieu c’est magique. A ces moments-là, nous mesurons à quel point nous sommes des privilégiés, mais aussi que ces territoires doivent être protégés pour que d’autres puissent s’émerveiller à leur tour.

Article de : Marc THIERCELIN

Bons vœux du Pacifique

Bonne année à toutes et à tous en direct du Pacifique Sud.En effet, je viens de quitter

l’Océan Indien, toujours en compagnie de mes deux

poursuivants Hervé Laurent et Bertrand de Broc. On ne se quitte plus et la bagarre est relancée de plus belle.

J’ai tenté la route la plus courte en longeant les 60es pendant près de dix jours et sur 240 heures de navigation, je me suis coltiné 115 heures où le vent était en dessous de deux nœuds. Dans cette zone où les concurrents des précédents Vendée Globe sont passés et que l’on surnomme les 50es Hurlants, le spectacle était magnifique, le résultat moins. Je me retrouve à égalité avec Bertrand et Hervé et tout est donc relancé. Affaire à suivre…

Embardées incontrôlées

J’ai passé l’antiméridien (180 W) le 2 janvier, soit pile un mois après avoir franchi le méridien de Greenwich avant d’entrer dans l’Océan Indien. J’attaque le Pacifique après avoir surmonté l’Océan Indien relativement clément pour moi avec seulement deux belles tempêtes courtes avant les Kerguelen. J’ai été plus impressionné par les icebergs (dans ma descente très Sud, j’en ai croisé deux) et la traversée de la zone du pôle magnétique dont j’étais le plus proche (moins de 400 milles).

C’est une zone où les compas des pilotes automatiques deviennent fous sans prévenir et font faire des embardées au bateau de l’ordre de 90 degrés, ce qui, vu la taille de nos engins et de nos grand-voiles peut amener à des situations critiques si le vent est fort. J’en ai fait l’expérience

L’HUMANITÉ • 31 DÉCEMBRE 1996

une nuit à un moment où je me reposais. Je me suis retrouvé littéralement couché sur l’eau, à attendre que la rafale se passe pour tenter de réduire. Résultat de l’opération, une bonne heure de boulot, trempé et surtout gelé.

Le bout du tunnel au Horn

Il nous reste à affronter dans le Grand Sud une nouvelle zone d’icebergs. Très étendue, elle est en général très dense.

Veille radar et nuits blanches en perspective. Et pour finir il y aura le fameux Cap Horn qui, en fonction de la météo, sera ou non fidèle à sa légende. Verdict dans quinze jours ! Ce Cap que je n’ai encore jamais passé représentera pour nous le bout du tunnel et une certaine délivrance. Cela me permettra, pour ma part, de sécher le bateau et le skipper car cela fait plus d’un mois que je vis dans du très froid et du très humide. Et cela commence à bien faire

! Pour souffler il faudra attendre les Sables car j’ai l’impression que pour notre trio la régate n’est pas finie. Les vitesses des trois bateaux étant sensiblement les mêmes quand ils sont menés en solitaire, l’issue en est incertaine.

Nous voguons actuellement dans les longitudes Ouest, celles de la Bretagne et depuis le 30 décembre, chaque jour me rapproche un peu plus de l’écurie. Il ne reste que… l’équivalent de trois grandes transats à parcourir ! Mon bateau qui a déjà deux Tours du monde sous la quille (BOC Challenge et Globe) et de multiples transats aura à son compteur

130 000 milles en sept ans. Le même nombre de milles que moi mais en moins d’années. La semaine prochaine, je vous raconterai le Pacifique que je découvre tout juste. D’ici là, débutez bien l’année et à bientôt.

Captain Marck. LE TÉLÉGRAMME

4 JANVIER 1997

Quelle heure est-il ?

Un tour du monde en solitaire, ça se passe dans un espace réduit à une petite dizaine de mètres carrés où l’on doit vivre et, le moins possible, survivre pendant près de quatorze semaines… C’est toute l’humanité à bord, comme disait Titouan Lamazou. C’est aussi un ensemble de repères qu’il faut se créer pour éviter de disjoncter rapidement ! À la base de tout, il y a bien évidemment l’heure.

Et c’est bien la première fois que je me reprends à deux, trois, voire quatre fois, pour savoir l’heure qu’il est ! C’est comique souvent, perturbant à certains moments, et s’il n’y avait pas l’horloge interne qui permet d’avoir quelques repères, mais pas tous, nous serions à l’évidence perdus.

En mer, nous travaillons essentiellement avec le temps universel, l’heure TU (ou GMT), pour la météo, le classement, les vacations course. Toutefois, nous devons tenir compte de l’heure française pour les communications privées ou celles avec les médias et les sponsors pour cause d’horaires de bureau.

Là où cela se complique, c’est qu’il y a aussi une heure locale où nous nous trouvons.

Et comme nous tournons autour de la Terre d’ouest en est, avec notre vitesse moyenne, nous rajoutons une heure tous les deux ou trois jours, pour avoir un tant soit peu de repères temporels sur l’endroit où nous nous trouvons.

A l’antiméridien (180 degrés) que j’ai passé le 2 janvier, il y a plus douze heures… il est midi sur le bateau, quand pour vous il est minuit de la journée précédente. À tout ça, vous ajoutez le fait qu’étant en hémisphère Sud nous sommes en été, ce qui signifie que les jours sont plus longs. Si,

Article de : Marc THIERCELIN

comme moi, vous frôlez le pôle où il y a, à cette période, six mois de jours sans nuit, ce qui m’amène à voir dans mon Sud une lueur permanente comme si c’était l’aube alors que, sur ma gauche, dans mon Nord, il fait nuit (seulement quatre à cinq heures). Mais avec la lumière du pôle, il ne fait jamais vraiment nuit… Vous me suivez ? Alors, il m’arrive de petit- déjeuner trois fois de suite, ou de dîner à midi. Idem pour le sommeil, déjà qu’en solitaire, a fortiori en course, nous ne dormons pas beaucoup. Et comme, en plus, il faut veiller aux icebergs… L’autre jour ou l’autre nuit, je ne sais plus, j’ai dû passer 48 heures sans dormir. Avec les nombreuses manœuvres, j’étais toujours très à l’affût, et à un moment je me suis demandé quel jour nous étions. Eh bien, j’avais passé deux jours sans m’en rendre compte !

Alors, me direz-vous, il n’y a qu’à suivre ses envies. C’est, en gros, ce que je fais. Une autre fois, j’ai fait six repas en 24 heures, pensant en avoir fait quatre… Un jour, j’ai cherché la nuit, ayant passé beaucoup de temps en communication avec la terre à la radio, je ne me rendais pas du tout compte de ce qui se passait dehors (comme la nuit ne dure que quatre heures). Lorsque j’en ai eu fini avec la radio, la navigation et quelques bricoles dans le fond du bateau, j’ai regardé autour de moi en me disant : bon, dans quelques heures, il va faire nuit, je vais en profiter pour me reposer un peu et dîner. Mais la nuit n’est jamais venue, alors je cherchais (c’est drôle mais véridique) où elle avait bien pu passer, si j’avais perdu la boule, si, ma vitesse étant faible à ce moment-là, je n’arriverais pas à la rejoindre, enfin plein d’interrogations surréalistes, mais, et c’est étrange, pendant un court instant, j’ai eu peur, me demandant vraiment où était cette foutue nuit !

Et, pour couronner le tout, la veille de passer l’antiméridien (où vous gagnez une

journée, cf. « le Tour du monde en 80 jours » de Jules Verne), c’était le jour de l’an, alors là ce fut le pompon, étant en communication avec ma famille en France, ensuite ma fille aux Antilles, puis des amis au Brésil et moi sous la Nouvelle-Zélande, je vous laisse imaginer mon désordre

Article de : Marc THIERCELIN

Sauver mon pote

La mer est grosse, mais le vent est plus faible, 30 à 35 nœuds, complètement fou, avec des oscillations de 50 degrés, passant de 13 à 35 nœuds, comme ça… C’est usant et ça casse beaucoup de matériel. Les enrouleurs s’abîment depuis deux jours plus que dans toute la période précédente et le cap à faire pour aller sur la zone de sauvetage est plein vent arrière, le plus dangereux. En plus, moi qui arrivais des 60es, passer comme cela aux 55es, ça fait de la route ! Je suis très inquiet. Si le Standard C de Gerry ne marche plus, ainsi que sa radio, il a quand même dû regarder si ses balises émettaient — nous en avons trois — et il me paraît inconcevable qu’elles tombent toutes les trois en rade. S’il n’a pu actionner la petite targette

Argos, moi, pour ma part, je suis très inquiet, et c’est très dur pour le moral ce qui se passe actuellement.

J’ai déjà vécu une mini-transat endeuillée par deux disparitions, j’ai couru avec Daniel Gilard, Loïc Caradec et contre Pascal Leys, et tout cela me sensibilise au plus haut point, vu que moi- même je suis un survivant. Aussi, je me dois de tout faire pour donner une chance à l’espoir.

Ça y est, le vent, pour la énième fois, me fout toute ma dernière manœuvre en l’air, il vient de changer, je n’en peux vraiment plus. Je déteste ce bled à un point ! Cette nuit j’ai failli sancir (passer cul pardessus tête, N.D.L.R.), le bateau a dévalé une vague très creuse, l’étrave s’est engagée jusqu’au mât et le cul est presque totalement sorti avec les safrans hors de l’eau. Je me trouvais là après une manœuvre et j’ai assisté à la scène totalement impuissant. Ce fût, je crois, un miracle

intérieur ! J’ai
la
dû fêter quatre fois
nouvelle année…
L’HUMANITÉ • Mardi 7 JANVIER 1997

d’avoir laissé un peu trop de grand voile — sinon sans vitesse je basculais comme un vulgaire dériveur ! J’aurais évidemment beaucoup à dire, car ça cogite dur.

La course ne devrait plus avoir le même visage pour moi après cette action, je ne suis plus concentré comme je l’étais, je n’ai plus d’appétit, le sommeil est trop rare, et surtout le cœur n’y est plus. Mais le plus important pour moi est de sauver mon pote. C’est tout. Et le faire simplement, en toute humilité, comme nous l’exige notre qualité de marin.

L’HUMANITÉ • SAMEDI 11 JANVIER 1997

Article de : Marc THIERCELIN

Ma part de risque…… votre part de rêve

De tout temps les hommes ont défié les éléments pour découvrir, s’enrichir mais surtout pour avancer dans la connaissance. L’eau recouvre les 4/5e de notre planète et se trouve être le trait d’union entre nos différents continents et civilisations. C’est donc tout naturellement, quand le besoin s’impose à l’homme d’aller voir plus loin, que celui-ci a porté ses yeux vers la mer.

Je n’étais pas né quand notre pays, avec d’autres comme l’Angleterre, l’Espagne et le Portugal, s’en alla à la découverte de nouvelles terres. C’était un pays qui colonisa mais fit aussi évoluer la connaissance géographique, ethnologique, historique et scientifique. Et ce jusqu’au début de notre siècle qui, même s’il aura vu la conquête de la Lune, des bonds formidables dans beaucoup de domaines, aura par contre sonné le glas de l’ère maritime, que ce soit au niveau transport où l’avion règne en maître, au niveau militaire (les besoins ayant changé), la pêche qui dans notre pays a subi de sérieux revers face à d’autres nations plus concernées par le sujet et, dans le domaine de la symbolique, jusqu’à notre musée de la Marine que l’on veut mettre en caisses sans savoir

où le réinstaller après et s’il y aura les fonds pour le faire…

Mais cette mise à l’écart du maritime prend aussi des formes moins visibles pour le public, exemple avec la fermeture prochaine de la seule radio maritime en France, faisant le lien entre tous les marins du monde entier, que ce soit pour le commerce, la pêche, les expéditions, la plaisance et les courses au large. De même pour la météo, nous sommes le seul pays bordé de mers à ne plus avoir de station émettant de bulletins par voie fac-similé ; il nous faut intercepter les bulletins allemands ou anglais… Cela peut paraître dérisoire pour le terrien, mais en mer les mots météorologie et communication sous-entendent toujours sécurité et, lorsque l’on supprime la sécurité sous des prétextes de mauvaise rentabilité, c’est un signe…

Si je me permets d’écrire aujourd’hui sur le sujet, c’est qu’ayant enseigné la voile et aussi la mer pendant près de vingt ans à des centaines d’enfants, de jeunes, mais aussi d’adultes, je suis toujours très étonné, eu égard à notre passé maritime, que la mer n’ait un intérêt en France qu’au moment des vacances d’été… Que l’on ne s’y trompe pas, si les Japonais (pas seulement eux d’ailleurs) ont tourné depuis très longtemps leur regard et leur énergie vers l’océan, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont une île. Ils savent bien que le siècle qui arrive sera celui de la mer et ils auront une longueur d’avance.

Le Vendée Globe fait partie de ces défis que l’homme se donne, pas seulement pour se dépasser lui même, susciter des rêves, mais aussi et on en parle moins, être l’expression d’un courant, d’une aspiration plus ou moins refoulée d’un peuple. Allez-vous m’expliquer pourquoi les marins français réussissent autant dans les courses océaniques, principalement en solitaire il est vrai, mais pas seulement ! Pourquoi ces mêmes Français ont souvent été précurseurs dans la conquête des sommets himalayens, expéditions et raids au pôle, créateurs de rallyesraids Paris-Dakar, Paris-Pékin, Transamazonienne, etc… Parce que c’est dans nos veines et dans notre culture.

Alors oui, ce genre d’aventure, d’expédition, de défi comporte des risques et même si toutes les précautions sont prises, la meilleure période météo (c’est le cas pour le Vendée Globe), que les protagonistes ne sont pas des débutants et que les organisateurs connaissent sur le bout des doigts leur sujet, le risque est toujours là, comme il est partout dans la vie ! Et ça, l’autorité administrative de notre beau pays ne l’accepte pas, il lui faut un responsable, et allez responsabiliser une vague dans l’océan pacifique, une avalanche, une dune de sable et c’est là que tout s’enraye. Je me souviens de la course célèbre du Fasnet en 1979, où il y eut une tempête mémorable, ôtant la vie à une dizaine de marins et faisant beaucoup de dégâts dans la flotte de bateaux. Les Anglais, qui ont une manière bien plus responsable de voir les problèmes dans le domaine de la sécurité, ont agi du mieux qu’ils pouvaient, ont analysé le problème, mais n’ont incriminé personne. Aucune tête n’est tombée !

Quelques années auparavant, lors d’une semaine à La Rochelle sur un parcours de dériveur, une jeune équipière se noyait en restant accrochée à sa ceinture de trapèze et ce, sous les yeux de son barreur, bien qu’il y ait eu ce jour-là une sécurité maximale sur le plan d’eau. Mais imaginez un coup de vent quand il y a des centaines de bateaux… Il y eut un procès fait aux présidents du club organisateur, du comité de course et au responsable de la sécurité – la plupart bénévoles. Des condamnations à des peines de prison avec sursis furent prononcées, avec les conséquences que cela entraîne sur les personnes de bonne volonté. Dernièrement, j’ai été scandalisé au sujet des sauveteurs MNS dans les Landes qui, n’ayant pu porter secours et sauver une personne, ont été condamnés lors d’un procès où fût évoquée l’obligation de résultats… Incroyable… Alors de grâce, à l’heure du grand retour vers la nature et à certains principes élémentaires oubliés, redevenons responsables de nos actes en toutes situations, laissons ce paravent administratif de côté, nous qui le critiquons tant par ailleurs. Dans une compétition comme le Vendée Globe, chaque coureur signe au départ un papier comme quoi il prend le départ sous sa seule responsabilité et à ses risques et périls, et est le seul à décider s’il est en état de prendre et de continuer l’épreuve. On ne peut être plus clair. Alors, pas de procès

en sorcellerie et de bruits en tout genre, estimons-nous heureux (et bien vivant) qu’il y ait encore des aventures à réaliser et des hommes pour leur donner la vie. Alors cultivons cette part de risque qui nous fait tous rêver à un moment ou à un autre de notre vie, en lui amenant cette pincée de sel qui change tout !

P.S. : Et puis, sinon, que pourrait-on raconter au bistrot ?

Chronique envoyée à tous les journaux en quittant la zone de recherche de Gerry Roufs, pour répondre à certaines polémiques naissantes.

Article de : Marc THIERCELIN

Retour à la civilisation

En passant le Cap Horn, ce n’est pas une île tout en bas de la planète que l’on franchit, cela marque le retour vers des terres et un océan de connaissance. Me voilà donc Cap-Hornier, un vieux rêve devenu réalité et je ne pensais pas éprouver un tel plaisir lorsque j’ai vu apparaître le fameux rocher et les îles qui l’entourent.

Revoir la terre après si longtemps fait un choc où se mêlent exaltation et inquiétude, car cela

représente le retour, donc presque la fin de l’aventure, de ce long voyage en course !

Et la magie de dame nature fut au rendez-vous ; non seulement je fus accompagné par deux dauphins, un de chaque côté de la coque comme une escorte royale… mais pendant que je laissais disparaître ce bout du monde dans mon sillage, le soleil se couchait sur le Pacifique avec une netteté étonnante, comme pour me dire « tu vois mes derniers rayons sont pour toi… ».

J’espère bien le revoir très bientôt, dans le BOC Challenge de 98.

Le lendemain, je me réveillais en Atlantique avec un grand soleil, un air frais (nous sommes encore très Sud) et pas un nuage, un vent moyen et dans le nez…

Je retrouvais l’allure favorite de l’Atlantique « le près », marcher sur les murs comme je le traduis, les bateaux prenant assez de gîte pour que cela y ressemble, ce qui arrive rarement dans le Sud où le bateau est à plat et l’on marche sur le plancher ou certaines fois… sur le plafond !

Nous quittons donc au fil des jours les cinquantièmes et puis bientôt les quarantièmes, pour recroiser notre route de l’aller.

De seize au départ, il n’en reste actuellement que sept pouvant se classer… Quelle incroyable épopée qui, sur un temps de vie relativement court, est déjà chargée de tant de souvenirs, d’émotions et d’images.

Prochaine étape, le soleil tant attendu pour sécher cette humidité permanente qui sévit

depuis deux mois, et pour reprendre un peu de couleurs et d’énergie. Tout à l’heure, je parlais d’inquiétudes, car pour moi qui aime les départs, les retours représentent toujours la fin de quelque chose, son commencement étant lié au passé et j’aime par-dessus tout l’avenir !

La magie du Sud

J’ai ressenti aussi cela en quittant le grand Sud qui est l’endroit que j’ai préféré de cette course. Il m’a donné très envie d’y retourner pour revoir les cycles de soleil, les oiseaux, l’espèce de plénitude qui y règne (autour du 60e) vraiment un lieu unique où nous devons à tout prix nous empêcher de mettre notre empreinte.

Les oiseaux, resteront un des temps forts de cette navigation et peu à peu, au fil de ma remontée, ils viennent dire au revoir… chaque jour

j’aperçois une espèce différente que je ne revois plus après. Ce sont eux qui accompagneront le bateau quasiment en permanence, créant des ballets, et apparaissant ou disparaissant suivant l’imminence d’un coup de vent.

Nous voilà donc de retour dans l’océan bordé par la civilisation qui en charrie les déchets et que sillonnent les cargos, ultimes périls pour arriver à bon port ! Au revoir le Sud, bonjour chez vous.

LE TÉLÉGRAMME • 27 JANVIER 1997

Article de : Marc THIERCELIN

Mon au revoir au pays des Glaces

J’aurais voulu résumer cette chronique par un dessin, mais comme ce n’est pas possible techniquement, je vais tenter de vous décrire mon au revoir au pays des Glaces. C’est un pays immense. Déjà, nous autres marins sommes habitués en navigation hauturière à de grands espaces, où l’horizon est notre seule limite. Dans le Sud, l’espace qui sépare notre œil de l’horizon est comme triple ; pour un peu, l’on apercevrait la rotondité de la terre... Du moins, c’est l’impression que cela donne, phénomène qui s’accentue les jours sans nuage, assez fréquents du fait de l’anticyclone quasi permanent sur le pôle. Et comme je vous l’écrivais précédemment, la conjonction de l’été et du pôle fait qu’il ne fait jamais vraiment nuit, rendant la zone irréelle, digne des plus beaux effets de science-fiction. Même le mouvement de l’eau paraît atténué par rapport aux longues houles des 40es. Là, la mer est assez plate, comme figée par le froid sec qui y règne. Lorsqu’apparaissent les icebergs, ces grands morceaux de glace qui vont au gré du vent, très lentement, seuls ou en groupes, c’est comme de grands vaisseaux fantômes qui, en

silence, cheminent sans but.

C’est un univers silencieux que j’ai découvert, l’antithèse de notre monde habituel, et même si l’hiver des tempêtes s’y déchaînent, elles ne peuvent rien abîmer ! Ce continent que nous avons contourné pendant un mois et demi, et où je fus le seul à rester plus de trois semaines à longer le 60e parallèle. D’abord pour des raisons tactiques, mais quelque part attiré, comme aimanté pour descendre encore plus bas, comme le plongeur et son mal des profondeurs. Mais la course ne permettait pas d’aller au-delà. À la fin m’apparut le cap Horn, bout de terre rempli d’îles qui contrastent avec le continent blanc tellement c’est vert ! Iles qui sortent de la brume, comme posées là et venant de nulle part. Quel choc de revoir la terre des hommes, je l’avais presque oubliée à force de ne voir que de l’eau depuis bientôt quatre-vingt-dix jours... Cette terre-là n’a pas d’odeur. Il y fait froid et elle a l’air un peu magique elle aussi. Mais c’est un tour du monde sans escales ! Même sans odeur, cela sent le retour à la civilisation, vers les continents peuplés, et ce passage fut pour moi un moment étrange où se mêlèrent l’exaltation d’être cap-hornier, de revoir la terre, de changer d’océan et aussi la tristesse. Au revoir le Grand Blanc silencieux, lui qui ne demande rien à personne, et bonjour les terres chaudes et bruyantes !

Maintenant, il nous faut remonter vers chez nous, et s’il y a l’envie forte de revoir les miens, une partie de moi restera à jamais en bas, dans ce voyage où même les images sont aveugles. C’est la confirmation que j’attendais : ces grands espaces, comme le désert paraissant à beaucoup comme vide et sans vie, me parlent et fourmillent d’une vie et d’une énergie qui ne se montrent qu’à ceux qui savent attendre. Il n’y a qu’à voir les milliers d’oiseaux qui gardent l’endroit dans un ballet continuel. Et ces monstres d’une autre époque, les baleines, que vous voyez sortir de l’eau translucide, dans un grand souffle, un souffle de vie ! Tout cela participe de la magie de ce monde si différent du nôtre, et qui, j’espère, le restera.

Maintenant, prenez une bassine transparente remplie d’eau que vous colorez avec du curaçao et dans laquelle vous jetez quelques gros

morceaux de glace. Éclairez le tout d’une lumière très forte et très blanche et relisez ces lignes dans le silence. Alors peut-être vous auraije donné le virus ?

A bientôt.

L’HUMANITÉ • Mardi 28 JANVIER 1997

Article de : Marc THIERCELIN

Les nuits où tout bascule !

À bord de Crédit immobilier de France par 31° Ouest et 05° Sud.

Vous dormez tranquillement… les rêves sont agréables, la température est douce… Soudain votre lit se met à 60 degrés, et lorsqu’à grand-peine vous avez réussi à vous extirper des draps, vous vous apercevez que c’est votre chambre entière qui est à 60° !

Les sirènes hurlent dans vos oreilles, alors vous décidez d’aller dehors, voir ce qui se passe, vous ouvrez la porte et recevez un torrent d’eau sur la tête, digne des chutes du Zambèze. Ça y est, vous êtes réveillé ?

Alors vous vous rendez compte qu’il y a un vent violent et que l’ensemble de votre maison

avance toujours très vite même couché par grands à coups… Il faut intervenir !

Un gros nuage pour ciel de lit

Regardant le ciel, vous vous dites que décidément la nuit est très noire ici. Non, en fait vous êtes sous un nuage gros comme un village, un grain, et vous n’êtes qu’au début du nuage puisque vous pouvez voir un coin de ciel, un peu moins noir.

Trempé jusqu’aux os vous devez agir sur les réglages et même rentrer le linge (réduire les voiles).

Votre chambre a retrouvé son équilibre, car vous êtes au milieu du nuage et le vent tombe complètement, déséquilibrant tous les réglages, surtout avec les quatre tonnes d’eau du ballast d’un côté.

La chambre penche vers vous maintenant… et une pluie torrentielle s’abat sur vous pour la deuxième couche, une pluie tropicale chaude et lourde qui se déverse par milliers de litres et s’arrête d’un coup !

Le vent reprenant de plus belle et sans transition de zéro à trente nœuds et revoilà votre

chambre à 30° et qui monte et descend au gré des vagues.

Il fait toujours nuit, vous éteignez toutes les sources lumineuses pour voir ou apercevoir les

autres nuages mais il n’y a qu’une immense voûte céleste bleue nuit avec le scintillement des étoiles pour seule lumière. Seuls à l’horizon se profilent de fins nuages bien inoffensifs (pensez-vous), vous décidez donc de poursuivre cette nuit. Sur un air de

samba

Voilà à peine une heure que vous avez retrouvé le sommeil… et patatras c’est reparti et encore plus fort cette fois, vous êtes complètement couché sur l’eau et votre chambre s’immobilise ainsi, vous obligeant à sortir les grandes manœuvres…

Voilà mes nuits depuis quelques jours le long des côtes brésiliennes, après avoir passé près

d’une semaine à cogner jour et nuit dans un clapot haut et court, à casser les bateaux !

Comme au Brésil c’est le carnaval, j’en déduis que mon bateau s’essaye à danser la samba…

Ainsi mes nuits sont colorées ! Prenez le temps d’observer les nuits vous verrez, elles ont bien

plus de couleurs que l’on ne l’imagine !

Samedi, l’Équateur est à nous, l’Atlantique Nord et un parfum d’arrivée…

A bientôt.

LE TÉLÉGRAMME • 8 FÉVRIER 1997

Article de : Marc THIERCELIN

Entre deux eaux…

La ligne délimitant le Nord du Sud est maintenant derrière moi et en fêtant Neptune comme il se doit quand on passe l’Équateur, j’ai le sentiment d’avoir laissé une partie de moi-même dans ce Sud.

J’ai même dû mettre un terme à mes envies de faire demi-tour pour aller la retrouver ! Aussi étrange que cela puisse vous paraître, même après cette longue séparation de la terre et de ses habitants, après cent jours de solitude, je n’ai vraiment pas hâte de retrouver le plancher des vaches… Je suis bien ici sur l’eau, c’est mon sol à moi, ma vérité. La terre, ce sont les soucis, la paperasse, le paraître et l’exigence des hommes… tandis qu’en mer il vous faut sans cesse anticiper, prendre des décisions qui déterminent votre sécurité, votre avenir. Il est vital de ne pas se tromper, de se surpasser aussi car c’est l’exigence de la nature. Et là, c’est d’un tout autre calibre !

Il est nécessaire d’être fort aussi bien mentalement que physiquement

et cela en permanence. Le repos n’existe pas sur l’océan. Même en dormant, le corps travaille pour tenir dans cet univers en mouvement, où l’horizontalité est quasi inexistante. Et pourtant, que serait notre vie d’aventurier et de marin s’il n’y avait pas la terre comme référence ?

Ces derniers jours, je croisais au large du Brésil où j’ai vécu. Une terre que j’aime par-dessus tout, ne serait-ce que par ses habitants qui, malgré une vie très dure, ne se plaignent jamais. Leur âme musicale doit les aider. Sentiments partagés donc entre le désir que le voyage ne s’arrête pas, ne s’arrête jamais, et la curiosité de revoir les siens et les autres terriens. Qu’il est difficile de justifier ces sentiments contradictoires sans passer pour un asocial – que je ne suis pas – car j’aime la fête, le monde, les plaisirs de la vie terrestre… Mais je n’aime plus le cadre dans lequel nous évoluons, où prendre des initiatives peut vous faire passer pour un dangereux révolutionnaire, en tout cas pour quelqu’un de dérangeant…

J’ai besoin d’espace pour m’exprimer et la mer m’a ouvert ses bras que je ne veux plus quitter. Elle est pour moi source d’inspiration. Chaque jour mes yeux s’émerveillent devant son spectacle qui utilise la plus grande palette de peintre du monde et les effets spéciaux inaccessibles à l’homme. Sentiments partagés, car j’aime aussi la compétition et je souhaite finir le travail entamé, donc arriver… pour mieux repartir ! A bientôt !

L’HUMANITÉ • Mardi 11 FÉVRIER 1997

Article de : Marc THIERCELIN

Thiercelin et Laurent bouclent leur tour du monde bord à bord

Hier matin, à 7 h 28 et 8 h 15, Marc Thiercelin et Hervé Laurent, respectivement deuxième et troisième après 114 jours passés dans le Vendée Globe, passaient la ligne d’arrivée. Presque voiles dans voiles, ils ont offert de beaux moments à un public toujours nombreux.

De notre envoyé spécial aux Sables-d’Olonne.

Une mer fermée. Un vent qui offre une symphonie de haubans. Une fraîcheur marine qui permet de rester éveillé alors que le jour fait la grasse matinée. Le bateau d’assistance interrompt sa sortie à l’entrée du port. Devant, seules deux étoiles montrent le bout du mât. Impossible d’approcher, il faut laisser le solitaire finir en solitude. Le bateau vient, pas tranquillement, et le marin est fatigué. Il a dû manœuvrer encore afin de franchir de nouveau une ligne d’arrivée ratée. Pendant ce temps, l’autre « coureur autour du monde » attend patiemment que Marc Thiercelin et « Crédit Immobilier de France » veuillent bien en finir.

Hervé Laurent, skipper modeste et talentueux, nous offre un moment de panache sur une eau écumante de danger. Il laisse le deuxième passer la ligne d’eau devant, comme tous deux en étaient convenus la veille au soir alors que celui qui fut notre chroniqueur durant ces 114 jours d’aventures s’offrait des poires au chocolat. Hervé Laurent, lui, attendra de mettre pied à terre pour se recouvrir les mains de miel étalé sur des crêpes familiales, apportées par sa femme en même temps qu’un chocolat chaud. La bouche pleine, devant un maigre étal de micros et blocs-notes, pendant que Thiercelin raconte son aventure à des minots ébahis, il gratifie l’assistance de sa simplicité : « Je n’ai pas eu de gros problèmes sur le bateau, il avait été bien préparé. Au niveau électrique, c’est une vraie centrale nucléaire. C’était Versailles à bord. » La bouteille d’eau minérale apportée, « rien que pour lui », continue de se vider pendant que l’homme au sourire facile et aux yeux plissés offre ses dernières réflexions.

« On ne réalise pas trop ce qui se passe. En fait, j’ai vraiment réalisé que j’avais fait le tour du monde la nuit dernière parce que c’est la première fois que j’ai regardé derrière. Avant j’avais la tête dans le guidon. » Les crêpes, « au goût d’arrivée » selon lui, continuent de glisser vers un estomac qui aura avalé 114 jours de nourritures hâlées. « Le Grand Sud

Accostages…

a vraiment été une très grosse galère pour moi. Imaginez le bateau qui chavire au moins dix fois par jour. Avec les vents et les vagues, c’était l’horreur. » De l’autre côté d’une tente ébranlée par Eole, Marc Thiercelin s’explique, sous les yeux envieux d’Isabelle Autissier arrivée 5 jours avant, et les pupilles du vainqueur, Christophe Auguin, qui a mis winches à ponton il y a déjà une semaine et demie. Marc refait sa santé de compétiteur désireux d’en découdre : « Je n’aime pas perdre. J’aurais pompé jusqu’à ce que je n’ai plus ni globules rouges, ni globules blancs. Un tour du monde, ça se gagne. »

Moral de vainqueur pour une deuxième place d’honneur. Hervé, chômeur depuis que ses semelles plates ont retrouvé une terre mouillée par la bruine vendéenne, montrait sa volonté de repartir. « Il m’a fallu jouer sur la régularité en essayant d’exploiter les conditions météo favorables à mon bateau. C’est parfois un peu frustrant et j’espère avoir un jour un bateau qui me permettra de montrer ce que je sais faire. »

Séparés de quelques dizaines de milles depuis plus de 20 000 kilomètres, séparés hier par une cloison de plastique, les deux marins avouaient leurs ambitions de connaître un jour le bonheur de se garer sur un ponton encore vide de concurrents. Chacun a vécu différemment une course assassine. Pour Nandor Fa qui, après trois retours, abandonnait la course. Pour Didier Munduteguy aux moustaches aussi tombantes qu’une tempête dans les 50es hurlants. Pour Raphaël Dinelli, Thierry Dubois et Tony Bullimore, générations de skippers associées dans un même destin. Pour les « cassés » : Isabelle Autissier, Bertrand De Broc, Yves Parlier et Patrick de Radiguès (toujours en escale en Nouvelle-Zélande). Et pour Gerry Roufs dont l’image embrumait les paroles des déjà arrivés. « Cette deuxième place, expliquait « Captain Marck », je la lui dédie.

Je la voulais sur l’eau, pas avec mes 34 heures de bonification. Il était devant moi. J’espère maintenant qu’il est derrière moi. » Mais derrière, Marc le savait, c’était Hervé Laurent : « Gerry, j’y pense souvent. C’est quelque chose qui m’a un peu obsédé pendant la course et ça fait peur parce qu’on a l’impression que ça peut nous arriver, n’importe quand.

Marc affichait son scepticisme. « Pour moi, Gerry est toujours présent. Quand je pompais, je pensais à lui. Il est possible qu’on ne le revoie plus ». Ajoutant : « Il est possible qu’il se soit passé la même chose que pour Alain Colas et que le bateau se soit désintégré.. Je crois qu’on choisit

nous-mêmes notre vie, ça fait partie du challenge. Nous sommes des gens responsables comme Gerry l’est et l’était. J’espère qu’il est là mais je n’ai plus beaucoup d’espoir. » Gerry Roufs, marin canadien accueilli par la France, n’a sans doute pas eu le temps d’envoyer un S.O.S., laissant aphone un fax si souvent gai.

« S’il était vraiment en mer, il aurait pu nous contacter avec des cargos. Là…

il est là-bas quoi », semble admettre Hervé Laurent avant de raconter sa vision d’un iceberg

découvert à une centaine de mètres de son étrave alors que son radar flanchait.

Pied à terre, Thiercelin avouait son amour des 60es ; seul coureur à avoir flirté de manière si

proche avec la banquise, Laurent racontait n’avoir « pas beaucoup apprécié ce tour du monde

», à cause d’un bateau certes vainqueur en 1990 mais trop lourd désormais.

Marc ouvrait son appétit à quelques brioches, après avoir parlé aux enfants, quelques kilomètres plus tôt sur le quai, face à son compagnon de route à la coque grise. Ensuite, il a sans doute embrassé Alizé, sa fille des îles.

Hervé, lui, a retrouvé ses espoirs de repartir sur un bateau moins discret que lui. Il repartira. Il l’a dit, il le sait car il aime ces chansons du large.

Hervé et Marc devraient se retrouver dans une course, à armes égales, afin de se moucheter comme des gentlemen. Des gentlemen qui iront

»

certainement un soir sur la jetée afin de respirer l’odeur de la mer.

Article de : Nicolas DANIEL

Le tour des mondes

Je ne vous ai pas oublié, et cette ultime chronique, quelques jours après l’arrivée, n’est qu’un au revoir au Vendée Globe et j’espère vous lire bientôt, ce qui me permettra de connaître vos sentiments, moments forts et impressions sur cette épopée que nous avons faite ensemble, mais chacun dans notre monde. Si j’ai arrêté d’écrire au milieu de ma remontée de l’Atlantique, c’est que les problèmes se sont accumulés. Toutefois, l’envie de vous faire partager cette fin de course était intacte. Les dernières semaines furent épiques, le bateau cognant depuis l’Argentine, il finit par s’ouvrir, laissant pénétrer l’eau de manière importante à mesure que la vitesse augmentait. C’est donc à l’énergie et surtout au mental que j’ai parcouru les 2 000 milles de la fin… Mais quel bonheur ! Quel bonheur de vous revoir, vos visages, vos sourires et surtout vos yeux, de pouvoir échanger de nouveau en regardant l’expression humaine. Bonheur d’avoir pu concrétiser ce rêve après tant d’années, bonheur que la mer et le vent m’aient laissé passer. L’effort en valait largement la peine. J’ai vécu en harmonie complète avec mon bateau, moi-même, mes partenaires et cela pendant 113 jours. Et bien qu’ayant traversé les mêmes océans, tempêtes que les autres concurrents, apparemment ne l’ayant pas vécu de la même manière, l’envie d’y retourner très vite est intacte, voire renouvelée, car elle se double d’une lucidité que me confère maintenant une certaine expérience. Un grand bonheur aussi de savoir que tant d’enfants (20 000) ont suivi mon périple et la course au travers de mon jeu « Captain Marck ». Dans les mois à venir, je vais aller à leur rencontre et cet aspect de l’aventure est primordial car il me met en accord avec mon passé d’enseignant et suscitera, je l’espère, au-delà de l’intérêt, de vraies vocations pour la mer.

L’HUMANITÉ • JEUDI 27 FÉVRIER 1997

Bonheur et grande surprise à la découverte de l’impact de cette course à terre… Voyant que votre hiver avec le Vendée Globe a permis de mieux faire connaître notre métier de marin, ses lois, ses risques et surtout les océans que nous écumons. Et ainsi de parler de la solidarité des gens de mer et de quelques autres principes simples qu’il est important d’avoir présents à l’esprit dans notre vie de terriens. Avant le départ, j’écrivais : « Partir, c’est grandir, avancer et surtout vivre… mais aussi changer et ne plus être regardé avec les mêmes yeux, tourner une page et entamer une page vierge… » Tout cela, pour ma part, s’est vérifié et j’ai le sentiment d’avoir réussi vis-à-vis de moi-même ! Chaque jour depuis le 26 février, date de mon arrivée sur le sol vendéen et malgré un changement qui fut quelque peu brutal… je me

sens renaître au vrai sens du terme.

Si je parle de tour des mondes, ce n’est pas innocent, j’ai l’impression qu’au travers de cet immense voyage, j’ai traversé plusieurs mondes : celui de l’enfance, le monde géographique, le monde de la peur, de l’isolement et non de la solitude, celui de la pensée, etc… Et ce n’est pas fini ! Imaginez que l’on passe d’un univers de quelques mètres carrés, où pendant quatre mois vous représentez toute l’humanité, à des villes de millions d’habitants, ayant atterri à Paris quarante-huit heures après mon arrivée et surtout à Sao Paulo (18 millions d’âmes), seulement quinze jours après mon arrivée… Le contraste est si fort qu’il me donne l’impression de naviguer, mais cette fois sur des vagues humaines ! Et ces contrastes, découvertes de chaque instant depuis mon retour, associés à mon imaginaire vivace, me transportent en permanence et m’apportent la réelle dimension de cette aventure. J’écrivais aussi : « Une aventure qui laisse des traces dans l’âme… ». J’ai, là aussi, pu vérifier ces paroles et ayant vécu ce tour dans l’harmonie, celle-ci s’est rompue lorsqu’il fallut partir à la recherche d’un des nôtres ; mettre entre parenthèses l’esprit de compétition, la performance, l’osmose gagnée dans ce grand Sud. Pour moi, cette trace est là, présente, acceptée, associée à des images fortes qui modifièrent la fin de mon parcours

personnel.

Au plaisir de vous lire et de vous rencontrer.

L’HUMANITÉ • SAMEDI 22 MARS 1997

Article de : Marc THIERCELIN

Les entretiens ont été réalisés par Alexia BELLEVILLE

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