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Des ponts entre les époques
from Fcgvcc
L’ARCHITECTE
Santiago Calatrava.
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Santiago Calatrava ; Staatliche Antikensammlungen und Glyptothek München/Renate Kühling
Des ponts entre les époques
L’art accompagne depuis toujours l’ingénieur et architecte espagnol Santiago Calatrava dans les édifices qu’il a conçus comme dans sa vie personnelle. Également sculpteur, il expose aujourd’hui ses œuvres à Munich et évoque pour AD la permanence des choses.
PAR Andreas Kühnlein
UNE ŒUVRE de la série Cyclade (à gauche). Avec ses Steel Leaves (à droite), l’architecte joue sur le fragile équilibre du corps humain.
AD Il y a trente ans, vous visitiez la Glyptothèque de Munich en tant que simple amateur d’art. Aujourd’hui, votre série Aegineten s’y tient aux côtés des pièces antiques du musée… SA Je suis reconnaissant que l’on m’ait donné cette occasion, mais pour être tout à fait honnête j’ai aussi eu un peu peur :
Matisse parlait déjà de la puissance que devait avoir utne création pour supporter la présence d’une véritable œuvre d’art à ses côtés. En toute humilité, je dirais que l’interaction entre les deux fonctionne. Il ne s’agit pas là d’une copie d’une œuvre antique mais plutôt d’un hommage, qui montre que la source de l’inspiration vit encore aujourd’hui. L’art est immortel, et même s’il arrive que des objets se cassent ici et là, cela ne change rien à leur pertinence, même 2 500 ans plus tard. AD Cela qui vaut également en architecture : vous avez déclaré que son rôle était de laisser de belles ruines… SA … C’est exact. Il faut faire exister un message qui persiste, même sur le plan émotionnel.
AD Certains ne conçoivent pas que l’on puisse confondre l’architecture et l’art. Vous avez toujours vu les choses autrement… SA Pour moi, c’est de l’idéologie pure – la séparation stricte de l’art et de l’architecture est une conséquence des bouleversements sociaux du xxe siècle et du fonctionnalisme absolu qui a succédé à la Seconde Guerre mondiale, à l’époque où tout le monde avait besoin de se reloger au plus vite. C’est de là que vient la doctrine
« la forme suit la fonction ». Bien sûr, le logement le plus simple →
L’ARCHITECTE, ingénieur et artiste Santiago Calatrava a travaillé pendant trente ans sur ses Aegineten, sa réponse aux sculptures de fronton du temple grec d’Aphaïa.
est toujours préférable à pas de logement du tout. Mais l’architect ure est bien plus que cela. Elle ne répond pas seulement à des besoins primaires ; elle peut encore avoir quelque chose à dire après plus de deux millénaires. Et il est évident qu’il exist e un lien de parenté entre l’œuvre plast ique et l’architect ure. Alexander Calder, Henry Moore, Jean Dubuff et : tous ont créé des sculptures de plus en plus grandes, jusqu’à ce qu’on puisse litt éralement y pénétrer. Il s’agit là d’une mise en relation entre l’œuvre et la personne qui la contemple. C’est exact ement cela, l’architect ure.
AD L’architect ure serait donc l’achèvement de l’art ? SA Il y a une volonté de dépasser l’expression plast ique pure.
Ce n’est pas un hasard si l’on peut parler de l’architect ure dans les mêmes termes que la peinture ou la sculpture : proportion, rythme, transp arence, harmonie… Cela fonct ionne d’ailleurs également avec la musique. À leur apogée, les arts se rencontrent.
Je considère la découverte de la part artist ique de l’architect ure comme éminemment importante. Lorsqu’on réduit le vocabulaire de l’architect ure à sa fonct ion, on en perd une part essentielle.
AD Vous dites cela, vous l’ingénieur ! SA Je ne fais pas non plus de diff érence entre les architect es et les ingénieurs : de la même manière, ce n’est qu’une convention.
Un pont à la campagne ou une cathédrale, les deux peuvent avoir le même eff et. Ils enrichissent nos vies, s’intègrent à notre environnement. Chaque édifi ce a le potentiel de déclencher une expérience pour ainsi dire sp irituelle. Non pas de par sa fonct ion pure, mais par sa présence dans son environnement.
AD Tout simplement parce qu’il est vis ible ? SA Oui, c’est une quest ion de forme visible, qui nous survit et qui racontera quelque chose à propos de nous. C’est l’héritage de l’architect ure : elle prend de l’esp ace, elle est là. Et, dans la plupart des cas, elle le rest e. Ce qui est beau rest e beau, ce qui est laid rest e laid, on ne peut que, pour citer Frank Lloyd Wright, planter de la vigne vierge pour dissimuler ses erreurs. Maintenir l’harmonie en considérant l’ambiance globale d’un environnement est pour moi l’essentiel. Ce qui me fascine ici, dans les sculptures antiques, c’est leur sens du sublime. On voit ces visages et on ressent leur beauté. Voilà leur vocation : nous émerveiller encore aujourd’hui.
AD Tout comme vos ponts : quoi de plus symbolique qu’un pont ? SA Même l’art de la const ruct ion des ponts a changé au cours du xxe siècle. Regardez les balust rades ornementées des ponts de Paris ! Mais après la guerre, de nombreux ponts ont dû être reconst ruits rapidement et effi cacement. Les asp ect s est hétiques ont donc été mis de côté. Le meilleur choix était le plus économique et de cett e idée a même émergé toute une école de pensée. Une école qui a encore une infl uence aujourd’hui : d’innombrables bâtiments sont const ruits en oubliant tout bonnement qu’ils pourraient enrichir le lieu s’ils étaient beaux.
AD Et les hommes ? SA Un architect e doit en premier lieu aimer les hommes.
La philanthropie est la clé pour comprendre l’architect ure : son but n’est pas de créer une simple beauté abst raite mais une beauté utile à l’homme. Elle renvoie ainsi au-delà de la vie des individus, dans son message comme parfois dans sa genèse. Le but est de créer quelque chose pour la post érité, qui persist e. C’est une très grande resp onsabilité.
Après Hélas, Santiago Calatrava à la Glypothèque, à Munich, jusqu’au 23 octobre. antike-am-koenigsplatz.mwn.de/